Charles Wright Mills (1916-1963), "White Collar: The American Middle Classes" (1951), "The Power Elite" (1956), "The Sociological Imagination" (1959) - Robert Alan Dahl (1912-1990), "Who Governs?" (1961), "Democracy and its critics" (1989) -  G. William Domhoff (1936), "Who Rules America ?" (1967) - ...

Last update : 12/11/2016


Le XIXe siècle et le début du XXe siècle ont cru massivement que "la lutte des classes était le moteur de l'histoire", comme le soutenait Marx. Nombre de travaux ont porté sur les classes sociales jusque dans les années 1970, pour s'effondrer après les années 1980, classe sociale, une construction de l'esprit? C. Wright Mills, pour sa part, affirmera dès le début des années cinquante,  qu' "une muraille d'indifférence semble séparer la conscience du petit-bourgeois et les problèmes de son temps. Sa volonté paraît engourdie et il n'a guère de courage. Dans d'autres classes, on trouve aussi des gens indifférents à la politique, mais on peut néanmoins leur attribuer la victoire d'un parti. Ils ont des groupes de pression infatigables, des chefs fougueux, à qui, semble-t-il, ils ont délégué leur enthousiasme pour les affaires publiques. Les cols blancs, eux sont éparpillés, et 

personne ne s'enthousiasme à leur place, ils n'ont ni la force ni la volonté de s'engager dans une lutte politique. Étrangers dans une société où règne la méfiance et le viol des consciences, aliénés dans leur travail et leur personnalité, privés de raison individuelle, indifférents en politique, voilà ce que sont les nouveaux petits bourgeois, avant-garde involontaire de la société moderne". Wright Mills en déduisit une méthode, "la tâche essentielle de la sociologie est à présent d`analyser la situation économique et politique à travers son influence sur la vie intérieure et la carrière professionnelle des individus en insistant sur le fait que les individus s`aveuglent souvent sur eux-mêmes. Nous devons chercher la structure de la société moderne dans la complexité de l'expérience quotidienne...".

 

La stratification sociale est la préoccupation centrale et la plus contraignante de la sociologie, notamment américaine durant les décennies 1950 à 1980. Les fondateurs de la sociologie, dont Weber, pensaient que les États-Unis, contrairement à l'Europe, étaient une société sans classe avec un degré élevé de mobilité ascendante. Cependant, pendant la Grande Dépression, Robert et Helen Lynd, dans leurs célèbres études sur Middletown (1937), ont mis en évidence le fossé profond entre les classes ouvrières et les classes d'affaires dans tous les domaines de la vie de la communauté. W. Lloyd Warner et ses collègues de l'Université de Harvard ont appliqué des méthodes anthropologiques pour étudier la vie sociale d'une communauté moderne (1941), Floyd Hunter, tout comme G. William Domhoff (1967), soutiennent qu'une classe d'élite qui possède et gère de grandes propriétés génératrices de revenus, comme les banques et les sociétés, domine politiquement et économiquement la structure du pouvoir américain, suivront James Burnham et Robert D. Putnam portant leur attention sur l'entrepreneur et l'homme d'affaire. Herbert Marcuse écrit, dans l'introduction de L'Homme unidimensionnel : " J'aimerais souligner l'importance des travaux de C. Wright Mills et de ses études qui sont souvent mal accueillies à cause de leur simplification, de leurs exagérations et de leur caractère journalistique. The Hidden Persuaders, The Status Seekers, The Waste Makers, de Vance Packard [...] appartiennent à cette catégorie. Certes, le manque d'analyse théorique masque souvent, dans ces travaux, les causes des conditions décrites, mais ces conditions sont suffisamment éloquentes par elles-mêmes. "

 

"The more we understand what is happening in the world, the more frustrated we often become, for our knowledge leads to feelings of powerlessness. We feel that we are living in a world in which the citizen has become a mere spectator or a forced actor, and that our personal experience is politically useless and our political will a minor illusion. Very often, the fear of total permanent war paralyzes the kind of morally oriented politics, which might engage our interests and our passions. We sense the cultural mediocrity around us-and in us-and we know that ours is a time when, within and between all the nations of the world, the levels of public sensibilities have sunk below sight; atrocity on a mass scale has become impersonal and official; moral indignation as a public fact has become extinct or made trivial." (Letters & Autobiographical Writings, 1954)

 

Charles Wright Mills (1916-1963)

Mills a été, aux États-Unis, un des critiques les plus sévères de la sociologie contemporaine, dont il dénonçait l'apparente neutralité, - ou la complaisance - et plus précisément un "fonctionnalisme"  qui ne lui fournissait pas l'outillage conceptuel conséquent pour étudier la question du pouvoir. La sociologie, les sciences humains dans leur ensemble, doivent assumer leurs responsabilités vis-à-vis des hommes et des femmes de notre société occidentale  qui vivent sans toujours réaliser à quel point leur existence est liée à l'environnement social. Nous sommes tous confrontés à des difficultés économiques ou sociales, le surendettement, la perte d'emploi, mais nous en faisons des problèmes qui ne dépassent pas le plan personnel. Il nous manque cette "imagination sociologique" qui permettrait de faire le lien entre problèmes personnels et problèmes collectifs et nous aiderait à transformer nos existences individuelles en affrontant les problèmes sociaux. Les sociologues ont le devoir moral de mettre en évidence ces connexions entre individus et société, ce que Mills décrit dans une de ses plus décisives contributions, "The Sociological Imagination" (1959). D'autant que cette cette lacune profite à cette fameuse "élite du pouvoir", autre cheval de bataille de Mills qu'il va dénoncer au fil de ses publications, analysant les classes moyennes (White Collar , 1951) et les minorités dirigeantes aux États-Unis (The Power Elite, 1956). Ses analyses ont joué un rôle dans le développement de la nouvelle gauche américaine des années 1960-1970 (Power, Politics and People, 1963). 

Mills ne se réclame pas du marxisme, mais de Max Weber dont il reprend les concept de rationalisation et de stratification sociale, - une conception qui n'est pas uniquement économique comme proposée par Marx, mais incluant les notions de prestige et de pouvoir -,  pour les appliquer, en les radicalisant, à la société occidentale du milieu du XXe siècle. L'une des conséquences de cette rationalisation est la constitution d'une classe moyenne bureaucratique qui s'est déshumanisée et n'a plus aucune prise sur ses conditions d'existence, dominés qu'ils sont par la satisfaction matérielle. L'effondrement intellectuel, politique et social, tant du prolétariat, réintégré syndicalement dans le capitalisme, que de ces classes moyennes laisse le champ libre à une "élite du pouvoir" qui va ainsi pouvoir modeler la société à sa guise. "Par élite au pouvoir, écrit-il, nous entendons ces cercles politiques, économiques et militaires qui, dans un ensemble complexe de coteries entrecroisées, partagent l’ensemble des décisions d’importance au moins nationale". C'est ainsi que cette rationalisation, censée apporter la liberté et le progrès social, produit l'effet inverse...

 

L’Élite du pouvoir  (The Power Elite, 1956)

"L’élite au pouvoir est composée d’hommes dont la position leur permet de transcender l’univers quotidien des hommes et des femmes ordinaires ; ils sont en position de prendre des décisions aux conséquences capitales. Ils commandent les principales hiérarchies et organisations de la société moderne. Ils font marcher la machine de l’État et défendent ses prérogatives. Ils dirigent l’appareil militaire. Ils détiennent les postes de commandement stratégiques de la structure sociale, où se trouvent centralisés les moyens efficaces d’exercer le pouvoir et de devenir riche et célèbre....

