Heinrich Böll (1917-1985) - Arno Schmidt (1914-1979) - Peter Härtling (1933-2017) - ...
Last update: 12/31/2016
La littérature allemande des années Adenauer (1949-1963) est celle d'une période pour laquelle la nécessité historique qui s'impose est d'ancrer la République fédérale allemande dans l'Europe, dans la stabilité politique et dans la croissance économique. L'absorption de la RDA dans les années 1980 ne sera plus à la limite qu'un épiphénomène. Cette littérature est de part en part traversée d'interrogations auxquelles elle ne peut échapper, qui s'impose au détour d'une réflexion, parfois d'un silence, et l'écriture a cette fonction quasi mystique, cette liberté quasi absolue, un pouvoir d'incarnation. Globalement, en l'espace d'une vingtaine d'années, une à deux générations passent d'une Allemagne détruite de l'immédiat après-guerre à un pays redevenu prospère et tout entier préoccupé de jouissances matérielles, en se référant à un écrivain tel que Heinrich Böll, de "Der Zug war pünktlich" (Le train était à l'heure), 1947, à "Gruppenbild mit Dame" (Portrait de groupe avec dame), 1971 : ce redressement économique et social laisse en creux bien des interrogations, les philosophies de l'absurde taraudent sans cesse cette littérature de langue allemande qui ne soldera véritablement son compte politique que dans les années 1970 (L'Honneur perdu de Katharina Blum, "Die verlorene Ehre der Katharina Blum", 1974)...
(Reinhard Drenkhahn (1926-1959)
Heinrich Böll (1917-1985)
Soldat allemand ayant connu les garnisons de Pologne, les fronts de France et de Russie, la captivité puis la libération en 1945, Böll a construit sa
littérature dans les ruines de l'après-guerre (Trümmerliteratur), affrontant nombres d'interrogations, celle de l'inhumanité et de la responsabilité, celle du désarroi et de la réadaptation :
mais ce qui semble dominer ce catholique frappé par les philosophies de l'absurde, c'est le sentiment d'un rendez-vous manqué avec l'histoire, la société allemande est passé par trop
rapidement de l'ordre absurde et inhumain d'une société de guerre et de destruction totale à l'absurde système politico-social du "miracle économique" : le matérialisme dominant encourage
non seulement l'amnésie intellectuelle vis-à-vis d'un passé brutal et d'une sortie de guerre des plus douteuses, mais instaure une normativité sociale qui menace subrepticement l'intégrité de
l'existence. Les héros de Böll retrouvent une raison de vivre, mais avec la prospérité revenue, l'idéologie du profit et du rendement comme la normativité sociale menace leur dignité humaine
autant que l'avait fait la misère.
L'écriture de Böll a directement participé à son succès : avec un grand souci de clarté, il organise son récit en multipliant les points de vue, sans
sacrifier la cohésion globale, conférant tant une épaisseur à ses fictions qu'une distanciation qui lui permet d'assumer ces contradictions et cette subtile ironie, comme désenchantée, qui le
caractérise.
Ses récits abordent progressivement l'absurdité de la guerre, la souffrance et la mort ("Der Zug war pünktlich" (Le train était à l'heure), 1949,
"Wanderer, kommst du nach Spa..." (la Mort de Lohengrin), 1950 ; "Wo warst du, Adam ?" (Où étais-tu Adam?), 1951), la détresse de l'après-guerre ("Und sagte kein einziges Wort" (Rentrez
chez vous Bogner), 1952, "Haus ohne Hüter" (les Enfants des morts), 1954 ; "Das Brot der frühen Jahre" (le Pain des jeunes années), 1955), la critique morale face aux nouvelles menaces
politiques et sociales sur les libertés, telles que la guerre du Vietnam, les procès d'écrivains en Union soviétique, les lois d'exception, de l'affaire Baader-Meinhof ("Ende einer
Dienstfahrt" (Fin de mission), 1966), "Schwierigkeiten mit der Brüderlichkeit, politische Schriften" (De la difficulté de fraterniser, écrits politiques), 1973-1976, "Einmischung erwünscht"
(Engagement souhaitable), 1977, "Die verlorene Ehre der Katharina Blum" (l'Honneur perdu de Katharina Blum), 1974 ; "Fürsorgliche Belagerung'" (Protection encombrante), 1979), la méfiance
vis-à-vis des nazis reconvertis ("Billard um halbzehn" (Les Deux Sacrements), 1959,"Doktor Murkes gesammeltes Schweigen" (La Collection de silences du Dr Murke), 1958), la lutte contre
l'amnésie du passé dans une prospérité retrouvée ("Irisches Tagebuch" (Journal irlandais), 1957, "Ansichten eines Clowns" (La Grimace), 1963, Gruppenbild mit Dame" (Portrait de groupe
avec dame), 1971, "Frauen vor Flusslandschaft" (Femmes devant un paysage fluvial), 1985), sans doute en fin de parcours, une certaine résignation... Par delà ses prises de position, Heinrich Böll
entendait surtout promouvoir une conscience morale, une réflexion la plus équilibrée possible sur son temps, la société allemande, la persistance dans les mentalités d'un passé nazi jamais
véritablement affronté...
"Loin de la troupe", satires et nouvelles
Textes "Dr Murkes gesammelte Schweigen" (1958), "Erzählungen, Hörspiele, Aufsätze" (1961), "Als der Krieg ausbrach" (1962), "Entfernung von der Truppe" (1964)
L'ELIMINATEUR - "Depuis quelques semaines je m'efforce d'éviter tout contact avec les gens susceptibles de me demander ma profession. S'il me fallait réellement désigner le métier que j'exerce, je serais contraint d'employer un terme qui ne manquerait pas d'effrayer mes contemporains. C'est pourquoi je préfère le procédé abstrait qui consiste à coucher ma confession sur le papier.
Il y a quelques semaines encore, un aveu verbal ne m'aurait nullement effrayé; pour un peu je l'aurais même recherché. Je me disais inventeur, savant, étudiant en cas de besoin et, dans les premières fumées de l'ivresse, génie méconnu. Je me chauffais joyeusement au soleil de la renommée qu'un col élimé peut dispenser et revendiquais avec suffisance, comme allant de soi, le crédit que des commerçants méfiants ne m'accordaient qu'à contrecœur en voyant dans les poches de mon pardessus disparaître margarine, ersatz de café et mauvais tabac. Baignant dans l'atmosphère du laisser-aller, buvant matin, midi et soir l'hydromel de la bohème, je goûtais le profond bonheur du non-conformisme.
