Chateaubriand (1768-1848), "Génie du christianisme", "Atala", "René" (1802), "Mémoires d'outre-tombe" - Anne-Louis Girodet de Roucy-Trioson (1767-1824) - Delphine de Custine (1770-1826) - Juliette Récamier (1777-1849)...

Last update 12/18/2016


Chateaubriand, living legend of the first generation of French romantics, experienced in its flesh the disappearance of the Ancient Regime, the birth and fall of the Empire, the Restoration.... Chateaubriand, leyenda viviente de la primera generación de románticos franceses, experimentó en carne propia la desaparición del Antiguo Régimen, el nacimiento y caída del Imperio, la Restauración.....

 

François-René de Chateaubriand (1768-1848)
Chateaubriand, légende vivante de la première génération romantique française, a éprouvé dans sa chair la disparition de l'Ancien Régime, la naissance et la chute de l'Empire, la Restauration. Une génération, disciple assidu des Lumières et de leur combat contre l'intolérance et le despotisme, passionnément admirative d'un Rousseau, de cette possible vertu de l'homme selon la nature, qu'enflamme la Révolution et que bouleversent très rapidement ses excès, ne parvient pas au final à surmonter l'écroulement d'une civilisation monarchique à laquelle rien d'aussi comparable ne semble pouvoir succéder. L'existence ne vaut plus que par la fiction romanesque qu'elle engendre pour persévérer à vivre. Chateaubriand met son existence en écriture, ne parvenant pas à la réaliser dans une Histoire qui lui semble par trop dramatique ou dans laquelle il ne parvient guère à trouver le rôle qu'il se sentait prêt à jouer. Son génie est de cristalliser en son oeuvre bien des tendances et des attitudes diffuses : il participe ainsi à ce fameux climat général de retour passionné et lyrique à la vie intérieure qui marque romans et poésies du début du XIXe siècle.

« Cette vie, qui m'avait d'abord enchanté, ne tarda pas à me devenir insupportable. Je me fatiguai de la répétition des mêmes scènes et des mêmes idées. Je me mis à sonder mon cœur, à me demander ce que je désirais. Je ne le savais pas, mais je crus tout à coup que les bois me seraient délicieux. Me voilà soudain résolu d'achever, dans un exil champêtre, une carrière à peine commencée, et dans laquelle j'avais déjà dévoré des siècles. J'embrassai ce projet avec l'ardeur que je mets à tous mes desseins : je partis précipitamment pour m'ensevelir dans une chaumière, comme j'étais parti autrefois pour faire le tour du monde.
On m'accuse d'avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère, d'être la proie d'une imagination qui se hâte d'arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle était accablée de leur durée ; on m'accuse de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu, dont l'instinct me poursuit. Est-ce ma faute, si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n'a pour moi aucune valeur ? Cependant je sens que j'aime la monotonie des sentiments de la vie, et si j'avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l'habitude.
La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente : quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future ; je l'embrassais dans les vents ; je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve : tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers: Toutefois cet état de calme et de trouble, d'indigence et de richesse, n'était pas sans quelques charmes. Un jour je m'étais amusé à effeuiller une branche de saule sur un ruisseau, et à attacher une idée à chaque feuille que le courant entraînait. Un roi qui craint de perdre sa couronne par une révolution subite ne ressent pas des angoisses plus vives que les miennes, à chaque accident qui menaçait les débris de mon rameau. O faiblesse des mortels ! O enfance du cœur humain qui ne vieillit jamais ! Voilà donc à quel degré de puérilité notre superbe raison peut descendre ! Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses d'aussi peu de valeur que mes feuilles de saule." (René)

Arraché à sa condition sociale, pour ne pas dire humaine, par la Révolution, déshérité, exclu du monde, - je me retrouvai bientôt plus isolé dans ma patrie que je ne l'avais été sur une terre étrangère" - Chateaubriand se reconstruit un moi dans l'errance, les passions, les paysages de Mère Nature, mais un moi qui ne semble plus pouvoir se détacher d'une incertitude foncière que rien ne peut plus combler, quand bien même pourrait-il s'abandonner pleinement à la poésie de l'Univers ou de la Religion : "on habite avec un coeur plein un monde vide; et sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout".

 

"Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j'éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d'un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre.
L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j'entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j'aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays, le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.
Le jour je m'égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu'il fallait peu de chose à ma rêverie : une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher du hameau, s'élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards ; souvent j'ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j'aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait ; je sentais que je n'étais moi-même qu'un voyageur ; mais une voix du ciel semblait me dire : " Homme, la saison de ta migration n'est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande."
Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentait ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.
La nuit, lorsque l'aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu'à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j'aurais la puissance de créer des mondes." (René)

Dernier enfant d'une vieille famille bretonne et catholique, Chateaubriand naît à Saint-Malo, passe une adolescence rêveuse et exaltée dans le château familial de Combourg et assiste à Paris aux premiers bouleversements de la Révolution. Débute pour lui une première période d'exclusion d'un monde dans lequel il entendait s'engager sans mesure, l'émigration lui arrache son passé d'aristocrate, gagne l'Amérique en 1791 pendant quelques mois (Dans "Voyage en Amérique" (1826), Chateaubriand raconte être arrivé à Philadelphie le 10 juillet 1791, être passé à New York, Boston et Lexington, rencontré George Washington à Philadelphie, remonté l’Hudson River jusqu’à Albany, puis jusqu’au chutes du Niagara, à la rencontre du bon sauvage et de la solitude des forêts d’Amérique du Nord), revient à Saint-Malo, épouse Céleste Buisson de la Vigne par intérêt, doit fuir en 1792 en Allemagne, puis en Angleterre, et passe ainsi sept années d'exil et de misère.

Bonaparte premier consul encourage les nobles émigrés à rentrer en France. De retour, Chateaubriand collabore au Mercure de France et y publie notamment un article sur le dernier ouvrage de Madame de Staël (1766-1817), De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800). Profondément affecté par la mort de sa mère, Chateaubriand se tourne de nouveau avec ferveur vers le christianisme et fait paraître, à partir de ses notes et descriptions rapportés de son séjour en Amérique un premier extrait d'une œuvre monumentale, "les Natchez" (publiée intégralement en 1826): "Atala", ou "les Amours de deux sauvages dans le désert" (1801). L'oeuvre connait un grand retentissement dans toute l'Europe. Avec "le Génie du christianisme", ou "les Beautés de la religion chrétienne" (1802), Chateaubriand poursuit son apologie esthétique de la religion, sa prose poétique culminant avec "René", qui accompagne sa publication et fascina toute une génération. Rançon de son succès, Chateaubriand est nommé par Bonaparte secrétaire d'ambassade à Rome (1803), le temps étant à la réconciliation religieuse, et rencontre l'amour de sa vie, Juliette Récamier, vision fugitive entraperçue en 1801 chez Mme de Staël ("Une robe blanche sur un sofa de soie bleue").  Le Romantisme français puise ici son style, ses thèmes, son écriture.

 

Essai sur les révolutions (François-René de Chateaubriand, 1793-1797)
Si l'ouvrage semble touffus, le "moi" qui s'y exprime rejette toute idée de progrès tel que pensée par le XVIIIe siècle et dénonce cet esprit de système qui précipita dans l'horreur tout un peuple: "Au même instant, mille guillotines sanglantes s'élèvent à la fois dans toutes les cités et dans tous les villages de la France. Au bruit du canon et des tambours, le citoyen est réveillé en sursaut au milieu de la nuit et reçoit l'ordre de partir pour l'armée. Frappé comme de la foudre, il ne sait s'il veille ; il hésite, il regarde autour de lui, il aperçoit les têtes pâles et les troncs hideux des malheureux qui n'avaient peut-être refusé de marcher à la première sommation, que pour dire un dernier adieu à leur famille !"

"Ce chapitre n'est pas écrit pour tous les lecteurs ; plusieurs peuvent le passer sans interrompre le fil de cet ouvrage : il est adressé à la classe des malheureux ; j'ai tâché de l'écrire dans leur langue, qu'il y a longtemps que j'étudie [...].
Un infortuné parmi les enfants de la prospérité ressemble à un gueux qui se promène en guenilles au milieu d'une société brillante : chacun le regarde et le fuit. Il doit donc éviter les jardins publics, le fracas, le grand jour ; le plus souvent même il ne sortira que la nuit. Lorsque la brume commence à confondre les objets, notre infortuné s'aventure hors de sa retraite, et, traversant en hâte les lieux fréquentés, il gagne quelque chemin solitaire, où il puisse errer en liberté. Un jour il va s'asseoir au sommet d'une colline qui domine la ville et commande une vaste contrée ; il contemple les feux qui brillent dans l'étendue du paysage obscur, sous tous ces toits habités. Ici, il voit éclater le réverbère à la porte de cet hôtel, dont les habitants, plongés dans les plaisirs, ignorent qu'il est un misérable, occupé seul à regarder de loin la lumière de leurs fêtes : lui qui eut aussi des fêtes et des amis ! Il ramène ensuite ses regards sur quelque petit rayon tremblant dans une pauvre maison écartée du faubourg, et il se dit : " Là, j'ai des frères ".
Une autre fois, par un clair de lune, il se place en embuscade, sur un grand chemin, pour jouir encore à la dérobée de la vue des hommes, sans être distingué d'eux ; de peur qu'en apercevant un malheureux, ils ne s'écrient, comme les gardes du docteur anglais, dans la Chaumière Indienne : Un Paria ! un Paria ! Mais le but favori de ses courses sera peut-être un bois de sapins, planté à quelque deux milles de la ville. Là, il a trouvé une société paisible, qui, comme lui, cherche le silence et l'obscurité. Ces Sylvains solitaires veulent bien le souffrir dans leur république, à laquelle il paie un léger tribut ; tâchant ainsi de reconnaître, autant qu'il est en lui, l'hospitalité qu'on lui a donnée.
Lorsque les chances de la destinée nous jettent hors de la société, la surabondance de notre âme, faute d'objet réel, se répand jusque sur l'ordre muet de la création, et nous y trouvons une sorte de plaisir que nous n'aurions jamais soupçonnée. La vie est douce avec la nature. Pour moi, je me suis sauvé dans la solitude, et j'ai résolu d'y mourir, sans me rembarquer sur la mer du monde. J'en contemple encore quelquefois les tempêtes, comme un homme jeté seul sur une île déserte, qui se plaît, par une secrète mélancolie, à voir les flots se briser au loin sur les côtes où il fit naufrage. Après la perte de nos amis, si nous ne succombons à la douleur, le cœur se replie sur lui-même ; il forme le projet de se détacher de tout autre sentiment, et de vivre uniquement avec ses souvenirs. S'il devient moins propre à la société, sa sensibilité se développe aussi davantage. Le malheur nous est utile, sans lui les facultés aimantes de notre âme resteraient inactives : il la rend un instrument tout harmonie, dont, au moindre souffle, il sort des murmures inexprimables. Que celui que le chagrin mine s'enfonce dans les forêts ; qu'il erre sous leur voûte mobile ; qu'il gravisse la colline, d'où l'on découvre, d'un côté de riches campagnes, de l'autre le soleil levant sur des mers étincelantes, dont le vert changeant se glace de cramoisi et de feu ; sa douleur ne tiendra point contre un pareil spectacle : non qu'il oublie ceux qu'il aima, car alors ses maux seraient préférables, mais leur souvenir se fondra avec le calme des bois et des cieux : il gardera sa douceur et ne perdra que son amertume. Heureux ceux qui aiment la nature : ils la trouveront, et trouveront seulement elle, au jour de l'adversité. "
 (Chateaubriand, Essai sur les révolutions)

 

"Atala", ou "les Amours de deux sauvages dans le désert"

(François-René de Chateaubriand, 1801)
Court roman poétique s'inspirant des récits de Cook, de Bougainville, des romans de Rousseau et de Bernadin de Saint-Pierre, dans le cadre exotique de la Louisiane. René est accueilli par le vieil indien Chactas qui lui conte le récit de son amour de jeunesse pour Atala, une jeune indienne convertie au christianisme. Chactas et Atala fuient et cherchent un prêtre pour les unir, mais la jeune vierge chrétienne choisit de se donner la mort plutôt que de succomber à son désir. L'amour-passion débouche inéluctablement sur le sacrifice et la mort.

 "L'enterrement d'Atala", Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, 1808, (Louvre), inspiré du roman de Chateaubriand, comme plus d'une dizaine de tableaux réalisés en France, et le plus grand succès de Girodet...

 

"Atala me fit un manteau avec la seconde écorce du frêne, car j'étais presque nu. Elle me broda des mocassins de peau de rat musqué, avec du poil de porc-épic. Je prenais soin à mon tour de sa parure. Tantôt je lui mettais sur la tête une couronne de ces mauves bleues que nous trouvions sur notre route, dans des cimetières indiens abandonnés ; tantôt je lui faisais des colliers avec des graines rouges d'azalea ; et puis je me prenais à sourire en contemplant sa merveilleuse beauté. Quand nous rencontrions un fleuve, nous le passions sur un radeau ou à la nage. Atala appuyait une de ses mains sur mon épaule ; et, comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes solitaires.
Souvent, dans les grandes chaleurs du jour, nous cherchions un abri sous les mousses des cèdres. Presque tous les arbres de la Floride, en particulier le cèdre et le chêne-vert, sont couverts d'une mousse blanche qui descend de leurs rameaux jusqu'à terre. Quand la nuit, au clair de la lune, vous apercevez, sur la nudité d'une savane, une yeuse isolée revêtue de cette draperie, vous croiriez voir un fantôme traînant après lui ses longs voiles. La scène n'est pas moins pittoresque au grand jour ; car une foule de papillons, de mouches brillantes, de colibris, de perruches vertes, de geais d'azur, vient s'accrocher à ces mousses, qui produisent alors l'effet d'une tapisserie en laine blanche, où l'ouvrier européen aurait brodé des insectes et des oiseaux éclatants.
C'était dans ces riantes hôtelleries, préparées par le Grand Esprit, que nous nous reposions à l'ombre. Lorsque les vents descendaient du ciel pour balancer ce grand cèdre, que le château aérien bâti sur ses branches allait flottant avec les oiseaux et les voyageurs endormis sous ses abris, que mille soupirs sortaient des corridors et des voûtes du mobile édifice, jamais les merveilles de l'ancien monde n'ont approché de ce monument du désert..."

"...Chaque soir nous allumions un grand feu, et nous bâtissions la hutte du voyage avec une écorce élevée sur quatre piquets. Si j'avais tué une dinde sauvage, un ramier, un faisan des bois, nous le suspendions, devant le chêne embrasé, au bout d'une gaule plantée en terre, et nous abandonnions au vent le soin de tourner la proie du chasseur. Nous mangions des mousses appelées tripes de roches, des écorces sucrées de bouleau, et des pommes de mai, qui ont le goût de la pêche et de la framboise. Le noyer noir, l'érable, le sumac, fournissaient le vin à notre table. Quelquefois, j'allais chercher, parmi les roseaux, une plante dont la fleur, allongée en cornet, contenait un verre de la plus pure rosée. Nous bénissions la Providence, qui, sur la faible tige d'une fleur, avait placé cette source limpide au milieu des marais corrompus, comme elle a mis l'espérance au fond des cœurs ulcérés par le chagrin, comme elle a fait jaillir la vertu du sein des misères de la vie.
Hélas ! je découvris bientôt que je m'étais trompé sur le calme apparent d'Atala. A mesure que nous avancions, elle devenait triste. Souvent elle tressaillait sans cause, et tournait précipitamment la tête. Je la surprenais attachant sur moi un regard passionné, qu'elle reportait vers le ciel avec une profonde mélancolie. Ce qui m'effrayait surtout était un secret, une pensée cachée au fond de son âme, que j'entrevoyais dans ses yeux. Toujours m'attirant et me repoussant, ranimant et détruisant mes espérances, quand je croyais avoir fait un peu de chemin dans son cœur, je me retrouvais au même point. »

 

Les funérailles d'Atala laissent un profonde impression, pour peu que nous nous laissions aller à notre lecture:  après une nuit de prières, nuit d'une poésie incomparable, moments de douleur mêlant la vie à la mort et émergences de ces détails que nous négligerions dans une toute autre atmosphère ...

"Nous convînmes que nous partirions le lendemain au lever du soleil, pour enterrer Atala sous l'arche du pont naturel, à l'entrée des Bocages de la mort. Il fut aussi résolu que nous passerions la nuit en prière auprès du corps de cette sainte.

Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une ouverture de la grotte qui donnait vers le nord. L'ermite les avait roulés dans une pièce de lin d'Europe filé par sa mère : c'était le seul bien qui lui restât de sa patrie, et depuis longtemps il le destinait à son propre tombeau. Atala était couchée sur un gazon de sensitives des montagnes ; ses pieds, sa tête, ses épaules et une partie de son sein étaient découverts. On voyait dans ses cheveux une fleur de magnolia fanée, celle-là même que j'avais déposée sur le lit de la vierge pour la rendre féconde. Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis deux matins, semblaient languir et sourire. Dans ses joues, d'une blancheur éclatante, on distinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux étaient fermés, ses pieds modestes étaient joints, et ses mains d'albâtre pressaient sur son cœur un crucifix d'ébène ; le scapulaire de ses vœux était passé à son cou. Elle paraissait enchantée par l'ange de la mélancolie et par le double sommeil de l'innocence et de la tombe : je n'ai rien vu de plus céleste. Quiconque eût ignoré que cette jeune fille avait joui de la lumière, aurait pu la prendre pour la statue de la Virginité endormie.

Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. J'étais assis en silence au chevet du lit funèbre de mon Atala. Que de fois, durant son sommeil, j'avais supporté sur mes genoux cette tête charmante ! Que de fois je m'étais penché sur elle pour entendre et pour respirer son souffle ! Mais à présent aucun bruit ne sortait de ce sein immobile, et c'était en vain que j'attendais le réveil de la beauté.

La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d'une compagne. Bientôt elle répandit dans les bois ce grand secret de mélancolie qu'elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers. De temps en temps, le religieux plongeait un rameau fleuri dans une eau consacrée ; puis, secouant la branche humide, il parfumait la nuit des baumes du ciel. Parfois il répétait sur un air antique quelques vers d'un vieux poète nommé Job ; il disait :  "J'ai passé comme une fleur ; j'ai séché comme l'herbe des champs. Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et )! la vie à ceux qui sont dans l'amertume du cœur ?"

Ainsi chantait l'ancien des hommes. Sa voix grave et un peu cadencée allait roulant dans le silence des déserts. Le nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les forêts. Les roucoulements de la colombe de Virginie, la chute d'un torrent dans la montagne, les tintements de la cloche qui appelait les voyageurs, se mêlaient à ces chants funèbres ; et l'on croyait entendre dans les Bocages de la mort le chœur lointain des décédés qui répondait à la voix du solitaire.

Cependant une barre d'or se forma dans l'orient. Les éperviers criaient sur les rochers et les martres rentraient dans le creux des ormes : c'était le signal du convoi d'Atala. Je chargeai le corps sur mes épaules ; l'ermite marchait devant moi, une bêche à la main. Nous commençâmes à descendre de rochers en rochers ; la vieillesse et la mort ralentissaient également nos pas. 

A la vue du chien qui nous avait trouvés dans la forêt, et qui maintenant, bondissant de joie, nous traçait une autre route, je me mis à fondre en larmes. Souvent la longue chevelure d'Atala, jouet des brises matinales, étendait son voile d'or sur mes yeux ; souvent, pliant sous le fardeau, j'étais obligé de le déposer sur la mousse et de m'asseoir auprès pour reprendre des forces. Enfin nous arrivâmes au lieu marqué par ma douleur ; nous descendîmes sous l'arche du pont. O mon fils ! il eût fallu voir un jeune sauvage et un vieil ermite, à genoux l'un vis-à-vis de l'autre dans un désert, creusant avec leurs mains un tombeau pour une pauvre fille dont le corps était étendu près de là, dans la ravine desséchée d'un torrent !

Quand notre ouvrage fut achevé, nous transportâmes la beauté dans son lit d'argile. Hélas ! j'avais espéré de préparer une autre couche pour elle ! Prenant alors un peu de poussière dans ma main et gardant un silence effroyable, j'attachai pour la dernière fois mes yeux sur le visage d'Atala. Ensuite je répandis la terre du sommeil sur un front de dix-huit printemps ; je vis graduellement disparaître les traits de ma sœur et ses grâces se cacher sous le rideau de l'éternité; son sein surmonta quelque temps le sol noirci, comme un lis blanc s'élève du milieu d'une sombre argile : « Lopez, m'écriai-je alors, vois ton fils inhumer ta fille ! » Et j'achevai de couvrir Atala de la terre du sommeil...."

 


René, ou les Effets des passions (François-René de Chateaubriand, 1802)

"Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie !" - Poursuivant l'histoire d'Atala, René explique à son tour à Chactas ce sentiment de mélancolie incurable qui l'accable. Incapable de vivre ou d'aimer, de donner un sens à sa vie, René semble en fait habiter, sans en être véritablement conscient, par le sentiment d'avoir inspiré une passion incestueuse à sa soeur Amélie. Si celle-ci trouve quiétude en se retirant dans un couvent, René connaîtra une longue errance dans les solitudes du Nouveau Monde, jusqu'à sa mort. Mais plus encore, Chateaubriand, dans Le Génie du christianisme, entendait notamment, dans un de ses passages, illustrer l'une des affirmation de l`auteur selon laquelle "le christianisme a changé les rapports des passions en changeant les bases du vice et de la vertu", et, "en opposant perpétuellement les chagrins de la terre et les joies célestes", aurait ainsi créé en nous une certaine tristesse inspirée par les maux présents, une vive espérance d'un bonheur, lointain encore, d'où découlent d`inépuisables rêveries. L'épisode de René justifie plus encore la théorie de Chateaubriand sur le "vague des passions" dans l'âme de ses contemporains.  La suppression des ordres religieux par la Révolution priva les âmes inquiètes de leur dernière consolation, de leur refuge, la solitude du couvent; c'est alors que naquit cette "coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions lorsque les passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un cœur solitaire".

La beauté lyrique de l'écriture de Chateaubriand rencontra un formidable écho chez ses contemporains. Tous ces personnages que Byron a immortalisés, Lara, Manfred, Child Harold, tous ces fronts sillonnés parla foudre sont de sa descendance. Et si le type a disparu, le livre est resté, admirable, unique ...

"Chaque automne je revenais au château paternel, situé au milieu des forêts, près d'un lac, dans une province reculée. Timide et contraint devant mon père, je ne trouvais l'aise et le contentement qu'auprès de ma soeur Amélie. Une douce conformité d'humeur et de goûts m'unissait étroitement à cette soeur ; elle était un peu plus âgée que moi. Nous aimions à gravir les coteaux ensemble, à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des feuilles : promenades dont le souvenir remplit encore mon âme de délices. O illusion de l'enfance et de la patrie, ne perdez−vous jamais vos douceurs !
Tantôt nous marchions en silence, prêtant l'oreille au sourd mugissement de l'automne ou au bruit des feuilles séchées que nous traînions tristement sous nos pas ; tantôt, dans nos jeux innocents, nous poursuivions l'hirondelle dans la prairie, l'arc−en−ciel sur les collines pluvieuses ; quelquefois aussi nous murmurions des vers que nous inspirait le spectacle de la nature. Jeune, je cultivais les Muses ; il n'y a rien de plus poétique, dans la fraîcheur de ses passions, qu'un coeur de seize années. Le matin de la vie est comme le matin du jour, plein de pureté, d'images et d'harmonies. Les dimanches et les jours de fête, j'ai souvent entendu dans le grand bois, à travers les arbres, les sons de la cloche lointaine : qui appelait au temple l'homme des champs. Appuyé contre le tronc d'un ormeau, j'écoutais en silence le pieux murmure. Chaque frémissement de l'airain portait à mon âme naïve l'innocence des moeurs champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion et la délectable mélancolie des souvenirs de ma première enfance ! Oh ! quel coeur si mal fait n'a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal, de ces cloches qui frémirent de joie sur son berceau, qui annoncèrent son avènement à la vie, qui marquèrent le premier battement de son coeur, qui publièrent dans tous les lieux d'alentour la sainte allégresse de son père, les douleurs et les joies encore plus ineffables de sa mère ! Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale : religion, famille, patrie, et le berceau et la tombe, et le passé et l'avenir.
Il est vrai qu'Amélie et moi nous jouissions plus que personne de ces idées graves et tendres, car nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du coeur : nous tenions cela de Dieu ou de notre mère. Cependant mon père fut atteint d'une maladie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. Il expira dans mes bras. J'appris à connaître la mort sur les lèvres de celui qui m'avait donné la vie. Cette impression fut grande ; elle dure encore. C'est la première fois que l'immortalité de l'âme s'est présentée clairement à mes yeux. Je ne pus croire que ce corps inanimé était en moi l'auteur de la pensée ; je sentis qu'elle devait venir d'une autre source, et, dans une sainte douleur, qui approchait de la joie, j'espérai me joindre un jour à l'esprit de mon père. Un autre phénomène me confirma dans cette haute idée. Les traits paternels avaient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet étonnant mystère ne serait−il pas l'indice de notre immortalité ? Pourquoi la mort, qui sait tout, n'aurait−elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d'un autre univers ? Pourquoi n'y aurait−il pas dans la tombe quelque grande vision de l'éternité ?
Amélie, accablée de douleur, était retirée au fond d'une tour, d'où elle entendit retentir, sous les voûtes du château gothique, le chant des prêtres du convoi et les sons de la cloche funèbre. J'accompagnai mon père à son dernier asile ; la terre se referma sur sa dépouille ; l'éternité et l'oubli le pressèrent de tout leur poids : le soir même l'indifférent passait sur sa tombe ; hors pour sa fille et pour son fils, c'était déjà comme s'il n'avait jamais été...."

"Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j 'éprouvais dans mes promenades ? " et comment résister à ces fameuses "rêveries si désastreuses et si coupables" dont abusa Jean-Jacques Rousseau, se défend Chateaubriand : "en s'isolant des hommes, en s'abandonnant  à des songes, il a fait croire à une foule de jeunes gens qu'il est beau de se jeter dans le vague de la vie.." 

"On m'accuse d'avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère, d'être la proie d'une imagination qui se hâte d'arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle était accablée de leur durée, on m'accuse de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu, dont l'instinct me poursuit . Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n'a pour moi aucune valeur ? Cependant je sens que j'aime la monotonie des sentiments de la vie ; et si j'avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l'habitude.

La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future ; je l'embrassais dans les vents, je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers.

Toutefois cet état de calme et de trouble, d'indigence et de richesse, n'était pas sans quelques charmes : un jour je m'étais amusé à effeuiller une branche de saule sur un ruisseau, et à attacher une idée à chaque feuille que le courant entraînait. Un roi, qui craint de perdre sa couronne par une révolution subite, ne ressent pas des angoisses plus vives que les miennes à chaque accident qui menaçait les débris de mon rameau. O faiblesse des mortels ! ô enfance du cœur humain, qui ne vieillit jamais !

Voilà donc à quel degré de puérilité notre superbe raison peut descendre ! Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses d'aussi peu de valeur que mes feuilles de saule.

Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j 'éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d'un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre.

L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j'entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j'aurais voulu être un de ces guerriers errants au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

Le jour, je m'égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu'il fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s'élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j'ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au−dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j'aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait ; je sentais que je n'étais moi−même qu'un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire : " Homme, la saison de ta migration n'est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton coeur demande. "
Levez−vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le démon de mon coeur.
La nuit, lorsque l'aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu'à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon coeur, que j'aurais la puissance de créer des mondes. Ah ! si j'avais pu faire partager à une autre les transports que j'éprouvais ! O Dieu ! si tu m'avais donné une femme selon mes désirs ; si, comme à notre premier père, tu m'eusses amené par la main une Eve tirée de moi−même... Beauté céleste ! je me serais prosterné devant toi, puis, te prenant dans mes bras, j'aurais prié l'Eternel de te donner le reste de ma vie.
Hélas ! j'étais seul, seul sur la terre ! Une langueur secrète s'emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que j'avais ressenti dès mon enfance revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon coeur ne fournit plus d'aliment à ma pensée, et je ne m'apercevais de mon existence que par un profond sentiment d'ennui. Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indifférence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon coeur, qui n'était nulle part et qui était partout, je résolus de quitter la vie.
Prêtre du Très−Haut, qui m'entendez, pardonnez à un malheureux que le ciel avait presque privé de la raison. J'étais plein de religion, et je raisonnais en impie ; mon coeur aimait Dieu, et mon esprit le méconnaissait ; ma conduite, mes discours, mes sentiments, mes pensées, n'étaient que contradiction, ténèbres, mensonges. Mais l'homme sait−il bien toujours ce qu'il veut, est−il toujours sûr de ce qu'il pense ..."

 

René, comme Chateaubriand, semble ainsi marqué par une fatalité à laquelle il ne peut, ne sait peut-être comment, échapper.  

« Combien vous aurez pitié de moi ! Que mes éternelles inquiétudes vous paraîtront misérables ! Vous qui avez épuisé tous les chagrins de la vie, que penserez-vous d'un jeune homme sans force et sans vertu, qui trouve en lui-même son tourment, et ne peut guère se plaindre que des maux qu'il se fait à lui-même ? Hélas, ne le condamnez pas ; il a été trop puni !
J'ai coûté la vie à ma mère en venant au monde ; j'ai été tiré de son sein avec le fer. J'avais un frère que mon père bénit, parce qu'il voyait en lui son fils aîné.
Pour moi, livré de bonne heure à des mains étrangères, je fus élevé loin du toit paternel.
Mon humeur était impétueuse, mon caractère inégal. Tour à tour bruyant et joyeux, silencieux et triste, je rassemblais autour de moi mes jeunes compagnons ; puis, les abandonnant tout à coup, j'allais m'asseoir à l'écart, pour contempler la nue fugitive, ou entendre la pluie tomber sur le feuillage.
Chaque automne, je revenais au château paternel, situé au milieu des forêts, près d'un lac, dans une province reculée.
Timide et contraint devant mon père, je ne trouvais l'aise et le contentement qu'auprès de ma sœur Amélie. Une douce conformité d'humeur et de goûts m'unissait étroitement à cette sœur ; elle était un peu plus âgée que moi. Nous aimions à gravir les coteaux ensemble, à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des feuilles : promenades dont le souvenir remplit encore mon âme de délices. O illusions de l'enfance et de la patrie, ne perdez-vous jamais vos douceurs ?
Tantôt nous marchions en silence, prêtant l'oreille au sourd mugissement de l'automne, ou au bruit des feuilles séchées, que nous traînions tristement sous nos pas ; tantôt, dans nos jeux innocents, nous poursuivions l'hirondelle dans la prairie, l'arc-en-ciel sur les collines pluvieuses ; quelquefois aussi nous murmurions des vers que nous inspirait le spectacle de la nature.
Jeune, je cultivais les Muses ; il n'y a rien de plus poétique, dans la fraîcheur de ses passions, qu'un cœur de seize années. Le matin de la vie est comme le matin du jour, plein de pureté, d'images et d'harmonies.
Les dimanches et les jours de fête, j'ai souvent entendu, dans le grand bois, à travers les arbres, les sons de la cloche lointaine qui appelait au temple l'homme des champs. Appuyé contre le tronc d'un ormeau j'écoutais en silence le pieux murmure. Chaque frémissement de l'airain portait à mon âme naïve l'innocence des mœurs champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion, et la délectable mélancolie des souvenirs de ma première enfance. Oh ! quel cœur si mal fait n'a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal, de ces cloches qui frémirent de joie sur son berceau, qui annoncèrent son avènement à la vie, qui marquèrent le premier battement de son cœur, qui publièrent dans tous les lieux d'alentour la sainte allégresse de son père, les douleurs et les joies encore plus ineffables de sa mère ! Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale : religion, famille, patrie, et le berceau et la tombe, et le passé et l'avenir.
Il est vrai qu'Amélie et moi nous jouissions plus que personne de ces idées graves et tendres, car nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du cœur : nous tenions cela de Dieu ou de notre mère.
Cependant mon père fut atteint d'une maladie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. Il expira dans mes bras. J'appris à connaître la mort sur les lèvres de celui qui m'avait donné la vie. Cette impression fut grande ; elle dure encore. C'est la première fois que l'immortalité de l'âme s'est présentée clairement à mes yeux. Je ne pus croire que ce corps inanimé était en moi l'auteur de la pensée : je sentis qu'elle me devait venir d'une autre source ; et dans une sainte douleur qui approchait de la joie, j'espérai me rejoindre un jour à l'esprit de mon père. »

Le lecteur a donc appris, dans Atala, que René se trouve en Amérique et qu'il s'est marié dans la tribu des Natchez. Mélancolique, il vit loin des hommes, dans les bois. Enfin, il confie le secret de sa tristesse à deux amis, le vieux chef aveugle, Chactas, et le pere Souël, missionnaire au fort Rosalie : âme "trouble et agitée", il prétend être plaint et non condamné. Pour décrire la maladie morale dont il souffre, il commence son récit à son enfance. C'est, évidemment, à peine déguisée, l`enfance de Chateaubriand à Combourg, entre un père trop austère et une sœur qu'il aime tendrement, Amélie (Lucile). 

Désireux de rompre avec l`envoûtement qui le retenait dans son pays, il tente de s'intéresser aux grands spectacles de la nature. Il gravit l'Etna, mais c'est pour éprouver encore plus fortement le néant de la vie. A son retour, René retrouve cette sombre mélancolie. C`est alors qu'il lance l'imprécation fameuse : " Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie !".

Il ne reste plus à René, séparé de sa dernière consolation, sa sœur Amélie, qu'à se suicider. La jeune femme, à laquelle il écrit, devine son projet et le rejoint. Après lui avoir fait promettre de renoncer à se donner la mort, Amélie le quitte brusquement, en lui laissant une lettre où elle lui annonce qu`elle va entrer au couvent. René accourt auprès d'Amélie pour la dissuader de prononcer ses vœux. Mais il est trop tard. et elle lui demande de l'accompagner à l'autel à la place de son père défunt. Il assiste, la mort dans l`âme. à la cérémonie, et prend la résolution de partir en Amérique.

Tandis qu'Amélie meurt en soignant une de ses compagnes atteinte d'une maladie contagieuse, René aborde sur le nouveau continent. La morale du récit sera donnée par le pére Souël et par Chactas. La maladie de René, c'est l'orgueil, et Chactas d'ajouter : "Il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui n'est pleine que de soucis ; il n'y a de bonheur que dans les voies communes." Le récit s'achève sur le retour au grand silence de la nature ..

 


Le Génie du Christianisme (François-René de Chateaubriand, 1802)

Le 18 avril 1802, un TeDeum solennel, chanté à Notre-Dame, consacrait un grand fait social, le rétablissement du culte catholique. Le matin même, le Concordat avait été publié, dans tous les quartiers de Paris, avec appareil, et par les principales autorités. Pour compléter l'effet que le premier consul avait voulu produire, ce même jour, Fontanes rendait compte, dans le Moniteur, d'un livre nouveau, qui faisait beaucoup de bruit en ce moment : c'était le Génie du Christianisme, L'article portait, inscrit en tête, ce mot de Montesquieu : "Chose admirable ! la Religion chrétienne qui ne semble avoir d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans cette vie."

Comment Chateaubriand avait-il été amené à composer ce livre ? « La mort de ma mère, dit-il, fixa mes convictions religieuses. Je commençais à écrire, en expiation de L'Essai, le Génie du Christianisme. Lorsque, rentré en France, je publiai ce dernier ouvrage, je plaçai dans la préface la confession suivante : Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils sont aujourd'hui. Tout en avouant la nécessité d'une religion et en admirant le Christianisme, j'en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur la société que je fréquentais; mais j'aime mieux me condamner ; je ne sais point excuser ce qui n'est point excusable. »

 

Lié à un événement mémorable, rattaché aux circonstances qui facilitaient son retentissement, le Génie du Christianisme était attendu ...

 

La prose de Chateaubriand expose les principes et les rites de la religion et mobilise tous les domaines de la culture pour exalter avec puissance un christianisme source d'inspiration pour l'âme, de création pour l'artiste et d'évocation pour le contemplateur de la Nature  : la beauté des paysages et des oeuvres humaines rejoint ici la vérité de la religion, au détriment du paganisme et de la Révolution. L'oeuvre eut une influence considérable sur le regain de spiritualité qui traversa la France du XIXe siècle.

 

L'ouvrage se compose de quatre parties, qui se divisent elles-mêmes en livres. La première traite des dogmes et delà doctrine, et c'est cette première partie donnera le plus de prise à la critique; la seconde développe la poétique du Christianisme ; la troisième continue l'examen des beaux-arts et de la littérature dans leur rapport avec la religion ; la quatrième parle du culte, c'est-à-dire de tout ce qui concerne les cérémonies de l'Eglise et de tout ce qui regarde le clergé. C'est beaucoup moins une apologétique qu'une série de tableaux...

 

(Première Partie, v, 5.) -  La première partie est en réalité peu doctrinale. Chateaubriand y traite rapidement de quelques dogmes, comme celui de la chute et tâche de résoudre quelques difficultés d'exégèse concernant l'astronomie biblique et la véracité des Ecritures. En revanche il insiste sur la nature du mystère dans un esprit déjà tout romantique, et il s'essaye longuement, après Fénelon et Bernardin de Saint-Pierre, à prouver Dieu par les merveilles. de la nature. Le rossignol, une de ces merveilles, lui a inspiré une page célèbre...

"LA nature a ses temps de solennité, pour lesquels elle convoque des musiciens des différentes régions du globe. On voit accourir de savants artistes avec des sonates merveilleuses, de vagabonds troubadours qui ne savent chanter que des ballades à refrain, des pèlerins qui répètent mille fois les couplets de leurs  longs cantiques. Le loriot siffle, l'hirondelle gazouille, le ramier gémit : le premier, perché sur la plus haute branche d'un ormeau, défie notre merle, qui ne le cède en rien à cet étranger ; la seconde, sous un toit hospitalier, fait entendre son ramage confus, ainsi qu'au temps d'Evandre; le troisième, caché dans le feuillage d'un chêne, prolonge ses roucoulements, semblables aux sons onduleux d'un cor dans les bois ; enfin le rouge-gorge répète sa petite chanson sur la porte de la grange où il a placé son gros nid de mousse. Mais le rossignol dédaigne de perdre sa voix au milieu de cette symphonie ; il attend l'heure du recueillement et du repos, et se charge de cette partie de la fête qui se doit célébrer dans les ombres.

Lorsque les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttent sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées ; lorsque les forêts se taisent par degré, que pas une feuille, pas une mousse ne soupire, que la lune est dans le ciel, que l'oreille de l'homme est attentive, le premier chantre de la création entonne ses hymnes à l'Éternel.

D'abord il frappe l'écho des brillants éclats du plaisir ; le désordre est dans ses chants ; il saute du grave à l'aigu, du doux au fort ; il fait des pauses ; il est lent, il est vif : c'est un cœur que la joie enivre, un cœur qui palpite sous le poids de l'amour. Mais tout à coup la voix tombe, l'oiseau se tait. Il recommence. Que ses accents sont changés ! quelle tendre mélodie ! Tantôt ce sont des modulations languissantes, quoique variées ; tantôt c'est un air un peu monotone, comme celui de ces vieilles romances françaises, chefs-d'œuvre de simplicité et de mélancolie.

Le chant est aussi souvent la marque de la tristesse que de la joie : l'oiseau qui a perdu ses petits chante encore ; c'est encore l'air du temps du bonheur qu'il redit, car il n'en sait qu'un ; mais, par un coup de son art, le musicien n'a fait que changer la clef, et la cantate du plaisir est devenue la complainte de la douleur, (Première Partie, v, 5.)

 

(Première Partie, V, 12.) "C'est à la vue des grandes scènes de la nature que cet Être inconnu se manifeste au cœur de l'homme" - Deux Perspectives de la nature - Ce titre est de Chateaubriand. Il s'agit de deux autres merveilles, visuelles cette fois. Par le sentiment qui les anime, ces descriptions rappellent des pages dé J.-J. Rousseau, notamment la Lettre III à Malesherhes.

 

"LE vaisseau sur lequel nous passions- en Amérique s'étant élevé au-dessus du gisement des terres, bientôt l'espace ne fut  plus tendu que du double azur de la mer et du ciel, comme une toile préparée pour recevoir les futures créations de quelque grand peintre. La couleur des eaux devint semblable à celle du verre liquide. Une grosse houle venait du couchant, bien que le vent soufflât de l'est ; d'énormes ondulations s'étendaient du nord au midi et ouvraient dans leurs vallées de longues échappées de vue sur les déserts de l'Océan. Ces mobiles paysages changeaient d'aspect à toute minute : tantôt une multitude de tertres verdoyants représentaient des sillons de tombeaux dans un cimetière immense ; tantôt des lames, en faisant moutonner leurs cimes, imitaient des troupeaux blancs répandus sur des bruyères ; souvent l'espace semblait borné, faute de point de comparaison ; mais, si une vague venait à se lever, un flot à se courber comme une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l'horizon, l'espace s'ouvrait subitement devant nous. On avait surtout l'idée de l'étendue lorsqu'une brume légère rampait à la surface de la mer et semblait accroître l'immensité même. Oh ! qu'alors les aspects de l'Océan sont grands et tristes ! Dans quelles rêveries ils vous plongent, soit que l'imagination s'enfonce sur les mers du Nord au milieu des frimas et des tempêtes, soit qu'elle aborde sur les mers du Midi à des îles de repos et de bonheur !

Il nous arrivait souvent de nous lever au milieu de la nuit et d'aller nous asseoir sur le pont, où nous ne trouvions que l'officier de quart et quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence. Pour tout bruit on entendait le froissement de la proue sur les flots, tandis que les étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long des flancs du navire. Dieu des chrétiens, c'est surtout dans les eaux de l'abîme et dans les profondeurs des cieux que tu as gravé bien fortement les traits de ta toute puissance ! Des millions d'étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, la lune au milieu du firmament, une mer sans  rivage, l'infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais tu ne m'as plus troublé de ta grandeur que dans ces nuits où, suspendu entre les astres et l'Océan, j'avais l'immensité sur ma tête et l'immensité sous mes pieds !

Je ne suis rien ; je ne suis qu'un simple solitaire : j'ai souvent entendu les savants disputer sur le premier Etre, et je ne les ai point compris ; mais j'ai toujours remarqué que c'est à la vue des grandes scènes de la nature que cet Être inconnu se manifeste au cœur de l'homme. Un soir (il faisait un profond calme), nous nous trouvions dans ces belles mers qui baignent les rivages de la Virginie, toutes les voiles étaient pliées ; j'étais occupé sous le pont, lorsque j'entendis la cloche qui appelait l'équipage à la prière : je me hâtai d'aller mêler mes vœux à ceux de mes compagnons de voyage. Les officiers étaient sur le château de poupe avec les passagers ; l'aumônier, un livre à la main, se tenait un peu en avant d'eux ; les matelots étaient répandus pêle-mêle sur le tillac : nous étions tous debout, le visage tourné vers la proue du vaisseau, qui regardait l'occident.

Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes. On eût dit, par les balancements de la poupe, que l'astre radieux changeait à chaque instant d'horizon. Quelques nuages étaient jetés sans ordre dans l'orient, où la lune montait avec lenteur ; le reste du ciel était pur : vers le nord, formant un glorieux triangle avec l'astre du jour et celui de la nuit, une trombe, brillante des couleurs du prisme, s'élevait de la mer comme un pilier de cristal supportant la voûte du ciel.

Il eût été bien à plaindre celui qui, dans ce spectacle, n'eût point reconnu la beauté de Dieu. Des larmes coulèrent malgré moi de mes paupières, lorsque mes compagnons, ôtant leurs chapeaux goudronnés, vinrent à entonner d'une voix rauque leur simple cantique à Notre-Dame de Bon-Secours, patronne des mariniers. Qu'elle était touchante la prière de ces hommes qui, sur une planche fragile, au milieu de l'Océan, contemplaient le soleil couchant sur les flots ! Comme elle allait à l'âme, cette invocation du pauvre matelot à la mère de douleur ! La conscience de notre petitesse à la Vue de l'infini, nos chants s'étendant au loin sur les vagues, la nuit s 'approchant avec ses embûches, la merveille de notre vaisseau au milieu de tant de merveilles, un équipage religieux saisi d'admiration et de crainte,

un prêtre auguste en prières. Dieu penché sur l'abîme, d'une main retenant le soleil aux portes de l'occident, de l'autre élevant la lune dans l'orient, et prêtant, à travers l'immensité, une oreille attentive à la voix de sa créature : voilà ce qu'on ne saurait peindre, et ce que tout le cœur de l'homme suffit à peine pour sentir.

Passons à la scène terrestre.

Un soir, je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte de Niagara; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau Monde. Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée, tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient eu   légers flocons d'écume ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'œil qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.

La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires.

La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain dans nos champs cultivés l'imagination cherche à s'étendre ; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes ; mais, dans ces régions sauvages, l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu". 

 

(Première Partie, VI, 1) - Désir de bonheur dans l'homme - Voici un autre argument, bien connu des apologistes chrétiens. Pascal l'avait employé, et Chateaubriand était par nature mieux fait que personne pour en sentir la valeur. Il } ajoute des considérations à la Jean-Jacques sur le remords et termine son premier livre par un parallèle entre l'Elysée antique et le paradis des justes.

 

"QU'ON nous dise d'abord, si l'âme s'éteint au tombeau, d'où nous vient ce désir de bonheur qui nous tourmente. Nos passions ici-bas se peuvent aisément rassasier : l'amour, l'ambition, la colère, ont une plénitude assurée de jouissance ; le besoin de félicité est le seul qui manque de satisfaction comme d'objet, car on ne sait ce que c'est que cette félicité qu'on désire. Il faut  convenir que, si tout est matière, la nature s'est ici étrangement trompée : elle a fait un sentiment qui ne s'applique à rien.

Il est certain que notre âme demande éternellement ; à peine a-t-elle obtenu l'objet de sa convoitise qu'elle demande encore ; l'univers entier ne la satisfait point. L'infini est le seul champ qui lui convienne ; elle aime à se perdre dans les nombres, à concevoir les plus grandes comme les plus petites dimensions. Enfin, gonflée et non rassasiée de ce qu'elle a dévoré, elle se précipite dans le sein de Dieu, où viennent se réunir les idées de l'infini, en perfection, en temps et en espace ; mais elle ne se plonge dans la divinité que parce que cette divinité est pleine de ténèbres, "Deus absconditus" (Dieu caché). Si elle en obtenait une vue distincte, elle la dédaignerait comme tous les objets qu'elle mesure. On pourrait même dire que ce serait avec quelque raison ; car, si l'âme s'expliquait bien le principe éternel, elle serait ou supérieure à ce principe, ou du moins son égale. Il n'en est pas de l'ordre des choses divines comme de l'ordre des choses humaines : un homme peut comprendre la puissance d'un roi sans être un roi ; mais un homme qui comprendrait Dieu serait Dieu...

On dit que le peuple n'a point cette inquiétude ; il est sans doute moins malheureux que nous, car il est distrait de ses désirs par ses travaux : il éteint dans ses sueurs sa soif de félicité. Mais, quand vous le voyez se consumer six jours de la semaine pour jouir de quelques plaisirs au septième ; quand, toujours espérant le repos et ne le trouvant jamais, il arrive à la mort sans cesser de désirer, direz-vous qu'il ne partage pas la seconde aspiration de tous les hommes à un bien-être inconnu ? Que si l'on prétend que ce souhait est du moins borné pour lui aux choses de la terre, cela n'est rien moins que certain : donnez à l'homme le plus pauvre les trésors du monde, suspendez ses travaux, satisfaites ses besoins, avant que quelques mois se soient écoulés il en sera encore aux ennuis et à l'espérance.

D'ailleurs est-il vrai que le peuple, même dans son état de misère, ne connaisse pas ce désir de bonheur qui s'étend au delà de la vie ? D'où vient cet instinct mélancolique qu'on remarque dans l'homme champêtre ? Souvent, le dimanche et les jours de fêtes, lorsque le village était allé prier ce Moissonneur qui sépare le bon grain de l'ivraie, nous avons vu quelque paysan resté seul à la porte de sa chaumière : il prêtait l'oreille au son de la cloche, son attitude était pensive, il n'était distrait ni par les passereaux de l'aire voisine ni par les insectes qui bourdonnaient autour de lui. Cette noble figure de l'homme, plantée comme la statue d'un dieu sur le seuil d'une chaumière  ce front sublime, bien que chargé de soucis, ces épaules ombragées d'une noire chevelure, et qui semblaient encore s'élever comme pour soutenir le ciel, quoique courbées sous le fardeau de la vie, tout cet être si majestueux , bien que misérable, ne pensait-il à rien ou songeait-il seulement aux choses d'ici-bas ? Ce n'était pas l'expression de ces lèvres entr'ouvertes, de ce corps immobile , de ce regard attaché à la terre : le souvenir de Dieu était là avec le son de la cloche religieuse.",

 

(Deuxième partie, III, 9) - Du Vague des passions - 

"Il reste à parler d'un état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un coeur plein un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout.
L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est incroyable ; le coeur se retourne et se replie en cent manières, pour employer des forces qu'il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble : une grande existence politique, les jeux du gymnase et du Champ-de-Mars, les affaires du Forum et de la place publique, remplissaient leurs moments et ne laissaient aucune place aux ennuis du coeur.
D'une autre part, ils n'étaient pas enclins aux exagérations, aux espérances, aux craintes sans objets, à la mobilité des idées et des sentiments, à la perpétuelle inconstance, qui n'est qu'un dégoût constant ; dispositions que nous acquérons dans la société des femmes. Les femmes, indépendamment de la passion directe qu'elles font naître chez les peuples modernes, influent encore sur les autres sentiments. Elles ont dans leur existence un certain abandon qu'elles font passer dans le nôtre ; elles rendent notre caractère d'homme moins décidé, et nos passions, amollies par le mélange des leurs, prennent à la fois quelque chose d'incertain et de tendre.
Enfin, les Grecs et les Romains, n'étendant guère leurs regards au delà de la vie et ne soupçonnant point des plaisirs plus parfaits que ceux de ce monde, n'étaient point portés comme nous aux méditations et aux désirs par le caractère de leur culte. Formée pour nos misères et pour nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse le double tableau des chagrins de la terre et des joies célestes, et par ce moyen elle fait dans le coeur une source de maux présents et d'espérances lointaines, d'où découlent d'inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes et qui ne se repose qu'au tombeau. Le monde n'est point l'objet de ses voeux, car il sait que l'homme vit peu de jours, et que cet objet lui échapperait vite.