The higher circles -- Local society -- Metropolitan -- The celebrities -- The very rich -- The chief executives -- The corporate rich -- The warlords -- The military ascendancy -- The political directorate -- The theory of balance -- The power elite -- The mass society -- The conservative mood -- The higher immorality.

 

Publié pour la première fois en 1956, "The Power Elite" est un classique contemporain des sciences sociales et de la critique sociale. C. Wright Mills examine et critique l'organisation du pouvoir aux États-Unis, en attirant l'attention sur les trois piliers du pouvoir fermement imbriqués : l'élite militaire, l'élite des entreprises et l'élite politique (the military, corporate, and political elite). L'élite du pouvoir peut être considérée comme un bon compte rendu de ce qui se passait en Amérique à l'époque où il a été écrit, mais la question sous-jacente de savoir si l'Amérique est aussi démocratique dans la pratique qu'elle l'est en théorie est une interrogation permanente. En 1956, "The Power Elite" informait ses lecteurs de l'ampleur des changements intervenus dans l'organisation du pouvoir en Amérique au cours de leur vie. 

Une postface d'Alan Wolfe dans une nouvelle édition illustre l'ampleur des changements intervenus depuis lors. Wolfe fait le tri entre ce qui est utile dans le livre de Mills et les prédictions qui ne se sont pas réalisées, en exposant les changements radicaux du capitalisme américain, de l'intense concurrence mondiale et de l'effondrement du communisme aux transformations technologiques rapides et à l'évolution constante des goûts des consommateurs. L'élite du pouvoir a incité des générations de lecteurs à réfléchir au type de société qu'ils ont et au type de société qu'ils pourraient vouloir, et mérite d'être lu par chaque nouvelle génération....

 

"The Higher Circles

The powers of ordinary men are circumscribed by the everyday worlds in which they live, yet even in these rounds of job, family, and neighborhood they often seem driven by forces they can neither understand nor govern. ‘Great changes’ are beyond their control, but affect their conduct and outlook none the less.

The very framework of modern society confines them to projects not their own, but from every side, such changes now press upon the men and women of the mass society, who accordingly feel that they are without purpose in an epoch in which they are without power.

But not all men are in this sense ordinary. As the means of information and of power are centralized, some men come to occupy positions in American society from which they can look down upon, so to speak, and by their decisions mightily affect, the everyday worlds of ordinary men and women. They are not made by their jobs; they set up and break down jobs for thousands of others; they are not confined by simple family responsibilities; they can escape. They may live in many hotels and houses, but they are bound by no one community. They need not merely ‘meet the demands of the day and hour’; in some part, they create these demands, and cause others to meet them. Whether or not they profess their power, their technical and political experience of it far transcends that of the underlying population. What Jacob Burckhardt said of‘great men,’ most Americans might well say of their elite: ‘They are all that we are not.’

 

"Les cercles supérieurs

Les pouvoirs des hommes ordinaires sont circonscrits par les mondes quotidiens dans lesquels ils vivent. Pourtant, même dans le cadre de leur travail, de leur famille et de leur voisinage, ils semblent souvent mus par des forces qu'ils ne peuvent ni comprendre ni gouverner. Les "grands changements" échappent à leur contrôle, mais affectent néanmoins leur conduite et leur vision des choses. Le cadre même de la société moderne les confine dans des projets qui ne sont pas les leurs, mais de tous côtés, ces changements pèsent maintenant sur les hommes et les femmes de la société de masse, qui ont par conséquent le sentiment d'être sans but à une époque où ils sont sans pouvoir.

Mais tous les hommes ne sont pas, en ce sens, ordinaires. A mesure que les moyens d'information et de pouvoir sont centralisés, certains hommes en viennent à occuper des positions dans la société américaine d'où ils peuvent, pour ainsi dire, regarder d'en haut et, par leurs décisions, affecter puissamment le monde quotidien des hommes et des femmes ordinaires. Ces hommes ne sont pas conditionnés par leur travail ; ils créent et suppriment des emplois pour des milliers d'autres personnes ; ils ne sont pas confinés par de simples responsabilités familiales ; ils peuvent s'échapper. Ils peuvent vivre dans de nombreux hôtels et maisons, mais ils ne sont liés à aucune communauté. Ils ne se contentent pas de "répondre aux exigences du jour et de l'heure" ; dans une certaine mesure, ils créent ces exigences et font en sorte que d'autres y répondent. Qu'ils professent ou non leur pouvoir, l'expérience technique et politique qu'ils en ont dépasse de loin celle de la population sous-jacente. Ce que Jacob Burckhardt disait des "grands hommes", la plupart des Américains pourraient bien le dire de leur élite : "Ils sont tout ce que nous ne sommes pas".


("The power elite is composed of men whose positions enable them to transcend the ordinary environments of ordinary men and women; they are in positions to make decisions having major consequences. Whether they do or do not make such decisions is less important than the fact that they do occupy such pivotal positions: their failure to act, their failure to make decisions, is itself an act that is often of greater consequence than the decisions they do make. For they are in command of the major hierarchies and organizations of modern society. They rule the big corporations. They run the machinery of the state and claim its prerogatives. They direct the military establishment. They occupy the strategic command posts of the social structure, in which are now centered the effective means of the power and the wealth and the celebrity which they enjoy.")

L'élite du pouvoir est composée d'hommes dont la position leur permet de transcender les environnements ordinaires des hommes et des femmes ordinaires ; ils sont en position de prendre des décisions ayant des conséquences majeures. Qu'ils prennent ou non de telles décisions est moins important que le fait qu'ils occupent des positions aussi centrales : leur absence d'action, leur absence de décision, est en soi un acte qui a souvent plus de conséquences que les décisions qu'ils prennent. Car ce sont eux qui commandent les grandes hiérarchies et organisations de la société moderne. Ils dirigent les grandes entreprises. Ils gèrent les rouages de l'État et revendiquent ses prérogatives. Ils dirigent l'establishment militaire. Elles occupent les postes de commandement stratégiques de la structure sociale, dans laquelle sont désormais concentrés les moyens effectifs du pouvoir, de la richesse et de la célébrité dont elles jouissent.

 

L'élite du pouvoir n'est pas un dirigeant solitaire. Des conseillers et des consultants, des porte-parole et les faiseurs d'opinion sont souvent les capitaines de leur pensée supérieure et de leurs décisions. Immédiatement en dessous de l'élite se trouvent les politiciens professionnels des niveaux de pouvoir intermédiaires, au Congrès et dans les groupes de pression, ainsi que parmi les nouvelles et anciennes classes supérieures de la ville et de la région. Se mêlent à eux, d'une manière curieuse que nous allons explorer, ces célébrités professionnelles qui vivent en étant continuellement exposées mais qui ne sont jamais, tant qu'elles restent des célébrités, suffisamment exposées. Si ces célébrités ne sont pas à la tête d'une hiérarchie dominante, elles ont souvent le pouvoir de détourner l'attention du public ou de procurer des sensations aux masses, ou, plus directement, de gagner l'oreille de ceux qui occupent des positions de pouvoir direct. Plus ou moins détachés, critiques de la morale et techniciens du pouvoir, porte-parole de Dieu et créateurs de la sensibilité des masses, ces célébrités et consultants font partie de la scène immédiate où se joue le drame de l'élite. Mais ce drame lui-même est centré sur les postes de commandement des grandes hiérarchies institutionnelles.

