Symbolisme - - Stéphane Mallarmé (1842-1898) - Lautréamont (1846-1870) - Jean Richepin (1849-1926) - Jean Moréas (1856-1910) - Henri de Régnier (1864-1936) - Pierre Puvis de Chavanne (1823-1892) - Gustave Moreau (1826-1898) - Odilon Redon (1840-1916) - ...
Last update: 31/12/2016
L'intention de Mallarmé est de faire de la poésie un instrument de connaissance. Mais cette démarche est vouée par essence à n'être qu'individuelle. Mallarmé a exercé un fort ascendant sur les artistes de son temps, recevant chez lui, tous les mardi, des "disciples" qui semblent n'avoir pas tous réellement compris les intentions du Maître. Pour Mallarmé, professeur d'anglais de son état, le réel est insatisfaisant, la vie trop répétitive ("La chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les livres"); le poète rêve d'un ailleurs esthétique, voire mystique, mais se heurte au risque de la banalité (tout n'a-t-il pas déjà été dit?) : pour échapper à cette impasse éventuelle, Mallarmé va engager la littérature dans une démarche perfectionniste, une exigence d'absolu qui confine à l'hermétisme, mais en contre-partie la poésie n'est plus tributaire des aléas de ce monde, elle habite un langage qui lui est propre et qui constitue en quelque sorte la patrie du poète : le monde n'est plus donné tel quel mais restitué dans une écriture symbolique, une incantation, une harmonie singulière, dont le lecteur, rejoignant ainsi le poète, doit déchiffrer la texture pour percer le mystère des choses et des lois qui régissent le monde. Mais l'obscurité guette autant le poète que le lecteur. Les quarante-neuf pièces qui composent les Poésies de Mallarmé ont fait l'objet de commentaires et d'interprétations passionnés tant ses audaces frôlent l'inintelligibilité : rarement poète suscita un tel engouement et de telles interrogations dans la littérature. "Verlaine, qui ose associer dans ses vers les formes les plus familières et les termes les plus communs à la poétique assez artificieuse du Parnasse, et qui finit par écrire en pleine et même cynique impureté : et ceci, non sans bonheur; et Mallarmé qui se crée un langage presque entièrement sien par le choix raffiné des mots et par les tours singuliers qu'il invente ou développe, refusant à chaque instant la solution immédiate que lui souffle l'esprit de tous." (Paul Valéry, Variété III).
Stéphane Mallarmé (1842-1898)
Stéphane Mallarmé est né à Paris en 1842, perd sa mère à l'âge de cinq ans et vit une enfance triste qui le mène de pensionnat en pensionnat. Il lit beaucoup, Baudelaire, Sainte-Beuve, Hugo et surtout Poe, mais traîne avec lui, durant toute cette période, un mal de vivre. 1862 est l'année de sa rencontre avec Maria Gehrardt, se rend à Londres avec elle et l'épouse, "pour elle seulement", avoue-t-il; il en effet alors pressé d'en finir avec la vie de tous les jours, désireux de n'avoir d'autres soucis que celui de la poésie. Mallarmé a pris conscience de l'importance que la poésie tenait dans sa vie, au point d'accorder une attention tout à fait secondaire à la qualité de son bonheur terrestre : "si j'épousais Maria pour faire son bonheur, je serais un fou. D'ailleurs, le bonheur existe-t-il sur cette terre ? Et faut-il le chercher sérieusement autre part que dans le rêve ?"
En 1863-1864, sa "crise" de Tournon lui fait prendre conscience que "le bonheur d'ici-bas est ignoble", et devant cette soudaine impuissance à créer qui s'abat sur lui, il se refuse, par souci de perfection, à se laisser aller à écrire au gré du hasard: "je sentais que l'on n'a pas le droit de mésuser ainsi de la forme écrite et je commençais à étudier ce qu'elle exige..."
Sa vie "terrestre" est alors toute tracée, marié, père de famille, il devient professeur d'anglais et exerce dans plusieurs villes de province, puis Paris en 1871. Entre-temps, ses premiers poèmes paraissent en 1866 dans Le Parnasse contemporain, marqués par l'influence de Baudelaire à qui il reprend les thèmes de l'ennui et de l'angoisse éprouvés face à une réalité monotone, puis "Hérodiade" (1867) et "l'Après-midi d'un faune", qui ne paraîtra qu'en 1876 et sera, plus tard, mis en musique par Debussy. La mort de son fils en 1879 le replonge un temps dans la morosité. En 1884, alors que Verlaine publie les "Poètes maudits", qu'il rencontre Méry Laurent, un des modèles favoris de Manet, Mallarmé fait paraître dans la Revue indépendante, le poème "Prose pour des Esseintes", poème décadent dans le goût du jour. C'est le début de la notoriété : Huysmans fait l'apologie de sa poésie dans "A Rebours". L'univers symbolique de Mallarmé, qui fonctionne à coups d'intuitions, de révélations (" le trait dominant de cette causerie était une faculté d'apercevoir les analogies, développées à un degré qui rendait fantastique le sujet le plus simple"), attire de nombreux adeptes, et la jeune génération poétique qui, depuis 1880, fréquentait les « Mardis » de la rue de Rome le reconnaît comme un maître : René Ghil, Henri de Régnier, Gustave Kahn, Jules Laforgue, Laurent Tailhade, puis Paul Claudel, Paul Valéry, Camille Mauclair, Marcel Schwob. Mallarmé poursuit alors sa carrière de professeur et le poète poursuit son activité intense. En 1887, il fait paraître une édition de ses Poésies, traduit les poèmes d'Edgar Poe et le Ten O'Clock de James M. N. Whistler, (1888). fait de nombreuses conférences en Belgique sur son ami Villiers de L'Isle-Adam, mort en 1889. Le banquet de la Plume (15 février 1893). Il meurt le 9 septembre 1898, quelques mois après avoir fait paraître "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" dans la revue Cosmopolis. Pour Gide, l'oeuvre de Mallarmé est quelque part l'un des points extrêmes "où se soit aventuré l'esprit humain.."
Un modeste salon, à Paris, rue de Rome, une petite maison au bord de la Seine, à Valvins, près de Fontainebleau, furent, de 1880 à 1898, pour toute la jeunesse littéraire, les sanctuaires d'un culte nouveau. C'est là que vécut le vrai maître du symbolisme, Stéphane Mallarmé, d'une vie simple, surtout intérieure, mais dont l'exemple suffisait à communiquer à tous ceux qui l'approchaient un enthousiasme ébloui. Professeur d'anglais, d'abord en province, puis à Paris, Mallarmé avait fait deux parts distinctes dans son existence : l'une, vouée au métier, dont une condition très modeste lui imposait la nécessité; l'autre, consacrée au rêve magnifique de la poésie pure; non pas de la forme pure et parfaite, telle que les Parnassiens en poursuivaient l'idéal, mais du lyrisme pur, jailli des sources les plus secrètes de l'intelligence et de la sensibilité...
1865-1866, "Hérodiade" - "Le sujet de mon oeuvre est la beauté" - Mallarmé a retenu de Baudelaire le spleen et la hantise du néant, auxquels il tente d'échapper par un idéalisme forcené, et donc en fin de compte voué à l'échec. Une véritable impasse métaphysique et esthétique que l'on retrouvera dans Le Sonnet, L'Azur. C'est en élaborant son oeuvre, restée inachevée, consacrée à l'une des rares figures de femme que les Evangiles présentent avec l'auréole du péché et de la perversion, Hérodiade (elle est la mère de Salomé), que Mallarmé, dans les années 1865-1866, découvre un néant qui n'est plus simplement un thème romantique hérité de Baudelaire, mais l'unique réalité. Dès lors, la beauté de son vers ne doit plus rien au romantisme, son art de la suggestion et de la transposition sont à mille lieues du réalisme parnassien, le voici s'engagea nt dans une écriture particulièrement dense, qui invite à une lecture poétique qui est se veut aussi une prise de conscience des ressources du langage. Ce n'est qu'en 1959 que Gardner Davies publiera l'ensemble des manuscrits laissés par Mallarmé à sa mort sous le titre "Les Noces d'Hérodiade. Mystère".
HÉRODIADE
Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte !
Vous le savez, jardins d’améthyste, enfouis
Sans fin dans de savants abîmes éblouis,
Ors ignorés, gardant votre antique lumière
Sous le sombre sommeil d’une terre première,
Vous, pierres où mes yeux comme de purs bijoux
Empruntent leur clarté mélodieuse, et vous,
Métaux qui donnez à ma jeune chevelure
Une splendeur fatale et sa massive allure !
Quant à toi, femme née en des siècles malins
Pour la méchanceté des antres sibyllins,
Qui parles d’un mortel ! selon qui, des calices
De mes robes, arome aux farouches délices,
Sortirait le frisson blanc de ma nudité,
Prophétise que si le tiède azur d’été,
Vers lui nativement la femme se dévoile,
Me voit dans ma pudeur grelottante d’étoile,
Je meurs !
J’aime l’horreur d’être vierge et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté,
Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté,
Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle !
Et ta sœur solitaire, ô ma sœur éternelle,
Mon rêve montera vers toi : telle, déjà
Rare limpidité d’un cœur qui le songea,
Je me crois seule en ma monotone patrie
Et tout, autour de moi, vit dans l’idolâtrie
D’un miroir qui reflète en son calme dormant
Hérodiade au clair regard de diamant..
Ô dernier charme, oui, je le sens, je suis seule !
LA NOURRICE
Madame, allez-vous donc mourir ?
HÉRODIADE
Non, pauvre aïeule,
Sois calme et, t’éloignant, pardonne à ce cœur dur,
Mais avant, si tu veux, clos les volets : l’azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes
Et je déteste, moi, le bel azur !
Des ondes
Se bercent et, là-bas, sais-tu pas un pays
Où le sinistre ciel ait les regards haïs
De Vénus qui, le soir, brûle dans le feuillage ?
J’y partirais.
Allume encore, enfantillage,
Dis-tu, ces flambeaux où la cire au feu léger
Pleure parmi l’or vain quelque pleur étranger
Et..
LA NOURRICE
Maintenant ?
HÉRODIADE
Adieu.
Vous mentez, ô fleur nue
De mes lèvres !
J’attends une chose inconnue
Ou, peut-être, ignorant le mystère et vos cris,
Jetez-vous les sanglots suprêmes et meurtris
D’une enfance sentant parmi les rêveries
Se séparer enfin ses froides pierreries.
1887 – Poésies
"Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée doit s'entourer de mystères", et ainsi la poésie se doit d'être mystère. Mallarmé usera de plus en plus de l'ellipse, du raccourci, s'appliquant à compliquer le poème pour le rendre illisible, allant jusqu'à donner des recettes par trop systématiques : "Il faut toujours couper le commencement et la fin de ce qu'on écrit de manière à en rendre l'accès difficile." De cette manière, la poésie ne risque pas d'être livrée en pâture à la foule ignorante, incapable de saisir le beau. Et seul le rêve permet d'atteindre la beauté qui n'est pas de ce monde et qui doit être fabriquée de toutes pièces : "Si le rêve était ainsi défloré, où donc nous sauverions-nous, nous autres malheureux que la terre dégoûte et qui n'avons que le rêve pour refuge ?" (lettre à son ami Henri Cazalis, 1863). Pourtant, Mallarmé qui a prôné la toute-puissance de l'intellect et de la conscience pour conquérir la Beauté, écrit à Villiers de L'Isle-Adam : "J'avais, à la faveur d'une grande sensibilité, compris la corrélation intime de la poésie avec l'univers et, pour qu'elle fût pure, conçu le dessein de la sortir du rêve et du hasard et de la juxtaposer à une conception de l'univers. Malheureusement, âme inorganisée simplement pour la jouissance poétique, je n'ai pu, dans la tâche préalable de cette conception, comme vous, disposer d'un esprit – et vous serez terrifié d'apprendre que je suis arrivé à l'idée de l'univers par la seule sensation…"
1862, APPARITION - Cette pièce est un des poèmes écrits à partir de 1862 et publiés dans L'Artiste et Le Parnasse contemporain. Mallarmé y subit encore l'influence des cénacles parnassiens et celle de Baudelaire; on notera, en particulier, dans les quatre premiers vers, la correspondance toute baudelairienne de l'image visuelle et de l'image auditive. L'inspiration de cette poésie a fait songer, non sans raison, à l'art des peintres anglais dits préraphaélites, tels que Rossetti et Burne-Jones, dont le poète avait eu la révélation pendant son premier séjour en Angleterre (1862), évocation mystique d'une figure idéale et stylísée, atmosphère vaporeuse, gaucherie voulue de certaines images...
