Uwe Johnson (1934-1984) - Siegfried Lenz (1926-2014) - Martin Walser (1927) - Christa Wolf (1929-2011) - Günter Grass (1927-2015) - Ingeborg Bachmann (1926-1973) - Paul Celan (1920-1970)  - Hans Magnus Enzensberger (1929) - Heiner Müller (1929-1995) - Jurek Becker (1937-1997) - Ilse Ainchinger (1921-2016) ....

Last update: 12/31/2016

La fin de la guerre laisse l'Allemagne en ruines et en phase de liquidation de son héritage nazi : en littérature, la langue allemande se reconstruit autour d'écrivains suisses ou autrichiens. Les circonstances de cette guerre, les crimes sans mesure au XXe siècle qu'elles ont perpétrés, semblent générer de nouvelles conditions existentielles, le temps d'une longue et difficile interrogation sur le pourquoi et le comment...

Le renouvellement de la littérature allemande s'effectue, dans les années cinquante, grâce à la génération rassemblée autour du "Gruppe 47", qui de 1947 à 1977, sous l'impulsion de Hans Werner Richter (1908-1993), réunit des écrivains de langue allemande comme Günter Eich (1907-1972), Heinrich Böll (1917-1985), Günter Grass (1927-2015) , Uwe Johnson (1934-1984) , Ilse Ainchinger (1921-2016), Ingeborg Bachmann (1926-1973), Martin Walser (1927) : ils entendent affronter la réalité en soutenant l'effort de reconstruction d'Adenauer tout en analysant les survivances morales du passé. C'est que l'on appelle couramment l'ère d'un «réalisme critique» où la description sociologique s'allie aux recherches formelles qui remettent en cause le principe même de la narration subjective.

 

Mais les générations suivantes persisteront-elles dans ce questionnement? on ne lit déjà plus Hans Werner Richter, Hans Magnus Enzensberger...

 

The end of the war left Germany in ruins and the liquidation of its Nazi heritage: in literature, the German language was rebuilt around Swiss or Austrian writers. The circumstances of this war, the unmeasured crimes of the twentieth century, seem to generate new existential conditions, the time of a long and difficult questioning on the why and how...

The renewal of German literature took place in the 1950s thanks to the generation gathered around the "Gruppe 47", which from 1947 to 1977, at the instigation of Hans Werner Richter (1908-1993), brought together German-speaking writers such as Günter Eich (1907-1972), Heinrich Böll (1917-1985), Günter Grass (1927-2015) and Uwe Johnson (1934). This is commonly referred to as the era of "critical realism" where sociological description is combined with formal research that challenges the very principle of subjective narrative.

 

El fin de la guerra dejó a Alemania en ruinas y la liquidación de su herencia nazi: en la literatura, el idioma alemán fue reconstruido en torno a escritores suizos o austriacos. Las circunstancias de esta guerra, los crímenes inconmensurables del siglo XX, parecen generar nuevas condiciones existenciales, el momento de un largo y difícil cuestionamiento del por qué y cómo...

La renovación de la literatura alemana tuvo lugar en los años cincuenta gracias a la generación reunida en torno al "Gruppe 47", que entre 1947 y 1977, a instancias de Hans Werner Richter (1908-1993), reunió a escritores de lengua alemana como Günter Eich (1907-1972), Heinrich Böll (1917-1985), Günter Grass (1927-2015) y Uwe Johnson (1934). Esto es comúnmente referido como la era del "realismo crítico" donde la descripción sociológica se combina con la investigación formal que desafía el principio mismo de la narrativa subjetiva.


L'armée allemande capitule en 1945 et les Alliés partagent alors l'Allemagne en plusieurs zones d'occupation. En 1949, les zones américaine, française et britannique deviennent la République fédérale d'Allemagne (RFA) et la zone soviétique devient la République démocratique allemande (RDA). C'est en 1961 que la RDA, pour enrayer l'émigration massive des ressortissants d'Allemagne de l'Est vers les quartiers ouest de Berlin, érige un mur entre les secteurs oriental et occidental de Berlin. En 1969, le social-démocrate Willy Brandt devient chancelier, et cherche à rétablir de meilleures relations avec l'Union soviétique et l'Allemagne de l'Est (Ostpolitik). En 1971, Erich Honecker succède à Walter Ulbricht à la tête de la RDA, et le nouveau chancelier Helmut Schmidt, qui remplace un Willy Brandt discrédité par la fameuse affaire d'espionnage suscitée par Günter Guillaume, (1974) poursuit la politique d'ouverture de la RFA à l'Est. En 1973-1976, la situation se durcit en RDA: espionnage,  propagande, Stasi et mitraillage automatique aux frontières. Les années 1980 détendent ensuite les relations inter-Allemagne. En 1989, alors que le bloc soviétique annonce son intention d'entrouvrir les frontières, la RDA suit en supprimant les restrictions sur les voyages à l'étranger, des centaines d'Allemands de l'Est se précipitent vers l'ouest, débouchant sur la Chute du Mur de Berlin.

Martin Walser dénonce l'utopie d'une conversion profonde de l'Allemagne (Chêne et lapins angora, 1962) et décrit dans ses romans (Couples à Philippsbourg, 1957) la société froide du "miracle économique". Heinrich Böll peint au travers du petit bourgeois catholique rhénan la persistance d'une certaine Allemagne, comme dans "Billard à neuf heures et demie" (1959). Uwe Johnson (Conjectures sur Jacob) part à la recherche de son personnage, tandis que Günter Grass écrit le roman du roman avec le premier volet de sa Trilogie de Dantzig, "Le Tambour".
Enfin la constitution de la RDA en 1949, puis la construction du Mur vont créer les conditions d'une littérature spécifique. Succédant à Anna Seghers (1900-1983) et à Johannes Bobrowski (1917-1965), la littérature des années 1960 en RDA voit cohabiter une instrumentalisation destinée à construire "le socialisme réel existant" (Erik Neutsch) et une nouvelle génération qui introduit des attitudes et des sentiments contradictoires (Christa Wolf). D'un côté l'engagement politique et social se fait au détriment de la vie intérieure, de l'autre en se laissant gagner par l'introspection, est mis à nu le déficit des espérances déçues. 


Uwe Johnson (1934-1984)
"Aber Jakob ist immer quer über die Gleise gegangen" (Mais Jacob a toujours traversé les voies). Uwe Johnson a connu la RDA avant le Mur, en 1956, la répression, les tentatives de soulèvements,  puis l'Allemagne de l'Ouest (Berlin) et au final n'a pu se résoudre à rejoindre l'un ou l'autre camp. Homme de bonne volonté, il lui faut prendre de la distance pour parler des deux Allemagnes et tenter de comprendre... On lui reconnaît, avec Günter Grass, une virtuosité dans l'écriture de ses romans rarement atteinte depuis Thomas Mann.

Né dans un village de Poméranie, Cammin, après ses études à Rostock et à Leipzig, Uwe Johnson quitte la RDA en 1959 - il a été en effet reconnu officiellement inapte à un emploi public, non-conformiste, haine du troupeau organisé, -  vit quelque temps à Berlin-Ouest (1959), à Rome (1962) et aux USA (1966-68), avant de s'installer en Angleterre. Son premier roman "La frontière", l'impose d'emblée comme l'un des auteurs majeurs de sa génération. A travers le destin tragique d'un homme, il décrit l'Allemagne de l'après-guerre et des Allemands qui ne se sentent chez eux ni d'un côté ni de l'autre de la frontière qui maintenant les sépare. Ce thème, qui réapparaît dans tous ses livres, contribue à faire de lui "le premier auteur des deux Allemagnes" et sa technique (superposition d'images, retours en arrière, insertions de documents, articles de journaux...) celui d'un écrivain d'avant-garde. Ces mêmes principes d'écriture se retrouvent dans sa grande entreprise romanesque à laquelle il se consacre entièrement à partir de 1968 et où il reprend des personnages de son premier livre:  Conjectures sur Jacob (Mutmassungen über Jakob, 1959), L’impossible biographie (Das dritte Buch über Achim, 1962), Une année dans la vie de Gesine Cresspahl (Aus dem Leben von Gesine Cresspahl, 1970, 1971, 1973, 1983), Une visite à Klagenfurt (Eine Reise nach Klagenfurt, 1974), Concomitances (Begleitumstände, 1980), L'accidenté (Skizze eines Verunglückten, 1981).