1

La vérité sur la nature et le pouvoir de l'élite n'est pas un secret que les hommes d'affaires connaissent mais ne veulent pas révéler. Ces hommes ont des théories très diverses sur leur propre rôle dans la séquence des événements et des décisions. Souvent, ils ne sont pas sûrs de leur rôle et, plus souvent encore, ils laissent leurs craintes et leurs espoirs influencer leur évaluation de leur propre pouvoir. Quelle que soit l'importance de leur pouvoir réel, ils ont tendance à en être moins conscients que des résistances des autres à son utilisation. De plus, la plupart des hommes d'affaires américains ont bien appris la rhétorique des relations publiques, au point, dans certains cas, de l'utiliser lorsqu'ils sont seuls, et donc d'y croire. La conscience personnelle des acteurs n'est qu'une des nombreuses sources qu'il faut examiner pour comprendre les cercles supérieurs. Or, beaucoup de ceux qui pensent qu'il n'y a pas d'élite, ou en tout cas pas d'élite importante, s'appuient sur ce que les hommes d'affaires croient d'eux-mêmes, ou du moins affirment en public.

Il existe cependant un autre point de vue : ceux qui ont le sentiment, même vague, qu'une élite compacte et puissante d'une grande importance prévaut actuellement en Amérique fondent souvent ce sentiment sur la tendance historique de notre époque. Ils ont ressenti, par exemple, la domination de l'événement militaire et en déduisent que les généraux et les amiraux, ainsi que d'autres hommes de décision influencés par eux, doivent être extrêmement puissants. Ils apprennent que le Congrès a de nouveau abdiqué au profit d'une poignée d'hommes des décisions clairement liées à la question de la guerre ou de la paix. Ils savent que la bombe a été larguée sur le Japon au nom des États-Unis d'Amérique, bien qu'ils n'aient jamais été consultés à ce sujet. Ils ont le sentiment de vivre à une époque de grandes décisions ; ils savent qu'ils n'en prennent aucune. Par conséquent, lorsqu'ils considèrent le présent comme une histoire, ils en déduisent qu'en son centre, prenant des décisions ou n'en prenant pas, il doit y avoir une élite de pouvoir.

D'une part, ceux qui partagent ce sentiment à propos des grands événements historiques supposent qu'il existe une élite et que son pouvoir est grand. D'autre part, ceux qui écoutent attentivement les rapports des hommes apparemment impliqués dans les grandes décisions ne croient souvent pas à l'existence d'une élite dont les pouvoirs sont d'une importance décisive. Les deux points de vue doivent être pris en compte, mais aucun n'est suffisant. 

 

(The way to understand the power of the American elite lies neither solely in recognizing the historic scale of events nor in accepting the personal awareness reported by men of apparent decision. Behind such men and behind the events of history, linking the two, are the major institutions of modern society. These hierarchies of state and corporation and army constitute the means of power; as such they are now of a consequence not before equaled in human history—and at their summits, there are now those command posts of modern society which offer us the sociological key to an understanding of the role of the higher circles in America.)

Pour comprendre le pouvoir de l'élite américaine, il ne suffit pas de reconnaître l'ampleur historique des événements, ni d'accepter la conscience personnelle rapportée par des hommes apparemment décidés. Derrière ces hommes et derrière les événements de l'histoire, reliant les deux, se trouvent les grandes institutions de la société moderne. Ces hiérarchies de l'Etat, de l'entreprise et de l'armée constituent les moyens du pouvoir ; en tant que telles, elles sont aujourd'hui d'une importance jamais égalée dans l'histoire de l'humanité - et à leurs sommets, il y a maintenant ces postes de commandement de la société moderne qui nous offrent la clé sociologique pour comprendre le rôle des cercles supérieurs en Amérique.

 

(Within American society, major national power now resides in the economic, the political, and the military domains.)

Au sein de la société américaine, le pouvoir national majeur réside désormais dans les domaines économique, politique et militaire. Les autres institutions semblent en marge de l'histoire moderne et, à l'occasion, dûment subordonnées à celles-ci. Aucune famille n'est aussi directement puissante dans les affaires nationales que n'importe quelle grande entreprise ; aucune église n'est aussi directement puissante dans la biographie extérieure des jeunes hommes américains d'aujourd'hui que l'establishment militaire ; aucun collège n'est aussi puissant dans l'élaboration d'événements importants que le Conseil de sécurité nationale. Les institutions religieuses, éducatives et familiales ne sont pas des centres autonomes du pouvoir national ; au contraire, ces domaines décentralisés sont de plus en plus façonnés par les trois grands, au sein desquels se produisent désormais des développements aux conséquences décisives et immédiates.

 

(Families and churches and schools adapt to modern life; governments and armies and corporations shape it; and, as they do so, they turn these lesser institutions into means for their ends.)

Les familles, les églises et les écoles s'adaptent à la vie moderne ; les gouvernements, les armées et les entreprises la façonnent et, ce faisant, ils transforment ces institutions de moindre importance en moyens pour parvenir à leurs fins. Les institutions religieuses fournissent des aumôniers aux forces armées, où ils sont utilisés comme moyen d'accroître l'efficacité de leur moral pour tuer. Les écoles sélectionnent et forment les hommes pour les emplois qu'ils occuperont dans les entreprises et les tâches spécialisées qu'ils accompliront dans les forces armées. 

La famille élargie a bien sûr été brisée depuis longtemps par la révolution industrielle, et aujourd'hui le fils et le père sont retirés de la famille, par la contrainte s'il le faut, lorsque l'armée de l'État lance l'appel. Et les symboles de toutes ces petites institutions servent à légitimer le pouvoir et les décisions des trois grandes.

 

(The life-fate of the modern individual depends not only upon the family into which he was born or which he enters by marriage, but increasingly upon the corporation in which he spends the most alert hours of his best years; not only upon the school where he is educated as a child and adolescent, but also upon the state which touches him throughout his life; not only upon the church in which on occasion he hears the word of God, but also upon the army in which he is disciplined.)

Le destin de l'individu moderne ne dépend pas seulement de la famille dans laquelle il est né ou qu'il a épousée, mais de plus en plus de l'entreprise dans laquelle il passe les heures les plus alertes de ses meilleures années ; non seulement de l'école où il est éduqué pendant son enfance et son adolescence, mais aussi de l'Etat qui le touche tout au long de sa vie ; non seulement de l'église dans laquelle il entend parfois la parole de Dieu, mais aussi de l'armée dans laquelle il est discipliné.

Si l'Etat centralisé ne pouvait pas compter sur l'inculcation de loyautés nationalistes dans les écoles publiques et privées, ses dirigeants chercheraient rapidement à modifier le système éducatif décentralisé. Si le taux de faillite des cinq cents premières entreprises était aussi élevé que le taux général de divorce des trente-sept millions de couples mariés, il y aurait une catastrophe économique à l'échelle internationale. Si les membres des armées ne leur donnaient pas plus de leur vie que les croyants aux églises auxquelles ils appartiennent, il y aurait une crise militaire.

Au sein de chacun des trois grands, l'unité institutionnelle type s'est élargie, est devenue administrative et, dans le pouvoir de ses décisions, s'est centralisée. Derrière ces évolutions se cache une technologie fabuleuse, car en tant qu'institutions, elles ont incorporé cette technologie et la guident, alors même qu'elle façonne et rythme leurs évolutions.

L'économie, autrefois une grande dispersion de petites unités productives en équilibre autonome, est devenue dominée par deux ou trois cents entreprises géantes, liées administrativement et politiquement, qui détiennent ensemble les clés des décisions économiques.

L'ordre politique, autrefois un ensemble décentralisé de quelques dizaines d'Etats à la moelle épinière fragile, est devenu un établissement centralisé et exécutif qui s'est arrogé de nombreux pouvoirs auparavant dispersés, et qui s'immisce désormais dans tous les recoins de la structure sociale.