BRISE MARINE - La plus baudelairienne de toutes les pièces de Mallarmé. Tourmenté par le dégoût de la vie médiocre, par la nostalgie d'un monde magique que lui ouvriraient les sortilèges de l'art, le poète est resté fidèle à l'esthétique parnassienne et transpose en images sensibles et symboliques le paysage intérieur de sa méditation. A la fin, nous entendons cette invitation au voyage dont retentit tout le "Spleen et Idéal" de Baudelaire. On y voit ici déjà à l'oeuvre le procédé elliptique dont Mallarmé se fera plus tard une loi, dans son horreur de l'image prévue, de la phrase toute faite, et dans son désir de suggérer ce qui ne peut être nommé sans banalité...
Brise marine
La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres.
Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux!
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l'ancre pour une exotique nature!
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs!
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots...
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots!
Apparition
La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l'archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l'azur des corolles.
– C'était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S'enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d'un Rêve au coeur qui l'a cueilli.
J'errais donc, l'oeil rivé sur le pavé vieilli
Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m'es en riant apparue
Et j'ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées.
Lorsque Mallarmé écrit "Apparition" pour exprimer l'amour que Henri Cazalis (1840-1909), par ailleurs inspirateur de la "Danse macabre" de Camille Saint-Saens (1874) porte à la très jeune Harriet (Ettie) Yapp (1846-1873), il ne peut, dit-il, "faire cela d'inspiration. Il faut méditer longtemps : l'art, seul, limpide et impeccable, est assez chaste pour la sculpter religieusement". A propos de "L'Azur" (1864), Mallarmé écrit à Cazalis : "je te jure qu'il n'y a pas un mot qui m'ait coûté plusieurs heures de recherche et que le premier mot qui revêt la première idée, outre qu'il tend lui-même à l'effet général du poème, sert encore à préparer le dernier". Poème écrit avec une très rigoureuse logique, il décrit comment le poète impuissant de la "feuille blanche", voudrait fuir sa vocation mais n'y parvient pas et triomphe "l'azur", symbole de l'idéal...
L 'AZUR - Cette pièce, publiée dans Le Parnasse contemporain, appartient encore à la première manière de Mallarmé, mais elle est la plus importante de ce groupe, celle où apparaît le mieux sa tendance vers une conception nouvelle de la poésie. Baudelaire regrettait déjà son impuissance à goûter la saveur du "printemps adorable"; pour Mallarmé, cette saveur n'existe plus; déjà, dans "Renouveau", il dénonce le printemps maladif; l'azur éclatant le blesse comme une insulte. On notera la différence entre cette impuissance lucide, ce cruel dégoût de la vie et la mélancolie résignée du "Lac" ou de "La Tristesse d'Olympio"; le thème lyrique est le même, mais le ton d'ironie froide, de lassitude exaspérée est une note toute nouvelle ...
L'AZUR
De l'éternel azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poëte impuissant qui maudit son génie
À travers un désert stérile de Douleurs.
Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde
Avec l'intensité d'un remords atterrant,
Mon âme vide. Où fuir? Et quelle nuit hagarde
Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant?
Brouillards, montez! Versez vos cendres monotones
Avec de longs haillons de brume dans les cieux
Qui noiera le marais livide des automnes
Et bâtissez un grand plafond silencieux!
Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse
En t'en venant la vase et les pâles roseaux,
Cher Ennui, pour boucher d'une main jamais lasse
Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.
Encor! que sans répit les tristes cheminées
Fument, et que de suie une errante prison
Éteigne dans l'horreur de ses noires traînées
Le soleil se mourant jaunâtre à l'horizon!
-- Le Ciel est mort. -- Vers toi, j'accours! donne, ô matière,
L'oubli de l'Idéal cruel et du Péché
À ce martyr qui vient partager la litière
Où le bétail heureux des hommes est couché,
Car j'y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard gisant au pied d'un mur,
N'a plus l'art d'attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur..
En vain! l'Azur triomphe, et je l'entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angelus!
Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse?
Je suis hanté. L'Azur! l'Azur! l'Azur! l'Azur!
SOUPIR - C'est un des premiers poèmes de Mallarmé (Parnasse contemporain), et qui appartient à la même époque que la pièce précédente. Aussi y retrouve-t-on le même caractère de légende symbolique, la même recherche d`effets harmonieux et cette préciosité qui transpose l'objet en image, pour en mieux goûter toutes les jouissances possibles (v. 5, 8, 10) ; sur le vieux thème romantique de l'automne, le poète esquisse en touches transparentes le paysage d'une rêverie intérieure...
Mon âme vers ton front où rêve, ô calme sœur,
Un automne jonché de taches de rousseur
Et vers le ciel errant de ton oeil angélique
Monte, comme dans un jardin mélancolique,
Fidèle, un blanc jet d'eau soupire vers l'Azur!
- Vers l'Azur attendri d'octobre pâle et pur
Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie
Et laisse, sur l'eau morte où la fauve agonie
Des feuilles erre au vent et creuse un froid sillon,
Se traîner le soleil jaune d'un long rayon.
RENOUVEAU - Sonnet baudelaírien, de la même époque que les pièces précédentes (Parnasse contemporain), mais dans lequel Mallarmé ne s'astreint pas aux lois rigoureuses du genre : les rimes des deux quatrains sont différentes, suivant l'exemple des poètes de la Renaissance anglaise. Comme dans la pièce précédente (v. 5-6), on voit apparaître à la fin du sonnet ce motif de l'Azur qui va hanter Mallarmé et lui inspirera tout un poème. Sous ce titre ironique : "Renouveau", il réagit ici contre le thème traditionnel d'un fade lyrisme qui fait du printemps le cadre naturel de tout ce qui est jeune, fort, beau et fécond...
Le printemps maladif a chassé tristement
L'hiver, saison de l'art serein, l'hiver lucide,
Et dans mon être à qui le sang morne préside
L' impuissance s'étire en un long bâillement.
Des crépuscules blancs tiédissent sur mon crâne `
Qu'un cercle de fer serre ainsi qu'un vieux tombeau
Et, triste, j'erre après un rêve vague et beau,
Par les champs où la sève immense se pavane,
Puis je tombe énervé de parfums d'arbres, las,
Et creusant de ma face une fosse à mon rêve,
Mordant la terre chaude où poussent los lilas,
J'attends, en m'abîmant, que mon ennui s'élève....
- Cependant l'Azur rit sur la haie et l'éveil
De tant d'oiseaux en fleur gazouillant au soleil.
LE SONNEUR - Un des premiers poèmes de Mallarmé (Parnasse contemporaín); sonnet à forme classique et dont le thème est une comparaison régulièrement développée, comme elle pourrait l'être par Théophile Gautier ou Sully Prudhomme. Plus tard, en pareil cas, Mallarmé supprimera l'un des termes de la comparaison et il ne restera plus que le symbole. L'idée est l'impuissance et le découragement de l'âme dans son stérile effort vers un idéal impossible à atteindre....
Cependant que la cloche éveille sa voix claire
A l'air pur et limpide et profond du matin
Et passe sur l'enfant qui jette pour lui plaire
Un angelus parmi la lavande et le thym,
Le sonneur effleuré par l'oiseau qu'il éclaire,
Chevauchant tristement en geignant du latin
Sur la pierre qui tend la corde séculaire,
N'entend descendre à lui qu'un tintement lointain.
Je suis cet homme. Hélas! de la nuit désireuse,
J'ai beau tirer le câble à sonner l'ldéal,
De froids péchés s'ébat un plumage féal,
Et la voix ne me vient que par bribes et creuse!
Mais, un jour, fatigué d'avoir enfin tiré,
O Satan, j'ôterai la pierre et me pendrai.
L'ÉVENTAIL DE MADEMOISELLE MALLARME - Poésie de la seconde période, qui est un exemple parfait et suffisamment clair de la véritable manière mallarméenne : c'est tout l'art de la suggestion par les images les plus vaporeuses et les plus inachevées qui laissent à notre fantaisie le plaisir de leur donner une valeur particulière. Cette pièce, qui fait pendant à une autre pièce d'inspiration analogue, - Eventail de Madame Mallarmé, - montre bien que, pour le poète, les événements ou les objets les plus insignifiants peuvent proposer à l'imagination toute une série d'analogies souples, riches de plusieurs sens mystérieux. Le poète suppose que l'éventail parle à la jeune fille....
O rêveuse, pour que je plonge!
Au pur délice sans chemin,
Sache, par un subtil mensonges,
Garder mon aile dans ta main.
Une fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier* recule
L'horizon délicatement.
Vertige! voici que frissonne
L'espace comme un grand baiser
Qui, fou de naître pour personne,
Ne peut jaillir ni s'apaiser.
Sens-tu le paradis farouche!
Ainsi qu'un rire enseveli
Se couler du coin de ta bouche
Au fond de l'unanime pli.
Le sceptre des rivages roses
Stagnants sur les soirs d'or, ce l'est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d'un bracelet.
LE TOMBEAU D'EDGAR POE - Ayant subi profondément l'influence de toute la littérature de langue anglaise, Mallarmé eut, comme Baudelaire, un culte particulier pour le grand écrivain américain, Edgard Poe, poète et romancier (1809-1849). Il y a une affinité indiscutable entre ces trois grands esprits. Mallarmé publia en 1888 une traduction des "Poèmes" de Poe et consacra précisément au double souvenir de Poe et de Baudelaire, qui avait été le premier traducteur de Poe en France, deux sonnets, dont nous donnons ici le premier. Sous ce titre de tombeau, on désigne la commémoration d'un poète par un autre poète. Les vers de Mallarmé rendent bien ce qu'il y a d'étrange à la fois et de puissant dans l'imagination du poète américain, le mystère et l'angoisse d'une conscience tourmentée par les visions hallucinantes qu'il a cherché à suggérer par des mots rares ou par des rythmes imprévus; il s'est défini lui-même : «Un homme que les réalités du monde affectaient comme des visions et seulement comme des visions."...
Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange!
Eux, comme un vil sursaut d'hydre ayant jadis l'ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu,
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.
Du sols et de la nue hostiles, ô grief!
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s'orne,
Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur,
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur!
LES FENETRES - Un fait banal qui ne pourrait éveiller tout au plus un sentiment de pitié, éveille chez le poète des symboles endormis, mais dans une obscurité qui ne peut jamais être totalement levée...
Las du triste hôpital, et de l'encens fétide
Qui monte en la blancheur banale des rideaux
Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide,
Le moribond sournois y redresse un vieux dos,
Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourriture
Que pour voir du soleil sur les pierres, coller
Les poils blancs et les os de sa maigre figure
Aux fenêtres qu'un beau rayon clair veut hâler..
Ivre, il vit, oubliant l'horreur des saintes huiles,
Les tisanes, l'horloge et le lit infligé,
La toux; et quand le soir saigne parmi les tuiles,
Son œil, à l'horizon, de lumière gorgé,
Voit des galères d'or, belles comme des cygnes,
Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir
En berçant l'éclair fauve et riche de leurs lignes
Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir!
Ainsi, pris du dégoût de l'homme à l'âme dure
Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits
Mangent. et qui s'entête à chercher cette ordure
Pour l'offrir à la femme allaitant ses petits,
Je fuis et je m'accroche à toutes les croisées
D'où l'on tourne l'épaule à la vie, et, béni,
Dans leur verre, lave d'éternelles rosées,
Que dore le matin chaste de l'Infini,
Je me mire et me vois ange! et je meurs, et j'aime
- Que la vitre soit l'art, soit la mysticité -
A renaître, portant mon rêve en diadème,
Au ciel antérieur où fleurit la Beauté!