La Frontière (Mutmaßungen über Jakob, 1959)

"Un cheminot a été écrasé par un train. S'agit-il d'un accident ou d'un suicide? Uwe Johnson se livre à une véritable enquête policière : il retrace les derniers jours de Jacob Abs, évoque ses amours et ses amitiés et scrute les motifs possibles de l'attitude de son héros. Mais Uwe Johnson n'a pas voulu seulement écrire un roman policier. La Frontière est un des grands romans politiques de notre époque et il se déroule à la lisière de deux mondes, à la frontière entre les deux Allemagnes. Tout notre destin est engagé dans les actes et discussions des personnages qui peuplent ce roman que la critique du monde entier a considéré comme le livre le plus important écrit en Allemagne depuis la fin de la guerre. 

 Uwe Johnson se sert de toutes les techniques romanesques pour nous conter cette histoire. Il ne prend position ni pour, ni contre le roman classique, comme il refuse d'opter exclusivement en faveur des expériences les plus récentes. Il utilise tous les moyens d'expression qui lui semblent nécessaires à l'expression de toute la complexité du monde où nous vivons. " (Editions Gallimard)

 

L'impossible biographie (Das dritte Buch über Achim, 1961)

"Achim est un célèbre cycliste de l'Allemagne Orientale, à qui deux livres ont été consacrés. Le gouvernement cherche à ce que la biographie de ce héros national soit officiellement et définitivement établie.  Cet ouvrage s'intitulera L'impossible biographie; et c'est un ami d'Achim, journaliste à Hambourg, qui se charge de ce travail. 

A travers l'existence du champion, Uwe Johnson reprend un des thèmes qui lui tiennent à coeur : le partage de son pays en deux Etats. Le journaliste Karsh cherche à comprendre la vie d'Achim. Il croit tout savoir sur lui, mais, en réfléchissant, il s'aperçoit qu'il ne le connaît pas. Il découvre que ce héros est un homme comme les autres. De même il se sent étranger dans cette zone de l'Est et ne sait pas pourquoi. Il veut tout voir, tout apprendre, il tente de tout imaginer, mais le mystère et l'ambiguïté ne font que s'accroître." (Editions Gallimard)

 

Deux points de vue (Zwei Ansichten, 1965)

"Lors d'un voyage à Berlin, B. (lui) fait connaissance de D. (elle). Il est photographe à Hambourg, et n'a qu'une vraie passion : les voitures de sport. Elle est infirmière dans un hôpital de Berlin-Est. Elle n'y est pas fort bien vue : son père était un officier supérieur pendant la guerre. À peine les deux jeunes gens se sont-ils liés, que survient la construction du mur de Berlin. D. ne peut plus sortir de l'Est. B. s'emploie à la faire fuir. L'essentiel du livre est la relation des efforts qu'ils font, lui à l'Ouest, elle à l'est – petites démarches, contacts, espoirs, promesses – pour leur permettre de se rejoindre. 

La fuite, finalement, réussira. Mais le vrai sujet du livre n'est peut-être pas là. Ce serait plutôt la dérision des efforts individuels, au milieu des grands conflits politiques. B. et D. ne manqueraient-ils pas de conviction profonde, dans le désir de se rejoindre? D'ailleurs, l'auteur ne nous a-t-il pas tout au long montré que D. et B., dans leurs démarches semblables, voient les choses de façon tout à fait différente? C'est l'Est et l'Ouest : deux points de vue. Deux points de vue qu'il serait trop simple de réduire à la distance proprement politique. 

Ils appartiennent à deux mondes, deux manières de voir, deux «métaphysiques» différentes. Comme dans la Frontière et l'Impossible biographie, la division de l'Allemagne permet à Uwe Johnson de décrire, avec la précision poétique qui le caractérise, une division d'un tout autre ordre, d'une toute autre profondeur." (Editions Gallimard)

 

"..Le lendemain matin, les émetteurs d'Allemagne de l”Est déclaraient la fermeture des frontières de Berlin-Ouest, mesure de sécurité que les postes de diffusion de la ville interdite traduisaient ainsi : blocus du territoire pour tout habitant moyen de Berlin-Est et de l'Allemagne de l'Est, qu'il veuille faire des achats ou rendre visite à des amis, aller au cinéma ou bien gagner le camp de fugitifs afin d'être transporté par avion de l'autre côté, dans un monde libre, dans un autre mode de vie. D. courut tout de suite au chemin de fer de ceinture. Les trains ne partiraient plus. Sur la longue coursive, sur l'eau des vacances et dans le vent des roseaux, elle avait oublié de chialer mais non sans éprouver maintenant une ironie maligne envers ceux qui, comme elle, avaient trop pris le temps de réfléchir à leur pays.

A vrai dire, elle ne connaissait guère plus exactement cet Etat que de nom. Les tenants du pouvoir ne lui avaient pas été présentés dans l'exercice de leurs fonctions mais à demi cachés par le pupitre d'orateur, protégés par la balustrade des balcons d'opéra. Le nouveau système expliquait ses qualités d'après les défauts de l'ancien, attribuant sa propre puissance à l'issue de la guerre. Comme D. avait alors trois ans et demi, il ne lui restait maintenant qu'à se fier aux informations des aînés. Longtemps l'Etat avait été pour elle une institution d”adultes, de fonctionnaires comme l'instituteur et contre laquelle il importait de se prémunir par une bonne croissance, des notes suffisantes, l'exécution de la tâche imposée. Seulement elle ne pouvait pas faire plus que de travailler pour cet Etat, après qu'elle l'eût pris en flagrant délit de mensonge. A moins que ce fût par indifférence politique ou parce que ses frères étaient encore si petits ou aussi parce qu'il n”y avait pas de cours l'après-midi et que les garçons du même âge étaient si avides de promenades en forêt et de tripotages de sexes. Plus tard, elle fut exclue des classes supérieures de l'école, les études lui furent interdites parce que, d'après le rang militaire de son père, l'Etat la considérait comme fille de criminel, si mort fût-il. Elle s'était rebellée contre les instituteurs défenseurs de l'Etat, elle avait taquiné de naïfs condisciples avec la musique plus alerte des émetteurs d'Allemagne de l'Ouest, les vêtements plus modernes des vitrines de Berlin-Ouest ou les taxes scolaires qu'on avait supprimées, - sur le papier de la Constitution.

Néanmoins, avant même qu'elle fût en mesure de penser, elle avait involontairement fait confiance à cet Etat aussi impénétrable qu'omniprésent. Quand elle se mit à réfléchir, les cours d'infirmière étaient plus urgents : aussi urgents que de fuir la famille ou d'établir une froide comparaison entre les deux modes de vie de l'Allemagne. Elle avait donc vécu sous ce gouvernement comme en son propre pays, chez elle, confiante en un avenir ouvert et dans le droit de choisir éventuellement l'autre côté. Emprisonnée de ce côté-ci, elle se sentait trahie, trompée, bernée. C'était un sentiment comparable à celui d'une offense qu'on ne peut rendre; il serrait la gorge, oppressait presque insensiblement le souffle mais devait s'exprimer..."

