Boom latinoamericano - Ernesto Sábato (1911-2011) - Juan Carlos Onetti (1909-1994) - Manuel Mujica Lainez (1910-1984) - Gabriel Garcia Marquez (1927-2014) - Carlos Fuentes (1928-2012) - Mario Vargas Llosa (1936) - Guillermo Cabrera Infante (1929-2005) - David Alfaro Siqueiros (1896-1974) - José Clemente Orozco (1883-1949) - Julio Cortázar (1914-1984)  - José Lezama Lima (1910-1976) - José Donoso (1924-1996) -...

Last update: 03/11/2017


Les années 1960 voient pour la première fois la publication et la diffusion dans le monde entier d'un grand nombre d'oeuvres hispaniques d'Amérique du Sud : tous ces auteurs n’appartiennent pas à la même génération ni n’empruntent les mêmes styles ou inspirations, mais tous, intégrés et identifiés sous une même dénomination, le fameux "boom latinoamericano", envahissent la scène culturelle, les ateliers de traduction nord-américains et européens, et déferlent sur un public espagnol alors sevré de littérature. La littérature hispano-sudaméricaine semble soudainement se libérer de toute entrave, repositionnée par la révolution cubaine de 1959, portée par le modernisme européen, libérée par le "realismo mágico" de ses grandes figures qui débrident l'imagination et cette substance irrationnelle qui peuple la moindre parcelle d'un continent labouré par la rationalité occidentale. Sont ainsi successivement publiés "La muerte de Artemio Cruz" (1962), du mexicain Carlos Fuentes, "La ciudad y los perros" (1962) et "La casa verde" (1965), du péruvien Mario Vargas Llosa, "El astillero" (1961), de l'uruguayen Juan Carlos Onetti, "Paradiso" (1966), du cubain José Lezama Lima, "Rayuela" (1963), de l'argentin Julio Cortázar, "Sobre héroes y tumbas" (1961), de l'argentin Ernesto Sábato, "Cien años de soledad" (1967), du colombien Gabriel García Márquez, "El siglo de las luces" (1962), du cubain Alejo Carpentier... Tous ces écrivains vivent ou ont vécu en Europe, chassés souvent par les dictatures militaires, au moment où les milieux universitaires européens et nord-américains s'ouvrent à l'Amérique latine. Tous sont unis par les mêmes affinités "politiques" et bénéficient d'un environnement promotionnel d'autant plus important que la production romanesque espagnole ne parvient encore à trouver les termes de sa singularité...

David Alfaro Siqueiros - Nuestra imagen actual (1947, Museo de Arte Moderno, México)

The 1960s saw for the first time the publication and worldwide distribution of a large number of Hispanic works from South America: All these authors do not belong to the same generation or borrow the same styles or inspirations, but all of them, integrated and identified under the same name, the famous "Latin American boom", invade the cultural scene, the North American and European translation workshops, and invade a Spanish audience then weaned from literature. Hispano-South American literature suddenly seems to be freed from all hindrance, repositioned by the Cuban revolution of 1959, carried by European modernism, liberated by the "realismo mágico" of its great figures who unbridle the imagination and this irrational substance that populates the smallest parcel of a continent ploughed by western rationality. 

La década de 1960 vio por primera vez la publicación y distribución mundial de un gran número de obras hispanas de América del Sur: Todos estos autores no pertenecen a la misma generación ni toman prestadas las mismas inspiraciones o estilos, pero todos ellos, integrados e identificados bajo el mismo nombre, el famoso "boom latinoamericano", invaden la escena cultural, los talleres de traducción norteamericanos y europeos, invaden un público español y luego se despojan de la literatura. La literatura hispano-suramericana de repente parece liberarse de todo estorbo, reposicionada por la revolución cubana de 1959, llevada por el modernismo europeo, liberada por el "realismo mágico" de sus grandes figuras que desenfrenan la imaginación y esta sustancia irracional que puebla la parcela más pequeña de un continente arado por la racionalidad occidental. 

 



Ernesto Sábato (1911-2011)
Natif de Rojas, province de Buenos Aires, marqué, a-t-on dit par l'amour possessif d'une mère, Ernesto Sábato incarne la conscience tourmentée de l'Argentine tout au long de ce XXe siècle et pense un temps pouvoir se réfugier dans la clarté des sciences exactes. Il est passé par le Parti communiste en 1930, qu'il quitte en 1934, épouse Matilde Kusminsky Richter qui soutiendra cette âme pessimiste et torturée en toutes occasions. Docteur en physique en 1937, il est à Buenos Aires en 1940, et commence à écrire, hanté par les rapports de la science, qu'il abandonne définitivement peu après - "Uno y el Universo" (1945) critique le rôle déshumanisant de la science et de la technique -,  à l'éthique et à Dieu. C'est avec "El tunel", en 1948, qu'il acquiert une notoriété internationale (Albert Camus le fera traduire en français par Gallimard) : un romancier, disait-il, à la différence d'un fou, peut aller jusqu'à la folie et en revenir, ici  Juan Pablo Castel est un héros torturé qui ne pourra se soustraire à son désir d'absolu et à cet exorcisme de la solitude que peut être l'amour, Castel met fin à ses amours tumultueuses en tuant Maria, la femme qu'il aime. Sábato poursuit alors ses interrogations r sur la situation métaphysique de l'homme en ce monde et l'apport défaillant de la civilisation occidentale, - "Hombres y engranajes" (1951), "Heteroxia" (1953), puis explore le passé historique de l'Argentine ("Romance de la muerte de Juan Lavalle"; "Abbadon, el exterminador", 1974), jusqu'à l'épisode ambigu et surprenant de la rencontre de de ces deux si prestigieux écrivains argentins que sont Ernesto Sabato et Jorge Luis Borges avec le dictateur et général Videla en mai 1976...

 

"Sobre héroes y tumbas" (1961, Héros et tombes)
Elément d'un triptyque qui comprend "Le Tunnel" et "L'Ange des ténèbres", considéré comme l’un des meilleurs romans argentins du XXème siècle, ce récit intimiste s'enracine dans une troublante Buenos Aires de six millions d'habitants et entend rendre toute la complexité d'un monde en crise en s'organisant autour du personnage d'Alejandra Vidal Olmos, une jeune femme étrange, épileptique, à la fois ange et démon, qui vit entourée d'un vieillard qui conserve dans un carton la tête du commandant Acevedo, d'une vieille Indienne plus ou moins sourde, et de l'oncle Bebe, un fou qui se promène constamment avec sa clarinette. Surgit un jeune homme, Martin, qui découvre l'amour avec Alejandra, mais surtout une expérience sans fin de cette sorte de folie qui se joue d'elle ("La Formación de Martín"). Dans une seconde partie ("La decadencia de los Vidal Olmos"), surgit Fernando Vidal Olmos, le père d'Alejandra, qui nous offre l'un des chapitres les plus connus de cette oeuvre, "Informe sobre ciegos" (le "Rapport sur les aveugles") : Fernando est en effet persuadé que les aveugles sont au cœur d'une société secrète qui serait à l'origine de tous les complots,  et élabore ainsi une théorie qui va le mener au bord de la folie. L'histoire de Martín et d'Alejandra resurgit à nouveau pour se clôturer en tragédie : Alejandra tue son père et périt dans l'incendie de leur maison. Reste Martín abandonné à son chagrin et une fresque sociale de l'Argentine de Perón qui semble sombrer à jamais et que symbolise cette fameuse équipée qu'accomplissent des fidèles du général Lavalle, s'acharnant au péril de leur vie à transporter vers le nord du pays son cadavre pourrissant afin de lui épargner les outrages de l'ennemi...
"Abaddon el exterminador" (L’Ange des ténèbres, 1974) se présente comme une suite et met en scène l’auteur lui-même, pathétique dans ses interrogations et ses contradictions.


Gabriel Garcia Marquez (1927-2014)
L'auteur du célèbre "Cien anos de soledad" (1967), natif d'Aracata (Magdalena, Colombie), Gabriel Garcia Marquez, a grandi à l'ombre d'un grand-père dont la mort en 1935 fut pour lui le moment le plus déterminant de sa vie et c'est durant son enfance que semble s'être élaboré tout son univers fictionnel. Sous l'influence des Faulkner, Dos Passos et Hemingway, ses premiers ouvrages auront pour intrigue principale l'exil de la famille Buendia et son installation à Macondo, l'archétype imaginé du village colombien, mais aussi latino-américain ("Ojos de perro azul" (1950), Des yeux de chien bleu; " La Hojarasca" (1955), Des feuilles dans la bourrasque). En 1968, Garcia Marquez vit à Barcelone, écrivain et journaliste engagé, et se retrouve au centre de cette nouvelle avant-garde littéraire, le "boom", avec "La increíble y triste historia de la cándida Eréndira y su abuela desalmada" (1972, L'incroyable et Triste histoire de la candide Erendida et de sa grand-mère diabolique), puis "El otoño del patriarca" (1975, L'Automne du patriarche). Suivent "Crónica de una muerte anunciada" (1981, Chronique d'une mort annoncée), "El amor en los tiempos del cólera (1985, L'Amour aux temps du choléra), "El General en su laberinto" (1989, Le Général dans son labyrinthe), oeuvres plus fraîchement accueillies par la critique en un temps où il soutient Cuba malgré les réserves internationales.

 

"El coronel no tiene quien le escriba" (1961, Pas de lettre pour le Colonel)
Ce bref roman, écrit en 1957 à Paris, est considéré comme un des purs chefs d'oeuvre de Gabriel Garcia Marquez. Bien des années après la paix des braves, le vieux colonel attend au village, par le courrier hebdomadaire, des nouvelles d'ancien combattant dont la promesse s'est perdue dans les labyrinthes administratifs de la vie civile. Il crève de faim auprès de sa compagne asthmatique, nourrissant sa vaine attente de nostalgies d'action clandestine et des victoires à venir de son coq de combat, dépositaire de ses ultimes espérances. Faudra-t-il, en désespoir de cause, manger le volatile, ou au contraire préserver à tout prix ce symbole d'une gloire réduite à présent aux dimensions d'un enclos de combats de coqs ? (Editions Grasset)

"El coronel destapó el tarro de café y comprobó que no había más de una cucharadita. Retiró la olla del fogón, vertió la mitad del agua en el piso de tierra, y con un cuchillo raspó el interior del tarro sobre la olla hasta cuando se desprendieron las últimas raspaduras del polvo de café revueltas con óxido de lata.
         Mientras esperaba a que hirviera la infusión, sentado junto a la hornilla de barro cocido en una actitud confiada e inocente expectativa, el coronel experimentó la sensación de nacían hongos y lirios venenosos en sus tripas. Era octubre. Una mañana difícil de sortear, aún para un hombre como él que había sobrevivido a tantas mañanas como esa, durante cincuenta y seis años —desde cuando terminó la última guerra civil— el coronel no había hecho nada distinto de esperar. Octubre era una de las pocas cosas que llegaban.
         Su esposa levantó el mosquitero cuando lo vio entrar al dormitorio con el café. Esa noche había sufrido una crisis de asma y ahora atravesaba por un estado de sopor. Pero se incorporóa para recibir la taza.
         —Y tú —dijo.
         —Ya tomé —mintió el coronel—. Todavía quedaba una cucharada grande.
         En ese momento empezaron los dobles. El coronel se había olvidaddo del entierro. Mientras su esposa tomaba el café, descolgó la hamaca en un extremo y la enrolló en el otro, detrás de la puerta. La mujer pensó en el muerto.
         —Nació en 1922 —dijo—. Exactamente un mes después de nuestro hijo. El siete de abril.
         Siguió sorbiendo el café en las pausas de su respiración pedregosa. Era una mujer construida apenas en cartílagos blancos sobre una espina dorsal arqueada e inflexible. Los trastornos respiratorios la obligaban a preguntar afirmando. Cuando terminó el cafñe todavía estaba pensando en el muerto.
         “Debe ser horrible estar enterrado en octubre”, dijo. Pero su marido no le puso atención. Abrió la ventana. Octubre se había instalado en el patio. Contemplando la vegetación que reventaba en verdes intensos, las minúsculas tiendas de las lombríces en el barro, el coronel volvió a sentir el mes aciago en los intestinos.
         —Tengo los huesos húmedos —dijo.
         —Es el invierno replicó la mujer—. Desde que empezó a lloverte estoy diciendo que duermas con las medias puestas.
         —Hace una semana que estoy durmiendo con ellas.
         Llovía despacio pero sin pausas. El coronel habría preferido envolverse en una manta de lana y meterse otra vez en la hamaca Pero la insistencia de los bronces rotos le recordó el entierro “Es octubre”, murmuró, y caminó hacia el centro del cuarto. Sólo entonces se acordó del gallo amarrado a la pata de la cama Era un gallo de pelea.

 

"La increíble y triste historia de la cándida Eréndira y su abuela desalmada" (1972, L'incroyable et Triste histoire de la candide Erendida et de sa grand-mère diabolique)
"Sept nouvelles écrites entre 1961 et 1972, ce second recueil de Garcia Marquez ne quitte Macondo que pour un autre village imaginaire et putride surveillé par la Cordillère et la mer peuplée de légendes... Alors les flots vomissent le "Noyé le plus beau du monde" dont les muscles helléniques font rêver les femmes... Un insomniaque découvre dans "La Mer du temps perdu" des cavaliers qui tournent autour d'un kiosque à musique..." (Editions Grasset) Ruy Guerra en réalisa une adaptation cinématographique en 1983, "Eréndira" avec Claudia Ohana et Irene Papas...

