Charles Péguy (1873-1914), "Notre Patrie" (1905), "Notre jeunesse" (1910), "Eve" (1913) - Paul Claudel (1868-1955), "Tête d'or" (1889), "L'Annonce faite à Marie" (1910), "Cinq grandes odes" (1913), "Le Soulier de satin" (1924) - .....

Last update: 31/12/2016


Charles Péguy (1873-1914)

Charles Péguy meurt à 41 ans dans les premiers jours de la Bataille de la Marne : poète aux allures de prédicateur, touché par la foi chrétienne, il défend contre le rationalisme et la grande bourgeoisie un lyrisme mystique et patriotique, enraciné dans la terre maternelle.

Issu d'un milieu très pauvre, né à Orléans, Charles Péguy entre à l'Ecole Normale Supérieure où Bergson fut l'un de ses professeurs. Très tôt, ses prises de position déroutent : croyant, il critique l'Eglise catholique, socialiste, il s'oppose au pacifisme et à l'internationalisme de la gauche, et nationaliste, il ne rejoint jamais la classe bourgeoise. En 1900, il crée sa propre revue, "Cahiers de la quinzaine" qui représente un témoignage inégalé sur la vie intellectuelle de l'époque. Si Charles Péguy s'était éloigné de la religion, la menace allemande lui révèle l'existence d'un 'mal universel' et le rapproche de la foi. Poète mystique et polémiste idéaliste, Péguy exerce une profonde influence dans le débat philosophique et moral de son temps. A la fois sanguin et réfléchi, il ne prenait rien à la légère. Il croit aux idées de son être et le grand thème qui domine son oeuvre est celui de l'insertion de l'éternel dans le temporel, du spirituel dans le charnel. Incompris de son vivant, il accède par la suite à une très large renommée posthume, en lien notamment avec le renouveau de la foi dans les milieux intellectuels des années 1940. 

Il publie des oeuvres en prose, "Notre Patrie" (1905), où il dénonce la menace de la guerre avec l'Allemagne, "Notre jeunesse" (1910) où il oppose mystique et politique, "L'Argent" (1913), où il évoque le monde de son enfance qui ignorait encore la fièvre de l'argent. En 1908, il dit retrouver la foi et publie dès lors ses grandes oeuvres poétiques, le "Mystère de la charité de Jeanne d'Arc" (1910), "le Porche du mystère de la deuxième vertu" (1911), "le Mystère des saints-innocents" (1911), "la Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc" (1912), écrite en reconnaissance pour la guérison de son fils Pierre, "la Tapisserie de Notre-Dame" (1912), enfin un poème oratoire d'un grand mysticisme, tel "Eve" (1913), vaste fresque poétique en l'honneur des soldats morts au combat de 8000 alexandrins. Le poète meurt en 1914, la veille de la bataille de la Marne, le 5 septembre.

 

Ève (1913)

... Et moi je vous salue ô première mortelle,

Vous avez tant baisé les fronts silencieux, Et la lèvre et la barbe et les dents et les yeux

De vos fils descendus dans cette citadelle.

Vous en avez tant mis dans le chêne et l'érable, 

Et la pierre et la terre et les marbres plus beaux,

Vous en avez tant mis sur le seuil des tombeaux.

Vous voici la dernière et la plus misérable.

Vous en avez tant mis dans de pauvres linceuls, 

Couchés sur vos genoux comme aux jours de l'enfance.

On vous en a tant pris qui marchaient nus et seuls

Pour votre sauvegarde et pour votre défense.

Vous en avez tant mis dans d'augustes linceuls,

Pliés sur vos genoux comme des nourrissons. 

On vous en a tant pris de ces grêles garçons

Qui marchaient à la mort téméraires et seuls.

Vous en avez tant mis dans ces lourdes entraves, 

Les seules qui jamais ne seront déliées, 

De ces pauvres enfants qui marchaient nus et graves

Vers d'éternelles morts aussitôt oubliées .."

 

 

Note conjointe, 1914

... Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C'est d'avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une âme même perverse. C'est d'avoir une âme habituée. 