L'ordre militaire, qui était autrefois un petit établissement dans un contexte de méfiance alimenté par les milices d'État, est devenu l'élément le plus important et le plus coûteux du gouvernement et, bien qu'il soit versé dans les relations publiques souriantes, il a maintenant toute l'efficacité sinistre et maladroite d'un domaine bureaucratique tentaculaire.

(As each of these domains becomes enlarged and centralized, the consequences of its activities become greater, and its traffic with the others increases.)

Dans chacun de ces domaines institutionnels, les moyens de pouvoir à la disposition des décideurs ont énormément augmenté ; leurs pouvoirs exécutifs centraux ont été renforcés ; dans chacun d'entre eux, des routines administratives modernes ont été élaborées et resserrées.

Au fur et à mesure que chacun de ces domaines s'élargit et se centralise, les conséquences de ses activités deviennent plus importantes et son trafic avec les autres augmente. Les décisions d'une poignée d'entreprises influencent les développements militaires, politiques et économiques dans le monde. Les décisions de l'establishment militaire s'appuient sur la vie politique et le niveau même de l'activité économique et les affectent gravement. Les décisions prises dans le domaine politique déterminent les activités économiques et les programmes militaires. Il n'y a plus, d'une part, d'économie et, d'autre part, d'ordre politique contenant un establishment militaire sans importance pour la politique et l'argent. Il y a une économie politique liée, de mille manières, aux institutions et aux décisions militaires. De part et d'autre de la ligne de partage du monde qui traverse l'Europe centrale et contourne l'Asie, les structures économiques, militaires et politiques s'imbriquent de plus en plus les unes dans les autres. S'il y a intervention des gouvernements dans l'économie des entreprises, il y a aussi intervention des entreprises dans le processus gouvernemental. Sur le plan structurel, ce triangle de pouvoir est à l'origine de l'imbrication des directions qui est la plus importante pour la structure historique du présent.

L'imbrication est clairement révélée à chacun des points de crise de la société capitaliste moderne - effondrement, guerre et boom. A chaque fois, les hommes de décision sont amenés à prendre conscience de l'interdépendance des grands ordres institutionnels. Au XIXe siècle, lorsque l'échelle de toutes les institutions était plus petite, leur intégration libérale était réalisée dans l'économie automatique, par le jeu autonome des forces du marché, et dans le domaine politique automatique, par le marchandage et le vote. On supposait alors que du déséquilibre et des frictions qui suivaient les décisions limitées alors possibles, un nouvel équilibre émergerait en temps voulu. On ne peut plus le supposer, et ce ne sont pas les hommes au sommet de chacune des trois hiérarchies dominantes qui le supposent.

En effet, compte tenu de l'ampleur de leurs conséquences, les décisions - et les indécisions - prises dans l'un de ces domaines se répercutent sur les autres, de sorte que les décisions les plus importantes tendent soit à se coordonner, soit à déboucher sur une indécision dominante. Il n'en a pas toujours été ainsi. Lorsque l'économie était composée de nombreux petits entrepreneurs, par exemple, beaucoup d'entre eux pouvaient faire faillite et les conséquences restaient locales ; les autorités politiques et militaires n'intervenaient pas. Mais aujourd'hui, compte tenu des attentes politiques et des engagements militaires, peuvent-elles se permettre de laisser des unités clés de l'économie privée d'entreprise s'effondrer ? Elles interviennent de plus en plus dans les affaires économiques et, ce faisant, les décisions de contrôle de chaque ordre sont inspectées par des agents des deux autres ordres, et les structures économiques, militaires et politiques sont imbriquées les unes dans les autres.

At the pinnacle of each of the three enlarged and centralized domains, there have arisen those higher circles which make up the economic, the political, and the military elites. At the top of the economy, among the corporate rich, there are the chief executives; at the top of the political order, the members of the political directorate; at the top of the military establishment, the elite of soldierstatesmen clustered in and around the Joint Chiefs of Staff and the upper echelon. As each of these domains has coincided with the others, as decisions tend to become total in their consequence, the leading men in each of the three domains of power—the warlords, the corporation chieftains, the political directorate—tend to come together, to form the power elite of America.

 

Au sommet de chacun des trois domaines élargis et centralisés, sont apparus les cercles supérieurs qui constituent les élites économiques, politiques et militaires. Au sommet de l'économie, parmi les entreprises riches, il y a les chefs d'entreprise ; au sommet de l'ordre politique, les membres du directoire politique ; au sommet de l'establishment militaire, l'élite des soldats-états-majors regroupés dans et autour des chefs d'état-major interarmées et de l'échelon supérieur. Comme chacun de ces domaines a coïncidé avec les autres, comme les décisions tendent à devenir totales dans leurs conséquences, les hommes de tête dans chacun des trois domaines du pouvoir - les seigneurs de la guerre, les chefs d'entreprise, le directoire politique - tendent à se rassembler pour former l'élite du pouvoir de l'Amérique.


2

Les cercles supérieurs, à l'intérieur et autour de ces postes de commandement, sont souvent considérés en termes de possession : ils ont une part plus importante que les autres personnes des choses et des expériences les plus appréciées. De ce point de vue, l'élite est simplement celle qui possède le plus de ce qu'il y a à posséder, ce qui inclut généralement l'argent, le pouvoir et le prestige, ainsi que tous les modes de vie qui en découlent. Mais l'élite n'est pas simplement celle qui a le plus, car elle ne pourrait pas "avoir le plus" si elle n'occupait pas une position dans les grandes institutions. En effet, ces institutions sont les bases nécessaires du pouvoir, de la richesse et du prestige et, en même temps, les principaux moyens d'exercer le pouvoir, d'acquérir et de conserver la richesse et d'encaisser les prétentions les plus élevées au prestige.

Par puissants, nous entendons bien sûr ceux qui sont capables de réaliser leur volonté, même si d'autres y résistent. (No one, accordingly, can be truly powerful unless he has access to the command of major institutions, for it is over these institutional means of power that the truly powerful are, in the first instance, powerful.) Nul ne peut donc être vraiment puissant s'il n'a pas accès à la maîtrise des grandes institutions, car c'est sur ces moyens institutionnels du pouvoir que les vrais puissants sont, en premier lieu, puissants.

Les politiciens de haut rang et les fonctionnaires clés du gouvernement détiennent un tel pouvoir institutionnel, tout comme les amiraux et les généraux, ainsi que les principaux propriétaires et dirigeants des grandes entreprises. Il est vrai que tout le pouvoir n'est pas ancré dans ces institutions et exercé au moyen de celles-ci, mais ce n'est qu'en leur sein et par leur intermédiaire que le pouvoir peut être plus ou moins continu et important.

La richesse est également acquise et détenue dans et par le biais d'institutions. La pyramide de la richesse ne peut pas être comprise uniquement en termes de très riches ; car les grandes familles héritières, comme nous le verrons, sont maintenant complétées par les institutions corporatives de la société moderne : chacune des familles très riches a été et est étroitement liée - toujours légalement et souvent aussi sur le plan de la gestion - à l'une des sociétés multimillionnaires.

L'entreprise moderne est la principale source de richesse, mais, dans le capitalisme moderne, l'appareil politique ouvre et ferme également de nombreuses voies d'accès à la richesse. Le montant et la source des revenus, le pouvoir sur les biens de consommation et sur le capital productif sont déterminés par la position au sein de l'économie politique. Si notre intérêt pour les très riches va au-delà de leur consommation somptueuse ou avare, nous devons examiner leurs relations avec les formes modernes de propriété d'entreprise ainsi qu'avec l'État, car ces relations déterminent aujourd'hui les chances des hommes d'acquérir de grandes propriétés et de recevoir des revenus élevés.