Mais depuis quelques semaines, chaque matin vers sept heures trente je monte dans le tramway au coin de la Roonstrasse et, comme tous les autres voyageurs, tends humblement ma carte hebdomadaire au receveur. Je porte un complet gris croisé et une chemise verte avec cravate verdâtre; j'ai à la main une cassette d'aluminium plate contenant mon casse-croûte et, telle une légère massue, le journal du matin enroulé sur lui-même. J'offre toutes les apparences du citoyen parvenu à se soustraire à la méditation. Au troisième arrêt je me lève pour céder ma place à l'une des vieilles femmes de la cité ouvrière provisoire. Ayant ainsi sacrifié mon confort à mon sens du devoir social, je continue à parcourir mon journal debout, élevant parfois la voix pour me poser en conciliateur quand la mauvaise humeur matinale rend injustes mes contemporains. Je corrige les erreurs politiques ou historiques les plus grossières (en expliquant par exemple à mes compagnons de route qu'il existe une certaine différence entre S.A. et U.S.A.). Sitôt que quelqu'un se fourre une cigarette entre les lèvres, je lui mets discrètement mon briquet sous le nez pour qu'il l'allume à sa flamme minuscule mais fidèle. C'est ainsi que je parachève l'image d'un concitoyen soigné et encore assez jeune pour qu'on puisse le qualifier de «bien élevé».
J'ai manifestement réussi à prendre un masque qui proscrit toute question relative à mes occupations. je passe pour un homme instruit qui négocie des denrées odorantes bien empaquetées : café, thé et condiments, ou encore de précieux petits objets agréables à l'oeil : bijoux et montres; pour un homme qui exerce sa profession dans un bureau agréablement suranné dont les murs s'ornent des sombres portraits à l'huile d'ancêtres négociants; pour un homme qui vers dix heures du matin téléphone à son épouse et sait alors donner à sa voix apparemment exempte de passion l'intonation d'une tendresse baignée d'amour et de sollicitude. Comme je m'associe en outre aux plaisanteries habituelles, sans manquer jamais de rire lorsque à l'arrêt de la Schlieffenstrasse un certain employé de l'administration municipale hurle chaque matin en montant dans le tramway : "Appuyez sur l'aile gauche!" (ou n'est-ce pas plutôt la droite ?), comme enfin je ne suis pas avare de commentaires sur les événements du jour ou les bandes dessinées, je passe pour un homme, aisé sans doute (la qualité de l'étoffe de mon complet en fait foi), mais dont la conception de l'existence prend ses racines dans les principes mêmes de la démocratie. Un air de probité m'enveloppe comme Blanche-Neige son cercueil de verre.
Quand, dépassant le tramway, un camion obstrue un instant la fenêtre, j'en profite pour contrôler dans la vitre l'expression de mon visage : n'est-elle pas trop songeuse, voire même douloureuse? Je m'empresse d'en effacer ce qu'elle pourrait avoir de morose et m'efforce de la rendre telle qu'elle doit être : ni réservée ni familière, ni superficielle ni profonde. Je crois avoir réussi à me fabriquer le masque souhaité car, lorsque je descends à la Marienplatz pour me perdre dans le labyrinthe de la vieille ville où foisonnent les bureaux agréablement surannés - études de notaires et cabinets d'affaires discrets - personne ne se doute apparemment que je pénètre dans l'immeuble de l'Ubia par la porte de service. Laquelle Ubia peut se vanter d'assurer le gagne-pain de trois cents personnes non sans en assurer quatre cent mille autres sur la vie. Le concierge m'accueille en souriant à l'entrée des fournisseurs, je passe devant lui, descends au sous-sol et attaque aussitôt ma besogne qui doit être terminée à huit heures trente, au moment où le flot des employés se déversera dans les bureaux. Le métier que j'exerce le matin de huit heures à huit heures trente dans le sous-sol de cette honorable firme consiste exclusivement à faire œuvre de destruction : j'élimine.
J'ai passé des années à concevoir ma profession et à la rendre plausible sur le plan de la rentabilité. J'ai même écrit des traités sur la question. Des graphiques couvraient - et couvrent encore - les murs de mon logement. Des années durant j'ai longé des abscisses et escaladé des ordonnées. je me livrais à une orgie de théories et baignais dans l'ivresse glaciale que seules peuvent dispenser les formules. Mais depuis que j'exerce ma profession et mets mes théories en pratique, j'en ressens une profonde tristesse, comparable à celle que peut ressentir un général contraint de quitter les sommets de la stratégie pour les bas-fonds de la tactique.
Je pénètre dans la pièce qui me sert de bureau, troque mon veston contre une blouse grise et me mets immédiatement à l'œuvre. J'ouvre les sacs que le concierge est allé chercher de bon matin à la poste centrale et les vide dans deux baquets accrochés au mur de part et d'autre de ma table de travail et légèrement au-dessus de celle-ci, baquets fabriqués sur mes indications. Ainsi n'ai-je plus, à la façon d'un nageur en quelque sorte, qu'à tendre les bras pour saisir le courrier que j'entreprends aussitôt de trier. Je commence par séparer les imprimés des lettes, travail de routine car un simple coup d'oeil au timbre d'affranchissement suffit. Une parfaite connaissance des tarifs postaux m'évite, lors de ce travail, tout examen approfondi..."
(édition du Seuil, trad. S.et G.de Lalène, 1966)
La Grimace (Ansichten eines Clowns, 1963)
Le mime Hans Schnier, réfugié seul dans sa chambre, à Bonn, récapitule en quelques heures l'échec de sa vie sentimentale et professionnelle, avant d'aller s`asseoir tel un mendiant sur les marches de la gare, pour attendre (en tout cas faire semblant) le retour de Marie, la femme qu'il aime mais qu'il a perdue, et qui doit revenir ce jour-là de son voyage de noces à Rome. C'est un long monologue fait de "considérations" (Ansichten) désabusées, nourries de souvenirs personnels, et entrecoupées seulement par quelques conversations téléphoniques et une brève visite du père. Une forme narrative caractéristique du dénuement du personnage, de son incapacité à assumer une "totalité" romanesque. A la différence de la majorité des personnages qui habitent les nouvelles d'après-guerre de Böll, Hans Schnier est issu d'une famille bourgeoise. Sa vocation de saltimbanque fait de lui un renégat au sein de la bonne société rhénane du miracle économique. Il appartient à la génération de ceux qui, bien que trop jeunes pour être enrôlés par les dernières conscriptions hitlériennes, n'en ont pas moins grandi au milieu des slogans nationaux-socialistes. La nouvelle société d`opulence qui s'est édifiée sur les ruines est à ses yeux irrévocablement suspecte, dans la mesure où ses acteurs, tous plus ou moins compromis, s'achètent aujourd'hui à peu de frais une bonne conscience : sa propre mère elle-même préside désormais un "comité pour le rapprochement des races". Dans ce climat de Restauration, le catholicisme dit "progressiste" qui s`affiche dans les milieux bourgeois de Bonn participe de l'hypocrisie générale. Et c'est sur lui que se concentre toute l'acrimonie de Hans Schnier. ll a d'ailleurs, pour cela, nombre de raisons personnelles : Marie, qui a été sa compagne pendant six ans, l'a quitté justement pour épouser l`un de ces "catholiques modernes et pleins d`avenir" qui occupent le devant de la scène. Face à l`hypocrisie sociale, Schnier prétend opposer le fard "sincère" du saltimbanque. Mais la grimace du clown, qui se conçoit comme une réponse esthétique et morale, et non pas idéologique, demeure dérisoire.