"Eréndira estaba bañando a la abuela cuando empezó el viento de su desgracia. La enorme mansión de argamasa lunar, extraviada en la soledad del desierto, se estremeció hasta los estribos con la primera embestida. Pero Eréndira y la abuela estaban hechas a los riesgos de aquella naturaleza desatinada, y apenas si notaron el calibre del viento en el baño adornado de pavorreales repetidos y mosaicos pueriles de termas romanas.
         La abuela, desnuda y grande, parecía una hermosa ballena blanca en la alberca de mármol. La nieta había cumplido apenas los catorce años, y era lánguida y de huesos tiernos, y demasiado mansa para su edad. Con una parsimonia que tenía algo de rigor sagrado le hacía abluciones a la abuela con un agua en la que había hervido plantas depurativas y hojas de buen olor, y éstas se quedaban pegadas en las espaldas suculentas, en los cabellos metálicos y sueltos, en el hombro potente tatuado sin piedad con un escarnio de marineros.
         —Anoche soñé que estaba esperando una carta —dijo la abuela.
         Eréndira, que nunca hablaba si no era por motivos ineludibles, preguntó:
         —¿Qué día era en el sueño?
         —Jueves.
         —Entonces era una carta con malas noticias —dijo Eréndira— pero no llegará nunca.
         Cuando acabó de bañarla, llevó a la abuela a su dormitorio. Era tan gorda que sólo podía caminar apoyada en el hombro de la nieta, o con un báculo que parecía de obispo, pero aún en sus diligencias más difíciles se notaba el dominio de una grandeza anticuada. En la alcoba compuesta con un criterio excesivo y un poco demente, como toda la casa, Eréndira necesitó dos horas más para arreglar a la abuela. Le desenredó el cabello hebra por hebra, se lo perfumó y se lo peinó, le puso un vestido de flores ecuatoriales, le empolvó la cara con harina de talco, le pintó los labios con carmín, las mejillas con colorete, los párpados con almizcle y las uñas con esmalte de nácar, y cuando la tuvo emperifollado como una muñeca más grande que el tamaño humano la llevó a un jardín artificial de flores sofocantes como las del vestido, la sentó en una poltrona que tenía el fundamento y la alcurnia de un trono, y la dejó escuchando los discos fugaces del gramófono de bocina."

 

"Crónica de una muerte anunciada" (1981, Chronique d'une mort annoncée)
"Dans un village de Colombie, un jeune homme, Santiago Nasar, est assassiné un matin à l'issue d'une nuit blanche très mouvementée et d'une visite au port pour apercevoir l'évêque dont le passage est un événement. Une enquête menée par le narrateur révèle l'aspect insolite de ce fait divers : tout le monde, en fait, était au courant du projet des deux assassins. Cette mort était "annoncée" et même clamée par les tueurs. Pourquoi n'a-t-on rien fait pour empêcher l'assassinat en avertissant la future victime ? Des servantes familiales au responsable de la sécurité du village, en passant par le curé, ou les bouchers des abattoirs, on avait, semble-t-il, ses raisons. Consultés par le narrateur, les témoins expliquent ce qu'ils savent, ou mieux, ce qu'ils savaient. Mais pourquoi les frères Vicario ont-ils tué Santiago Nasar à l'aube, alors qu'ils ont passé une partie de la nuit avec lui à festoyer et à s'enivrer à l'occasion du fastueux mariage de leur soeur Angela ? En pleine nuit de noces, le marié, Bayardo, congédie brusquement sa femme car il s'aperçoit qu'elle n'est pas vierge. Interrogée par ses deux frères, Angela révèle le nom de celui qui l'a déflorée : Santiago Nasar. Mais est-ce vrai ? Et le mari mérite-t-il vraiment cette vengeance familiale ? Ainsi l'affaire est reconstituée peu à peu, mais les détails fournis, loin d'éclairer l'ensemble, le rendent de plus en plus mystérieux et rocambolesque.." (Editions Grasset) Francesco Rosi en réalise une adptation cinématographique en 1987 avec Ornella Muti, Rupert Everett et Gian Maria Volontè...

"El día en que lo iban a matar, Santiago Nasar se levantó a las 5.30 de la mañana para esperar el buque en que llegaba el obispo. Había soñado que atravesaba un bosque de higuerones donde caía una llovizna tierna, y por un instante fue feliz en el sueño, pero al despertar se sintió por completo salpicado de cagada de pájaros. «Siempre soñaba con árboles», me dijo Plácida Linero, su madre, evocando 27 años después los pormenores de aquel lunes ingrato. «La semana anterior había soñado que iba solo en un avión de papel de estaño que volaba sin tropezar por entre los almendros», me dijo. Tenía una reputación muy bien ganada de interprete certera de los sueños ajenos, siempre que se los contaran en ayunas, pero no había advertido ningún augurio aciago en esos dos sueños de su hijo, ni en los otros sueños con árboles que él le había contado en las mañanas que precedieron a su muerte.
         Tampoco Santiago Nasar reconoció el presagio. Había dormido poco y mal, sin quitarse la ropa, y despertó con dolor de cabeza y con un sedimento de estribo de cobre en el paladar, y los interpretó como estragos naturales de la parranda de bodas que se había prolongado hasta después de la media noche. Más aún: las muchas personas que encontró desde que salió de su casa a las 6.05 hasta que fue destazado como un cerdo una hora después, lo recordaban un poco soñoliento pero de buen humor, y a todos les comentó de un modo casual que era un día muy hermoso. Nadie estaba seguro de si se refería al estado del tiempo. Muchos coincidían en el recuerdo de que era una mañana radiante con una brisa de mar que llegaba a través de los platanales, como era de pensar que lo fuera en un buen febrero de aquella época. Pero la mayoría estaba de acuerdo en que era un tiempo fúnebre, con un cielo turbio y bajo y un denso olor de aguas dormidas, y que en el instante de la desgracia estaba cayendo una llovizna menuda como la que había visto Santiago Nasar en el bosque del sueño. Yo estaba reponiéndome de la parranda de la boda en el regazo apostólico de María Alejandrina Cervantes, y apenas si desperté con el alboroto de las campanas tocando a rebato, porque pensé que las habían soltado en honor del obispo."

 

"El amor en los tiempos del cólera" (1985, L'Amour aux temps du choléra)
"Dane une petite ville des Caraïbes, à la fin du siècle dernier, un jeune télégraphiste, pauvre, maladroit, poète et violoniste, tombe amoureux fou de l’écolière la plus ravissante que l’on puissse imaginer. Sous les amandiers d’un parc, il lui jure un amour éternel et elle accepte de l’épouser. Pendant trois ans, ils ne feront que penser l’un à l’autre, vivre l’un pour l’autre, rêver l’un de l’autre, plongés dans l’envoûtement de l’amour. Jusqu’au jour où l’éblouissante Fermina Daza, créature magique et altière, irrésistible d’intelligence et de grâce, préfèrera un jeune et riche médecin, Juvenal Urbino, à la passion invincible du médiocre Florentino Ariza. Fermina et Jevenal gravissent avec éclat les échelons de la réussite en même temps qu’ils traversent les épreuves de la routine conjugale. Florentino Ariza, repoussé par Fermina Dazan, se réfugie dans la poésie et entreprend une carrière de séducteur impénitent et clandestin. Toute sa vie, en fait, n’est tournée que vers un seul objectif : se faire un nom et une fortune pour mériter celle qu’il ne cessera jamais d’aimer en secret et avec acharnement chaque instant de chaque jour, pendant plus d’un demi-siècle.." (Editions Grasset)

 

"Memoria de mis putas tristes" (Mémoire de mes putains tristes, 2004)
"L'année de mes quatre-vingt-dix ans, j'ai voulu m'offrir une folle nuit d'amour avec une adolescente vierge. Je me suis souvenu de Rosa Cabarcas, la patronne d'une maison close qui avait l'habitude de prévenir ses bons clients lorqu'elle avait une nouveauté disponible. Je n'avais jamais succombé à aucune de ses nombreuses tentations obscènes, et moins encore à celle-là, mais elle ne croyait pas à mes principes. La morale est aussi une affaire de temps, disait-elle avec un sourire malicieux, tu verras ». Ainsi commencent ces souvenirs. Le narrateur, « timide et anachronique », comme il se définit lui-même, vit dans une grande maison coloniale, héritée de ses parents, il a presque tout vendu sauf la bibliothèque et sa collection de disques de musique classique, il s'enorgueillit de n'avoir jamais couché avec une femme sans la rétribuer. En fait, il n'est jamais tombé amoureux. Sa vie n'a pas été passionnante et il décide de la commencer à un âge où la mort se penche déjà sur lui. Il sera sauvé de la vieillesse, stimulé par cet amour tardif pour une tendre adolescente. Les épisodes amoureux sont platoniques, sans une parole, un mot : un voyeurisme extrême qui génère un amour fou. Ce qui prime dans ces confessions d'un nonagénaire dont l'ultime désir est de mourir centenaire et amoureux, c'est la revendication jubilatrice de l'amour et de la passion, quel que soit l'âge et les circonstances. Le roman est parsemé d'épisodes dramatiques, d'humour et de poésie, d'éléments propres à l'univers de Marquez : la vie quotidienne dans les Caraïbes et le monde irééel de Macondo, la solitude de l'homme, les errements de l'amour et surtout les amours contrariés..." (Editions Grasset) Henning Carlsen en réalise une adaptation cinématographique en 2011 avec Emilio Echevarría, Geraldine Chaplin, Paola Medina...

 

"El año de mis noventa años quise regalarme una noche de amor loco con una adolescente virgen. Me acordé de Rosa Cabarcas, la dueña de una casa clandestina que solía avisar a sus buenos clientes cuando tenía una novedad disponible. Nunca sucumbí a ésa ni a ninguna de sus muchas tentaciones obscenas, pero ella no creía en la pureza de mis principios. También la moral es un asunto de tiempo, decía, con una sonrisa maligna, ya lo verás. Era algo menor que yo, y no sabía de ella desde hacía tantos años que bien podía haber muerto. Pero al primer timbrazo reconocí la voz en el teléfono, y le disparé sin preámbulos: - Hoy sí.

Ella suspiró: Ay, mi sabio triste, te desapareces veinte años y sólo vuelves para pedir imposibles. Recobró enseguida el dominio de su arte y me ofreció una media docena de opciones deleitables, pero eso sí, todas usadas. Le insistí que no, que debía ser doncella y para esa misma noche. Ella preguntó alarmada: ¿Qué es lo que quieres probarte? Nada, le contesté, lastimado donde más me dolía, sé muy bien lo que puedo y lo que no puedo. Ella dijo impasible que los sabios lo saben todo, pero no todo: Los únicos Virgos que van quedando en el mundo son ustedes los de agosto. 

¿Por qué no me lo encargaste con más tiempo? La inspiración no avisa, le dije. Pero tal vez espera, dijo ella, siempre más resabida que cualquier hombre, y me pidió aunque fueran dos días para escudriñar a fondo el mercado. Yo le repliqué en serio que en un negocio como aquél, a mi edad, cada hora es un año. Entonces no se puede, dijo ella sin la mínima duda, pero no importa, así es más emocionante, qué carajo, te llamo en una hora.

No tengo que decirlo, porque se me distingue a leguas: soy feo, tímido y anacrónico. Pero a fuerza de no querer serlo he venido a simular todo lo contrario. Hasta el sol de hoy, en que resuelvo contarme como soy por mi propia y libre voluntad, aunque sólo sea para alivio de mi conciencia. He empezado con la llamada insólita a Rosa Cabarcas, porque visto desde hoy, aquél fue el principio de una nueva vida a una edad en que la mayoría de los mortales están muertos.

Vivo en una casa colonial en la acera de sol del parque de San Nicolás, donde he pasado todos los días de mi vida sin mujer ni fortuna, donde vivieron y murieron mis padres, y donde me he propuesto morir solo, en la misma cama en que nací y en un día que deseo lejano y sin dolor. Mi padre la compró en un remate público a fines del siglo XIX, alquiló la planta baja para tiendas de lujo a un con sorcio de italianos, y se  reservó este segundo piso para ser feliz con la hija de uno de ellos, Florina de Dios Cargamantos, intérprete notable de Mozart, políglota y garibaldina, y la mujer más, hermosa y de mejor talento que hubo nunca en la ciudad: mi madre.

El ámbito de la casa es amplio y luminoso, con arcos de estuco y pisos ajedrezados de mosaicos florentinos, y cuatro puertas vidrieras sobre un balcón corrido donde mi madre se sentaba en las noches de marzo a cantar arias de amor con sus primas italianas. Desde allí se ve el parque de San Nicolás con la catedral y la estatua de Cristóbal Colón, y más allá las bodegas del muelle fluvial y el vasto horizonte del río grande de la Magdalena a veinte leguas de su estuario. Lo único ingrato de la casa es que el sol va cambiando de ventanas en el transcurso del día, y hay que cerrarlas todas para tratar de dormir la siesta en la penumbra ardiente. Cuando me quedé solo, a mis treinta y dos años, me mudé a la que fuera la alcoba de mis padres, abrí una puerta de paso hacia la biblioteca y empecé a subastar cuanto me iba sobrando para vivir, que terminó por ser casi todo, salvo los libros y la pianola de rollos...."

"L'année de mes quatre-vingt-dix ans, j'ai voulu m'offrir une folle nuit d'amour avec une adolescente vierge. Je me suis souvenu de Rosa Cabarcas, la patronne d”une maison close qui avait pour habitude de prévenir ses bons clients lorsqu'elle avait une nouveauté disponible. Je n'avais jamais succombé à une telle invitation ni à aucune de ses nombreuses tentations obscènes, mais elle ne croyait pas à la pureté de mes principes. La morale aussi est une affaire de temps, disait-elle avec un sourire malicieux, tu verras. Elle était un peu plus jeune que moi, et je ne savais rien d'elle depuis tant d'années qu'elle aurait pu aussi bien être morte. Pourtant, au premier Allô j'ai reconnu la voix au bout du fil et j'ai déclaré sans préambule : "Aujourd'hui, oui !"

Ah, mon pauvre vieux, a-t-elle soupiré, tu disparais pendant vingt ans et tu ne reviens que pour demander l'impossible. Retrouvant aussitôt la maîtrise de sa profession, elle m'a fait une demi-douzaine de propositions délicieuses mais, il faut bien le dire, toutes de seconde main. Je lui ai dit non, que ce devait être une pucelle et pour le soir même. Inquiète, elle m'a demandé : Que veux-tu te prouver ? Rien, ai-je répondu, piqué au vif, je sais très bien ce que je peux et ce que je ne peux pas. Impassible, elle la répliqué que les vieux savent tout, sauf ce qu'ils ne savent pas : il ne reste de Vierge en ce monde que ceux qui, comme toi, sont nés au mois d'août. Pourquoi ne m'as-tu pas passé ta commande plus tôt ?  L'inspiration ne prévient pas, ai-je répondu. Mais elle attend peut-être, a-t-elle rétorqué, comme toujours plus avisée que les hommes, et elle m'a demandé au moins deux jours pour passer le marché au crible. Très sérieux, j'ai déclaré que dans une affaire comme celle-ci, à mon âge, chaque heure est une année. Alors c'est impossible, a-t-elle dit sans l'ombre d'une hésitation, mais peu importe, c'est plus excitant comme ça, nom de dieu, je te rappelle dans une heure.