 

Une année dans la vie de Gesine Cresspahl

(Jahrestage aus dem Leben von Gesine Cresspahl, 1970-1983)

 Tome I : 20 août 1967 - 19 décembre 1967 

"Gesine Cresspahl est la jeune fille du premier roman d'Uwe Johnson, La Frontière (Gallimard, 1962), enquête infructueuse sur la mort suspecte du cheminot Jacob, dans l'Allemagne de l'Est. Gesine a quitté l'Europe, elle vit depuis dix ans à New York avec la fille qu'elle a eue de Jacob. Elle est cadre moyen dans une banque. Le récit est fait d'une chronique très vivante de la vie new-yorkaise qui s'entremêle aux souvenirs de sa jeunesse au bord de la Baltique dans les années 31 à 34. Elle essaie de la reconstituer le plus exactement possible pour satisfaire la curiosité de sa fille qui veut tout savoir sur leurs origines." (Gallimard)

 

Une année dans la vie de Gesine Cresspahl

(Jahrestage aus dem Leben von Gesine Cresspahl, 1970-1983)

 Tome II : 20 décembre 1967 - 19 avril 1968 

"À travers le récit de Gesine Cresspahl, une Allemande établie à New York en 1967-1968, l'auteur poursuit la double chronique de la petite ville de Jerichow, proche de la Baltique, sous le nazisme, et de l'Amérique agitée par les remous de la guerre du Viêt-nam, les questions raciales et les faits divers de la violence. La réalité saisissante de ce récit qui couvre ici quatre mois, du 20 décembre 1967 au 19 avril 1968, est due aux motivations profondes que Uwe Johnson attribue à Gesine. Jeune Allemande marquée par son passé, celle-ci ne peut s'adapter au monde américain avec la même facilité que sa fille âgée de dix ans. La vivacité de ses impressions, son avidité à accumuler quotidiennement les informations du New York Times lui confèrent un rôle de témoin historique. Parallèlement, Gesine tente de reconstituer, en réponse aux questions de sa fille qui veut connaître ses origines «pour quand tu seras morte», après les années 1936-1945 à Jerichow : angoisses, tragédies, atrocités vécues dans sa propre enfance et restituées à travers les incertitudes de la mémoire. Les différents procédés d'écriture, narration, lettres, dialogues entre Gesine et un questionneur qui est peut-être sa conscience, fondent le destin personnel, familial et collectif dans l'écoulement du temps." (Gallimard)

 

Une année dans la vie de Gesine Cresspahl

(Jahrestage aus dem Leben von Gesine Cresspahl, 1970-1983)

Tome III : Avril - Juin 1968 

"Le printemps de 1968 se joue, en Europe, à Prague, tandis qu'aux États-Unis, les manifestations contre la guerre au Vietnam et l'assassinat de Robert Kennedy émeuvent l'opinion. Mais nous sommes aussi en 1946, dans le Mecklembourg, en Allemagne de l'Est, lieu des origines et de la mise en question : dans les conversations entre Gesine Cresspahl, employée de banque à New York, et sa fille Marie, devenue une petite Américaine, les demandes et les réponses prennent souvent la forme d'un affrontement. Marie veut savoir, tout savoir du passé de sa mère. Et c'est ainsi que nous assistons à la transformation du pays après la guerre, aux démêlés du père de Gesine, nommé maire de sa commune, avec la population et avec le commandant soviétique, à son arrestation et à son internement dans un camp, alors qu'autour de lui les esprits «évoluent», les gens «s'adaptent», chacun s'efforçant de survivre à sa manière. Face à cette adolescente têtue et révoltée, éprise de justice et de pureté, Gesine Cresspahl ne peut que raconter, très simplement, comment les choses se sont passées. Ce qui rend d'autant plus émouvant, dans un monde où, vingt ans après, la violence occupe toujours le devant de la scène, tandis que la compromission se cache dans le secret des consciences, ce retour sur un passé qui demeure à jamais mystérieux, tout comme le présent où l'accumulation des informations contradictoires ne fait qu'accroître l'incertitude et l'angoisse." (Gallimard)

 

Une année dans la vie de Gesine Cresspahl

(Jahrestage aus dem Leben von Gesine Cresspahl, 1970-1983)

Tome IV : Juin 1968 - Août 1968 

"Née en 1933, Gesine Cresspahl a connu le nazisme et les débuts de la R.D.A., qu'elle a quittée en 1953 pour l'Allemagne de l'Ouest, d'où elle est partie en 1961 pour les États-Unis. Elle vit à New York comme employée de banque, avec sa fille Marie, qu'elle a eue en 1957 de Jakob, le héros du premier grand roman de Johnson. C'est à l'adolescente que s'adresse le récit de Gesine, combinant de façon complexe l'évocation du présent (cette fois, la période du 20 juin au 20 août 1968, dominée par le Printemps de Prague) et celle du passé allemand (cette fois, l'après-guerre jusqu'en 1953 et parfois au-delà). Elle-même fort critique vis-à-vis du présent comme du passé, Gesine a en la personne de sa fille (avec laquelle le lecteur est amené à s'identifier) une auditrice plus critique encore."

 


Siegfried Lenz (1926-2014)

Son roman le plus célèbre, "Deutschstunde" (la Leçon d'allemand, 1968) suscite plus qu'aucun autre une réflexion sur le passé de l'Allemagne de la Deuxième Guerre mondiale (Vergangenheitsbewältigung). Prenant pour cadre les paysages de la mer du Nord, il évoque la vie quotidienne dans l'Allemagne de la fin du nazisme opposant à l'obéissance aveugle la liberté de la création artistique – sujet qu'il reprendra, sur un autre registre, dans "Das Vorbild" (1973). Dans "Heimatmuseum" (1978). Il revient aussi sur les traditions de sa Masurie natale qu'il avait évoquée avec humour dans les récits de "So zärtlich war Suleyken" (1955). "Exerzierplatz" (1985) trace une topographie de l'aventure personnelle et créatrice. Ses nombreuses nouvelles trahissent l'influence de Hemingway et décrivent fréquemment la lutte acharnée et obscure d'un individu contre une fatalité qui l'écrase (Das Feuerschiff, 1960 ; Der Spielverderber, 1965).

 

Siegfried Lenz est né à Lyck en Prusse-Orientale, aujourd’hui territoire polonais, point commun avec son ami Günter Grass né à Dantzig (aujourd’hui Gdansk en Pologne) et lui aussi installé en Allemagne du Nord. Enrôlé dans la Jeunesse hitlérienne à 13 ans, mobilisé en 1943, déserteur puis prisonnier de guerre, il s'établit en 1945 à Hambourg où il reprend ses études, dans cette Allemagne de l'année zéro, enfouie sous les ruines, finance ses études de philosophie et de littérature anglaise par des des transactions au marché noir,  avant de collaborer au journal Die Welt. Écrivain indépendant depuis 1951, - A l’âge de 25 ans, il publie son premier roman : "Es waren Habichte in der Luft", (non traduit, 1951), l’histoire d’un professeur qui tente de fuir la Carélie devenue communiste après la première guerre mondiale -, il marque son engagement politique en faveur de la S.P.D., à partir de la campagne électorale de 1965:  il s’est engagé, avec Günter Grass, en faveur de Willy Brandt et a soutenu activement l’Ostpolitik du chancelier social-démocrate. Il est membre du "Groupe 47". Lenz a écrit une quarantaine d’ouvrages, dont quatorze romans, vendus à plus de vingt-cinq millions d’exemplaires de par le monde. Les menaces que font peser les idéologies sur les individus et leur solitude dans la société moderne, la responsabilité collective, l'attachement à la terre natale, la nécessité d'assumer et de surmonter le passé récent de l'Allemagne fournissent à son abondante œuvre narrative et dramatique ses thèmes dominants : "Il y avait des vautours dans l'air" (Es waren Habichte in der Luft, 1951), "La Leçon d'allemand"  (Deutschstunde, 1968), "Le Bateau-phare" (Das Feurschiff, 1960), "Le Modèle" (Das Vorbild, 1973), "Champ de tir" (Exerzierplatz, 1985), "Le Dernier Bateau" (Arnes Nachlass, 1999), "Une minute de silence" (Schweigeminute, 2008), "Le Musée de la terre natale" (Heimatmuseum, 1978, 2010).