Mais, hélas! Ici-bas est maître : sa hantise
Vient m'écœurer parfois jusqu'en cet abri sûr,
Et le vomissement impur de la Bêtise
Me force à me boucher le nez devant l'azur.
Est-il moyen, ô Moi qui connais l'amertume,
D'enfoncer le cristal par le monstre insulté
Et de m'enfuir, avec mes deux ailes sans plume
- Au risque de tomber pendant l'éternité!
Enfin on ne peut que citer le fameux "Sonnet en x", nommé ainsi pour ses rimes en ix et ixe, paru pour la première en 1893, dans le recueil "Vers et prose", le Sonnet allégorique de lui-même, le premier poème écrit par Mallarmé après la crise d'Hérodiade de 1868...
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx
Aboli bibelot d'inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s'honore.)
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l'oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.
Pierre Puvis de Chavanne (1823-1892)
L'œuvre de Puvis de Chavannes eut un grand retentissement parmi ses contemporains, qui le considérèrent comme le maître du Symbolisme : 1879, Young Girls at Seaside - Musée d'Orsay (France - Paris); 1881, The Poor Fisherman - Musée d'Orsay (France - Paris); 1883, The Dream - Musée du Louvre (France - Paris); 1865, The River - Metropolitan Museum of Art - New York, NY (United States - New York); 1872, Hope - Musée d'Orsay (France - Paris).
Si dans ces oeuvres des femmes idéalisées et allégoriques habitent des paysages d'une grande sérénité, c'est par "Le Pauvre Pêcheur" que Puvis de Chavanne devient un maître du symbolisme.
En peinture, s'il s'agit de restituer l'indicible, de privilégier le fantasme au réel, le rêve à la banalité; le préromantisme anglais d'un Henry Fuseli et de William Blake, le romantisme allemand de Caspar David Friedrich, de Philipp Otto Runge et de Carl Gustav Carus, ou les des préraphaélites anglais portent bien des thématiques qualifiées de symbolistes. C’est en 1890 et 1891 qu'Albert Aurier, alors âgé de vingt-cinq ans, tente, dans Le Mercure de France nouvellement fondé, de poser les principes d’une peinture symboliste. Aurier pense alors aux œuvres de Gauguin qui ont suivi "La Vision après le sermon". En prérequis, l'artiste symboliste doit être pourvu de "cette transcendantale émotivité, si grande et si précieuse, qui fait frissonner l’âme devant le drame ondoyant des abstractions". Et si un Van Gogh peut être qualifié de symbolistes, c'est que "dans presque toutes ses toiles, sous cette chair très chair, sous cette matière très matière, gît, pour l’esprit qui sait y voir, une pensée, une Idée, et cette Idée, essentiel substratum de l’œuvre, en est, en même temps, la cause efficiente." Et a contrario, un Courbet montre ce que n'est pas l'attitude symboliste en peinture : "Je tiens la peinture pour un art essentiellement concret qui ne peut consister que dans les représentations des choses réelles et existantes; c’est une langue toute physique qui se compose pour moi de tous les objets visibles. Un objet abstrait non visible, non existant n’est pas du domaine de la peinture."
Il en est de même de l'impressionnisme : les impressionnistes, écrit Gauguin, "cherchèrent autour de l’œil et non au centre mystérieux de la pensée, et de là tombèrent dans des raisons scientifiques". "La Perte du pucelage" (1890-91) de Paul Gauguin est un des tableau représentatif du symbolisme : l'oeuvre est riche en références littéraires et picturales, de l'Olympia de Manet au Christ mort d'Holbein.
Dans une formule célèbre transmise par Sérusier, Redon juge l’impressionnisme "trop bas de plafond". Et au sortir de l’exposition impressionniste de 1880, Odilon Redon persiste: "je ne crois pas que tout ce qui palpite sous le front d’un homme qui s’écoute et se recueille, je ne crois pas que la pensée prise pour ce qu’elle est en elle-même ait à gagner beaucoup dans ce parti pris de ne considérer que ce qui se passe au-dehors de nos demeures. L’expression de la vie ne peut différemment paraître que dans le clair-obscur ...".
Odilon Redon (1840-1916)
" Mon régime le plus fécond, le plus nécessaire à mon expansion a été, je l'ai dit souvent, de copier directement le réel en reproduisant attentivement des objets de la nature extérieure en ce qu'elle a de plus menu, de plus particulier et accidentel. Après un effort pour copier minutieusement un caillou, un brin d'herbe, une main, un profil ou toute autre chose de la vie vivante ou inorganique, je sens une ébullition mentale venir ; j'ai alors besoin de créer, de me laisser aller à la représentation de l'imaginaire."
On retrouve Odilon Redon notamment au musée d'Orsay, Paris (Les Yeux Clos, 1890, Autoportrait, 1880, Christ en croix, 1905, Le Pavot Rouge, v. 1906..), au Dallas Museum of Art (Le Port de Morgat, 1882, Initiation à l'étude : Deux jeunes femmes, vers 1905), au Metropolitan Museum of Art (Pandore, 1914)..
Gustave Moreau (1826-1898)
Si le "Sphinx" (1864, Metropolitan Museum), le "Jeune Homme et la Mort" (1865) et la "Jeune Fille thrace portant la tête d'Orphée" (1865, Paris, musée d'Orsay) lui donnèrent une certaine notoriété, celle-ci ne concerna qu'un public restreint sensible à toutes les audaces. Cette incompréhension et la mort de sa mère en 1884 le poussèrent à s'enfermer dans une solitude créative singulière : le spectacle du monde, humain ou nature, l'ennui profondément, et ce qu'il tente d'exprimer c'est une quête intellectuelle et mystique, fascinée par les mythologies grecque, égyptienne ou orientale, traduite en évocations féeriques et hallucinées, avec un sens des couleurs qui fera nombre d'adeptes (Georges Rouault, qui fut le premier conservateur de son musée, les "fauves", les surréalistes pour les thématiques). Le musée Gustave Moreau, à Paris, expose ainsi "Salomé dansant devant Hérode", "Hercule séduisant les Filles de Thestius", "Hésiode et les Muses" (1891), .. Les femmes sont ici des héroïnes légendaires au charme énigmatique et cruel. Il tentera ainsi de recréer une mythologie toute personnelle mais chacune de ses oeuvres semblent témoigner d'une impossibilité native de parvenir à exprimer cet inexprimable qu'il vivait en lui..
Lautréamont (1840-1870)
Né à Montevideo, venu seul à Paris, après des études sans joie à Tarbes (1859) et à Pau, Isidore Ducasse meurt solitaire et inconnu à l'âge de vingt-quatre ans. L'ignorance où l'on est du détail de sa vie a favorisé bien des suppositions. Il laisse, sous le pseudonyme de Maldoror, une épopée, "Les Chants de Maldoror" (1869), que les surréalistes présenteront comme une oeuvre prophétique. Rimbaud défendait en principe créateur une certaine anormalité, que Mallarmé va ériger en célébration, visant à la perversion totale dans une langue hallucinée. Le héros des "Chants", Maldoror, assiste à un naufrage sans secourir les victimes. Il abat même le seul survivant. L'océan devient alors l'image du Mal et Maldoror se fait bête immonde, poulpe, cygne noir. Ce délire touche l'écriture elle-même, et par un retournement énigmatique, Isidore Ducasse signe sous son véritable nom, six mois avant sa mort, un recueil de Poésies. L’été de 1870 n’est guère favorable aux écrivains: la France vient de déclarer la guerre à la Prusse, le second Empire s’effondre lors de la défaite de Sedan, et c’est dans une capitale assiégée que Ducasse, déclaré «homme de lettres», meurt, le 24 novembre, pour une cause inconnue en son domicile du 7, Faubourg-Montmartre, Paris, à huit heures du matin....
1869 - Les Chants de Maldoror
Les six chants qui forment l'ouvrage des "Chants de Maldoror" sont l'oeuvre d'un homme de vingt-deux ans que la mort emportera à peine un an plus tard. L'influence de ces pages ira grandissante tout au long du XXe siècle, en particulier sous l'impulsion d'André Breton qui verra dans ce livre «l'expression d'une révélation totale qui semble excéder les possibilités humaines!» et qui, louant cette littérature de la révolte, écrivit aussi: «C'est au comte de Lautréamont qu'incombe peut-être la plus grande part de l'état de choses poétique actuel : entendez la révolution surréaliste.»
"J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau. J'entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit : "Je vais t'éclairer. Lis l'inscription. Ce n'est pas de moi que vient cet ordre suprème." Une vaste lumière couleur de sang à l'aspect de laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusqu'à l'horizon. Je m'appuyai contre une muraille en ruines, car j'allais tomber, et je lus : "Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire : vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui." Beaucoup d'hommes n'auraient peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant ce temps une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi à elle avec une figure triste : "Tu peux te relever." Je lui tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa sœur. Le ver-luisant à moi : "Toi, prends une pierre et tue-la." – Pourquoi ? lui dis-je. – Lui à moi : "Prends garde à toi, le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci s'appelle la prostitution." Les larmes dans les yeux, la rage dans le cœur, je sentis naître en moi une force inconnue. "Je pris une grosse pierre, après bien des efforts je la soulevai à peine jusqu'à la hauteur de ma poitrine ; je la mis sur l'épaule avec les bras, je gravis une haute montagne jusqu'au sommet ; de là j'écrasai le ver-luisant. Sa tête s'enfonça sous le sol d'une grandeur d'homme, la pierre rebondit jusqu'à la hauteur de six églises ; elle alla retomber dans un lac dont les eaux s'abaissèrent un instant tournoyantes, en creusant un immense cône renversé. Le calme reparut à la surface, la lumière de sang ne brilla plus. "Hélas ! hélas ! s'écria la belle femme nue ; qu'as-tu fait ?" Moi à elle : "Je te préfère à lui ; parce que j'ai pitié des malheureux. Ce n'est pas ta faute si la justice éternelle t'a créée." Elle à moi : "Un jour les hommes me rendront justice ; je ne t'en dis pas davantage. Laisse-moi partir pour aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie. Il n'y a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abîmes qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu, toi qui m'as aimée !" Moi à elle : "Adieu !… ; encore une fois : adieu !… ; je t'aimerai toujours ! Dès aujourd'hui, j'abandonne la vertu." C'est pourquoi, ô peuples, quand vous entendrez le vent d'hiver gémir sur la mer et près de ses bords, ou au dessus des grandes villes, qui depuis longtemps ont pris le deuil pour moi, ou à travers les froides régions polaires, dites : "Ce n'est pas l'esprit de Dieu qui passe, c'est le soupir aigu de la prostitution uni avec les gémissements graves du Montévidéen. Enfants, c'est moi qui vous le dis. Alors, agenouillez-vous, pleins de miséricorde, et que les hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières...."
"Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés de la campagne, l'on voit, plongé dans d'amères réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques. L'ombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en s'aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps, lorsque j'étais emporté sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait étrange ; maintenant j'y suis habitué. Le vent gémit à travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante sa grave complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux qui l'entendent. Alors les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, s'échappent des fermes lointaines ; ils courent dans la campagne, ça et là, en proie à la folie. Tout à coup ils s'arrêtent, regardent de tous côtés avec une inquiétude farouche, l'œil en feu ; et, de même que les éléphants avant de mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel, élevant désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles inertes, de même les chiens baissent leurs oreilles inertes, élèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent à aboyer, tour à tour soit comme un enfant qui crie de faim, soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d'un toit, soit comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint de la peste à l'hôpital, soit comme une jeune fille qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre les étoiles à l'est, contre les étoiles au sud, contre les étoiles à l'ouest ; contre la lune ; contre les montagnes semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l'obscurité ; contre l'air froid qu'ils aspirent à pleins poumons, qui rend l'intérieur de leur narine rouge, brûlant ; contre le silence de la nuit ; contre les chouettes dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits ; contre les lièvres qui disparaissent en un clin-d'œil ; contre le voleur qui s'enfuit au galop de son cheval après avoir commis un crime ; contre les serpents remuant les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer les dents ; contre leurs propres aboiements qui leur font peur à eux-mêmes ; contre les crapauds qu'ils broient d'un coup sec de mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés du marais ?) ; contre les arbres dont les feuilles mollement bercées sont autant de mystères qu'ils ne comprennent pas, qu'ils veulent découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents ; contre les araignées suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se sauver ; contre les corbeaux qui n'ont pas trouvé de quoi manger pendant la journée, et qui s'en reviennent au gîte l'aile fatiguée ; contre les rochers du rivage ; contre les feux qui paraissent aux mâts des navires invisibles ; contre le bruit sourd des vagues ; contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos noir, puis s'enfoncent dans l'abîme ; et contre l'homme qui les rend esclaves. Après quoi ils se mettent de nouveau à courir la campagne en sautant de leurs pattes sanglantes par dessus les fossés, les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées. On les dirait atteints de la rage, cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs hurlements prolongés épouvantent la nature. Malheur au voyageur attardé ! Les chiens se jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront, avec leur bouche d'où tombe du sang, car ils n'ont pas les dents gâtées. Les animaux sauvages, n'osant pas s'approcher pour prendre part au repas de chair, s'enfuient à perte de vue, tremblants. Après quelques heures, les chiens, harassés de courir çà et là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, se précipitent les uns sur les autres sans savoir ce qu'ils font, se déchirent en mille lambeaux avec une rapidité incroyable ; ils n'agissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me dit : "Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu'ils font : ils ont soif insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains à la figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez sublime." Depuis ce temps, je respecte le vœu de la morte. Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini… ; Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'étonne… ; je croyais être davantage ! Au reste, que m'importe d'où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant. Vous qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n'a encore vu les rides vertes de mon front, ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, lesquelles je parcourus souvent quand j'avais sur ma tête des cheveux d'une autre couleur. Et quand je rôde autour des habitations des hommes pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l'intérieur des cheminées ; il ne faut pas les yeux soient témoins de la laideur que l'Être-Suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur salutaires dans toute la nature, tandis qu'aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement l'espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma chère caverne, dans un désespoir qui m'enivre comme le vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant je sens que je ne suis pas atteint de la rage ! Pourtant je sens que je ne suis pas le seul qui souffre ! Pourtant je sens que je respire ! Comme un condamné qui essaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt monter à l'échafaud, debout, sur mon lit de paille, les yeux fermés, je tourne lentement mon col de droite à gauche, de gauche à droite, pendant des heures entières ; je ne tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque mon col ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu'il s'arrête pour se remettre à tourner dans un sens opposé, je regarde subitement l'horizon à travers les rares interstices laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent l'entrée… ;je ne vois rien ! Rien, si ce n'est les campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et avec les longues files d'oiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble le sang et le cerveau !… ; Qui donc sur la tête me donne des coups de barre de fer comme un marteau frappant l'enclume ?
"La poésie n’est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C’est un fleuve majestueux et fertile..."
"Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes.
Les premiers principes doivent être hors de discussion.
J’accepte Euripide et Sophocle ; mais je n’accepte pas Eschyle.
Ne faites pas preuve de manque des convenances les plus élémentaires et de mauvais goût envers le créateur.
Repoussez l’incrédulité : vous me ferez plaisir.
Il n’existe pas deux genres de poésies ; il n’en est qu’une.
Il existe une convention peu tacite entre l’auteur et le lecteur, par laquelle le premier s’intitule malade, et accepte le second comme garde-malade. C’est le poète qui console l’humanité ! Les rôles sont intervertis arbitrairement.
Je ne veux pas être flétri de la qualification de poseur.
Je ne laisserai pas des Mémoires.
La poésie n’est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C’est un fleuve majestueux et fertile.
Ce n’est qu’en admettant la nuit physiquement, qu’on est parvenu à la faire passer moralement. O Nuits d’Young ! vous m’avez causé beaucoup de migraines !
On ne rêve que lorsque l’on dort. Ce sont des mots comme celui de rêve, néant de la vie, passage terrestre, la préposition peut-être, le trépied désordonné, qui ont infiltré dans vos âmes cette poésie moite des langueurs, pareille à de la pourriture. Passer des mots aux idées, il n’y a qu’un pas.
Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l’ordre physique ou moral, l’esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu’il ne faut pas faire, les singularités chimiques de vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l’orgueil, l’inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le spleen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l’absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d’assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d’aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l’enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d’un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiomes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées, comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphêmes, les asphyxies, les étouffements, les rages,-devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement.
Votre esprit est entraîné perpétuellement hors de ses gonds, et surpris dans le piége de ténèbres construit avec un art grossier par l’égoïsme et l’amour-propre.
Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C’est le nec plus ultrà de l’intelligence. Ce n’est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l’équilibre de toutes les facultés. Villemain est trente-quatre fois plus intelligent qu’Eugène Sue et Frédéric Soulié. Sa préface du Dictionnaire de l’Académie verra la mort des romans de Walter Scott, de Fenimore Cooper, de tous les romans possibles et imaginables. Le roman est un genre faux, parce qu’il décrit les passions pour elles-mêmes : la conclusion morale est absente. Décrire les passions n’est rien ; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Nous n’y tenons pas. Les décrire, pour les soumettre à une haute moralité, comme Corneille, est autre chose. Celui qui s’abstiendra de faire la première chose, tout en restant capable d’admirer et de comprendre ceux à qui il est donné de faire la deuxième, surpasse, de toute la supériorité des vertus sur les vices, celui qui fait la première.
Par cela seul qu’un professeur de seconde se dit : "Quand on me donnerait tous les trésors de l’univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à ceux de Balzac et d’Alexandre Dumas," par cela seul, il est plus intelligent qu’Alexandre Dumas et Balzac. Par cela seul qu’un élève de troisième s’est pénétré qu’il ne faut pas chanter les difformités physiques et intellectuelles, par cela seul, il est plus fort, plus capable, plus intelligent que Victor Hugo, s’il n’avait fait que des romans, des drames et des lettres.
Alexandre Dumas fils ne fera jamais, au grand jamais, un discours de distribution des prix pour un lycée. Il ne connaît pas ce que c’est que la morale. Elle ne transige pas. S’il le faisait, il devrait auparavant biffer d’un trait de plume tout ce qu’il a écrit jusqu’ici, en commençant par ses Préfaces absurdes. Réunissez un jury d’hommes compétents : je soutiens qu’un bon élève de seconde est plus fort que lui dans n’importe quoi, même dans la sale question des courtisanes.
Les chefs-d'œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques. En effet, l’instruction de la jeunesse est peut-être la plus belle expression pratique du devoir, et une bonne appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est préférable à ces ouvrages eux-mêmes.- Naturellement !
Les meilleurs auteurs de romans et de drames dénatureraient à la longue la fameuse idée du bien, si les corps enseignants, conservatoires du juste, ne retenaient les générations jeunes et vieilles dans la voie de l’honnêteté et du travail.
En son nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l’humanité pleurarde. Oui : je veux proclamer le beau sur une lyre d’or, défalcation faite des tristesses goîtreuses et des fiertés stupides qui décomposent, à sa source, la poésie marécageuse de ce siècle. C’est avec les pieds que je foulerai les stances aigres du scepticisme, qui n’ont pas leur motif d’être. Le jugement, une fois entré dans l’efflorescence de son énergie, impérieux et résolu, sans balancer une seconde dans les incertitudes dérisoires d’une pitié mal placée, comme un procureur général, fatidiquement, les condamne. Il faut veiller sans relâche sur les insomnies purulentes et les cauchemars atrabilaires. Je méprise et j’exècre l’orgueil, et les voluptés infâmes d’une ironie, faite éteignoir, qui déplace la justesse de la pensée.
Quelques caractères, excessivement intelligents, il n’y a pas lieu que vous l’infirmiez par des palinodies d’un goût douteux, se sont jetés, à tête perdue, dans les bras du mal. C’est l’absinthe, savoureuse, je ne le crois pas, mais, nuisible, qui tua moralement l’auteur de Rolla. Malheur à ceux qui sont gourmands ! A peine est-il entré dans l’âge mûr, l’aristocrate anglais, que sa harpe se brise sous les murs de Missolonghi, après n’avoir cueilli sur son passage que les fleurs qui couvent l’opium des mornes anéantissements.
Quoique plus grand que les génies ordinaires, s’il s’était trouvé de son temps un autre poète, doué, comme lui, à doses semblables, d’une intelligence exceptionnelle, et capable de se présenter comme son rival, il aurait avoué, le premier, l’inutilité de ses efforts pour produire des malédictions disparates ; et que, le bien exclusif est, seul, déclaré digne, de par la voix de tous les mondes, de s’approprier notre estime. Le fait fut qu’il n’y eut personne pour le combattre avec avantage. Voilà ce qu’aucun n’a dit. Chose étrange ! même en feuilletant les recueils et les livres de son époque, aucun critique n’a songé à mettre en relief le rigoureux syllogisme qui précède. Et ce n’est que celui qui le surpassera qui peut l’avoir inventé. Tant on était rempli de stupeur et d’inquiétude, plutôt que d’admiration réfléchie, devant des ouvrages écrits d’une main perfide, mais qui révélaient, cependant, les manifestations imposantes d’une âme qui n’appartient pas au vulgaire des hommes, et qui se trouvait à son aise dans les conséquences dernières d’un des deux moins obscurs problèmes qui intéressent les cœurs non-solitaires : le bien, le mal. Il n’est pas donné à quiconque d’aborder les extrêmes, soit dans un sens, soit dans un autre. C’est ce qui explique pourquoi, tout en louant, sans arrière-pensée, l’intelligence merveilleuse dont il dénote à chaque instant la preuve, lui, un des quatre ou cinq phares de l’humanité, l’on fait, en silence, ses nombreuses réserves sur les applications et l’emploi injustifiables qu’il en a faits sciemment. Il n’aurait pas dû parcourir les domaines sataniques.
La révolte féroce des Troppmann, des Napoléon Ier, des Papavoine, des Byron, des Victor Noir et des Charlotte Corday sera contenue à distance de mon regard sévère. Ces grands criminels, à des titres si divers, je les écarte d’un geste. Qui croit-on tromper ici, je le demande avec une lenteur qui s’interpose ? O dadas de bagne ! Bulles de savon ! Pantins en baudruche ! Ficelles usées ! Qu’ils s’approchent, les Konrad, les Manfred, les Lara, les marins qui ressemblent au Corsaire, les Méphistophélès, les Werther, les Don Juan, les Faust, les Iago, les Rodin, les Caligula, les Caïn, les Iridion, les mégères à l’instar de Colomba, les Ahrimane, les manitous manichéens, barbouillés de cervelle, qui cuvent le sang de leurs victimes dans les pagodes sacrées de l’Hindoustan, le serpent, le crapaud et le crocodile, divinités, considérées comme anormales, de l’antique Égypte, les sorciers et les puissances démoniaques du moyen âge, les Prométhée, les Titans de la mythologie foudroyés par Jupiter, les Dieux Méchants vomis par l’imagination primitive des peuples barbares, - toute la série bruyante des diables en carton. Avec la certitude de les vaincre, je saisis la cravache de l’indignation et de la concentration qui soupèse, et j’attends ces monstres de pied ferme, comme leur dompteur prévu.
Il y a des écrivains ravalés, dangereux loustics, farceurs au quarteron, sombres mystificateurs, véritables aliénés, qui mériteraient de peupler Bicêtre. Leurs têtes crétinisantes, d’où une tuile a été enlevée, créent des fantômes gigantesques, qui descendent au lieu de monter. Exercice scabreux ; gymnastique spécieuse. Passez donc, grotesque muscade. S’il vous plaît, retirez-vous de ma présence, fabricateurs, à la douzaine, de rébus défendus, dans lesquels je n’apercevais pas auparavant, du premier coup, comme aujourd'hui, le joint de la solution frivole. Cas pathologique d’un égoïsme formidable. Automates fantastiques : indiquez-vous du doigt, l’un à l’autre, mes enfants, l’épithète qui les remet à leur place.