Les persécutions qu'éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent en eux ce dégoût des choses de la vie. L'invasion des barbares y mit le comble, et l'esprit humain en reçut une impression de tristesse et peut-être même une teinte de misanthropie qui ne s'est jamais bien effacée. De toutes parts s'élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments de la vie que de s'exposer à les voir cruellement trahis. Mais de nos jours, quand les monastères ou la vertu qui y conduit ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes. Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie de mille chimères ; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un coeur solitaire..."

 

(Deuxième Partie, IV, 1.) - Nature et mythologie - Les comparaisons se poursuivent au cours du livre IV par l'étude du surnaturel en poésie. Proclamé jadis par Boileau, le culte du merveilleux païen s'imposait encore aux poètes de 1802. Chateaubriand l'attaque et le ruine en montrant comme cette mythologie rapetissait la nature en l'humanisant.

 

"ON ne peut guère supposer que des hommes aussi sensibles que les anciens eussent manqué d'yeux pour voir la nature, et de talent pour la peindre, si quelque cause puissante ne les avait aveuglés. Or cette cause était la mythologie, qui, peuplant l'univers d'élégants fantômes, ôtait à la création sa gravité, sa grandeur et sa solitude. Il a fallu que le christianisme vînt chasser ce peuple de faunes, de satyres et de nymphes, pour rendre aux grottes leur silence et aux bois leur rêverie. Les déserts ont pris, sous notre culte, un caractère plus triste, plus grave, plus sublime ; le dôme des forêts s'est exhaussé ; les fleuves ont brisé leurs petites urnes, pour ne plus verser que les eaux de l'abîme du sommet des montagnes : le vrai Dieu, en rentrant dans ses œuvres, a donné son immensité à la nature.

Le spectacle de l'univers ne pouvait faire sentir aux Grecs et aux Romains les émotions qu'il porte à notre âme. Au lieu de ce soleil couchant, dont le rayon allongé tantôt illumine une forêt, tantôt forme une tangente d'or sur l'arc roulant des mers ; au lieu de ces accidents de lumière qui nous retracent chaque matin le miracle de la création, les anciens ne voyaient qu'une uniforme machine d'opéra.

Si le poète s'égarait dans les vallées du Taygète, au bord du Sperchius, sur le Ménale aimé d'Orphée, ou dans les campagnes d'Elore, malgré la douceur de ces dénominations, il ne rencontrait que des faunes, il n'entendait que des dryades : Priape était là sur un tronc d'olivier, et Vertumne avec les zéphyrs menait des danses éternelles. Des sylvains et des naïades peuvent frapper agréablement l'imagination, pourvu qu'ils ne soient pas sans cesse reproduits ; nous ne voulons point "Chasser les Tritons de l'empire des eaux, Ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux..." (Boileau, Art poétique)

Mais enfin qu'est-ce que tout cela laisse au fond de l'âme ? qu'en résulte-t-il pour le cœur ? quel fruit peut en tirer la pensée? Oh ! que le poète chrétien est plus favorisé dans la solitude où Dieu se promène avec lui ! Libres de ce troupeau de dieux ridicules qui les bornaient de toutes parts, les bois se sont remplis d'une divinité immense. Le don de prophétie et de sagesse, le mystère et la religion semblent résider éternellement dans leurs profondeurs sacrées.

Pénétrez dans ces forêts américaines aussi vieilles que le monde : quel profond silence dans ces retraites quand les vents reposent ! quelles voix inconnues quand les vents viennent à s'élever ! Etes-vous immobile, tout est muet ; faites-vous un pas; tout soupire. La nuit s'approche, les ombres s'épaississent : on entend des troupeaux de bêtes sauvages passer dans les ténèbres ; la terre murmure sous vos pas ; quelques coups de foudre font mugir les déserts ; la forêt s'agite, les arbres tombent, un fleuve inconnu coule devant vous. La lune sort enfin de l'orient ; à mesure que vous passez au pied des arbres, elle semble errer devant vous dans leurs cimes et suivre tristement vos yeux. Le voyageur s'assied sur le tronc d'un chêne pour attendre le jour ; il regarde tour à tour l'astre des nuits, les ténèbres, le fleuve ; il se sent inquiet, agité et dans l'attente de quelque chose d'inconnu ; un plaisir inouï, une crainte extraordinaire, font palpiter son sein, comme s'il allait être admis à quelque secret de la divinité : il est seul au fond des forêts ; mais l'esprit de l'homme remplit aisément les espaces de la nature, et toutes les solitudes de la terre sont moins vastes qu'une seule pensée de son cœur.

Oui, quand l'homme renierait la divinité , l'être pensant, sans cortège et sans spectateur, serait encore plus auguste au milieu des mondes solitaires que s'il y paraissait environné des petites déités de la Fable ; le désert vide aurait encore quelques convenances avec l'étendue de ses idées , la tristesse de ses passions et le dégoût même d'une vie sans illusion et sans espérance.

Il y a dans l'homme un instinct qui le met en rapport avec les scènes de la nature. Eh ! qui n'a passé des heures entières assis sur le rivage d'un fleuve, à voir s'écouler les ondes ? Qui ne s'est plu, au bord de la mer, à regarder blanchir l'écueil éloigné ? Il faut plaindre les anciens, qui n'avaient trouvé dans l'Océan que le palais de Neptune et la grotte de Protée ; il était dur de ne voir que les aventures des tritons et des néréides dans cette immensité des mers, qui semble nous donner une mesure confuse de la grandeur de notre âme ; dans cette immensité qui fait naître en nous un vague désir de quitter la vie pour embrasser la nature et nous confondre avec son auteur."

 

(Deuxième Partie, IV, 9) - Le Satan de Milton - Aux divinités de l'Olympe et des Enfers, Chateaubriand oppose les saints, les anges, les démons du christianisme. Les Martyrs se chargeront d'ajouter l'exemple au précepte. Fervent admirateur du "Paradis perdu", dont il publiera une traduction en 1836, il vient d'en citer la célèbre apostrophe au soleil : «O toi qui, couronné d’une gloire incomparable, regardes du haut de ton empire solitaire comme le Dieu de ce monde nouveau ! toi à la vue duquel toutes les étoiles cachent leur tête amoindrie, je crie vers toi, mais non avec une voix amie ; je ne prononce ton nom, soleil ! que pour te dire combien je hais tes rayons. Ils me rappellent l’état dont je suis tombé, et combien autrefois je m’élevais glorieusement au-dessus de ta sphère..»  Il était naturel que René fût sensible à cette poésie du satanisme, qu'il a léguée au XIXe siècle, principalement à Vigny, Barbey d'Aurevilly et Baudelaire.

 

"QUELLE que soit notre admiration pour Homère, nous sommes obligé de convenir qu'il n'a rien de comparable à ce passage de Milton. Lorsque, avec la grandeur du sujet, la beauté de la poésie, l'élévation naturelle des personnages, on montre une connaissance aussi profonde des passions, il ne faut rien demander de plus au génie. Satan, se repentant à la vue de la lumière qu'il hait parce qu'elle lui rappelle combien il fut élevé au-dessus d'elle, souhaitant ensuite d'avoir été créé dans un rang inférieur, puis s'endurcissant dans le crime par orgueil, par honte, par méfiance même de son caractère ambitieux; enfin, pour tout fruit de ses réflexions et comme pour expier un moment de remords, se chargeant de l'empire du mal pendant toute une éternité : voilà, certes, si nous ne nous trompons, une des conceptions les plus sublimes et les plus pathétiques qui soient jamais sorties du cerveau d'un poète.

Nous sommes frappé dans ce moment d'une idée que nous ne pouvons taire. Quiconque a quelque critique et un bon sens pour l'histoire pourra reconnaître que Milton a fait entrer dans le caractère de son Satan les perversités de ces hommes qui, vers le commencement du dix-septième siècle, couvrirent l'Angleterre de deuil : on y sent la même obstination, le même enthousiasme, le même orgueil, le même esprit de rébellion et d'indépendance ; on retrouve dans le monarque infernal ces fameux niveleurs qui, se séparant de la religion de leur pays, avaient secoué le joug de tout gouvernement légitime et s'étaient révoltés à la fois contre Dieu et contre les hommes. Milton lui-même avait partagé cet esprit de perdition ; et, pour imaginer un Satan aussi détestable, il fallait que le poète en eût vu l'image dans ces réprouvés qui firent si longtemps de leur patrie le vrai séjour des démons."

 

Chateaubriand et le sentiment des ruines...

Si Chateaubriand n'a pas découvert la poésie des ruines, il en a du moins répandu Ie goût. Elle apparaît dans la littérature française au XVIe siècle, avec la Renaissance qui tourne son attention  vers les restes des monuments anciens, on pense à de nombreux sonnets des "Antiquités de Rome", de J. du Bellay (1558), et plusieurs pages du "Journal du Voyage de Montaigne en Italie en 1580-1581". Le peintre Hubert Robert (1733-1808) se fera une spécialité de la représentation des ruines, voir "Ruines, grande galerie éclairée du fond", Diderot et son Salon de 1767, puis Volney et, en 1791, "Les Ruines ou Méditations  sur les révolutions des empires". On évoquera par la suite Stendhal et ses "Promenades dans Rome" en 1829 et la célèbre description des ruines de Balbeck de Lamartine dans "Voyage en Orient" (1835).

Cf. "Colonnade en ruines", Hubert Robert, 1750s, Metropolitan Museum, New York -  "Passage d'un troupeau devant le Colisée et l'arc de Constantin à Rome", 1770, Musée Calvet, Avignon - "Ruines avec un obélisque dans le lointain", 1775, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou - "Le Colisée, Rome", 1780-90, Musée du Prado, Madrid...

Dans La Génie du Christianisme (3e partie, livre V) Chateaubriand a cherché à donner les raisons générales de l`attrait des ruines et a comparé la beauté des ruines des monuments païens avec celle des monuments chrétiens. Et surtout, utilisant son double talent d'évocateur du passé et de peintre des paysages, il a longuement décrit dans son "Voyage en Italie" et son "Itinéraire de Paris à Jérusalem" les ruines de Rome, de la Grèce, de la Palestine, de l'Égypte et de Carthage...

 

LA BEAUTÉ DES RUINES ...

"Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence. Il s'y joint en outre une idée qui console notre petitesse, en voyants que des peuples entiers, des hommes quelquefois si fameux, n'ont pu vivre cependant au delà du peu de jours assignés à notre obscurité. Ainsi les ruines jettent une grande moralité au milieu des scènes de la nature; quand elles sont placées dans un tableau, en vain on cherche à porter les yeux autre part : ils reviennent toujours s'attacher sur elles. Et pourquoi les ouvrages des hommes ne passeraient-ils pas, quand le soleil qui les éclaire doit lui-même tomber de sa voûte? Celui qui le plaça dans les cieux est le seul souverain dont l'empire ne connaisse point de ruines.

Il y a deux sortes de ruines : l'une, ouvrage du temps; l'autre, ouvrage des hommes. Les premières n'ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans. Font-ils des décombres? elle y sème des fleurs; entr'ouvrent-ils un tombeau ? elle y place le nid d'une colombe : sans cesse occupée à reproduire, elle environne la mort des plus douces illusions de la vie. Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines : elles n'offrent que l'image du néant, sans une puissance réparatrice. Ouvrage du malheur et non des années, elles ressemblent aux cheveux blancs sur la tête de la jeunesse. Les destructions des hommes sont d'ailleurs plus violentes et plus complètes que celles des âges; les seconds minent, les premiers renversent ..." (Chateaubriand, Le Génie du christianisme, 3e partie, livre V, chap. III.)

Chateaubriand, nommé par le Premier Consul secrétaire d'ambassade à Rome, était parti pour l'Italie dans l'été de 1803, il en revint en 1804, dans ce laps de temps, il nota dans un journal toutes ses impressions et en fit "Voyage en Italie" publié en 1826...

LE SPECTACLE DES RUINES ROMAINES ...

"Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j'étais allé m'asseoir au Colisée, sur la marche d'un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil qui se couchait versait des fleuves d'or par toutes ces galeries où roulait jadis le torrent des peuples; de fortes ombres sortaient en même temps de l`enfoncement des loges et des corridors, ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l'architecture, j'apercevais, entre les ruines du côté droit de l'édifice, le jardin du palais des Césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur ces débris pour les peintres et les poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par les lions, on n'entendait que les aboiements des chiens de l'ermite qui garde ces ruines. Mais aussitôt que le soleil disparut à l'horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l'édifice moderne tomberait comme l'édifice antique ; je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés; je rappelai dans ma mémoire que ces mêmes Juifs qui, dans leur première captivité, travaillèrent aux pyramides de l'Égypte et aux murailles de Babylone, avaient, dans leur dernière dispersion, bâti cet énorme amphithéâtre. Les voûtes qui répétaient les sons de la cloche chrétienne étaient l'ouvrage d'un empereur païen marqué dans les prophéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là d'assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu'une ville ou de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit digne d'être vue? ... (Chateaubriand, Lettre à M. de Fontanes, 10 janvier 1804.)

 


L'exécution du duc d'Enghien (1804) éloigne rapidement Chateaubriand de l'emprise napoléonienne pour progressivement apparaître, non parfois sans ambiguïté, comme un défenseur de la restauration monarchique. Débute véritablement pour Chateaubriand un nouvel épisode, celui de la foi : il s'embarqua avec sa famille pour l'Orient en 1806 et visite la Grèce, la Turquie, Jérusalem. Au cours de ce voyage, il rédige les éléments de ce qui constitueront les décors de son épopée chrétienne, "les Martyrs ou le triomphe de la religion chrétienne", publiée en 1809. En 1811, paraît l' "Itinéraire de Paris à Jérusalem". Rentré en France, Chateaubriand s'enferme, autant que dure l'Empire, dans un silence désapprobateur vis-à-vis de Napoléon. Il traverse la Restauration en la soutenant (De Bonaparte et des Bourbons, La Monarchie selon la Charte), passe du royalisme au libéralisme sous Charles X, défend la liberté de la presse et l'indépendance de la Grèce,  proteste enfin contre les Ordonnances de juillet (1830) qui achève le cycle de la Restauration. Il se retire désenchanté et refusant de servir Louis-Philippe pour rédiger, dans sa maison de la Vallée-aux-Loups, près de Sceaux, ses si fameuses "Mémoires d'Outre-tombe"...

(Portrait de Chateaubriand par Anne-Louis Girodet, musée d’Histoire de la Ville et du Pays Malouin, Saint-Malo) 


Les Martyrs (François-René de Chateaubriand, 1809)
Dans ce roman historique, Chateaubriand entend montrer que le christianisme se prête mieux que le paganisme au jeu des passions dans l'épopée. Eudore, officier chrétien de l'armée romaine, raconte ses voyages et ses amours, avant de périr dans l'arène en compagnie de son épouse Cymodocée, une jeune Grecque convertie par lui. C'est le parcours initiatique d'un jeune homme qui, de l'indifférence religieuse, s'élève en martyr. 

« Lorsque l'Empereur parut, les spectateurs se levèrent, et lui donnèrent le salut accoutumé. Eudore s'incline respectueusement devant César. Cymodocée s'avance sous le balcon pour demander à l'Empereur la grâce d'Eudore, et s'offrir elle-même en sacrifice. La foule tira Galérius de l'embarras de se montrer miséricordieux ou cruel : depuis longtemps elle attend le combat ; la soif du sang avait redoublé à la vue des victimes. On crie de toutes parts : " Les bêtes ! Qu'on lâche les bêtes ! Les impies aux bêtes !"
Eudore veut parler au peuple en faveur de Cymodocée ; mille voix étouffent sa voix : " Qu'on donne le signal ! Les bêtes ! Les chrétiens aux bêtes !"
Le son de la trompette se fait entendre : c'est l'annonce de l'apparition des bêtes féroces. Le chef des rétiaires traverse l'arène, et vient ouvrir la loge d'un tigre connu par sa férocité.
Alors s'élève entre Eudore et Cymodocée une contestation à jamais mémorable : chacun des deux époux voulait mourir le dernier.
- Eudore, disait Cymodocée, si vous n'étiez pas blessé, je vous demanderais à combattre la première ; mais à présent, j'ai plus de force que vous et je puis vous voir mourir.
- Cymodocée, répondit Eudore, il y a plus longtemps que vous que je suis chrétien; je pourrai mieux supporter la douleur, laissez-moi quitter la terre le dernier...
La trompette sonne pour la seconde fois.
On entend gémir la porte de fer de la caverne du tigre : le gladiateur qui l'avait ouverte s'enfuit effrayé. Eudore place Cymodocée derrière lui. On le voyait debout, uniquement attentif à la prière, les bras étendus en forme de croix et les yeux levés vers le ciel.
La trompette sonne pour la troisième fois.
Les chaînes du tigre tombent, et l'animal furieux s'élance en rugissant dans l'arène : un mouvement involontaire fait tressaillir les spectateurs. Cymodocée, saisie d'effroi, s'écrie : " Ah ! sauvez-moi !"
Et elle se jette dans les bras d'Eudore, qui se retourne vers elle. Il la serre contre sa poitrine, il aurait voulu la cacher dans son cœur. Le tigre arrive aux deux martyrs. Il se lève debout, et, enfonçant ses ongles dans les flancs du fils de Lasthénès, il déchire avec ses dents les épaules du confesseur intrépide. Comme Cymodocée, toujours pressée dans le sein de son époux, ouvrait sur lui des yeux pleins d'amour et de frayeur, elle aperçoit la tête sanglante du tigre auprès de la tête d'Eudore. A l'instant la chaleur abandonne les membres de la vierge victorieuse ; ses paupières se ferment; elle demeure suspendue aux bras de son époux, ainsi qu'un flocon de neige aux rameaux d'un pin du Ménale ou du Lycée. Les saintes martyres Eulalie, Félicité, Perpétue, descendent pour chercher leur compagne : le tigre avait rompu le cou d'ivoire de la fille d'Homère. L'ange de la mort coupe en souriant le fil des jours de Cymodocée. Elle exhale son dernier soupir sans effort et sans douleur ; elle rend au ciel un souffle divin, qui semblait tenir à peine à ce corps formé par les Grâces ; elle tombe comme une fleur que la faux du villageois vient d'abattre sur le gazon. Eudore la suit un moment après dans les éternelles demeures : on eût cru voir un de ces sacrifices de paix, où les enfants d'Aaron offraient au Dieu d'Israël une colombe et un jeune taureau.
Les époux martyrs avaient à peine reçu la palme, que l'on aperçut au milieu des airs une croix de lumière, semblable à ce Labarum qui fit triompher Constantin ; la foudre gronda sur le Vatican, colline alors déserte mais souvent visitée par un esprit inconnu ; l'amphithéâtre fut ébranlé jusque dans ses fondements, toutes les statues des idoles tombèrent, et l'on entendit, comme autrefois à Jérusalem, une voix qui disait : " Les dieux s'en vont !" »

 

Itinéraire de Paris à Jérusalem (François-René de Chateaubriand, 1811)
L'Itinéraire de Paris à Jérusalem est constitué de notes et d'impressions de voyage effectué de juillet 1806 à juin 1807, aux sources de la civilisation moderne, s'emportant avec lyrisme sur la grandeur passée et méditant avec mélancolie sur l'état présent : la Grèce; l'Anatolie et Constantinople;  Rhodes, Jaffa, Béethléem et la Mer Morte; Jérusalem; l'Egypte; Tunis. Il inspira de nombreux écrivains (Lamartine, Nerval, Flaubert) et défendit dans une nouvelle édition la cause de la Grèce. 

Athènes - "Il faut maintenant se figurer tout cet espace tantôt nu et couvert d'une bruyère jaune, tantôt coupé par des bouquets d'oliviers, par des carrés d'orge, par des sillons de vignes ; il faut se représenter des fûts de colonne et des bouts de ruines anciennes et modernes sortant du milieu de ces cultures ; des murs blanchis et des clôtures de jardins traversant les champs : il faut répandre dans la campagne des Albanaises qui tirent de l'eau ou qui lavent à des puits les robes des Turcs ; des paysans qui vont et viennent, conduisant des ânes ou portant sur leur dos des provisions à la ville ; il faut supposer toutes ces montagnes dont les noms sont si beaux, toutes ces ruines si célèbres, toutes ces îles, toutes ces mers non moins fameuses éclairées d'une lumière éclatante. J'ai vu, du haut de l'Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette ; les corneilles, qui nichent autour de la citadelle mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l'ombre le long des flancs de l'Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles : Athènes, l'Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d'un rayon d'or, s'animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière : et la citadelle de Corinthe, renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu .
Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d'Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l'ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d'Œdipe, de Philoctète et d'Hécube ; nous aurions pu ouïr les applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre oreille. A peine quelques cris échappés à une populace esclave sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d'un peuple libre. Je me disais, pour me consoler, ce qu'il faut se dire sans cesse : " Tout passe, tout finit dans ce monde ". Où sont allés les génies divins qui élevèrent le temple sur les débris duquel j'étais assis ? Ce soleil qui peut-être éclairait les derniers soupirs de la pauvre fille de Mégare, avait vu mourir la brillante Aspasie. Ce tableau de l'Attique, ce spectacle que je contemplais, avait été contemplé par des yeux fermés depuis deux mille ans. Je passerai à mon tour : d'autres hommes aussi fugitifs que moi viendront faire les mêmes réflexions sur les mêmes ruines. Notre vie et notre cœur sont entre les mains de Dieu : laissons-le donc disposer de l'une comme de l'autre. "

 

William Stanley Haseltine (1835-1900), "Lumière matinale sur la campagne romaine", 1871

 

"Lettre à Fontanes" (1804-1827)

 En 1827, à la suite du Voyage en Amérique, Chateaubriand publia son "Voyage en Italie", dont les éléments remontent aux années 1803-1804. Médiocre secrétaire d'ambassade, il avait été à Rome, comme ailleurs, un touriste de premier ordre. Il avait longuement erré parmi les ruines et les musées de la ville éternelle, visité Tivoli et la villa Adriana, Literne et le Tombeau de Scipion, Baies, Pouzzoles, le Vésuve et les cités sinistrées. Il écrivait alors, dans une note intitulée "Promenade dans Rome au clair de lune" : «J'ai dans la tête le sujet d'une vingtaine de lettres sur l'Italie » Ces lettres, si l'on n'y comprend pas les trois qu'il adressa à Joubert sur son voyage, n'ont pas été écrites, à l'exception de la fameuse Lettre à Fontanes, dont nous donnons la première moitié. Comme toutes les méditations et les notes qui composent le petit recueil de 1827, elle est à rapprocher de L'ltinéraire et des Martyrs. Mais, publiée à part dès 1804, elle eut une fortune privilégiée, et la poème en rayonna, en dehors de l'œuvre de Chateaubriand, sur toute cette école que Sainte-Beuve appellera «romaine», à laquelle il rattachait Charles Didier, Hortense Allart, J.-J . Ampère, Lamartine, Stendhal, mais aussi madame de Staël par le roman de "Corinne" et des peintres comme Léopold Robert ..

 

 M. de Fontanes, Rome, le 10 janvier 1804

J'arrive de Naples, mon cher ami, et je vous porte un fruit de mon voyage, sur lequel vous avez des droits : quelques feuilles du laurier du tombeau de Virgile. «Tenet nunc  Parthenope» (Naples me possède maintenant, Virgile). Il y a longtemps que j'aurais dû vous parler de cette terre classique, faite pour intéresser un génie tel que le vôtre ; mais diverses raisons m'en ont empêché. Cependant je ne veux pas quitter Rome sans vous dire au moins quelques mots de cette ville fameuse. Nous étions convenus que je vous écrirais au hasard et sans suite tout ce que je penserais de l'Italie, comme je vous disais autrefois l'impression que faisaient sur mon cœur les solitudes du Nouveau Monde. Sans autre préambule, je vais donc essayer de vous peindre les dehors de Rome, ses campagnes et ses ruines. 

Vous avez lu tout ce qu'on a écrit sur ce sujet ; mais je ne sais si les voyageurs vous ont donné une idée bien juste du tableau que présente la campagne de Rome. Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l'Écriture; un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette malédiction du prophète : Venient tibi duo haec subito in die una : sterilitas et viduitas (Deux choses te viendront à la fois dans un seul jour, stérilité et veuvage, Isaïe). Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l'hiver : ces traces, vues de loin, ont elles-mêmes l'air de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d'une onde orageuse qui s'est écoulée comme le peuple romain. A peiné découvrez-vous quelques arbres, mais partout s'élèvent des ruines d'aqueducs et de tombeaux ; ruines qui semblent être les forêts et les plantes. indigènes d'une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires.

Souvent dans une grande plaine j'ai cru voir de riches moissons ; je m'en approchais : des herbes flétries. avaient trompé mon œil. Parfois sous ces moissons stériles vous distinguez les traces d'une ancienne culture. Point d'oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs; les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n'en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui, dans nos histoires gothiques, défendent l'entrée des châteaux abandonnés. Enfin l'on dirait qu'aucune nation n'a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que ces champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus ou la dernière charrue romaine.

