Aldous Huxley (1894-1963), "Point Counter Point (1928)", "Brave New World" (1932) - George Orwell (1903-1950) - Anthony Burgess (1917-1993), "A Clockwork Orange" (1962)...

Last update: 12/29/2016


Aldous Huxley (1894-1963)
Huxley, dans les années 1930, est profondément pessimiste au regard des progrès techniques et scientifiques qui envahissent progressivement la sphère sociale, les mondes américains de Henry Ford ou socialistes de la toute jeune Union Soviétique sont rejetés dos à dos. "Brave New World" de Huxley rejoint "1984" de George Orwell, son ancien élève à Eton. Mise en garde satirique et utopie sombre constituent les principales armes pour lutter contre une standardisation de la société de masse destructrice des rapports humains : la science ne rend pas l'homme meilleur...
Né dans une très célèbre famille de naturalistes et de biologistes (son grand-père Thomas Henry Huxley était un biologiste célèbre, son père, Leonard Huxley, dirigeait la Cornhill Review, son frère Julian sera le premier directeur de l'U.N.E.S.C.O. ), Aldous Huxley fait ses études à Eton, puis Oxford, lorsqu'il est frappé par une infection de la rétine qui, comme il l'écrit, l'oblige à se tourner vers ses "ressources intérieures", pour s'orienter finalement vers la littérature. En 1915, il obtient un diplôme d'Oxford en littérature et en philologie. Son infirmité lui a épargné d'être mobilisé et de faire la Première Guerre mondiale. Il devient rapidement célèbre dans les années 1920 avec ses romans satiriques, "Jaune de Crome" (1921, Crome Yellow), "Marina di Vezza" (1925, Those barren leaves), "Contrepoint" (1928, Point Counter Point). Journaliste, critique musical et critique d'art, il voyage, fréquente l'intelligentsia européenne de l'époque (le Bloomsbury Group, les surréalistes, Igor Stravinsky).

 

Les années 1930 le voient prendre conscience des menaces que fait peser l'alliance du pouvoir, du progrès technique et des dérives du béhaviorisme et écrit son chef d'oeuvre, "Le Meilleur des mondes" (1932, Brave New World). En 1939, il part pour Hollywood en Californie, gagne sa vie comme scénariste et s'initie à la philosophie védanta, à la méditation. Pacifiste convaincu, la citoyenneté américaine lui est refusée. Par la suite, il se plonge dans le mysticisme et les expériences hallucinatoires sous mescaline, parsemant son chemin d'essais explorant notamment une certaine vision du potentiel de l'esprit humain : "La Paix des profondeurs" (1936, Eyeless in Gaza), "La Fin et les Moyens" (1937, Ends and Means), "La Philosophie éternelle" (1945, The Perennial Philosophy), "Les Portes de la perception" (1954, The Doors of perception)...

 

 "Jaune de Crome" (1921, Crome Yellow)

Premier roman d'Aldous Huxley, alors jeune professeur au Collège d'Eton, et satire des travers et des modes de la société cultivée de son époque, que l'on a pu voir comme une préfiguration de son célèbre "Le Meilleur des mondes" : dans le manoir de Come, "incubent" parmi ceux qui s'estiment les meilleurs esprits de leur monde ..

CHAPTER IV.

"Denis woke up next morning to find the sun shining, the sky serene. He decided to wear white flannel trousers—white flannel trousers and a black jacket, with a silk shirt and his new peach-coloured tie. And what shoes? White was the obvious choice, but there was something rather pleasing about the notion of black patent leather. He lay in bed for several minutes considering the problem.

Before he went down—patent leather was his final choice—he looked at himself critically in the glass. His hair might have been more golden, he reflected. As it was, its yellowness had the hint of a greenish tinge in it. But his forehead was good. His forehead made up in height what his chin lacked in prominence. His nose might have been longer, but it would pass. His eyes might have been blue and not green. But his coat was very well cut and, discreetly padded, made him seem robuster than he actually was. His legs, in their white casing, were long and elegant. Satisfied, he descended the stairs. Most of the party had already finished their breakfast. He found himself alone with Jenny.

- “I hope you slept well,” he said.

- “Yes, isn’t it lovely?” Jenny replied, giving two rapid little nods. “But we had such awful thunderstorms last week.”

 

Parallel straight lines, Denis reflected, meet only at infinity. He might talk for ever of care-charmer sleep and she of meteorology till the end of time. Did one ever establish contact with anyone? We are all parallel straight lines. Jenny was only a little more parallel than most.

 

- “They are very alarming, these thunderstorms,” he said, helping himself to porridge. “Don’t you think so? Or are you above being frightened?”

- “No. I always go to bed in a storm. One is so much safer lying down.”

- “Why?”

- “Because,” said Jenny, making a descriptive gesture, “because lightning goes downwards and not flat ways. When you’re lying down you’re out of the current.”

- “That’s very ingenious.”

- “It’s true.”

 

There was a silence. Denis finished his porridge and helped himself to bacon. For lack of anything better to say, and because Mr. Scogan’s absurd phrase was for some reason running in his head, he turned to Jenny and asked:

- “Do you consider yourself a femme superieure?” He had to repeat the question several times before Jenny got the hang of it.

- “No,” she said, rather indignantly, when at last she heard what Denis was saying. “Certainly not. Has anyone been suggesting that I am?”

- “No,” said Denis. “Mr. Scogan told Mary she was one.”

- “Did he?” Jenny lowered her voice. “Shall I tell you what I think of that man? I think he’s slightly sinister.”

 

Having made this pronouncement, she entered the ivory tower of her deafness and closed the door. Denis could not induce her to say anything more, could not induce her even to listen. She just smiled at him, smiled and occasionally nodded.

Denis went out on to the terrace to smoke his after-breakfast pipe and to read his morning paper. An hour later, when Anne came down, she found him still reading. By this time he had got to the Court Circular and the Forthcoming Weddings. He got up to meet her as she approached, a Hamadryad in white muslin, across the grass.

- “Why, Denis,” she exclaimed, “you look perfectly sweet in your white trousers.”

Denis was dreadfully taken aback. There was no possible retort. - “You speak as though I were a child in a new frock,” he said, with a show of irritation.

- “But that’s how I feel about you, Denis dear.”

- “Then you oughtn’t to.”

- “But I can’t help it. I’m so much older than you.”

- “I like that,” he said. “Four years older.”

- “And if you do look perfectly sweet in your white trousers, why shouldn’t I say so? And why did you put them on, if you didn’t think you were going to look sweet in them?”

- “Let’s go into the garden,” said Denis. He was put out; the conversation had taken such a preposterous and unexpected turn.

 

He had planned a very different opening, in which he was to lead off with, “You look adorable this morning,” or something of the kind, and she was to answer, “Do I?” and then there was to be a pregnant silence. And now she had got in first with the trousers. It was provoking; his pride was hurt..."

 

"Denis se réveilla le lendemain matin pour constater que le soleil brillait et que le ciel était serein. Il résolut de mettre son pantalon de flanelle blanche - un pantalon de flanelle blanche et un veston noir, avec une chemise de soie et sa nouvelle cravate couleur pêche. Et quelles chaussures ? Le blanc était le choix évident, mais l'idée de souliers vernis noirs avait quelque chose d'assez agréable. Il demeura au lit plusieurs minutes pour réfléchir à ce problème.

Avant de descendre - il avait fini par fixer son choix sur les vernis noirs - il se regarda dans la glace, pour porter sur lui-même un jugement de critique. Ses cheveux auraient pu être plus dorés, se dit-il. Tels qu'ils étaient, leur jaune avait un soupçon de teinte verdâtre. Mais son front était bien. Son front compensait, par la hauteur, le manque de saillie de son menton. Son nez eût pu être plus long, mais il pouvait passer. Ses yeux auraient pu être bleus, et non verts. Mais son veston était très bien coupé et, discrètement rembourré, le faisait paraître plus robuste qu'il ne l`était effectivement. Ses jambes, dans leur gaine blanche, étaient longues et élégantes. Satisfait, il descendait l'escalier. La plupart des membres de la compagnie avaient déjà terminé leur déjeuner. Il se trouva seul avec Jenny. 

- J 'espère que vous avez bien dormi, dit-il.

- Qui, n'est-ce pas qu'il fait beau ? répondit Jenny, donnant deux petites saccades rapides de la tête. Mais nous avons eu des orages si épouvantables la semaine dernière.

Les droites parallèles, songea Denis, ne se rencontrent qu'à l'infini. Il pourrait bien parler à tout jamais du sommeil, charmeur de soucis, et elle, de météorologie, jusqu'à la fin des temps. Etablit-on jamais un contact avec n'importe qui ? Nous sommes tous des droites parallèles. Jenny était simplement un peu plus parallèle que la plupart d'entre nous

- Ils sont fort alarmants, ces orages, dit-il, se servant de porridge. Vous ne trouvez pas ? Ou bien êtes-vous au-dessus de la peur ?

- Non. Je vais toujours me coucher, quand il y a un orage. On est beaucoup plus en sécurité, étendu.

- Pourquoi ? 

- Parce que, dit Jenny, faisant un geste descriptif,- parce que la foudre va de haut en bas, et non à plat, Quand on est étendu, on est en dehors du courant.

- Ça, c'est très ingénieux.

- C'est vrai. 

Il y eut un silence. Denis acheva son porridge et se servit de bacon. A défaut de rien de mieux à dire, et parce que la locution absurde de Mr. Scogan lui trottait pour quelque raison par la tête, il se retourna vers Jenny et lui demanda : 

- Est-ce que vous vous considérez comme une femme supérieure ? 

Il lui fallut répéter plusieurs fois sa question avant que Jenny en perçût la signification.

- Non, dit-elle, d'un ton plutôt indigné, lorsqu'elle entendit enfin ce que disait Denis. Certainement non. Quelqu'un a-t-il hasardé que je le suis ? 

- Non, dit Denis. Mr. Scogan a dit à Mary qu'elle en était une. 

- Vraiment ?

Jenny baíssa la voix. 

- Voulez-vous que je vous dise ce que je pense de cet homme-là ? Je le trouve légèrement sinistre. 

Ayant fait cette déclaration, elle entra dans la tour d'ivoire de sa surdité et en ferma la porte. Denis ne put l'amener à parler davantage, il ne put même pas l'inciter à écouter. Elle se contenta de lui sourire - de sourire, et de branler la tête de temps à autre. 

Denis sortit sur la terrasse pour fumer sa pipe d'après-déjeuner et lire son journal du matin. Une heure plus tard, quand Anne descendit, elle le trouva encore en train de lire. Il était alors parvenu à la "Gazette de la Cour" et aux "Mariages Annonces". Il se leva pour aller au-devant d'elle, tandis qu'elle s'approchait, Hamadryade en mousseline blanche, sur le gazon.