Le grand prestige suit de plus en plus les grandes unités institutionnelles de la structure sociale. Il est évident que le prestige dépend, souvent de façon décisive, de l'accès aux machines publicitaires qui sont maintenant une caractéristique centrale et normale de toutes les grandes institutions de l'Amérique moderne. En outre, l'une des caractéristiques de ces hiérarchies d'entreprises, d'États et d'institutions militaires est que leurs postes de direction sont de plus en plus interchangeables. L'une des conséquences de ce phénomène est la nature accumulative du prestige. Les revendications de prestige, par exemple, peuvent être initialement fondées sur des rôles militaires, puis exprimées et renforcées par un établissement d'enseignement dirigé par des cadres d'entreprise, et enfin encaissées dans l'ordre politique, où, pour le général Eisenhower et ceux qu'il représente, le pouvoir et le prestige se rejoignent finalement au sommet de la hiérarchie. Comme la richesse et le pouvoir, le prestige a tendance à être cumulatif : plus on en a, plus on peut en avoir. Ces valeurs ont également tendance à se traduire l'une dans l'autre : les riches ont plus de facilité que les pauvres à accéder au pouvoir ; ceux qui ont un statut ont plus de facilité que ceux qui n'en ont pas à contrôler les possibilités de s'enrichir.

Si nous retirions les cent hommes les plus puissants d'Amérique, les cent plus riches et les cent plus célèbres des positions institutionnelles qu'ils occupent actuellement, de leurs ressources en hommes, en femmes et en argent, des médias de communication de masse qui se concentrent aujourd'hui sur eux, alors ils seraient impuissants, pauvres et non célébrés. (For power is not of a man. Wealth does not center in the person of the wealthy. Celebrity is not inherent in any personality. To be celebrated, to be wealthy, to have power requires access to major institutions, for the institutional positions men occupy determine in large part their chances to have and to hold these valued experiences.) Car le pouvoir n'est pas l'apanage d'un homme. La richesse n'est pas centrée sur la personne du riche. La célébrité n'est pas inhérente à une personnalité. Pour être célébré, pour être riche, pour avoir du pouvoir, il faut avoir accès aux grandes institutions, car les positions institutionnelles que les hommes occupent déterminent en grande partie leurs chances d'avoir et de conserver ces expériences précieuses.

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Les personnes des cercles supérieurs peuvent également être conçues comme les membres d'une strate sociale supérieure, comme un ensemble de groupes dont les membres se connaissent, se voient socialement et dans le cadre de leurs activités professionnelles et tiennent donc compte les uns des autres lorsqu'ils prennent des décisions. L'élite, selon cette conception, se sent et est ressentie par les autres comme le cercle restreint des "classes sociales supérieures". Ils forment une entité sociale et psychologique plus ou moins compacte ; ils sont devenus des membres conscients d'une classe sociale. Les gens sont acceptés ou non dans cette classe, et il y a un clivage qualitatif, plutôt qu'une simple échelle numérique, qui les sépare de ceux qui ne font pas partie de l'élite. Ils sont plus ou moins conscients d'être une classe sociale et se comportent les uns envers les autres différemment des membres des autres classes. Ils s'acceptent, se comprennent, se marient, ont tendance à travailler et à penser, sinon ensemble, du moins de la même manière.

Nous ne voulons pas, par notre définition, préjuger si l'élite des postes de commandement est consciente d'appartenir à une telle classe socialement reconnue, ou si une proportion considérable de l'élite provient d'une classe aussi claire et distincte. Ces questions doivent être étudiées. Cependant, afin de pouvoir reconnaître ce que nous avons l'intention d'étudier, nous devons noter une chose que toutes les biographies et mémoires des riches, des puissants et des éminents indiquent clairement : peu importe ce qu'ils peuvent être par ailleurs, les personnes de ces cercles supérieurs sont impliquées dans un ensemble de "foules" qui se chevauchent et de "cliques" qui sont étroitement liées.

Il existe une sorte d'attirance mutuelle entre ceux qui "s'assoient sur la même terrasse" - bien que cela ne devienne souvent clair pour eux, comme pour les autres, qu'au moment où ils ressentent le besoin de tracer la ligne ; seulement lorsque, dans leur défense commune, ils en viennent à comprendre ce qu'ils ont en commun, et donc à resserrer leurs rangs contre les étrangers.

L'idée d'une telle strate dirigeante implique que la plupart de ses membres ont des origines sociales similaires, qu'ils entretiennent tout au long de leur vie un réseau de relations informelles et que, dans une certaine mesure, il existe une interchangeabilité des positions entre les différentes hiérarchies de l'argent, du pouvoir et de la célébrité. Il faut bien sûr noter d'emblée que si une telle élite existe, sa visibilité sociale et sa forme, pour des raisons historiques très solides, sont très différentes de celles des cousinages nobles qui régnaient autrefois sur les différentes nations européennes.

That American society has never passed through a feudal epoch is of decisive importance to the nature of the American elite, as well as to American society as a historic whole. For it means that no nobility or aristocracy, established before the capitalist era, has stood in tense opposition to the higher bourgeoisie. It means that this bourgeoisie has monopolized not only wealth but prestige and power as well. It means that no set of noble families has commanded the top positions and monopolized the values that are generally held in high esteem; and certainly that no set has done so explicitly by inherited right. It means that no high church dignitaries or court nobilities, no entrenched landlords with honorific accouterments, no monopolists of high army posts have opposed the enriched bourgeoisie and in the name of birth and prerogative successfully resisted its self-making.

Le fait que la société américaine n'ait jamais connu d'époque féodale est d'une importance décisive pour la nature de l'élite américaine, ainsi que pour la société américaine dans son ensemble historique. Cela signifie en effet qu'aucune noblesse ou aristocratie, établie avant l'ère capitaliste, ne s'est opposée à la bourgeoisie supérieure. Cela signifie que cette bourgeoisie a monopolisé non seulement la richesse, mais aussi le prestige et le pouvoir. Cela signifie qu'aucun ensemble de familles nobles n'a occupé les postes les plus élevés et monopolisé les valeurs généralement tenues en haute estime ; et certainement qu'aucun ensemble ne l'a fait explicitement par droit héréditaire. Cela signifie qu'aucun dignitaire ecclésiastique ou noblesse de cour, aucun propriétaire terrien retranché avec des accoutrements honorifiques, aucun monopoliste des hauts postes de l'armée ne s'est opposé à la bourgeoisie enrichie et, au nom de la naissance et de la prérogative, n'a résisté avec succès à son auto-fabrication.


Mais cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de couches supérieures aux États-Unis. Le fait qu'elles aient émergé d'une "classe moyenne" qui n'avait pas de supérieurs aristocratiques reconnus ne signifie pas qu'elles soient restées de la classe moyenne lorsque d'énormes augmentations de richesse ont rendu possible leur propre supériorité. Leurs origines et leur nouveauté ont peut-être rendu les couches supérieures moins visibles en Amérique qu'ailleurs. Mais dans l'Amérique d'aujourd'hui, il existe en fait des niveaux et des gammes de richesse et de pouvoir que les personnes des classes moyennes et inférieures connaissent très peu et dont elles ne rêvent peut-être même pas. Il y a des familles qui, par leur bien-être, sont tout à fait à l'abri des soubresauts économiques ressentis par les personnes peu prospères et celles qui se trouvent plus bas dans l'échelle. Il y a aussi des hommes de pouvoir qui, au sein de groupes assez restreints, prennent des décisions aux conséquences énormes pour la population sous-jacente.