C'est du milieu de ce terrain inculte, que domine et qu'attriste encore un monument appelé par la voix populaire le "Tombeau de Néron", que s'élève la grande ombre de la ville éternelle. Déchue de sa puissance terrestre, elle semble, dans son orgueil, avoir voulu s'isoler : elle s'est séparée des autres cités de la terre ; et, comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude.

Il me serait impossible de vous dire ce qu'on éprouve lorsque Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ses royaumes vides, "inania regna", et qu'elle a l'air de se lever pour vous de la tombe où elle était couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les prophètes lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à laquelle il avait attaché les destinées de son peuple : "Quasi aspectus splendoris" (C'était comme une vision de splendeur, Ezéch.). La multitude des souvenirs, l'abondance des sentiments vous oppressent ; votre âme est bouleversée à l'aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde, comme héritière

de Saturne et de Jacob.

Vous croirez peut-être, mon cher ami, d'après cette description, qu'il n'y a rien de plus affreux que les campagnes romaines ? Vous vous tromperiez beaucoup ; elles ont une inconcevable grandeur : on est toujours prêt, en les regardant, à s'écrier avec Virgile :

'Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus, / Magna virum !" (Salut, terre féconde, terre de Saturne, mère de grands hommes).

Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront ; si vous les contemplez en artiste, en poète, et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu'elles fussent autrement. L'aspect d'un champ de blé ou d'un coteau de vignes ne vous donnerait pas d'aussi fortes émotions que la vue de cette terre dont la culture moderne n'a pas rajeuni le sol, et qui est demeurée antique comme les ruines qui la couvrent.

Rien n'est comparable pour la beauté aux lignes de l'horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne prennent la forme d'une arène, d'un cirque, d'un hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu'ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires; il n'y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s'insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux; toutes les surfaces, au moyen d'une gradation insensible de couleurs, s'unissent par leurs extrémités, sans qu'on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l'autre commence. 

Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c'est la lumière de Rome ! Je ne me lassais point de voir à la villa Borghèse le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marins et sur les pins de la villa Pamphili, plantés par Le Nôtre. J'ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d'opale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d'une teinte violette et purpurine. Quelquefois de beaux nuages comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l'apparition des habitants de l'Olympe sous ce ciel mythologique ; quelquefois l'antique Rome semble avoir étendu dans l'occident toute la pourpre de ses consuls et de ses césars, sous les derniers pas du dieu du jour. Cette riche décoration ne se retire pas aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que ses teintes vont s'effacer, elle se ranime sur quelque autre point de l'horizon ; un crépuscule succède à un crépuscule, et la magie du couchant se prolonge. Il est vrai qu'à cette heure du repos des campagnes l'air ne retentit plus de chants bucoliques ; les bergers n'y sont plus, "Dulcia linquimus arva !" (Nous quittons nos douces campagnes, Virgile) mais on voit encore les "grandes victimes du Clytumne", des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi-sauvages qui descendent au bord du Tibre et viennent s'abreuver  dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux

Sabins ou au siècle de l'Arcadien Évandre, 'Pasteurs des peuples" (Homère), alors que le Tibre s'appelait "Albula", et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues.

Je conviendrai toutefois que les sites de Naples sont peut-être plus éblouissants que ceux de Rome : lorsque le soleil enflammé, ou que la lune large et rougie, s'élève au-dessus du Vésuve, comme un globe lancé par le volcan, la baie de Naples avec ses rivages bordés d'orangers, les montagnes de la Fouille, l'île de Caprée, la côte du Pausilippe, Baïes, Misène, Cumes, l'Averne, les champs Élysées, et toute cette terre virgilienne, présentent un spectacle magnifique ; mais il n'a pas selon moi le grandiose de la campagne romaine. Du moins est-il certain que l'on s'attache prodigieusement à ce sol fameux. Il y a deux mille ans que Cicéron se croyait exilé sous le ciel de l'Asie, et qu'il écrivait à ses amis : "Urbem, mi Rufi, cole ; in ista luce vive" (C'est à Rome qu'il faut habiter, mon cher Rufus, c'est à cette lumière qu'il faut vivre).

Cet attrait de la belle Ausonie est encore le même. On cite plusieurs exemples de voyageurs qui, venus à Rome dans le dessein d'y passer quelques jours, y sont demeurés toute leur vie. Il fallut que le Poussin vînt mourir sur cette terre des beaux paysages : au moment même où je vous écris, j'ai le bonheur d'y connaître M. d'Agincourt, qui y vit seul depuis vingt-cinq ans, et qui promet à la France d'avoir aussi son Winckelman.

Quiconque s'occupe uniquement de l'étude de l'antiquité et des arts, ou quiconque n'a plus de liens dans la vie, doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et qui occupera son cœur, des promenades qui lui diront toujours quelque chose. La pierre qu'il foulera aux pieds lui parlera, la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S'il est malheureux, s'il a mêlé les cendres de ceux qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d'un ami vertueux, du charmant tombeau de Cecilia Metella au modeste cercueil d'une femme infortunée ! Il pourra croire que ces mânes chéris se plaisent à errer autour de ces monuments avec l'ombre de Cicéron, pleurant encore sa chère Tullie, ou d'Agrippine encore occupée de l'urne de Germanicus. S'il est chrétien, ah ! comment pourrait-il alors s'arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette  terre qui a vu naître un second empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l'a précédé, de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l'œil du Père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux ?

Quoique Rome, vue intérieurement, offre l'aspect de la plupart des villes européennes, toutefois elle conserve encore un caractère particulier : aucune autre cité ne présente un pareil mélange d'architecture et de ruines, depuis le Panthéon d'Agrippa jusqu'aux murailles de Bélisaire, depuis les monuments apportés d'Alexandrie jusqu'au dôme élevé par Michel-Ange. La beauté des femmes est un autre trait distinctif de Rome : elles rappellent par leur port et leur démarche les Clélie et les Cornélie ; on croirait voir des statues antiques de Junon ou de Pallas descendues de leur piédestal et se promenant autour de leurs temples. D'une autre part , on retrouve chez les Romains ce "ton des chairs" auquel les peintres ont donné le nom de "couleur historique", et qu'ils emploient dans leurs tableaux.

Il est naturel que des hommes dont les aïeux ont joué un si grand rôle sur la terre aient servi de modèle ou de type aux Raphaël et aux Dominiquin, pour représenter les personnages de l'histoire...."

 

Léopold Robert (1794-1835) avait fréquenté en 1825 le salon de Juliette Récamier, voyagé à Naples et dans différentes régions italiennes (1825, 1829), et y exécuta nombre de compositions monumentales qui remportèrent un grand succès tant au Salon de Paris de 1827 (Le retour du pèlerinage de la Madone de l'Arc, musée du Louvre), puis à celui de 1831 (L'Arrivée des moissonneurs dans les marais Pontins, musée du Louvre), et inspiré inspirer Victor Hugo et Lamartine avec "Le Départ des pêcheurs de l'Adriatique" (musée d'art et d'histoire de Neuchâtel). Un artiste tout autant célèbre pour son amour, déçu, de Charlotte Bonaparte, épouse du prince Napoléon Louis Bonaparte, peintre elle-même et représentée par Jacques-Louis David, en 1821 (Charlotte et Zénaïde Bonaparte, Los Angeles, Getty Center).

 

Vie de Rancé (François-René de Chateaubriand, 1844)
Chateaubriand "retrace en quatre livres la jeunesse mondaine, la maturité austère et la vieillesse d'un religieux du XVIIIème siècle qui bouleversé par la mort d'une femme aimée s'est converti à 37 ans puis retiré à La Trappe, et qui par son apostolat, sut restaurer dans son monastère la plus stricte observance de la règle. Chateaubriand retrouve, à chaque étape de cette existence, une image de sa propre vie : mêmes rêves d'aventures, même expérience de la douleur, mêmes remords, même désir de conversion. La pensée de la mort hante l'ouvrage comme elle hante Chateaubriand vieillissant". La nostalgie du temps passé fait parfois surgir un univers fantastique que les réalistes se réapproprieront : "la vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel."

 

Le château de Combourg, situé en Bretagne, à mi-chemin de Rennes (39 km) et de Saint-Malo (36 km), fut construit entre le XIIe siècle et le XVe siècle sur une butte, au bord du «Lac Tranquille», et vendu à René-Auguste de Chateaubriand en 1761, le père de François-René de Chateaubriand : François-René y passe une enfance qu'il décrira comme souvent morose auprès d'un père taciturne et d'une mère superstitieuse et maladive...

 

Mémoires d'Outre-tombe (François-René de Chateaubriand, 1848)
Le 21 octobre 1848, les Mémoires d’outre-tombe commencent à paraître dans la Presse en feuilleton, et ce jusqu’en juillet 1850. Considérés comme le chef-d'œuvre de Chateaubriand, les Mémoires d'outre-tombe constituent une entreprise d'exception, à la croisée de l'autobiographie et des mémoires, centrée sur un thème récurrent, la fuite du temps. Elles relatent en quatre parties les différents épisodes de la vie de l'auteur : "Ma jeunesse, ma carrière de soldat et de voyageur", "Ma carrière littéraire", "Ma carrière politique", "Quatrième et dernière carrière, synthèse des trois précédentes". Les pages consacrées aux souvenirs de l'enfance et de l'adolescence sont connues pour leur lyrisme, tandis que sa vie d'homme et sa carrière politique et diplomatique sont restituées sous l'angle d'une orgueilleuse épopée : "Je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d'homme."

 

La naissance, "le mugissement des vagues étouffa mes premiers cris, le bruit de la tempête berça mon premier sommeil..."

La maison qu'habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint−Malo, appelée la rue des Juifs : cette maison est aujourd'hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s'étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J'eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades. 

J'étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris : on m'a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s'est jamais effacée de ma mémoire. Il n'y a pas de jour où, rêvant à ce que j'ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m'infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j'ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.

 

(A mi-chemin de Rennes et de Saint-Malo, en France, ...)
"Le calme morne du château de Combourg était augmenté par l'humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispersés à toutes les aires de vent de l'édifice. Sa chambre à coucher était placée dans la petite tour de l'est, et son cabinet dans la petite tour de l'ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre généalogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminée, et dans l'embrasure d'une fenêtre on voyait toutes sortes d'armes depuis le pistolet jusqu'à l'espingole. L'appartement de ma mère régnait au-dessus de la grand' salle, entre les deux petites tours : il était parqueté et orné de glaces de Venise à facettes. Ma sœur habitait un cabinet dépendant de l'appartement de ma mère. La femme de chambre couchait loin de là dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j'étais niché dans une espèce de cellule isolée, au haut de la tourelle de l'escalier qui communiquait de la cour intérieure aux diverses parties du château. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon père et le domestique gisaient dans des caveaux voûtés, et la cuisinière tenait garnison dans la grosse tour de l'ouest.
Mon père se levait à quatre heures du matin, hiver comme été : il venait dans la cour intérieure appeler et éveiller son valet de chambre, à l'entrée de l'escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de café à cinq heures ; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu'à midi. Ma mère et ma sœur déjeunaient chacune dans leur chambre, à huit heures du matin. Je n'avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour déjeuner ; j'étais censé étudier jusqu'à midi : la plupart du temps je ne faisais rien.
A onze heures et demie, on sonnait le dîner que l'on servait à midi. La grand'salle était à la fois salle à manger et salon : on dînait et l'on soupait à l'une de ses extrémités du côté de l'est ; après les repas, on se venait placer à l'autre extrémité du côté de l'ouest, devant une énorme cheminée. La grand'salle était boisée, peinte en gris blanc et ornée de vieux portraits depuis le règne de François Ier jusqu'à celui de Louis XIV ; parmi ces portraits, on distinguait ceux de Condé et de Turenne : un tableau représentant Hector tué par Achille sous les murs de Troie était suspendu au-dessus de la cheminée.
Le dîner fait, on restait ensemble jusqu'à deux heures. Alors, si l'été, mon père prenait le divertissement de la pêche, visitait ses potagers, se promenait dans l'étendue du vol du chapon : si l'automne et l'hiver, il partait pour la chasse, ma mère se retirait dans la chapelle, où elle passait quelques heures en prière. Cette chapelle était un oratoire sombre, embelli de bons tableaux des plus grands maîtres, qu'on ne s'attendait guère à trouver dans un château féodal, au fond de la Bretagne. J'ai aujourd'hui en ma possession une Sainte Famille de l'Albane, peinte sur cuivre, tirée de cette chapelle : c'est tout ce qui me reste de Combourg.
Mon père parti et ma mère en prière, Lucile s'enfermait dans sa chambre ; je regagnais ma cellule, ou j'allais courir les champs. A huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours, on s'asseyait sur le perron. Mon père, armé de son fusil, tirait les chouettes qui sortaient des créneaux à l'entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premières étoiles. A dix heures, on rentrait et l'on se couchait."

 

"Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres ; puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l'autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant : " De quoi parliez-vous ? " Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent.
Dix heures sonnaient à l'horloge du château : mon père s'arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. II tirait sa montre, la montait, prenait un flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions, en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.
Le talisman était brisé : ma mère, ma sœur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles : si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher."

 

Les sinistres soirées de Combourg, son isolement dans son donjon, ses promenades mélancoliques, son affection pour sa sœur Lucile.... Timide et contraint, nous dit-on, devant ce père morose, abandonné aux domestiques par une mère vive et bonne, mais insouciante, et qui réservait au fils aîné ses tendresses, l'enfant Chateaubriand ne connut guère la tiédeur du nid familial. Ce n'est pas au milieu des siens qu'il se développa et s'ouvrit. Et Lucile, ajoute-t-on ? - Lucile, son aînée de quatre ans, lui fut une sœur dévouée et douce, mais sans véritable influence. Il l'a écrit : «Lucile et moi, nous nous étions inutiles».  Elle ne le conseillait point, ne le guidait point ; elle lui demandait ses rêves et rêvait avec lui. Sa jolie âme fut pour son frère le miroir où il se regardait vivre : les principes de cette vie, il les trouvait ailleurs....

 

(L1 Chapitre 3) - "Lucile, la quatrième de mes sœurs, avait deux ans de plus que moi. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses sœurs. Qu'on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre ; qu'on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne ; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés ; soutenez son cou par un collier de fer garni  de velours brun ; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, rattachez-les avec une toque d'étoffe noire ; et vous verrez la misérable créature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n'aurait soupçonné, dans la chétive Lucile, les talents et la beauté qui devaient un jour briller en elle.

Elle me fut livrée comme un jouet ; je n'abusai point de mon pouvoir ; au lieu de la soumettre à mes volontés, je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les sœurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal; je lisais encore plus mal. On la grondait ; je griffais les sœurs : grandes plaintes portées à ma mère. Je commençais à passer pour un vaurien, un révolté, un paresseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents : mon père disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mère soupirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette. Tout enfant que j'étais, le propos de mon père me révoltait ; quand ma mère couronnait ses remontrances par l'éloge de mon frère qu'elle appelait un Caton, un héros, je me sentais disposé à faire tout le mal qu'on semblait attendre de moi..."

 

( L2 Chapitre 3)

 Troublantes lectures - A peine arrivé à Combourg, il lui faut aller, « malgré ses pleurs », au collège de Dol. Il avait douze ans quand certains livres commencent à le troubler.

"CETTE même année, commença une révolution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard fit tomber entre mes mains deux livres bien divers, un Horace non châtié et une  histoire des "Confessions mal faites". Le bouleversement d'idées que ces deux livres me causèrent est incroyable : un monde étrange s'éleva autour de moi. D'un côté, je soupçonnai des secrets incompréhensibles à mon âge, une existence différente de la mienne, des plaisirs au delà de mes jeux, des charmes d'une nature ignorée dans un sexe où je n'avais vu qu'une mère et des sœurs ; d'un autre côté, des spectres traînant des chaînes et vomissant des flammes m'annonçaient les supplices éternels pour un seul péché dissimulé. Je perdis le sommeil ; la nuit, je croyais voir tour à tour des mains noires et des mains blanches passer à travers mes rideaux : je vins à me figurer que ces dernières mains étaient maudites par la religion, et cette idée accrut mon épouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l'enfer l'explication d'un double mystère. Frappé à la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d'une passion prématurée et les terreurs de la superstition.

Dès lors je sentis s'échapper quelques étincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J'expliquais le quatrième livre de l'Enéide et lisais le Télémaque : tout à coup je découvris dans Didon et dans Eucharis des beautés qui me ravirent ; je devins sensible à l'harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour à livre ouvert "Aeneadum genitrix, hominum divûmque voluptas'" (Mère des Enéades, volupté des hommes et des dieux) de Lucrèce avec tant de vivacité que M. Égault m'arracha le poème et me jeta dans les racines grecques. Je dérobai un Tibulle : quand j'arrivai au "Quam juvat immites ventos audire cubantem" (Qu'il est doux d'entendre de son lit les vents sauvages), ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la "Pécheresse" et de "l'Enfant prodigue" ne me quittaient plus. On me les laissait feuilleter, car on ne se doutait guère de ce que j 'y trouvais. Je volais de petits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions séduisantes des désordres de l'âme.

Je m'endormais en balbutiant des phrases incohérentes, où je tâchais de mettre la douceur, le nombre et la grâce de l'écrivain qui a le mieux transporté dans la prose l'euphonie racinienne. 

Si j'ai, dans la suite, peint avec quelque vérité les entraînements du cœur mêlées aux syndérèses chrétiennes, je suis persuadé que j'ai dû ce succès au hasard qui me fit connaître au même moment deux empires ennemis. Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre eurent leur correctif dans les frayeurs qu'un autre livre m'inspira, et celles-ci furent  comme alanguies par les molles pensées que m'avaient laissées des tableaux sans voile."

 

 (L3 Chapitre 11) - En proie au vague des passions, Chateaubriand adolescent se crée une compagne idéale, la  Sylphide, qu'il pare de tous les attraits de la beauté : "L'ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude firent qu'au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même ; faute d'objet réel, j'évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus."

 

« Ce délire dura deux années entières pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus ; j'étudiais encore, je jetai là les livres ; mon goût pour la solitude redoubla. J'avais tous les symptômes d'une passion violente ; mes yeux se creusaient ; je maigrissais ; je ne dormais plus ; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices.
Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres druidiques ; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes : j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astre du jour ; je lui donnais ma beauté à conduire afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité : je reprenais le chemin du manoir, le cœur serré, le visage abattu.
Les jours d'orage en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme électrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme : comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelais la foudre ; j'espérais qu'elle m'apporterait Armide.
Le ciel était-il serein ? je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J'avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules : là, isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes ; ma nymphe était à mes côtés. J'associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises.
D'autres fois, je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires ; j'écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés : je prêtais l'oreille à chaque arbre ; je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois : je voulais redire ces plaisirs, et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'une voix, dans les frémissements d'une harpe, dans les sons veloutés ou limpides d'un cor ou d'un harmonica.»

 

« ... La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d'eau, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voix de l'automne sortaient des marais et des bois ; j'échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. A peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages : roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j'allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l'espace, descendant du trône de Dieu aux portes de l'abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l'aquilon ne m'apportaient que les soupirs de la volupté ; le murmure de la pluie m'invitait au sommeil sur le sein d'une femme. Les paroles que j'adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse, et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Eve innocente, Eve tombée, l'enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions : je la plaçais sur un autel et je l'adorais. L'orgueil d'être aimé d'elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle ? Je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire ; je tremblais au son de sa voix ; je frémissais de désir, si je touchais ce qu'elle avait touché. L'air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang. Un seul de ses regards m'eût fait voler au bout de la terre ; quel désert ne m'eût suffi avec elle ! ...»

 

Paris était sur le chemin de Cambrai. Le chevalier s'y arrête, très malheureux de sa sauvagerie. «Il trouvait à tous les visages un air goguenard.» Enfin son frère aîné vient le chercher et le mène chez leur sœur, madame de Farcy, qui le reçut avec tendresse. Le lendemain, le «gros cousin» Moreau le réclame pour madame de Chastenay. On n'a pas mieux réussi que Chateaubriand à identifier cette dame. Elle reste dans ses Mémoires à l'état de «profil perdu». Madame de Chastenay ...

 

"JE vis une belle femme qui n'était plus de la première jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un attachement. Elle me reçut bien, tâcha de me mettre à l'aise, me questionna sur ma province et sur mon régiment. Je fus gauche et embarrassé ; je faisais des signes à mon cousin pour abréger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes mérites, assurant que j'avais fait des vers dans le sein de ma mère et m'invitant à célébrer madame de Chastenay. Elle me débarrassa de cette situation pénible, me demanda pardon d'être obligée de sortir et m'invita à revenir la voir le lendemain matin, avec un son de voix si doux que je promis involontairement d'obéir.

Je revins le lendemain seul chez elle : je la trouvai couchée dans une chambre élégamment arrangée. Elle me dit qu'elle était un peu souffrante, et qu'elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la première fois au bord du lit d'une femme qui n'était ni ma mère ni ma sœur. Elle avait remarqué la veille ma timidité, elle la vainquit au point que j'osai m'exprimer avec une sorte d'abandon. J'ai oublié ce que je lui dis; mais il me semble que je vois encore son air étonné. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde, en me disant avec un sourire : « Nous vous apprivoiserons. » Je ne baisai pas même cette belle main ; je me retirai tout troublé. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui était cette dame de Chastenay ? Je n'en sais rien : elle a passé comme une ombre charmante dans ma vie."

 

1786, Cambrai puis Dieppe, le jeune Chateaubriand gagne Paris, à partir de la mort de son père. Sa vocation se dessine, homme de lettre, jusque-là Il ne savait guère ce qu'il veut, c'est-à-dire qu'il voulait tout et ne renonçait à rien. Lucile l'avait encouragé, lui disant à Combourg, en l'entendant exalter la solitude, «Tu devrais peindre tout cela».  A Paris, il a retrouvé son frère, petit-gendre de Malesherbes et magistrat, et c'est par eux, par les Rosanbo, qu'il se pousse dans le monde des auteurs, voit La Harpe, dîne avec Mirabeau, connaît Parny, se lie avec Fontanes, Chamfort, Ginguené, Lebrun. Son ambition, à cette date, est d'être imprimé dans l'Almanach des Muses, il y parvient, on lui publie des vers sur L'Amour de la campagne. En même temps il s'ouvre à l'esprit de Voltaire et à celui de Rousseau, dans cinq ans cela aboutira à l'Essai sur les révolutions. En attendant, et son humeur aventureuse aidant, il s'éprend de la vie sauvage, s'enthousiasme avec Malesherbes à l'idée d'explorer les régions polaires et s'embarque à Saint-Malo, le 5 avril 1791, à destination de Baltimore....

 

Gens de lettres - De Cambrai on le nomme à Dieppe. Il revoit la Bretagne, passe un semestre à Fougères avec ses sœurs, et revient avec elles à Paris. De cette époque datent ses premières relations avec des gens de lettres. Il en a portraituré dans un style qui rappelle Saint-Simon. 

"MADAME DE FARCY s'était accointée, je ne sais comment, avec Delisle de Sales, lequel gavait été mis jadis à Vincennes pour des niaiseries philosophiques. A cette époque, on devenait un personnage quand on avait barbouillé quelques lignes de prose ou inséré un quatrain dans l'Almanach des Muses. Delisle de Sales, très brave homme, très cordialement médiocre, avait un grand relâchement d'esprit et laissait aller sous lui ses années ; ce vieillard s'était composé une belle bibliothèque avec ses ouvrages, qu'on brocantait à l'étranger et que personne ne lisait à Paris. Chaque année, au printemps, il faisait ses remontes d'idées en Allemagne. Gras et débraillé, il portait un rouleau de papier crasseux que l'on voyait sortir de sa poche ; il y consignait au coin des rues sa pensée du moment. Sur le piédestal de son buste en marbre, il avait tracé de sa main cette inscription, empruntée au buste de Buffon : Dieu, l'homme, la nature, il a tout expliqué. Delisle de Sales tout expliqué ! Ces orgueils sont bien plaisants, mais bien décourageants. Qui se peut flatter d'avoir un talent véritable ? Ne pouvons-nous pas être, tous tant que nous sommes, sous l'empire d'une illusion semblable à celle de Delisle de Sales ? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase se croit un écrivain de génie et n'est pourtant qu'un sot."

 

Après Delisle de Sales défilent le Rémois Flins, type achevé du bohème; Parny, auquel il garde quelque tendresse; Ginguené, un vague cousin qui joua un rôle sous la Révolution et qu'il montre «béat de philosophie» ; Le Brun, «un faux monsieur de l'Empyrée». Le dernier est Chamfort...

"MAIS, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus à Paris à cette époque était Chamfort ; atteint de la maladie qui a fait les jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons où il était admis ; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des mœurs de la cour. On ne pouvait lui contester de l'esprit et du talent, mais de cet esprit et de ce talent qui n'atteignent point la postérité. Quand il vit que sous la Révolution il n'arrivait à rien, il tourna contre lui-même les

mains qu'il avait levées sur la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu'une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu'une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l'inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n'être encore qu'un vilain dans la féodalité des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper aux supériorités du crime; il se manqua : la mort se rit de ceux qui l'appellent et qui la confondent avec le néant".