S’ils existaient, sous la réalité plastique, quelque part, ils seraient, malgré leur intelligence avérée, mais fourbe, l’opprobre, le fiel, des planètes qu’ils habiteraient la honte. Figurez-vous-les, un instant, réunis en société avec des substances qui seraient leurs semblables. C’est une succession non interrompue de combats, dont ne rêveront pas les boule-dogues, interdits en France, les requins et les macrocéphales-cachalots. Ce sont des torrents de sang, dans ces régions chaotiques pleines d’hydres et de minotaures, et d’où la colombe, effarée sans retour, s’enfuit à tire-d’aile. C’est un entassement de bêtes apocalyptiques, qui n’ignorent pas ce qu’elles font. Ce sont des chocs de passions, d’irréconciliabilités et d’ambitions, à travers les hurlements d’un orgueil qui ne se laisse pas lire, se contient, et dont personne ne peut, même approximativement, sonder les écueils et les bas-fonds.
Mais, ils ne m’en imposeront plus. Souffrir est une faiblesse, lorsqu’on peut s’en empêcher et faire quelque chose de mieux. Exhaler les souffrances d’une splendeur non équilibrée, c’est prouver, ô moribonds des maremmes perverses ! moins de résistance et de courage, encore. Avec ma voix et ma solennité des grands jours, je te rappelle dans mes foyers déserts, glorieux espoir. Viens t'asseoir à mes côtés, enveloppé du manteau des illusions, sur le trépied raisonnable des apaisements. Comme un meuble de rebut, je t'ai chassé de ma demeure, avec un fouet aux cordes de scorpions. Si tu souhaites que je sois persuadé que tu as oublié, en revenant chez moi, les chagrins que, sous l'indice des repentirs, je t'ai causés autrefois, crebleu, ramène alors avec toi, cortège sublime, - soutenez-moi, je m'évanouis ! - les vertus offensées, et leurs impérissables redressements.
Je constate, avec amertume, qu'il ne reste plus que quelques gouttes de sang dans les artères de nos époques phthisiques. Depuis les pleurnicheries odieuses et spéciales, brevetées sans garantie d'un point de repère, des Jean-Jacques Rousseau, des Châteaubriand et des nourrices en pantalon aux poupons Obermann, à travers les autres poètes qui se sont vautrés dans le limon impur, jusqu'au songe de Jean-Paul, le suicide de Dolorès de Veintemilla, le Corbeau d'Allan, la Comédie Infernale du Polonais, les yeux sanguinaires de Zorilla, et l'immortel cancer, Une Charogne, que peignit autrefois, avec amour, l'amant morbide de la Vénus hottentote, les douleurs invraisemblables que ce siècle s'est créées à lui-même, dans leur voulu monotone et dégoûtant, l'ont rendu poitrinaire. Larves absorbantes dans leurs engourdissements insupportables !
Allez, la musique.
Oui, bonnes gens, c'est moi qui vous ordonne de brûler, sur une pelle, rougie au feu, avec un peu de sucre jaune, le canard du doute, aux lèvres de vermouth, qui, répandant, dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du cœur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel. C'est ce que vous avez de mieux à faire.
Le désespoir, se nourrissant avec un parti pris, de ses fantasmagories, conduit imperturbablement le littérateur à l'abrogation en masse des lois divines et sociales, et à la méchanceté théorique et pratique. En un mot, fait prédominer le derrière humain dans les raisonnements. Allez, et passez-moi le mot ! L'on devient méchant, je le répète, et les yeux prennent la teinte des condamnés à mort. Je ne retirerai pas ce que j'avance. Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans.
La vraie douleur est incompatible avec l'espoir. Pour si grande que soit cette douleur, l'espoir, de cent coudées, s'élève plus haut encore. Donc, laissez-moi tranquille avec les chercheurs. A bas, les pattes, à bas, chiennes cocasses, faiseurs d'embarras, poseurs ! Ce qui souffre, ce qui dissèque les mystères qui nous entourent, n'espère pas. La poésie qui discute les vérités nécessaires est moins belle que celle qui ne les discute pas. Indécisions à outrance, talent mal employé, perte de temps : rien ne sera plus facile à vérifier.
Chanter Adamastor, Jocelyn, Rocambole, c'est puéril. Ce n'est même que parce que l'auteur espère que le lecteur sous-entend qu'il pardonnera à ses héros fripons, qu'il se trahit lui-même et s'appuie sur le bien pour faire passer la description du mal. C'est au nom de ces mêmes vertus que Frank a méconnues, que nous voulons bien le supporter, ô saltimbanques des malaises incurables.
Ne faites pas comme ces explorateurs sans pudeur, magnifiques, à leurs yeux, de mélancolie, qui trouvent des choses inconnues dans leur esprit et dans leur corps !
La mélancolie et la tristesse sont déjà le commencement du doute ; le doute est le commencement du désespoir ; le désespoir est le commencement cruel des différents degrés de la méchanceté. Pour vous en convaincre, lisez la Confession d'un enfant du siècle. La pente est fatale, une fois qu'on s'y engage. Il est certain qu'on arrive à la méchanceté. Méfiez-vous de la pente. Extirpez le mal par la racine. Ne flattez pas le culte d'adjectifs tels que indescriptible, inénarrable, rutilant, incomparable, colossal, qui mentent sans vergogne aux substantifs qu'ils défigurent : ils sont poursuivis par la lubricité.
Les intelligences de deuxième ordre, comme Alfred de Musset, peuvent pousser rétivement une ou deux de leurs facultés beaucoup plus loin que les facultés correspondantes des intelligences de premier ordre, Lamartine, Hugo. Nous sommes en présence du déraillement d'une locomotive surmenée. C'est un cauchemar qui tient la plume. Apprenez que l'âme se compose d'une vingtaine de facultés. Parlez-moi de ces mendiants qui ont un chapeau grandiose, avec des haillons sordides !
Voici un moyen de constater l'infériorité de Musset sous les deux poètes. Lisez, devant une jeune fille, Rolla ou les Nuits, les Fous de Cobb, sinon les portraits de Gwynplaine et de Dea, ou le Récit de Théramène d'Euripide, traduit en vers français par Racine le père. Elle tressaille, fronce les sourcils, lève et abaisse les mains, sans but déterminé, comme un homme qui se noie ; les yeux jetteront des lueurs verdâtres. Lisez-lui la Prière pour tous, de Victor Hugo. Les effets sont diamétralement opposés. Le genre d'électricité n'est plus le même. Elle rit aux éclats, elle en demande davantage.
De Hugo, il ne restera que les poésies sur les enfants, où se trouve beaucoup de mauvais.
Paul et Virginie choque nos aspirations les plus profondes au bonheur. Autrefois, cet épisode qui broie du noir de la première à la dernière page, surtout le naufrage final, me faisait grincer des dents. Je me roulais sur le tapis et donnais des coups de pied à mon cheval en bois. La description de la douleur est un contre-sens. Il faut faire voir tout en beau. Si cette histoire était racontée dans une simple biographie, je ne l'attaquerais point. Elle change tout de suite de caractère. Le malheur devient auguste par la volonté impénétrable de Dieu qui le créa. Mais l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres. C'est ne vouloir, à toutes forces, considérer qu'un seul côté des choses. O hurleurs maniaques que vous êtes !
Ne reniez pas l'immortalité de l'âme, la sagesse de Dieu, la grandeur de la vie, l'ordre qui se manifeste dans l'univers, la beauté corporelle, l'amour de la famille, le mariage, les institutions sociales. Laissez de côté les écrivassiers funestes : Sand, Balzac, Alexandre Dumas, Musset, Du Terrail, Féval, Flaubert, Baudelaire, Leconte et la Grève des Forgerons !
Ne transmettez à ceux qui vous lisent que l'expérience qui se dégage de la douleur, et qui n'est plus la douleur elle-même. Ne pleurez pas en public.
Il faut savoir arracher des beautés littéraires jusque dans le sein de la mort ; mais ces beautés n'appartiendront pas à la mort. La mort n'est ici que la cause occasionnelle. Ce n'est pas le moyen, c'est le but, qui n'est pas elle.
Les vérités immuables et nécessaires, qui font la gloire des nations, et que le doute s'efforce en vain d'ébranler, ont commencé depuis les âges. Ce sont des choses auxquelles on ne devrait pas toucher. Ceux qui veulent faire de l'anarchie en littérature, sous prétexte de nouveau, tombent dans le contre-sens. On n'ose pas attaquer Dieu ; on attaque l'immortalité de l'âme. Mais, l'immortalité de l'âme, elle aussi, est vieille comme les assises du monde. Quelle autre croyance la remplacera, si elle doit être remplacée ? Ce ne sera pas toujours une négation.
Si l'on se rappelle la vérité d'où découlent toutes les autres, la bonté absolue de Dieu et son ignorance absolue du mal, les sophismes s'effondreront d'eux-mêmes. S'effondrera, dans un temps pareil, la littérature peu poétique qui s'est appuyée sur eux. Toute littérature qui discute les axiomes éternels est condamnée à ne vivre que d'elle-même. Elle est injuste. Elle se dévore le foie. Les novissima Verba font sourire superbement les gosses sans mouchoir de la quatrième. Nous n'avons pas le droit d'interroger le Créateur sur quoi que ce soit.
Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous.
Si on corrigeait les sophismes dans le sens des vérités correspondantes à ces sophismes, ce n'est que la correction qui serait vraie ; tandis que la pièce ainsi remaniée, aurait le droit de ne plus s'intituler fausse. Le reste serait hors du vrai, avec trace de faux, par conséquent nul, et considéré, forcément, comme non avenu.
La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle, brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney, depuis l'avortement du grand Voltaire.
Il paraît beau, sublime, sous prétexte d'humilité ou d'orgueil, de discuter les causes finales, d'en fausser les conséquences stables et connues. Détrompez-vous, parce qu'il n'y a rien de plus bête ! Renouons la chaîne régulière avec les temps passés ; la poésie est la géométrie par excellence. Depuis Racine, la poésie n'a pas progressé d'un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui ? aux Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes, Châteaubriand, le Mohican -Mélancolique ; Sénancourt, l'Homme-en-Jupon ; Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur ; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué ; Edgar Poë, le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool ; Mathurin, le Compère-des-Ténèbres ; George Sand, l'Hermaphrodite-Circoncis ; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier ; Leconte, le Captif-du-Diable ; Gœthe, le Suicidé-pour-Pleurer ; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire ; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante ; Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit ; Victor Hugo, le Funèbre-Échalas-Vert ; Misçkiéwicz, l'Imitateur-de-Satan ; Musset, le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle ; et Byron, l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales.
Le doute a existé de tout temps en minorité. Dans ce siècle, il est en majorité. Nous respirons la violation du devoir par les pores. Cela ne s'est vu qu'une fois ; cela ne se reverra plus.
Les notions de la simple raison sont tellement obscurcies à l'heure qu'il est, que, la première chose que font les professeurs de quatrième, quand ils apprennent à faire des vers latins à leurs élèves, jeunes poètes dont la lèvre est humectée du lait maternel, c'est de leur dévoiler par la pratique le nom d'Alfred de Musset. Je vous demande un peu, beaucoup ! Les professeurs de troisième, donc, donnent, dans leurs classes à traduire, en vers grecs, deux sanglants épisodes. Le premier, c'est la repoussante comparaison du pélican. Le deuxième, sera l'épouvantable catastrophe arrivée à un laboureur. A quoi bon regarder le mal ? N'est-il pas en minorité ? Pourquoi pencher la tête d'un lycéen sur des questions qui, faute de n'avoir pas été comprises, ont fait perdre la leur à des hommes tels que Pascal et Byron ?