Inutile de le dire, car on le voit à des kilomètres : je suis laid, timide et anachronique. Mais à force de ne pas vouloir le reconnaître, j'ai fini par simuler tout le contraire. Jusqu'à aujourd'hui, où j'ai décidé de ma propre volonté de me livrer tel que je suis, ne serait-ce que pour soulager ma conscience. J'ai commencé par ce coup de téléphone insolite à Rosa Cabarcas, parce qu'avec le recul je vois bien à présent qu'il a marqué le début d'une nouvelle vie, à un âge où la plupart des mortels sont morts.

J'habite une maison coloniale sur la bordure ensoleillée du parc San Nicolás, où j'ai passé tous les jours de ma vie sans femme ni fortune, où mes parents ont vécu et trépassé et où j'ai l'intention de mourir dans le lit où je suis né, seul et un jour que je voudrais lointain et indolore. Mon père l'avait achetée dans une vente aux enchères à la fin du XIXe siècle, avait loué le rez-de-chaussée à un groupe d'Italiens qui l'ont transformé en magasin de luxe, et s'était réservé l'étage pour vivre heureux avec la fille de l'un d'entre eux, Florentina de Dios Cargamantos, interprète remarquable de Mozart, polyglotte et garibaldienne, la femme la plus belle et la plus talentueuse que la ville ait jamais connue : ma mère.

La maison est grande et lumineuse, avec des arcades en stuc, des sols dallés de mosaïques florentines et quatre portes-fenêtres donnant sur un long balcon où ma mère s'asseyait les soirs de mars pour chanter des arías d'amour avec ses cousines italiennes. De là, on voit le parc San Nicolás avec la cathédrale et la statue de Christophe Colomb, et plus loin les docks du port fluvial et le vaste horizon du Magdalena encore à vingt lieues de son estuaire. Tout ce que la maison a d'ingrat, c'est le soleil qui, au fil de la journée, change de fenêtres qu'il faut toutes fermer si l'on veut faire la sieste dans la pénombre ardente. A trente-deux ans, quand je suis resté seul, je me suis installé dans ce qui avait été la chambre de mes parents, j'ai fait percer une porte donnant sur la bibliothèque et j'ai commencé à vendre à l'encan tout ce qui ne m'était pas indispensable pour vivre, c'est-à-dire presque tout, sauf les livres et le Pianola à rouleaux...."

 


"Los funerales de la Mamá Grande" (1962)
"Les funérailles de la Grande Mémé" regroupent des nouvelles écrites entre 1948 et 1962. "L'auteur jette ici les bases de son univers romanesque: le bourg mythique de Macondo, dévasté de chaleur et d'ennui. Les Puissants côtoient un petit peuple naïf et inventif. La guerre civile passée, on vit sur des cadavres. Il faut toute la puissance démiurgique de l'auteur pour convoquer le Pape dans cet enfer, lui faire traverser la forêt vierge en gondole!" (Editions Grasset) : "La siesta del martes", "Un día de estos", "En este pueblo no hay ladrones", "La prodigiosa tarde de Baltazar", "La viuda de Montiel", "Un día después del sábado", "Rosas artificiales", "Los funerales de la Mamá Grande"..

La siesta del martes - Los funerales de la Mamá Grande (1962)
"El tren salió del trepidante corredor de rocas bermejas, penetró en las plantaciones de banano, simétricas e interminables, y el aire se hizo húmedo y no se volvió a sentir la brisa del mar. Una humareda sofocante entró por la ventanilla del vagón. En el estrecho camino paralelo a la vía férrea había carretas de bueyes cargadas de racimos verdes. Al otro lado del camino, intempestivos espacios sin sembrar, había ventiladores eléctricos, campamentos de ladrillos rojos y residencias con sillas y mesitas blancas en las terrazas, entre palmeras y rosales polvorientos. Eran las once de la mañana y aún no había empezado el calor.
       —Es mejor que subas el vidrio —dijo la mujer—. El pelo se te va a llenar de carbón.
       La niña trató de hacerlo pero la persiana estaba bloqueada por óxido.
       Eran los únicos pasajeros en el escueto vagón de tercera clase. Como el humo de la locomotora siguió entrando por la ventanilla, la niña abandonó el puesto y puso en su lugar los únicos objetos que llevaban: una bolsa de material plástico con cosas de comer y un ramo de flores envuelto en papel de periódicos. Se sentó en el asiento opuesto, alejada de la ventanilla, de frente a su madre. Ambas guardaban un luto riguroso y pobre.
       La niña tenía doce años y era la primera vez que viajaba. La mujer parecía demasiado vieja para ser su madre, a causa de las venas azules en los párpados y del cuerpo pequeño, blando y sin formas, en un traje cortado como una sotana. Viajaba con la columna vertebral firmemente apoyada contra el espaldar del asiento, sosteniendo en el regazo con ambas manos una cartera de charol desconchado. Tenía la serenidad escrupulosa de la gente acostumbrada a la pobreza.
       A las doce había empezado el calor. El tren se detuvo diez minutos en una estación sin pueblo para abastecerse de agua. Afuera, en el misterioso silencio de las plantaciones, la sombra tenía un aspecto limpio. Pero el aire estancado dentro del vagón olía a cuero sin curtir. El tren no volvió a acelerar. Se detuvo en dos pueblos iguales, con casas de madera pintadas de colores vivos. La mujer inclinó la cabeza y se hundió en el sopor. La niña se quitó los zapatos. Después fue a los servicios sanitarios a poner en agua el ramo de flores muertas."


Juan Carlos Onetti (1909-1994)
Natif de Montivedeo, l'existence d'Onetti, à l'instar de son oeuvre, est fait d'errances, de rencontres, de séparations, nourrie d'auteurs comme Dash Hammett, Knut Hamsum, William Faulkner, hanté par le retour des mêmes impasses, quelles soient de l'ordre de son existence ou de celui de ses créations fictionnelles. Il enchaîne alors de puissantes oeuvres qui vont marquées la littérature urugayenne mais plus encore latino-américaine du XXe siècle - "El pozo" (1939),  "Para esta noche," (1943), "La vida breve" (1950), premier volume du fameux "cycle de Santa María", ville mythique du Rio de la Plata où l'homme ne peut guère espérer s'enraciner - mais le monde qu'il nous donne, des vies engluées dans l'opacité d'une désespérance sans rémission possible, peut expliquer la relative discrétion littéraire de cet auteur, par ailleurs d'une grande pudeur... Il regagne l'Uruguay en 1955, se remarie une quatrième fois, connait une relation tumultueuse avec Idea Vilarino, mais doit s'exiler à Madrid en 1975 suite au coup d'Etat qui enserre dans sa répression l'Uruguay pendant dix années.

 

 "El astillero" (1961, Le Chantier)
"Tout en fumant une cigarette au soleil, Larsen pensa distraitement qu’il existait dans toutes les villes, dans toutes les maisons, en lui-même, une zone d’ombre et de repos, un puisard où l’on se réfugiait pour tâcher de survivre aux événements que la vie nous imposait. Une zone d’aveuglement et de refus, d’insectes lents et aplatis, d’assignations à longue échéance, de revanches surprenantes jamais bien comprises, jamais opportunes..." Larsen, désabusé, vieillissant, espère refaire sa vie en acceptant un poste de sous-directeur à Puerto Astillero (Santa Maria), ville qui se meurt et dont la prospérité est liée à celle de la compagnie d'un Jeremías Petrus, patron douteux et père d'une fille certes débile, Angelica, mais riche héritière. Larsen s'engage dans ce qui semble donner sens à sa vie, mais dans ce monde qui n'est qu'illusion de la réalité, chacun finit par détruire ce qu'il pensait pouvoir sauver.Larsen voulut embrasser son amie, "mais elle arrêta sa bouche d’une main. - Sage, dit-elle distraitement, comme si elle parlait à un cheval", Oui, pensa Larsen, être un humain est une véritable épreuve..

 

"La vida breve" (La vie brève, 1950)
«Le narrateur, Brausen, un créateur d'affiches publicitaires, pense, pour s'enrichir, écrire un scénario dont la protagoniste, Elena Sala, vivra une aventure semblable à celle de sa femme Gertrudis, qui vient de subir l'ablation d'un sein. Auteur en quête de personnages aussi complexes que lui-même et ses amis, il éprouve le besoin d'imaginer un médecin de province, Díaz Grey, laconique et désespéré comme celui qu'il a connu autrefois à Santa María, une petite ville située entre un fleuve et une colonie suisse. Dans l'appartement voisin vit la Queca, une prostituée aux mœurs étranges dont il écoute à travers la cloison les rapports avec ses visiteurs. Troublé et intrigué, il la rencontre sous le faux nom d'Arce, devient son amant et sera indirectement mêlé à son assassinat par un de ses clients jaloux, Ernesto. En la faisant intervenir dans son récit, Brausen complique un peu plus l'imbroglio qu'il n'arrive pas à construire vraiment, mais auquel Juan Carlos Onetti, maître d'œuvre, donne une dimension hallucinante. Car, en même temps que les rapports de Brausen avec Gertrudis et sa sœur Raquel, la Queca, Ernesto, Stein son collègue et sa maîtresse Mami, se développent et rebondissent ceux qui unissent Elena avec Díaz Grey, Lagos son mari et Oscar Owen son ami anglais.» (Editions Gallimard, trad. de l'espagnol (Uruguay) par Claude Couffon et Alice Gascar)

 

"Tan triste como elle y otros cuentos para una tumba sin nombre" (1959, Les bas-fonds du rêve)
"Coups d'éclat et coups de gueule, joutes pour rire qui débouchent sur la mort, feux de la rampe braqués l'espace d'un soir sur un champion déchu, une courtisane défraîchie : les personnages de Juan Carlos Onetti sont ceux des tangos populaires que l'on fredonne en Uruguay, en Argentine. Minables héros d'une aventure frelatée avant d'être vécue, ils ont pour rendez-vous Santa María. Santa María : c'est dans cette ville imaginaire, quintessence de la vie provinciale, que se déroulent la plupart des romans et des nouvelles qu'Onetti à écrits tout au long de sa vie. Santa María : labyrinthe parcouru de fantômes voraces, hanté de rêves sordides, paradis des affaires véreuses, carrefour des tripots, terre promise de la supercherie, glorieuse de désirs inassouvis qui tuent ses habitants aussi sûrement que l'alcool qui y coule à flots. Santa María, c'est Montevideo ou Buenos Aires, où échouent les errants du monde entier en quête de fortune, d'identité, d'oubli. Écoutez cette voix poignante qui raconte avec une pitié pudique et une pointe d'humour noir l'angoisse quotidienne, le spleen et les médiocres joies du petit peuple : elle colle à la mémoire comme un air de bandonéon..." (Editions Gallimard, trad. de l'espagnol (Uruguay) par Laure Bataillon, Claude Couffon et Abel Gerschenfeld)

 

"Juntacadáveres" (1964, Ramasse-Vioques)
"Santa María : un bourg hypothétique du rio de la Plata avec, au centre, la gare et son lot continu de colons, nomades et personnes déplacées ; avec ses lieux stratégiques : le journal local, le café, l'église, la Colonie et, en haut de la côte, une mystérieuse maisonnette aux volets bleus. Un jeune homme de seize ans, dont les yeux et la voix commandent le récit, voit débarquer du train un homme mûr aux traits conquérants et trois femmes extravagantes. Ce sont Ramasse et ses vioques, venus scandaliser - ou fasciner? - la petite agglomération coloniale. Mais Jorge Malabia vit intensément les tourments de l'adolescence à la faveur de cette arrivée démoniaque et dans l'atmosphère morbide où se complaît la belle et troublante veuve de son frère. Entre la chambre de Julita et la maisonnette de la côte, Jorge vivra tous les émois, tous les élans, dans le mensonge et les blessures qui le mèneront à l'âge adulte." (Editions Gallimard, trad. de l'espagnol (Uruguay) par Albert Bensoussan). " -  "Le monde est fou", répéta une fois de plus la femme, comme si elle contrefaisait quelqu'un, par dérision. Je l'écoutais à travers le mur ; j'imaginais sa bouche, ses lèvres qui bougeaient..." Enfermé dans un petit appartement étouffant de Buenos Aires, Juan María Brausen, modeste employé d'une agence de publicité, attend le retour de sa femme, qui vient de subir une ablation du sein, et guette les faits et gestes de sa voisine la Queca, une prostituée...

 

"Dejemos hablar al viento" (1979, Laissons parler le vent)
"Louche médecin à Lavanda, Medina doit vite abandonner ses activités. Sous la férule de Frieda von Kliestein et du douteux marchand de tableaux Carve-Blanco, il revient à sa vocation première : la peinture. Il exécute des portraits et des nus, notamment d'Olga et de Juanina, deux femmes fascinantes dont il a fait ses maîtresses, quoiqu'il entretienne depuis toujours avec Frieda une liaison violente, cruelle, mais, finalement, constante. Puis Medina quitte Lavanda et le monde foisonnant et ambigu qu'il y avait fréquenté. Il renonce à son art, retourne à Santa María, «sa» ville, dont il a gardé la nostalgie, pour y exercer de nouveau le métier de commissaire, tandis que Frieda, qui l'a suivi, y devient chanteuse de beuglant. Avec eux, encore, Seoane, jeune alcoolique et drogué qui est peut-être un fils naturel de Medina et dont Frieda a fait son amant, par jeu. Un jeu qui s'achèvera dans la tragédie. On ne peut sans doute brosser d'univers plus grouillant d'anecdotes et de personnages, ni plus vivant, plus humain, que celui mis en scène ici par Onetti. Et, si ce monde est interlope et ses fins désastreuses, du moins son auteur lui confère-t-il une singulière et ténébreuse beauté, tout entière à l'image de Santa María, la ville douteuse et corrompue, mais superbe, qu'Onetti a construite pour son cycle romanesque, et qui en est comme le protagoniste principal." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Uruguay) par Claude Couffon).