- Oh ! Denis, s'écria-t-elle, vous avez l'air véritablement charmant, avec votre pantalon blanc.

Denis fut affreusement déconcerté. Il n'y avait pas de réplique possible. 

- Vous parlez comme si j'étais un enfant vêtu d'une robe neuve, dit-il, manifestant quelque irritation.

- Mais c'est bien là ce que j'éprouve à votre sujet, mon petit Denis.

- Alors, il ne faudrait pas. 

- Mais je n'y peux rien. Je suis tellement plus vieille que vous ! 

- Voilà qui me plaît ! dit-il. Vous avez quatre ans de plus. 

- Et si vous avez véritablement l'air charmant, avec votre pantalon blanc, pourquoi ne le dirais-je pas ? Et pourquoi l'avez-vous mis, si vous ne pensiez pas que vous auriez l'air charmant en le portant ? 

-- Allons au jardin, dit Denis. 

Il était contrarié; la conversation avait pris un tour tellement, invraisemblable et inattendu. Il avait projeté une entrée en matière bien différente, dans laquelle il devait débuter par un: "Vous avez l'air adorable, ce matin" ou quelque chose de ce genre; et elle devait répondre : "C'est vrai ?" après quoi il devait y avoir un silence riche de possibilités. Et voilà maintenant qu'elle lui avait coupé l'herbe sous le pied, avec son pantalon blanc. C'était agaçant; son orgueil était mortifié..."

 


"Cercle vicieux" (Antic Hay, 1923)

Suivant de très près la satire de "Jaune de chrome" et le recueil de nouvelles "Dépouilles mortelles" (Mortal Coils, 1922), ce second roman se rattache à la première période de Huxley, celle de ses observations critiques de la haute société anglaise. La scène se passe dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale. Le cadre est celui de la bohème londonienne. Les personnages sont - comme ils tendront à le demeurer jusqu'à "Contrepoínt" -, des intellectuels à la dérive, des artistes qui font des expériences sans y croire, des femmes du monde qui tentent d'oublier dans une vie de plaisir la vie ou les déboires de leurs relations amoureuses. Dégagés des soucis de l'existence quotidienne, ils n'ont rien de mieux à faire que de poursuivre d'interminables discussions, si bien que le roman a pu paraître, à sa manière, une parodie des dialogues platoniciens. L'auteur prend ses modèles parmi ses contemporains, comme Wyndham Lewis, fondateurs du mouvement vorticiste, ou Phillip Heseltine, et les transforme en caricatures - Coleman, Shearwater ou Mr. Boldero. Par rapport à "Jaune de chrome", le roman marque un progrès dans l'écriture, dans le brillant, mais aussi dans le pessimisme et le sérieux qui vont assombrir "Marina di Vezza" (1925). Théodore Gumbril, l'homme de bonne volonté et de bonne humeur, préfigure non seulement Irène Aldwinkle, mais surtout Mark Rampion qui sera, dans "Contrepoínt", le porte-parole du philosophe Huxley....

 

"Marina Di Vezza" (Those Barren Leaves, 1925)

Premier en date des romans anglo-italiens du siècle, et des nombreuses œuvres du même genre qui seront publiées après la Seconde Guerre mondiale, mais peu ont égalé n`ont jamais égalé ce roman à l'ironie débordante et dont l`action n`est qu`érotisme et villégiature. L'auteur nous présente des personnages de l'aristocratie et de l'intelligentsia britanniques qui parlent plus qu`ils n`agissent. Le titre anglais s`applique aux invités réunis par Mrs. Aldwinkle dans sa ville italienne. L'obsession de l`hôtesse est de saisir l`instant qui passe et d`en extraire tout le suc de la vie. Aussi chasse-t-elle le lion, parle-t-elle sans cesse d'amour et porte-t-elle aux liaisons de ses amis un intérêt qui traduit sa soif personnelle et pathétique de romanesque. Par snobisme ou par complexe, elle professe pour les artistes et leurs œuvres une admiration débordante et oblige sa nièce aux doigts de fée à peindre et à écrire des poèmes. Cette dernière sert de point de rencontre entre les différents invités : pour elle le jeune lord Howenden oublie son désir d`aider la démocratie qui lui avait fait accompagner à Rome le leader du parti travailliste qu'il admire. C'est par rapport à sa santé morale et à son innocence que va se définir Mary Thirplow, une intrigante dure et astucieuse qui joue les ingénues à l`arrivée de Mr. Calamy, le jeune premier, afin d'en faire son amant. Quant à Mr. Cardan, ancien amant de l'hôtesse et parasite sans honte, il tente d'épouser une héritière idiote pour assurer ses vieux jours, mais celle-ci, dans l`un des épisodes les plus comiques du roman, lui meurt entre les doigts. L`ironie de l`auteur épargnera le jeune poète Francis Chelifer, que les flots apportent un jour sur la plage, victime d'un accident, à Mrs. Aldwinkle. Ces circonstances romantiques la font-elle s'enamourer du jeune homme? Elle le poursuit de ses assiduités, tandis qu'il lui échappe, en chair et en esprit ; le souvenir de ses anciennes amours lui donne la force de quitter Marina di Vezza pour retourner diriger outre-Manche sa Gazette de l'amateur des lapins. Fuite du poète, retraite dans l`isolement d'une chaumière de Mr. Calamy, quête éperdue du bonheur dans l'instant de l'hôtesse quadragénaire... Reste le d`Irène, confidente de sa tante, qu'elle domine sans cesse; vraie jeune fille moderne, elle a lu Freud et les traités de sexualité, mais garde son bon sens et son innocence sans la moindre fausse pudeur...

 

"Deux ou trois grâces" (1926, Two or Three Graces")

Marcel Proust avait été frappé par les premières oeuvres d'Aldous Huxley, dont "Deux ou trois grâces", suivi de "Semaine anglaise" (Half Holiday), "Le monocle" (The Monocle), " La bonne marraine" (Fairy Godmother), qui s'attache, non sans ironie ou scepticisme, à prendre quelque distance avec les moeurs du temps, période qui s'achève avec son célèbre "Contrepoint'. 

 

Half-Holiday 

"IT WAS Saturday afternoon and fine. In the hazy spring sunlight London was beautiful, like a city of the imagination. The lights were golden, the shadows blue and violet. Incorrigibly hopeful, the sooty trees in the Park were breaking into leaf; and the new green was unbelievably fresh and light and aerial, as though the tiny leaves had been cut out of the central emerald stripe of a rainbow. The miracle, to all who walked in the Park that afternoon, was manifest. What had been dead now lived; soot was budding into rainbow green. Yes, it was manifest. And, moreover, those who perceived this thaumaturgical change from death to life were themselves changed. There was something contagious about the vernal miracle. Loving inore, the loitering couples under the trees were happier or much more acutely miserable. Stout men took off their hats and, while the sun kissed their bald heads, made good resolutions about whisky, about the pretty typist at the office, about early rising. Accosted by spring-intoxicated boys, young girls consented, in the teeth of all their upbringing and their alarm, to go for walks. Middle-aged gentlemen, strolling  homeward through the Park, suddenly felt their crusted, business-grimy hearts burgeoning, like these trees, with kindness and generosity. They thought of their wives, thought of them with a sudden gush of affection, in spite of twenty years of marriage. "Must stop on the way back" they said to themselves, "and buy the missus a little present." What should it be? A box of candied fruits? She liked candied fruits. Or a pot of azaleas? Or ... And then they remembered that it was Saturday afternoon. The shops would all be shut. And probably, they thought, sighing, the missus's heart would also be shut; for the missus had not walked under the budding trees. Such is life, they reflected, looking sadly at the boats on the glittering Serpentine, at the playing children, at the lovers sitting, hand in hand, on the green grass. Such is life; when the heart is open, the shops are generally shut. But they resolved nevertheless to try, in future, to control their tempers....

On Peter Brett, as on everyone else who came within their range of influence, this bright spring sunlight and the new-budded trees profoundly worked. They made him feel, all at once, more lonely, more heartbroken than he had ever felt before. By contrast with the brightness round him, his soul seemed darker. The trees had broken into leaf; but he remained dead. The lovers walked in couples; he walked alone. In spite of the spring, in spite of the sunshine, in spite of the fact that today was saturday and that tomorrow would be Sunday or rather because of all these things which should have made him happy and which did make other people happy he loitered through the miracle of Hyde Park feeling deeply miserable. 

As usual, he turned for comfort to his imagination. For example, a lovely young creature would slip on a loose stone just in front of him and twist her ankle. Grown larger than life and handsomer, Peter would rush forward to administer first aid. He would take her in a taxi (for which he had money to pay) to her home in Grosvenor Square. She turned out to be a peer's daughter. They loved each other. . . . 

Or else he rescued a child that had fallen into the Round Pond and so earned the eternal gratitude, and more than the gratitude, of its rich young widowed mother. Yes, widowed; Peter always definitely specified her widowhood. His intentions were strictly honorable. He was still very young and had been well brought up. 

Or else there was no preliminary accident. He just saw a young girl sitting on a bench by herself, looking very lonely and sad...."

 

"C'était un samedi-après-midi, et il faisait beau. Sous le soleil printanier qui suspendait dans l'air sa gaze, Londres avait la beauté d'une ville qu'on imagine en rêve. Les lumières étaient dorées, les ombres, bleues et violettes. Incorrigiblement pleins d'espoir, les arbres couverts de suie de Hyde Park laissaient percer leurs feuilles, et le vert tout neuf était incroyablement frais, aérien, comme si les feuilles toutes menues avaient été découpées dans la bande centrale, smaragdine, d'un

arc-en-ciel. Le miracle était manifeste à tous ceux qui se promenaient dans le Parc cet après-midi-là. Ce qui avait été mort vivait, à présent ; la suie bourgeonnait en vert arc-en-ciel. Oui il était manifeste. Et, en outre, ceux qui percevaient cette transformation thaumaturgique de la mort en vie étaient eux-mêmes transformés. Le miracle vernal avait quelque chose de contagieux. Ressentant plus d'amour, les couples qui flânaient sous les arbres étaient plus heureux, - ou pleins d'une misère bien plus cuisante. Des hommes corpulents ôtaient leur chapeau, et tandis que le soleil baisait leur crâne chauve, prenaient de bonnes résolutions, - relatives au whisky, à la jolie dactylo du bureau, à l'heure matinale à laquelle il est bon de se lever. Accostées par des jouvenceaux grisés de printemps, des jeunes filles  consentaient, narguant toute leur éducation et leurs alarmes, à aller se promener. Des messieurs sur le retour, rentrant sans hâte chez eux en prenant par le Parc, sentaient soudain leur cœur durci, encrassé par les "affaires", bourgeonner, comme les arbres, en bonté, en générosité. Ils pensaient à leur femme, ils y pensaient avec un débordement soudain d'affection, malgré vingt ans de mariage. "Faudra m'arrêter un instant avant de rentrer, se disaient-ils, pour acheter un petit cadeau à la bourgeoise." Que serait-il, ce cadeau ? Une boîte de fruits confits? Elle aimait les fruits confits. Ou bien un pot d'azalées? Ou bien... Et puis ils se souvenaient que 

c'était samedi après-midi. Les magasins seraient fermés. Et probablement, songeaient-ils en soupirant, le cœur de la bourgeoise serait fermé, lui aussi; car la bourgeoise ne s'était pas promenée, elle, sous les arbres bourgeonnants. Ainsi va la vie, songeaient-ils, contemplant avec tristesse les anots sur la Serpentine étincelante, les enfants s'ébattant, les amoureux assis, la main dans la main, sur le gazon vert. Ainsi va la vie; quand le cœur est ouvert, les magasins sont généralement fermés. Mais ils prenaient néanmoins la résolution de maitriser leur mauvaise humeur à l'avenir. 