L'épilogue grotesque, où Hans Schnier met en scène avec complaisance sa propre faillite et dessine un portrait résigné de l'artiste; et pourtant, dit le dernier mot du roman, « il continua de chanter". A roman d'atmosphère mélancolique et pessimiste de la fin de l`ère Adenauer, répondra bientôt celui d'une certaine rébellion avec Katharina Blum....
"Portrait de groupe avec dame" (Gruppenbild mit Dame), 1971
Après plusieurs années de silence, Böll reprend la parole et, se retranchant derrière un rôle volontairement anonyme et administratif, reconstitue cinquante
années d'histoire allemande, du IIIe Reich aux années du fameux "miracle économique" d'après-guerre, à travers le portrait d'une femme, Léni Pfeiffer, née Gruyten en 1922, survivante d'un mode en
mutation dont on va suivre les différentes étapes d'une existence qui n'apparaît véritablement dans toute son authenticité qu'en toute fin du récit.
"...Il est bien évident que Léni n'a pas toujours eu quarante-huit ans, aussi devons-nous nécessairement jeter un regard en arrière. Sur ses photos de jeunesse, on n'hésiterait pas à la qualifier de fraîche et jolie. Même sous l'uniforme des jeunesses hitlériennes - à treize, quatorze et quinze ans - Léni a l'air charmante. Aucun observateur masculin n'aurait émis sur ses attraits physiques un jugement inférieur à « fichtre, elle n'est vraiment pas mal! ›› Le besoin humain d'accouplement va du coup de foudre causé par le désir spontané de commerce charnel (ne fût-ce qu'une fois et sans songer encore à un lien durable) avec une personne de l'autre sexe ou du sien propre, jusqu'à la passion la plus intense et la plus tumultueuse qui ne laisse en repos ni l'âme ni le corps et dont chacune des multiples formes aux manifestations aussi anarchiques qu'injustifiées - de la plus superficielle à la plus profonde - aurait pu être suscitée par Léni et l'a d'ailleurs été. A l'âge de dix-sept ans elle fit le bond décisif : de jolie elle devint belle, étape que les blondes aux yeux foncés franchissent plus facilement que les blondes aux yeux clairs. Aucun homme à ce stade n'aurait porté sur elle un jugement inférieur à « ravissante ››. Il convient encore de fournir quelques indications sur le déroulement des études de Léni. Elle allait sur ses dix-sept ans quand son père, qui n'avait pas manqué de remarquer comme de jolie elle devenait belle, la prit avec lui au bureau et, en raison surtout de l'effet qu”elle produisait sur les hommes (nous sommes en 1938), la fit assister à d'importantes réunions d'affaires où, bloc-notes sur les genoux et crayon en main, elle consignait quelques observations en style télégraphique. Elle ignorait la sténographie et n'aurait d'ailleurs au grand jamais voulu l'apprendre. Non que toute abstraction lui fût totalement étrangère, mais elle n'avait aucune envie d'apprendre "les hiéroglyphes" (ainsi qualifiait-elle la sténographie). Ses études ne se sont pas déroulées sans souffrances, celles de ses maîtres d'ailleurs plutôt que les siennes propres. Après avoir par deux fois non pas exactement redoublé sa classe mais "volontairement rétrograde dans la classe inférieure", elle terminale cycle primaire avec un livret scolaire passable aux abondantes interpolations.L'un des membres encore vivant de l'administration de son école, l'ancien directeur M. Schlocks, aujourd'hui âgé de soixante-cinq ans et que l'auteur a réussi à dénicher dans sa retraite campagnarde, a déclaré qu'il avait même été question d'envoyer Léni dans une classe de rattrapage, mais que deux circonstances l'en avaient préservée; primo, les moyens financiers de son père qui - Schlocks a expressément tenu à le souligner - ne jouèrent cependant qu'un rôle indirect, et secundo, le fait que Léni avait remporté deux années de suite, à onze et douze ans, le titre de "fille la plus allemande de l"école ››, distinction conférée par une commission d'experts ès pureté raciale qui faisait le tour de tous les établissements. Une fois même, sélectionnée pour disputer le titre de "fille la plus allemande de la ville", Léni fut tout juste coiffée sur le poteau par la fille d'un pasteur protestant aux yeux encore plus clairs que les siens qui avaient alors déjà sensiblement foncé. Pouvait-on décemment envoyer en classe de rattrapage la "fille la plus allemande de l'école" ?
A douze ans, Léni entra dans un établissement secondaire dirigé par des religieuses, dont à quatorze ans elle dut être retirée faute d'y avoir obtenu des résultats suffisants. En l'espace de deux ans, elle avait redoublé une fois et passé une fois dans la classe supérieure mais à la seule condition que ses parents promissent solennellement de ne jamais mentionner cette faveur. Promesse qui fut d'ailleurs tenue. Avant que ne naissent des malentendus, il convient de fournir ici, à titre d'information objective, l'explication des fâcheuses circonstances dont Léni fut victime au cours de ses études. Il n'est pas question en l'occurrence de faire état d'une quelconque culpabilité ni même - tant à l'école primaire que dans l'établissement secondaire que Léni fréquenta par la suite - de difficultés majeures, mais simplement de méprises. Léni était non seulement parfaitement éducable mais même à la fois affamée et assoiffée d'instruction. Or si tous les enseignants s'efforcèrent d'assouvir cette faim et d'étancher cette soif, les aliments et les boissons qu'ils lui offriront ne répondaient malheureusement ni a sa forme d'intelligence, ni à son optique, ni à ses dons..."
(traduction S. et G. De Lalène, Seuil)
Au centre de l`histoire, le personnage énigmatique de Léni Pfeiffer, née Gruyten, quarante-huit ans, qui, après une enfance relativement bourgeoise et un mariage éphémère - il dura trois jours, en 1941 - avec un sous-officier de carrière, vit aujourd'hui seule et presque sans ressources dans l'immeuble qui l`a vue naître. "L'auteur ne dispose d'aucun moyen d'investigation personnelle et directe sur la vie physiologique, psychique et amoureuse de Léni, mais il a tout, absolument tout entrepris pour obtenir à son sujet ce que l'on appelle une information objective (ses informateurs seront même nommément désignés en temps opportun !)". Une écriture donc pseudo-documentaire, qui ironise sur ses propres procédés. Les témoins qui seront cités seront, par définition, évidemment de faux témoins. Par leur intermédiaire s'exprime Böll lui-même, qui dessine à travers le personnage fascinant de Léni un certain idéal d'humanité, sur toile de fond de l'histoire de l'Allemagne contemporaine. A la fois réservée, presque taciturne, et sensuelle - une sensualité directe, prolétarienne, et presque géniale! -, Léni incarne une immédiateté, une authenticité qui la placent au-delà de toutes les conventions et hypocrisies sociales et lui donnent la force de traverser toutes les épreuves de la vie - "et l'on peut dire à coup sûr, pas seulement du point de vue financier, que Léni est plutôt mal lotie" - en restant fidèle à elle-même, sans amertume ni repentir. Telle une "belle âme" moderne, elle ne suit jamais que sa propre "nature", envers et contre tous, - dans sa relation avec Rachel, la nonne juive, ou encore avec Boris, le prisonnier de guerre russe qui reste le seul amour de sa vie, avec les travailleurs turcs, etc.. Et le narrateur, de se rendre compte "que le lecteur, jusqu'ici plus ou moins patient, commence à se demander : cette Léni serait-elle donc parfaite? Réponse : presque."