 

"Cuando entonces" (1987, C'est alors que)
"C'est alors que raconte l'histoire de Magda, une très belle prostituée de Buenos Aires, arrachée au bordel d'une certaine madame Safo et luxueusement entretenue par un important chef militaire. Lequel, marié à une femme immensément fortunée, est incapable de sortir de la situation pour épouser la jeune femme. Sans doute par dépit amoureux, Magda a-t-elle continué à exercer le plus vieux métier du monde. Jusqu'au jour où un client l'a trouvée baignant dans le sang, la tête éclatée par un coup de revolver. En même temps, un avion s'écrasait, à bord duquel voyageait l'homme qu'elle aimait. Dans ce récit concis et précis, mais émietté, on réentend la voix du grand romancier de La vie brève, Le chantier, Ramasse-vioques, du conteur incomparable des Bas-fonds du rêve. Et l'on retrouve sa vision du monde qui, farouchement pessimiste, ne nous laisse cependant pas oublier que seul le pessimiste sait se révolter contre le mal quand l'optimiste, lui, ne fait que s'en étonner. Ainsi Onetti transforme-t-il son désespoir en un cri éperdu pour réclamer un peu de solidarité, et un peu plus de tendresse." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Uruguay) par Albert Bensoussan)

 


Carlos Fuentes (1928-2012)
Natif de Panama, grandi dans une famille où le père a exercé des fonctions diplomatiques, voyagé à travers le monde, des États-Unis à l’Europe, en passant par l’Amérique latine, et lui-même ambassadeur du Mexique en France de 1975 à 1977, Carlos Fuentes s'est toujours interrogé sur l'étrange paradoxe d'une Amérique latine dont la vitalité créative et culturelle est indiscutable, et traversée de part en part par un chaos politique et social qui la ronge : le Mexique est dans cette optique un concentré de cette situation, la richesse culturelle de son métissage heurte les couches historiques et symboliques successives qui qui coexistent, la cosmologie indigène, l'interprétation espagnole du christianisme, la vision simplificatrice et individualiste de la bourgeoisie d'orinine européenne, autant d'expressions, de signes, de correspondances d'une violence latente dont l'écriture doit se saisir et tenter d'expurger. Au bout de l'intrigue, le rêve, le mythe, la mort font éclater le langage, écartèlent les existences..

 

"La muerte de Artemio Cruz" (1962, La mort d'Artemio Cruz)
Artemio Cruz, député, propriétaire d'un grand journal de Mexico, personnage puissant qui a su exploiter à son profit des mœurs politiques corrompues dont les grands bouleversements sociaux favorisent l'épanouissement, agonise, entouré par ses proches, sa femme Catalina, sa fille Teresa, son médecin, un prêtre et son secrétaire Padilla. Il se remémore tant les principales étapes de sa vie que la Révolution mexicaine à laquelle il participa : il a passionnément aimé, à vingt ans, une jeune fille, Regina, qu'il a retrouvée massacrée après un combat, tragédie qui a marqué toute son existence, et qui transforma son idéal en une implacable volonté de puissance. Mais d'autres raisons affleurent, toutes les ambiguïtés et les paradoxes de l'histoire récente du Mexique au travers de cette bourgeoisie qui, portée par la Révolution, en a trahi l'esprit. (Editions Gallimard,  Trad. de l'espagnol (Mexique) par Robert Marrast).

 

"La región más transparente" (1958, La Plus Limpide Région)
Dès son premier roman, Carlos Fuentes donne à voir les violences, la solitude et l’obscurité qui cernent les habitants d’une ville, Mexico,  prise dans le chaos de sa vie urbaine et auquel répond un récit éclaté, fragmenté. "On pourrait comparer cette œuvre fougueuse et violemment lyrique à un puzzle gigantesque dont les pièces innombrables auraient été démontées, dispersées, puis à nouveau rassemblées en désordre. Si le centre même du livre - la pièce maîtresse du puzzle morcelée elle aussi - est situé à Mexico au cours de l'année 1951, les mille fragments qui viennent l'interrompre se jouent sur plusieurs plans où le temps et l'espace tour à tour se juxtaposent et se brisent. La bourgeoisie, le prolétariat, l'aristocratie se disputent successivement le pouvoir, les privilèges du luxe et de la mauvaise foi. Là où se jouaient autrefois l'héroïsme et le goût du sacrifice, triomphent aujourd'hui l'égoïsme, l'abjection, et la passion d'opprimer chez ses héros les plus purs. D'étranges figures humaines (prostituées et princesses, écrivains et actrices, politiciens, industriels et chauffeurs de taxi) tracent, à travers ce fourmillant tableau, des trajets qui, malgré une succession de ruptures ininterrompues, construisent petit à petit, avec un admirable sens de la mémoire et de l'observation, l'architecture du Mexique contemporain et de la société encore informe qui le compose." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Mexique) par Robert Marrast).

 

"Terra Nostra" (1975, Terra Nostra)
 Immense roman de presque huit cents pages, à la croisée de l'histoire, de la mythologie, de la philosophie, qui couvre deux mille ans d’histoire en explorant les racines de la "découverte" du Nouveau Monde par un empire Espagnol sur le déclin : Charles Quint, Philippe II, Charles II composent la figure du Grand Monarque. Don Quichotte côtoie Don Juan. Jeanne la Folle croise des inventeurs d'hérésie, des artistes et des fous, des criminels, de superbes personnages romanesques.(Editions Gallimard. Trad. de l'espagnol (Mexique) par Céline Zins)

 

"Cambio de piel" (1967, Peau neuve)
"L'intrigue très élaborée de ce roman se développe en plongées successives dans le passé de quatre personnages principaux : deux couples qui, en route pour Veracruz, tombent en panne à Cholula. Les très nombreux thèmes du récit, exposés selon des procédés qui touchent parfois à la pop-littérature, se détachent sur un fond où apparaît le drame mexicain par excellence qui est celui de l'anéantissement d'une civilisation par une autre. Sa publication a été interdite par la censure espagnole. (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Mexique) par Céline Zins)

 

"Una familia lejana" (1980, Une certaine parenté)
«J'ai vécu toutes les époques, les belles et les laides, les folles et les raisonnables, deux guerres mondiales... quatre chiens, trois épouses, deux châteaux, une bibliothèque fidèle et quelques amis comme vous», dit Branly au narrateur en l'entraînant vers une table de l'Automobile Club qui surplombe le jardin des Tuileries. Tout au long de cet après-midi de novembre, le vieil aristocrate évoquera l'étrange destin des Heredia. De souche française, ils ont essaimé en Amérique latine, mais une attirance obscure renvoie leurs descendants à une demeure proche d'Enghien, où les feuilles meurent au cœur même de l'été. Au fil de son récit, Branly se souviendra – ou rêvera – des pans secrets de sa propre vie, renvoi opaque à d'autres vies, d'autres morts peut-être. Faut-il admettre que nous avons un fantôme à nos côtés, qui se confond avec notre être «comme la mer dans la mer»?
D'abord simple auditeur, l'auteur se trouve pris comme dans une nasse. À mesure que le comte de Branly lui livre les pans d'un récit voué au secret, il comprend qu'il en est l'ultime dépositaire, contraint par là même d'en devenir le narrateur.
C'est l'un des romans les plus étranges de Carlos Fuentes. Au travers de dialogues apparemment banals, l'écriture glisse imperceptiblement – diaboliquement – vers sa propre subversion, chaque geste acquiert plusieurs «sens», faisant basculer la raison, la logique, les identités, déformant les rapports du temps et de l'espace. L'homme du monde a érigé la courtoisie au rang de maxime philosophique. Pourtant, sous le masque lisse, la mort rôde parmi le grouillement des fantasmes. L'invisible sous-tend chaque épisode et ronge, larvé, les apparences du quotidien. Pour dire ce fantastique, Carlos Fuentes utilise aussi l'arme visuelle, sensitive : celle de la poésie." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Mexique) par Céline Zins)

 

"Gringo viejo" (1985, Le vieux gringo)
"Dans le nord du Mexique, en 1914. La révolution bat son plein. Un vieil Américain passe la frontière dans l'intention de rejoindre les troupes de Pancho Villa. Il tombe sur celles du général Tomás Arroyo, installé près de l'hacienda des Miranda où le jeune général villiste a passé son enfance. Il y rencontre aussi Harriet Winslow que la révolution a surprise alors qu'elle était venue enseigner l'anglais aux enfants Miranda. Les troupes d'Arroyo ont mis le feu à l'hacienda. Qu'est venu faire le vieil homme - ancien journaliste et écrivain - au Mexique ? «Mourir», déclarent tous les témoins de l'histoire. Le «vieux gringo», comme ils le surnomment, cherche la mort : au combat, ou par d'autres moyens... " (Editions Gallimard,  Trad. de l'espagnol (Mexique) par Céline Zins)


Manuel Mujica Lainez (1910-1984)
Natif de Buenos Aires, Manuel Mujica Lainez s'inscrit dans la grande tradition francophile des élites argentines et montre tout au long de son oeuvre une prédilection pour une langue raffinée au service de la reconstitution d'une histoire le plus souvent séculaire (La Casa, 1954; Misteriosa Buenos Aires, 1951; Invitados en el Paraiso (1957)..)

 

"Bomarzo" (1962)
Inspiré par une visite en Italie du Bois sacré de Bomarzo en 1958 et les sculptures qui le peuple, Mujica Lainez reconstitue la vie de leur concepteur, Pier Francesco Orsini (1528-1588), au long d'un récit à clés successives et contradictoire, - le narrateur semble être Orsini lui-même mais la fin du roman renverse son identité -, et autour d'un personnage obsédé par la beauté mais enfermé dans un corps difforme.. Mujica Láinez a adapté son roman Bomarzo pour l'opéra et c'est le compositeur argentin Alberto Ginastera qui l'ochestra et le représenta pour la première fois en mai 1967 à Washington : mais l'on sait que le général Juan Carlos Onganía, dictateur régnant alors en  Argentine, le fit interdire pour sa "référence obsessionnelle au sexe, à la violence et à l'hallucination qui caractériseraient l’œuvre.."

 


Alejo Carpentier (1904-1980)
Natif de La Havane, à la croisée de plusieurs cultures, né à cubain d'un père français et d'une mère russe, lecteur vorace, grand érudit, après avoir découvert Mexico en 1926, le muralisme de Diego Rivera et l'engagement politique contre le dictateur Gerardo Machado, il se réfugie à Paris de 1928 à 1939, (se lie avec les surréalistes et Miguel Angel Asturias, découvre Haïti et publit "El reino de este mundo",  puis vit au Vénézuela de 1945 à 1959: c'est là qu'il exprime ce réel-merveilleux (real maravilloso) qui asseoit sa réputation avec la publication de "Los pasos perdido" (1953). Alejo Carpentier retourne à Cuba après la révolution et dès lors devient un fervent défenseur du régime...

"El siglo de las luces" (1962, Le Siècle des Lumières)
"Les prestigieux paysages des îles et de la mer des Caraïbes sont le décor de ce roman baroque et tragique où le grand écrivain cubain fait revivre des événements peu connus de la Révolution française. Autour du mystérieux personnage de Victor Hugues, qui joue un rôle important à la Guadeloupe en 1791, puis en Guyane où il devra renier son idéal, on voit toute l'Amérique de langue espagnole évoluer vers son émancipation. On revit l'atmosphère coloniale de La Havane, les drames sanglants de la grande Révolution, la guerre contre les Anglais, la guerre de course... " (Editions Gallimard, rad. de l'espagnol (Cuba) par René L.-F. Durand).

 

"El reino de este mundo" (1949, Le Royaume de ce monde)
"Les données historiques qui servent de point de départ à ce roman - la révolte des Noirs de Saint-Domingue, suivie de l'exil des colons à Santiago de Cuba ; le gouvernement du général Leclerc, beau-frère de Napoléon ; le surprenant royaume noir de Henri-Christophe - ne doivent pas nous égarer sur son véritable sens. C'est une chronique par certains côtés ésotérique sur quoi plane l'atmosphère maléfique du Vaudou. Mackandal, le sorcier manchot, envoûte tous les animaux de l'île et les fait périr. Les colons ne tardent pas à subir le même sort. L'envoûtement se mêle à la farce et le ridicule s'achève dans le sang. L'image de la belle Pauline Bonaparte faisant masser son corps admirable par le nègre Soliman se détache sur ce fond d'incendie et de meurtres. " (Editions Gallimard,  Trad. de l'espagnol (Cuba) par René L.-F. Durand).

 

"La consagración de la primavera" (La Danse sacrale)
"Cette grandiose fresque historique retrace le vécu de toute une génération de part et d'autre de l'Atlantique, depuis la guerre civile espagnole jusqu'à la victoire de Fidel Castro. Deux couples sont les étoiles de cette œuvre conçue comme un ballet à l'échelle cosmique. Vera la danseuse d'origine russe et Enrique le Cubain d'abord, puis Calixto et Mirka, élèves de Vera à La Havane : lui est noir, elle est blanche. L'aventure personnelle et culturelle des protagonistes s'inscrit constamment dans l'histoire : la résistance cubaine à la dictature de Machado, qui oblige Enrique à s'exiler en Europe, les principales étapes de la guerre d'Espagne, puis de la Seconde Guerre mondiale, le régime sanglant de Batista qui provoque la révolte armée de Fidel Castro et de ses guérilleros sous-tendent le récit et infléchissent les destins. Le livre s'achève avec la bataille de la baie des Cochons.
Baroque à souhait par l'évocation des fêtes où les riches font congeler l'eau des piscines tropicales, lyrique et réaliste, le récit d'Alejo Carpentier est aussi une chronique de la vie culturelle de toute une époque : Picasso et les surréalistes, Jean Cocteau et Django Reinhardt nous sont contés de la même manière que les «bals nègres» de Paris et la folle urbanisation de Caracas. L'un des plus grands écrivains de l'Amérique latine nous fait participer à son expérience et à celle des personnalités qu'il a fréquentées." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Cuba) par René L.-F. Durand).