Sur Peter Brett comme sur tous les autres gens qui passaient dans leur rayon d'influence, ce beau soleil printanier et les arbres aux frais bourgeons, agissaient intensément. Ils lui donnèrent tout à coup plus douloureusement que jamais conscience de sa solitude, de son désespoir. Par contraste avec toutes les choses brillantes qui l'entouraient, son âme paraissait plus sombre. Les arbres avaient épanoui leurs feuilles; mais il restait mort, lui. Les amoureux se promenaient par couples; lui, il allait seul. En dépit du printemps, en dépit du soleil, en dépit du fait que c'était aujourd'hui samedi et que ce serait demain dimanche, - ou plutôt, à cause de toutes ces choses qui auraient dû le rendre heureux et rendaient effectivement heureux les autres gens, - il flânait par le miracle printanier de Hyde Park

avec une sensation de misère profonde.

Comme d'habitude, il eut recours, pour trouver un réconfort, à son imagination. Par exemple, une jeune femme ravissante trébucherait sur une pierre branlante, juste devant lui, et se tordrait la cheville. Devenu plus grand que nature, et plus beau, Peter se précipiterait pour lui prodiguer les premiers secours. Il la ramènerait en taxi (il avait de quoi le payer) chez elle - à Grosvenor Square. Elle se révélait être la fille d'un pair d'Angleterre. Ils s'aimaient...

Ou bien il sauvait un enfant qui était tombé dans la pièce d'eau circulaire, et méritait ainsi la gratitude - et bien plus que la gratitude - de la mère, une jeune veuve riche. Oui, veuve. Peter spécifiait toujours expressément cette qualité. Ses intentions n'avaient rien que de strictement honnête. Il était encore très jeune, et avait été élevé avec soin.

Ou bien, il n'y avait pas d'accident préliminaire. Il le contentait de voir une jeune fille assise toute seule sur un banc, l'air fort solitaire et triste..."

 


"Contrepoint" (1928, Point Counter Point)

Considéré comme l'une des oeuvres les plus caractéristiques de l'esprit de la génération de 1930, Huxley utilise la technique des points de vue multiples et de l'interférence du spirituel et du physiologique, pour s'opposer à cette désespérante dépression de la haute bourgeoisie qui n'offre de l'existence que vacuité. D'où une imbrication de parcours et d''histoires individuelles, dont l'auteur lui-même : l'écrivain Philip Quarles, époux d'Elinor, la fille de John Bidlake, par trop cérébral; Walter Bidlake, critique littéraire londonien, qui mène une existence vide et a trouvé dans sa maîtresse, Marjorie Carling, une femme mariée dont le mari refuse de divorcer, une seconde épouse au charme rapidement épuisé : et le voici tombant éperdument amoureux de la provocante et indépendante Lucy Tantamount; John Bidlake, le père de Walter, est quant à lui un peintre, artiste et amant à succès, qui ne peut se résoudre à sa maladie; Mark Rampion, peintre et écrivain bohème, semble être le seul personnage à avoir su harmoniser les différentes composantes de sa vie; Maurice Spandrell est l'archétype de l'intellectuel désœuvré et désabusé dont le remariage de sa mère a inspiré un dégoût absolu de l'existence, autant de personnages pour un roman qui est aussi un roman à clés, chacun des protagonistes étant inspirés par des contemporains d'Aldous Huxley, D.H.Lawrence (1885-1930), Augustus John (1868-1961), Nancy Cunard (1896-1965), John Middleton Murry (1889-1957), mais aussi Baudelaire...

 

(XVII) "Il pleuvait depuis plusieurs jours. Il semblait à Spandrell que les champignons et la moisissure sporulaient jusque sur son âme. Il restait au lit, ou dans sa chambre triste, ou s'appuyait au comptoir d'un café, sentant en lui la poussée visqueuse, l'observant de ses yeux intérieurs. 

- Ah! si seulement tu voulais faire quelque chose! avait si souvent imploré sa mère... Quelque chose, - n'importe quoi!

Et tous ses amis en avaient dit autant, - l'avaient dit depuis des années. Mais lui, - il crèverait plutôt que de faire quoi que ce soit. Travailler, - l'évangile du travail, la sainteté du travail, "laborare est orare", - c'était de la fichaise et de l'ineptie. "Le travail! avait-il dit un jour, dans un éclat de dédain contre les reproches raisonnables de Philip Quarles,- le travail n'est pas plus respectable que l'alcool, et il sert exactement au même usage : il distrait simplement l'esprit, il permet à un homme d'oublier. Le travail est une drogue, rien de plus. Il est humiliant que les hommes ne puissent vivre sans drogues, sobrement; il est humiliant qu'ils n'aient pas le courage de voir le monde et de se voir eux-mêmes tels qu'ils sont réellement. Ils ont besoin de s'intoxiquer de travail. C'est idiot. L'évangile du travail est tout bonnement un évangile de bêtise et de frousse. Il se peut que travailler ce soit prier; mais c'est aussi se cacher la tête dans le sable, c'est aussi faire tellement de bruit et de poussière qu'on ne puisse plus s'entendre parler ou voir sa main devant sa figure. C'est se cacher de soi-même. Rien d'étonnant à ce que les Fayol et les grands hommes d'affaires soient si enthousiastes de travail. Le travail leur procure l'illusion réconfortante d'exister, voire même d'être importants. S'ils s'arrêtaient de travailler, ils s'apercevraient que, tout bonnement, ils n'existent pas, - la plupart d'entre eux. Ils ne sont que des trous dans l'air, rien de plus. Des trous avec, peut-être bien, une odeur désagréable.

La plupart des âmes à la Fayol doivent avoir une assez sale odeur, à mon avis. Rien d'étonnant à ce ,qu'ils n'osent pas s'arrêter de travailler. Ils risqueraient de découvrir ce qu'en réalité ils sont, ou plutôt ne sont pas. C'est un risque qu'ils n'ont pas le courage de

courir."

- Et vous, qu'est-ce que votre courage vous a permis de découvrir sur vous-même? demanda Philip Quarles.

Spandrell ricana un peu mélodramatiquement. 

- Il m'a fallu du courage, dit-il, pour continuer à regarder ce que j'avais découvert. Si je n'avais pas été si brave, je me serais adonné depuis longtemps au travail ou à la morphine. 

Spandrlell dramatisait quelque peu, il faisait paraître sa conduite un peu plus rationnelle et plus romanesque qu'elle ne l'était réellement. S'il ne faisait rien, c'était par paresse habituelle aussi bien que par principe d'une morale perverse et à l'envers. La paresse avait même précédé le principe et en était la racine. Spandrell n'aurait jamais découvert que le travail est un opiat pernicieux, s'il n'avait pas été atteint d'une paresse incoercible à la quelle il fallait trouver une raison et une excuse. Mais qu'il lui fallût un certain courage pour ne rien faire, c'était exact; car il restait oisif en dépit des ravages de l'ennui chronique qui savait devenir, à des moments tels que celui-ci, presque insupportablement aigu. Mais l'habitude de la paresse était si profondément invétérée chez lui qu'il lui eût fallu, pour la vaincre, plus de courage que pour supporter les affres de l'ennui auxquelles elle donnait lieu. L'orgueil avait renforcé sa paresse native, - l'orgueil d'un homme capable, mais pas tout à fait assez capable, d'un admirateur de grandes choses qui se rend compte de l'insuffisance de son talent pour faire œuvre originale et ne veut pas s'humilier par ce qu'il sait devoir être une tentative infructueuse de création, ni en s'abaissant, quelque bien qu'il puisse y réussir, à quelque tâche plus facile.

- C'est très joli que vous soyez là à me parler de travailler, avait-il dit à Philip. Mais vous, vous savez faire quelque chose - moi je ne sais rien. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse? Que je me mette employé de banque? Commis voyageur? 

- Il y a d'autres professions, dit Philip. Et puisque vous avez quelques ressources, il y a toutes les carrières savantes, toute l'histoire naturelle....

- Ah! vous voulez me voir collectionner des fourmis, c'est ça? Ou écrire des thèses sur l'emploi du savon chez les Angevins? ... Le bon vieil oncle Anselme avec son vieux dada, quoi? .. Non, si je ne suis bon à rien, j'aime encore mieux l'être franchement. Je ne veux pas me déguiser en homme de savoir. Je ne veux pas être le représentant d'un dada. Je veux être ce que la nature a fait de moi, - un bon à rien. 

Depuis le second mariage de sa mère, Spandrell s'était mis perversement à tourner toute chose au pis, à choisir la plus mauvaise voie, à encourager froidement ses pires tendances. C'est avec la  débauche qu'il distrayait ses loisirs illimités. Ainsi, il se vengeait d'elle, et de lui-même aussi, d'avoir été si stupidement heureux et sage. Il agissait ainsi par dépit envers elle, par dépit envers lui-même, par dépit envers Dieu. Il espérait qu'il y aurait un enfer où il pourrait aller, et regrettait d'être incapable de croire à son existence. Enfin, qu'il y eût ou non un enfer, il était agréable, il était même excitant, en ces jours de jeunesse, de savoir qu'on faisait quelque chose de mal, de coupable. Mais il y a dans la débauche quelque chose de si intrinsèquement terne, quelque chose de si absolument et désespérément triste, que seuls les êtres les plus rares, doué d'une intelligence bien inférieure à la moyenne et d'une intensité d'appétit de beaucoup supérieure, peuvent continuer à goûter activement la poursuite régulière du vice, ou continuer activement à croire à son immoralité. La plupart des débauchés par habitude sont débauchés non pas parce qu'ils apprécient la débauche, mais parce qu'ils se sentent mal à l'aise lorsqu'ils en sont privés. L'habitude transforme les jouissances exquises en nécessités ternes et quotidiennes. L'homme qui a acquis l'habitude des femmes ou du genièvre, de fumer l'opium ou de subir la flagellation, éprouve autant de difficulté à se passer de son vice que de vivre sans pain ni eau, bien même la pratique du vice a pu devenir, en soi, aussi peu excitante que le fait de manger une croûte de pain ou de boire un verre au robinet de la cuisine. L'habitude est aussi fatale au sentiment de l'accomplissement du mal qu'à celui de la jouissance active. Au bout de quelques années, le Juif sceptique ou converti, l'Indou occidentalisé, mangent leur porc ou leur bœuf avec une sérénité d'âme qui semble, à leurs frères encore croyants, brutalement cynique. Il en est de même du débauche par habitude. Les actes qui, au début, semblent passionnants dans l'absolu de leur mal, deviennent, au bout d'un certain nombre de répétitions, moralement neutres. Un tantinet dégoûtants, peut-être; car la pratique de la plupart des vices est suivie de réactions physiologiques déprimantes; mais ce n'est plus pervers parce que trop ordinaire. Il est difficile à une routine de donner l'impression du mal. 