Ici se déroule ce que Böll appelle l' "esthétique de l'humain" et va jusqu'au bout de son principe selon lequel l'individu est la mesure de l'Histoíre. Il est réservé au personnage de la femme d'incarner une forme de résistance, traduite éventuellement en des gestes minuscules - Léni offrant du café à un prisonnier russe sans se laisser intimider par la présence autour d'elle de nazis convaincus -, qui, bien que totalement apolitique, n'en prend pas moins une dimension quasi révolutionnaire. Le roman fut adapté au cinéma dès 1977 par Alexander Petrovic, avec Romy Schneider.
"L'Honneur perdu de Katharina Blum" (Die verlorene Ehre der Katharina Blum oder : wie Gewalt entstehen und wohin sie führen
kann), 1974
Accueilli comme un pamphlet, Böll s'attaque à l'une des grandes actualités politiques et sociales du début des années soixante-dix en Allemagne fédérale, la
manipulation de l'opinion publique par la presse et l'omniprésence du sexe dans les médias. Alors que l'Etat allemand réagit avec une imposante fermeté à la vague de terrorisme révolutionnaire
qu'entreprend la "Rote Armee Fraktion", avec enlèvements de personnalités et attentats, Böll réagit contre les excès des autorités et d'une certaine presse qui lui semblent dispoportionnés et
constituer une menace quant aux libertés individuelles. Böll qui a connu la dictature nazie, voit poindre à nouveau le spectre d'un Etat policier et fera lui-même à un moment donné l'objet d'une
surveillance renforcée. L'action, présentée sous forme d'un rapport d'enquête, se déroule sur quatre jours et porte sur un apparent fait divers, le meurtre d'un journaliste par une employée de
maison, Katharina Blum.
"..En ce même jeudi 21 février 1974, il était environ 15 h 30 lorsque dans la station de sports d'hiver où il comptait passer une dizaine de jours, Me Blorna chaussa pour la première fois ses skis dans 1'intention d'effectuer une assez longue randonnée. Dès cet instant pourtant, ses vacances dont il s'était fait une telle fête étaient fichues. La veille au soir peu après leur arrivée, Trude et lui avaient fait une belle promenade de deux heures dans la neige, puis avaient bu une bouteille de vin au coin du feu avant d'aller dormir d'un profond sommeil, fenêtre grande ouverte. Le matin, - après un petit déjeuner dont il avait fait durer le plaisir, il avait gagné la terrasse où, bien emmitouflé, il s'était installé dans un confortable fauteuil d'osier pour le reste de la matinée. Enfin l'après-midi, à l'instant précis où il chaussait ses skis pour effectuer sa randonnée, ce type du JOURNAL brusquement surgi devant lui l'avait attaqué de but en blanc sur Katharina : "La croyez-vous capable de commettre un crime ? - Comment cela ? Je suis avocat et sais donc bien quel genre d'individus sont capables d'en commettre un. Mais quel crime ? Katharina? Impensable ! D'où vous vient cette idée? Que savez-vous? " En apprenant enfin qu'un bandit recherché depuis longtemps avait indiscutablement passé la nuit chez Katharina et que depuis 11 h du matin environ elle subissait un interrogatoire serré, il songea à rentrer par le premier avion pour lui prêter assistance, mais le type du JOURNAL - lui avait-il alors vraiment trouvé l'air visqueux ou l'idée ne lui en était-elle venue que plus tard? - en lui assurant qu'il n'y avait pas péril en la demeure, le pria de bien vouloir lui indiquer quelques traits de caractère de la jeune femme. Lorsque Me Blorna s'y refusa, le type prétendit que c'était mauvais signe, un tel refus pouvant être mal interprété car dans pareil cas - il s'agissait d'une front-page-story - garder le silence sur son caractère, c'était en reconnaître implicitement la mauvaise nature. Sur ce, agacé et furieux Blorna déclara que Katharina était une jeune femme très intelligente et réservée. Mais il s'en voulut aussitôt car ça n'était pas tout à fait juste ni ne traduisait bien ce qu'il voulait et aurait dû dire. Il n'avait encore jamais eu affaire aux journaux, donc jamais au JOURNAL, mais quand il vit le type repartir au volant de sa Porsche, il déchaussa ses skis sachant ses vacances terminées. Il monta retrouver Trude qui douillettement enveloppée dans des couvertures somnolait étendue au soleil sur le balcon. Il lui raconta l'histoire. "Essaye donc de la joindre au téléphone", dit-elle. Il s'y efforça à trois, quatre, cinq reprises, mais pour s'entendre opposer chaque fois : "l'abonné ne répond pas". Il essaya une fois encore vers 11h du soir mais sans plus de succès. Il but alors beaucoup et dormit mal.
Lorsque d'humeur maussade il apparut le vendredi matin vers 9 h 30 au petit déjeuner, Trude lui tendit aussitôt LE JOURNAL. Katharina y figurait à la une. Photo gigantesque et caractères non moins gigantesques. "KATHARINA BLUM, LA BONNE AMIE D'UN GANGSTER, REFUSE DE DONNER LES NOMS DE SES VISITEURS. Ludwig Götten, le bandit et assassin recherché depuis un an et demi aurait pu être arrêté hier si sa bonne amie, une employée de maison nommée Katharina Blum, n'avait couvert sa fuite et effacé toute trace de son passage. La police présume que la femme Blum est depuis assez longtemps déjà mêlée à la conjuration. (suite page 2, colonnes 3 et 4)."
En deuxième page Blorna put voir à quel degré LE JOURNAL avait travesti ses propos..."
(traduction S. et G. De Lalène, Seuil)
"Die verlorene Ehre der Katharina Blum oder Wie Gewalt entstehen und wohin sie fûhren kann", ou "Comment peut naître la violence et où elle peut conduire" : si l'action et les personnages de ce récit sont imaginaires, si certaines pratiques journalistiques décrites dans ces pages offrent des ressemblances avec celles du journal Bild, celles-ci ne sont ni intentionnelles ni fortuites, mais tout simplement inévitables, tel est l'avertissement qui signe le "réalisme polémique" de Böll.