 

"Guerra del tiempo. Tres relatos y una novela" (1958, Guerre du temps et autres nouvelles)
"Viaje a la semilla", "Semejante a la noche", "El camino de Santiago", "El acoso", "Los fugitivos", "Los advertidos". Ce recueil de nouvelle traite directement ou non de la violence et de la nature répressive du gouvernement cubain dans les années 1950. "Dans "Retour aux sources", un vieux nègre contemple les ruines de la maison où il a toujours servi et opère une remontée dans le temps, faisant resurgir des décombres l'ancienne splendeur coloniale. Dans "Office des ténèbres", un personnage illustre, sur son lit de mort, revit jour après jour, mais à l'envers, son passé, en redescendant vers l'enfance pour pénétrer dans le néant qui a précédé celle-ci, tandis qu'au fil des souvenirs le mobilier, les objets qui l'entourent et la maison elle-même disparaissent. Le sage Amaliwack des "Élus" constate amèrement, après avoir sauvé son peuple du déluge, que tout est redevenu comme avant et que le temps, comme l'effort, a été perdu. Quant au secrétaire de la Présidence du "Droit d'asile", il est amené, à la suite d'un coup d'État, à glisser de son temps à celui du pays qui l'accueille en passant par le temps sans repères du réfugié. Comme les Juan, troubadours et gueux, du "Chemin de Saint-Jacques" et le narrateur de "Pareil à la nuit", ou encore comme les protagonistes des "Fugitifs", dont les aventures dévoilent comme par surcroît l'histoire de Cuba et des Caraïbes, les personnages très différents de ces récits entretiennent tous, avec leur temps historique, une relation à la fois étrangement décalée et profondément étroite." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Cuba) par René L.-F. Durand).

 


Julio Cortázar (1914-1984)
Natif de Bruxelles, fils d'un diplomate argentin, quasi abandonné par son père et s'enivrant très tôt de mots, le conteur et romancier Julio Cortázar arrive en Argentine en 1918, devient professeur d'enseignement secondaire,  renonce, par anti-péronisme en 1945, à une chaire universitaire, puis s'installe à Paris en 1952, comme traducteur à l'Unesco : il voyage alors dans le monde entier pour dénoncer les dictatures d'extrême-droite qui sévissent dans de nombreux pays. Personnalité complexe, singulière, il pratique un humour ravageur, s'insurge contre tous les lieux communs, prend le risque de l'innovation formelle mais sans jamais perdre de vue une inquiétude ontologique fondamentale. "Bestiaire" (Bestiario), recueil de nouvelles paru  en 1951, marque ses débuts, éblouissants, évoquant dans un langage d'une superbe simplicité, un monde totalement hallucinant. "Las Armas secretas" (1959) montrent des personnages bien vivants, poursuivis par des obsessions, des remords, victimes de leur inconscient, et l'un de ses récits a servi de base au film de Michelangelo Antonioni "Blow-Up" (1966). "Tous les feux, le feu" (Todos los fuegos, el fuego) constitue en 1966 le dernier volume des contes de Cortázar. C'est enfin au cours de deux ouvrages qu'il livre toute la créativité multiforme de son écriture : "La vuelta al dia en ochenta mundos" (1967), "Ultimo round" (1969) et le bien connu "Historia de cronopios y de fames" (1962, Cronopes et fameux) qui illustrent les comportements singuliers de types humains...

 

"Rayuela" (1963, Marelle)
C'est l'oeuvre expérimentale par excellence que la littérature sud-américaine attendait au XXe siècle. «Marelle est une sorte de capitale, un de ces livres du XXe siècle auquel on retourne plus étonné encore que d'y être allé, comme à Venise. Ses personnages entre ciel et terre, exposés aux résonances des marées, ne labourent ni ne sèment ni ne vendangent : ils voyagent pour découvrir les extrémités du monde et ce monde étant notre vie c'est autour de nous qu'ils naviguent. Tout bouge dans son reflet romanesque, la fiction se change en quête, le roman en essai, un trait de sagesse zen en fou rire, le héros, Horacio Oliveira, en son double, Traveler, l'un à Paris, l'autre à Buenos Aires. Le jazz, les amis, l'amour fou - d'une femme, la Sibylle, en une autre, la même, Talita -, la poésie sauveront-ils Oliveira de l'échec du monde ? Peut-être... car Marelle offre plusieurs entrées et sorties. Un mode d'emploi nous suggère de choisir entre une lecture suivie, "rouleau chinois" qui se déroulera devant nous, et une seconde, active, où en sautant de case en case nous accomplirons une autre circumnavigation extraordinaire." (Editions Gallimard, rad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille et Françoise Rosset). Et de fait, dans ce livre culte, Julio Cortázar tente d'exprimer "en termes de roman ce que d'autres, les philosophes, se sont posés en termes métaphysiques. C'est-à-dire les grandes interrogations... ". Horacio Oliveira, le personnage central, atteint, après une trajectoire bohème marquée par l'absurde et le pathétique, qui le mène de Paris à Buenos Aires, au bord de la folie et du suicide :  la vision d'une marelle, dans laquelle Oliveira croit trouver l'achèvement de son périple intérieur. Le second personnage, la Sibylle, maîtresse d'Oliveira, femme étrange et fantasque, dont le regard intérieur est constamment tourné vers un autre monde à vivre et à rêver...

"Allais-je rencontrer la Sibylle ? Il m'avait tant de fois suffi de déboucher sous la voûte qui donne quai Conti en venant de la rue de Seine pour voir, dès que la lumière cendre olive au-dessus du fleuve me permettait de distinguer les formes, sa mince silhouette s'inscrire sur le Pont des Arts, parfois allant et venant, parfois arrêtée contre la rampe de fer, penchée au-dessus de l'eau. Et c'était tout naturel de traverser la rue, de monter les marches du pont, d'entrer dans sa mince ceinture et de m'approcher de la Sibylle qui souriait sans surprise, persuadée comme moi qu'une rencontre fortuite était ce qu'il y avait de moins fortuit dans nos vies et que les gens qui se donnent des rendez-vous précis sont ceux qui écrivent sur du papier rayé et pressent leur tube de dentifrice par le fond. 

Mais elle ne serait pas sur le pont à présent. Son fin visage à la peau transparente devait se pencher sous de vieux portails dans le ghetto du Marais, ou peut-être bavardait-elle avec une marchande de frites si elle ne mangeait pas une saucisse chaude boulevard Sébastopol. De toute façon, je montais jusqu'au pont, et la Sibylle n'y était pas. Elle ne se trouvait plus sur mon chemin à présent et bien que nous connaissions nos domiciles, chaque recoin de nos deux chambres de faux étudiants à Paris, toutes les cartes postales qui ouvraient sur les tapisseries criardes ou les moulures bon marché, une petite fenêtre Braque, Ghirlandaio ou Max Ernst, nous n'irions sûrement pas nous chercher chez nous. Nous préférions nous rencontrer sur le pont, à la terrasse d'un café, dans un ciné-club ou penchés au-dessus d'un chat, dans une cour du Quartier latin. Nous nous promenions sans nous chercher mais en sachant que nous nous promenions pour nous retrouver. Ô Sibylle, sur chaque femme qui te ressemblait se précipitait comme un silence assourdissant, une pause aiguisée et cristalline qui finissait par retomber tristement comme un parapluie mouillé qui se referme! Et à propos de parapluie, Sibylle, tu te rappelles le vieux pépin que nous avons jeté dans un ravin du parc Montsouris par une soirée glaciale de mars ? Nous l'avons jeté là parce que nous l'avions trouvé place de la Concorde, déjà un peu déchiré, et tu t'en étais beaucoup servie, surtout pour l'enfoncer dans les côtes des gens dans l'autobus ou dans le métro, toujours distraite et maladroite, bayant aux corneilles ou à ce petit dessin que faisaient deux mouches au plafond de la voiture, et cet après-midi-là il y eut un orage et tu voulus ouvrir fièrement ton parapluie quand nous sommes entrés dans le parc, alors ta main a déclenché un cataclysme d'éclairs glacés et de nuages noirs, de lambeaux d'étoffes déchirées et de tiges arrachées, et nous riions comme des fous en nous faisant tremper, puis nous avons pensé qu'un parapluie trouvé sur une place devait mourir dignement dans un parc, il ne pouvait entrer dans le cycle ignoble de la poubelle ou du ruisseau; alors je l'ai refermé de mon mieux, nous l'avons emporté jusqu'en haut du jardin près du petit pont sur le chemin de fer et je l'ai lancé de toutes mes forces au fond du ravin mouillé,

tandis que tu poussais une imprécation de Valkyrie. Et il s'est enfoncé dans le creux du ravin comme un bateau qui succombe à l'eau verte, à l'eau verte et orageuse, à la mer qui est plus félonesse en été qu/en hiver, à la vague perfide, selon des citations que nous poursuivîmes longuement, tous les deux amoureux de Joinville et du parc, enlacés et pareils à des arbres mouillés ou à des acteurs de cinéma d'un très mauvais film hongrois. Il reposait dans l'herbe, tout petit et noir, comme un insecte écrasé. Et il ne bougeait plus, aucun de ses ressorts ne s'étirait plus comme avant. Fichu. Fini. Ô Sibylle! et nous n'étions pas contents.

Ou'allais-je faire Pont des Arts ce jour-là ? Je crois que j'avais décidé, ce jeudi de décembre, de passer sur la rive droite et d'aller boire un verre dans le petit café de la rue des Lombards où Mme Léonie regarde les lignes de ma main et me prédit des voyages et des surprises. Je ne t'ai jamais emmenée te faire lire dans les lignes de la main par Mme Léonie, car j'ai eu peur sans doute qu'elle n'y vît quelque vérité sur moi, tu as toujours été un terrible miroir, une effroyable machine à répéter les choses, et ce que nous appelons nous aimer ce fut peut-être cette image, moi debout devant toi, une fleur jaune à la main, lundis que le temps nous soufflait au visage une lente pluie de départs, d'abandons et de tickets de métro. Quoi qu'il en soit, Sibylle, je ne t'ai jamais emmenée voir Mme Léonie. Et tu n'aimais pas, je le sais parce que tu me l'as dit, que je te voie entrer dans la petite librairie de la rue de Verneuil où un vieil homme voûté faisait des milliers de fiches et savait tout ce qu'on peut savoir en historiographie. Tu allais y jouer avec un chat, et le vieux te laissait entrer sans rien te demander, s'estimant heureux si parfois tu lui descendais un livre des plus hautes étagères. Et tu te chauffais à son poêle au grand tuyau noir et tu n'aimais pas que je te sache près de ce poêle. Mais tout cela, il aurait fallu le dire au moment voulu (évidemment ce n'était pas facile de déterminer le moment d'une chose) et même alors, accoudé au parapet et regardant passer une péniche couleur lie-de-vin, belle comme un cafard luisant de propreté, avec une femme en tablier blanc qui étendait du linge sur une corde à l'avant, regardant les petites fenêtres peintes en vert avec ses rideaux Hansel et Gretel, et même alors, Sibylle, je me demandais si ce détour avait un sens car, pour aller rue des Lombards, j'aurais mieux fait de passer par le Pont Saint-Michel et le Pont au Change. Mais si tu avais été sur le Pont des Arts ce soir-là comme tant d'autres fois, j'aurais su que mon détour avait un sens, tandis que j'avilissais mon échec en l'appelant détour..."

"¿Encontraría a la Maga? Tantas veces me había bastado asomarme, viniendo por la rue de Seine, al arco que da al Quai de Conti, y apenas la luz de ceniza y olivo que flota sobre el río me dejaba distinguir las formas, ya su silueta delgada se inscribía en el Pont des Arts, a veces andando de un lado a otro, a veces detenida en el pretil de hierro, inclinada sobre el agua. Y era tan natural cruzar la calle, subir los peldaños del puente, entrar en su delgada cintura y acercarme a la Maga que sonreía sin  sorpresa, convencida como yo de que un encuentro casual era lo menos casual en nuestras vidas, y que la gente que se da citas precisas es la misma que necesita papel rayado para escribirse o que aprieta desde abajo el tubo de dentífrico. 

Pero ella no estaría ahora en el puente. Su fina cara de translúcida piel se asomaría a viejos portales en el ghetto del Marais, quizá estuviera charlando con una vendedora de papas fritas o comiendo una salchicha caliente en el boulevard de Sébastopol. De todas maneras subí hasta el puente, y la Maga no estaba. Ahora la Maga no estaba en mi camino, y aunque conocíamos nuestros domicilios, cada hueco de nuestras dos habitaciones de falsos estudiantes en París, cada tarjeta postal abriendo una ventanita Braque o Ghirlandaio o Max Ernst contra las molduras baratas y los papeles chillones, aun así no nos buscaríamos en nuestras casas. Preferíamos encontrarnos en el puente, en la terraza de un café, en un cine-club o agachados junto a un gato en cualquier patio del barrio latino. Andábamos sin buscarnos pero sabiendo que andábamos para encontrarnos. Oh Maga, en cada mujer parecida a vos se agolpaba como un silencio ensordecedor, una pausa filosa y cristalina que acababa por derrumbarse tristemente, como un paraguas mojado que se cierra. Justamente un paraguas, Maga, te acordarías quizá de aquel paraguas viejo que sacrificamos en un barranco del Parc Montsouris, un atardecer helado de marzo. Lo tiramos porque lo habías encontrado en la Place de la Concorde, ya un poco roto, y lo usaste muchísimo, sobre todo para meterlo en las costillas de la gente en el metro y en los autobuses, siempre torpe y distraída y pensando en pájaros pintos o en un dibujito que hacían dos moscas en el techo del coche, y aquella tarde cayó un chaparrón y vos quisiste abrir orgullosa tu paraguas cuando entrábamos en el parque, y en tu mano se armó una catástrofe de relámpagos fríos y nubes negras, jirones de tela destrozada cayendo entre destellos de varillas desencajadas, y nos reíamos como locos mientras nos empapábamos, pensando que un paraguas encontrado en una plaza debía morir dignamente en un parque, no podía entrar en el ciclo innoble del tacho de basura o del cordón de la vereda; entonces yo lo arrollé lo mejor posible, lo llevamos hasta lo alto del parque, cerca del puentecito sobre el ferrocarril, y desde allí lo tiré con todas mis fuerzas al fondo de la barranca de césped mojado mientras vos proferías un grito donde vagamente creí reconocer una imprecación de walkyria. Y en el fondo del barranco se hundió como un barco que sucumbe al agua verde, al agua verde y procelosa, a la mer qui est plus félonesse en été qu’en hiver, a la ola pérfida, Maga, según enumeraciones que detallamos largo rato, enamorados de Joinville y del parque, abrazados y semejantes a árboles mojados o a actores de cine de alguna pésima película húngara. Y quedó entre el pasto, mínimo y negro, como un insecto pisoteado. Y no se movía, ninguno de sus resortes se estiraba como antes. Terminado. Se acabó. Oh Maga, y no estábamos contentos..."