Le Bateau-phare (Das Feurschiff, 1960)

Siegfried Lenz est, comme Heinrich Böll, le romancier de la responsabilité, de la faute collective, du cas de conscience. Sur son navire, ancré dans une baie de la Baltique, le capitaine Freytag recueille trois naufragés. Leur sauvetage marque le début d'un dramatique huis-clos. Entre Freytag, homme de devoir, soucieux seulement d'assurer la sécurité de la navigation et celle de son équipage, et le docteur Caspary, dont la personnalité inquiétante et les objectifs se révèlent peu à peu, un étonnant affrontement intellectuel s'engage, qui dégénère bientôt en épreuve de force. A travers un récit mené comme un thriller - car il préfère les situations révélatrices aux analyses psychologiques -, Siegfried Lenz s'applique à dévoiler les failles secrètes qui font la fragilité d'un individu, menacent la cohérence d'un groupe. Il cherche à repérer le point de rupture, le seuil au-delà duquel une communauté commence à se défaire, un fils à douter de son père, un homme à se remettre en question.  Jerzy Skolimowski a adapté "Le bateau-phare" au cinéma, en 1986 (The Lightship).....  (Editions Robert Laffont)

 

La Leçon d'allemand  (Deutschstunde, 1968)
"Deutschstunde" est devenu un classique de la littérature allemande et de son histoire, traduit en plus de vingt langues, porté à l'écran dès 1971 : l'écriture est certes traditionnelle mais c'est l'oeuvre qui, pour la génération des années soixante, aborde de plein fouet deux questions essentielles, le rapport avec les pères et la question de l’endoctrinement. "Mein Vater. Der ewige Ausführer. Der tadellose Vollstrecker" (Mon père, l'éternel exécutant, le scrupuleux exécuteur)...

Le personnage principal, Siggi Jepsen, est un adolescent confronté à deux modes de vie antagonistes, l'acceptation de normes édictées de l'extérieur, proche d'une conception totalitaire (le policier Jenz Ole Jepsen) et le besoin d'exprimer une liberté intérieure (le peintre Max Ludwig Nansen). "Enfermé dans une prison pour jeunes délinquants située sur une île au large de Hambourg, Siggi est puni pour avoir rendu une copie blanche lors d'une épreuve de rédaction. Ce n'est pas qu'il n'ait rien à dire sur le sujet « Les joies du devoir », au contraire... Bientôt lui reviennent à la mémoire les événements qui ont fait basculer sa vie. Son père, officier de police, est contraint en 1943 de faire appliquer la loi du Reich et ses mesures antisémites à l'encontre de l'un de ses amis d'enfance, le peintre Max Nansen (derrière lequel on peut reconnaître le grand Emil Nolde). À l'insu de son père, Siggi devient le confident de l'artiste et va l'aider à mettre en sécurité ses toiles clandestines. Sa passion pour l'oeuvre le conduit ainsi au refus de l'autorité paternelle et à une transgression (un vol dans une galerie) qui lui vaudra d'être condamné. Mais aux yeux de Siggi, le châtiment porte l'empreinte du zèle coupable de son géniteur." (Editions Robert Laffont)

"Ich tue nur meine Pflicht (..) Nur daß  die sehn, ich hab meine Plicht getan, sagte mein Vater (..) - Ja, ich weiß (..); es kotzt mich an, wenn ihr von Pflicht redet. Wenn ihr von Pflicht redet, müssen sich andere auf was gefaßt machen.."

"Je ne fais que mon devoir (..) Personne ne pourra dire que je n'ai pas fait mon devoir, dit mon père (..) - Oui, dit le peintre, oui, je sais (..); quand vous parlez de devoir, ça me rend malade. Quand vous parlez de devoir, il n'y a plus qu'à se tenir sur ses gardes.."

 


Le Dernier Bateau (Arnes Nachlass, 1999)

"Dans ce récit sobre et dépourvu d'effets dramatiques, Lenz traduit admirablement les sentiments déchirants d'un jeune garçon surdoué et traite ce qu'il considère comme l'un des vingt grands thèmes de la littérature mondiale : l'exclusion.

Arne, douze ans, a perdu ses parents et ses soeurs. Il est recueilli par un ami de son père, responsable d'un chantier de démolition navale dans le port de Hambourg ou l'on découpe les bateaux mis au rebut, et ou le moindre élément encore utilisable semble avoir sa propre histoire, qui parle d'océan et de pays étrangers.

Il devient rapidement l'ami de Hans, le fils aîné de la famille. À l'école, ses dons exceptionnels lui permettent d'éclipser largement ses camarades, mais il reste un être en marge. Son plus cher désir est de se faire accepter par une bande d'adolescents du port. Plus il essaie de gagner leurs bonnes grâces cependant, plus ils l'excluent. Désespéré, Arne s'éloigne sur l'Elbe dans une barque. Hans retrouvera l'embarcation vide, accrochée à une bouée au milieu du fleuve.

C'est une triste mission qui l'attend alors. Fragment par fragment, il met en caisse les affaires d'Arne : sa grammaire finnoise, la planche aux noeuds marins, tout ce que le jeune garçon a récupéré sur des bateaux démolis. Et à chaque objet, ce sont d'autres souvenirs de son ami disparu qui remontent à sa mémoire et qu'il raconte." (Editions Robert Laffont)

 

 Une minute de silence (Schweigeminute, 2008)

"Dans une petite ville de la Baltique bercée par le rythme incessant des vagues, Christian, dix-huit ans, assiste à la minute de silence observée par tout le lycée en mémoire de Stella Petersen, professeur d'anglais morte en mer. À la fin de la cérémonie, Christian vole la photographie de Stella : avec quelques cartes, c'est le seul souvenir qu'il puisse garder de leur amour. Un amour qui ne dura pas plus d'un été. Un amour ponctué par les sorties en mer, les arrêts à la cabane de l'île aux Oiseaux et les instants magiques dans les bras de la jeune femme. De Christian nous savons qu'il travaille avec son père à l'établissement d'un brise-lames souterrain, qu'il n'est pas un très bon élève et que Stella est son premier amour. De la jeune professeur nous savons encore moins. Christian fait des projets d'avenir dont Stella est le centre, mais Stella meurt, laissant tous les désirs, toutes les questions en suspens. Et c'est à ce mystère de l'inachèvement que s'attache Siegfried Lenz, dans une prose lumineuse conjuguant légèreté et précision, sensualité et sensibilité. Âgé de quatre-vingt-deux ans, il nous offre un roman intimiste, presque onirique, sur le thème de l'amour et du mystère des sentiments, de la mort et de l'oubli." (Editions Robert Laffont)

 


Martin Walser (1927)

"Mon ambition n'est pas de représenter la société, mais, plus modestement, j'essaie, en inventant des personnages, de surmonter les difficultés dont je souffre. Chacun de mes livres naît d'une expérience personnelle. Mes premiers personnages s'exprimaient à la première personne. Plus tard, ayant éprouvé le besoin de saisir l'environnement humain de mes héros, il m'a fallu passer à la troisième."
Né à Wasserburg (Bodensee), engagé en 1945, étudiant de 1946 à 1951 (thèse sur Kafka), revenu s'établir dans le pays de son enfance, après ses années d'apprentissage, il vit et travaille depuis 1957 sur les rives du lac de Constance qui est omniprésent dans son œuvre. "Ehen in Philippsburg" paraît en 1957 et connaît un grand succès qui lui permet de vivre de sa plume.  II est en 1961 le premier écrivain à s'engager en faveur des sociaux-démocrates et celui qui en 1988 proclame son attachement à l'unité allemande. En 1998, il déclenche une violente polémique en dénonçant l'instrumentalisation de "la mémoire" qui semble traverser toute l'Allemagne intellectuelle.