L'histoire se passe en février 1974, pendant le carnaval de Cologne. Katharina Blum, une jeune femme divorcée de vingt-sept ans, fait la connaissance, au cours d'une soirée chez des amis, d`un certain Ludwig Götten, qui est recherché pour activités terroristes. Elle l`abrite chez elle durant la nuit ; quelques heures après, elle est arrêtée.
interrogée brutalement par la police, tandis que la presse à sensation (désignée à l'intérieur du récit sous l'étiquette lapidaire, globale et menaçante du "journal"), à travers la personne du journaliste Werner Tötges, s'empare de l`affaire et étale bientôt sa vie privée, jetant en pâture au public une image propre à nourrir l'hystérie collective entretenue autour du terrorisme. A peine remise en liberté, quatre jours plus tard, Katharina. dont la vie est irrémédiablement saccagée, va tuer le journaliste et se constituer prisonnière afin, dit-elle, de rejoindre "son cher Ludwig". Oui, Heinrich Böll, à travers ce récit, règle ses comptes avec une certaine presse qui s'était acharnée sur lui peu auparavant, à la suite de ses prises de position dans l`affaire d`Andreas Baader et Ulrike Meinhof (les fondateurs et les principaux membres les plus connus de la "Faction de l'Armée rouge" (RAF) ouest-allemande qui, tout au long de 1970 et 1971, a fait la une des journaux via de nombreux raids bancaires et batailles de rue avec la police qui ont coûté la vie aux deux camps), une affaire qui ébranla toute l'opinion publique ouest-allemande. Mais, au-delà du pamphlet et du plaidoyer en faveur du respect des droits de l'individu - conforme à l'idéal humaniste de Böll qui traverse toute son œuvre, ce récit pose, par sa manière de raconter, toute la question des conditions de possibilité d'une écriture "authentique", s'appliquant à démonter toute la rhétorique de la presse à sensation, à mettre à jour tous ses procédés d'insinuation, de falsification, de manipulation.
".. Avant d'amorcer les ultimes manœuvres de déviation, dérivation, diversion, qu'il nous soit permis d'ouvrir ici une parenthèse qu'on pourrait qualifier de technique. Il se passe trop de choses dans cette histoire. Trop d'événements s'y bousculent qui nuisent au déroulement de l'action. Il est certes affligeant qu'une gouvernante d'intérieur abatte un journaliste et c'est donc une affaire qu'il faut tirer au clair ou du moins tenter d'expliquer. Mais que faire d'un avocat réputé qui à cause d'une gouvernante d'intérieur interrompt brusquement des vacances d'híver pourtant bien méritées ? Que faire d'un industriel (par ailleurs professeur et tête pensante d'un parti politique) qui, témoignant d'une sentimentalité plutôt niaise, contraint cette même gouvernante d'intérieur à accepter la clef de sa résidence secondaire dans l'espoir d'y recevoir sa visite (espoir déçu comme l'on sait) et qui n'est pas ennemi d'une certaine publicité, quoique à sens unique ?
Toutes choses et gens impossibles à accorder entre eux et qui ne cessent de troubler le cours du fleuve (ou le déroulement linéaire de l'action) parce qu'ils jouissent en quelque sorte de l'immunité. Que faire d'un commissaire de police qui demande sans cesse des écoutes et les obtient d'ailleurs? Bref, pour un chroniqueur tout est trop transparent pour au moment décisif ne l'être pourtant plus assez, car s'il peut en effet apprendre ceci ou cela (disons du procureur Hach ou de certains membres masculins et féminins de la police), rien en revanche, absolument rien de ce que lui confient ces gens ne saurait constituer la moindre preuve, en cela qu'aucun de leurs propos ne serait jamais confirmé ni même énoncé devant quelque tribunal que ce soit. Leurs confidences ne peuvent donc avoir ni force de témoignage ni valeur officielle quelconque. Prenons par exemple cette affaire de table d'écoute. L'interception des conversations téléphoniques est bien sûr de nature à faciliter l'enquête, mais du seul fait qu'elle est opérée par une autorité autre que celle chargée de l'enquête, son résultat ne peut être utilisé ni même seulement mentionné dans une procédure officielle.
Mais surtout : que se passe-t-il dans ce qu'il est convenu d'appeler le psychisme du préposé à la table d'écoute? Que pense un fonctionnaire intègre qui ne fait que son devoir, qui le fait (alors qu'il y répugne peut-être) non pas tant par obligation d'obtempérer que par l'évidente nécessité de gagner son pain, que pense-t-il en entendant les propos qu'un individu habitant "La résidence du bord de l'eau" (pour simplifier, nous l'appellerons le satyre) tient au téléphone à une jeune femme aussi charmante et quasiment irréprochable que Katharina Blum? Ressent-il un trouble moral ou sexuel ou encore les deux? S'indigne-t-il, éprouve-t-il de la compassion ou à l'inverse un étrange plaisir à constater que des propositions murmurées d'une voix rauque et menaçante blessent jusqu'au fond de l'âme une jeune femme surnommée "la nonne" ? Bref, s'il se passe pas mal de choses sur le devant de la scène, il s'en passe bien davantage encore en coulisse. Que pense un inoffensif préposé à la table d'écoute -- qui y gagne péniblement son pain - quand, par exemple, un certain Lüding, dont le nom a déjà été incidemment mentionné ici, appelle la rédaction du JOURNAL et dicte : "P-as un mot sur S. mais feu vert pour B. " Oh, si l'on écoute les communications téléphoniques de Lüding, ce n'est certes pas pour le surveiller lui mais parce qu'il risque d'être la victime de maîtres chanteurs, de politiciens véreux ou autres. Et d'ailleurs comment un préposé intègre pourrait-il savoir que S. signifie Sträubleder et B. Blorna, donc que LE JOURNAL DU DIMANCHE ne publiera aucun commentaire sur S. mais s'étendra longuement sur le cas de B.?
Et pourtant -- mais qui pourrait le savoir ou même seulement le deviner? -- Lüding tient Blorna en très haute estime, car en d'innombrables occasions ce brillant avocat a prouvé son savoir-faire tant sur le plan national qu'international. Et c'est exactement ce qu'au début de ce récit nous voulions exprimer en faisant allusion à des "sources qui ne peuvent se rejoindre"... Or voici que Mme Lüding fait téléphoner par sa cuisinière à la secrétaire de son mari pour qu'elle demande à celui-ci ce qu'il aimerait avoir comme dessert dominical : crêpes aux pavots, fraises melba, glace à la fraise ou fraises à la crème ?
Sur quoi la secrétaire qui préférerait ne pas déranger son patron et prétend d'ailleurs connaître ses goûts, mais qui peut être aussi veut seulement faire des façons et enquiquiner la cuisinière, lui répond d'une voix pointue que M. Lüding préférerait certainement un pudding nappé de crème au caramel. La cuisinière qui bien entendu connaît aussi les goûts de son maître feint la surprise - la secrétaire ne serait-elle pas en train de confondre ses goûts personnels avec ceux de monsieur? Elle préfère qu'on le lui passe pour s'entendre directement avec lui sur le choix de son dessert dominical. Sur quoi, la secrétaire qui accompagne parfois M. Lüding en voyage d'affaires et prend alors ses repas avec lui dans quelque palace ou hôtel international, affirme que quand elle déjeune avec lui, son patron choisit toujours comme dessert du pudding nappé de crème au caramel. La cuisinière : mais dimanche M. Lüding ne sera justement pas en voyage avec elle, la secrétaire, et rien ne prouve d'ailleurs qu'il ne choisisse pas son dessert en fonction précisément de la compagnie en laquelle il se trouve. Et patati et patata! Les crêpes aux pavots font encore l'objet d'une longue discussion... et toute cette conversation est enregistrée sur bande magnétique aux frais du contribuable!