 

"Todos los fuegos el fuego" (1966, Tous les feux le feu)
"Qui de nous ne s'est jamais trouvé pris dans un embouteillage ? Qui n'a tenté de tuer le temps en observant les passagers des voitures voisines, en essayant de gagner quelques mètres sur eux et en échangeant des pronostics, bons ou mauvais, sur le développement de la situation ? Mais que se passe-t-il si l'embouteillage dure des jours, des semaines, des saisons ? C'est ce que Cortázar imagine dans L'autoroute du Sud, la première des huit nouvelles de ce recueil. En décrivant les rapports de solidarité et de peur, de tendresse et de hargne qui s'établissent entre les victimes de cet «état de siège» moderne, c'est toute une nouvelle sociologie – tantôt drôle ou tendre, tantôt tragique – qu'il invente au cours des péripéties. Ainsi, dans l'admirable Autre ciel, l'on voit le protagoniste circuler avec la plus grande aisance entre le passage Güemès à Buenos Aires, où il laisse sa fiancée Irma à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et la galerie Vivienne à Paris, où il retrouve la prostituée Josiane à la fin de la guerre de 70... Dans la nouvelle qui donne son titre à l'ouvrage, le parallélisme de deux séries temporelles nettement distinctes brise résolument la succession linéaire du temps, comme la structure euclidienne de l'espace, pour atteindre à une vérité plus humaine... Pour Julio Cortázar, rien, en effet, n'est plus inquiétant que la plus banale des réalités, et la trame du quotidien est tissée de signes insolites, pour qui sait les lire." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).

 

"Las armas secretas" (Les armes secrètes)
"Une jeune femme est incapable de se confier à l’homme qu’elle aime car, petite fille, elle a été agressée par un soldat. Quand elle le regarde, elle croit reconnaître le visage de celui qui a abusé d’elle… Une histoire tristement banale qui fait basculer le quotidien dans un univers d’angoisse." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Bataillon). Cinq nouvelles composent ce recueil : "Cartas de Mama" (Lettres de Maman), "Los buenos servicios" (Bons et loyaux services), "Las babas del diablo" (Les fils de la vierge), "El perseguidor" (L'homme à l'affût), et "Las armas secretas" (Les armes secrètes).

 

Las armas secretas

"Curioso que la gente crea que tender una cama es exactamente lo mismo que tender una cama, que dar la mano es siempre lo mismo que dar la mano, que abrir una lata de sardinas es abrir al infinito la misma lata de sardinas. «Pero si todo es excepcional», piensa Pierre alisando torpemente el gastado cobertor azul. «Ayer llovía, hoy hubo sol, ayer estaba triste, hoy va a venir Michèle. Lo único invariable es que jamás conseguiré que esta cama tenga un aspecto presentable». No importa, a las mujeres les gusta el desorden de un cuarto de soltero, pueden sonreír (la madre asoma en todos sus dientes) y arreglar las cortinas, cambiar de sitio un florero o una silla, decir sólo a ti se te podía ocurrir poner esa mesa donde no hay luz. Michèle dirá probablemente cosas así, andará tocando y moviendo libros y lámparas, y él la dejará hacer mirándola todo el tiempo, tirado en la cama o hundido en el viejo sofá, mirándola a través del humo de una Gauloise y deseándola.

«Las seis, la hora grave», piensa Pierre. La hora dorada en que todo el barrio de Saint– Sulpice empieza a cambiar, a prepararse para la noche. Pronto saldrán las chicas del estudio del notario, el marido de madame Lenótre arrastrará su pierna por las escaleras, se oirán las voces de las hermanas del sexto piso, inseparables a la hora de comprar el pan y el diario. Michèle ya no puede tardar, a menos que se pierda o se vaya demorando por la calle, con su especial aptitud para detenerse en cualquier parte y echar a viajar por los pequeños mundos particulares de las vitrinas. Después le contará: un oso de cuerda, un disco de Couperin, una cadena de bronce con una piedra azul, las obras completas de Stendhal, la moda de verano. Razones tan comprensibles para llegar un poco tarde. Otra Gauloise, entonces, otro trago de coñac. Le dan ganas de escuchar unas canciones de Mac–Orlan, busca sin mucho esfuerzo entre montones de papeles y cuadernos. Seguro que Roland o Babette se han llevado el disco; bien podrían avisarle cuando se llevan algo suyo. ¿Por qué no llega Michèle? Se sienta al borde de la cama, arrugando el cobertor. Ya está, ahora tendrá que tirar de un lado y de otro, reaparecerá el maldito borde de la almohada. Huele terriblemente a tabaco, Michèle va a fruncir la nariz y a decirle que huele terriblemente a tabaco. Cientos y cientos de Gauloises fumadas en cientos y cientos de días: una tesis, algunas amigas, dos crisis hepáticas, novelas, aburrimiento. ¿Cientos y cientos de Gauloises? Siempre le sorprende descubrirse inclinado sobre lo nimio, dándole importancia a los detalles. Se acuerda de viejas corbatas que ha tirado a la basura hace diez años, del color de una estampilla del Congo Belga, orgullo de una infancia filatélica. Como si en el fondo de la memoria supiera exactamente cuántos cigarrillos ha fumado en su vida, qué gusto tenía cada uno, en qué momento lo encendió, dónde tiró la colilla. A lo mejor las cifras absurdas que a veces aparecen en sus sueños son asomos de esa implacable contabilidad. «Pero entonces Dios existe», piensa Pierre. El espejo del armario le devuelve su sonrisa, obligándolo como siempre a recomponer el rostro, a echar hacia atrás el mechón de pelo negro que Michèle amenaza cortarle. ¿Por qué no llega Michèle? «Porque no quiere entrar en mi cuarto», piensa Pierre. Pero para poder cortarle un día el mechón de la frente tendrá que entrar en su cuarto y acostarse en su cama. Alto precio paga Dalila, no se llega sin más al pelo de un hombre. Pierre se dice que es un estúpido por haber pensado que Michèle no quiere subir a su cuarto. Lo ha pensado sordamente, como desde lejos. A veces el pensamiento parece tener que abrirse camino por incontables barreras, hasta proponerse y ser escuchado. Es idiota haber pensado que Michèle no quiere subir a su cuarto. Si no viene es porque está absorta delante de la vitrina de una ferretería o una tienda, encantada con la visión de una pequeña foca de porcelana o una litografía de Zao–Wu–Ki. Le parece verla, y a la vez se da cuenta de que está imaginando una escopeta de doble caño, justamente cuando traga el humo del cigarrillo y se siente como perdonado de su tontería. Una escopeta de doble caño no tiene nada de raro, pero qué puede hacer a esa hora y en su pieza la idea de una escopeta de doble caño, y esa sensación como de extrañamiento. No le gusta esa hora en que todo vira al lila, al gris. Estira indolentemente el brazo para encender la lámpara de la mesa. ¿Por qué no llega Michèle? Ya no vendrá, es inútil seguir esperando. Habrá que pensar que realmente no quiere venir a su cuarto...."

 

Les ames secrètes

"C'est drôle, les gens croient que faire un lit, c'est toujours faire un lit; que donner la main, c'est toujours donner la main; qu'ouvrir une boîte de sardines, c'est ouvrir indéfiniment la même boîte de sardines. « Tout est exceptionnel au contraire ››, pense Pierre en tirant maladroitement sur le vieux couvre-lit bleu. "Hier il pleuvait, aujourd'hui il fait soleil; hier j'étais triste, aujourd'hui Michèle vient; La seule chose qui ne change pas, c'est que je n'arriverai jamais à donner à ce lit un aspect présentable." Mais cela ne fait rien, les femmes aiment le désordre d'une chambre de garçon, elles peuvent sourire - la mère en elles montre alors toutes ses dents - et arranger les rideaux, changer de place un vase ou une chaise, dire: Il n'y a que toi pour avoir l'idée de mettre cette table là, dans un coin sans lumière. Michèle dira des choses de ce genre, prendra des livres, déplacera les lampes, et lui, étendu sur le lit ou enfoncé dans le vieux fauteuil, il la laissera faire sans la quitter des yeux, la regardant à travers la fumée d'une gauloise et la désirant.

"Six heures, l'heure grave", pense Pierre. L'heure dorée où tout le quartier Saint-Sulpice commence à changer, à se préparer pour la nuit. Les dactylos vont bientôt sortir de l'étude du notaire, le mari de Mme Lenôtre traînera sa jambe dans l'escalier, on entendra la voix des sœurs du sixième étage, bruits inséparables de l'heure où l'on achète le pain et le journal. Michèle ne va pas tarder maintenant, à moins qu'elle ne se soit perdue, ou qu'elle ne flâne dans les rues, avec sa manie de s'arrêter net devant n'importe quelle vitrine et de se mettre à voyager dans ces mondes en miniature. Après elle lui racontera: un petit ours mécanique, un disque de Couperin, une chaîne de bronze avec une pierre bleue, les œuvres complètes de Stendhal, la mode d'été. Raisons on ne peut plus valables pour arriver en retard. Une autre gauloise alors, un autre verre de cognac. Il a envie d'écouter des chansons de Mac Orlan, il cherche d'une main distraite dans des piles de revues et de cahiers. C'est Roland et Babette qui ont dû emporter ce disque ; ils pourraient tout de même prévenir quand ils emportent quelque chose. Pourquoi Michèle n'arrive-t-elle pas? Il s'assied sur le bord du lit; ça y est, le couvre-pied est froissé ; il va encore falloir le tirer d'un côté et de l'autre et le bord de ce maudit traversin va obstinément reparaître. Ça sent terriblement le tabac et Michèle va froncer le nez et dire que ça sent terriblement le tabac. Des centaines et des centaines de gauloises fumées au long de centaines et de centaines de jours, un diplôme, quelques amies, deux crises de foie, des romans, l'ennui. Des centaines et des centaines de gauloises. Ça l'étonne toujours de se surprendre penché sur les petites choses, tellement attaché aux détails. Il se rappelle les vieilles cravates qu'il a jetées il y a dix ans, la couleur d'un timbre du Congo belge, orgueil d'une enfance philatéliste. Comme si au fond de sa mémoire il savait exactement le nombre de cigarettes qu'il a fumées dans sa vie, le goût de chacune d'elles, le moment où il les a allumées, l'endroit où il a jeté leur mégot. Les chiffres absurdes qui apparaissent parfois dans ses rêves sont peut-être un reflet de cette implacable comptabilité. "Mais alors, Dieu existe", pense Pierre. La glace de l'armoire lui renvoie son sourire et l'oblige une fois de plus à se recomposer un visage, à rejeter en arrière la mèche de cheveux noirs que Michèle menace de couper. Pourquoi Michèle n'arrive-t-elle pas? "Parce qu'elle ne veut pas venir dans ma chambre", pense Pierre. Il faudra bien qu'elle vienne dans sa chambre et qu'elle couche avec lui si elle veut couper - un jour cette mèche de cheveux. Dalila a payé le prix fort, on ne touche pas à moins aux cheveux d'un homme. Pierre se dit qu'il est stupide de penser que Michèle ne veut pas monter chez lui. Il l'a pensé sourdement, comme de loin. Il lui semble parfois que sa pensée doit se frayer un chemin à travers d'innombrables barrières avant d'arriver à lui et d'être écoutée. 

C'est idiot de penser que Michèle ne veut pas monter chez lui. Si elle n'arrive pas c'est qu'elle est absorbée dans la contemplation d'une vitrine de quincaillerie, ou qu'un petit phoque de porcelaine ou une lithographie de Zao Wou-Ki l'enthousiasme. Il lui semble la voir, et au même moment il s'aperçoit qu'il est en train de penser à un fusil de chasse, à l'instant même où il avale la fumée de sa cigarette et se sent comme pardonné de sa sottise. Un fusil de chasse cela n'a rien d'étrange en soi, mais que peut bien faire l'image d'un fusil de chasse dans sa chambre en ce moment, et cette sensation d'étrangeté qu'il a. Il n'aime pas cette heure où tout vire au mauve, au gris. Il étend paresseusement le bras pour allumer la lampe de la table. Pourquoi Michèle n'arrive-t-elle pas? Elle ne viendra plus maintenant, ce n'est plus la peine d'attendre. Il va lui falloir admettre qu'elle ne veut vraiment pas venir dans sa chambre..."

 


"Final del juego" (1956, Fin d'un jeu)
Lorsque la banalité du quotidien prend soudain une dimension aussi inattendue qu'inquiétante.. Recueil de nouvelles incluant dans une première version "Los venenos", "El móvil", "La noche boca arriba", "Las Ménades", "Torito", "La banda", "Axolotl", "Final del juego" et "La puerta condenada" : cette dernière nouvelle conte, dans un vieil hôtel de Montevideo, comment un certain Petrone est réveillé toutes les nuits par les pleurs d'un enfant qu'il entend à travers la porte qui communiquait jadis avec la chambre voisine et dont le gérant lui assure qu'il n'y a pas d'enfant à l'étage, ni même dans l'hôtel..." Et dans l'édition suivante, "Continuidad de los parques", "No se culpe a nadie", "El río", "El ídolo de las Cícladas", "Una flor amarilla", "Sobremesa", "Los amigos", "Relato con un fondo de agua y Después del almuerzo"..

 

"Octaedro" (1974, Octaèdre)
"Telles les faces d'un prisme qui captent et réfractent chaque rayon lumineux, les huit nouvelles de ce recueil ("Liliana llorando", "Los pasos en las huellas", "Manuscrito hallado en un bolsillo", "Verano", "Ahí pero dónde, cómo", "Lugar llamado Kindberg", "Las fases de Severo", "Cuello de gatito negro") s'emparent de la réalité quotidienne, la fractionnent en milliers de particules infimes pour lui donner une dimension inattendue : une rame de métro un soir d'hiver est un lieu chargé de mystère, un cheval blanc rôde autour d'une maison isolée où vit un couple désuni...Cortázar ne se contente pas de la surface des choses : il leur confère un volume qui conduit le lecteur dans cet espace inexploré où se situe la véritable relation entre les hommes." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).