On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n'a pas vu mouiller ce qui était verni, on n'a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n'a pas vu tremper ce qui était habitué ...de là viennent tant de manques que nous constatons dans l'efficacité de la grâce, et que remportant des victoires inespérées dans l'âme des plus grands pécheurs elle reste souvent inopérante auprès des plus honnêtes gens, sur les plus honnêtes gens. C'est que précisément les plus honnêtes gens, ou à se nommer tels, n'ont point de défauts eux-mêmes dans l'armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude .... Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu'est essentiellement le péché..."



La poésie de Péguy reflète le cheminement même d'une pensée qui se cherche, se trouve, s'exprime, s'explique et se prolonge, jusqu'à pouvoir paraître quelque fois lassante. Mais c'est de rythme litanique, lent, lourd et monotone, illuminé par la fulguration d'une image, vision concrète et évocatoire d'une idée, que naît cette "contagion mystique" qui emporte le lecteur. 

Des trois vertus théologales (vertus qui, pour les chrétiens doivent guider les hommes vers Dieu et vers le monde) que sont la Foi, l'Espérance et la Charité, c'est l'Espérance qui séduit surtout Péguy. Dans "le Porche du mystère de la deuxième vertu", il donne la parole à Dieu pour célébrer "cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout" mais "qui entraîne tout". Dans "Hymne à la nuit", en une composition très libre, diverses variations s'enchaînent : 

O Nuit, ô ma fille la Nuit, la plus religieuse de mes filles 

La plus pieuse.

De mes filles, de mes créatures la plus dans mes mains, la plus abandonnée.

Tu me glorifies dans le Sommeil encore plus que 

ton Frère le Jour ne me glorifie dans le Travail. 

Car l’homme dans le travail ne me glorifie que par son travail.

Et dans le sommeil c’est moi qui me glorifie moi-même par l’abandonnement de l’homme. 

Et c’est plus sûr, je sais mieux m’y prendre. 

Nuit tu es pour l’homme une nourriture plus nourrissante que le pain et le vin.

Car celui qui mange et boit, s’il ne dort pas, sa nourriture ne lui profite pas.

Et lui aigrit, et lui tourne sur le cœur.

Mais s’il dort le pain et le vin deviennent sa chair et son sang.

Pour travailler. 

Pour prier. 

Pour dormir.

Nuit tu es la seule qui panses les blessures.

Les cœurs endoloris. Tout démanchés. Tout démembrés.

O ma fille aux yeux noirs, la seule de mes filles qui sois, qui puisses te dire ma complice.

Qui sois complice avec moi, car toi et moi, moi par toi

Ensemble nous faisons tomber l’homme dans le piège de mes bras

Et nous le prenons un peu par une surprise.

Mais on le prend comme on peut. 

Si quelqu’un le sait, c ’est moi.

Nuit tu es une belle invention 

De ma sagesse.

Nuit ô ma fille la Nuit ô ma fille silencieuse 

Au puits de Rébecca, au puits de la Samaritaine

C ’est toi qui puises l'eau la plus profonde 

Dans le puits le plus profond O nuit qui berces toutes les créatures 

Dans un sommeil réparateur O nuit qui laves toutes les blessures 

Dans la seule eau fraîche et dans la seule eau profonde

 

Au puits de Rébecca tirée du puits le plus profond.

Amie des enfants, amie et sœur de la jeune Espérance

O nuit qui panses toutes les blessures 

Au puits de la Samaritaine toi qui tires du puits le plus profond 

La prière la plus profonde.

0 nuit, ô ma fille la Nuit, toi qui sais te taire, ô ma fille au beau manteau.

Toi qui verses le repos et l’oubli. 

Toi qui verses le baume, et le silence, et l’ombre 

O ma Nuit étoilée je t’ai créée la première.

Toi qui endors, toi qui ensevelis déjà dans une Ombre éternelle 

Toutes mes créatures

Les plus inquiètes, le cheval fougueux, la fourmi laborieuse,

Et l’homme ce monstre d’inquiétude.

Nuit qui réussis à endormir l'homme 

Ce puits d’inquiétude.

A lui seul plus inquiet que toute la création ensemble.

L’homme, ce puits d’inquiétude.