Privé peu à peu par l'habitude et de sa jouissance active et de son sentiment actif de faire le mal (qui avait toujours constitué une partie de son plaisir), Spandrell s'était réfugié avec une sorte de désespoir dans les raffinements du vice. Mais les raffinements du vice ne produisent pas de raffinements correspondants dans les sensations. C'est le contraire qui se produit, en fait : plus le vice est raffiné dans son extravagance recherchée, plus il est anormal et rare, plus la pratique en devient terne et désespérément vide d'émotion. L'imagination peut s'ingénier à concevoir les variations les plus improbables sur le thème sexuel normal; mais le résultat, au point de vue des émotions, de toutes les variétés d'orgies, est toujours le même - une sensation morne d'humiliation et de bassesse. Il y a bien des gens, il est vrai (et ce sont généralement les plus intellectuellement civilisés, raffinés et avertis qui ont le goût de ce qui est bas, et recherchent avidement leur propre abaissement parmi les multiples orgies, les prostitutions masochiques, les accouplements accidentels et presque bestiaux avec des étrangers, les relations sexuelles avec des individus grossiers et sans éducation de classe inférieure. L'excès de raffinement intellectuel et esthétique s'achète assez chèrement aux dépens de quelque étrange dégénérescence émotive, et le Chinois parfaitement civilisé, avec son amour de l'art et son amour de la cruauté, souffre d'une autre forme de cette même maladie qui donne à l'esthète moderne parfaitement civilisé son goût pour les soldats de la garde et pour les apaches, pour les promiscuités et les violences humiliantes. "Haut du cerveau, bas des reins", - c'est ainsi que Rampion avait un jour résumé la chose aux oreilles de Spandrell. "Et plus l'un est élevé, plus les autres sont bas."  Sandrell, quant à lui, n'avait nul goût l'humiliation. Les résultats, au point de vue de l'émotion, de tous les raffinements possibles du vice, lui paraissaient uniformément ternes. Séparées de toute émotion significative, fût-elle d'approbation ou de remords, les simples sensations d'agitation ou de plaisir physique étaient insipides. La corruption de la jeunesse était la seule forme de la débauche qui lui donnât maintenant quelque émotion active. Spandrell était inspiré, comme Rampion l'avait deviné, par cette curieuse haine vengeresse du sexe, consécutive au choc subi lors du second mariage de sa mère, choc qui s'était superposé, à une période délicate de l'adolescence, à l'éducation bourgeoise normale de raffinement et de retenue convenant à un gentleman : il éprouvait encore une satisfaction spéciale à infliger ce qu'il considérait comme l'humiliation du plaisir sensuel aux sœurs innocentes de ces femmes trop aimées et, partant, trop détestées qui avaient été pour lui la personnification de l'instinct qu'il il se vengeait,- non pas (comme les ascètes et les puritains) en mortifiant la chair détestée des femmes, mais en lui apprenant un assouvissement qu'il considérait lui-même comme une chose mauvaise; en l'attirant et la caressant pour la faire entrer en rébellion de plus en plus complète et triomphante contre l'âme consciente. Et le stade final de sa vengeance consistait à insinuer peu à peu dans l'esprit de sa victime le mal et la bassesse fondamentaux des délices qu'il lui avait lui-même appris à éprouver. La pauvre petite Harriet était la seule innocente sur qui, jusque-là, il avait pu exécuter la totalité de son programme. il n'était jamais allé si loin avec celles qui l'avaient précédée, et elle n'avait encore été suivie d'aucune autre. Séduite par le procédé qu'il avait détaillé aux Rampion, Harriet l'avait adoré et s'était crue adorée. Et elle avait presque raison, car Spandrell avait effectivement de l'affection pour elle, même lorsqu'il faisait délibérément d'elle sa victime. La profanation de ses propres sentiments, ainsi que de ceux d'Harriet, donnait à l'ensemble du procédé le piment supplémentaire de la perversité.

Patiemment, avec le tact, la douceur, la compréhension de l'amant le plus délicat, le plus exquisément sympathique, il calma ses terreurs de vierge et fondit peu à peu sa froideur de jeunesse, fit tomber les barrières qu'avait élevées son éducation, - mais seulement pour imposer à son inexpérience l'acceptation ingénue des lubricités les plus fantastiques. La voir les accepter comme des signes ordinaires d'affection était déjà, pour l'ascète inverse qu'il y avait en Spandrell, une admirable vengeance qu'il tirait d'elle pour la punir d'être femme. Mais cela n'était pas suffisant; il se mit à simuler des scrupules, à se dérober avec un air de détresse à ses ardeurs, ou, s'il les acceptait, à les accepter passivement, comme si elle lui faisait subir un outrage, voire un viol. Harriet devint tout à coup inquiète et embarrassée, elle eut honte, comme il arrive toujours à une personne sensible dont les ardeurs ne trouvent pas d'écho; et tout à coup, en même temps, elle se trouva un peu grotesque, semblable à un acteur qui a joué avec un groupe de camarades et qui, lorsqu'ils s'écartent, s'aperçoit soudain qu'il est resté seul sur la scène, - grotesque, oui, et même un peu répugnante. Ne l'aimait-il donc plus? Mais si, voyons, répondit-il. Alors, pourquoi? Précisément à cause de la profondeur de son amour; et il se mit à parler de l'âme. Le corps, - c'était comme une bête sauvage qui dévore l'âme, anéantit la conscience, abolit le toi et moi véritables. Et, comme par hasard, quelqu'un, ce soir même, lui avait envoyé un paquet mystérieux, qui, lorsqu'il l'ouvrit, comme il le fit à ce moment, se trouva contenir un carton de gravures pornographiques françaises, dans lesquelles la pauvre Harriet vit, avec une sensation grandissante d'horreur et de dégoût, toutes les actions qu'elle avait acceptées si innocemment et si chaleureusement comme étant de l'amour, représentées en contours froids et lucides, et figurées de façon si hideuse, si basse, si profondément vulgaire, qu'il suffisait d'y jeter un coup d'œil pour haïr et mépriser tout le genre humain. Pendant quelques jours, Spandrell l'entretint habilement dans l'horreur; puis, lorsqu'elle fut complètement pénétrée du sentiment de sa faute, et qu'elle se tordit de dégoût de soi-même, renouvela cyniquement et violemment ses gestes d'amour, obscènes dorénavant. En fin de compte, elle le quitta, le détestant, et se détestant elle-même. Il y avait trois mois de cela. Spandrell n'avait fait aucune tentative pour la reprendre, ni pour renouveler l'expérience sur une autre victime.

Cela n'en valait pas l'effort; rien ne valait l'effort. Il se contenta de parler du stimulant du diabolisme, alors qu'en pratique, il demeurait effondré apathiquement dans la morne routine de l'eau-de-vie et de l'amour vénal. Cette conversation l'excitait momentanément;

mais dès qu'elle prenait fin, il retombait encore plus bas dans l'ennui et  la tristesse. Il y avait des moments où il éprouvait comme de la paralysie intérieure, comme si l'âme elle-même perdait peu à peu conscience d'être. C'est une paralysie qu'il était en son pouvoir, par un effort de volonté, de guérir. Mais il ne pouvait pas, il ne voulait-même pas en faire l'effort.

- Mais si vous n'en éprouvez que de l'ennui, si vous détestez ça, avait interrogé Philip Quarles, concentrant sur Spandrell sa curiosité vive et intelligente, pourquoi diable continuez-vous à vivre comme ça? Il y avait presque un an que cette question avait été posée; la paralysie ne s'était pas encore infiltrée aussi profondément dans l'âme de Spandrell à cette époque. Mais déjà à ce moment-là Philip avait été fort intrigué par ce cas. Et puisque son interlocuteur était disposé à parler de lui-même sans demander de révélations personnelles en retour, puisqu'il ne paraissait pas se refuser à être un objet de curiosité scientifique, et se montrait plutôt vantard que réticent au sujet de ses faiblesses, Philip avait profité de l'occasion pour lui faire subir un interrogatoire. - Je ne vois vraiment pas pourquoi, avait-il insisté.

Spandrell avait haussé les épaules :

- Parce que j'y suis condamné. Parce que, en quelque sorte, c'est ma destinée. Parce que, en dernière analyse, c'est ainsi qu'est la vie, - détestable et assommante; c'est ce que sont les êtres humains, quand on les laisse à eux-mêmes : détestables et assommants, eux aussi. Parce que, une fois qu'on est damné. autant vaut se damner doublement. Parce que... oui, parce que j'aime vraiment détester les gens et les choses, et être assommé par eux.

Il aimait cela. La pluie continuait à tomber; les champignons poussaient jusque dans son coeur, et il les cultivait délibérément. Il aurait pu aller voir des amis; mais il préférait rester seul et s'ennuyer ..."

 

"Le Meilleur des mondes" (1932, Brave New World)
Le roman se situe à Londres, en "l'année de Ford 632" (l'an 2540), le monde ne forme plus qu'un seul Etat apaisé où les conflits sociaux ont été bannis : l'organisation sociale est en effet prédéterminée, les enfants sont fécondés en laboratoire et positionnés suivant leurs potentialités génétiques dans chacune des cinq castes composant la société, Alpha, Beta, Gamma, Delta, Epsilon. Solitude et individualisme sont pourchassés et une drogue hallucinogène ("Soma") permet d'oublier sa condition. Bernard Max, de la caste Alpha, accepte pourtant avec difficultés son existence et partage avec un enseignant du département d'Ecriture de l'Université d'Ingénierie émotionnelle, Helmhotz Watson, un certain désir de liberté et de nouveauté...