Influencé dans ses premiers textes par Kafka, Martin Walser trouve rapidement sa manière avec "Halbzeit" (Mi-temps), gros roman paru en 1960 et qui forme avec "Das Einhorn" (la Licorne, 1966) et "Der Sturz" (la Chute, 1973) une trilogie : un réalisme psychologique minutieux, une radioscopie impitoyable de la réalité quotidienne de personnages moyens d'une banalité désespérante, un mélange de récit objectif et de monologues intérieurs. Tout comme Anselm Kristlein, le personnage central de cette trilogie, les autres « héros » de Walser souffrent de la société : "Au-delà de l'amour" (1976), "Un cheval qui fuit" (Ein fliehendes Pferd, 1978), "Travail d'âme" (Seelenarbeit, 1979), "la Maison des cygnes" (Das Schwanenhaus, 1980), "Lettre à Lord Liszt" (Brief an Lord Liszt, 1982).
Dans ses pièces écrites dans les années 1960 ("Eiche und Angora-Eine deutsche Chronik", 1962), Walser décrit la société nazie puis post-nazie dans sa banalité quotidienne. Qu'ils soient salariés ou indépendants, représentants de commerce ou cadres, chauffeurs de maîtres ou écrivains, ils doivent réussir, se faire accepter et reconnaître, maintenir leur statut social. Écartelés par les rôles qu'ils sont obligés de tenir (dans leur profession, leur famille, en société), ils perdent leur personnalité, se trouvent mutilés, aliénés. Aucun d'eux n'a vraiment de consistance, tant ils se confondent finalement avec leurs rôles. Ils mettent au point des « stratégies de survie » mais arrivent rarement à éviter la catastrophe. Walser, qui a souvent exprimé, dans ses déclarations publiques, ses sympathies pour la gauche (Heimatkunde, 1968), ne propose pas de solution dans ses romans. Pour lui, la littérature doit montrer la réalité, contribuer à une prise de conscience, mais non proposer des explications et montrer des issues (Brandung, 1985).

 

Mi-temps (Halbzeit, 1960)

Martin Walser inaugure avec Mi-temps une vaste trilogie romanesque - poursuivie en 1966 avec La Licorne et en 1973 avec La Chute - toute entière focalisée sur un personnage de anti-héros dont l'être intérieur vit en total décalage avec l'être social. Anselm Kristlein, trente-cinq ans, marié et père de trois enfants, trouve un emploi dans le milieu de la publicité après avoir interrompu ses études. En l'espace d'un an, c'est devenu non seulement un expert admiré mais aussi un arriviste de talent. Comme sa famille constitue selon lui un obstacle à sa carrière, il préfère passer son temps avec ses collègues ou ses maîtresses. ..

 

Histoires pour mentir (Lügengeschichten, 1964)

"Les Histoires pour mentir sont des nouvelles extraites de deux recueils parus en Allemagne en 1955 et 1964. Les unes et les autres se placent dans la filiation de Kafka dont Martin Walser se réclame à juste titre. Mais par la truculence humoristique de certains thèmes, par le choix de situations où une sensibilité à vif communique à ce monde impossible ses demi-teintes et sa mélancolie, ce recueil se rattache aussi au grand fond du romantisme allemand." (Gallimard)

 

La Licorne (Das Einhorn, 1966) 

"Curieux Wilhelm Meister que le héros de ce roman, Anselme Christlein, curieux « apprentissage» que celui de ce quadragénaire, qui fut d'abord homme d'affaire, puis rédacteur publicitaire, puis conférencier, «représentant en convictions», et qui enfin écrivit un livre. À la suite de quoi, c'est ici que tout commence – une femme éditeur s'avise de lui commander un nouvel ouvrage. Un ouvrage sur l'Amour. La dame ne veut rien d'imaginaire, mais «toute la vérité». Elle verse à son écrivain des mensualités, et bientôt elle ne se satisfait même plus de l'évocation du passé amoureux de celui qu'elle pensionne. Il lui faut de l'actuel, du présent. Au besoin elle contribuera elIe-même à l'enrichissement de ce «roman vécu». 

Et voici l'auteur et héros provoqué, par nécessité professionnelle, à la quête, aux aventures, aux performances, aux corvées amoureuses. Quête amère, cynique et que l'on dirait désespérante si la constante résistance de l'humour ne préservait le narrateur de se prendre au tragique. Tant de femmes allant et venant, tant de gestes et de mot «d'amour» s'accumulant conduisent peu à peu le lecteur au bout d'une nuit misogyne, quand survient la merveilleuse apparition d'Orli. Fin du jeu sans conviction. 

Ce grand roman baroque, roman social, critique de toute une société, et en particulier satyre des mœurs d'une intelligentsia plus qu'à demi «entretenue», et aussi une prouesse de langue et de style «joycien» qui en rendait la transcription en français particulièrement difficile." (Gallimard)

 

Je ne sens pas bon (Die Gallisthlsche Krankheit, 1972)

"Un écrivain non conformiste peut-il éviter de sombrer dans la schizophrénie dans un monde capitaliste? Dans ce roman écrit sous la forme d'une confession, un écrivain, entraîné dès son plus jeune âge à la compétition, à la réussite, découvre un jour qu'il ne peut plus travailler. Ses amis sont atteints du même mal que lui. Peu à peu son état empire, les crises de délire alternent avec la prostration. Il trouvera le chemin de la guérison par les autres, par la fréquentation d'un groupe de militants communistes qui ne donnent d'importance à leur propre existence qu'en tant que membres d'une communauté prise dans le temps de l'histoire." (Gallimard)

 

Travail d'âme (Seelenarbeit, 1979)

"Voilà quinze ans que Xavier Zürn remplit à la perfection sa mission de chauffeur au service de l'industriel Gleitze el de son épouse. Quinze années durant lesquelles il a fallu s'accorder jour après jour à l'image que se fait le patron de son chauffeur. 

Bien entendu, le Dr. Gleitze et son chauffeur sont devenus pour ainsi dire des «intimes» pour avoir voyagé ensemble d'innombrables fois, seul à seul bien souvent, dans la grosse Mercedes 450 dont Xavier est aussi fier que s'il en était le propriétaire. Relation privilégiée donc entre le patron et son chauffeur – d'autant que la vie du patron est entre les mains du chauffeur chaque fois que la voiture s'élance sur la route –, mais relation à sens unique aussi. Le chauffeur sait quasiment tout du patron, mais le patron, lui, que sait-il de son chauffeur?  En route, Xavier observe ses passagers dans le rétroviseur, suit les conversations, hoche la tête s'il se sent en droit d'entendre, voire tenu d'écouter, ne la hoche surtout pas dans le cas contraire. Bref, il participe à tout, mais en pensée seulement, et c'est en pensée aussi qu'il discute avec le patron, reçoit ses confidences et se confie à lui, et n'en finit pas d'attendre depuis toutes ces années l'occasion d'avoir enfin avec le patron une conversation à cœur ouvert, d'homme à homme... 

Par le truchement d'une séquence anecdotique embrassant trois mois de la vie de Xavier Zürn, chauffeur de maître, Martin Walser réussit progressivement à nous introduire dans l'intimité de son personnage, homme ordinaire, à la fois banal et singulier, dont la rumination, riche en détours surprenants, dramatiques ou cocasses, ne manquera pas de s'imposer au lecteur avec la force d'un questionnement quasi obsessionnel sur le sens ultime des choses, des rapports entre humbles et puissants, maîtres et esclaves." (Gallimard)

 

La Maison des cygnes (Das Schwanenhaus, 1980)

"Courtier en valeurs immobilières, Gottlieb Zürn est aussi un doux rêveur et, à ce double titre, il s'engage, avec l'obstination propre à certains rêveurs impénitents, dans la lutte pour la sauvegarde d'une «demeure de rêve», véritable joyau Jugendstil serti dans son écrin de verdure et qui témoigne là, au bord du lac de Constance, d'un passé récent mais bel et bien révolu où il arrivait aux banquiers de mettre leur argent au service de la pure beauté. La propriétaire de cette demeure est contrainte de vendre après s'être ruinée au jeu, et l'objet de rêve devient l'objet d'une lutte acharnée entre différents agents et promoteurs immobiliers, chacun luttant avec ses armes et moyens propres pour enlever l'affaire. 