Comme tu endors l'eau du puits.

O ma nuit à la grande robe

Qui prends les enfants et la jeune Espérance

Dans le pli de ta robe

Mais les hommes ne se laissent pas faire.

O ma belle nuit je t’ai créée la première.

Et presque avant la première Silencieuse aux longs voiles 

Toi par qui descend sur terre un avant-goût 

Toi qui répands de tes mains, toi qui verses sur terre

Une première paix

Avant-coureur de la paix éternelle.

Un premier repos

Avant-coureur du repos éternel.

Un premier baume, si frais, une première béatitude

Avant-coureur de la béatitude éternelle.

Toi qui apaises, toi qui embaumes, toi qui consoles.

Toi qui bande les blessures et les membres meurtris

Toi qui endors les coeurs, toi qui endors les corps

Les coeurs endoloris, les coeurs endoloris...



Paul Claudel (1868-1955)

Né dans l'Aisne, parisien dès 1881, Paul Claudel fait des études de droit et se prépare à la carrière diplomatique. Il s'enthousiasme alors pour la poésie de Rimbaud. Il fréquente les Mardis de Mallarmé et commence à écrire. Cependant, c'est au cours d'une adolescence inquiète que "se produit l'événement qui domine toute ma vie", dit-il. C'était aux Vêpres de Noël 1886, à Notre-Dame de Paris: "en un instant, mon coeur fut touché et je crus". Quatre ans plus tard, en 1890, il communie; la foi qu'il a retrouvée restera désormais vivante en lui et commandera toute son oeuvre.

Reçu en 1890 au concours des Affaires étrangères, il exerce, de 1893 à 1935, des fonctions administratives qui l'amèneront à parcourir le monde et connaître les civilisations les plus diverses. Successivement consul en Chine, à Hambourg, ministre plénipotentiaire à Rio de Janeiro, à Copenhague, ambassadeur à Tokyo, à Washington, à Bruxelles, il dédie une heure par jour à son travail littéraire, "avec une régularité astronomique", il marche attentif à tout ce qui l'entoure, aux milles détails du paysage et de l'activité humaine, qui trouveront place, ensuite, dans son oeuvre. 

Son oeuvre poétique comprend principalement : les "Cinq grandes odes" (1913), "Corona Benignitatis anni Dei" (1915), "Feuilles de Saints" (1925), "Cent phrases pour éventails" (1942), "Visages radieux" (1947). 

Mais Claudel a besoin de faire passer son souffle poétique par le souffle de l'acteur. Ses premiers drames se font l'écho des problèmes que pose la condition humaine, et conclut à la vanité de l'ambition et de la richesse ("Tête d'or", 1889; "La Ville", 1890-1897), à la vanité d'un amour dont l'objet n'est pas infini ("Partage de midi", 1906). Mais son théâtre, longtemps discuté, est resté souvent incompris. Après "L'Annonce faite à Marie" (1910), il compose une trilogie qui est une consécration du monde à Dieu, où l'inquiétude de la vérité a fait place à l'inquiétude de la perfection : "L'Otage", "le Pain dur", "le Père humilié" (1909-1914-1916). "Le Soulier de Satin" (1924) est le sommet du théâtre de Claudel.

 

Claudel est essentiellement poète, mais un poète qui ne se sépare pas du chrétien. "Rassembleur de la terre de Dieu", il en dénombre les divers éléments. Tous les lieux, tous les temps, toutes les civilisations, le soleil et les étoiles, les vivants et les morts trouvent place dans son oeuvre : "Et moi, c'est le monde tout entier qu'il me faut conduire à sa fin avec une hécatombe de mots". De l’œuvre de Paul Claudel, on pourrait dire, comme lui-même du Soulier de satin, que « la scène de ce drame est le monde ». C’est en effet un drame unique qui se déroule, de la volonté de puissance de Tête d’or à l’apaisement relatif des derniers commentaires bibliques : celui d’un homme en quête d’une Vérité qu’il ne trouvera que dans une inébranlable foi catholique au terme d’un long tourment. Mais un drame aux dimensions cosmiques, le destin de chacun, éminemment celui du poète, ayant son rôle dans le plan de Dieu, toute existence reproduisant et prolongeant le geste de la Création. (M. Déc.) 