“Because our world is not the same as Othello’s world. You can’t make flivvers without steel-and you can’t make tragedies without social instability. The world’s stable now. People are happy; they get what they want, and they never want what they can’t get. They’re well off; they’re safe; they’re never ill; they’re not afraid of death; they’re blissfully ignorant of passion and old age; they’re plagued with no mothers or fathers; they’ve got no wives, or children, or lovers to feel strongly about; they’re so conditioned that they practically can’t help behaving as they ought to behave. And if anything should go wrong, there’s soma. Which you go and chuck out of the window in the name of liberty, Mr.Savage. Liberty!” He laughed. “Expecting Deltas to know what liberty is! And now expecting them to understand Othello! My good boy!”
The Savage was silent for a little. “All the same,” he insisted obstinately, “Othello’s good, Othello’s better than those feelies.”
“Of course it is,” the Controller agreed. “But that’s the price we have to pay for stability. You’ve got to choose between happiness and what people used to call high art. We’ve sacrificed the high art. We have the feelies and the scent organ instead.”
“But they don’t mean anything.”
“They mean themselves; they mean a lot of agreeable sensations to the audience.”...
“But they’re. they’re told by an idiot.”
The Controller laughed. “You’re not being very polite to your friend, Mr.Watson.
One of our most distinguished Emotional Engineers .”
“But he’s right,” said Helmholtz gloomily. “Because it is idiotic. Writing when there’s nothing to say .”
“Precisely. But that require the most enormous ingenuity. You’re making fiivvers out of the absolute minimum of steel-works of art out of practically nothing but pure sensation.”
The Savage shook his head. “It all seems to me quite horrible.”
“Of course it does. Actual happiness always looks pretty squalid in comparison with the over-compensations for misery. And, of course, stability isn’t nearly so spectacular as instability. And being contented has none of the glamour of a good fight against misfortune, none of the picturesqueness of a struggle with temptation, or a fatal overthrow by passion or doubt. Happiness is never grand.”....

"...notre monde n’est pas le même que celui d’Othello. On ne peut pas faire de tacots sans acier, et l’on ne peut pas faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l’aise ; ils sont en sécurité ; ils ne sont jamais malades ; ils n’ont pas peur de la mort ; ils sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse ; ils ne sont encombrés de nuls pères ni mères ; ils n’ont pas d’épouses, pas d’enfants, pas d’amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes ; ils sont conditionnés de telle sorte que, prati-quement, ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils le doivent. Et si par hasard quelque chose allait de travers, il y a le soma – que vous flanquez froidement par la fenêtre au nom de la liberté, monsieur le Sauvage. La liberté ! – Il se mit à rire. – Vous vous attendez à ce que les Deltas sachent ce que c’est que la liberté ! Et voilà que vous vous attendez à ce qu’ils comprennent Othello ! Mon bon ami !
Le Sauvage resta un moment silencieux.
— Malgré tout, insista-t-il avec obstination, Othello, c’est bien ; Othello, c’est mieux que ces films sentants.
— Bien entendu, acquiesça l’Administrateur. Mais c’est là la rançon dont il nous faut payer la stabilité. Il faut choisir entre le bonheur et ce qu’on appelait autrefois le grand art. Nous avons sacrifié le grand art. Nous avons à la place les films sentants et l’orgue à parfums.
— Mais ils n’ont aucun sens.
— Ils ont leur sens propre ; ils représentent, pour les spectateurs, un tas de sensations agréables...
— Mais ils… ils sont contés par un idiot
L’Administrateur se mit à rire.
— Vous n’êtes pas fort poli envers votre ami Mr. Watson. Un de nos Ingénieurs en Émotion les plus distingués…
— Mais il a raison, dit Helmholtz, avec une tristesse sombre. C’est effectivement idiot. Écrire quand il n’y a rien à dire…"
— Précisément. Mais cela exige l’habileté la plus énorme. Vous fabriquez des tacots avec le minimum absolu d’acier, des oeuvres d’art avec pratiquement rien d’autre que la sensation pure.
Le Sauvage hocha la tête.
— Tout cela me paraît absolument affreux.
— Bien entendu. Le bonheur effectif paraît toujours assez sordide en comparaison des larges compensations qu’on trouve à la misère. Et il va de soi que la stabilité, en tant que spectacle, n’arrive pas à la cheville de l’instabilité. Et le fait d’être satisfait n’a rien du charme magique d’une bonne lutte contre le malheur, rien du pittoresque d’un combat contre la tentation, ou d’une défaite fatale sous les coups de la passion ou du doute. Le bonheur n’est jamais grandiose..."

 


"La Paix des profondeurs" (1936, Eyeless in Gaza)

Nous voici à la charnière entre l'univers proprement romanesque de Huxley, celui du Meilleur des mondes, et son univers mystique qui tendra à étouffer le roman après "Jouvence" (1939). Dans Le Meilleur des mondes, Huxley avait stigmatisé le bourgeois des temps modernes, ivre de progrès scientifique et de jouissance matérialiste. Avec "La Paix des profondeurs", nous gagnons la période philosophique et morale de l'auteur. Sa philosophie n`a pas de réponse toute prête ni même n'a encore découvert le moindre prémisse, mais s'engage sur le chemin du salut par l`esprit. Ici, aucune galerie de personnages, mais un personnage principal, Anthony Beavis, pas de dissection de l'existence, mais un mouvement global et positif vers l`unité. Anthony Beavis, reflet de l'auteur, n'est conditionné ni par son éducation, - il a été doué par la nature d`assez d'intelligence pour penser librement -, ni par son milieu, - les circonstances lui ont apporté une liberté économique suffisante, coupant tous les liens émotifs qui auraient pu l'asservir à sa famille. Le titre du roman est emprunté au "Samson Agonistes" de John Milton (1671) et donne le ton symbolique de la quête spirituelle qui forme la trame de l'ouvrage. Anthony va tenter à maintes reprises de trouver un sens et un centre à son existence, - connaissance, art, amour, engagement -, sa découverte sera celle de l`auteur : la liberté réside moins dans un contenu qu'elle ne s'identifie à une méthode, la discipline qui conduit à une conscience élargie de soi et du monde.

Au gré des chapitres, la date change dans un mouvement d'avancée et de recul qui relie, en contrepoint, quatre périodes cruciales de la vie du héros, de 1902 à 1936 - l`année où le récit est écrit. L'auteur nous montre une jeune fille séduite par le meilleur ami de son fiancé à la suite d'un pari tandis que le fiancé se suicide, mais, ayant décrit un monde absurde, l'accumulation du vice ou de l'horreur ne révèle en fin de compte aucun sens. A côté de ces épisodes mélodramatiques, des chapitres entiers ressemblent à des essais. Le jour de "Noël 1934" constitue une méditation sur Dieu, que suit le "Premier Janvier 1935", une méditation sur la machine et le socialisme. L'ivresse provoquée par les changements fréquents de perspectives temporelles constituera pour nombre de critiques une acrobatie qui déguise mal l'intrusion de la "thèse" dans l'action dramatique.

 

"La Philosophie éternelle" (The Perennial Phílosophy, 1945)

Ouvrage critique et philosophique annoncé dans les essais de "La Fin et les Moyens" (Ends and Means, 1937), lorsque l'auteur avait traité des principaux dilemmes moraux de l`homme moderne en face de la science, de manière à ordonner ses analyses en un début de synthèse constituant une "théorie de la nature ultime de la réalité". Sa somme philosophique, longuement mûrie depuis le début des années 30, correspond au projet de son héros Anthony dans "La Paix des profondeurs" : il s'agit de réaliser un manuel de contemplation. Dans cet ouvrage, Huxley mêle en effet les religions, les traditions orientales et occidentales dans une sorte de rapprochement des Eglises à l'échelle mondiale. Il tente de réconcilier l'esprit scientifique et l'esprit mystique au moyen d'un dénominateur commun à tous les grands courants de pensée. Une quête intellectuelle qui correspond à l'attitude pratique de l'écrivain qui cherchait le salut dans un mysticisme proche du bouddhisme - bien qu'à la différence de celui-ci Huxley crût en un fondement de l'existence purement spirituel et demeurât déiste. Il ne devient pas non plus antirationaliste, mais fait une place à la science. Le résultat est une synthèse jugée partielle : d'une part le mur de son rationalisme le sépare du monde des mystiques, d'autre part ses solutions portant sur une réforme de l`âme demeurent inefficaces dans l'univers de la technique. 

En 1954, il deviendra encore plus difficile au public de le suivre dans les pourtant fameuses "Portes de la perception" (The Doors of Perception) où il s'en prend au matérialisme, mais emploie les dernières découvertes médicales pour une élévation de l'âme. Un esprit qui s'enfonce dans une méditation indienne où se mêlent la neurothéologie, la thanatologie et la métachimie et qui finira par chercher dans la drogue le remède aux imperfections de notre condition humaine ...

 


George Orwell (1903-1950)

 

"Qui commande le passé commande l'avenir : qui commande le présent commande le passé". George Orwell installa sa notoriété à la fin de sa vie à partir de deux romans,  "Animal Farm" (La Ferme des animaux, 1945) et "1984" (1950), les plus célèbres romans modernes dépeignant une dystopie. Mais il réduisit son apport intellectuel à la critique, convaincante, du socialisme et du totalitarisme. En fait, "si l'ère des nouvelles technologies de communication et de contrôle a fait la fortune des concepts forgés pour le roman 1984, tels que "Big Brother" ou "Police de la pensée", Orwell n'a fait que poursuivre avec lucidité un vaste projet de critique sociale et politique qui anime l'ensemble de ses écrits et qu'il forgera au cours d'une existence mouvementée" : né à Motihari (Inde), affecté en 1922 à la police impériale de Birmanie ( Burmese Days, 1938), menant une vie d'errance à Londres puis à Paris en 1928 (Down and Out in London and Paris, 1933), converti à la cause socialiste après avoir  étudié les conditions de vie des mineurs des régions industrielles (The Road to Wigan Pier, 1937), journaliste lors de la guerre d'Espagne et blessé aux côtés des républicains (Homage to Catalonia, 1938), il devient un critique virulent de tous les totalitarismes, tente de trouver une ligne de conduite dans un contexte particulièrement confus où les reniements, notamment des intellectuels, pour accéder au pouvoir sont alors fort nombreux, réussit en 1940 à se faire engager comme speaker à la BBC, puis en 1945 comme envoyé spécial de The Observer en Allemagne et en France. "Tout au long de mon enfance j'eus la profonde conviction que j'étais un bon à rien, que je perdais mon temps, que je gaspillais mes talents, que je me comportais avec une folie, une méchanceté et une ingratitude monstrueuses - et tout cela, semblait-il, était inévitable, parce que je vivais au milieu de lois qui étaient absolues, comme la loi de la pesanteur, mais qu'il m'était impossible de respecter". (Essais choisis)....