Un élève m'a raconté que son professeur de seconde avait donné à sa classe, jour par jour, ces deux charognes à traduire en vers hébreux. Ces plaies de la nature animale et humaine le rendirent malade pendant un mois, qu'il passa à l'infirmerie. Comme nous nous connaissions, il me fit demander par sa mère. Il me raconta, quoique avec naïveté, que ses nuits étaient troublées par des rêves de persistance. Il croyait voir une armée de pélicans qui s'abattaient sur sa poitrine, et la lui déchiraient. Ils s'envolaient ensuite vers une chaumière en flammes. Ils mangeaient la femme du laboureur et ses enfants. Le corps noirci de brûlures, le laboureur sortait de la maison, engageait avec les pélicans un combat atroce. Le tout se précipitait dans la chaumière, qui retombait en éboulements. De la masse soulevée des décombres - cela ne ratait jamais - il voyait sortir son professeur de seconde, tenant d'une main son cœur, de l'autre une feuille de papier où l'on déchiffrait, en traits de soufre, la comparaison du pélican et celle du laboureur, telles que Musset lui-même les a composées. Il ne fut pas facile, au premier abord, de pronostiquer son genre de maladie. Je lui recommandai de se taire soigneusement, et de n'en parler à personne, surtout à son professeur de seconde. Je conseillai à sa mère de le prendre quelques jours chez elle, en assurant que cela se passerait. En effet, j'avais soin d'arriver chaque jour pendant quelques heures, et cela se passa.
Il faut que la critique attaque la forme, jamais le fond de vos idées, de vos phrases. Arrangez-vous.
Les sentiments sont la forme de raisonnement la plus incomplète qui se puisse imaginer.
Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle."
Jean Richepin (1849-1926)
Fils d'un médecin militaire, Jean Richepin naquit en Algérie en 1849. Après de solides études classiques, il entra a l'École normale supérieure, qu'il abandonna bientôt. En 1870, il servit dans un corps de francs-tireurs. Après la guerre, il se consacra tout entier à la littérature : son riche tempérament et sa fougueuse activité se déploient dans tous les domaines, poésie, roman, théâtre, essais critiques et historiques, journalisme. La vivacité de certaines poésies, jugées offensantes pour la morale publique, valurent des poursuites judiciaires à son premier recueil poétique : La Chanson des Gueux. Après une jeunesse très fantaisiste, ou il fit un peu tous les métiers, ce romantique attardé connut une vieillesse disciplinée, chargée d'honneurs et de gloire officielle. ll mourut en 1926. Son oeuvre très abondante, et qui s'étend sur près de cinquante ans, exalte tour à tour, avec la même virtuosité de forme et la même éloquence colorée, la vie rebelle et libre des hors-la-loi, le déchaînement triomphant des forces naturelles, la magique poésie de l'aventure, puis l'autorité et le patriotisme, l'idéal classique de l'énergie et de la volonté : La Chanson des Gueux (1876), Les Caresses (1877), Les Blasphèmes (1881), La Mer (1886), Mes Paradis (1891), La Bombarde (1899), Poèmes durant la guerre (1911-1918). Les Glas (1922), Interludes (1923).
LA FLÛTE - Pièce antérieure à 1876 et empruntée à "La Chanson des Gueux", où elle fait partie d'un groupe de poèmes intitulé, "Les Plantes, les Choses et les Bêtes". L'inspiration générale du livre est un amour ardent pour la nature libre de toute contrainte, une profonde tendresse pour l'être humain affranchi de toute autorité; c'est dans la nature que l'être humain, banni par la société ou révolté contre elle, trouve l'oubli, la pitié, la consolation. Ici, la flûte rustique ouvre à l'âme du gueux le monde enchanté de la rêverie et de l'art; dans la pièce suivante, le chemin creux offre à son corps épuisé la douceur et la paix d'un long repos. Mais ce poète libertin et révolutionnaire, cet ennemi des conventions sociales, est tout pénétré d'ordre classique, de belles formes nettes et harmonieuses; sa langue fraîche et drue obéit aux meilleures traditions; lettré, nourri de l'antiquité grecque et latine, il ne dédaigne pas de transcrire, pour ses gueux et ses chemineaux, les plus belles pages de la poésie antique. La Flûte est, en effet, imitée d'une pièce de l'Anthologie grecque, recueil d'épigrammes du Xe siècle. C'est, comme telle autre poésie de Richepin, une étude moderne d'après l'antique, à la façon de Chénier ou de Samain. Voici le modèle dont elle s'inspire : "J'étais un roseau, une plante vaine, ne produisant ni figue, ni pomme, ni raisin. Mais un homme m'a initié aux mystères de l'Hélicon, en me taillant un bec effilé, en me creusant un étroit canal. Depuis cette initiation, quand j'ai bu un noir breuvage, je suis comme inspiré, et de ma bouche muette il sort toute espèce de paroles et de vers." ...
Je n'étais qu`une plante inutile, un roseau.
Aussi je végétais, si frêle, qu'un oiseau
En se posant sur moi pouvait briser ma vie.
Maintenant je suis flûte et l'on me porte envie.
Car un vieux vagabond, voyant que je pleurais,
Un matin en passant m'arracha du marais,
De mon cœur, qu'il vida, fit un tuyau sonore,
Le mit sécher un an, puis, le perçant encore,
Il y fixa la gamme avec huit trous égaux;
Et depuis, quand sa lèvre aux souffles musicaux
Éveille les chansons au creux de mon silence,
Je tressaille, je vibre, et la note s'élance;
Le chapelet des sons va s'égrenant dans l'air;
On dirait le babil d'une source au flot clair;
Et dans ce flot chantant qu'un vague écho répète
Je sais noyer le cœur de l'homme et de la bête.
(La Chanson des Gueux)
LE CHEMIN CREUX - Même époque, même origine, même sens général que la pièce précédente. Mais l'inspiration est bien plus réaliste dans ce tableau que dans La Flûte, où l'idylle champêtre se pare d'une grâce antique. L'observation précise, le choix des détails pittoresques, des mots savoureux, qui ne craignent pas la vulgarité, tout donne à ce tableau la couleur et l'accent d'une page de la réalité vécue.
Le long d'un chemin creux que nul arbre n'égaie,
Un grand champ de blé mûr, plein de soleil, s'endort.
Et le haut du talus, couronne d'une haie,
Est comme un ruban vert qui tient des cheveux d'or
De la haie au chemin tombe une pente herbeuse
Que la taupe soulève en sommets inégaux,
Et que les grillons noirs à la chanson verbeuse
Font pétiller de leurs monotones échos.
Passe un insecte bleu vibrant dans la lumière,
Et le lézard s`éveille et file, étincelant,
Et près des flaques d'eau qui luisent dans l'ornière
La grenouille coasse un chant rauque et râlant.
Ce chemin est très loin du bourg et des grand'routes.
Comme il est mal commode on ne s'y risque pas.
Et du matin au soir les heures passent toutes
Sans qu'on voie un visage ou qu'on entende un pas.
C'est là, le front couvert par une épine blanche,
Au murmure endormeur des champs silencieux,
Sous cette urne de paix dont la liqueur s'épanche
Comme un vin de soleil dans le saphir des cieux,
C'est là que vient le gueux, en bête poursuivie,
Parmi l'âcre senteur des herbes et des blés,
Baigner son corps poudreux, et rajeunir sa vie
Dans le repos brûlant de ses sens accablés.
Et quand il dort, le noir vagabond, le maroufle
Aux souliers éculés, aux haillons dégoûtants,
Comme une mère émue et qui retient son souffle,
La nature se tait pour qu'il dorme longtemps.
EN SEPTEMBRE - Cette pièce, écrite entre 1884 et 1886, est détachée du poème de "La Mer". Ríchepin a été un des poètes les plus inspirés de la mer, un de ceux qui ont évoqué avec le plus de puissance et de vérité sa vie changeante et harmonieuse, ses caprices et ses colères, I'âme aventureuse des êtres qui vivent d'elle et avec elle. Dans les vers que nous donnons ici, on remarquera combien le ton et le procédé diffèrent de ceux que nous avons observés dans les pièces précédentes. Ce paysage de septembre au bord de la mer, tout en notations brèves et précises, en touches légères, en impressions subtiles, où les mots sont juxtaposés presque sans verbes, fait songer à une étude de peintre, plus qu'à un poème...
Ciel roux. Ciel de septembre.
De la pourpre et de l'ambre ,
Fondus en ton brouillé.
Draperie ondulante
Où le soleil se plante
Comme un vieux clou rouillé.
Flots teintés d'améthyste.
Écumes en batiste
Aux légers falbalas.
Horizon de nuées
Vaguement remuées
En vaporeux lilas.
Falaises jaunissantes.
Des mûres dans les sentes.
Du chaume dans les champs.
Aux flaques des ornières,
En lueurs prisonnières
Le cuivre des couchants.
Aucun cri dans l'espace.
Nulle barque qui passe.
Pas d'oiseaux aux buissons
Ni de gens sur l'éteule.
Et la couleur est seule
A chanter ses chansons.
Apaisement. Silence.
La brise ne balance
Que le bruit endormant
De la mer qui chantonne.
Ciel de miels. Ciel d'automne.
Silence. Apaisement.
Jean Moréas (1856-1910)
Né à Athènes le 15 avril 1856, Jean Moréas fut élevé en Grèce, puis vint à Paris en 1875 faire des études de droit. Dès lors, il adopte la France comme une nouvelle patrie et resta vingt ans sans revoir la Grèce. Subissant d'abord l'influence des cénacles et de la poésie en vogue vers 1880, il publia des recueils de vers symbolistes; puis, revenant à une inspiration et à une technique classiques, il fonde en 1891 l'école romane qui revendique "le principe gréco-latin, principe fondamental des lettres françaises", et remonte, par delà le romantisme et les classiques du XVIIe siècle, à la Renaissance, à la Pléiade, au Moyen-Âge des troubadours. Moréas mourut en 1910, laissant une œuvre très variée et très haute d'inspiration qui, des "Syrtes" symbolistes aux "Stances" classiques, réalise un idéal de "poésie franche, vigoureuse et neuve, en un mot, ramenée à la pureté et à la dignité de son ascendance..."
OEUVRES POÉTIQUES : Les Syrzes, 1884. Les Cantílènes, 1886. Le Pèlerin passionné, 1891. Enone au clair visage, 1893. Eriphyle et quatre Sylves, 18911. Les Stances,1899,1901, 1905, 1920.
TES MAINS - Pièce empruntée aux "Syrtes", le premier recueil de Moréas (1884). Le titre du livre marque déjà ce goût pour l'antiquité classique et la poésie de la Renaissance qui deviendra exclusif chez le poète des "Stances". "Syrte" est en effet un mot grec, puis latin , qui désigne les bancs de sable, fréquents sur la côte Nord de l'Afrique et où s'échouaient souvent les bateaux. Moréas, qui chante dans ces vers les souvenirs d'amour de sa jeunesse, veut exprimer métaphoriquement les naufrages de son coeur meurtri sur la syrte inhospitalière. Dans cette pièce, c'est d'ailleurs l'inspiration du Moyen Âge, plus que l'inspiration grecque qui domine. Mais le sentiment, nostalgie d'une beauté perdue, amour mystique, désir du néant, est le même. Notons la recherche des mots rares, des sensations précieuses, et la liberté de la versification, conformes à l'idéal alors en vogue de la poésie décadente. Suite de rimes féminines dans la première trophe, masculines dans la deuxième, deux rimes masculines après quatre féminines dans la troisième...
Tes mains semblant sortir d'une tapisserie
Très ancienne où l'argent à l'or brun se marie,
Où parmi les fouillis bizarres des ramages
Se bossue en relief le contour des images,
Me parlent de beaux rapts et de royale orgie,
Et de tournois de preux, dont j'ai la nostalgie.
Tes mains à l'ongle rose et tranchant comme un bec
Durent pincer jadis la harpe et le rebec,
Sous le dais incrusté du portique ogival
Ouvrant ses treillis d'or à la fraîcheur du val,
Et, pleines d'onction, rougir leurs fins anneaux
De chrysoprase dans le sang des huguenots.
Tes mains aux doigts pâlis semblent des mains de sainte
Par Giotto rêvée et pieusement peinte
En un coin très obscur de quelque basilique
Pleine de chapes d'or, de cierges, de reliques,
Où je voudrais dormir tel qu'un évêque mort,
Dans un tombeau sculpté, sans crainte et sans remord.