Ce monologue situé au début de "Tête d'or" porte la marque de la lutte intérieure que connut Claudel entre 1896 et 1900 : 

Me voici,

Imbécile, ignorant,

Homme nouveau devant les choses inconnues,

Et je tourne ma face vers l'Année et l'arche pluvieuse, j'ai plein mon coeur d'ennui.

Je ne sais rien et je ne peux rien. Que dire? Que faire?

A quoi emploierai-je ces mains qui pendent, ces pieds

Qui m'emmènent comme le songe nocturne?

La parole n'est qu'un bruit et les livres ne sont que du papier.

Il n'y a personne que moi ici. Et il me semble que tout,

L'air brumeux, les labours gras,

Et les arbres et les basses nées

Me parlent, avec un discours sans mots, douloureusement. 

Le laboureur

S'en revient avec la charrue, on entend le cri tardif.

C'est l'heure où les femmes vont au puits.

Voici la nuit - Qu'est-ce que je suis?

Qu'est-ce que je fais? Qu'est-ce que j'attends?

Et je réponds: Je ne sais pas! et je désire en moi-même

Pleurer, ou crier,

Ou rire, ou bondir et agiter les bras!

Qui je suis? Des plaques de neige restent encore,

Je tiens une branche de minonnets à la main.

Car Mars est comme une femme qui souffle sur u feu de bois vert,

- Que l'été

Et la journée épouvantable sous le soleil soient oubliés, ô choses, ici,

Je m'offre à vous!

Je ne sais pas!

Voyez moi! J'ai besoin,

Et je ne sais pas de quoi et je pourrais crier sans fin ..

 

Claudel a aimé la mer "libre et pure", lui qui a parcouru les océans, ici dans les Cinq grandes Odes : 

...Dieu qui avez baptisé avec votre esprit le chaos

Et qui la veille de Pâques exorcisez par la bouche de votre prêtre la font païenne avec la lettre psi,

Vous ensemencez avec l'eau baptismale notre eau humaine

Agile, glorieuse, impassible, impérissable !

L'eau qui est claire voit par notre œil et sonore entend par notre oreille et goûte

Par la bouche vermeille abreuvée de la sextuple source,

Et colore notre chair et façonne notre corps plastique.

Et comme la goutte séminale féconde la figure mathématique, départissant

L'amorce foisonnante des éléments de son théorème, Ainsi le corps de gloire désire sous le corps de boue, et la nuit

D'être dissoute dans la visibilité 

Mon Dieu, ayez pitié de ces eaux désirantes !

Mon Dieu, vous voyez que je ne suis pas seulement esprit, mais eau ! ayez pitié de ces eaux en moi qui meurent de soif !

Et l'esprit est désirant, mais l'eau est la chose désirée.

O mon Dieu, vous m'avez donné cette minute de lumière à voir.

Comme l'homme jeune pensant dans son jardin au mois d'août qui voit par intervalles tout le ciel et la terre d'un seul coup.

Le monde d'un seul coup tout rempli par un grand coup de foudre doré !

O fortes étoiles sublimes et quel fruit entr'aperçu dans le noir abîme ! ô flexion sacrée du long rameau de la Petite-Ourse !

Je ne mourrai pas.

Je ne mourrai pas, mais je suis immortel !

Et tout meurt, mais je croîs comme une lumière plus pure ! 


Le théâtre de Claudel a souvent été incompris : Violaine, l'héroïne de "L'Annonce faite à Marie" est sans doute le personnage le plus accessible. Dans ce prologue, la jeune paysanne s’est levée à l’aube pour ouvrir la porte de la grange à Pierre de Craon, l’architecte lépreux qui s’en retourne à Reims. Il l’a autrefois convoitée. Elle vient lui donner son anneau et un baiser de paix. Ces deux gestes changeront sa destinée. Tout était simple pour elle, jusqu’ici, désormais, son histoire sera celle de la fidélité à ce premier élan, et de la docilité à la grâce...

Pierre de Craon. — Violaine qui m’avez ouvert la porte, adieu ! je ne retournerai plus vers vous.