 

"Queremos tanto a Glenda y otros relatos" (1980, Nous l'aimons tant, Glenda et autres récits)
Recueil d'une dizaine de contes, "Orientación de los gatos", "Historia con migalas", "Recortes de prensa", "Tango de vuelta", .. et bien entendu "Queremos tanto a Glenda". Pourquoi le nombre d’entrées enregistrées dans le métro de Buenos Aires est-il inférieur au nombre des sorties? Peut-on devenir complices sans jamais se voir? Comment communiquer avec les morts ? Maître du fantastique, Julio Cortázar bouscule l'ordre établi du temps et de l’espace. Entre angoisse et exquise ambiguïté, réel et imaginaire, il nous offre dix nouvelles qui plongent dans les replis de l’être..." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Françoise Campo et Laure Guille-Bataillon)

 

"Libro de Manuel" (1973, Livre de Manuel)
"Manuel est un bébé latino-américain de Paris. Ses parents et leurs amis s'efforcent de lui bâtir un monde plus humain, plus riche, mais surtout plus drôle. Ils lui fabriquent un livre de lecture où se côtoient les informations les plus variées, allant du sinistre à l'insolite, car ces révolutionnaires tiennent avant tout à garder le sens de l'humour. «Ce qui compte, ce que j'ai essayé de raconter, c'est le geste affirmatif face à l'escalade du mépris et de la peur, et cette affirmation doit être la plus solaire, la plus vitale de l'homme ; sa soif érotique et ludique, sa libération des tabous, son exigence d'une dignité partagée.»" (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).

 

"Alguien que anda por ahí" (1977, Façons de perdre)
La publication de ce recueil de nouvelles fut censurée dans l'Argentine des années 1976-1983: alors que a première histoire, "Cambio de Luces" est typique des intrigues de  Cortázar, la dernière, "La noche de Mantequilla" évoque l'esprit subversif de "Libro de Manuel".

«Il n'y avait personne dans le couloir et, à le parcourir, elle eut la même hâte que les autres, le même soupir de soulagement, la même envie d'atteindre la rue et de laisser tout ça derrière elle. Maria-Elena ouvrit la porte du palier et, en descendant l'escalier, elle pensa de nouveau à Carlos, c'était bizarre tout de même que Carlos ne soit pas sorti comme les autres. C'était d'autant plus bizarre que le bureau n'avait qu'une seule porte. Sûrement, elle n'avait pas dû bien regarder parce que ce n'était pas possible, l'employé avait ouvert la porte pour la faire entrer et Carlos alors ne l'avait pas croisée, il n'était pas sorti comme tous les autres, l'homme à cheveux roux, les deux dames, tous les autres, sauf Carlos. Le soleil se brisait contre le trottoir, c'était le bruit et l'air de la rue. Elle regarda la porte de l'immeuble, se dit qu'elle allait attendre un peu pour voir sortir Carlos. C'était impossible qu'il ne sorte pas, ils étaient tous sortis une fois finies les formalités. Pourtant, ça paraissait si bizarre de ne pas l'avoir vu dans le bureau, il y avait peut-être une porte cachée par les affiches, quelque chose qui lui avait échappé, mais de toute façon c'était bizarre, parce que tout le monde était sorti par le couloir comme elle, tous ceux qui venaient pour la première fois étaient sortis par le couloir.»

 


Guillermo Cabrera Infante (1929-2005)
Natif de Gibara, province cubaine d'Oriente, Guillermo Cabrera Infante déménage à La Havane au début des années 1940 et débute sa carrière littéraire en 1947. Dans les années 1960, il rompt avec le régime de Castro et s'installe définitivement en Europe, à Madrid, puis à Londres (1966). Après "Tres tristes tigres" (Trois Tristes Tigres, 1967) qui lui donne notoriété, il publie "La Habana para un infante difunto" (La Havane pour un infante défunt, 1979), qui recrée à La Havane l'érotisme débridé et la nostalgie de l'adolescence, "Vista del amanecer en el tropico (Premières lueurs du jour sous les tropiques, 1974), histoire revisitée, dramatique et ironique, de l'île de Cuba, de l'exécution d'un cacique indien à la quête désespérée de la Floride, "Delito por bailar el cha-cha-cha" (1995) et un recueil de nouvelles, "Todo esta hecho con espejos. Cuentos casi completos" (Le Miroir qui parle : Nouvelles presque complètes, 1999).

 

"Tres tristes tigres" (Trois Tristes Tigres, 1967)
Présenté comme l'un des textes fondateurs du "boom littéraire latino-américain", Guillermo Cabrera Infante recrée, dans une écriture originale, soucieuse de capter au plus près de la voix les langues caribéenne et cubaine, l'univers des cabarets et de la vie nocturne à La Havane avant la révolution castriste, lorsque le crime organisé régnait sur les boîtes de nuit, soit dans les années 1950. A travers les virées nocturnes de jeunes gens, vivants comme Códac, le photographe, Eribó le joueur de bongo, Silvestre, l'écrivain, Arsenio Cué, l'acteur, ou mort, tel que l'énigmatique Bustrofedon, poète disparu qui n'a laissé en partage que l'enregistrement de sa voix, s'expriment nombre de narrateurs qui, dans trainant leur ennui, s'adonnent à un immense jeu verbal : on y rencontre des toutistes américains en visite à La Havane, Estrella Rodriguez la chanteuse de boléro, sept écrivains cubains censés racontés la mort de Trotski."Tous ces personnages évoluent dans le même monde : La Havane d'avant la Révolution, métropole nocturne, monde trouble, humide, torride, déliquescent, clos sur lui-même." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Cuba) par Albert Bensoussan et l'auteur).

 

"Delito por bailar el chachachá" (1995, Coupable d'avoir dansé le cha-cha-cha)
"Comme le rythme du cha-cha-cha, les trois nouvelles de ce livre progressent par répétition et par contraste. Elles commencent toutes par une scène identique : un après-midi de pluie, un homme et une femme déjeunent dans un restaurant du centre ville de La Havane. Cependant, cette rencontre donnera lieu, à chaque fois, à une histoire d'amour différente et elle sera le point de départ d'un récit qui est aussi un voyage dans le temps, à la recherche de l'un des multiples visages de Cuba. À chaque histoire d'amour va ainsi correspondre une vision de l'île bien distincte, une image aux couleurs de la musique tropicale : l'île des rites africains et des tambours sacrés, l'île des hôtels de luxe et des touristes américains, et enfin l'île de l'utopie communiste et des persécutions politiques." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Cuba) par Albert Bensoussan, Robert Marrast et Jean-Marie Saint-Lu).

 


Mario Vargas Llosa (1936)
Natif d'Arequipa, au sud du Pérou, Mario Vargas Llosa vit une enfance et une jeunesse aussi lourdes familialement (marquée notamment par la mésentente avec un père violent et le collège militaire de Leoncio Prado) que socialement (le général Manuel Odria exerce une dictature étouffante entre 1948 et 1956), suit des études littéraires dans la vieille université de San Marcos, à Lima. Dès 1958, il est en Europe, à Madrid, où il publie un recueil de nouvelles, "Los Jefes" (1959, Les Caïds). Puis à Paris : c'est là, qu'il poursuit la rédaction de l'ouvrage qui lui donne une renommée immédiate, "La ciudad y los perros" (1963, La Ville et les chiens), puis "La Casa verde" (1967), "Conversacion en la Catedral" (1969), enfin en 1974, "La tia Julia y el escribidor" : c'est à cette date qu'il regagne le Pérou, alors fait désormais partie intégrante du panthéon des écrivains de ce pays, succédant à Ricardo Palma, César Vallejo, José María Argüedas ou Ciro Alegría. Gagné en partie à une idéologie marxiste et révolutionnaire (1953-1971), sensible à Sartre et d'une vaste culture littéraire, de Flaubert à Faulkner,  il s'orientera progressivement vers la défense de la démocratie contre toutes les formes de dictature, de terrorisme, de fanatisme ou d'intégrisme : contesté par tout un pan de la critique latino-américaine pour son revirement idéologique, candidat, sans succès, à la présidence de la République du Pérou en 1990, il se détourne de toute action politique et acquiert la nationalité espagnole en 1994...

 

"La ciudad y los perros" (1963, La Ville et les chiens)
Ce roman, touffus, classique et d'avant-garde, impose la renommée de Vargas Llosa. Il y retrace la vie (deux ans de sa vie inspire ce récit) des cadets du collège militaire Leoncio-Prado, à Lima, univers dont la brutalité, la stupidité et l'ignorance sont exacerbées par la réclusion. Les "Chiens" sont les cadets de ce collège militaire où règnent brimades, sévices, dénonciations, exactions. L'un des cadets les plus violents, le Jaguar, orchestre le vol des sujets d'examen de fin d'année. Mais ce vol est dénoncé par l'Esclave, le souffre-douleur de ses camarades. Quelque temps après, l'Esclave, au cours de manœuvres de tir, est tué d'une balle perdue. Auparavant, il s'était confié à l'un de ses amis, Alberto Fernández, lequel écrit des romans pornographiques, qui circulent en secret parmi les adolescents. Fernández voudrait dénoncer à ses chefs l'origine de la mort apparemment accidentelle de l'Esclave. Un terrible chantage empêchera la vérité d'éclater. Quelques années plus tard, Alberto Fernández et le Jaguar se rencontreront de nouveau. À la lumière de leur éducation de jeunes cadres de la nation, ils essaieront de confronter leurs expériences et d'éclairer les valeurs morales qui fondent la société dont ils sont désormais les otages et les complices...

 

"La casa verde" (1965, La Maison verte)
La "Casa verde" est le bordel de Piura, ville du Nord, entouré d'une immense forêt vierge, centre de plusieurs intrigues sans lien nécessaire entre elles si ce n'est de tenter d'exprimer un monde dans la totalité de sa vie et ce jusqu'au plus infime détail : "histoire de Bonifacia, une petite Indienne recueillie par les religieuses de la mission catholique et qui deviendra la locataire du lupanar ; histoire du bandit Fushia ; histoire des habitants de la forêt vierge et de leurs démêlés avec les Blancs."

 

"Conversacion en la Catedral" (1969, Conversation à la "Cathédrale")
"À la fourrière où il est allé rechercher son chien, dans les faubourgs de Lima, Santiago Zavala rencontre le Noir Ambrosio, ancien chauffeur de son père, Don Fermín, et l'invite à boire un verre à La Cathédrale, taverne locale. Ils restent ensemble quatre heures durant : Santiago veut faire parler Ambrosio sur un passé qui l'obsède. Il repartira, ivre, sans avoir rien appris. Mais cette conversation à La Cathédrale déclenche le processus selon lequel dix années de passé vont s'éclairer aux yeux de Santiago, en même temps qu'elles seront présentées au lecteur dans leur totalité, à la fois avec leurs énigmes et avec l'élucidation de ces énigmes. Ainsi, toutes époques mêlées, se construit le récit, dont le lecteur lui-même tient le fil." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Pérou) par Sylvie Léger et Bernard Sesé).

 

"La tia Julia y el escribidor" (1979, La tante Julia et le scribouillard)
"Lorsque la table du déjeuner familial est desservie et que s'annonce un après-midi sans surprise et sans sorties, que faire? En Amérique latine, des millions d'hommes – et surtout de femmes – attendent alors le moment de tourner le bouton de la radio pour absorber leur dose quotidienne de rire, de larmes et de rêve. C'est derrière les feux de cette rampe-là, faussement clinquante, que le grand romancier péruvien nous mène : acteurs vieillis dont seule la voix séduit encore, tâcherons de l'écriture dévorés par le halo d'une gloire illusoire, requins de l'audio-visuel artisans de la misère de leurs «créateurs». Pedro Camacho, un as du feuilleton radio, arrive alors à Lima. Il n'a d'autre vie que celle de ses personnages et de leurs intrigues. Enfermé jour et nuit dans la loge de l'immeuble de la radio, il manipule les destinées de ces êtres imaginaires qui font battre le cœur des auditeurs. Mais voilà que, au comble de la gloire, son esprit s'embrume : comme des chevaux fous, ses héros franchissent les barrières, font irruption dans des histoires qui ne sont pas les leurs et engendrent une avalanche de catastrophes : les auditeurs affolés portent plainte... En contrepoint, nous est contée l'histoire de «Varguitas» : à dix-huit ans, il poursuit, mollement, des études de droit, comme l'exige son père. Installé dans un cagibi, il gagne quelques sous en rédigeant les bulletins de nouvelles pour la radio de Lima et rêve de faire publier les nouvelles qu'il écrit à ses (nombreux) moments perdus. Pour la première fois, Mario Vargas Llosa parle ici à la première personne et raconte son histoire : «Varguitas» n'est autre que lui et la tante Julia, fraîchement divorcée, de quinze ans son aînée, a bien existé. Malgré l'opprobre familial et le rocambolesque bureaucratique, il finira par l'épouser. Il est difficile de mieux conjuguer le rétro, le kitsch et le mélo que Mario Vargas Llosa le fait dans ce livre, l'un des plus éblouissants témoignages sur ce qu'est aujourd'hui le vécu, le ressenti, le rêvé de l'homme moyen en Amérique latine." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan).


José Lezama Lima (1910-1976)
Natif de La Havane et n'ayant jamais pratiquement Cuba, José Lezama Lima, touché par l'asthme et l'obésité, singulier par son besoin d'isolement et sa culture encyclopédique, avocat de formation, au service d'une culture qu'il refuse de politiser, est l'homme d'une somme gigantesque poético-romanesque, "Paradiso", publiée en 1966, poursuivie par "Oppiano Licario". C'est par la poésie qu'il entrera en littérature, une poésie hermétique mais d'une étonnante inventivité verbale (Muerte de Narciso, 1937; Enemigo rumor, 1941).

"Paradiso" (1966)
Livre controversé, hermétique et dont le célèbre chapitre VIII provoqua nombre de polémiques, le jugeant pornographique, l'intrigue, en première approche, déroule l'histoire initiatique d'un adolescent, José Cemi - "cemi", évocation du nom des idoles caraïbes antérieures à l'arrivée des Espagnols -, mais une initiation nourrie autant de rêves et de désirs que de nostalgie d'un paradis perdu, "Paradiso", roman aussi d'une remontée vers l'origine,   l'époque "placentaire" de submersion dans le milieu familial, que peuplent, en l'absence du père, des figures féminines, Rialta, la mère tant aimée, et des initiateurs, le "prophète" Oppiano Licario au contact duquel se forge sa destinée, et de ses alter ego, Fronesis et Focion; puis, sortir de ce monde clos et confiné pour exprouver l'altérité et affronter les périls extérieurs; enfin, entrer en poésie, pénétrer dans l'univers des archétypes, à la recherche de «l'image», acquérir progressivement ces nouveaux langages dans lesquels s'élaborent toute la densité des raisonnements...