 

L5 Chapitre 9 - Scène révolutionnaire - De retour à Paris, le chevalier assiste aux progrès de la Révolution. Nous sommes au lendemain du 14 juillet. Le roi s'est réconcilié avec son peuple.

"Louis XVI vint à l'Hôtel de Ville le 17 : cent mille hommes, armés comme les moines de la Ligue, le reçurent. Il est harangué par MM. Bailly, Moreau de Saint-Méry et Lally-Tolendal, qui pleurèrent : le dernier est resté sujet aux larmes. Le Roi s'attendrit à son tour ; il mit à son chapeau une énorme cocarde tricolore ; on le déclara, sur place, honnête homme, père des Français, roi d'un peuple libre, lequel peuple se préparait, en vertu de sa liberté, à abattre la tête de cet honnête homme, son père et son roi.

PEU de jours après ce raccommodement, j'étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes sœurs et quelques Bretons ; nous entendons crier : «Fermez les portes ! fermez les portes ! » Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue ; du milieu de ce groupe s'élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu'ils s'avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d'une pique : c'étaient les têtes de MM. Foullon et Bertier. Tout le monde se retira des fenêtres ; j'y restai. Les assassins s'arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L'œil d'une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaient le fer : «Brigands ! m'écriai-je, plein d'une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté?» Si j'avais eu un fusil, j'aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l'enfoncer et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal;  les poltrons de l'hôtel m'accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu'on poursuivait, n'eurent pas le temps d'envahir la maison et s'éloignèrent. Ces têtes, et d'autres que je rencontrai

bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j'eus horreur des festins de cannibales, et l'idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit."

 

L5 Chapitre 14 - Société. − Aspect de Paris sous la Révolution, "Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes"...

"Lorsqu'avant la Révolution, je lisais l'histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là ; je m'étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d'être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants.

La Révolution m'a fait comprendre cette possibilité d'existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l'avenir, le mélange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennui. Les passions et les caractères en liberté, se montrent avec une énergie qu'ils n'ont point dans la cité bien réglée. L'infraction des lois, l'affranchissement

des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même ajoutent à l'intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues rentré pour un moment dans l'état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social, que lorsqu'il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.

Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu'en la comparant à l'architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l'assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins : seulement, les débris dont je parle étaient vivants et variaient sans cesse. Dans tous les coins de Paris il y avait des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles.

Les renommées futures erraient dans la foule sans être connues, comme les âmes au bord du Léthé avant d'avoir joui de la lumière. J'ai vu le maréchal Gouvion-Saint-Cyr remplir un rôle sur le théâtre du Marais, dans la "Altière coupable" de Beaumarchais. On se transportait du club des Feuillants au club des Jacobins, des bals et des maisons de jeu aux groupes du Palais−Royal, de la tribune de l'Assemblée nationale à la tribune en plein vent. Passaient et repassaient dans les rues des députations populaires, des piquets de cavalerie, des

patrouilles d'infanterie. Auprès d'un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme, cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. Aux théâtres, les acteurs publiaient les nouvelles, le parterre entonnait des couplets patriotiques. Des pièces de circonstance attiraient la foule : un abbé paraissait sur la scène. Le peuple lui criait : " Calotin ! calotin ! " et l'abbé répondait : " Messieurs, vive la nation ! " ; on courait entendre chanter Mandini et sa femme, Viganoni et Rovedino à l'Opéra Buffa, après avoir entendu hurler "Ça ira" ; on allait admirer madame Dugazon, madame Saint-Aubin, Carline, la petite Olivier, mademoiselle Contat, Molé, Fleury, Talma débutant, après avoir vu pendre Favras.

Les promenades au boulevard du Temple et à celui des Italiens, surnommé Coblentz, les allées du jardin des Tuileries étaient inondées de femmes pimpantes : trois jeunes filles de Grétry y brillaient, blanches et roses comme leur parure : elles moururent bientôt toutes trois. " Elle s'endormit pour jamais, dit Grétry en parlant de sa fille aînée, assise sur mes genoux, aussi belle que pendant sa vie. " Une multitude de voitures sillonnaient les carrefours où barbotaient les sans−culottes et l'on trouvait la belle madame de Buffon, assise seule dans un phaéton du duc d'Orléans, stationné à la porte de quelque club.

L'élégance et le goût de la société aristocratique se retrouvaient à l'hôtel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d'Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magistrature, restés ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient (avec madame de Staël, la duchesse d'Aiguillon, mesdames de Beaumont et de Sérilly) toutes  les nouvelles illustrations de la France, et toutes les libertés des nouvelles moeurs. Le cordonnier en uniforme

d'officier de la garde nationale, prenait à genoux la mesure de votre pied ; le moine, qui le vendredi traînait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l'habit bourgeois ; le capucin, rasé, lisait le journal à la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise : c'était une tante ou une soeur mise à la porte de son monastère. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent, à Grenade, les salles abandonnées de l'Alhambra, ou comme ils s'arrêtent, à Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle.

Du reste force duels et amours, liaisons de prison et fraternité de politique, rendez−vous mystérieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poésie de la nature ; promenades écartées, silencieuses, solitaires, mêlées de serments éternels et de tendresses indéfinissables, au sourd fracas d'un monde qui fuyait, au bruit lointain d'une société croulante, qui menaçait de sa chute ces félicités placées au pied des événements. Quand on s'était perdu de vue vingt-quatre heures, on n'était pas sûr de se retrouver

jamais. Les uns s'engageaient dans les routes révolutionnaires, les autres méditaient la guerre civile ; les autres partaient pour l'Ohio, où ils se faisaient précéder de plans de châteaux à bâtir chez les Sauvages ; les autres allaient rejoindre les Princes : tout cela allègrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche : les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrêt du parlement ; les patriotes, tout aussi légers dans leurs espérances, annonçant le règne de la paix et du bonheur avec celui de la liberté...."

 

1791 - Voyage en Amérique,  véritable révélation de ce voyage, mais de quel voyage parle-t-on Chateaubriand s'est découvert explorateur et imagine un destin à l'égal de celui de Bonaparte : (L5 Chapitre 15) "Une idée me dominait, l'idée de passer aux Etats−Unis : il fallait un but utile à mon voyage ; je me proposais de découvrir (ainsi que je l'ai dit dans ces Mémoires et dans plusieurs de mes ouvrages) le passage au nord−ouest de l'Amérique. Ce projet n'était pas dégagé de ma nature poétique. Personne ne s'occupait de moi ; j'étais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous−lieutenant tout à fait inconnu ; nous partions, l'un et l'autre, de l'obscurité à la même époque, moi pour chercher ma renommée dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m'étant attaché à aucune femme, ma sylphide obsédait encore mon imagination. Je me faisais une félicité de réaliser avec elle mes courses fantastiques dans les forêts du Nouveau-Monde. Par l'influence d'une autre nature, ma fleur d'amour, mon fantôme sans nom des bois de l'Armorique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride...."

Chateaubriand se proposait donc à la fois de trouver en Amérique le fameux passage du Nord-Ouest et d`y rencontrer l` "homme de la nature". ll ne découvrit pas le premier, mais il crut avoir trouvé le deuxième. Pendant les cinq mois qu'il y passa, à peine eut-il le temps d'aller de Baltimore à Philadelphie et de Philadelphie aux Lacs. Vraisemblablement il vit la chute du Niagara et revint vers la côte, sans avoir traversé les Appalaches, ni les Florides, ni la Louisiane, sans avoir couché sous la hutte du Peau Rouge. La splendeur des paysages américains, dont l'évocation nous vaut des pages d`une grande beauté, tout l'exotisme de ses Natchez, Atala, René et du Voyage en Amérique semble en fait emprunté aux relations de Pierre-François-Xavier de Charlevoix, de William Bartram (Travels through North and South Carolina, Georgia, East and West Florida, the Cherokee Country.., 1791) ou de Gilbert Imlay (A Topographical Description of the Western Territory of North America, 1792). Mais peu importe ...

 

L6 Chapitre 2 - Londres, ...

"Traversée de l'océan. Le livre précédent se termine par mon embarquement à Saint−Malo. Bientôt nous sortîmes de la Manche, et l'immense houle de l'ouest nous annonça l'Atlantique. Il est difficile aux personnes qui n'ont jamais navigué, de se faire une idée des sentiments qu'on éprouve, lorsque du bord d'un vaisseau on n'aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l'abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l'absence de la terre ; on laisse sur le rivage les passions des hommes ; entre le monde que l'on quitte et celui que l'on cherche, on n'a pour amour et pour patrie que l'élément sur lequel on est porté : plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des matelots n'est pas la langue ordinaire : c'est une langue telle que la parlent l'océan et le ciel, le calme et la tempête. Vous habitez un univers d'eau parmi des créatures dont le vêtement, les goûts les manières, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochtones ; elles ont la rudesse du loup marin et la légèreté de l'oiseau ; on ne voit point sur leur front les soucis de la société ; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuée, et sont moins creusées par l'âge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces créatures, imprégnée de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l'écueil battu de la lame.."

 

 L8 Chapitre 5 -  "... il ne faut pas chercher aux Etats-Unis ce qui distingue l'homme des autres êtres de la création, ce qui est son extrait d'immortalité et l'ornement de ses jours : les lettres sont inconnues dans la nouvelle république, quoiqu'elles soient appelées par une foule d'établissements. L'Américain a remplacé les opérations intellectuelles par les opérations positives ; ne lui imputez point à infériorité sa médiocrité dans les arts, car ce n'est pas de ce côté qu'il a porté son attention. Jeté par différentes causes sur un sol désert,

l'agriculture et le commerce ont été l'objet de ses soins ; avant de penser, il faut vivre ; avant de planter des arbres, il faut les abattre, afin de labourer. Les colons primitifs, l'esprit rempli de controverses religieuses, portaient, il est vrai, la passion de la dispute jusqu'au sein des forêts ; mais il fallait qu'ils marchassent d'abord à la conquête du désert la hache sur l'épaule, n'ayant pupitre, dans l'intervalle de leurs labeurs, que l'orme qu'ils équarrissaient. Les Américains n'ont point parcouru les degrés de l'âge des peuples ; ils ont laissé en Europe leur enfance et leur jeunesse ; les paroles naïves du berceau leur ont été inconnues ; ils n'ont joui des douceurs du foyer qu'à travers le regret d'une patrie qu'ils n'avaient jamais vue, dont ils pleuraient l'éternelle absence et le charme qu'on leur avait raconté.

Il n'y a dans le nouveau continent ni littérature classique, ni littérature romantique, ni littérature indienne : classique, les Américains n'ont point de modèles ; romantique, les Américains n'ont point de moyen âge ; indienne, les Américains méprisent les sauvages et ont horreur des bois comme d'une prison qui leur était destinée.

Ainsi, ce n'est donc pas la littérature à part, la littérature proprement dite, que l'on trouve en Amérique : c'est la littérature appliquée, servant aux divers usages de la société ; c'est la littérature d'ouvriers, de négociants, de marins, de laboureurs. Les Américains ne réussissent guère que dans la mécanique et dans les sciences, parce que les sciences ont un côté matériel : Franklin et Fulton se sont emparés de la foudre et de la vapeur au profit des hommes. Il appartenait à l'Amérique de doter le monde de la découverte par laquelle aucun continent ne pourra désormais échapper aux recherches du navigateur.

La poésie et l'imagination, partage d'un très petit nombre de désoeuvrés, sont regardées aux Etats-Unis comme des puérilités du premier et du dernier âge de la vie : les Américains n'ont point eu d'enfance, ils n'ont point encore de vieillesse.

De ceci il résulte que les hommes engagés dans les études sérieuses ont dû nécessairement appartenir aux affaires de leur pays afin d'en acquérir la connaissance, et qu'ils ont dû de même se trouver acteurs dans leur révolution. Mais une chose triste est à remarquer ; la dégénération prompte du talent, depuis les premiers hommes des troubles américains jusqu'aux hommes de ces derniers temps ; et cependant ces hommes se touchent. Les anciens présidents de la république ont un caractère religieux, simple, élevé, calme, dont on ne trouve aucune trace dans nos fracas sanglants de la République et de l'empire. La solitude dont les Américains étaient environnés a réagi sur leur nature ; ils ont accompli en silence leur liberté..."

 

1792 - Un journal apprend à Chateaubriand, en Amérique, la fuite de Louis XVI à Varennes et son arrestation. Gentilhomme fidèle, il ne songe plus qu'à lui offrir son épée et repasse l'Atlantique pour débarquer le 2 janvier 1792 au Havre après une rude tempête. Il trouve sa famille en proie à des embarras d'argent, se laisse marier à une jeune fille de dix-sept ans. Céleste Buisson de la Vigne, qui était blanche, blonde, mince et fort jolie, au surplus pourvue de 500.000 à 600.000 francs. Il la quitte au bout de quatre mois, le 20 juillet 1792, afin de rejoindre l'armée des princes, campée sur les bords du Rhin. Incorporé comme sous-lieutenant dans la 7e compagnie bretonne, il eut le temps jusqu'à l'automne de prendre en dégoût les chefs de l'émigration, sinon leur cause. Pour se consoler, il avait les notes rapportées d'Amérique et les impressions quotidiennes qu'il utilisera dans les Martyrs. Un éclat d'obus le blessa à la cuisse. Malade, sans argent, il dut partir, gagna Bruxelles et de là Jersey, où l'oncle de Bédée lui apprit, à la fin de janvier 1793, l'exécution du roi. Alors il partit pour Londres. C`est là qu`il commence à ècrire ses premières œuvres, l'essai historique, politique et moral sur les révolutions, Atala...

 

 Mariage - Du Havre il va à Saint-Malo : retour inopportun. L'argent manquait, et il en fallait pour aller à l'année des princes. C'est pourquoi la famille jeta les yeux sur Mlle de Lavigne...

"ELLE était blanche, délicate, mince et fort jolie : elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à six cent mille francs. Mes sœurs se mirent en tête de me faire épouser Mlle de Lavigne, qui s'était fort attachée à Lucile. L'affaire fut conduite à mon insu. A peine avais-je aperçu trois ou quatre fois Mlle de Lavigne ; je la reconnaissais de loin sur le Sillon à sa pelisse rose, sa robe blanche et sa chevelure blonde enflée du vent, lorsque sur la grève je me livrais aux caresses de ma vieille maîtresse, la mer. Je ne me sentais aucune qualité de mari. Toutes mes illusions étaient vivantes, rien n'était épuisé en moi ; l'énergie même de mon existence avait doublé par mes courses. J'étais tourmenté de la muse. Lucile aimait Mlle de Lavigne et voyait dans ce mariage l'indépendance de ma fortune : « Faites donc ! » dis-je. Chez moi l'homme public est inébranlable, l'homme privé est à la merci de quiconque se veut emparer de lui, et, pour éviter une tracasserie d'une heure, je me rendrais esclave pendant un siècle."

 

Le mariage fut conclu (19 mars 1792), non sans peine : un oncle de la jeune fille, « grand démocrate», ne voulait pas qu'il fût célébré par le prêtre réfractaire que Mme de Chateaubriand avait choisi. Voici comment, cinquante ans plus tard, Chateaubriand juge sa femme...

"C'ÉTAIT une nouvelle connaissance que j'avais à faire, et elle m'apporta tout ce que je pouvais désirer. Je ne sais s'il a jamais existé une intelligence plus fine que celle de ma femme : elle devine la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la personne avec qui elle cause : la tromper en rien est impossible. D'un esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, racontant à merveille, Mme de Chateaubriand m'admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages ; elle craindrait d'y rencontrer des idées qui ne sont pas les siennes, ou de découvrir qu'on n'a pas assez d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionné, elle est instruite et bon juge.

Les inconvénients de Mme de Chateaubriand, si elle en a, découlent de ]a surabondance de ses qualités ; mes inconvénients très réels résultent de la stérilité des miennes. Il est aisé d'avoir de la résignation, de la patience, de l'obligeance générale, de la sérénité d'humeur, lorsqu'on ne prend à rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on répond au malheur comme au bonheur par un désespéré et désespérant : "Qu'est-ce que cela fait ?"

Mme de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce moins facile. Ai-je été irréprochable envers elle ? Ai-je reporté à ma compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient appartenir ? S'en est-elle jamais plainte ? Quel bonheur a-t-elle goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais démentie ? Elle a subi mes adversités ; elle a été plongée dans les cachots de la Terreur, les persécutions de l'Empire, les disgrâces de la Restauration, elle n'a point trouvé dans les joies maternelles le contrepoids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus peut-être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie ; n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille qui consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile et solitaire, vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses maux : je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes. Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a données aux soucis que je lui ai causés ? Pourrais-je opposer mes qualités telles quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles ? Qu'est-ce que mes travaux auprès des œuvres de cette chrétienne ? Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai condamné."

 

1793 - Chateaubriand gagne Londres, il comptait y vivre de sa plume et  connut la pire misère, le froid, la fièvre. Son compagnon d'infortune, Hingant, voulut se tuer et se blessa. Un compatriote, Peltier, le mit en relations   avec un éditeur qui lui offrit quelque argent sur la future vente de l'Essai, et le voici de même se rendant un jour à Beccles, dans le Suffolk, selon les Mémoires, pour y «déchiffrer des manuscrits français du XIIe siècle de la collection de Camden», en fait pour y enseigner le français aux jeunes Anglais de la Brightley's school et de la Franconberge school. Ses modestes fonctions le conduisirent de Beccles à Bungay, et c'est là  que se place l'idylle de ces difficiles années d'exil. Le pasteur Ives, chez qui il logeait, avait une charmante fille, Charlotte. Chateaubriand l'aima et se laissa aller à le lui dire. Il avait presque dit adieu à la France, à sa famille, à la vie, un médecin de Londres l'ayant condamné. Le moment vint où il dut révéler son mariage. Ce fut un déchirement. Il revint à Londres, hanté par l'image de Charlotte. Il ne devait la revoir que longtemps après, en 1822, à Londres : elle s'appelait alors Mme veuve Sutton et venait, alors qu'il était ambassadeur, lui recommander l'aîné de ses fils. Mais auparavant elle était devenue Atala, Céluta,

Cymodocée, peut-être un peu Amélie, un peu Blanca, prêtant à toutes les héroïnes de Chateaubriand le charme de sa jeunesse, de son amour et de sa mélancolie.

 

Deuxième partie des Mémoires d'Outre-Tombe - La seconde partie est consacrée à "La Carrière littéraire", 1800-1814.

Les passages les plus justement fameux sont ceux qu'il consacre aux portraits de ses amis, Joubert, Fontanes. Pauline de Beaumont, son entrevue avec Bonaparte dont il  aime à montrer qu'il le traitait de puissance a puissance. sa rupture retentissante avec lui à la la suite de l`exécution du duc d`Enghien, ses années laborieuses à la Vallée-aux-Loups, ses voyages. La véritable histoire de Chateaubriand, à cette époque, est celle de ses livres, Atala et Le Génie du Christianisme, sa gloire ne cesse de grandir...

 

1800-1804, Chateaubriand revient en France, sous le nom de La Sagne, citoyen suisse, en attendant qu'on le raye de la liste des émigrés. Le 8 mai 1800, il a débarqué à Calais. A Paris il retrouve Fontanes, qui s'occupe de le soutenir et le présente à la comtesse Pauline de Beaumont. Il rencontre Joubert, Guéneau de Mussy, Molé, Chênedollé, Bertin. Ce n'était plus la société littéraire de 1789, mais un mysticisme délicat, le goût d'un art plus noble et plus pur.  Chateaubriand, avec sa personnalité ardente, devient le personnage central de ce petit salon. Il écrit et publie, s'attaque à la Littérature de Mme de Staël et à sa philosophie du progrès (22 décembre 1800), puis " Atala" lui vaut d'être présenté à Elisa Bonaparte, à Lucien, à Napoléon. Le voici s'enfermant à Savigny, chez Mme de Beaumont, où le rejoignent Lucile et, après neuf ans de séparation, sa femme. En six mois, il achève le Génie du christianisme, dont les cinq volumes paraissent le 14 avril 1802. Et  le 18 du même mois, le premier Consul vient en grande pompe, à NotreDame, autoriser et fêter de sa présence la réconciliation de l'Etat avec l'Eglise. En 1803, la seconde édition du Génie portait une dédicace à Bonaparte, et en récompense, il obtient un poste de premier secrétaire d'ambassade à Rome. Mais Chateaubriand n'aime guère les seconds rôles. Il ne s'entend pas avec le cardinal Fesch, oncle du premier Consul. Entretemps, Mme de Beaumont vint à Rome pour y mourir et Chateaubriand brava le scandale pour l'accompagner jusqu'au bout. 

 

Le Succès d'Atala - Il fait paraître l'Essai, œuvre assez voltairienne. Mais la mort de sa mère, celle de sa sœur Julie le ramènent à des sentiments chrétiens. Il se met au Génie du christianisme, revient en France où l'avait précédé Fontanes et publie au printemps de

1801 Atala...

"AVANT de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai à M. de Fontanes : il en avait déjà lu des fragments en manuscrit à Londres. Quand il fut arrivé au discours du père Aubry, au bord du lit de mort d'Atala, il me dit brusquement d'une voix rude : « Ce n'est pas cela ; c'est mauvais ; refaites cela ! » Je me retirai désolé ; je ne me sentais pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu ; je passai depuis huit heures jusqu'à onze heures du soir dans mon entresol, assis devant ma table, le front appuyé sur le dos de mes mains étendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais à Fontanes ; je m'en voulais ; je n'essayais pas même d'écrire, tant je désespérais de moi.

Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva, adoucie par l'éloignement et rendue plus plaintive par la prison où je les tenais renfermées : l'inspiration me revint ; je traçai de suite le discours du missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un mot, tel qu'il est resté et tel qu'il existe aujourd'hui.  Le cœur palpitant, je le portai le matin à Fontanes, qui s'écria ; « C'est cela ! c'est cela ! je vous l'avais bien dit que vous feriez mieux ! » 

C'est de la publication d'Atala que date le bruit que j'ai fait dans ce monde : je cessai de vivre de moi-même et ma carrière publique commença. Après tant de succès militaires, un succès littéraire paraissait un prodige ; on en était affamé. L'étrangeté de l'ouvrage ajoutait à la surprise de la foule. Atala tombant au milieu de la littérature de l'Empire, de cette école classique, vieille rajeunie dont la seule vue inspirait l'ennui, était une sorte de production d'une genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer parmi les monstruosités ou parmi les beautés ; était-elle Gorgone ou Vénus ? Les académiciens assemblés dissertèrent doctement sur son sexe et sur sa nature, de même qu'ils firent des rapports sur le Génie du christianisme. Le vieux siècle la repoussa, le nouveau l'accueillit.

Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers, la collection de Curtius. Les auberges de rouliers étaient ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant  Chactas, le père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les quais, on montrait mes personnages en cire, comme on montre des images de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l'âme de la solitude à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une jeune fille et un jeune garçon sortant de pension s'en allaient par le coche se marier dans leur petite ville ; comme en débarquant ils ne parlaient, d'un air égaré, que crocodiles, cigognes et forêts, leurs parents croyaient qu'ils étaient devenus fous. Parodies, caricatures, moqueries m'accablaient. L'abbé Morellet, pour me confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme Chactas tenait les pieds d'Atala pendant l'orage : si le Chactas de la rue d'Anjou s'était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa critique.

Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je devins à la mode. La tête me tourna : j'ignorais les jouissances de l'amour-propre, et j'en fus enivré. J'aimai la gloire comme une femme, comme un premier amour. Cependant, poltron que j'étais, mon effroi égalait ma passion : conscrit, j'allais mal au feu. Ma sauvagerie naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat; je me promenais à l'écart, cherchant à éteindre l'auréole dont ma tête était couronnée. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux, de peur qu'on ne reconnût le grand homme, j'allais à l'estaminet lire à la dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec ma renommée, j'étendais mes courses jusqu'à la pompe à feu de Chaillot, sur ce même chemin où j'avais tant souffert en allant à la cour ; je n'étais pas plus à mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de travers, gênée par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me contemplais, je me disais : « C'est pourtant toi, créature extraordinaire, qui manges comme un autre homme ! » Il y avait aux Champs-Elysées un café que j'affectionnais à cause de quelques rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle; madame Rousseau, la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir qui j'étais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de café, et je cherchais Atala dans les Petites affiches, à la voix de mes cinq ou six Philomèles. Hélas ! je vis bientôt mourir la pauvre madame Rousseau : notre société des rossignols et de l'Indienne qui chantait : « Douce habitude d'aimer, si nécessaire à la vie ! " ne dura qu'un moment."

 

Madame de Beaumont et Joubert - Chateaubriand était entré dans la société de Pauline de Beaumont (1768-1803), qui habitait tour a tour Paris et Villeneuve-sur-Yonne, où Joseph Joubert (1754-1824) passait ses étés. Pauline deviendra bientôt l’Hirondelle et Chateaubriand, l’Enchanteur, et écrira à Joubert, «le style de Monsieur Chateaubriand me fait éprouver une sorte de frémissement d’amour ; il joue du clavecin sur toutes mes fibres»....