Peut-être le préposé à la table d'écoute qui doit naturellement s'appliquer à déceler s'il n'a pas affaire à des anarchistes employant un langage codé, autrement dit si crêpes aux pavots ne signifieraient pas par hasard grenades à main ou si la glace à la fraise ne serait pas une bombe au plastic, peut-être cet homme-là pense-t-il : ces gens ont vraiment bien des soucis, ou au contraire : si seulement j'avais ce genre de soucis ! (Car il se peut que sa fille vienne de déserter le toit paternel, que son fils fume du haschisch ou que son loyer ait encore augmenté.) Et tout ce bazar - l'enregistrement sur bande magnétique - uniquement parce qu'un jour Lüding a été menacé de plastiquage ! Et c'est ainsi qu'un fonctionnaire ou employé innocent apprend ce que sont les crêpes aux pavots, lui qui se contenterait d'en avoir une seule pour son repas principal.
Il se passe trop de choses sur le devant de la scène sans que nous sachions rien de ce qui se passe en coulisse. Si seulement nous pouvions écouter les bandes magnétiques pour apprendre enfin quelque chose! Par exemple le degré d'intimité - si intimité il y a - existant entre Mme Else Woltersheim et Konrad Beiters. Quel est en effet le sens du mot "ami" employé à propos de leurs relations? Comment Mme Woltersheim s'adresse-t-elle à Beiters, l'appelle-t-elle mon chéri, mon amour ou simplement Konrad ou Conny? Quelle sorte de tendresses verbales échangent-ils, si tant est qu'ils en échangent? Lui dont on sait qu'il possède une belle voix de baryton qui lui permettrait de faire une carrière sinon de soliste du moins de choriste, utilise-t-il le téléphone pour chanter des romances à Else Wîoltersheim? Des sérénades? Des ariettes? Des airs à la mode? Ou bien leur conversation téléphonique consiste-t-elle en une évocation plus ou moins obscène de privautés passées ou à venir?
On voudrait bien le savoir, d'autant que la plupart des gens, faute de pouvoir compter avec certitude sur une liaison télépathique, préfèrent user d'un moyen infiniment plus sûr : le téléphone. Les autorités supérieures n'ont-elles pas conscience de ce qu'elles exigent psychiquement de leurs fonctionnaires et employés? Supposons qu'un homme trivial, momentanément suspect et donc branché sur la table d'écoute, téléphone à sa maîtresse non moins triviale que lui. Comme nous vivons dans un pays libre où chacun peut converser librement et ouvertement, fût-ce au téléphone, il nous est facile d'imaginer tout ce qui peut alors siffler aux oreilles de la personne - peu importe son sexe - peut-être vertueuse ou même puritaine qui enregistre ou écoute la bande magnétique. Est-ce justifiable? Un traitement psychiatrique est-il ensuite garanti à la victime? Qu'en pense le syndicat des Postes et Télécommunications? On s'occupe des industriels, des anarchistes, des directeurs, employés et pilleurs de banque, mais qui se soucie de notre corps national de la bande magnétique? Les Eglises n'ont-elles rien à dire là-dessus? La conférence épiscopale de Fulda ou le comité central des catholiques allemands sont-ils désormais incapables de la moindre initiative ? Et pourquoi le pape garde-t-il le silence? Personne ne se doute-t-il donc de ce que des oreilles innocentes sont contraintes d'entendre, depuis le pudding au caramel jusqu'à la pornographie la plus éhontée ? Nos jeunes gens sont conviés à embrasser la carrière de fonctionnaire... et à qui les livre-t-on? A des dévoyés du téléphone.
Voilà enfin un domaine où Eglises et syndicats pourraient utilement collaborer. On devrait pour le moins prévoir en compensation une sorte de programme éducatif destiné aux préposés à la table d'écoute. Cours d'histoire enregistré sur bande magnétique par exemple. Ça ne coûterait pas bien cher...."
(éditions du Seuil, trad. S. et G. De Lalène, 1975)
"Protection encombrante" (Fürsorgliche Belagerung, 1979)
Comment peut-on vivre quand on ne se sent pas en sécurité ? Et comment peut-on vivre quand cette sécurité implique que le moindre de vos faits et gestes soit épié, la moindre de vos conversations écoutée ? Toute intimité avec votre femme, toute spontanéité avec vos amis abolies ? C`est précisément cette expérience que va faire, à ses dépens, le directeur de journal Fritz Tolm. Parce qu'il a été propulsé à la tête d`un puissant syndicat patronal, sa vie est désormais menacée. Aussi verra-t-il, en un jour, s`abattre sur lui et sur ses proches un dispositif complexe de sécurité chargé de veiller à leur protection. Mais quand donc la protection cesse-t-elle d`être protection pour devenir surveillance, voire inquisition ? C`est ce que Heinrich Böll nous dévoile avec une ironie inimitables dans ce tableau de la société ouest-allemande des années 70, qui s`est dégradée sous l'effet de la violence et de la peur.
Arno Schmidt (1914-1979)
Arno Schmidt est né à Hambourg et, en 1928, après le décès de son père, sa famille s’installe en Silésie. Il entame des études de commerce à Görlitz qui le mènent à travailler dans les bureaux d’une grande fabrique de vêtements, où il fait la rencontre d’Alice Murawski, avec qui il se mariera en 1937. En 1935, il fait parvenir des poèmes à Hermann Hesse et débute l'établissement d'une table de logarithmes de sept à dix chiffres d’une part, et l’écriture d’une biographie monumentale de Friedrich de La Motte-Fouqué d'autre part. Soldat en 1940, il se rend en 1945 aux troupes britanniques et devient interprète au camp de prisonniers de Munster. Il est libéré fin décembre et s'installe avec son épouse au Mühlenhof à Cordingen, une région de landes qui lui rappelle son enfance.
Il publie son premier texte en 1949, "Léviathan". Dès la publication au début des années cinquante de "Nobodaddy's Kinder", Ernst Jünger et Alfred Döblin se montrent enthousiastes. "Brand's Haide", "Schwarze Spiegel" et "Aus dem Leben eines Fauns" révèlent un écrivain de fort caractère à la recherche d'une expression nouvelle. En 1955, la parution de "Seelandschaft mit Pocahontas" avec Pocahontas lui vaut un procès pour blasphème et pornographie. L’année suivante il découvre les textes de James Joyce, qui seront une révélation pour lui. Schmidt souhaite trouver un mode narratif correspondant à la dispersion et à la discontinuité qui caractérisent selon lui la pensée de l'individu contemporain. Il se retire en 1958 dans un petit village pour se consacrer exclusivement à la littérature.