Or, c'est à leur façon de combattre qu'on reconnaît les combattants et, si Gottlieb Zürn ne gagne pas la partie, il n'en devient pas moins le héros du livre. Un héros qui se range d'emblée dans la galerie des singuliers héros de Martin Walser, héros livrés au doute, impliqués en un douteux combat." (Gallimard)

 


Christa Wolf (1929-2011)

"Le passé n'est pas mort; il n'est même pas passé. Nous nous coupons de lui et le traitons en étranger." Hantée par la nécessité de ne pas se laisser asphyxier par un passé qu'on refoule, Christa Wolf a toujours eu le sentiment que dans la littérature de son pays, la République démocratique allemande, les écrivains ne parlaient pas des évènements personnels et historiques les plus aigus pour se laisser aller très loin dans l'autocensure. Dans "Trame d'enfance" (Kindheitsmuster), elle revient sur ce rejet de toute amnésie volontaire: "J'avais le même âge que les jeunes garçons enrôlés par Hitler, mais j'avais la chance d'être une fille et je n'ai pas été obligée de faire le coup de feu. C'est ainsi que j'ai vécu, moi aussi, près de Berlin, la fin de la guerre, mais dans convoi de réfugiés. Ce que nous ressentions vraiment à l'époque, comment nous avons vécu notre rencontre avec l'armée rouge, cela n'a pas encore, à mon avis, été décrit avec sincérité." Ses romans et ses essais évoquent directement ou transposés les problèmes de l'Allemagne de l'Est et de la société contemporaine. Toutes les héroïnes de ses romans, Caroline, Cassandre, Médée, Christa ou Rita, sont toutes des femmes possédant la volonté inépuisable, comme on l'a écrit, de traverser des nuits pour ne pas perdre la lumière, prêtes à se blesser pour ne pas se trahir, incarnant cet  l'héroïsme du quotidien qu'engendre toute existence mesurée à l'aune d'un régime totalitaire.

En 1945 la famille, fuyant l'arrivée des Russes, s'installe dans la région du Mecklenbourg. Christa obtient son baccalauréat en 1949, juste au moment où le Mur est construit ; elle choisit de rester à l'Est et fait des études de germanistique à Iéna puis à Leipzig. C'est à cette date qu'elle devient membre du SED (le parti unique de l'ex-Allemagne de l'Est), et elle le restera jusqu'à sa dissolution. Elle se marie en 1951 avec l'essayiste Gerhard Wolf avec qui elle a une fille un an plus tard. Son premier récit, "Moskauer Novelle", qui raconte la relation entre une femme médecin originaire de Berlin Est et un interprète russe, est publié en 1959 mais ne parait pas à l'Ouest. "Le Ciel partagé" ("Der geteilte Himmel", 1963) relate l'immersion d'une étudiante en usine, mais aussi la séparation d'un couple par le Mur de Berlin. "Méditation sur Christa T." ("Nachdenken über Christa T.", 1968), publié en R.D.A. avec difficulté, dépeint le destin tragique d'une romancière morte trop tôt, et critique la société socialiste. En 1976, Christa Wolf est l'une des premières à protester contre l'expulsion de l'auteur-compositeur Wolf Biermann. L'affirmation du droit de l'individu à l'épanouissement devient alors un thème central chez C. Wolf, comme dans "Aucun lieu, nulle part" ("Kein Ort.Nirgends", 1979), rencontre fictive entre Kleist et la poétesse Günderode. L'Histoire et ses mythes la passionnent: "Trame d'enfance" ("Kindheitsmuster", 1976) interroge les traces du nazisme sur sa génération, "Cassandre" ("Kassandra. Eine Erzählung. Voraussetzungen einer Erzählung, 1983) se penche sur le caractère destructeur des sociétés modernes.

Dans les années 1990, elle est accusée d'avoir travaillé entre 1959 et 1962 pour la Stasi : son roman, "Ce qui reste" ("Was bleibt", 1990), décrit un jour dans la vie d'une femme écrivain qui, se sachant observée par la Stasi, prend différentes mesures pour protéger sa vie privée, et éclaire son choix d'être resté en RDA pour continuer d'écrire, s'être opposé au pouvoir mais sans jamais être entrée en dissidence. Christa Wolf ne cache pas avoir souffert de ces accusations. Dans "Adieu aux fantômes" ("Auf dem Weg nach Tabou", 1994), elle critique la façon dont s'était faite la réunification. " Beaucoup de gens qui vivaient en RDA se sont sentis bafoués, humiliés, exclus, on ne les pas reconnus. C'est sûrement ce qui m'a fait le plus mal.". En 2010, Christa Wolf revient sur cette période difficile d'avant et après la chute du Mur dans "Stadt der Engel oder The Overcoat of Dr. Freud" et parle sans langue de bois de sa vie derrière le Mur, des rêves et des cauchemars qui l'ont peuplée.

 

Christa T. (Nachdenken über Christa T, 1968)

Communiste convaincue, Christa Wolf est, de 1963 à 1967, membre suppléant du comité central du Parti socialiste unifié (SED). Elle s'oppose néanmoins à la soumission de l'art et de la culture au pouvoir politique, ce qui lui vaut son exclusion du comité central et sa mise sous surveillance par la sécurité d'État (Stasi). Désormais, chacun de ses livres va refléter les grandes évolutions et les impasses politiques de la RDA. Christa T., son second grand roman, retrace la vie d'une jeune femme depuis son enfance jusqu'à sa mort des suites d'une leucémie. La forme est nouvelle : succession de pensées, de souvenirs, d'essais, de retours en arrière de la narratrice sur sa façon d'écrire et sa propre subjectivité. Christa Wolf met en scène la tension entre l'évolution programmée d'un État et le développement d'une personnalité qui a besoin de liberté. 

 

En 1959, le programme culturel du "Bitterfelder Weg" fixe pour objectif à la littérature socialiste de RDA de surmonter la séparation de l'art et de la vie ("Trennung von Kunst und Leben"),  d'intégrer le monde ouvrier dans ses thématiques, de raconter l'Histoire du point de vue des acteurs les plus modestes. Deux ans après la construction du Mur de Berlin, Christa Wolf écrit "Der geteilte Himmel" qui, dans le contexte du "socialisme réel existant", raconte la séparation des deux Allemagne à travers la fracture d'un couple. Mais le roman accorde une large place à la sensibilité des protagonistes et n'élude pas les réalités des difficultés de la société est-allemande, d'où son succès indiscutable.

 

"Le ciel divisé" (Der geteilte Himmel, 1963)
Un soir de la fin août 1961, Rita Seidel, une jeune femme de 19 ans, reprend conscience dans une chambre d'hôpital. Murée dans le silence, elle fond en larmes dès que le médecin tente de la questionner. L'histoire, qui se passe au moment de l'édification du Mur, est celle de la rupture entre Rita, une étudiante qui choisit de rester en RDA, et son ami Manfred qui préfère se réfugier en RFA. "Le ciel divisé", paru anciennement sous le titre "Le ciel partagé", est le premier roman de Christa Wolf et celui grâce auquel elle connut un immense succès : traduit dans une vingtaine de langues, il fut adapté au cinéma, avec Renate Blume, par Konrad Wolf en 1964, grand réalisateur de la RDA et jeune frère de Markus Wolf (1923-2006), maître-espion et Hauptverwaltung Aufklärung de la Stasi, l'un des hommes les plus redoutés des services secrets occidentaux.