"MADAME de BEAUMONT, plutôt mai que bien de figure, est fort ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage était amaigri et pâle ; ses yeux, coupés en amande, auraient peut-être jeté trop d'éclat, si une suavité extraordinaire n'eût éteint à demi ses regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de lumière s'adoucit en traversant le cristal de l'eau. Son caractère avait une sorte de raideur et d'impatience qui tenait à la force de ses sentiments et au mal intérieur qu'elle éprouvait. Ame élevée, courage grand, elle était née pour le monde d'où son esprit s'était retiré par choix et malheur ; mais quand une voix amie appelait au dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait quelques paroles du ciel. L'extrême faiblesse de madame de Beaumont rendait son expression lente, et cette lenteur touchait ; je n'ai connu cette femme affligée qu'au moment de sa fuite ; elle était déjà frappée de mort, et je me consacrai à ses douleurs. J'avais pris lin logement rue Saint-Honoré, à l'hôtel d'Étampes, près de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette dernière rue un appartement ayant vue sur les jardins du ministère de la justice. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis, et les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Molé, M. Pasquier, M. Chênedollé, hommes qui ont occupé une place dans les lettres et dans les affaires.

Plein de manies et d'originalités, M. Joubert manquera éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l'esprit et sur le cœur, et quand une fois il s'était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que lui : il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie : c'était un égoïste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges.

Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à cœur de La Fontaine, il s'était fait l'idée d'une perfection qui l'empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit : « Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui n'exécute aucun air.» Madame Victorine de Chastenay prétendait qu'il avait l'air d'une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui s'en tirait comme elle pouvait : définition charmante et vraie."

 

La Retraite de Savigny - Le Génie du Christianisme fut achevé à Saviguy-sur-Orge, dans une maison louée par madame de Beaumont...

"LA maison était située à l'entrée du village, du côté de Paris, près d'un vieux grand chemin qu'on appelle dans le pays le Chemin de Henri IV ; elle était adossée à un coteau de vignes et avait en face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et traversé par la petite rivière de l'Orge. Sur la gauche s'étendait la plaine de Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy.

Tout autour de ce pays, on trouve des vallées, où nous allions le soir à la découverte de quelques promenades nouvelles.

Le matin, nous déjeunions ensemble ; après déjeuner, je me retirais à mon travail ; madame de Beaumont avait la bonté de copier les citations que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je n'en avais pas : sans la paix qu'elle m'a donnée, je n'aurais peut-être jamais fini un ouvrage que je n'avais pu achever pendant mes malheurs.

Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l'amitié : nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès d'un bassin d'eau vive, placé au milieu d'un gazon dans le potager : madame Jalabert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc ; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse : cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l'écart dans une allée sablée; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l'exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés ! C'était ordinairement dans ces soirées que mes amis me faisaient parler de mes voyages; je n'ai jamais si bien peint qu'alors le désert du Nouveau Monde. La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, Madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître : depuis que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu'elle m'avait nommées; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny, et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir d'elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l'homme consent-il à faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?"

 

René - Le Génie du christianisme eut un succès « éclatant », mais "contesté". Quant à René, la critique qu'en fait Chateaubriand est-elle bien sincère ? Elle est au moins curieuse...

"UN épisode du Génie du christianisme, qui fit moins de bruit alors qu'Atala, a déterminé un des caractères de la littérature moderne; mais, au surplus, si René n'existait pas, je ne l'écrirais plus ; s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé : on n'a plus entendu que des phrases lamentables et décousues; il n'a plus été question que de vents et d'orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé être le plus malheureux des hommes; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie ; qui, dans l'abîme de ses pensées, ne se soit livré au "vague de ses passions" ; qui n'ait frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes stupéfaits

d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.

Dans René, j'avais exposé une infirmité de mon siècle ; mais c'était une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des afflictions en dehors de tout. Les sentiments généraux qui composent le fond de l'humanité, la tendresse paternelle et maternelle, la piété filiale, l'amitié, l'amour, sont inépuisables ; mais les manières particulières de sentir, les individualités d'esprit et de caractère, ne peuvent s'étendre et se multiplier dans de grands et nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du cœur de l'homme sont un champ étroit : il ne reste rien à recueillir dans ce champ après la main qui l'a moissonné la première. Une maladie de l'âme n'est pas un état permanent et naturel : on ne peut la reproduire, en faire une littérature, en tirer parti comme d'une passion générale incessamment modifiée au gré des artistes qui la manient et en changent la forme."

 

La Marquise de Custine - Le succès avait presque fait de Chateaubriand un homme à la mode. Il fréquentait les châteaux de la région parisienne. C'est au Marais, prés Dourdan, chez madame de la Briche, qu'il fut présenté à la marquise de Custine (1770-1826).

"PARMI les abeilles qui composaient leur ruche était la marquise de Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme de saint Louis, dont elle avait du sang. J'assistai à sa prise de possession de Fervacques, et j'eus l'honneur de coucher dans le lit du Béarnais, de même que dans le lit de la reine Christine à Combourg. Ce n'était pas une petite affaire que ce voyage : il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine, enfant, M. Berstœcher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que cette colonie se rendait à Fervacques pour jamais ? et cependant le château n'était pas achevé de meubler que le signal du délogement fut donné. J'ai vu celle qui affronta l'échafaud d'un si grand courage, je l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents lorsqu'elle quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l'entrée du Valais ; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervacques : elle se hâtait de se cacher dans une terre qu'elle n'avait possédée qu'un moment, comme sa vie."

 

 (L14 Chapitre 4) - Chateaubriand avait été présenté à madame Bacciochi et à Lucien Bonaparte. Par eux il approchait du premier consul. La rencontre eut bientôt lieu ..

"Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la marche gigantesque du monde s'accomplissait ; l'Homme du temps prenait le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, précurseurs du déplacement universel, j'étais débarqué à Calais pour concourir à l'action générale, dans la mesure assignée à chaque soldat. J'arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte battait le rappel des destinées : il devint bientôt premier consul à vie. Après l'adoption du Concordat par le Corps législatif en 1802, Lucien, ministre de l'intérieur, donna une fête à son frère ; j'y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et les ayant ramenées à la charge.

J'étais dans la galerie, lorsque Napoléon entra : il me frappa agréablement ; je ne l'avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son oeil admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de théâtral et d'affecté. Le Génie du Christianisme, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n'eût pas été ce qu'il était, si la muse n'eût été là ; la raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables d'inspiration et d'action : l'une enfante le projet, l'autre l'accomplit.

Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s'ouvraient successivement ; chacun espérait que le consul s'arrêterait à lui ; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : " Monsieur de Chateaubriand ! " Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité : sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l'Egypte et des Arabes, comme si j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. " J'étais toujours frappé " me dit-il, " quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front. Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'orient ? "

Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition à une autre idée : " Le christianisme ? Les idéologues n'ont-ils pas voulu en faire un système d'astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l'allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à l'infâme." Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, "un esprit est passé devant moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s'est tenu là : je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme un petit souffle".

Mes jours n'ont été qu'une suite de visions ; l'enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que j'aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J'ai rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du dernier siècle et l'homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je m'entretins un moment avec l'un et l'autre ; tous deux me renvoyèrent à la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un crime. Je remarquai qu'en circulant dans la foule Bonaparte me jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arrêtés sur moi en me parlant. Je le suivais aussi des yeux..."

 

(L14 Chapitre 5) - "Je suis nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome. A la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome : il avait jugé d'un coup d'oeil où et comment je lui pouvais être utile. Peu lui importait que je n'eusse pas été dans les affaires, que j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas besoin d'apprentissage. C'était un grand découvreur d'hommes ; mais il voulait qu'ils n'eussent de talent que pour lui, à condition encore qu'on parlât peu de ce talent ; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation sur la sienne : il ne devait y avoir que Napoléon dans l'univers.

Fontanes et madame Bacciocchi me parlèrent de la satisfaction que le Consul avait eue de ma conversation : je n'avais pas ouvert la bouche ; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Ils me pressèrent de profiter de la fortune. L'idée d'être quelque chose ne m'était jamais venue ; je refusai net. Alors, on fit parler une autorité à laquelle il m'était difficile de résister. L'abbé Emery, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, vint me conjurer, au nom du clergé, d'accepter, pour le bien de la religion, la place de premier secrétaire de l'ambassade que Bonaparte destinait à son oncle, le cardinal Fesch. Il me faisait entendre que l'intelligence du cardinal n'étant pas très remarquable, je me trouverais bientôt le maître des affaires..."

 

Le 21 janvier 1804, Chateaubriand quitte Rome : on venait de créer pour lui, dans le Valais, un poste de ministre plénipotentiaire. Il s'en fut d'abord à Paris, le 18 mars se rendit aux Tuileries. Le 20 il apprenait l'exécution du duc d'Enghien, - "Ce cri tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de même qu'il changea celle de Napoléon." -. Aussitôt il démissionna...

La mort de Lucile - Rentré dans la vie privée, Chateaubriand loua un appartement chez madame de Coislin, une vieille originale ; après quoi il fit avec sa femme un voyage à Clermont, à Coppet, où ils virent madame de Staël, et au Mont-Blanc. Au retour, il fit halte à Villeneuve-sur-Yonne. C'est là qu'il apprit, par « une ligne foudroyante », la mort de sa sœur Lucile, dont une suite d'épreuves et une nervosité excessive avaient déjà dérangé la raison. Elle se croyait délaissée et en accusait madame de Chateaubriand....

"LA mort de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma sœur ; peu s'en fallut qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait rien : je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s'éteindre, son génie jetait la plus vive lumière ; elle en était tout éclairée. Elle traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin ; elle alla demeurer aux Dames Saint-Michel, rue du Faubourg-Saint-Jacques : madame de Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule ayant vue sur le jardin : je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la sainte, et qu'allant par delà, elle aspirait à l'ange...

J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon sort et de la destinée de ma sœur que ses cendres fussent jetées au ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort; je n'y avais aucun parent ; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je ne pus courir à des restes sacrés ; des ordres transmis de loin arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile était ignorée et n'avait pas un ami ; elle n'était connue que du vieux serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eût été chargé de lier les deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me permissent de la ramener à Paris.

Ma sœur fut enterrée parmi les pauvres : dans quel cimetière fut-elle déposée ? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle engloutie ? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté des Dames de Saint-Michel ? Quand, en faisant des recherches, quand, en compulsant les archives des municipalités, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma sœur, à quoi cela me servirait-il ? Retrouverais-je le même gardien de l'enclos funèbre ? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée sans nom et sans étiquette ? Les mains rudes qui touchèrent les dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir ? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée ? ne pourrait-il pas se tromper de poussière ? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile soit à jamais perdue! Je trouve dans cette absence de lieu une distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur ; elle le prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues : ainsi repose égarée, parmi les préférés de Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne.

Dieu aura bien su reconnaître ma sœur ; et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon cœur : elle n'en sortira que quand j'aurai cessé de vivre. Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle !

Que m'importaient, au moment où je perdais ma sœur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des trônes et le changement de la face du monde ?"

 

De juillet 1806 à juin 1807, après quelques excursions qu'il fit avec sa femme en Auvergne, en Savoie, à Coppet, où ils virent Mme de Staël, Chateaubriand partit seul en Orient. Il voulait recueillir sur place les matériaux d'un poème qu'il avait conçu à Rome, les Martyrs, s'émouvoir parmi les ruines de Sparte et d'Athènes, visiter Jérusalem et le Saint-Sépulcre, au retour faire halte à Tunis, près de l'ancienne Carthage, et ... retrouver en Espagne, à Grenade, la charmante duchesse de Mouchy. Il en rapportait, outre les Martyrs, son Itinéraire de Paris à Jérusalem et le Dernier Abencerage.

 

1807 - A Paris, Châteaubriand s'était installé à l'hôtel de Coislin et, dans l'automne de 1807, il avait acquis près de Sceaux, la maison de la Vallée-aux-Loups. Ce fut là qu'il vécut pendant plusieurs années. Des amis venaient l'y rejoindre. Lucile était morte en 1804. L'abscence de toute intimité avec sa femme y fut compensée par de précieuses affections de femmes lui embellissaient l'existence, Mme de Duras, Mme de Lévis se rendirent à la Vallée-aux-Loups ; et puis ce fut le tour de Mme Récamier, dont le règne devait éclipser celui de toutes les autres et se prolonger pendant de longues années jusqu'aux derniers moments du maître.

 

1807-1811 - La politique commençait à troubler la vie de Chateaubriand. 

A propos de 1789, Chateaubriand avait particulièrement soutenu l'Assemblée constituante. ( L 5 Chapitre 11) - " L'Assemblée constituante, malgré ce qui peut lui être reproché, n'en reste pas moins la plus illustre congrégation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions, que par l'immensité de leurs résultats. Il n'y a si haute question politique qu'elle n'ait touchée et convenablement résolue. Que serait-ce, si elle s'en fût tenue aux cahiers des Etats−Généraux et n'eût pas essayé d'aller au-delà ! Tout ce que l'expérience et l'intelligence humaine avaient conçu, découvert et élaboré pendant trois siècles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l'ancienne monarchie y sont indiqués et les remèdes proposés ; tous les genres de liberté sont réclamés, même la liberté de la presse ; toutes les améliorations demandées, pour l'industrie, les manufactures, le commerce, les chemins, l'armée, l'impôt, les finances, les écoles, l'éducation publique, etc. Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire ; la République et l'empire n'ont servi à rien ; l'empire a seulement réglé la force brutale des bras que la République avait mis en mouvement ; il nous a laissé la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais qui peut−être pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu'elles étaient détruites et que l'anarchie avec l'ignorance étaient dans toutes les têtes. A cela près, nous n'avons pas fait un pas depuis l'Assemblée constituante : ses travaux sont comme ceux du grand médecin de l'antiquité, lesquels

ont à la fois reculé et posé les bornes de la science."

En 1807, il publiait dans le "Mercure", sur le Voyage en Espagne d'Alexandre de La Borde, un virulent article où l'empereur était clairement désigné sous les traits de Néron. Napoléon entra dans une violente colère et parla de faire sabrer l'importun. Fontanes tremblait. Finalement on se contenta de supprimer le "Mercure" ou plutôt de le fondre avec son ancienne ennemie, la revue des idéologues, la "Décade". Chateaubriand n'en fut pas moins nommé à l'Académie en 1811. Mais il n'y fut pas reçu, pour s'être refusé à rien changer dans son discours, jugé offensant pour l'empereur. Il se vengea de ces vexations et d'une contrainte de dix années en écrivant dans l'ombre son célèbre pamphlet, "de Bonaparte et des Bourbons", qu'il publia le 5 avril 1814, un mois avant l'entrée de Louis XVIII à Paris...

 

L'Article du « Mercure » - En 1806 Chateaubriand fit son pèlerinage à Jérusalem. Peu après son retour à Paris, il se compromit avec une belle audace aux yeux de Napoléon...

 «Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et- qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices ; le Dieu n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter ; les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers, si notre nom, prononcé dans la postérité; va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie ? » ...

 

"PAR une suite d'arrangements j'étais devenu seul propriétaire du Mercure. M. Alexandre de Laborde publia, vers la fin du mois de juin 1807, son voyage en Espagne ; au mois de juillet, je fis dans le Mercure l'article dont j'ai cité des passages en parlant de la mort du duc d'Enghien : Lorsque dans le silence de l'abjection -, etc. Les prospérités de Bonaparte, loin de me soumettre, m'avaient révolté ; j'avais pris une énergie nouvelle dans mes sentiments et dans les tempêtes. Je ne portais pas en vain un visage brûlé par le soleil, et je ne m'étais pas livré au courroux du ciel pour trembler avec un front noirci devant la colère d'un homme. Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n'en avait pas fini avec moi. Mon article, tombant au milieu de ses prospérités et de ses merveilles, remua la France : on en répandit d'innombrables copies à la main ; plusieurs abonnés du Mercure détachèrent l'article et le firent relier à part ; on le lisait dans les salons, on le colportait de maison en maison.

Il faut avoir vécu à cette époque pour se faire une idée de l'effet produit par une voix retentissant seule dans le silence du monde. Les nobles sentiments refoulés au fond des cœurs se réveillèrent. Napoléon s'emporta : on s'irrite moins en raison de l'offense reçue qu'en raison de l'idée que l'on s'est formée de soi. Comment ! mépriser jusqu'à sa gloire ; braver une seconde fois celui aux pieds duquel l'univers était prosterné ! "Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas ! je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries". Il donna l'ordre de supprimer le Mercure et de m'arrêter. Ma propriété périt ; ma personne échappa par miracle : Bonaparte eut à s'occuper du monde ; il m'oublia, mais je demeurai sous le poids de la menace."

 

Exécution d'Armand de Chateaubriand - En mars 1809 furent publiés les Martyrs, qui déplurent au gouvernement. Le 31 du même mois, malgré les démarches de Chateaubriand, son cousin Armand était fusillé : on l'avait pris à la côte normande faisant le courrier des princes...

"LE jour de l'exécution, je voulus accompagner mon camarade sur son dernier champ de bataille ; je ne trouvai point de voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle. J'arrivai, tout en sueur, une seconde trop tard : Armand était fusillé contre le mur d'enceinte de Paris. Sa tête était brisée ; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle. Je suivis la charrette qui conduisit le corps d'Armand et de ses deux compagnons, plébéien et noble. Quintal et Goyon, au cimetière de Vaugirard, où j'avais enterré M. de La Harpe. Je retrouvai mon cousin pour la dernière fois, sans pouvoir le reconnaître : le plomb l'avait défiguré, il n'avait plus de visage ; je n'y pus remarquer le ravage des années, ni même y voir la mort au travers d'un orbe informe et sanglant ; il resta jeune dans mon souvenir comme au temps du siège de Thionville. Il fut fusillé le vendredi saint : le crucifié m'apparaît au bout de tous mes malheurs. Lorsque je me promène sur le boulevard de la plaine de Grenelle, je m'arrête à regarder l'empreinte du tir, encore marquée sur la muraille. Si les balles de Bonaparte n'avaient laissé d'autres traces, on ne parlerait plus de lui."

 

Troisième partie des Mémoires d'Outre-Tombe - La troisième partie coïncide avec le retour des Bourbons,  "La Carrière politique" correspond à la période 1814-1830.

Chateaubriand se lance dans l`arène avec son pamphlet "De Bonaparte et des Bourbons" (De Buonaparte, des Bourbons et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes pour le bonheur de la France et celui de l'Europe, 1813-1814), l'abdication de l'empereur et la restauration de Louis XVIII sont acquises, passe dans l`opposition avec "La Monarchie selon la Charte" (1816), un ouvrage immédiatement interdit par la police des Bourbons : non sans un égocentrisme appuyé, il y défend la Charte constitutionnelle grâce à laquelle les libéraux avaient accueilli le retour de Louis XVIII, le retour des partis, la liberté de presse et autres prérogatives parlementaires. L'ouvrage, publié quelques jours après la dissolution de la "Chambre introuvable", et sous l'influence des partisans ultras de Louis XVIII, Chateaubriand fut destitué de son poste ministériel...

 

Le Retour de Louis XVIII - Le 2 avril, le Sénat rendait un décret, «libérateur pour la France, infâme pour ceux qui l'ont rendu», aux termes duquel Napoléon était déchu du trône et le droit d'hérédité aboli dans sa famille. Les Bourbons n'avaient plus qu'à venir...

"JE craignais l'effet de l'apparition de Louis XVIII. Je me hâtai de le devancer dans cette résidence d'où Jeanne d'Arc tomba aux mains des Anglais  et où l'on me montra un volume atteint d'un des boulets lancés contre Bonaparte. Qu'allait-on penser à l'aspect de l'invalide royal remplaçant le cavalier qui  avait pu dire comme Attila : « L'herbe ne croît plus partout où mon cheval a passé ! » Sans mission et sans goût j'entrepris (on m'avait jeté un sort) une tâche assez difficile, celle de peindre l'arrivée à Compiègne, de faire voir le fils de saint Louis tel que je l'idéalisai à l'aide des Muses. Je m'exprimai ainsi : « Le carrosse du roi était précédé des généraux et des maréchaux de France, qui étaient allés au-devant de S. M. Ce n'a plus été des cris de Vive le roi ! mais des clameurs confuses dans lesquelles on ne distinguait rien que les accents de l'attendrissement et de la joie. Le roi portait un habit bleu, distingué seulement par une plaque et des épaulettes ; ses jambes étaient enveloppées de larges guêtres de velours rouge, bordées d'une petit cordon d'or. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses guêtres à l'antique, tenant sa canne entre ses genoux, on croirait voir Louis XIV à cinquante ans. Les maréchaux Macdonald, Ney, Moncey, Sérurier, Brune, le prince de Neufchâtel, tous les généraux, toutes les personnes présentes, ont obtenu pareillement du roi les paroles les plus affectueuses. Telle est en France la force du souverain légitime, cette magie attachée au nom du roi. Un homme arrive seul de l'exil, dépouillé de tout, sans suite, sans gardes, sans richesses ; il n'a rien à donner, presque rien à promettre. Il descend de sa voiture, appuyé sur le bras d'une jeune femme; il se montre à des capitaines qui ne l'ont jamais vu, à des grenadiers qui savent à peine son nom. Quel est cet homme ? c'est le roi ! Tout le monde tombe à ses pieds. »

Ce que je disais là des guerriers, dans le but que je me proposais d'atteindre, était vrai quant aux chefs ; mais je mentais à l'égard des soldats. J'ai présent à la mémoire, comme si je le voyais encore, le spectacle dont je fus témoin lorsque Louis XVIII, entrant dans Paris le 3 mai, alla descendre à Notre-Dame : on avait voulu épargner au roi l'aspect des troupes  étrangères ; c'était un régiment de la vieille garde à pied qui formait la haie depuis le Pont-Neuf jusqu'à Notre-Dame, le long du quai des Orfèvres. Je ne crois pas que figures humaines aient jamais exprimé quelque chose d'aussi menaçant et d'aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs de l'Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets passer sur leurs têtes, qui sentaient le feu et la poudre ; ces mêmes hommes, privés de leur capitaine, étaient forcés de saluer un vieux roi, invalide du temps, non de la guerre, surveillés qu'ils étaient par une armée de Russes, d'Autrichiens et de Prussiens, dans la capitale envahie de Napoléon. Les uns, agitant la peau de leur front, faisaient descendre leur large bonnet à poil sur leurs yeux comme pour ne pas voir ; les autres abaissaient les deux coins de leur bouche dans le mépris de la rage ; les autres, à travers leurs moustaches, laissaient voir leurs dents comme des tigres. Quand ils présentaient les armes, c'était avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces armes faisait trembler. Jamais, il faut en convenir, hommes n'ont été mis à une pareille épreuve et n'ont souffert un tel supplice. Si dans ce moment ils eussent été appelés à la vengeance, il aurait fallu les exterminer jusqu'au dernier, ou ils auraient mangé la terre."

 

Bassesses politiques - Le changement de régime amena, comme toujours, des reniements et des platitudes dont le spectacle devait particulièrement écœurer un dévot de l'honneur...

"MADAME DE MONTCALM m'avait envoyé un sac de douze cents francs pour les distribuer à la pure race légitimiste : je le lui renvoyai, n'ayant pas trouvé à placer un écu. On attacha une ignoble corde au cou de la statue qui surmontait la colonne de la place Vendôme ; il y avait si peu de royalistes pour faire du train à la gloire et pour tirer sur la corde que ce furent les autorités, toutes bonapartistes, qui descendirent l'image de leur maître à l'aide d'une potence : le colosse courba de force la tête ; il tomba aux pieds de ces souverains de l'Europe, tant de fois prosternés devant lui. Ce sont les hommes de la république et de l'Empire qui saluèrent avec enthousiasme la Restauration.