 

1984 (Nineteen Eighty-Four, 1949)

Reprenant la tradition de l'anti-utopie (Wells, Huxley),  le roman de George Orwell, "1984" est devenu le symbole de la mise en oeuvre d'un Etat totalitaire au travers de sa prise de contrôle de la vie quotidienne, mais aussi de la mémoire collective, du langage et de la pensée (« Big Brother vous regarde »). La « novlangue » mise au point par le parti doit rendre impossible l'émergence de pensées subversives car il n'y a plus de mots pour les exprimer.  En 1984, le monde est divisé entre trois régions en guerre les unes contre les autres, l’Océania, l’Eurasia et l’Estasia. L’administration de l’Océania est gouvernée un chef de parti (Big Brother) et par quatre ministères (Vérité, Paix, Amour, Abondance) et trois slogans : "La guerre c’est la paix", "La liberté c’est l’esclavage",  "L’ignorance c’est la force". Le héros du livre, Winston Smith, est un fonctionnaire qui travaille au ministère de la Vérité et dont la tâche consiste à réexaminer les journaux de l’État et de détruire les éléments informatifs nocifs. 

Le roman se déroule en trois parties. Dans la première, Winston Smith est un employé modèle. Son travail lui permet d’avoir accès à certaines vérités sous-jacentes et  il décide d'en prendre note en cachette dans son carnet. Dans la seconde partie, notre héros devient un opposant en son for intérieur. C’est pendant cette période de rébellion en devenir qu’il rencontre une jeune femme, une certaine Julia, dont il tombe amoureux. Cette dernière partage les idées subversives de Winston. Dans la troisième et dernière partie, le couple fait la rencontre d’un personnage étrange, un certain O’Brien qui semble partager leurs convictions subversives, mais qui se révèle être un agent du Parti. Les deux amoureux sont arrêtés, torturés, et en fin de compte, Winston se renie, et ses convictions et son amour pour Julia. Mentalement brisé, il peut alors retourner au sein de la société.

 

"It was a bright cold day in April, and the clocks were striking  thirteen.  Winston  Smith,  his  chin  nuzzled  into  his breast in an effort to escape the vile wind, slipped quickly through  the  glass  doors  of  Victory  Mansions,  though  not quickly enough to prevent a swirl of gritty dust from entering along with him.
The hallway smelt of boiled cabbage and old rag mats. At one end of it a coloured poster, too large for indoor display, had  been  tacked  to  the  wall.  It  depicted  simply  an  enormous  face,  more  than  a  metre  wide:  the  face  of  a  man  of about forty-five, with a heavy black moustache and ruggedly  handsome  features.  Winston  made  for  the  stairs.  It  was no  use  trying  the  lift.  Even  at  the  best  of  times  it  was  seldom  working,  and  at  present  the  electric  current  was  cut off during daylight hours. It was part of the economy drive in preparation for Hate Week. The flat was seven flights up, and Winston, who was thirty-nine and had a varicose ulcer above his right ankle, went slowly, resting several times on the way. On each landing, opposite the lift-shaft, the poster with the enormous face gazed from the wall. It was one of those  pictures  which  are  so  contrived  that  the  eyes  follow you about when you move. BIG BROTHER IS WATCHING YOU, the caption beneath it ran...."

"C’était une journée d’avril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith, le menton rentré dans le cou, s’efforçait d’éviter le vent mauvais. Il passa rapidement la porte vitrée du bloc des « Maisons de la Victoire », pas assez rapidement cependant pour empêcher que s’engouffre en même temps que lui un tourbillon de poussière et de sable. Le hall sentait le chou cuit et le vieux tapis. À l’une de ses extrémités, une affiche de couleur, trop vaste pour ce déploiement intérieur, était clouée au mur. Elle représentait simplement un énorme visage, large de plus d’un mètre : le visage d’un homme d’environ quarante-cinq ans, à l’épaisse moustache noire, aux traits accentués et beaux. Winston se dirigea vers l’escalier. Il était inutile d’essayer de prendre l’ascenseur.
Même aux meilleures époques, il fonctionnait rarement. Actuellement, d’ailleurs, le courant électrique était coupé dans la journée. C’était une des mesures d’économie prises en vue de la Semaine de la Haine. Son appartement était au septième. Winston, qui avait trente-neuf ans et souffrait d’un ulcère variqueux au-dessus de la cheville droite, montait lentement. Il s’arrêta plusieurs fois en chemin pour se reposer. À chaque palier, sur une affiche collée au mur, face à la cage de l’ascenseur, l’énorme visage vous fixait du regard. C’était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE...."



La Ferme des animaux (Animal Farm. A Fairy Story, 1945)

La Ferme des animaux est interprétée comme une fable anti stalinienne: le récit met en scène des porcs qui s'efforcent de vivre en hommes et de réaliser une utopie et, au détour de celui-ci, met en lumière sur le mode burlesque la trahison inévitable des idéaux de toute révolution.

 

"Le propriétaire de la Ferme du Manoir, Mr. Jones, avait poussé le verrou des poulaillers, mais il était bien trop saoul pour s’être rappelé d’abattre les trappes. S’éclairant de gauche et de droite avec sa lanterne, c’est en titubant qu’il traversa la cour. Il entreprit de se déchausser, donnant du pied contre la porte de la cuisine, tira au tonneau un dernier verre de bière et se hissa dans le lit où était Mrs Jones déjà en train de ronfler. Dès que fut éteinte la lumière de la chambre, ce fut à travers les bâtiments de la ferme un bruissement d’ailes et bientôt tout un remue-ménage.

Dans la journée, la rumeur s’était répandue que Sage l’Ancien avait été visité, au cours de la nuit précédente, par un rêve étrange dont il désirait entretenir les autres animaux. Sage l’Ancien était un cochon qui, en son jeune temps, avait été proclamé lauréat de sa catégorie – il avait concouru sous le nom de Beauté de Willingdon, mais pour tout le monde il était Sage l’Ancien. Il avait été convenu que tous les animaux se retrouveraient dans la grange dès que Mr. Jones se serait éclipsé. Et Sage l’Ancien était si profondément vénéré que chacun était prêt à prendre sur son sommeil pour savoir ce qu’il avait à dire. Lui-même avait déjà pris place à l’une des extrémités de la grange, sur une sorte d’estrade (cette estrade était son lit de paille éclairé par une lanterne suspendue à une poutre). Il avait douze ans, et avec l’âge avait pris de l’embonpoint, mais il en imposait encore, et on lui trouvait un air raisonnable, bienveillant même, malgré ses canines intactes.

Bientôt les autres animaux se présentèrent, et ils se mirent à l’aise, chacun suivant les lois de son espèce. Ce furent : d’abord le chien Filou et les deux chiennes qui se nommaient Fleur et Constance, et ensuite les cochons qui se vautrèrent sur la paille, face à l’estrade. Les poules allèrent se percher sur des appuis de fenêtres et les pigeons sur les chevrons du toit. Vaches et moutons se placèrent derrière les cochons, et là se prirent à ruminer. Puis deux chevaux de trait, Malabar et Douce, firent leur entrée. Ils avancèrent à petits pas précautionneux, posant avec délicatesse leurs nobles sabots sur la paille, de peur qu’une petite bête ou l’autre s’y fût tapie. Douce était une superbe matrone entre deux âges qui, depuis la naissance de son quatrième poulain, n’avait plus retrouvé la silhouette de son jeune temps. Quant à Malabar : une énorme bête, forte comme n’importe quels deux chevaux. Une longue raie blanche lui tombait jusqu’aux naseaux, ce qui lui donnait un air un peu bêta ; et, de fait, Malabar n’était pas génial.

Néanmoins, chacun le respectait parce qu’on pouvait compter sur lui et qu’il abattait une besogne fantastique. Vinrent encore Edmée, la chèvre blanche, et Benjamin, l’âne. Benjamin était le plus vieil animal de la ferme et le plus acariâtre. Peu expansif, quand il s’exprimait c’était en général par boutades cyniques. Il déclarait, par exemple, que Dieu lui avait bien donné une queue pour chasser les mouches, mais qu’il aurait beaucoup préféré n’avoir ni queue ni mouches. De tous les animaux de la ferme, il était le seul à ne jamais rire. Quand on lui demandait pourquoi, il disait qu’il n’y a pas de quoi rire. Pourtant, sans vouloir en convenir, il était l’ami dévoué de Malabar. Ces deux-là passaient d’habitude le dimanche ensemble, dans le petit enclos derrière le verger, et sans un mot broutaient de compagnie.

A peine les deux chevaux s’étaient-ils étendus sur la paille qu’une couvée de canetons, ayant perdu leur mère, firent irruption dans la grange, et tous ils piaillaient de leur petite voix et s’égaillaient çà et là, en quête du bon endroit où personne ne leur marcherait dessus. Douce leur fit un rempart de sa grande jambe, ils s’y blottirent et s’endormirent bientôt. À la dernière minute, une autre jument, répondant au nom de Lubie (la jolie follette blanche que Mr. Jones attelle à son cabriolet) se glissa à l’intérieur de la grange en mâchonnant un sucre. Elle se plaça sur le devant et fit des mines avec sa crinière blanche, enrubannée de rouge. Enfin ce fut la chatte. À sa façon habituelle, elle jeta sur l’assemblée un regard circulaire, guignant la bonne place chaude. Pour finir, elle se coula entre Douce et Malabar. Sur quoi elle ronronna de contentement, et du discours de Sage l’Ancien n’entendit pas un traître mot. Tous les animaux étaient maintenant au rendez-vous – sauf Moïse, un corbeau apprivoisé qui sommeillait sur un perchoir, près de la porte de derrière – et les voyant à l’aise et bien attentifs, Sage l’Ancien se racla la gorge puis commença en ces termes :

« Camarades, vous avez déjà entendu parler du rêve étrange qui m’est venu la nuit dernière. Mais j’y reviendrai tout à l’heure J’ai d’abord quelque chose d’autre à vous dire. Je ne compte pas, camarades, passer encore de longs mois parmi vous Mais avant de mourir, je voudrais m’acquitter d’un devoir, car je désire vous faire profiter de la sagesse qu’il m’a été donné d’acquérir. Au cours de ma longue existence, j’ai eu, dans le calme de la porcherie, tout loisir de méditer. Je crois être en mesure de l’affirmer : j’ai, sur la nature de la vie en ce monde, autant de lumières que tout autre animal. C’est de quoi je désire vous parler.

« Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence ? Regardons les choses en face nous avons une vie de labeur, une vie de misère, une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme. Et dans l’instant que nous cessons d’être utiles, voici qu’on nous égorge avec une cruauté inqualifiable. Passée notre première année sur cette terre, il n’y a pas un seul animal qui entrevoie ce que signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité.

« Et doit-il en être tout uniment ainsi par un décret de la nature ? Notre pays est-il donc si pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui l’habitent une vie digne et décente ? Non, camarades, mille fois non ! Fertile est le sol de l’Angleterre et propice son climat. Il est possible de nourrir dans l’abondance un nombre d’animaux bien plus considérable que ceux qui vivent ici. Cette ferme à elle seule pourra pourvoir aux besoins d’une douzaine de chevaux, d’une vingtaine de vaches, de centaine de moutons – tous vivant dans l’aisance une vie honorable. Le hic, c’est que nous avons le plus grand mal à imaginer chose pareille. Mais, puisque telle est la triste réalité, pourquoi en sommes-nous toujours à végéter dans un état pitoyable ? Parce que tout le produit de notre travail, ou presque, est volé par les humains ; Camarades, là se trouve la réponse à nos problèmes. Tout tient en un mot : l’Homme Car l’Homme est notre seul véritable ennemi Qu’on le supprime, et voici extirpée la racine du mal. Plus à trimer sans relâche ! Plus de meurt-la-faim !

« L’Homme est la seule créature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. Il distribue les tâches : entre eux, mais ne leur donne en retour que la maigre pitance qui les maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus. Qui laboure le sol : Nous ! Qui le féconde ? Notre fumier ! Et pourtant pas un parmi nous qui n’ait que sa peau pour tout bien. Vous, les vaches là devant moi, combien de centaines d’hectolitres de lait n’avez-vous pas produit l’année dernière ? Et qu’est-il advenu de ce lait qui vous aurait permis d’élever vos petits, de leur donner force et vigueur ? De chaque goutte l’ennemi s’est délecté et rassasié. Et vous les poules, combien d’œufs n’avez-vous pas pondus cette année-ci ? Et combien de ces œufs avez-vous couvés ? Tous les autres ont été vendus au marché, pour enrichir Jones et ses gens ! Et toi, Douce, où sont les quatre poulains que tu as portés, qui auraient été la consolation de tes vieux jours ? Chacun d’eux fut vendu à l’âge d’un an, et plus jamais tu ne les reverras ! En échange de tes quatre maternités et du travail aux champs, que t’a-t-on donné ? De strictes rations de foin plus un box dans l’étable !..."


Anthony Burgess (1917-1993)
Burgess, comme Graham Greene et  Evelyn Waugh, est un écrivain catholique anglais hanté par le péché originel et convaincu de la dépravation humaine : il y répond par une véritable comédie de la cruauté (A Clockwork Orange) dans laquelle les villes sont devenues informes, la langue infiltrée de mots argotiques et étrangers, et la culture vécue comme esthétique de la violence.
Né dans une famille catholique de la banlieue de Manchester, Burgess perd sa mère un an après et vit une enfance triste et pauvre avec un père pianiste mais alcoolique. Licencié en littérature, il entend devenir compositeur, est mobilisé de 1940 à 1946, et poursuit une carrière d'enseignant en Angleterre puis en Malaisie jusqu'en 1954.  Burgess vient tard à la carrière d'écrivain et c'est en 1949, qu'il écrit son premier roman, "A Vision of Battlements" (publié en 1965). De 1958 à 1961, il travaille au Sultanat de Brunei. C'est à son retour en Angleterre qu'il publie romans sur romans : "The Long Day Wanes" (Trilogie malaise, 1956-1959),  "A Clockwork Orange" (1962, Orange mécanique), "The Wanting Seed" (1962, La Folle Semence), Beard's Roman Women (1976, Rome sous la pluie), "Earthly Powers" (1980, Les Puissances des ténèbres), "The Kingdom of the Wicked" (1985, Le Royaume des mécréants). Pour des raisons fiscales, il quitte l'Angleterre en 1968 pour Malte, la France, les Etats-Unis, puis Monaco en 1984.

"A Clockwork Orange" (1962, Orange mécanique)
Chacune des trois parties du roman débute par une énigmatique question posée par le personnage principal, Alex : "What's it going to be, then, eh?" (Qu'est-ce qu'on va faire maintenant, hein?". Dans une Angleterre qui est devenue une vaste banlieue aux contours indéfinis, où la dégénérescence a atteint tant la culture que la langue (le roman compte une langue parfois argotique, anglais, américain, russe), Alex, d'une intelligence supérieure, passionné de musique classique et chef d'une bande de voyous, arpente la nuit pour satisfaire ses pulsions les plus sadiques. Après des viols de jeunes filles et de l'épouse d'un célèbre écrivain, rapportés avec un lyrisme jubilatoire et semblant justifié comme un acte de liberté spirituelle dans un monde programmé pour le progrès social et le bonheur, Alex est arrêté et condamné à quatorze ans de prison. Pour bénéficier d'une libération anticipée, il accepte de participer à un programme de réhabilitation basée sur l'aversion : sur une musique de Beethoven, il doit regarder des scènes de violence et ingurgiter une drogue qui lui donne la nausée. Considéré comme guéri, il se retrouve confronté à ses anciennes victimes, sans défense... En 1971, Anthony Burgess connut pour la première fois la grande notoriété lorsque fut porté à l'écran (par Stanley Kubrick, avec Malcolm McDowell, Patrick Magee) le roman (The Clockwork Orange) : il semblait alors constituer un parfait témoignage de cette violence omniprésente et gratuite qui commençait à gangrener les sociétés anglaise et américaine.

 

"Earthly Powers" (1980, Les Puissances des ténèbres)
"Tout le XXe siècle passe dans ces Puissances des ténèbres, emportant le lecteur dans sa chevauchée fantastique. Le génie de Burgess est d'avoir concentré l'écho du gigantesque fracas en deux personnages : un écrivain curieux et voyageur et un prêtre qui, devenu son parent par alliance, finira pape. Truculent, la tête dans le ciel, l'homme de foi mène sans répit la bataille contre le Malin. « Sacrée bataille », dit-il, mais sans douter un instant de la victoire finale du bien. A-t-il raison ? A-t-il tort ? Autour de lui, le monde étend ses ravages. L'odeur de Buchenwald imprègne encore l'air. Un fou de Dieu, enfant miraculé, provoque un carnage au nom de l'Amour, car le Malin peut aussi prendre la forme de l'amour. Cynisme et drôlerie, courage et veulerie, complaisance et exigence... Les Puissances des ténèbres est le livre de tous les contrastes et nous renvoie à un temps ou la littérature était colossale, effarante, bref sublime." (Editions Robert Laffont) 

"C'était l'après-midi de mon quatre-vingt-unième anniversaire, et j'étais au lit avec mon giton, lorsque Ali vint m'annoncer la visite de l'archevêque.

- Très bien, Ali, chevrotai-je (je m'exprimais en espagnol, de la chambre de maître dont la porte était close). Conduis-le au bar et sers-lui à boire.

- Hay dos. Su capellan también.

Il y a douze ans que j'ai pris ma retraite de la profession de romancier. Cependant, quiconque ayant une petite idée de mon œuvre et se donnant la peine de relire ma première phrase devra bien reconnaître que je n'ai pas perdu une miette de ma vieille habileté à tourner ingénieusement ce qu'il est convenu d'appeler une entrée saisissante dans le vif du sujet. Pourtant il n'y a là au fond nulle ingéniosité. Parfois l'actualité se prête aux jeux de l'art. Que j'eusse quatre-vingts ans, je ne pouvais guère en douter: toute la matinée les télégrammes de félicitations n'avaient cessé de m'en pénétrer. Geoffrey, qui enfilait déjà son pantalon de toile trop collant était en effet, selon toute hypothèse, mon Ganymède ou mon amant autant que mon secrétaire. Et le mot espagnol arzobispo signifie sans conteste archevêque. L'heure ? Peu après 4 heures, un après-midi de juin à Malte - le 23 juin pour être exact et pour épargner à ceux que cela intéresse vraiment l'ennui d'avoir à consulter le Who's Who.

Geoffrey transpirait trop et courait droit à l'embonpoint (paradoxe, car Geoffrey ne courait jamais). L'existence, imaginais-je, était trop facile pour ce garçon de trente-cinq ans. Bah, l'heure de notre séparation ne pouvait plus guère tarder; Ia nature s'en chargerait, Geoffrey n'éprouverait aucun plaisir à assister à la lecture de mon testament: « Mon cher, quelle vieille garce! Quand on pense à tout ce que j'ai fait pour lui. » Et moi, donc - mais à ma manière, c'était vrai, posthume, oui, posthume.

Je demeurai encore étendu un court moment, nu. tavelé. Jaum, émacié, à fumer une cigarette qui eût dû être postcoïtale, mais ne l'était pas. Geoffrey chaussa ses sandales en soufflant, l'estomac cassé en trois bourrelets de graisse, puis il mit sa saharienne à fleurs. Pour finir, il se dissimula derrière ses lunettes de soleil, qui étaient de cette espèce insolente dont les convexités renvoient au monde des éclairs de miroir métallique. J'y distinguai avec une netteté incroyable mon visage et mon cou de quatre-vingt-un ans : la fameuse sévérité rassise de qui a vécu avec une rare intensité sa vie, les tendons décharnés pareils à des câbles, l'anatomie des mâchoires, la cigarette "Fribourg and Treyer" au bout de son porte-cigarette Dunhill, me reliant à un âge où fumer était un acte qui se piquait d'élégance. Je considérai sans rancœur la double image, pendant que Geoffrey disait:

- Je me demande ce que Son Archevêcherie peut bien vouloir. Peut-être te remettre en mains propres une bulle d'excommunication. Sous emballage cadeau, naturellement.

- Avec soixante ans de retard, dis-je.

Je tendis à Geoffrey la cigarette à demi fumée pour qu'il l'éteignît dans un des cendriers d'onyx, et je remarquai combien il rechignait même à ce petit service. Je sortis du lit, nu, tavelé, jauni, émacié. Mon pantalon de toile était, selon les principes de la décence, loin de l'étroitesse. Et si les bégonias et les orchidées de la chemise étaient ridicules sur un homme de mon âge, il y avait beau temps que je m'étais immunisé contre les ricanements venimeux de Geoffrey en lui rétorquant: "Cher enfant, je dois bien m'habituer à la perspective de floralies révérentielles." La formule datait de 1915. Je l'avais entendue au Lamb House, à Rye; mais c'était moins du pur (echt) Henry James que du Henry James parodiant du pur (echt) Meredith - en mémoire de 1909 et d'une certaine dame qui avait envoyé à ce dernier trop de fleurs. "Floralies révérentielles, ho, ho, ho", avait raillé James, se complaisant dans un pastiche de gaieté.