Quand Rita rencontre Manfred Herrfurth, un ingénieur de dix ans plus âgé qu'elle, elle vit dans son village natal où elle exerce un travail alimentaire de peu d’envergure. "Le jour, Rita travaillait ; le soir, elle lisait des romans, sentant croître en elle un sentiment d'abandon. Alors elle rencontra Manfred et vit soudain des choses qu'elle n'avait jamais vues. Cette année-là, les arbres perdirent leurs feuilles dans un feu d'artifice de couleurs, et la voiture de la poste avait parfois quelques insupportables minutes de retard. A nouveau une chaîne solide et sûre de pensées et d'aspirations la reliait à la vie.."  Mais elle a d’autres rêves. S’éprenant de lui, elle va alors tout quitter pour le suivre en ville, où elle pourra à la fois intégrer une brigade de production d’une entreprise de wagons et devenir institutrice. Nous sommes en août 1961, en RDA, juste avant l’édification du mur de Berlin. Manfred a de plus en plus de mal à supporter un régime qui sape les bonnes volontés et berce les gens d'illusions : "Le socialisme est fait pour les peuples de l'Est. Parce qu'ils n'ont pas été déformés par l'individualisme et une civilisation développée, ils peuvent tirer pleinement profit des avantages simples de la société nouvelle. Mais nous, aucun chemin ne nous y ramène - ce qu'il vous faut, ce sont des héros intacts. Et ce que vous trouvez ici, ce sont des générations brisées." Et quand Manfred décide de s’enfuir vers l’Ouest, Rita se trouve face à un dilemme : doit-elle le suivre et demeurer une étrangère dans cette ville inconnue ou rester chez elle, seule ? Rita le rejoint, mais elle ne se sent pas à sa place dans ce monde sans idéal collectif et voué à la consommation, même avec Manfred à son côté - et elle revient à l'Est. Le ciel qui a abrité leur amour se trouve irrémédiablement déchiré, comme le pays qui les a vus naître. Ce grand roman de Christa Wolf évoque avec brio la division présente dans chacun de nos êtres lors des choix cruciaux qui jalonnent notre existence. En évoquant la période charnière qui sépara l’Allemagne en deux, elle fait ressurgir la profonde injustice de l’Histoire qui sépare les êtres ; même ceux qui s’aiment. (Editions Stock)

"Trame d’enfance" (Kindheitsmuster, 1976)

Christa Wolf s'installe à Berlin en 1976, année où paraît son troisième grand roman. Comme dans le précédent, il s'agit de reconstituer le passé oublié, refoulé, déformé. Mais dans ce récit autobiographique, la narratrice part cette fois à la recherche de son enfance vécue sous le IIIe Reich à Landsberg.

"Christa Wolf n’a que seize ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale.  Au moment de l’exode en 1945, elle rencontre un homme qui a survécu aux camps, en fuite comme elle. Il porte un pyjama rayé et, constatant l’étonnement de la jeune fille devant sa tenue, il lui demande : « Mais dans quel monde avez-vous vécu ? »  C’est à cette question que l’écrivain tente de répondre dans Trame d’enfance. À l’occasion d’un voyage sur les lieux de son enfance (une partie de l’Allemagne devenue polonaise après 1945), elle s’efforce de faire revivre par l’écriture le souvenir d’une époque, l’Allemagne des années 1930 et 1940, et le destin de sa famille qui, comme beaucoup, a laissé le nazisme s’installer, non sans succomber parfois aux tentations de cette idéologie.

 Christa Wolf écrit ce texte en 1976, alors qu’elle a pris ses distances avec le régime communiste de RDA. Elle sera parmi les premiers écrivains allemands à affronter l’effet de séduction que les valeurs du nazisme ont pu avoir sur elle enfant, et à oser lier les deux grandes folies collectives du XXe siècle. Son éducation n’aurait-elle pas en effet favorisé l’élan avec lequel elle a défendu la mise en place du communisme dans la RDA de l’après-guerre ? On retrouve de fait dans les deux systèmes le respect à la lettre de l’autorité, ou l’habitude de penser par idées reçues. Explorant ainsi avec audace et finesse le lourd passé familial et national, Christa Wolf livre un grand texte littéraire, qui résonne en chacun de nous." (Stock)

 

"Aucun lieu nulle part" (Kein Ort Nirgends, 1979)

Christa Wolf s'interroge ici sur la place de l'écrivain dans la société et sur sa capacité de réaction et d'intervention. Le roman met en scène une rencontre fictive entre l'écrivain Heinrich von Kleist et la poétesse Caroline von Günderrode, qui lui permet de s'interroger sur la réalisation de l'être humain dans la société bourgeoise. Cette réflexion se poursuit dans "Cassandre" (Kassandra, 1983).

"Christa Wolf écrit ces dix récits de 1965 à 1989, année décisive au cours de laquelle elle met la dernière main au manuscrit de Ce qui reste. Il était important de redonner à lire la description saisissante une journée durant laquelle la romancière constate qu’elle est sous la surveillance de la Stasi. 

Les six premiers textes du recueil mettent en lumière le ton nouveau que Christa Wolf apportait dans la prose de la RDA : poétique du quotidien, monologue intérieur, irruption du rêve et veine satirique. Puis en 1979 paraît un magnifique récit dans lequel l’auteur imagine une rencontre entre deux héros tragiques du romantisme allemand, Kleist et Caroline de Günderode. Le titre est éloquent : pour le bonheur, la création, la liberté, il n’existe Aucun lieu. Nulle part. L’écrivain traverse alors une période de crise et d’affrontement avec le pouvoir. Elle choisira, pendant plusieurs années, de situer ses récits loin de l’époque contemporaine, avant d’y revenir, avec Incident, suscité par la catastrophe de Tchernobyl, et le roman Scènes d’été, publié quelques mois avant les bouleversements de l’automne 1989. 

Ce recueil permet d’apprécier combien Christa Wolf, sans jamais entrer dans une dissidence ouverte, a manifesté une attitude de plus en plus critique envers le pouvoir est-allemand et a contribué, par ses prises de position, au tournant de l’automne 1989. ." (Stock)

 

"Adieu aux fantômes" (Auf dem Weg nach Tabou, 1994)

" Où veux-je en venir? Je crois que le temps est venu, tant à l'est qu'à l'ouest de l'Allemagne, de prendre congé du fantôme qui fut longtemps pour chacun l'autre pays, et donc également le sien propre. Nous savons bien ce qu'il advient de la réalité quand elle est niée et refoulée: disparaissant dans les zones obscures de la conscience, elle y dévoie activité et créativité tout en faisant surgir mythes, agressivité et délire. Ce sentiment de vide et de déception qui se répand est un terrain propice aux maladies sociales et aux anomalies qui voient les gens franchir " soudainement " les bornes de la civilisation, rejeter des conventions supposées bien établies _ jeunes zombies sans pitié ni pour les autres ni pour eux-mêmes. "  Au séisme intellectuel et moral qui secoue l'Allemagne depuis le " tournant " de l'automne 1989, répond l'éclatement des textes de l'auteur de Cassandre réunis dans ce volume: articles, discours, conférences, essais, pièces de correspondance (avec Volker Braun, Efim Etkind, Günter Grass, Jürgen Habermas, etc.), extraits du journal intime, chacun témoigne à sa façon de la violence d'un déchirement social qui se lit ici comme une crise intérieure, tous ensemble dessinent les contours de ce que pourrait être une conscience allemande réunifiée. (Fayard)

 


Günter Grass (1927)