 

(The American elite entered modern history as a virtually unopposed bourgeoisie). L'élite américaine est entrée dans l'histoire moderne comme une bourgeoisie pratiquement sans opposition. Aucune bourgeoisie nationale, avant ou après, n'a eu de telles opportunités et de tels avantages. N'ayant pas de voisins militaires, ils ont facilement occupé un continent isolé, riche en ressources naturelles et immensément accueillant pour une main-d'œuvre consentante. Un cadre de pouvoir et une idéologie pour sa justification étaient déjà à portée de main. Contre les restrictions mercantilistes, ils ont hérité du principe du laissez-faire ; contre les planteurs du Sud, ils ont imposé le principe de l'industrialisme. La guerre d'Indépendance a mis fin aux prétentions nobiliaires coloniales, les loyalistes ayant fui le pays et de nombreux domaines ayant été démantelés. Le bouleversement jacksonien, avec sa révolution du statut, met fin aux prétentions au monopole de la descendance des vieilles familles de la Nouvelle-Angleterre. La guerre de Sécession a brisé le pouvoir, et donc en temps voulu le prestige, des prétendants à la plus haute estime du Sud d'avant la guerre de Sécession. Le rythme de l'ensemble du développement capitaliste a rendu impossible le développement et la pérennité d'une noblesse héréditaire en Amérique.

Aucune classe dirigeante fixe, ancrée dans la vie agraire et s'épanouissant dans la gloire militaire, ne pouvait contenir en Amérique la poussée historique du commerce et de l'industrie, ou subordonner à elle-même l'élite capitaliste - comme les capitalistes ont été subordonnés, par exemple, en Allemagne et au Japon. Une telle classe dirigeante, où que ce soit dans le monde, ne pouvait pas non plus contenir celle des États-Unis lorsque la violence industrialisée en est venue à décider de l'histoire. En témoignent le sort de l'Allemagne et du Japon au cours des deux guerres mondiales du vingtième siècle, ainsi que le sort de la Grande-Bretagne elle-même et de sa classe dirigeante modèle, alors que New York devenait l'inévitable capitale économique et Washington l'inévitable capitale politique du monde capitaliste occidental.

C'est le type de conception socialement non localisée que certains écrivains américains aux aspirations conservatrices ont récemment cherché à développer. Mais la plupart des conceptions morales et psychologiques de l'élite sont beaucoup moins sophistiquées et concernent non pas les individus mais la strate dans son ensemble. En fait, de telles idées naissent toujours dans une société où certains possèdent plus que d'autres ce qu'il faut posséder. Les personnes avantagées répugnent à croire qu'elles sont simplement des personnes avantagées. Ils en viennent à se définir comme intrinsèquement dignes de ce qu'ils possèdent ; ils en viennent à se croire "naturellement" une élite et, en fait, à imaginer leurs possessions et leurs privilèges comme des prolongements naturels de leur propre élite. En ce sens, l'idée que l'élite est composée d'hommes et de femmes ayant une moralité plus fine est une idéologie de l'élite en tant que strate dirigeante privilégiée, et ce, que cette idéologie soit le fait de l'élite ou qu'elle soit inventée par d'autres.

À l'ère de la rhétorique égalitaire, les membres les plus intelligents ou les plus éloquents des classes inférieures et moyennes, ainsi que les membres coupables de la classe supérieure, peuvent en venir à penser à une contre-élite. En fait, dans la société occidentale, il existe une longue tradition et des images variées des pauvres, des exploités et des opprimés comme étant les véritables vertueux, les sages et les bienheureux. Issue de la tradition chrétienne, cette idée morale d'une contre-élite, composée de types essentiellement supérieurs condamnés à une position inférieure, peut être et a été utilisée par la population sous-jacente pour justifier une critique sévère des élites dirigeantes et pour célébrer les images utopiques d'une nouvelle élite à venir...."

 

Dans l'édition française de 1969, voici ce que l'on notait : ce livre offre des outils pour penser les catégories dirigeantes : différenciées à leur base, elles s’imbriquent à leur sommet et dépossèdent le grand public de son pouvoir sur la vie démocratique. Cette élite est clientéliste, clanique et corrompue. Le livre détaille les conditions qui permettent à une telle situation de perdurer et entend expliquer comment le débat public se restreint souvent à un débat entre prescripteurs d’opinions."  (François Maspero 1969)

 

Depuis Thorstein Veblen (1857-1829), en passant par Lynd Robert (1892-1970) et Helen Merrell Lynd (1896-1982), on découvre, pendant les années quarante et cinquante, les travaux de C. Wright Mills. Si Mills ne se réclame pas du marxisme, il introduit cependant la connaissance non idéologique du marxisme au sein de l'université et de la société elle-même. Son œuvre est imprégnée de la vision marxienne d'une société structurée selon les besoins d'un système de production contrôlé par ce que Mills appelle l' "ELITE AU POUVOIR". En effet, selon Mills, le pouvoir aux États-Unis se caractérise par un mélange complexe d'intérêts corporatifs qui changent selon les besoins du système productif. Le pouvoir politique se constitue et se défend comme une bureaucratie administrative composée d`initiés. "Les changements de structure de pouvoir sont générés par les modifications des prises de position découlant de décisions politiques, économiques et militaires" (C. Wright Mills, L'Elite du pouvoir, 1966). L'élite du pouvoir fait partie de la classe dirigeante, décrite en termes de ses composantes diverses et de ses divisions internes. Sans faire référence aux penseurs sociaux fondateurs, Mills décrit les élites sociales comme représentant un monde social différent, à la fois autonome, et pourtant nourri par un recrutement dans les classes sociales exclues du pouvoir. Il conçoit cette classe dirigeante ou régnante comme des "cercles supérieurs" (higher circles), cercles qui, en se chevauchant, ont des rapports complexes. Pour évoquer la complexité de ces rapports sociaux au sein de l`élite au pouvoir, Mills cite l'ex-communiste Whittaker Chambers disant d`Alger Hiss, brillant homme d'État ayant bénéficié des privilèges d'un milieu social fortune et accusé d`espionnage pendant la chasse aux sorcières, que sa carrière lui avait permis d`établir "des racines faisant corps avec le sol forestier de la classe supérieure américaine" (C. Wright Mills, 1966). Une image qui illustre l'approche analytique de Mills, pour lequel la cohésion de classe est indissociable des contacts familiaux et sociaux, formant un tissu d`interconnexions et une conscience sociale spécifique.

Deux aspects sont donc liés dans la sociologie de Mills : la fonctionnalité des corps et des "ordres" qu'il appelle parfois "cercles", et la conscience, structurée par leurs positions relatives. Le "statut social" résulte de l'analyse de ces deux aspects des sociétés modernes comme deux éléments d`un même phénomène. Concept élaboré à la fin du siècle dernier par Thorstein Veblen, et préconisé par Karl Marx dans son analyse du "fétichisme de la marchandise" dans le premier volume du Capital : le statut social est la valeur honorifique accordée à un certain rang de l`échelle sociale. Autrement dit, il s' agit du prestige ou de la "distinction" attribués aux individus issus de différentes catégories sociales. 

Et pendant les années cinquante, période de recherche pour Mills, la sociologie nord-américaine se tourne tout particulièrement vers l'étude du statut social au détriment du concept de classe sociale, parfois totalement occulté. La contribution de Mills au débat reconstitue en quelque sorte la notion selon laquelle l'intérêt socio-économique prévaut sur les formations idéologiques et dont les perceptions de statut social sont des éléments. Déjà, à la fin des années quarante, il avait consacré son premier ouvrage aux "cols blancs", travailleurs non manuels, employés dans les bureaux et dans les services. Les besoins économiques réclamaient alors de nouvelles professions dont découleront d'autres comportements et d'autres perspectives...