(Les Syrtes. Sociéte du Mercure de France, édít.)
ACCALMIE - Même origine que la pièce précédente, mais ici l'idée maîtresse des Syrtes est plus visible : lassitude de la vie, désillusion de l'amour, désir de l'oubli, au bord de la mer, perfide endormeuse ...
O mer immense, mer aux rumeurs monotones,
Tu berças doucement mes rêves printaniers;
O mer immense, mer perfide aux mariniers,
Sois clémente aux douleurs sages de mes automnes.
Vague qui viens avec des murmures câlins
Te coucher sur la dune où pousse l'herbe amère,
Berce, berce mon cœur comme un enfant sa mère,
Fais-le repu d'azur et d'effluves salins.
Loin des villes, je veux sur les falaises mornes
Secouer la torpeur de mes obsessions,
- Et mes pensers, pareils aux calmes alcyons,
Monteront à travers l'immensité sans bornes.
(Les Syrtes. Société du Mercure de France, édit.)
SOUS VOS LONGUES CHEVELURES... - Moréas a lui-même défini les "Cantilènes", auxquelles appartiennent cette poésie et les deux suivantes, «Airs et récits» sur de vieilles légendes. Le livre, qui parut en 1886, précise, par son titre et par son inspiration, le goût du poète pour les anciennes formes lyriques du Moyen âge français. Ces cantilènes de Moréas sont soeurs des "complaintes" de Laforgue, par la même recherche d'un symbolisme ingénu, de ce qu'on pourrait appeler une simplicité raffinée. Mais il y a plus d`érudition dans les "Cantilênes", plus de sincérité dans les "Complaíntes". La forêt peuplée de fées et de gnomes où ce poète d'origine grecque s'est endormi évoque le souvenir de celle de Shakespeare dans Le Songe d'une nuit d'été...
Sous vos longues chevelures, petites fées,
Vous chantâtes sur mon sommeil bien doucement,
Sous vos longues chevelures, petites fées,
Dans la forêt du charme et de l'enchantement.
Dans la forêt du charme et des merveilleux rites,
Gnomes compatissants, pendant que je dormais,
De votre main, honnêtes gnomes, vous m'offrîtes
Un sceptre d'or, hélas! pendant que je dormais.
J'ai su depuis ce temps que c'est mirage et leurre
Les sceptres d'or et les chansons dans la forêt;
Pourtant, comme un enfant crédule, je les pleure,
Et je voudrais dormir encor dans la forêt.
Qu'importe si je sais que c'est mirage et leurre!
(Les Cantilènes. Société du Mercure de France, édit.)
LE RHIN - Même origine et même inspiration que la pièce précédente. Le "Rhin" de Moréas n'est plus le Rhin romantique, pas plus que son Moyen âge n'est celui de Hugo ou de Vigny. Loin des savantes ballades et des visions épiques, le poète suit, sur un sentier familier, la trace de la chanson populaire, dont le langage et le rythme tiennent, au plus profond des âges, à l'âme même du genre humain. A comparer, pour marquer les différences, avec les Elfes parnassiens de Leconte de Lisle, dans les "Poèmes barbares" ....
(Les petits Elfes dansent avec des plantes d'eau parmi leurs cheveux)
I
Aux galets le flot se brise
Sous la lune blanche et grise,
O la triste cantilène!
Que la bise dans la plaine!
- Elfes couronnés de jonc,
Viendrez-vous danser en rond?
II
Hou! hou! le héron ricane
Pour faire peur à la cane.
Trap! trap! le sorcier galope
Sur le bouc et la varlope
- Elfes couronnés de jonc,
Viendrez-vous danser en rond?
III
Au caveau rongé de mousse
L'empereur à barbe rousse,
Le front dans les mains, sommeille;
Le nain guette la corneille.
- Elfes couronnés de jonc
Viendrez-vous danser en rond?
IV
Mais déjà l'aurore émerge,
De rose teignant la berge,
Et s'envolent les chimères
Comme un essaim d'éphémères.
- Elfes couronnés de jonc,
Vous ne dansez plus en rond!
(Les Cantilènes. Societé du Mercure de France, édit.)
TIDOGOLAIN - Même origine, même inspiration que les deux pièces précédentes, l'affectation d'archaïsme, la recherche des mots rares, pittoresques, d'une syntaxe capricieuse, sont ici plus sensibles encore. Le poème comprend deux parties, un "récit" (v. 1-12; 38-43) et une ballade régulière, avec son "envoi", intercalée entre les deux parties du récit. L'influence de Villon, en particulier dans la strophe 4, celle du Roman de la Rose (strophe 3) sont incontestables.
La dame - en robe grivelée -
Par le verger s'en fut allée?
Belle de corps et d'air hautain,
Les yeux comme cieux du matin;
Au col un collier de cinq onces
- Et dans ses cheveux de jaconces
Un large cercle d'or battu,
Avec des pierres de vertu.
Or, portant le bracet fidèle
Un nain marchait à côté d elle,
Un nain ni tant fol ni vilain
Qui avait nom Tidogolain :
"J'ai fin samit. Au doigt j'ai rubacelle,
J'ai daguettes à pommeau de diamant.
De doubles d'or lourde est mon escarcelle;
Sur mon chapel est plume et parement.
Las! réjoui ne suis aucunement :
Que fait-il, Faste, et que fait Opulence?
Amour occit mon cœur de male lance.
J'ai destrier qui, sans qu'on le harcèle,
Bondit crins hauts et le naseau fumant;
Le frein de gemmes et d'argent ruisselle,
De pourpre est le caparaçonnement.
Las! sans armet, ma tête dolemment
Penche, et mon bras de fer est sans vaillance.
Amour occit mon cœur de male lance.
Anne, Briaude et Doulce la pucelle
Aux cheveux blonds, plus blonds que le froment,
Et la Dame de Roquefeuilh, et celle
Pour qui mourut le roi de Dagomant,
M'offrent joyeux réconfort; mais comment
Auraient-elles à mes yeux précellence?
Amour occit mon cœur de male lance
Princesse, pouvez seule à mon tourment
Porter nonchaloir et allègement,
Car c'est de la tour de votre inclémence
Qu'Amour oecit mon cœur de male lance."
Ainsi chanta Tidogolain
Le nain ni tant fol ni vilain.
(Dans l'air tiédi de la venelle
Fluaient des senteurs de canelle,
De spicpètres et de serpolet).
Et la Dame dit : Ce me plaît.
(Les Cantílènes. Société du Mercure de France, edit.)
L'AUTOMNE ET LES SATYRES - Si la pièce précédente porte la marque des poètes français du Moyen âge et du XVe siècle, celle-ci s'inspire manifestement de Ronsard et des poètes de la Pléiade. Elle fait partie d'un recueil intitulé "Sylves", dont la matière a été écrite entre 1886 et 1896. Dans la littérature latine, Silva, forêt, désigne métaphoriquement un recueil de poèmes, et c'est le titre, notamment, d'un livre fameux du poète Stace; au XVIe siècle, le "Bocage royal" de Ronsard fut composé à l'imitation des "Sylves" de Stace. Dans les "Sylves" de Moréas, et en particulier dans la pièce suivante, apparaissent toutes les caractéristiques de cette école romane qu'il avait fondée et dont il resta le chef de file : inspiration mythologique, paysages et figures de la Grèce antique, vocabulaire, syntaxe et rythme, tout nous ramène ici à la Pléiade. On rapprochera cette pièce, pour marquer les différences, des pièces antiques d'Albert Samain dans "Aux Flancs du Vase" et "Le Chariot d'or " et de celles de Henri de Régnier, dans "Les Jeux rustiques et divins" et "Les Médailles d'argíle"...
Hier j'ai rencontré dans un sentier du bois
Où j'aime de ma peine à rêver quelquefois,
Trois satyres amis : l'un une outre portait
Et pourtant sautelait, le second secouait
Un bâton d'olivier, contrefaisant Hercule.
Sur les arbres dénus, car automne leur chef
A terre a répandu, tombait le crépuscule.
Le troisième satyre, assis sur un coupeau,
De sa bouche approcha son rustique pipeau
Fit tant jouer ses doigts qu'il en sortit un son
Et menu et enflé, frénétique et plaisant;
Lors ses deux compagnons, délivres se faisant,
De l'outre le premier et l'autre du bâton,
Dansèrent, et j'ai vu leurs pieds aux jambes tortes,
Qui, alternés, faisaient voler les feuilles mortes.
(Sylves. Société du Mercure de France, édit.)
1899-1920, STANCES - L'œuvre la plus considérable et la plus parfaite de Moréas est ce recueil de Stances, sans cesse enrichi entre 1899 et 1920 d'éditions successives, et dont nous détachons les neuf pièces suivantes, qui n'ont d'autre lien entre elles que la simplicité classique de l'inspiration et la pureté musicale de la forme. Moréas a toujours eu le goût des titres brefs et qui disaient nettement son intention et sa volonté d`un art nouveau. Des "Syrtes" de 1884 aux "Stances" de 1899, on peut suivre le chemin de sa pensée, du Parnasse au Symbolisme, au Romanisme, au Classicisme. Car ce mot de "stances", qui n'a pas d'autre sens que celui de strophes, convient à la nouvelle poésie de Moréas, comme à la poésie de Malherbe qu'il prétend imiter. En réalité, c'est surtout par la forme classique et régulière du vers et de la langue que cette parenté est visible. Chaque petite pièce, généralement formée de quatrains d'alexandrins, ou d'octosyllabes alternés avec des alexandrins, est un bref tableau, une scène de la nature, mais pénétrés par un sentiment, par une pensée. Et si le dessin du tableau ou de la scène est classique, le sentiment et la pensée, tristesse de la vie qui s`enfuit, attente anxieuse de la mort, sont souvent romantiques...
Je songe à ce village assis au bord des bois,
Aux bois silencieux que novembre dépouille,
Aux studieuses nuits, - et près du feu je vois
Une vieille accroupie et filant sa quenouille.
Toi que j'ai rencontrée à tous les carrefours
Où tu guidais mes pas, mélancolique et tendre,
Lune, je te verrai te mirant dans le cours
D'une belle rivière et qui commence à prendre.
Rompant soudain le deuil de ces jours pluvieux,
Sur les grands marronniers qui perdent leur couron
Sur l'eau, sur le tardif parterre et dans mes yeux
Tu verses ta douceur, pâle soleil d'automne.
Soleil, que nous veux-tu? Laisse tomber la fleur!
Que la feuille pourrisse et que le vent l'emporte!
Laisse l'eau s'assombrir, laisse-moi ma douleur
Qui nourrit ma pensée et me fait l'âme forte.
Au temps de ma jeunesse, harmonieuse Lyre,
Comme l'eau sous les fleurs, ainsi chantait ta voix;
Et maintenant, hélas! c'est un sombre délire :
Tes cordes en vibrant ensanglantent mes doigts.
Le calme ruisselet traversé de lumière
Reflète les oiseaux et le ciel de l'été,
O Lyre, mais de l'eau qui va creusant la pierre!
Au fond d'un antre noir, plus forte est la beauté
O ciel aérien inondé de lumière,
Des golfes de là-bas cercle brillant et pur,
Immobile fumée au toit de la chaumière,
Noirs cyprès découpés sur un rideau d'azur;
Oliviers du Céphise, harmonieux feuillages
Que l'esprit de Sophocle agite avec le vent;
Temples, marbres brisés, qui, malgré tant d'outrages,
Seuls gardez dans ces trous tout l'avenir levant;
Parnès, Hymette fier qui, repoussant les ombres,
Retiens encor le jour sur tes flancs enflammés;
Monts, arbres, horizons, beaux rivages, décombres,
Quand je vous ai revus, je vous ai bien aimés
Lierre, que tu revêts de grâce bucolique
Les ruines des monuments!
Et tu me plais encor sur le platane antique
Qu'étouffent tes embrassements
Mais je t'aime, surtout, sombre et sinistre lierre,
A quelque fontaine pendu,
Et laissant l'eau couler, plaintive, dans la pierre
D'un bassin que l'âge a fendu.