Totalement en marge, il a édifié une oeuvre démesurée, radicale et brillante, triviale et érudite dont l'aboutissement fut "Zettels Traum" en 1970, un livre énorme, chaotique, utilisant toutes les formes et techniques d'expression pour lequel il a élaboré pendant 10 ans un classement démentiel de 130000 fiches, met en scène quatre personnages qui discutent inlassablement de l'oeuvre d'Edgar Poë, revue et corrigée par celle de Freud.
Scènes de la vie d'un faune (Aus dem Leben eines Fauns, 1953)
"Être moi est une chose absolument insupportable !!", constate Heinrich Düring, personnage et narrateur des Scènes de la vie d'un faune, fonctionnaire à la sous-préfecture de Fallingbostel, dont nous suivons le destin de février 1939 jusqu'aux bombardements alliés de septembre 1944. Sa vie domestique est un désastre, ses enfants lui sont étrangers, sa femme l'a oublié. Il observe avec ironie et désespoir le triomphe éclatant de la bêtise nazie : "Je possède un vocabulaire plus vaste que celui de tous les membres du parti pris ensemble ; en outre, je possède two separate sides to my head, alors que les nazis n'ont qu'un hémisphère cérébral". Morceau d'anthologie, sa visite d'une exposition d'art officiel : "Les filles se tenaient droites dans l'urne de leurs costumes régionaux : autour du front épais de leur tête rustique, le barbouilleur leur avait enroulé l'anaconda blond d'une natte qui donnait envie de proposer de l'aspirine aux pauvres créatures (...) ; le fameux personnage populaire du dompteur de cheval emballé ne manquait pas à l'appel qui d'une seule main immobilise un cheval entier (moi qui ai servi dans l'hippomobile je sais exactement ce qu'il en est !)". Heureusement, il y a aussi Käthe dans la vie de Düring, nymphette plus plantureuse que l'idéal nabokovien, les "jupes pleines à bloc" et des "seins aux larges yeux". Ayant reçu mission de rassembler et d'inventorier les archives de la circonscription, Düring découvre l'histoire puis la cabane toujours debout, dissimulée dans la lande, d'un déserteur de l'armée napoléonienne, le faune du titre, qui, en 1813, vandalisa la contrée. Il en devient une sorte de double, moins violent mais tout aussi séditieux dans son rapport à l'Histoire qui se joue en ces années-là.
La république des savants (Die Gelehrtenrepublik, 1957)
Maître de l'ironie, Arno Schmidt, comme il avait stigmatisé la barbarie nazie dans "Scènes de la vie d'un faune", fustige la menace atomique dans "La République des savants". "Nous sommes en 2009. La vieille Europe a succombé sous les bombes atomiques. Elle avait eu auparavant la sagesse de mettre à l’abri sur une » île à hélices » ses savants, penseurs et artistes les plus notoires. Charles Henry Winer, un journaliste américain, est autorisé à visiter l’île. Mais il doit au préalable traverser une autre réserve, une zone dévastée par les radiations atomiques, où prolifèrent des êtres monstrueux, et isolée du monde par une gigantesque muraille. Grâce à une ravissante centauresse, Winer parvient jusqu’à la République des Savants. Il partagera les 50 heures qui lui sont allouées entre la zone neutre, la zone américaine et la zone russe. Ce qui nous vaut une cruelle galerie de portraits : vieilles gloires stériles, fonctionnaires de la culture réglementant la « création collective », agents secrets rivalisant de perfidie. Le visiteur découvre de prestigieux bâtiments : musées, salles de concert, bibliothèques… mais aussi cimetières, monuments aux morts et d'inquiétants laboratoires greffant des cerveaux d'artistes ou de savants reconnus sur des corps jeunes… Le climat de guerre froide est tourné en dérision et dans chaque partie de l'île, le guide touristique qui pilote Winer s'avère être un maître espion. La division de Berlin entre Est et Ouest a certainement influencé des passages de ce récit. Horrifié par les pratiques des uns et des autres (« métempsychose » des Russes, hibernation des Américains), Winer regagne avec soulagement le monde menacé et médiocre du commun des mortels."
Peter Härtling (1933-2017)
Il s'est fait connaître par un triptyque romanesque centré sur une vision particulière de l'histoire et du temps (Niembsch ou l'Immobilité, 1964). Préoccupé par le problème de l'existence et de l'identité de l'homme au sein d'un monde collectiviste (Janek, portrait d'un souvenir, 1966), par son rôle au sein même de l'Histoire (Zwettl, 1973), auteur de biographies imaginaires (Hubert ou le Retour à Casablanca, 1978), Härtling soigne la composition et l'écriture, délaissant le maniérisme au profit de la précision. Poète, auteur dramatique, de romans et de livres pour la jeunesse (Grand-Mère, 1975), il s'est fait connaître par un triptyque romanesque centré sur une vision particulière de l'histoire et du temps : Niembsch ou l'Immobilité (1964), d'après la vie de Lenau, Ianek, portrait d'un souvenir (1966), la Fête de famille ou la Fin de l'histoire (1969). La biographie ne se constitue pas d'une addition de faits vérifiables, mais de souvenirs subjectifs, partiaux et divergents. Ce principe de récit sera repris, le plus récemment dans Hoffmann ou l'amour varié (2001).
Niembsch ou l'Immobilité (Niembsch oder Der Stillstand, 1964)
Ce second roman de Härtling contraste avec la production littéraire allemande de l`époque alors en pleine mode "documentaire" et qui traînait encore souvent sa mauvaise conscience face à l'Histoire. Il se conçoit non pas comme une biographie, mais ainsi que l'indique son sous-titre. comme "une suite musicale" portant sur le personnage du poète romantique Nikolaus Niembsch Edler von Strehlenau (1802-1850), dit Nikolaus Lenau. La composition musicale du livre (où chaque chapitre correspond à un mouvement précis, Prélude, Rondeau, Gigue, Sarabande, etc.) dessine un personnage aux prises avec le temps - obsession de toute l`œuvre de Härtling. L'intrigue est minimale : le récit commence au retour d'Amérique, en 1833, après l'échec de l`utopie d'une vie nouvelle, et développe, dans l`entrelacs des souvenirs, des ambitions créatrices et des aventures amoureuses du poète : le thème de la tentation de l'immobilité, nourrie finalement au prix de la raison. Pour sortir du vide et des déboires de l'histoire, Niembsch rêve l`instant comme "pure éternité", ce qui revient à le vivre comme répétition. selon l`exergue emprunté à Kierkegaard : "La répétition et le souvenir sont un même mouvement, mais dans des directions opposées. Car ce qui est appelé à la mémoire est du passé, est répétition dirigée vers le passé, tandis que la répétition proprement dite est un phénomène de mémoire dirigée vers l'avenir." Chaque situation n'a donc de sens pour Niembsch qu'en tant qu`elle actualise un souvenir et en prépare déjà un autre. Il abolit ainsi obstinément l'inédit, déréalise sa propre existence pour n'habiter que la conscience fragile, apaisante et douloureuse à la fois, du retour du même. C'est ici qu'intervient, pour lui, la figure de don Juan, héros et martyr de la répétition infinie, auquel il rêve de consacrer une œuvre et avec lequel il s`identifie dans ses relations érotiques avec Caroline von Zarg, les sœurs Winterhalter, Juliette Zegerlein, toutes prises dans le miroitement de l'image maternelle évanouie et toujours recomposée...