O jeune arbre de la science du Bien et du Mal, voici que je commence à me séparer parce que j’ai porté la main sur vous.

Et déjà mon âme et mon corps se divisent, comme le vin dans la cuve mêlée à la grappe meurtrie !

Qu’importe? je n’avais pas besoin de femme. Je n’ai point possédé la femme corruptible.

L’homme qui a préféré Dieu dans son cœur, quand il meurt, il voit cet Ange qui le gardait.

Le temps viendra bientôt qu ’une autre porte se dissolve.

Quand celui qui a plu à peu de gens en cette vie s’endort, ayant fini de travailler, entre les bras de l’Oiseau éternel :

Quand déjà au travers des murs diaphanes de tous côtés apparaît le sombre Paradis,

Et que les encensoirs de la nuit se mêlent à l’odeur de la mèche infecte qui s’éteint!

Violaine. — Pierre de Craon, je sais que vous n 'attendez pas de moi des «Pauvre homme» et de faux soupirs, et des «Pauvre Pierre».

Car à celui qui souffre, les consolations d’un consolateur joyeux ne sont pas de grand prix, et son mal n ’est pas pour nous ce qu 'il est pour lui. Souffrez avec Notre-Seigneur. Mais sachez que votre action mauvaise est effacée.

En tant qu ’il est de moi, et que je suis en paix avec vous, 

Et que je ne vous méprise et abhorre point parce que vous êtes atteint et malade.

Mais je vous traiterai comme un homme sain et Pierre de Craon, notre vieil ami, que je révère, aime et crains,

Je vous le dis. C’est vrai.

Pierre de Craon. — Merci, Violaine.

Violaine. — Et maintenant, j’ai à vous demander quelque chose.

Pierre de Craon. — Parlez.

Violaine. — Quelle est cette belle histoire que mon père nous a racontée? Quelle est cette « jus­tice » que vous construisez à Reims et qui sera plus belle que Saint-Rémy et Notre-Dame?

Pierre de Craon. — C’est l’église que les métiers de Reims m’ont donnée à construire sur l’empla­cement de l’ancien Parc-aux-Ouilles,

Là où l’ancien Marc-de-l’Évêque a été brûlé cet antan.

Premièrement pour remercier Dieu de sept étés grasses dans la détresse de tout le Royaume,

Les grains et les fruits à force, la laine bon marché et belle,

Les draps et le parchemin bien vendus aux marchands de Paris et d’Allemagne.

Secondement, pour les libertés acquises, les privilèges conférés par le Roi notre Sire.

L’ancien mandat contre nous des évêques Félix II et Abondant de Cramail,

Rescindé par le Pape.

Le tout à force d’épée claire et des écus champenois.

Car telle est la république chrétienne, non point de crainte servile,

Mais que chacun ait son droit, selon qu’il est bon à l’établir, en diversité merveilleuse,

Afin que la charité soit remplie.

Violaine. — Mais de quel Roi parlez-vous et de quel Pape? Car il y en a deux et l’on ne sait qui est le bon.

Pierre de Craon. —  Le bon est celui qui nous fait du bien.

Violaine. — Vous ne parlez pas comme il faut.

Pierre de Craon. — Pardonnez-moi. Je ne suis qu’un ignorant.

Violaine. — Et d'où vient ce nom qui est donné à la nouvelle paroisse?

Pierre de Craon. — N’avez-vous jamais entendu parler de sainte Justice qui fut martyri­sée du temps de l’empereur Julien dans un champ d’anis? (Ces graines que l’on met dans notre pain d’épices, à la foire de Pâques.)

Essayant de détourner les eaux d’une source souterraine pour nos fondations,

Nous avons retrouvé son tombeau avec ce titre sur une dalle cassée en deux : JUSTITIA ANCILLA DOMINI IN PACE.

Le frêle petit crâne était fracassé comme une noix, c 'était une enfant de huit ans.

Et quelques dents de lait tiennent encore à la mâchoire.

De quoi tout Reims est dans l'admiration, et maints signes et miracles suivent le corps

Que nous avons placé en chapelle, attendant le terme de l’œuvre...