Je vous revois toujours, immobiles cyprès
Dans la lumière dure,
Découpés sur l`azur, au bord des flots, auprès
D'une blanche clôture :
Je garde aussi les morts; elle a votre couleur,
Mon âme, sombre abîme.
Mais je m'élance hors la Parque et le malheur,
Pareil à votre cime
Compagne de l'éther, indolente fumée,
Je te ressemble un peu :
Ta vie est d'un instants, la mienne est consumée,
Mais nous sortons du feu.
L'homme, pour subsister, en recueillant la cendre,
Qu'il use ses genoux!
Sans plus nous soucier et sans jamais descendre,
Évanouissons-nous!
Belle, vivant tes jours filés par ton destin,
Le souci de Cypris, ô rose, et de la lyre,
Tu t'épanouiras pour orner le jardin
Et saturer d'odeur l'azur qui te respire.
Et puisqu'il faut qu'enfin s'achève le printemps,
Quand la rouille viendra sur tes pétales lisses,
Abandonnant ton coeur à la pluie, aux autans,
Tu goûteras la mort, ô fleur, avec délices.
Par ce soir pluvieux, es-tu quelque présage,
Un secret avertissement,
O feuille, qui me viens effleurer le visage
Avec ce doux frémissement?
L'Automne t'a flétrie et voici que tu tombes,
Trop lourdes d'une goutte d'eau :
Tu tombes sur mon front que courbent vers les tombes
Les jours amassés en fardeau.
Ah! passe avec les vents, mélancolique feuille
Qui donnais ton ombre au jardin!
Le songe où maintenant mon âme se recueille
Ouvre les portes du destin.
(Stances. Société du Mercure de France, édit.)
Henri de Régnier (1864-1936)
Parnassien, puis symboliste dans ses premiers recueils, de 1885 à 1898, Henri de Régnier a conquis, par un art à la fois très personnel et très raffiné, le premier rang parmi les poètes de du XIXe. Né a Honfleur, le 28 décembre 1864, il forme le trait d'union entre Leconte de Lisle et Mallarmé, gardant du premier le culte fidèle des belles images à l'antique, du second, le goût pour les transpositions musicales des plus fines nuances de la sensibilité. Écrivain érudit, lettré raffiné, il a fait revivre dans de beaux romans, dont la célébrité égale celle de ses poésies, l'âme des siècles passés et la fiction des vies imaginaires. A l'école de Chénier, à celle de Heredia, dont il devint le gendre, Henri de Régnier a puisé cette perfection classique d'une forme plastique et harmonieuse, qui dessine les contours vaporeux du mystère et du songe intérieur, sans en faire évanouir la grâce triste et voluptueuse.
OEUVRES POÉTIQUES : Lendemains, 1885. Apaisements, 1886, Sites, 1887. Episodes, 1888. Episodes, sites et sonnets, 1891, Premiers poèmes, 1899. Poèmes anciens et romanesques, 1890, Tel qu'en songe, 1892. Poèmes (1887-1892), 1895. Aréthuse, 1895. Les Jeux rustiques et divins, 1897. Les Médailles d'argile, 1900. La Cité des Eaux, 1902. La Sandale ailée, 1906. Le Miroir des Heures (1906-1910), 1911. 1914-1916 : Poésies (inspirées par la guerre), 1918. Vestigia flammae, 1921. Flamma tenax, 1928.
ÉLEGIE DOUBLE - C'est une des pièces qui composent "Les Roseaux de la flûte" et qui, jointes à "Aréthuse" et à d'autres séries de poèmes, formèrent en 1897 "Les Jeux rustiques et divins". La grâce antique dont ces vers sont marqués montre combien Henri de Régnier diffère des Parnassiens, par delà lesquels il rejoint Andre Chénier; l'émotion, le sens du mystère, qui font souvent défaut à Leconte de Lisle ou à José-Maria de Heredía dans leurs évocations du passé, pénètrent cette Elégie d`une sorte de mélancolie voluptueuse; double, elle renvoie en écho la plainte de l'ombre regrettée à celle de l'âme survivante. Une lumière
vaporeuse de songe enveloppe cette vision et l'imprécision des rimes, dont certaines ne sont que des assonances (triste, invite; olives, huile; lèvres, grève; attente, lampe, etc.) accentue l'effet de tristesse mystérieuse (cf. dans le même recueil Le Revenant)...
Ami, le hibou pleure où venait la colombe,
Et ton sang souterrains a fleuri sur ta tombe,
Et mes yeux qui t'ont vu sont las d'avoir pleuré
L'inexorable absence où tu t'es retiré
Loin de mes bras pieux et de ma bouche triste.
Reviens! le doux jardin mystérieux t'invite
Et ton pas sera doux à sa mélancolie;
Tu viendras, les pieds nus et la face vieillie,
Peut-être, car la route est longue qui ramène
De la rive du Styx à notre humble fontaine
Qui pleure goutte à goutte et rit d'avoir pleuré.
Ta maison te regarde, ami ! j'ai préparé
Sur le plateau d'argent, sur le plateau d'ébène,
La coupe de cristal et la coupe de frêne,
Les ligues et le vin, le lait et les olives,
Et j'ai huilé les gonds de la porte d'une huile
Qui la fera s'ouvrir ainsi que pour une ombre;
Mais je prendrai la lampe et par l'escalier sombre
Nous monterons tous deux en nous tenant la main;
Puis, dans la chambre vaste où le songe divin
T'a ramené des bords du royaume oublieux,
Nous nous tiendrons debout, face à face, joyeux
De l'étrange douceur de rejoindre nos lèvres;
O voyageur venu des roseaux de la grève
Que ne réveille pas l`aurore ni le vent!
Je t'ai tant aimé mort que tu seras vivant
Et j'aurai soin, n'ayant plus d'espoir ni d'attente,
De vider la clepsydre et d'éteindre la lampe.
- Laisse brûler la lampe et pleurer la clepsydre,
Car le jardin autour de notre maison vide
Se fleurira de jeunes fleurs sans que reviennent
Mes lèvres pour reboire encore à la fontaine;
Les baisers pour jamais meurent avec les bouches.
Laisse la figue mûre et les olives rousses;
Hélas! les fruits sont bons aux lèvres qui sont chair.
Mais j'habite un royaume au delà de la Mer
Ténébreuse, et mon corps est cendre sous le marbre;
Je suis une Ombre, et si mon pas lent se hasarde
Au jardin d'autrefois et dans la maison noire
Où tu m'attends du fond de toute ta mémoire,
Tes chers bras ne pourront étreindre mon fantôme;
Tu pleurerais le souvenir de ma chair d'homme,
A moins que dans ton âme anxieuse et fidèle
Tu n'attendes en rêve à la porte éternelle,
Me regardant venir à travers la nuit sombre,
Et que ton pur amoura soit digne de mon ombre.
(Les Jeux rustiques et divins. Société du Mercure de France, édit.)
ODELETTE - Pièce empruntée à "La Corbeille des Heures", IVe partie des "Jeux rustiques et divins". Comme Gérard de Nerval, comme Théodore de Banville, Henri de Régnier a retrouvé dans le trésor de notre poésie classique, si pénétrée du charme de la beauté antique, cette forme lyrique de l'odelette que Ronsard avait portée à sa perfection. Avec son rythme berceur, ses répétitions, ses assonances harmonieuses (haute, saules; grave, passent), elle apparaît, conformément à son origine, faite pour le chant. Le sujet de celle-ci, qui rappelle "La Flûte" de Richepin, s'accorde merveilleusement à ce caractère de chant....
Un petit roseau m'a suffi
Pour faire frémir l'herbe haute
Et tout le pré
Et les doux saules
Et le ruisseau qui chante aussi;
Un petit roseau m'a suffi
A faire chanter la forêt.
Ceux qui passent l'ont entendu
Au fond du soir, en leurs pensées,
Dans le silence et dans le vent,
Clair ou perdu,
Proche ou lointain....
Ceux qui passent, en leurs pensées,
En écoutant, au fond d'eux-mêmes
L'entendront encore et l'entendent
Toujours qui chante.
lI m'a suffi
De ce petit roseau cueilli,
A la fontaine où vint l'Amour
Mirer un jour
Sa face grave
Et qui pleurait,
Pour faire pleurer ceux qui passent
Et trembler l'herbe et frémir l'eau;
Et j'ai, du souffle d'un roseau,
Fait chanter toute la forêt.
(Les Jeux rustiques et divins, Mercure de France, édit.)
INSCRIPTION POUR LA PORTE DES VOYAGEURS - Les Inscriptions pour les treize portes de la ville forment la IIIe partie des "Jeux rustiques et divins". Sur le seuil d'une cité grecque imaginaire, tout au long de la muraille qui l'isole et la protège, le poète consacre une porte aux divers groupes de la société humaine en marche sur les routes obscures de la vie : guerriers et pasteurs, marchands et mendiants, prêtresses et comédiennes, cortèges de noces ou de funérailles; et sur chaque porte il grave une inscription pareille a celles qui plaçaient jadis la ville antique sous la protection d'une divinité. Nous donnons la huitième inscription, où le poète fait parler la porte elle-même, accueillante à l'hôte de passage, tandis que, dans d'autres inscriptions, ce sont les hommes qui parlent à la porte pour la bénir ou la maudire....
Toi qui marchas longtemps dans l'ombre, côte à côte
Avec toi-même, ô cher Voyageur, sois mon hôte!
Assieds-toi sur ma borne et secoue à mon seuil
La poudre de la route où peina ton orgueil
Peut-être, et redeviens celui qui, au départ,
Souriait d'être jeune et croyait partir tard,
Toi qui reviens à l'heure où sortent les colombes!
L'aurore douce aux toits est douce sur les tombes,
Et tout matin est bon à qui vécut les soirs;
Oublie avec la route grise et les bois noirs,
La ronce âpre, l'ortie et les sombres fontaines,
Et la cendre des jours qui coule des mains vaines,
Et le manteau qui fait ployer l'épaule lourde;
Brise l'épieu d'épine et romps aussi la gourde
Ou, plutôt, revenu de l'ombre où d'autres vont,
Donne-leur, à leur tour, la gourde et le bâton
Et salue à jamais ceux qui passent là-bas
Et qui retrouveront la trace de tes pas
Sur le gravier du fleuve et le sable des grèves,
Et que la nuit pour eux en étoiles s'achève
Mystérieuse sur la plaine et sur la mer!
Car c'est déjà le soir, hélas! quoiqu'il soit clair
Encor et tiède encor d'un peu de crépuscule;
Et dis adieu du seuil au voyageur crédule
Qui sans craindre le vent et l'ombre et le caillou
Part à l'heure équivoque où pleure le hibou.
(Les Jeux rustiques et divins. Société du Mercure de France, edit.)
En Allemagne, Stefan George (1868-1933) joue un rôle déterminant dans la pénétration du symbolisme : il traduit Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rimbaud, mais aussi Dante Gabriel Rossetti, Swinburne, Dowson, Willem Kloos, Albert Verwey, D'Annunzio, Wacław Rolicz-Lieder. Il publie en 1892 "Algabal", un grand poème où interfèrent les influences décadentes et les exigences mallarméennes. Cependant, il ne tarde pas à s'éloigner de cette première inspiration, du moins sous la dénomination autonome de symbolisme : le romantisme allemand et le wagnérisme sont en fait confusément peu distants des sources du symbolisme. De plus, l'expressionnisme ne tarde pas à s'implanter...
En Angleterre, c'est plus le mouvement décadent que le symbolisme qui semble avoir quelque effet sur la "contestation" de la société victorienne que peuvent exprimer Swinburne, Oscar Wilde, et plus tard Arthur Symons, W. B. Yeats, Ernest Downson.
Aux Etats-Unis, malgré des poètes expatriés un temps à Paris comme Vielé-Griffin et Stuart Merrill, le symbolisme ne pénétrera que tardivement, par le biais de la critique littéraire et sous couvert de la découverte de Baudelaire.
Et c'est encore Baudelaire qui inspire le courant dit de "la jeune Pologne" de Stanisław Wyspiański (1869-1907) ou le poète russe Valeri Iakovlevitch Brioussov (1873-1924).