La conduite et l'ingratitude des personnages élevés par la Révolution furent abominables envers celui qu'ils affectent aujourd'hui de regretter et d'admirer. Impérialistes et libéraux, c'est vous entre les mains desquels est échu le pouvoir, vous qui vous êtes agenouillés devant les fils de Henri IV! Il était tout naturel que les royalistes fussent heureux de retrouver leurs princes et de voir finir le règne de celui qu'ils regardaient comme un usurpateur ; mais vous, créatures de cet usurpateur, vous dépassiez en exagération les sentiments des royalistes. Les ministres, les grands dignitaires, prêtèrent à l'envi serment à la légitimité ; toutes les autorités civiles et judiciaires faisaient queue pour jurer haine à la nouvelle dynastie proscrite, amour à la race antique qu'elles avaient cent et cent fois condamnée. Qui composait ces proclamations, ces adresses adulatrices et outrageantes pour Napoléon dont la France était inondée ? des royalistes ? Non : les ministres, les généraux, les autorités choisis et maintenus par Bonaparte. Où se tripotait la Restauration ? chez les royalistes ? Non : chez M. de Talleyrand. Avec qui ? avec M. de Pradt, aumônier du dieu Mars et saltimbanque mitré. Avec qui et chez qui dînait en arrivant le lieutenant général du royaume ? chez des royalistes et avec des royalistes ? Non : chez l'évêque d'Autun, avec M. de Caulaincourt. Où donnait-on des fêtes aux infâmes princes étrangers ? aux châteaux des royalistes ? Non : à la Malmaison, chez l'impératrice Joséphine. Les plus chers amis de Napoléon, Berthier, par exemple, à qui portaient-ils leur ardent dévouement ? à la légitimité. Qui passait sa vie chez l'autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare ? les classes de l'Institut, les savants, les gens de lettres, les philosophes philanthropes, théophilanthropes et autres ; ils en revenaient charmés, comblés d'éloges et de tabatières. Quant à nous, pauvres diables de légitimistes, nous n'étions admis nulle part ; on nous comptait pour rien. Tantôt on nous faisait dire dans la rue d'aller nous coucher ; tantôt on nous recommandait de ne pas crier trop haut Vive le roi ! d'autres s'étant chargés de ce soin. Loin de forcer aucun à être légitimiste, les puissants déclaraient que personne ne serait obligé de changer de rôle et de langage, que l'évêque d'Autun ne serait pas plus contraint de dire la messe sous la royauté qu'il n'avait été contraint d'y aller sous l'Empire. Je n'ai point vu de châtelaine, point de Jeanne d'Arc, proclamer le souverain de droit, un faucon sur le poing ou la lance à la main ; mais madame de Talleyrand, que Bonaparte avait attachée à son mari comme un écriteau parcourait les rues en calèche, chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bourbons. Quelques draps pendillants aux fenêtres des familiers de la cour impériale faisaient croire aux bons Cosaques qu'il y avait autant de lis dans les cœurs des bonapartistes convertis que de chiffons blancs à leurs croisées. C'est merveille en France que la contagion, et l'on crierait A bas ma tête ! si on l'entendait crier à son voisin. Les impérialistes entraient jusque dans nos maisons et nous faisaient, nous autres bourbonistes, exposer en drapeau sans tache les restes de blanc renfermés dans nos lingeries : c'est ce qui arriva chez moi ; mais madame de Chateaubriand n'y voulut entendre et défendit vaillamment ses mousselines."

 

A Gand - Le Retour de l'île d'Elbe, coup de tonnerre! Napoléon est revenu en France ! Il marche sur Paris. Chateaubriand voulait qu'on organisât la résistance armée. Son avis ne trouva point d'écho. Et c'est à Gand que Louis XVIII attendait les événements avec les débris de sa cour. Chateaubriand avait là un pseudo-ministère qui ne gênait pas ses occupations favorites : contempler, rêver, se souvenir. Madame de Duras lui charmait cet exil...

 

"L'ABBÉ de Montesquiou étant à Londres, Louis XVIII me nomma ministre de l'intérieur par intérim. Ma correspondance avec les départements ne me donnait pas grande besogne ; je mettais facilement à jour ma correspondance avec les préfets, sous-préfets, maires et adjoints de nos bonnes villes, du côté intérieur de nos frontières; je ne réparais pas beaucoup les chemins et je laissais tomber les clochers ; mon budget ne m'enrichissait guère ; je n'avais point de fonds secrets ; seulement, par un abus criant, je cumulais; j'étais toujours ministre plénipotentiaire de Sa Majesté auprès du roi de Suède, qui, comme son compatriote Henri IV, régnait par droit de conquête, sinon par droit de naissance. Nous discourions autour d'une table couverte d'un tapis vert dans le cabinet du roi. M. de Lally-Tollendal qui était, je crois, ministre de l'instruction publique, prononçait des discours plus amples, plus joufflus encore que sa personne : il citait ses illustres aïeux les rois d'Irlande et embarbouillait les procès de son père dans celui de Charles Ier et de Louis XVI. Il se délassait le soir des larmes, des sueurs et des paroles qu'il avait versées au conseil, avec une dame accourue de Paris par enthousiasme de son génie ; il cherchait vertueusement à la guérir, mais son éloquence trompait sa vertu et enfonçait le dard plus avant.

Madame la duchesse de Duras était venue rejoindre M. le duc de Duras parmi les bannis. Je ne veux plus dire de mal du malheur, puisque j'ai passé trois mois auprès de cette femme excellente, causant de tout ce que des esprits et des cœurs droits peuvent trouver dans une conformité de goûts, d'idées, de principes et de sentiments. Madame de Duras était ambitieuse pour moi : elle seule a connu d'abord ce que je pouvais valoir en politique ; elle s'est toujours désolée de l'envie et de l'aveuglement qui m'écartaient des conseils du roi ; mais elle se désolait encore bien davantage des obstacles que mon caractère apportait à ma fortune : elle me grondait, elle me voulait corriger de mon insouciance, de ma franchise, de mes naïvetés, et me faire prendre des habitudes de courtisanerie qu'elle-même ne pouvait

souffrir. Rien peut-être ne porte plus à l'attachement et à la reconnaissance que de se sentir sous le patronage d'une amitié supérieure qui, en vertu de son ascendant sur la société, fait passer vos défauts pour des qualités, vos imperfections pour un charme. Un homme vous protège par ce qu'il vaut, une femme par ce que vous valez : voilà pourquoi de ces deux empires l'un est si odieux, l'autre si doux.

Depuis que j'ai perdu cette personne si généreuse, d'une âme si noble, d'un esprit qui réunissait quelque chose de la force de la pensée de madame de Staël à la grâce du talent de madame de La Fayette, je n'ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les inégalités dont j'ai pu affliger quelquefois des coeurs qui m'étaient dévoués. Veillons bien sur notre caractère ! Songeons que nous pouvons, avec un attachement profond, n'en pas moins empoisonner des jours que nous rachèterions au prix de tout notre sang. Quand nos amis sont descendus dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts ? Nos inutiles regrets, nos vains repentirs, sont-ils un remède aux peines que nous leur avons faites ? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur vie que toutes nos larmes après leur mort."

 

Mais sa véritable carrière politique est brève et ne s'étend que sur six années. Il est successivement ambassadeur à Berlin, ambassadeur à Londres, représentant de la France au Congrès de Vérone. enfin ministre des Affaires étrangères. En 1828, il reparaît sur la scène politique et devient ambassadeur à Londres : c'est ici que se place le fameux parallèle entre le pauvre émigré de 1800 et le glorieux ambassadeur de Sa Majesté très chrétienne)...

 

De 1814 à 1830, la politique occupe Chateaubriand sans l'absorber. La dynastie à laquelle il était resté fidèle était revenue au pouvoir. Il ne demandait qu'à la servir, en la guidant. Mais il n'avait pas la confiance du roi. Au retour de Gand, il comptait bien être ministre. Il dut se contenter de la pairie. Cependant il ne se bornait pas à attendre. Au nom du parti ultra, dont il était l'un des chefs, il rédigeait ses "Réflexions politiques" et cette "Monarchie selon la charte", qui lui fit supprimer sa pension. Il vend la Vallée-aux-Loups et ses livres, fait alliance avec Corbière et Villèle, fonde "le Conservateur", se prodigue à la tribune et «culbute» le ministère Decazes, On l'élimine encore, on l'envoie comme ambassadeur à Berlin, puis à Londres, puis au Congrès de Vérone (1822), et c'est seulement à son retour d'Italie qu'il obtient, c'était son ambition, le portefeuille des affaires étrangères. On connaît son rôle dans la guerre d'Espagne, sa guerre. Il a été diversement jugé. Il voulait donner à la légitimité le baptême de la gloire, et c'est bien ce dont elle avait le plus besoin. Ce qu'on sait moins, et qui jette un jour inattendu sur cette nature complexe, c'est qu'au moment même où on le suppose accaparé par la diplomatie, il entretient avec une dame de C ....  une correspondance passionnée, se ménage avec elle une entrevue sur la côte normande et lui adresse, quasi sexagénaire, des vers d'un effréné romantisme, "Pour tes baisers je vendrais l'avenir !"

 

Le 6 juin 1824 le roi le révoque. Chateaubriand entre aux Débats comme libéral, ou peu s'en faut, et contribue à renverser Villèle, en 1828. Le ministère Martignac lui donne une ambassade à Rome. Il la mène avec faste, élève un monument au Poussin, voit mourir Léon XII et surveille le conclave d'où sort l'élection de Pie VIII. A la formation du ministère de Polignac il démissionne. Encore quelques mois et c'est la révolution de Juillet.

La Restauration n'avait pas été tendre pour Chateaubriand. Louis-Philippe l'eût volontiers rallié à sa cause. Du 3 au 7 août on essaya de le conquérir. On lui offrait l'ambassade de Rome, un ministère. On le savait blessé et pauvre. Mais il était dévoué aux Bourbons. Comme la duchesse d'Orléans insistait : «A la seule pensée d'une désertion, lui dit-il, le

rouge me monte au visage».  Il donna sa démission de pair de France, s'en fut jusqu'à Prague saluer son vieux roi, suivit la duchesse de Berry dans son équipée vendéenne. Il avait engagé sa parole à la légitimité comme à la religion catholique. Ni l'une ni l'autre ne le satisfaisaient pleinement, ni toujours. Malgré des doutes lancinants, il leur restait fidèle, par dégoût de toute trahison, par honneur. 

 

Apologie - Les ultra-royalistes accusaient Chateaubriand de s'être allié aux libéraux. Voici sa réponse. Elle ne manque ni de noblesse ni de clairvoyance....

"DÉVOUÉ aux premières adversités de la monarchie, je me suis consacré à ses dernières infortunes : le malheur me trouvera toujours pour second. J'ai tout renvoyé, places, pensions, honneurs; et, afin de n'avoir rien à demander à personne, j'ai mis en gage mon cercueil. Juges austères et rigides, vertueux et infaillibles royalistes, qui avez mêlé un serment à vos richesses, comme vous mêlez le sel aux viandes de vos festins pour les conserver, ayez un peu d'indulgence à l'égard de mes amertumes passées, je les expie aujourd'hui à ma manière, qui n'est pas la vôtre. Croyez-vous qu'à l'heure du soir, à cette heure où l'homme de peine se repose, il ne sente pas le poids de la vie.  quand ce poids lui est rejeté sur les bras ? Et cependant j'ai pu ne pas porter le fardeau, j'ai vu Philippe dans son palais, du 1er au 6 août 1830, et je le raconterai en son lieu ; il n'a tenu qu'à moi d'écouter des paroles généreuses...

Mais plus j'ai garrotté ma vie par les liens du dévouement et de l'honneur, plus j'ai échangé la liberté de mes actions contre l'indépendance de ma pensée ; cette pensée est rentrée dans sa nature. Maintenant, en dehors de tout, j'apprécie les gouvernements ce qu'ils valent. Peut-on croire aux rois de l'avenir ? faut-il croire aux peuples du présent ? L'homme sage et inconsolé de ce siècle sans conviction ne rencontre un misérable repos que dans l'athéisme politique. Que les jeunes générations se bercent d'espérances : avant de toucher au but, elles attendront de longues années ; les âges vont au nivellement général, mais ils ne hâtent point leur marche à l'appel de nos désirs : le temps est une sorte d'éternité appropriée aux choses mortelles ; il compte pour rien les races et leurs douleurs dans les œuvres qu'il accomplit."

 

Quatrième partie des Mémoires d'Outre-Tombe ...

Quatrième et dernière partie des Mémoires d'Outre-Tombe, la Révolution de 1830 met définitivement un terme aux activités de Chateaubriand. Cette date marque également le ralentissement de sa production Iittéraire. Chateaubriand n`a plus grand-chose à dire, il ne publie plus de grandes œuvres et ne s'occupe désormais que de les rassembler pour éditer ses Oeuvres complètes. Fidèle à Charles X, il rencontre le roi exilé, se compromet en se chargeant de missions que lui confie la duchesse de Berry, prisonnière du gouvernement de Louis-Philippe, ce qui lui vaut d'être emprisonné. ll voyage encore en Suisse. en Italie. Mais c`est la vieillesse pour lui, parfois même la gêne, malgré l`admiration dont on l`encense et qu'il suscite encore. Il se consacre entièrement à l'achèvement de ses Mémoires et en donne lecture à l`Abbaye-aux-Bois, chez Madame Récamier...

 

La Révolution de Juillet - Chateaubriand assista à la révolution qui détrônait ses rois. Il en a noté plusieurs scènes et défini le caractère...

"DANS tous ces quartiers pauvres et populaires, on combattit instantanément, sans arrière-pensée : l'étourderie française, moqueuse, insouciante, intrépide, était montée au cerveau de tous ; la gloire a, pour notre nation, la légèreté du vin de Champagne. Les femmes, aux croisées, encourageaient les hommes dans la rue ; des billets promettaient le bâton de maréchal au premier colonel qui passerait au peuple ; des groupes marchaient au son d'un violon. C'étaient des scènes tragiques et bouffonnes, des spectacles de tréteaux et de triomphe : on entendait des éclats de rire et des jurements au milieu des coups de fusil, du sourd mugissement de la foule, à travers des masses de fumée. Pieds nus, bonnet de police en tête, des charretiers improvisés conduisaient, avec un laisser-passer de chefs inconnus, des convois de blessés parmi les combattants qui se séparaient.

Dans les quartiers riches régnait un autre esprit. Les gardes nationaux, ayant repris les uniformes dont on les avait dépouillés, se rassemblaient en grand nombre à la mairie du 1er arrondissement pour maintenir l'ordre. Dans ces combats, la garde souffrait plus que le peuple, parce qu'elle était exposée au feu des ennemis invisibles qui étaient dans les maisons. D'autres nommeront les vaillants des salons qui, reconnaissant des officiers de la garde, s'amusaient à les abattre, en sûreté qu'ils étaient derrière un volet ou une cheminée. Dans la rue, l'animosité de l'homme de peine ou du soldat n'allait pas au delà du coup porté : blessé, on se secourait mutuellement. Le peuple sauva plusieurs victimes. Deux officiers, M. de Goyon et M. Rivaux, après une défense héroïque, durent la vie à la générosité des vainqueurs. Un capitaine de la garde, Kaumann, reçoit un coup de barre de fer sur la tête : étourdi et les yeux sanglants, il relève avec son épée les baïonnettes de ses soldats qui mettaient en joue l'ouvrier.

 

Chateaubriand porté en triomphe - Chateaubriand eut sa journée dans la révolution, de 1830 comme plus tard Lamartine dans celle de 1848. C'est que, malgré sa fidélité aux Bourbons, il était un libéral...

"UN autre spectacle m'attendait à quelques pas de là : une fosse était creusée devant la colonnade du Louvre ; un prêtre, en sur  plis et en étole, disait des prières au bord de cette fosse : on y déposait les morts. Je me découvris et fis le signe de la croix. La foule silencieuse regardait avec respect cette cérémonie, qui n'eût rien été si la religion n'y avait comparu. Tant de souvenirs et de réflexions s'offraient à moi que je restais dans une complète immobilité. Tout à coup je me sens pressé ; un cri part : « Vive le défenseur de la liberté de la presse ! » Mes cheveux m'avaient fait reconnaître. Aussitôt des jeunes gens me saisissent et me disent : « Où allez-vous? nous allons vous porter. » Je ne savais que répondre ; je remerciais ; je me débattais ; je suppliais de me laisser aller. L'heure de la réunion à la Chambre des pairs n'était pas encore arrivée. Les jeunes gens ne cessaient de crier : « Où allez-vous ? on allez-vous ? » Je répondis au hasard : « Eh bien, au Palais-Royal ! » Aussitôt j'y suis conduit aux cris de : Vive la charte ! vive la liberté de la presse ! vive Chateaubriand ! » Dans la cour des Fontaines, M. Barba, le libraire, sortit de sa maison et vint m'embrasser.

Nous arrivons au Palais-Royal ; on me bouscule dans un café sous la galerie de bois. Je mourais de chaud. Je réitère à mains jointes ma demande en rémission de ma gloire : point ; toute cette jeunesse refuse de me lâcher. Il y avait dans la foule un homme en veste à manches retroussées, à mains noires, à figure sinistre, aux yeux ardents, tel que j'en avais tant vu au commencement de la Révolution : il essayait continuellement de s'approcher de moi, et les jeunes gens le repoussaient toujours. Je n'ai su ni son nom ni ce qu'il me voulait.

Il me fallut résoudre à dire enfin que j'allais à la Chambre des pairs. Nous quittâmes le café ; les acclamations recommencèrent. Dans la cour du Louvre, diverses espèces de cris se firent entendre : on disait : « Aux Tuileries ! aux Tuileries ! » les autres : « Vive le premier consul ! » et semblaient vouloir me faire l'héritier de Bonaparte républicain. Hyacinthe, qui m'accompagnait, recevait sa part des poignées de main et des embrassades. Nous traversâmes le pont des Arts et nous prîmes la rue de Seine. On accourait sur notre passage ; on se mettait aux fenêtres. Je souffrais de tant d'honneurs, car on m'arrachait les bras. Un des jeunes gens qui me poussaient par derrière passa tout à coup sa tête entre mes jambes et m'enleva sur ses épaules.

Nouvelles acclamations ; on criait aux spectateurs dans la rue et aux fenêtres : « A bas les chapeaux ! vive la charte ! » et moi je répliquais : « Oui, messieurs, vive la charte ! mais vive le roi ! » 

 

On ne répétait pas ce cri, mais il ne provoquait aucune colère. Et voilà comme la partie était perdue ! Tout pouvait encore s'arranger, mais il ne fallait présenter au peuple que des hommes populaires : dans les révolutions, un nom fait plus qu'une armée. Je suppliai tant mes jeunes amis qu'ils me mirent enfin à terre. Dans la rue de Seine, en face de mon libraire, M. Le Normant, un tapissier offrit un fauteuil pour me porter ; je le refusai et j'arrivai au milieu de mon triomphe dans la cour d'honneur du Luxembourg. Ma généreuse escorte me quitta alors après avoir poussé de nouveaux cris de Vive la charte ! vive Chateaubriand ! J'étais touché des sentiments de cette noble jeunesse : j'avais crié Vive le roi ! au milieu d'elle, tout aussi en sûreté que si j'eusse été seul enfermé dans ma maison ; elle connaissait mes opinions ; elle m'amenait elle-même à la Chambre des pairs où elle savait que j'allais parler et rester fidèle à mon roi; et pourtant c'était le 30 juillet, et nous venions de passer près de la fosse dans laquelle on ensevelissait les citoyens tués par les balles des soldats de Charles X !"

 

La Journée du 7 août - «Le 7 août, dit Chateaubriand, fut un jour mémorable pour moi.» C'est ce jour-là qu'il fit son dernier discours politique, à la Chambre des pairs, en faveur des Bourbons que tous déjà avaient désertés...

 

"JE montai à la tribune. Un silence profond se fit ; les visages parurent embarrassés, chaque pair se tourna de côté sur son fauteuil et regarda la terre. Hormis quelques pairs résolus à se retirer comme moi, personne n'osa lever les yeux à la hauteur de la tribune. Je conserve mon discours parce qu'il résume ma vie, et que c'est mon premier titre à l'estime de l'avenir. Voici le passage le plus saillant de ce discours:

"INUTILE Cassandre, j'ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés ; il ne me reste qu'à m'asseoir sur les débris d'un naufrage que j'ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissance, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme : après tout ce que j'ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables, si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s'acheminent vers l'exil.

Je laisse la peur à ces généreux royalistes qui n'ont jamais sacrifié une obole ou une place à leur loyauté ; à ces champions de l'autel et du trône qui naguère me traitaient de renégat, d'apostat et de révolutionnaire. Pieux libristes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l'infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu ! Provocateurs de coups d'État, prédicateurs du pouvoir constituant, où êtes-vous ? Vous vous cachez dans la boue du fond de laquelle vous leviez vaillamment la tête pour calomnier les vrais serviteurs du roi ; votre silence d'aujourd'hui est digne de votre langage d'hier. Que tous ces preux, dont les exploits projetés ont fait chasser les descendants d'Henri IV à coups de fourche, tremblent main» tenant, accroupis sous la cocarde tricolore : c'est tout naturel. Les nobles couleurs dont ils se parent protégeront leur per» sonne et ne couvriront pas leur lâcheté... "

J'avais été assez calme en commençant ce discours ; mais peu à peu l'émotion me gagna : quand j'arrivai à ce passage : Inutile Cassandre, j'ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés, ma voix s'embarrassa, et je fus obligé de porter mon mouchoir à mes yeux pour supprimer des pleurs de tendresse et d'amertume. L'indignation me rendit la parole dans le paragraphe qui suit : Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l'infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu! Mes regards se portaient alors sur les rangs à qui j'adressais ces paroles. Plusieurs pairs semblaient anéantis ; ils s'enfonçaient dans leur fauteuil au point que je ne les voyais plus derrière leurs collègues assis immobiles devant eux. 

Ce discours eut quelque retentissement : tous les partis y étaient blessés, mais tous se taisaient, parce que j'avais placé auprès des grandes vérités un grand sacrifice. Je descendis de la tribune : je sortis de la salle, je me rendis au vestiaire, je mis bas mon habit de pair, mon épée, mon chapeau à plumet ; j'en détachai la cocarde blanche, je la mis dans la petite poche du côté gauche de la redingote noire que je revêtis et que je croisai sur mon cœur. Mon domestique emporta la défroque de la pairie, et j'abandonnai, en secouant la poussière de mes pieds, ce palais des trahisons, où je ne rentrerai de ma vie."

Trois jours après il rédigeait cette lettre de démission, le 10 août 1830, il rédigeait sa lettre de démission...

 

Le Choléra - On sait que Paris fut ravagé par le choléra en 1832. C'est en pleine épidémie que Chateaubriand a écrit ces lignes ..

"LE choléra, sorti du Delta du Gange en 1817, s'est propagé dans un espace de deux mille deux cents lieues, dxi nord au sud, et de trois mille cinq cents de l'orient à l'occident : il a désolé quatorze cents villes, moissonné quarante millions d'individus. On a une carte de la marche de ce conquérant. Il a mis quinze années à venir de l'Inde à Paris : c'est aller aussi vite que Bonaparte : celui-ci employa à peu près le même nombre d'années à passer de Cadix à Moscou, et il n'a fait périr que deux ou trois millions d'hommes.

Qu'est-ce que le choléra ? Est-ce un vent mortel ? Sont-ce des insectes que nous avalons et qui nous dévorent ? Qu'est-ce que cette grande mort noire armée de sa faux, qui, traversant les montagnes et les mers, est venue, comme une de ces terribles pagodes adorées aux bords du Gange, nous écraser aux rives de la Seine sous les roues de son char ? Si ce fléau fût tombé au milieu de nous dans un siècle religieux, qu'il se fût élargi dans la poésie des mœurs et des croyances populaires, il eût laissé un tableau frappant. Figurez-vous un drap mortuaire flottant en guise de drapeau au haut des tours de NotreDame, le canon faisant entendre par intervalles des coups solitaires pour avertir l'imprudent voyageur de s'éloigner ; un cordon de troupes cernant la ville et ne laissant entrer ni sortir personne, les églises remplies d'une foule gémissante, les prêtres psalmodiant Jour et nuit les prières d'une agonie perpétuelle, le viatique porté de maison en maison avec des cierges et des sonnettes, les cloches ne cessant de faire entendre le glas funèbre, les moines, un crucifix à la main, appelant dans les carrefours le peuple à la pénitence, prêchant la colère et le jugement de Dieu, manifestés sur les cadavres déjà noircis par le feu de l'enfer.

Puis les boutiques fermées, le pontife entouré de son clergé, allant, avec chaque curé à la tête de sa paroisse, prendre la châsse de sainte Geneviève ; les saintes reliques promenées autour de la ville, précédées de la longue procession des divers ordres  religieux, confréries, corps de métiers, congrégations de pénitents, théories de femmes voilées, écoliers de l'Université, desservants des hospices, soldats sans armes ou les piques renversées ; le Miserere chanté par les prêtres se mêlant aux cantiques des jeunes filles et des enfants; tous, à certains signaux, se prosternant en silence et se relevant pour faire entendre de nouvelles plaintes.

Rien de tout cela : le choléra nous est arrivé dans un siècle de philanthropie, d'incrédulité, de journaux, d'administration matérielle. Ce fléau sans imagination n'a rencontré ni vieux cloîtres, ni religieux, ni caveaux, ni tombes gothiques ; comme la Terreur en 1703, il s'est promené d'un air moqueur, à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin, qui racontait les remèdes qu'on avait employés contre lui, le nombre des victimes qu'il avait faites, où il en était, l'espoir qu'on avait de le voir finir, les précautions qu'on devait prendre pour se mettre à l'abri, ce qu'il fallait manger, comment il était bon de se vêtir. Et chacun continuait de vaquer à ses affaires, et les salles de spectacle étaient pleines. J'ai vu des ivrognes à la barrière, assis devant la porte du cabaret, buvant sur une petite table de bois et disant en élevant leur verre : « A ta santé, Morbits ! » Morbus, par reconnaissance, accourait, et ils tombaient morts sous la table. Les enfants jouaient au choléra, qu'ils appelaient le Nicolas Morbus et le scélérat Morbus. Le choléra avait pourtant sa terreur : un brillant soleil, l'indifférence de la foule, le train ordinaire de la vie, qui se continuait partout, donnaient à ces jours de peste un caractère nouveau et une autre sorte d'épouvante. On sentait un malaise dans tous les membres ; un vent du nord, sec et froid, vous desséchait ; l'air avait une certaine saveur métallique qui prenait à la gorge.