 

Société locale

Dans toutes les villes d'Amérique, un groupe de familles supérieures s'élève au-dessus des classes moyennes et domine la population d'employés et de salariés. Les membres de ce groupe possèdent plus que les autres tout ce qu'il y a à posséder localement ; ils détiennent les clés de la décision locale ; leurs noms et leurs visages sont souvent imprimés dans le journal local ; en fait, ils possèdent le journal ainsi que la station de radio ; ils possèdent également les trois usines locales importantes et la plupart des propriétés commerciales le long de la rue principale ; ils dirigent les banques. Se mêlant étroitement les uns aux autres, ils sont tout à fait conscients d'appartenir à la classe dirigeante des familles dirigeantes.

Tous leurs fils et filles vont à l'université, souvent après des écoles privées, puis ils se marient entre eux ou avec d'autres garçons et filles issus de familles similaires dans des villes similaires. Une fois bien mariés, ils en viennent à posséder, à occuper, à décider. Le fils d'une de ces vieilles familles, au grand dam de son père et à la fureur de son grand-père, est aujourd'hui cadre dans la branche locale d'une société nationale. Le principal médecin de famille a deux fils, dont l'un exerce aujourd'hui ; l'autre, qui va bientôt épouser la fille de la deuxième plus grande usine, sera probablement le prochain procureur. Il en a toujours été ainsi, et il en est de même aujourd'hui dans les petites villes d'Amérique.

 

Local Society

In every town and small city of America an upper set of families stands above the middle classes and towers over the underlying population of clerks and wage workers. The members of this set possess more than do others of whatever there is locally to possess; they hold the keys to local decision; their names and faces are often printed in the local paper; in fact, they own the newspaper as well as the radio station; they also own the three important local plants and most of the commercial properties along the main street; they direct the banks. Mingling closely with one another, they are quite conscious of the fact that they belong to the leading class of the leading families.

All their sons and daughters go to college, often after private schools; then they marry one another, or other boys and girls from similar families in similar towns. After they are well married, they come to possess, to occupy, to decide. The son of one of these old families, to his father’s chagrin and his grandfather’s fury, is now an executive in the local branch of a national corporation. The leading family doctor has two sons, one of whom now takes up the practice; the other—who is soon to marry the daughter of the second largest factory—will probably be the next district attorney. So it has traditionally been, and so it is today in the small towns of America.

 

(Class consciousness is not equally characteristic of all levels of American society: it is most apparent in the upper class. Among the underlying population everywhere in America there is much confusion and blurring of the lines of demarcation, of the status value of clothing and houses, of the ways of money¬ making and of money-spending.) La conscience de classe n'est pas la même à tous les niveaux de la société américaine : c'est dans la classe supérieure qu'elle est la plus apparente. Parmi la population sous-jacente, partout en Amérique, il y a beaucoup de confusion et de brouillage des lignes de démarcation, de la valeur statutaire des vêtements et des maisons, des façons de gagner de l'argent et d'en dépenser. Les membres des classes inférieures et moyennes se distinguent bien sûr par les valeurs, les choses et les expériences auxquelles conduisent des revenus plus ou moins élevés, mais ils n'ont souvent conscience ni de ces valeurs, ni de leur appartenance à une classe.

Les couches supérieures, en revanche, ne serait-ce que parce qu'elles sont moins nombreuses, ont beaucoup plus de facilité à mieux se connaître, à maintenir entre elles une tradition commune et donc à être conscientes de leur propre appartenance. Ils ont l'argent et le temps nécessaires pour maintenir leurs normes communes. Classe aisée, ils constituent également un ensemble plus ou moins distinct de personnes qui, se mêlant les unes aux autres, forment des cercles compacts ayant des prétentions communes à la reconnaissance en tant que familles dirigeantes de leur ville.

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En examinant la petite ville, le romancier et le sociologue ont ressenti le plus clairement le drame de l'ancienne et de la nouvelle classe supérieure. La lutte pour le statut qu'ils ont observée dans ces villes peut être vue à une échelle historique dans l'évolution moderne de l'ensemble de la société occidentale ; pendant des siècles, les parvenus et les snobs des nouvelles classes supérieures ont été en tension avec la "vieille garde". Il existe, bien sûr, des variations régionales, mais dans l'ensemble du pays, les riches des petites villes sont étonnamment standardisés. Dans les villes d'aujourd'hui, deux types de classes supérieures prédominent, l'une composée de familles rentières et socialement plus âgées, l'autre de familles plus récentes qui, économiquement et socialement, sont d'un type plus entrepreneurial. Les membres de ces deux classes supérieures comprennent les différentes distinctions qui existent entre eux, bien que chacun ait sa propre vision de ces distinctions. 

Il ne faut pas croire que l'ancienne classe supérieure est nécessairement "plus élevée" que la nouvelle, ou que la nouvelle est simplement un nouveau riche, qui s'efforce de draper la richesse nouvellement acquise dans les vêtements de prestige portés si facilement par l'ancienne. La nouvelle classe supérieure a son propre style de vie, et bien que ses membres - surtout les femmes - empruntent considérablement au style de l'ancienne classe supérieure, ils le renient aussi - surtout les hommes - au nom de leurs propres valeurs et aspirations. À bien des égards, ces deux classes supérieures sont en concurrence pour le prestige et leur concurrence implique un certain dégonflement mutuel des prétentions au mérite...."

 

 Les cols blancs, essai sur les classes moyennes américaines
( White Collar: The American Middle Classes, 1951)

This book is considered a standard on the subject of the new middle class in twentieth-century America. This landmark volume demonstrates how the conditions and styles of middle class life, originating from elements of both the newer lower and upper classes, represent modern society as a whole. By examining white-collar life, the author aimed to learn something about what was becoming more typically American than the once-famous Western frontier character. He painted a picture instead of a society that had evolved into a business-based milieu, viewing America instead as a great salesroom, an enormous file, and a new universe of management. - Ce livre est considéré comme une référence sur le sujet de la nouvelle classe moyenne dans l'Amérique du vingtième siècle. Cet ouvrage historique montre comment les conditions et les styles de vie de la classe moyenne, issus d'éléments des nouvelles classes inférieures et supérieures, représentent la société moderne dans son ensemble. En examinant la vie des cols blancs, l'auteur a voulu en savoir plus sur ce qui devenait plus typiquement américain que le célèbre personnage de la frontière de l'Ouest. Il a brossé le tableau d'une société qui avait évolué vers un milieu axé sur les affaires, considérant l'Amérique comme une grande salle de vente, un énorme fichier et un nouvel univers de gestion ...

Introduction -- 1. Old middle classes. 1. The world of the small entrepreneur -- 2. The transformation of property -- 3. The rhetoric of competition -- 2. White collar worlds. 4. The new middle class : I -- 5. The managerial demiurge -- 6. Old professions and new skills -- 7. Brains, Inc. -- 8. The great salesroom -- 9. The enormous file -- 3. Styles of life. 10. Work -- 11. The status panic -- 12. Success -- 4. Ways of power. 13. The new middle class : II -- 14. White-collar unionism -- 15. The politics of the rearguard.