- Les félicitations des fidèles, alors, dit Geoffrey.

Je ne trouvai pas du tout à mon goût sa façon d'aspirer le mot et l'accent qu'il lui avait imprimé de ce fait. J 'y reniflais un parfum de sexualité en même temps que l'odeur impudique de ses propres infidélités; c'était un terme dont je m'étais servi moi-même à son endroit, un jour, en pleurant, et il restait chargé pour moi de tout le sérieux d'une morale traditionnelle digne tout au plus d'une plaisanterie au sous-entendu obscène pour la génération de Geofrey.

- Les fidèles, lui retournai-je sur le même ton, ne sont pas censés lire mes livres. Pas ici, sur l'ile sainte de saint Paul. Ici, je suis un immoraliste, un anarchiste, un agnostique et un rationaliste. Je crois deviner ce que veut l'archevêque. Et son désir vient justement de ce que je suis tout cela.

- Plus malin qu'un vieux diable, hein ?

Ses verres réfléchissants captèrent des reflets de pierre dorée provenant de la Triq Il-Kbira, c'est-à-dire Rue la Grande ou Grand-Rue, par l'embrasure de la fenêtre. Je dis:

- Il y a en bas, dans ce que tu appelles ton bureau, beaucoup de correspondance négligée. Ècœuré par ta fainéantise, j'ai pris sur moi d'ouvrir une lettre ou deux, encore chaudes des mains du facteur. L'une d'elles portait le timbre du Vatican.

- Ah, va te faire foutre, dit-il en souriant (du moins me semblat-il : bien évidemment, je ne pouvais voir ses yeux).

Puis, singeant mon léger zézaiement, il reprit en écho:

- Écœuré par ta fainéantise... Va te faire foutre! répéta-t-il ensuite, cette fois d'un ton boudeur.

- Je crois, dis-je, entendant mon chevrotement frêle et sénile et le détestant. Je crois, oui, que je ferais mieux de dormir seul à l'avenir. Cela siérait mieux à mon âge.

- Tiens donc, enfin l'on regarde les choses en face, très cher ?

- Pourquoi, dis-je tremblant de me voir dans le grand miroir mural bleu et rabattant en arrière mes mèches clairsemées, oui, pourquoi t'arranges-tu pour que les choses prennent cet accent sale et mesquin dans ta bouche ? Chaleur. Confort. Amour. Tu trouves que ce sont des mots sales ? Amour, amour. C'est sale ?

- Le cœur, très cher, dit Geoffrey, cette fois encore avec un sourire, me parut-il. La pompe n'est plus toute jeune, il faut la surveiller, n'est-ce pas ? Très bien, chacun de nous dormira dans son lit séparé. Et si tu appelles, la nuit, qui t'entendra ?

Wer, wenn ich schrie... Qui donc avait dit ou écrit cela ? Mais le grand Rilke, lui-même, bien sûr, le pauvre. Mort aujourd'hui. Il avait pleuré en ma présence dans une méchante brasserie de Trieste, non loin de l'Aquarium. Les larmes lui ruisselaient du nez, qu'il essuyait à sa manche.

- Tu as toujours réussi à dormir assez profondément près de mon sommeil laborieux, dis-je. Assez profondément pour rester insensible même au doigt que je t'enfonçais dans les côtes. (Et puis, avec un trémolo honteux :) Fidèle, fidèle... !

Je sentais revenir les larmes, sous le poids douloureux de ce mot. Je me souvins du malheureux Winston Churchill qui, vers ce même âge, se prenait à pleurer à des mots tels que grandeur. Je crois que l'on appelle cela instabilité émotive. Maladie de vieux. La bouche de Geoffrey ne forma même pas un sourire, cette fois, pas plus que sa mâchoire ne se crispa pour signifier une hargne molle. Le bas de son visage témoigna d'une sorte de compassion tandis que le haut me renvoyait mon image jumelle : j'étais deux fois brisé. Pauvre vieux bougre, se dirait-il à lui-même et dirait-il peut-être plus tard à un ami ou à un de ses lèche-cul, au bar du Corinthia Palace Hotel. Pauvre vieille lope. Tout seul avec son impuissance, sa décrépitude et sa sénilité. Pour l'instant, c'était, avec un aimable entrain:

- Allons, très cher. Ta braguette est-elle bien fermée ? Bravo !

- Pour ce que l'on en verrait, sous tant de fleurs.

- Superbe ! Or çà donc, mettons le masque de l'auteur et de l'immoraliste distingués. Son Archevêcherie attend. 

Là-dessus, il ouvrit la lourde porte donnant droit sur le vaste salon de l'étage. A mon âge, je pouvais, je peux supporter toutes les brutalités de la lumière et de la chaleur, et l'une comme l'autre, avec cette férocité particulière aux régions méridionales, déferlaient, tel un finale de Rossini en stéréophonie, par les fenêtres grandes ouvertes et sans volets. A droite, les toits et les lessives hautes en couleurs de Lija, un autobus qui passait, des enfants querelleurs ; à gauche, par-delà les cristaux, la statuaire et la terrasse supérieure, montant du jardin, le sifflement et le ronronnement de la pompe qui irriguait mes orangers et mes citronniers.

En d'autres termes, j'entendais la vie poursuivre son cours ; c'était un réconfort. Nous foulâmes du marbre frais, une épaisse peau d'ours blanc, du marbre encore, de la fourrure, du marbre. Là-bas au fond, le clavecin William Foster, que j'avais acheté pour mon précédent ami et secrétaire, Ralph, infidèle, avec ses quelques cordes médianes brisées par Geoffrey lors d'une nuit d'orage. Aux murs, des peintures, œuvres de grands, mes contemporains, tous - aujourd'hui fabuleusement précieuses, mais acquises pour des bouchées de pain à l'époque où, pourtant jeune encore, j'étais, moi, enfin sorti de la mêlée. Et aussi des vitrines exposant des jades, des ivoires, des verreries, des métaux: bibelots ou objets d 'art. Ah ! comme ces mots de la langue française, tout en avouant leur trivialité, les en purifiaient en quelque sorte. Fruits tangibles de la réussite, le vrai combat, où l'on se collette avec la forme et l'expression, restant, lui, éternellement douteux. Oh, mon Dieu... le vrai combat ? Je pensais en écrivain, non pas en être humain, même sénile. Comme si la conquête du langage avait de l'importance ! Comme si, à la fin des fins, il existait autre chose de plus important que des clichés. Fidèle. Tu as manqué à la fidélité. Tu t'es laissé glisser, tomber dans l'infidélité. Ma conviction est que l'on doit être fidèle à ses croyances. Adeste fideles. A Noël, cela pouvait encore éveiller une nostalgie mouillée de larmes. La reproduction, dans le cabinet chirurgical de mon père, de cette horreur - mais de quel droit la qualifiais-je d'horreur ? - illustrant l'anecdote de la sentinelle morte à son poste, les yeux grands ouverts sur l'écroulement de Pompéi. Fidèle jusqu'à la mort. Les félicitations des fidèles, soit. Le monde de l'homosexualité a son langage complexe, délicat et pourtant parfois d'une acuité atroce dans sa précision, façonné d'après des clichés appartenant à l'autre monde. Ainsi donc, cher maître, ce sont là les fruits tangibles de votre réussite.

Geoffrey traînait les pieds à mon pas, par dérision, comme pour mieux souligner son, très cher, rôle d'aide pédonculaire. Côte à côte, pied à pied, avec une régularité comique, nous descendîmes la première volée de marbre. Nous arrivâmes à un palier spacieux orné d'une armoire XVIIe anglais dissimulant d'exquis cristaux - desquels on use, mon cher, couramment, pour les exhiber, s'imbiber, abreuver- et une table de tric-trac XVIIIe, dont l'échiquier était constamment garni de figurines humaines en obsidienne du Mexique (pour la parade uniquement, mon cher: il y a beau temps qu'il a passé l'âge des jeux), puis primes à droite pour nous engager dans l'ultime cataracte de marbre. Je jetai un regard sur la pendule maltaise dorée, au mur de l'escalier: elle indiquait près de 3 heures.

- Personne n'est venu la remettre en ordre, dis-je, conscient de l'irritation de ma voix. Cela fait maintenant trois jours. Oh, je sais, je sais, nous n'en mourrons pas...

Nous étions à trois degrés du bas. Geoffrey tapota du doigt la pendule comme s'il s'était agi d'un baromètre. puis, méchamment, fit mine de lui décocher un coup de poing.

- Quel sale endroit ! Je déteste cette saleté d'endroit, je l'abhorre.

- Il y faut le temps, Geoffrey.

- Nous aurions pu aller ailleurs. Il y a d'autres îles, puisque tu tiens à une saleté d'île.

- Pas maintenant, dis-je. Nous avons des visiteurs.

- Vacherie ! Nous aurions très bien pu rester à Tanger. Nous aurions eu le dernier mot avec ces salauds.

- Nous ? C'est toi, Geoffrey, qui avais les ennuis ; pas moi. 

- Qui diable t'empêchait de faire quelque chose ? Fidèle! Tu peux toujours me la jeter à la figure, ta fidélité.

- Mais j'ai fait quelque chose: je t'ai sorti de Tanger.

- Pourquoi m'avoir traîné ici, dans cette saleté d'endroit ?

Avec ces saletés de prêtres et de flics qui sont comme cul et chemise.

- Il y a deux saletés de prêtres qui nous attendent. Un peu de modération, je te prie.

- Tu as peut-être envie de crever ici, moi foutrement pas.

- Il faut bien mourir quelque part, Geoffrey. Malte me semble une sorte de compromis raisonnable.

- Pourquoi -refusés-tu de mourir dans cette saloperie de Londres ?

- Les impôts, Geoffrey. Les droits de succession. Le climat. 

- Bordel de Dieu de merde, au diable cette putain de saloperie !

Je descendis à petits pas comptés les trois dernières marches menant au grand vestibule ; il suivit, se contentant maintenant de jurer et de pester sous cape. A deux mètres de là, sur un plateau d'argent qu'embellissait une coupe chinoise pleine de fleurs de saison, s'amoncelait un arrivage tout frais de félicitations, apporté par les petits télégraphistes motorisés sur deux roues. Le bar était à l'autre bout du vestibule, sur la droite, entre la pétaudière du bureau où Geoffrey négligeait son secrétariat et mon propre cabinet de travail, maniaquement rangé. Au mur qui séparait du bar cette dernière pièce, le Georges Rouault - une ballerine laide et comme gribouillée à gros traits noirs impatients, lavés de couleurs cruelles. A Paris, à l'époque, Maynard Keynes m'avait ardemment recommandé de l'acheter Il connaissait le marché comme sa poche...." (traduction G.Belmont et H.Chabrier)