La Fête de famille ou la Fin de l'histoire (Das Familienfest oder Das Ende der Geschichte, 1969)
Ce livre apparaît bien comme le dernier volet du triptyque annoncé par Härtling. Le temps, qui, pour Niembsch s'était fait impassible et pour Ianek, insaisissable en son tourbillon se désagrège à présent, sous nos yeux et avec notre active complicité. De la vie du "héros", Georg Lauterbach, ce professeur de Tubingue dont les idées avancées avaient, en ce XIXe siècle allemand, mérité l'exil, que reste-t-il pour nous qui puisse valablement constituer l'Histoire? Tout ce qu'il a vécu, la rivalité enfantine presque criminelle avec son frère futur pasteur et thaumaturge, l'amour incestueux de sa sœur, les perfides faveurs de la comtesse Franziska, la conspiration républicaine, et jusqu'au tardif amour qu'il porte à cet enfant condamné, rien n'échappera à la subtile corrosion des subjectivités, à l'érosion du temps, à la perversion des perspectives. La mémoire de chacun ne garde que des bribes que le souvenir altère en les réinterprétant, au point que l'on peut dire: "La réalité du monde s'éteint avec chaque mort". Ainsi, à travers les multiples versions de la réalité, c'est l'Histoire et le roman possible de l'Histoire que met en question Härtling. Comme le mathématicien qui démontre "par l'absurde", le narrateur suppose les faits connus d'avance, si bien que chaque allusion s'éclaire des suivantes, pour retomber ensuite dans son épaisseur d'ombre que nul ne saura dissiper. Il en résulte une syntaxe originale dont le rôle n'est pas d'illuminer l'histoire, mais de jeter sur ce qu'on croit savoir la lueur du doute; syntaxe où se retrouvent, conjugués, le réalisme de Ianek et la musique de Niembsch.
"Les trois femmes l'avaient attendu, énervées depuis le matin et parlant de futilités, a quoi ressemblera-t-il après tant d'années, il aura changé c'est certain, sera plus viril, pourquoi d'ailleurs n'avait-il pas reparu pendant tout ce temps, sa mère ne lui manquait-elle pas, ni ses sœurs, elles venaient seulement de fermer les volets afin que le soleil de juillet ne chauffe pas trop les chambres du premier, on va étouffer là-dedans, elles avaient fait nettoyer la maison, harcelé les deux servantes, commandé à la cuisinière dès la veille toutes sortes de choses extravagantes, ce qui l'avait mise d'humeur bougonne, pourquoi donc tous ces tracas, c'est que le palais de M. Georg après ce séjour en France ne pourrait plus s'habituer à la grossière nourriture souabe; elle y mettait une telle mauvaise volonté qu'elles avaient toutes les trois quitté la cuisine et que, pour mettre un point final à la discussion, Mme Lauterbach avait dit : c'est bon; elles portèrent les chaises dans la "courette", un passage ombragé de deux châtaigniers entre l'école latine et le greffe, sur l'arrière des maisons, et terminé par des marches de pierre, c'était la qu'elles passaient leurs après-midi, recevaient les visites quotidiennes, percevaient les voix des voisines par-delà les jardins et les murs, et il y avait de l'ombre; voilà qu'il allait venir, était en train de venir, elles se l'affirmaient l'une à l'autre, à peine remarquaient-elles que le soir tombait, qu'il faisait plus frais, mais elles voyaient le crépuscule s'infiltrer entre les murs, il fait froid, ça fraîchit vite : leurs voix se mêlaient, elles se ressemblaient, sombres, toujours un peu enrouées, la mère dit à ses deux filles de rentrer, elle voulait attendre encore un moment; Bonjour, madame la Greffière, quelqu'un avait lanoé cette phrase dans le passage, elle eut peur, s'en irrita; Philine et Grete refusaient de partir, qu'elles se fassent au moins apporter des plaids. Il ne va plus tarder, dit-elle, le répète, dit : il devrait être là maintenant, le répète, dit : il aura été retenu à Tübingen; ou en chemin, ajoute-t-elle en hésitant; ça m'étonnerait qu'il se soit laissé refiler un mauvais cheval, elles se regardaient, ne souriaient plus, l'attente les avait surmenées, elles s'abandonnaient à la fatigue et à la mauvaise humeur qui s'emparait d'elles peu à peu : c'est que nous ne comptons plus pour lui, nous !, ce qui suscita chez les filles un éclat de rire : s'il entendait ça!, elles riaient toutes les trois, leurs voix sombres, réchauffées par une gaieté soudaine, se ressemblaient, et dans la pénombre leurs profils aussi, énergiques, mais le nez long, délicatement dessiné au-dessus des lèvres épaisses, personne, dit la femme, ne pourra dire à présent qu'il ne nous a pas fait honneur, et, si son père avait vécu cela, sur quoi les filles eurent un nouvel accès de rire : on s'y attendait; toutes trois, comme si elles voulaient, imitant Immanuel, frotter le bois pour conjurer les esprits, posèrent les mains sur la table, c'est ainsi qu'il les vit, un tableau qu'il attendait depuis si longtemps, qu'il avait contribué à faire surgir, auquel il avait réussi, avec une joie qui persistait en lui, à porter des retouches, minimes il est vrai, et la composition générale était restée la même, les couleurs aussi, qui contrastaient violemment à l'endroit des contours, malgré le glacis gris et moire qui s'était déposé sur l'ensemble et changeait sous l'insistance du regard, laissait le reste dans l'ombre pour cadrer sur les trois figures, davantage encore sur les mains. Elles ne le remarquaient pas, mais elles se taisaient aussi à présent, le rire s'était effacé sur les trois visages, remplacé par une grimace, exténuée, l'attente les avait rendues résignées. Il leur avait parlé maintes fois dans le souvenir, avec respect, sympathie, se moquant d'elles à l'occasion, mais n'avait jamais touché à cette mise en scène, elles étaient assises comme toujours, la mère au milieu, Philine a sa gauche, Grete à sa droite; il n'a permis à personne de se joindre à elles; à Immanuel, dont la voix intervenait malgré lui, il ne le permettait pas, rien qu'elles trois, l'élément le plus agréable, sans le frère, sans la sœur aînée qui l'avait plongé dans la terreur en l'envoyant au grenier entre les caisses délabrées, à la cave..." (traduction Jean-Claude Schneider, Seuil).