 

Les cadres supérieurs de ce système technobureaucratique sont entièrement au service des propriétaires des grandes firmes, "le démiurge administratif a bureaucratisé l'esprit capitaliste, et fétichisé l'entreprise : les cadres et employés à cols blancs qui ne sont peut-être ni cupides ni agressifs de caractère, mais servent une machinerie qui fonctionne souvent d'une façon cupide et agressive. Les hommes sont les rouages d'un mécanisme qui a fait de la cupidité une routine, et de l'agressivité un principe impersonnel d'organisation..." L'employé est dépersonnalisés par l'immense appareil et littéralement broyé : "...Les fatigues physiques qu'ont éprouvées les ouvriers du XIXème siècle se retrouvent, sous une forme psychologique, chez l'employé du XXème siècle. L'homme moyen d'aujourd'hui n'a pas de soutien sérieux qui donne un sens à son existence. Il n'a pas de conscience historique, car son passé fut bref et sans gloire ; il n'a pas vécu un âge d'or dont le souvenir pourrait faire supporter ses malheurs. S'il est toujours pressé, c'est peut-être parce qu'il ne sait pas où il va ; s'il est paralysé par la peur, c'est peut- être parce qu'il ignore de quoi il a peur. C'est là un trait essentiel de son attitude politique et cette paralysie explique sa totale apathie."

 

"Power, politics, and people; the collected essays" , C. Wright Mills, 1963

The structure of power in American society -- The social life of a modern community -- A Marx for the managers -- The political gargoyles : business as power -- The trade union leader : a collective portrait -- The labor leaders and the power elite -- The American business elite : a collective portrait -- A look at the white collar -- The problem of industrial development -- Pragmatism, politics and religion -- The Nazi behemoth -- Collectivism and the mixed-up economy -- Liberal values in the modern world -- The American political elite : a collective portrait -- The conservative mood -- The decline of the left -- Culture and politics -- The new left -- The competitive personality -- The middle classes in the middle-sized cities -- The social roles of the intellectual -- The sociology of stratification -- Plain talk on fancy sex -- Diagnosis of our moral uneasiness -- Women : the darling little slaves -- The unity of work and leisure -- Mass society and liberal education -- Man in the middle : the designer -- The complacent young men -- The big city : private troubles and public issues -- The cultural apparatus -- Language, logic and culture --Situated actions and vocabularies of motive -- Methodological consequences of the sociology of knowledge -- The language and ideas of ancient China -- Ideology and economics -- The professional ideology of social pathologists -- Two styles of social science research -- IBM plus reality plus humanism = Sociology -- Mass media and public opinion -- On knowledge and power -- Bibliography of the writing of C. Wright Mills

 

"The Sociological Imagination" (L'imagination sociologique, 1959)

Dans un contexte politique très difficile pour les analyses critiques marxisantes, Mills se lance dans un débat sur des concepts clés qui remettent en cause les fondements de la sociologie. "L'imagination sociologique" a été ainsi traduite comme un plaidoyer pour des méthodes historiques et philosophiques plus ouvertes à l'étude des phénomènes sociaux. 

En se montrant critique des orthodoxies de cette discipline scientifique (le fonctionnalisme, le behaviorisme, la dérive empiriste et positiviste, etc.), il prône un retour à une méthode qui prendrait en compte les conjonctures historiques et les spécificités qualitatives de chaque situation. La sociologie se doit d'incorporer plus de subtilité dans ses orientations, non seulement afin d'enrichir ses analyses, mais aussi pour communiquer plus largement une compréhension des événements. LA SOCIOLOGIE DOIT PERMETTRE AU PUBLIC D'ACCEDER A UNE FORME DE PRISE DE CONSCIENCE HISTORIQUE. ...

 


G. William Domhoff (1936)

G. William Domhoff est souvent considéré aux États-Unis comme l'un des plus importants sociologues "radicaux" et, comme C. Wright Mills, débute par l`analyse du pouvoir : sur quelles bases et selon quelles distinctions se fondent l'autorité et les privilèges au sein de la population nord-américaine? Poursuivant son analyse sur la lancée de Mills, il se focalise sur les perceptions du statut social. Selon lui, les caractéristiques des classes sociales dites "supérieures" (langage, consommation...) montrent comment le pouvoir et les privilèges  restent l'apanage d'élites minoritaires. 

 

"Who Rules America ?" (1967)

Domhoff décrit en détail les groupes, les individus et les organisations qui constituent une classe à la fois "gouvernante" et "régnante" et soutient que les États-Unis sont dominés par une élite de propriétaires, tant sur le plan politique qu'économique. Il s'appuie sur le livre de E. Digby Baltzell de 1958, "Philadelphia Gentlemen : The Making of a National Upper Class" (1958),  "The Power Elite", de C. Wright Mills (1956), "Who Governs ?", de Robert A. Dahl (1961). Sa conclusion fait référence aux analyses de Paul Sweezy, fondateur de la revue marxiste, Monthly Review, sur les groupes d'intérêt, "Community power succession : Atlanta's policy-makers revisited" de Floyd Hunter (1953), partant à la recherche des «vrais» détenteurs du pouvoir plutôt que de ceux qui occupent des postes officiels évidents, et "Top Leadership, USA" (1957). Il établit, semble-t-il, ainsi le lien entre sociologie universitaire de tendance critique et marxisme. Si dans toute son œuvre, notamment dans "The Higher Circles : The Governíng Class in America" (1970) et "The Powers That Be : Processes of Ruling Class Domination in America" (1978), Domhoff dépeint la structure du pouvoir et la domination de classe existant aux Etats-Unis, c'est un courant qui reste minoritaire, et rares sont les penseurs qui recourent au marxisme dans les sciences humaines en milieu universitaire. La plupart brilleront plutôt par leur manque d'engagement politique. On notera par ailleurs a contrario en Grande-Bretagne une tradition marxienne en sociologie qui contraste avec la situation nord-américaine...

 


Robert Alan Dahl (1912-1990)

 

"Who Governs? Democracy and power in an American city" (1961)

"One of the difficulties that confronts anyone who attempts to answer the question, "Who rules in a pluralist democracy?" is the ambiguous relationship of leaders to citizens" ("Who Governs?: Democracy and Power in an American City", a study of power structures in New Haven, 1961). Décrivant le fonctionnement politique des sociétés industrielles occidentales, le politologue américain Robert Dahl s'est au début des années 1960 opposé à la radicalité d'un C. Wright Mills qui soutient que le système démocratique américain n'a de démocratique que le nom, le pouvoir est totalement confisqué par une élite, une caste étroite qui exerce son contrôle de la société au mieux de ses intérêts financiers, militaires et politiques. Pour Robert Dahl, certes une conception de la démocratie selon Rousseau et un absolutisme de la volonté générale ne peut être une solution souhaitable, certes la réalité politique ne nous offre pas l'image d'une démocratie au sens où le peuple gouvernerait lui-même, mais il n'y a pas confiscation du pouvoir par une oligarchie dominante. En fait Dahl fait observer, le plus pragmatiquement du monde, que les sources du pouvoir sont dispersées, que les élites ne forment pas un tout homogène, qu'il y a bien rotation des leaders (les élections), accès différenciés aux ressources politiques  (médias, partis, syndicats, lobbies, etc.), pluralité des instances de décision. Robert Dahl introduit ainsi le terme de "polyarchie" ("polyarchy", as a more accurate description when it comes to most countries we tend to call democracies) pour décrire le fonctionnement de la démocratie américaine, chacun peut participer à la désignation des autorités politiques et c'est l'organisation qui se charge de régler pacifiquement les éventuels conflits. La dispersion des pouvoirs, la pluralité potentielle des leaders, les réseaux de dépendances complexes qui s'instaurent entre les différents acteurs, garantissent une démocratie a minima mais qui fonctionne au mieux des intérêts de tous...