 


Manuel Puig (1932-1990)
Natif de General Villegas, en pleine pampa, à 500km de Buenos Aires, Manuel Puig trouve dans le cinéma local ses premiers éléments d'évasion, puis en 1949 suit des études lettres dans la capitale et peut gagner Rome et l'Italie avec une bourse d'étude : mais c'est Hollywood qui le fascine et non le néoréalisme, et se met à l'anglais. Rentré en Argentine en 1961, il écrit un premier roman, "La traicion de Rita Hayworth", pour une part autobiographique puisque racontant l'histoire d'un jeune esseulé de la province se réfugiant dans les salles obscures pour fuir une réalité par trop ingrate. Il lui faut attendre "Boquitas pintadas" en 1969 pour rencontrer véritablement le succès. Son troisième roman, pastiche du thriller, "The Buenos Aires Affair" (1973) lui vaut la censure du nouveau gouvernement péroniste et l'oblige à s'exiler au Mexique. Mais c'est finalement à Barcelone qu'il s'installe et qu'il publie son oeuvre la plus célèbre, "El beso de la mujer araña" (1976).

 

"La traicion de Rita Hayworth" (1968, La Trahison de Rita Hayworth)
"Pourquoi ce roman plonge-t-il d'emblée le lecteur dans un univers insolite, quand la banalité des propos, toujours maintenus au niveau de la vie quotidienne, et la simplicité des personnages (adolescents, jeunes filles, serveuses) devraient nous paraître familières, rassurantes? C'est qu'il s'agit d'une humanité complètement intoxiquée par la «culture» cinématographique. Les paroles, les pensées, les imaginations, les psychologies des protagonistes ne sont autres que celles des films commerciaux. Tout le monde «se fait du cinéma». Réquisitoire féroce ou tendre constat? L'aliénation générale est peinte avec l'absolue simplicité de ceux que l'on nomme «naïfs» : transfiguration de la réalité par les inventions à la fois innocentes et perverses d'un humour sans arrière-pensée moralisatrice. Aliénation qui n'est pas seulement d'ordre cinématographique, comme on le comprend vite : la religion, les interdits sexuels y jouent aussi leur rôle. La «trahison» de Rita Hayworth, ce pourrait bien être aussi celle d'Ève, et celle de la Sainte Vierge... Les victimes privilégiées étant bien entendu les adolescents, les enfants. En particulier le jeune Toto, quinze ans, qui doit, en même temps qu'il affronte les terreurs de l'initiation sexuelle, tenter de se délivrer des préjugés sociaux et de la sotte autorité paternelle aussi bien que sortir du délire cinématographique. L'immense richesse de la langue, langue parlée, naturelle et savante (le film, La grande valse, raconté par Toto est un sommet de cette recherche d'écriture), achève de faire de Manuel Puig et de son œuvre un phénomène tout à fait original dans la littérature latino-américaine." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).

"Boquitas pintadas" (1969, Le Plus Beau Tango du monde)
Parodie de roman rose, un don Juan de village cherche inlassablement le bonheur à travers des conquêtes nourries de magazines féminins. "Inventeur d'une vision de la réalité, d'un ton et d'une manière inédits dans la littérature sud-américaine, Manuel Puig a inauguré, avec Le plus beau tango du monde, une véritable rhétorique du cliché, des lieux communs du langage et du comportement, pour mieux percer le subconscient collectif d'un pays - l'Argentine - et d'une époque - les années 1940." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).

 

"El beso de la mujer araña" (1976, Le Baiser de la femme araignée)
Dans une même cellule, un jeune militant de gauche et un homosexuel plus âgé, Molina, placé auprès de ce dernier pour lui soutirer des informations compromettantes, entretiennent un dialogue quotidien, entrecoupé de récits de films détaillés que conte Molina pour les distraire. La rencontre vire progressivement à l'histoire d'amour. Hector Babenco en réalisera une adaptation en 1985.

 

"Pubis angelical" (Pubis angelical, 1979)
Une jeune femme, argentine exilée au Mexique, Ana, est immobilisée dans une clinique après une importante opération. Encore sous l'effet des anesthésiants, elle tente de reconstituer divers fragments de sa vie sentimentale : "à travers ses conversations avec une amie, puis avec son ancien amant – militant péroniste –, comme par les fragments de son journal intime où elle essaie de composer une image satisfaisante d'elle-même, c'est l'atmosphère étouffante et le snobisme petit-bourgeois du Buenos Aires contemporain qui nous sautent à la gorge." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Albert Bensoussan).

 

"Maldición éterna a quien lea estas páginas" (Malédiction éternelle à qui lira ces pages, 1980)
"Malédiction éternelle à qui lira ces pages est la rencontre de deux solitudes dans l'âpre métropole de New York. Un Argentin, vieux, malade, est promené dans un fauteuil roulant par un jeune Nord-Américain abandonné par sa compagne. L'Argentin est un ex-révolutionnaire que de longs séjours dans les geôles de son pays ont réduit à un état d'impuissance physique, mêlé de curieux troubles psychiques : s'il se souvient, par exemple, du lexique et des tournures des quatre langues qu'il a pratiquées, des bouleversements se sont produits dans les correspondances entre langage et réalité. Aussi croit-il que ses rêves nocturnes sont partagés par tout le monde, qu'un songe est un fait collectif. L'Américain, lui, posséderait un titre de professeur d'histoire mais il n'aurait jamais enseigné. Il aurait été barman, jardinier et tour à tour il affirme et nie s'être battu dans la guerre du Viêt-nam. Entre ces deux hommes, si dissemblables, une relation se noue, d'autant plus étroite qu'elle est nourrie de complicités, de suspicion, de hargne, d'accès de sympathie... Ils sont, tous les deux, des naufragés, et c'est à un duel verbal qu'ils se livrent en confrontant des souvenirs qui au fur et à mesure se modifient, en essayant d'avoir le dessus, de gagner maintenant la bataille perdue jadis, dans cette région irrécupérable du passé où ils furent – peut-être – un Argentin révolutionnaire et un soldat américain au Viêt-nam." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Albert Bensoussan).


José Donoso (1924-1996)

Natif de Santiago du Chili, issu de la grande bourgeoisie et lecteur passionné de Henry James, Virginia Woolf, et de toute la littérature anglo-saxonne, José Donoso ne cesse de traquer, sous la réalité des lieux et des relations au monde, les obsessions réprimées, les frustrations. Dans son premier roman, "Coronación" (Le Couronnement, 1957), une vieille aristocrate sombre dans la folie au cours d'un rituel des plus macabres. "El lugar sin límites" (Ce Dimanche-là, 1966) campe, sordide et poétique, dans un village du sud chilien, le destin d'un jour d'un travesti, La Manuela, qui tient un bordel dans le petit village d'El Olivo, avec sa fille Japonesita. Le cinéaste mexicain Arturo Ripstein réalisa en 1977 une adaptation particulièrement sombre de cet ouvrage. En 1967, Donoso quitte le Chili, la dictature d'Augusto Pinochet le contraint à vivre en Catalogne où est publié son roman le plus connu, "El obsceno pajaro de la noche" ...

 

"El obsceno pajaro de la noche" (1970, L'Obscène Oiseau de la nuit)

"Cette œuvre maîtresse du plus grand romancier chilien contemporain, huit ans d'écriture obsessionnelle, ressemble à la formation d'un délire, grâce à l'emploi de procédés littéraires servant habituellement à décrire une réalité bien tangible. Un monde décrépit, caverneux, monde d'objets brisés ou tombant en poussière, de vieilles femmes laissées pour compte par la société et survivant à leur oubli, qui paraissent sorties des derniers tableaux de Goya, république de monstres dans la demeure du dernier rejeton d'une féodalité abolie, monde de choses que leur mort rend à la vie et d'êtres plus morts que vifs, de créatures horribles rejetées dans l'hospice de notre inconscient, thésaurisations de la mémoire aussi fragiles que la poudre d'aile de papillon entre les doigts..." (Editions du Seuil, traduction Didier Coste). Au centre de l'intrigue, Humberto Peñaloza, el Mudito, aux personnalités multiples se perdant dans dans un monde frappé par une malédiction intrinsèque, celle de la perte ou de la confusion de toute identité possible : "un boquete de hambre se abrió en mí y por él quise huir de mi propio cuerpo enclenque para incorporarme al de ese hombre que iba pasando, ser parte suya aunque no fuera más que su sombra..."

"Misiá Raquel Ruiz pleura énormément quand mère Benita Pappela au téléphone pour lui dire qu'on avait trouvé la Brígida morte ce matin. Puis elle se consola un peu et réclama des détails : 

- L'Amalia, cette petite femme borgne qui était un peu à son service, je ne sais pas si vous vous la rappelez...

- L'Amalia, mais bien sûr...

- Eh bien, comme je vous le dis, Amalia lui a fait sa petite tasse de thé bien tassé, comme elle aimait le prendre le soir, et Amalia dit que la Brígida s'est endormie tout de suite, bien tranquille comme toujours. Il paraît qu'avant de se coucher elle avait raccommodé une belle chemise de nuit en satin crème...

- Ah, bonté divine, ce que vous faites bien de me le dire. De peine, j'allais l'oublier. Qu'on en fasse un paquet que Rita me laissera à la conciergerie. C'est la chemise de nuit de noces de ma petite-fille Malú, celle qui vient de se marier, vous vous souvenez, je vous ai raconté. Pendant leur lune de miel, elle l'a abimée avec la serrure de la valise. J'aimais bien donner de petits travaux comme ça à la Brígida pour la distraire un peu, la pauvre, et qu'elle garde l'impression de faire partie de la famille. Il n'y avait personne comme elle pour l'ouvrage fin. Elle avait une main !... 

Misiá Raquel se chargea des funérailles : veillée mortuaire en la chapelle de la Maison d'Exercices spirituels de l'lncarnation de la Chimba où la Brígida avait passé ses dernières années, avec messe solennelle pour les quarante vieilles hébergées, les trois bonnes sœurs et les cinq petites orphelines, en présence des propres fils, brus et petites-filles de misiá Raquel. Comme c'était la dernière messe qui devait être célébrée dans cette chapelle avant sa désaffectation par l'archevêque et la démolition de la Maison, on la fit chanter par le père Azócar. Ensuite, enterrement au mausolée des Ruiz comme on l'avait promis depuis toujours à Brígida. Le mausolée était malheureusement assez plein. Mais en quelques coups de téléphone, misiá Raquel sut exiger qu'on s'arrangeât coûte que coûte pour faire une place à la Brígida. C'était parce qu'elle avait eu confiance en misiá Raquel pour tenir la promesse de la laisser reposer elle aussi sous ce marbre, que la pauvre vieille avait pu écouler d'aussi paisibles dernières années : sa mort avait été comme une petite flamme qui s'éteint, pour citer la rhétorique désuète mais émouvante de la mère Benita. Il allait bien sûr devenir nécessaire, dans quelque temps, de réduire certains des restes inhumés au mausolée : tous ces bébés du temps où l'on n'avait même pas de remèdes contre la diphtérie, une mademoiselle morte loin de sa patrie, des oncles vieux garçons dont l'identité était devenue floue; on serrerait ces os hétéroclites dans une petite boîte qui ne tiendrait pas trop de place.

Tout se passa comme misiá Raquel en avait décidé. Les vieilles assistées purent se distraire tout l'après-midi en m'aidant à décorer la chapelle de draperies noires. D'autres, les intimes de la défunte, lavèrent le cadavre, le peignèrent, lui mirent son dentier, son linge de corps le plus délicat et, tout en se lamentant et en pleurnichant dans leurs délibérations sur la dernière toilette la plus convenable, se décidèrent pour le jersey gris marengo et le châle rose, celui que la Brígida gardait enveloppé dans du papier de soie pour le mettre le dimanche. Nous disposâmes autour de la bière les couronnes envoyées par la famille Ruiz. Nous allumâmes les cierges. Ça oui, avec une patronne comme misiá Raquel, ça vaut la peine d'être en condition! Quelle bonne dame! Mais combien d'entre nous ont la chance de la Brígida ? Pas une. Il suffit de voir, la semaine dernière, pour la pauvre Mercedes Barroso : un fourgon de l'Assistance publique, même pas noir comme il faut par respect, est venu emporter la pauvre Menche, et nous, oui, ça a l'air d'une blague, il a fallu que ce soit nous qui coupions quelques géraniums rouges dans la cour d'entrée pour orner la bière, avec des patrons qui lui promettaient toujours monts et merveilles à cette pauvre

Menche, attends, brave femme, attends, sois patiente, cet été ça ira mieux, non, plutôt quand on reviendra de vacances, car toi tu n'aimes pas la plage, rappelle-toi comme tu crains l'air marin, quand on reviendra tu vas voir, tu vas être ravie de la nouvelle villa avec jardin, il y a une pièce idéale pourtoi au-dessus du garage... et puis vous voyez, les patrons de la Menche ne se sont même pas amenés à la Maison quand elle est morte. Pauvre Menche! Quelle malchance! Et elle était si drôle quand elle racontait des blagues cochonnes, elle en savait des tas. Qui sait d'où elle les sortait. Mais l'enterrement de Brígida, ç'a été autre chose : elle a eu des couronnes pour de vraie, avec des fleurs blanches et tout, des fleurs comme il faut pour les enterrements, et même des cartes de visite. Quand on a apporté le cercueil, la Rita a commencé par passer la main dessous pour vérifier si c'était bien verni comme dans les bières de première classe d'autrefois : je l'ai vue plisser la bouche et faire un signe de tête approbateur. Bien fignolé, le cercueil de la Brígida ! Même en cela, misiá Raquel avait tenu parole. Rien ne nous a déçues. Ni le corbillard tiré par quatre chevaux noirs, harnachés avec des manteaux et des panaches de plumes, ni les autos reluisantes de la famille Ruiz, alignées dans l'avenue en attendant le départ du convoi.

Mais le convoi ne peut pas encore partir. Au dernier moment, misiá Raquel se souvient qu'elle a dans sa cellule une bicyclette un peu abîmée mais qui, avec quelques petites réparations, serait tout ce qu'il y a de mieux comme cadeau à son jardinier pour la Saint-Pierre-et-Paul, vas-y Mudito, va avec ta charrette et rapporte-la-moi, que mon chauffeur la mette à l'arrière de la camionnette, pour profiter du voyage.

- C'est-il que vous ne pensez plus revenir nous voir, misiá Raquel?

- Pour ce qui est de venir, il faudra que je revienne quand Inés rentrera de Rome..."