Dans la rue du Cherche-Midi, des fourgons du dépôt d'artillerie faisaient le service des cadavres. Dans la rue de Sèvres, complètement dévastée, surtout d'un côté, les corbillards allaient et venaient de porte en porte ; ils ne pouvaient suffire aux demandes, on leur criait par les fenêtres : "Corbillard, ici ! " Le cocher répondait qu'il était chargé et ne pouvait servir tout le monde. Un de mes amis, M. Pouqueville, venant dîner chez moi le jour de Pâques, arrivé au boulevard du Montparnasse, fut arrêté par une succession de bières presque toutes portées à bras. Il aperçut, dans cette procession, le cercueil d'une jeune fille sur lequel était déposée une couronne de roses blanches. Une odeur de chlore formait une atmosphère empestée à la suite de cette ambulance fleurie."

 

Dernière Page...

"GRACE à l'exorbitance de mes années, mon monument est achevé. Ce m'est un grand soulagement ; je sentais quelqu'un qui me poussait : le patron de la barque sur laquelle ma place est retenue m'avertissait qu'il ne restait qu'un moment pour monter à bord. Si j'avais été le maître de Rome, je dirais, comme Sylla, que je finis mes Mémoires la veille même de ma mort ; mais je ne conclurais pas mon récit par ces mots comme il conclut le sien : « J'ai vu en songe un de mes enfants qui me montrait Métella, sa mère, et m'exhortait à venir jouir du repos dans le sein de la félicité éternelle. » Si j'eusse été Sylla, la gloire ne m'aurait jamais pu donner le repos et la félicité.

Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l'emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés ; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu'il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part ; ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres : à vous, messieurs.

En traçant ces derniers mots, le i6 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j'aperçois la lune pâle et élargie ; elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité."

 

Ultime partie ou conclusion de son oeuvre, la publication de son oeuvre et la bataille pour la postérité.

Les Mémoires d'Outre-Tombe s'achèvent sur un récapitulatif de sa vie où il se plait à souligner les contrastes, la gloire et la misère, la foule qui l'entoure et la solitude, la place qu`il a occupe: dans le monde et dans le temps. "Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves". Un ancien monde finit, un nouveau commence, à cette intersection, Chateaubriand promène son âme mélancolique et insatisfaite,  mais incapable de s'en contenter. Et ce d'autant plus que la publication des Mémoires fut assez froidement accueillie. Non seulement, Chateaubriand appartenait déjà au passé, et déjà lui reprochait-on  ses jugements définitifs et blessants sur ses contemporains; mais déjà et surtout lui reprochait-on d'édifier une oeuvre et des Mémoires  comme autant de monuments à sa gloire personnelle. Il fallut beaucoup de temps pour qu'on oublie la vanité de l'homme au profit de la reconnaissance d'un véritable chef d'oeuvre de la littérature mondiale...

 

"Préface testamentaire Paris, 1er décembre 1833.

COMME il m'est impossible de prévoir le moment de ma fin ; comme à mon âge les jours accordés à l'homme ne sont que des jours de grâce, ou plutôt de rigueur, je vais, dans la crainte d'être surpris, m'expliquer sur un travail destiné à tromper pour moi l'ennui de ces heures dernières et délaissées, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire.

Les Mémoires à la tête desquels on lira cette préface embrassent et embrasseront le cours entier de ma vie ; ils ont été commencés dès l'année 181 1 et continués jusqu'à ce jour. Je raconte dans ce qui est achevé et raconterai dans ce qui n'est encore qu'ébauché mon enfance, mon éducation, ma jeunesse, mon  entrée au service, mon arrivée à Paris, ma présentation à Louis XVI, les premières scènes de la Révolution, mes voyages en Amérique, mon retour en Europe, mon émigration en Allemagne et en Angleterre, ma rentrée en France sous le consulat, mes occupations et mes ouvrages sous l'Empire, ma course à Jérusalem, mes occupations et mes ouvrages sous la Restauration, enfin l'histoire complète de cette Restauration et de sa chute.

J'ai rencontré presque tous les hommes qui ont joué de mon temps un rôle grand ou petit à l'étranger et dans ma patrie. Depuis Washington jusqu'à Napoléon, depuis Louis XVIII jusqu'à Alexandre, depuis Pie VII jusqu'à Grégoire XVI, depuis Fox, Burke, Pitt, Sheridan, Londonderry, Capo-d'Istria, jusqu'à Malesherbes, Mirabeau, etc. ; depuis Nelson, Bolivar, Méhémet, pacha d'Egypte, jusqu'à Suffren, Bougainville, Lapeyrouse, Moreau, etc. J'ai fait partie d'un triumvirat qui n'avait point eu d'exemple : trois poètes opposés d'intérêts et

de nations se sont trouvés, presque à la fois, ministres des Affaires étrangères, moi en France, M. Canning en Angleterre,

M. Martinez de la Rosa en Espagne. J'ai traversé successivement les années vides de ma jeunesse, les années si remplies de l'ère républicaine, des fastes de Bonaparte et du règne de la légitimité.

J'ai exploré les mers de l'ancien et du Nouveau Monde, et foulé le sol des quatre parties de la terre. Après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, dans les wigwams des Hurons, dans les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis, de Carthage, de Grenade, chez le Grec, le Turc et le Maure, parmi les forêts et les ruines ; après avoir revêtu la casaque de peau d'ours du sauvage et le cafetan de soie du mameluck, après avoir subi la pauvreté, la faim, la soif et l'exil, je me suis assis, ministre et ambassadeur, brodé d'or, bariolé d'insignes et de rubans, à la table des rois, aux fêtes des princes et des princesses, pour retomber dans l'indigence et essayer de la prison.

J'ai été en relation avec une foule de personnages célèbres dans les armes, l'Église, la politique, la magistrature, les sciences et les arts. Je possède des matériaux immenses, plus de quatre mille lettres particulières, les correspondances diplomatiques de mes différentes ambassades, celles de mon passage au ministère des Affaires étrangères, entre lesquelles se trouvent des pièces à moi particulières, uniques et inconnues. J'ai porté le mousquet du soldat, le bâton du voyageur, le bourdon du  pèlerin : navigateur, mes destinées ont eu l'inconstance de ma voile; alcyon, j'ai fait mon nid sur les flots.

Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités, des protocoles, et publié chemin faisant de nombreux ouvrages. J'ai été initié à des secrets de partis, de cour et d'État: j'ai vu de près les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommées. J'ai assisté à des sièges, à des congrès, à des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes. J'ai fait de l'histoire, et je pouvais l'écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet, avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. En dedans et. à. côté de mon siècle, j'exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.

Je n'ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains d'une longue renommée. Alfieri, Canova et Monti ont disparu ; de ses jours brillants, l'Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni. Pellico a usé ses belles années dans les cachots du Spielberg ; les talents de la patrie de Dante sont condamnés au silence ou forcés de languir en terre étrangère ; lord Byron et M. Canning sont morts jeunes ; Walter Scott nous a laissés ; Gœthe nous a quittés rempli de gloire et d'années. La France n'a presque plus rien de son passé si riche, elle commence une autre ère : je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même ..."

 

Les dernières années de Chateaubriand sont particulièrement sombres. Il souffre de la gêne qui le condamne à travailler pour vivre, il a réduit son train de maison, il publie tout ce qu'il peut, depuis ses "Discours politiques" jusqu'à "la Vie de Rancé", une de ses meilleures œuvres. Il souffre aussi, peut-être, malgré son dédain affiché pour une «génération de pygmées», de n'être plus le chef du chœur littéraire. Il garde son bataillon de fidèles. Il est l'oracle du petit cercle que Mme de Récamier assemble dans sa maison de l'Abbaye-aux-Bois. Et les autres le saluent, mais de loin. Il le sent. Le pire est ailleurs. Elle est dans ce qu'il appelle «la honte de vieillir», pour un être comme lui, multiple, insatiable. Il devait arriver, vers soixante-dix ans, à une plénitude d'ennui. Rien ne l'avait comblé, ni action, ni amour, ni gloire. Ses Mémoires, qu'il avait commencés sous l'Empire, lui furent sa suprême revanche. Quand, un an après sa mort, on les publia, ils furent diversement accueillis, mais restent la partie la plus vivante de son œuvre, la la plus semblable à lui-même. Quand il mourut, le 4 juillet 1848, on dut, en exécution de ses volontés, lui creuser sa tombe dans une roche de Saint-Malo, face à la mer et le dos au monde. Il fut un peu toute sa vie comme dans ce tombeau du Grand-Bé. Peu d'écrivains ont exercé sur leur époque une pareille influence, et on a pu le rendre responsable pour une large part de la morbidité du siècle; d'un culte excessif et contagieux du rêve, faisant pulluler les Renés.  Mais c'est en le lisant que Lamartine, Hugo, Vigny se sont sentis poètes, que Thierry s'est découvert historien. il est un précurseur du Parnasse , après l'avoir été du romantisme....


Chateaubriand s'est marié en février 1792, un mariage forcé en 1792 avec une amie de sa soeur, Céleste du Buisson de la Vigne, mais en 1793, à Londres, où il habite un grenier misérable et assure sa subsistance grâce à des traductions et des leçons, il fait la connaissance de Charlotte Ives, fille du pasteur de Bungay ...

« A quatre lieues de Beccles dans une petite ville appelée Bungay, demeurait un ministre anglais, le révérend M. Ives, grand helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore, charmante de figure, d'esprit et de manières, et une fille unique, âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j'y fus mieux reçu que partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on restait deux heures à table, après les femmes. M. Ives, qui avait vu l'Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des miens, à parler de Newton et d'Homère. Sa fille, devenue savante pour lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui madame Pasta. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j'écoutais miss Ives en silence.

La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la littérature ; elle me demandait des plans d'études ; elle désirait particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusamme. Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de l'âme : j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le gant de miss Ives ; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus chaste et plus mâle, Dante.

Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu'au milieu de votre carrière, il entre quelque mélancolie ; si l'on ne se rencontre pas de prime abord, les souvenirs de la personne qu'on aime, ne se trouvent point mêlés à la partie des jours où l'on respira sans la connaître : ces jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d'âge ? les inconvénients augmentent : le plus vieux a commencé la vie avant que le plus jeune fût au monde ; le plus jeune est destiné à demeurer seul à son tour ; l'un a marché dans une solitude en-deçà d'un berceau, l'autre traversera une solitude au-delà d'une tombe ; le passé fut un désert pour le premier, l'avenir sera un désert pour le second. Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de cœur, de goût, de caractère, de grâces et d'années.

Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. C'était l'hiver ; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la réalité. Miss Ives devenait plus réservée ; elle cessa de m'apporter des fleurs ; elle ne voulut plus chanter.

Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir : il ne manque à l'amour que la durée, pour être à la fois l'Eden avant la chute et l'Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse demeure, que le cœur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel. L'amour est si bien la félicité primeraine qu'il est poursuivi de la chimère d'être toujours ; il ne veut prononcer que des serments irrévocables ; au défaut de ses joies, il cherche à éterniser ses douleurs ; ange tombé, il parle encore le langage qu'il parlait au séjour incorruptible ; son espérance est de ne cesser jamais ; dans sa double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se perpétuer par d'immortelles pensées et par des générations intarissables.

Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner fut morne. A mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives ; elle était dans un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches d'une inclination qu'elle avait pu découvrir mais dont jamais je n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait ; elle-même, séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment qu'elle n'eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui ôtait la parole : " Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion : je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il est impossible de tromper une mère ; ma fille a certainement conçu de l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés ; vous nous convenez sous tous les rapports ; nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie ; vous venez de perdre vos parents ; vos biens sont vendus ; qui pourrait donc vous rappeler en France ? En attendant notre héritage, vous vivrez avec nous."

De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives ; je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette ; elle appela son mari et sa fille : " Arrêtez ! m'écriai-je ; je suis marié ! " Elle tomba évanouie." ... (Mémoires d'Outre-Tombe) Charlotte Ives devint Mrs. Sutton, mais semble survivre longtemps dans l'esprit de Chateaubriand sous les traits de Cétula, d'Atala et de Cymodocée.

 

Juliette Récamier (1777-1849)
Juliette Récamier, qui épousa son père sous la Terreur - celui-ci souhaitait ainsi lui transmettre sa fortune s'il ne pouvait échapper à la guillotine, en réchappa et devint Régent de la Banque de France en 1800 -, traverse le Directoire, l'Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet, assiste Chateaubriand à ses derniers moments (1848) et meurt, en 1849 victime de l'épidémie de choléra. Elle est cette femme incontournable, à l'égal de Joséphine de Beauharnais et de Madame Tallien, associée par l'Histoire à Chateaubriand, qu'elle rencontre en 1817 et qui fut l'un de ses rares amants.

Vestale du néoclassicisme peinte par David en 1800 et François Gérard en 1805, se dévoilant sans se dénuder, elle réunit autour d'elle un aéropage d'admirateurs et d'esprits brillants et libéraux (Victor Cousin, Saint-Marc Girardin, Edgar Quinet, Tocqueville, Lamartine, Sainte-Beuve, Balzac..), exaspérant Napoléon et soutenant Germaine de Staël. "En approchant de ma fin, écrit Chateaubriand dans ses Mémoires, il me semble que tout ce que j'ai aimé, je l'ai aimé dans Mme Récamier, et qu'elle était la source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes, comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés, confondus pour faire un composé de charmes et de douces souffrances, dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sentiments, de même que l'autorité du ciel a mis le bonheur, l'ordre et la paix dans mes devoirs. Je l'ai suivie, la voyageuse, par le sentier qu'elle a foulé à peine ; je la devancerai bientôt dans une autre patrie. En se promenant au milieu de ces Mémoires, dans les détours de la Basilique que je me hâte d'achever, elle pourra rencontrer la chapelle qu'ici je lui dédie : il lui plaira peut-être de s'y reposer : j'y ai placé son image...."

 

Beaucoup de pages consacrées à Rome et à cette ambassade dans les Mémoires d'Outre-Tombe seront adressées à madame Récamier, depuis plusieurs années sa meilleure confidente et son amie la plus dévouée. Sur l'origine de cette amitié célèbre, on peut lire ce qu'il écrit en 1839 ....

"UNE lettre, publiée dans le Mercure après ma rentrée en France en 1800, avait frappé madame de Staël. Je n'étais pas encore rayé de la liste des émigrés ; Atala me tira de mon obscurité. Madame Bacciochi (Élisa Bonaparte), à la prière de M. de Fontanes, sollicita et obtint ma radiation dont madame de Staël s'était occupée ; j'allai la remercier. Je ne me souviens plus si ce fut Christian de Lamoignon ou l'auteur de Corinne qui me présenta à madame Récamier, son amie ; celle-ci demeurait alors dans sa maison de la rue du Mont-Blanc. Au sortir de mes bois et de l'obscurité de ma vie, j'étais encore tout sauvage ; j'osais à peine lever les yeux sur une femme entourée d'adorateurs.

Environ un mois après, j'étais un matin chez madame de Staël ; elle m'avait reçu à sa toilette ; elle se laissait habiller par mademoiselle Olive, tandis qu'elle causait en roulant dans ses doigts une petite branche verte. Entre tout à coup madame Récamier, vêtue d'une robe blanche ; elle s'assit au milieu d'un sofa de soie bleu. Madame de Staël, restée debout, continua sa conversation fort animée, et parlait avec éloquence ; je répondais à peine, les yeux attachés sur madame Récamier. Je   n'avais jamais inventé rien de pareil, et plus que jamais je fus découragé : mon admiration se changea en humeur contre ma personne. Madame Récamier sortit, et je ne la revis plus que douze ans après."

 

Chateaubriand raconte longuement l'enfance et la jeunesse de madame Récamier avant d'arriver au récit de leur seconde entrevue...

"CE fut à une douloureuse époque pour l'illustration de la France que je retrouvai madame Récamier ; ce fut à l'époque de la mort de madame de Staël. Rentrée à Paris après les Cent Jours, l'auteur de Delphine était redevenue souffrante ; je l'avais revue chez elle et chez madame la duchesse de Duras. Peu à peu, son état empirant, elle fut obligée de garder le lit.

Un matin, j'étais allé chez elle rue Royale ; les volets des fenêtres étaient aux deux tiers fermés; le lit, rapproché du mur du fond de la chambre, ne laissait qu'une ruelle à gauche ; les rideaux, retirés sur les tringles, formaient deux colonnes au chevet. Madame de Staël, à demi assise, était soutenue par des oreillers. Je m'approchai, et quand mon œil se fut un peu accoutumé à l'obscurité, je distinguai la malade. Une fièvre ardente animait ses joues. Son beau regard me rencontra dans les ténèbres, et elle me dit : "Bonjour, my dear Francis. Je souffre, mais cela ne m'empêche pas de vous aimer". Elle étendit sa main que je pressai et baisai. En relevant la tête, j'aperçus au bord opposé de la couche, dans la ruelle, quelque chose qui se levait blanc et maigre : c'était M. de Rocca, le visage défait, les joues creuses, les yeux brouillés, le teint indéfinissable ; il se mourait; je ne l'avais jamais vu, et ne l'ai jamais revu. Il n'ouvrit pas la bouche ; il s'inclina, en passant devant moi ; on n'entendait point le bruit de ses pas : il s'éloigna à la manière d'une ombre. Arrêtée un moment à la porte, "la nueuse idole frôlant les doigts" se retourna vers le lit pour ajourner madame de Staël. Ces deux spectres qui se regardaient en silence, l'un debout et pâle, l'autre assis et coloré d'un sang prêt à redescendre et à se glacer au cœur, faisaient frissonner.

Peu de jours après, madame de Staël changea de logement. Elle m'invita à dîner chez elle, rue Neuve-des-Mathurins : j'y allai ; elle n'était point dans le salon et ne put même assister au dîner; mais elle ignorait que l'heure fatale était si proche.

On se mit à table. Je me trouvai assis auprès de madame Récamier. Il y avait douze ans que je ne l'avais rencontrée, et encore ne l'avais-je aperçue qu'un moment. Je ne la regardais point, elle ne me regardait pas ; nous n'échangions pas une parole. Lorsque, vers la fin du dîner, elle m'adressa timidement quelques paroles sur la maladie de madame de Staël, je tournai un peu la tête et je levai les yeux. Je craindrais de profaner aujourd'hui par la bouche de mes années un sentiment qui conserve dans ma mémoire toute sa jeunesse, et dont le charme s'accroît à mesure que ma vie se retire. J'écarte mes vieux jours pour découvrir derrière ces jours des apparitions célestes, pour entendre du bas de l'abîme les harmonies d'une région plus heureuse.

Madame de Staël mourut. Le dernier billet qu'elle écrivit à madame de Duras était tracé en grandes lettres dérangées comme celles d'un enfant. Un mot affectueux s'y trouvait pour Francis. Le talent qui expire saisit davantage que l'individu qui meurt : c'est une désolation générale dont la société est frappée ; chacun au même moment fait la même perte. Avec madame de Staël s'abattit une partie considérable du temps où j'avais vécu : telles de ces brèches, qu'une intelligence supérieure en tombant forme dans un siècle, ne se referment jamais. Sa mort fit sur moi une impression particulière, à laquelle se mêlait une sorte d'étonnement mystérieux : c'était chez cette femme illustre que j'avais connu madame Récamier, et, après de longs jours de séparation, madame de Staël réunissait deux personnes voyageuses devenues presque étrangères l'une à l'autre : elle leur laissait à un repas funèbre son souvenir et l'exemple de son attachement immortel.

J'allai voir madame Récamier rue Basse-du-Rempart, et ensuite rue d'Anjou. Quand on s'est rejoint à sa destinée, on croit ne l'avoir jamais quittée : la vie, selon l'opinion de Pythagore, n'est qu'une réminiscence. Qui, dans le cours de ses jours, ne se remémore quelques petites circonstances indifférentes à tous, hors à celui qui se les rappelle ? A la maison de la rue d'Anjou il y avait un jardin, dans ce jardin un berceau de tilleuls, entre les feuilles desquels j'apercevais un rayon de lune, lorsque j'attendais madame Récamier : ne me semble-t-il pas que ce rayon est à moi, et que si j'allais sous les mêmes abris, je le retrouverais? Je ne me souviens guère du soleil que j'ai vu briller sur bien des fronts."

 

Chateaubriand, amant passionné, rencontra tout au long de sa vie des femmes au destin mouvementé, témoins à leur insu d'une période - de la Révolution aux Cents Jours - particulièrement troublée. En 1800, Pauline de Beaumont (1768-1803), fille de l'un des derniers conseillers de Louis XVI, écrit à son ami Joubert ; "Le style de Chateaubriand me fait éprouver une espèce de frémissement d’amour ; il joue du clavecin sur toutes mes fibres". Quant à Chateaubriand grisé par ces louanges, il s’écrie : "je devins à la mode, la tête me tourna ; j’en fus enivré. J’ai aimé la gloire comme une femme, comme un premier amour". Chateaubriand, qui travaille alors au Génie du Christianisme, l'aime passionnément alors que la tuberculose l'emportera quelques quatre ans plus tard : "Son visage était amaigri et pâle. Ses yeux coupés en amande auraient peut-être jeté trop d’éclat si une suavité extraordinaire n’eût éteint à demi ses regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de lumière s’adoucit en traversant le cristal de l’eau. Son caractère avait une sorte de raideur et d’impatience qui tenait à la force de ses sentiments et au mal intérieur qui l’éprouvait."  Il la délaissera pour Delphine de Custine (1770-1826), - à qui Madame de Staël dédiera son roman "Delphine" - mais assistera à ses derniers instants. La mort de Lucile, la soeur de Chateaubriand tant vénérée, survint un an après celle de Pauline ... (Mémoires d'Outre-Tombe)

En 1802, Chateaubriand préface "Mémoires et pensées" et fait éditer en 1804 "Valérie" de Juliane von Krüdener (1764-1824) :  femme de lettres allemande de la Baltique, sujette de l'Empire russe et d’expression française, Madame de Krudener, tant admirée par Sainte-Beuve ("petite, blanche, blonde, de ces cheveux d'un blond cendré qui ne vont qu'à Valérie, avec des yeux d'un bleu sombre, un parler plein de douceur et de chant, comme c'est le charme des femmes livoniennes") fait partie de ces femmes du début du XIXe siècle au destin romantique, si singulier dans un monde alors dénué de tout repère : proche de Germaine de Staël, elle verse rapidement dans le piétisme et le mysticisme, devient une quasi prophétesse connue pour son influence spirituelle sur la reine Louise de Prusse, la reine Hortense ou la princesse Stéphanie de Beauharnais, jusqu'au tsar Alexandre. Ecrivains et magnétiseurs se côtoient dans son salon littéraire sous la Restauration, regagne la Russie en 1818 pour retomber dans l'anonymat (Portrait en 1786, avec son fils Paul, par Angelica Kauffmann).

En 1805, Nathalie de Laborde (1774-1835) rencontre Chateaubriand avec qui elle aura une liaison passionnée et orageuse jusqu'en 1812. Emprisonnée sous la Terreur alors que son mari avait émigré, elle perdit sur l'échafaud son père et une grande partie de sa belle-famille, et, libérée en 1794, perdit définitivement la raison sous les Cent-Jours, période mouvementée qui ranima l'angoisse vécue sous la Révolution (Augustin Pajou, Portrait de Nathalie de Laborde, 1789).
En 1817, alors qu'il est mis dans l'obligation de vendre sa propriété de La Vallée-aux-Loups, Chateaubriand renoue avec Juliette Récamier, et en 1822 entame la dernière étape de sa carrière politique : Berlin (1821), Londres (1822), ministre des Affaires Etrangères (il apporta en 1823 une contribution efficace à l'expédition d'Espagne qui devait aider le roi Ferdinand VII à affirmer son autorité absolue, mais fut "renvoyé comme un laquais"). C'est en Italie, en 1823, qu'il entame une relation passionnée avec Cordélia Cordelia Greffulhe, de Castellane (1796-1847), relation qui blessera profondément Juliette Récamier (Vernet)..
En 1829, Chateaubriand rencontre Hortense Allart de Méritens (1801-1879), femme de lettres et de libres passions, partagées notamment avec George Sand qui préfacera sa "scandaleuse" autobiographie "Les enchantements de Mme Prudence de Samman l'Esbaix".


Anne-Louis Girodet de Roucy-Trioson (1767-1824)
Girodet (1767-1824) est avec Jean-Germain Drouais (1763-1788), François Gérard (1770-1837), François-Xavier Fabre (1766-1837) et Antoine-Jean Gros (1771-1885), de cette première génération que David forme avant que n'éclate la Révolution. "Le Sommeil d'Endymion" (1791, Louvre, Paris) marque les esprits en 1793 et annonce le Romantisme, suivent une série d'oeuvre qui jusqu'à la Restauration marque sa singularité : le satirique portrait de Mademoiselle Lange en "Danaé" (scandale du Salon de 1799, Minneapolis, Inst. of Arts), "Ossian" (château de Malmaison, 1800), le "Déluge" (1806, Louvre) , "Les Funérailles d'Atala" (1806 et 1808, Louvre),  le célèbre "Chateaubriand" (1809, musée de Saint-Malo), "La Révolte du Caire" (1810),  "Pygmalion et Galatée" (1819). Plus littéraire, Girodet n'attribue plus à la peinture, comme le faisait David, une fonction morale ou politique. Comme en 1791 avec "Endymion", il réitère au Salon de 1808, avec "Atala" un identique goût de l'innovation. Admiré de Chateaubriand, il le fut tout autant de Baudelaire ..