Günter Grass vient d’un endroit qui n’existe plus : la reconnaissance définitive de la frontière Oder-Neisse, qui implique pour moi la perte de mes racines, est l’un des tributs à payer pour les crimes que nous avons commis contre l’humanité, écrira-t-il en 1995. "De 10 à 14 ans, j'ai été enrôlé dans les Jeunesses hitlériennes à l'âge où l'on est très réceptif, très impressionnable. J'étais fasciné. J'ai marché, chanté, braillé... A 16 ans j'étais soldat, puis à 17, blessé et fait prisonnier par les Américains. C'était en 1945. Je fus épouvanté lorsque j'ai pris conscience de l'ampleur des crimes. Avec le recul du temps, en vieillissant, la honte de cette adolescence abusée s'accroît en moi, en même temps qu'augmente le sentiment d'incapacité à surmonter ce passé." Grand questionneur de l'histoire allemande, Günter Grass appartient à la génération sur laquelle pèse le poids du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale : se décrivant lui-même comme un Spätaufklärer ("un homme des Lumières attardé"), il entreprend, en intellectuel engagé, de mettre à jour cet enchevêtrement des racines du bien et du mal qui caractérise tant l'histoire allemande que son histoire personnelle."L’homme qui vous parle n’est donc ni un antifasciste éprouvé ni un ancien national socialiste : plutôt le produit hasardeux d’une génération née à moitié trop tôt et infectée à moitié trop tard". Auteur d'une oeuvre prolifique, si ses thématiques peuvent sembler relativement réduites et son omniprésence médiatique souvent éructante quelque peu lassante, on lui reconnaît un style narratif d'une grande inventivité, dont un de ses traducteurs français, Bernard Lortholary, porte témoignage : "sa langue est d’une richesse et d’une virtuosité incroyables. Elle est charnue, débordante, baroque, absolument admirable. Tout en restant accessible au grand public, contrairement à celle d’un Arno Schmidt. S’il fallait le comparer à un Français, ce serait Céline..."

Né à Dantzig de parents germano-polonais, Grass, après avoir été mobilisé à l'âge de 17 ans (1944), fut fait aussitôt prisonnier par les Américains ; libéré deux ans plus tard, il survécut d'abord comme ouvrier agricole puis comme mineur, devint étudiant en arts plastiques à Düsseldorf chez Karl Hartung, et tenta de gagner sa vie comme sculpteur. Entré au Groupe 47 (1955), il débuta en littérature avec des poèmes et des pièces de théâtre. C'est son premier roman, "le Tambour" (1959), qui le révéla au grand public ; cette œuvre allégorique, picaresque, nourrie des souvenirs de sa ville natale, allait constituer le premier volet d'une trilogie poursuivie avec "le Chat et la Souris" (1961, et "les Années de chien" (1963). Cynique et provocante, son œuvre, écrite dans une langue exubérante, truffée  de grossièretés lyriques et de métaphores, attaque avec efficacité les incohérences et les mensonges du monde moderne : "Une rencontre en Westphalie" (1979), invite les intellectuels allemands à redécouvrir leur identité dans le foisonnement culturel de l'époque baroque. Il poursuit avec des romans qui témoignent de son engagement dans les mouvements pacifistes et écologistes, "les Enfants par la tête" (1980), où il met en scène un couple d'enseignants contestataires obnubilés par la famine du tiers monde. En 2006, il crée la polémique en avouant dans "Pelures d'oignons" avoir été enrôlé dans une unité SS à la fin de la guerre.

 

Le Chat et la souris (Katz und Maus : eine Novelle, 1961)

Avec "Le Chat et la souris", volume central de la trilogie de Dantzig (Le Tambour, Les Années de chien), Grass né dans cette ville, tente de saisir précisément son passé et de comprendre quel y avait été l'impact des nazis. Personnage central et insaisissable, Joachim Mahlke, qui rêve de devenir clown, se transforme en héros de guerre. Sa vie est une satire de l'obsession des nazis pour le culte du héros. Son désir de devenir clown naît de son envie de jouer devant les autres, d'être admiré, ce qui permet à Günter Grass d'explorer les contradictions que l'on trouve chez bon nombre de ceux qui ont été érigés en héros durant l'ère nazie.

 

Le Tambour (Die Blechtrommel, 1961)
"C’était il y a déjà plus de cinquante ans : Günter Grass faisait une irruption fracassante sur la scène littéraire internationale avec la publication du Tambour en 1959, traduit dans le monde entier, suivront 18 autres romans, récits et essais. Günter Grass a reçu le prix Nobel de littérature en 1999.Le style détonnant, l’aspect recherché de la langue d’Oscar en phrases longues et imbriquées avaient conduit à une traduction libre. Une nouvelle version plus fidèle s’imposait pour ce grand roman devenu un classique. Claude Porcell l’a élaborée en suivant scrupuleusement les indications fournies par l’auteur lors d’un séminaire de traduction à Gdansk." (Edition du Seuil)
L’époque : 1900-1954 ; la nation : l’Allemagne des bords de la Baltique ; le héros : un nain, qui sous les apparences de l’enfance a la maturité d’un adulte. En tapant sur son tambour, Oscar Matzerath bat le rappel de ses souvenirs, ceux de sa famille et de son pays. Ainsi voit-on grouiller un univers grotesque et mystérieux dont la logique n’est pas de ce monde, mais qui éclaire le monde et les hommes mieux que le cerveau humain...

 

"L'Appel du crapaud" (Unkenrufe, 1992)
"Tout commence en 1989 à Danzig, le jour des Morts. Au marché aux fleurs l’Allemand croise la polonaise. Le veuf rencontre la veuve. Coup de foudre. Lui, Alexander, soixante-deux ans, historien de l’art, spécialiste des inscriptions funéraires, elle, Alexandra, cinquante-neuf ans, doreuse en restauration d’art baroque, s’aiment et conçoivent un généreux projet. Il s’agit de donner aux Allemands nés à Danzig et exilés depuis la guerre le droit au repos éternel en terre natale et de favoriser ainsi la réconciliation des deux nations. Une Société germano-polonaise des cimetières est fondée, un premier cimetière de la Réconciliation inauguré. Mais d’autres intérêts entrent en jeu. Aux cimetières s’ajoutent les hôtels, foyers d’anciens, centres de vacances, un hôpital, une maternité, et même un terrain de golf en pays kachoube. Tandis qu’un torrent de Deutschmarks se déverse sur la Pologne, nos amoureux consternés battent en retraite. Le crapaud sonneur, en été dans les bassées de la Vistule, lance un appel sur trois notes. Avertissement ? Prédiction d’une catastrophe ? Tout comme le crapaud sonneur, il se pourrait que Günter Grass, dans cette histoire d’amour mi-enjouée mi-mélancolique, nous mette en garde contre l’impérialisme économique de l’Allemagne réunifiée, à l’Est et ailleurs, avec cette ironie et cette verve satirique qui n’appartiennent qu’à lui." (Editions du Seuil)

 

"Toute une histoire" (Ein weites Feld, 1997)
"Le narrateur, qui se présente comme un archiviste, relate les déambulations berlinoises et brandebourgeoises de Theo Wuttke avec son ami Hoftaller, ancien agent des services secrets de la Stasi, durant les évènements de l'unification allemande entre décembre 1989 et octobre 1991." Le roman se présentait comme celui de la "réunification" mais fut l'objet de très vives critiques, pour ses longueurs, pour sa complexité, et surtout pour sa condamnation implicite de l'arrogance de l'Allemagne de l'Ouest vis-à-vis d'une RDA fragilisée à l'excès.
"Berlin, de 1989 à 1991, au moment de la réunification, observée par un couple digne de Cervantès : le grand et maigre Fonty, le petit trapu Hoftaller. Le premier est né en 1919, a fait la guerre dans l’aviation de Goering comme journaliste correspondant de guerre, ensuite il a été instituteur, puis conférencier littéraire en RDA, enfin appariteur dans les ministères : un témoin. Mais il est aussi la réincarnation de Théodor Fontane, le grand romancier né un siècle plus tôt, dont il connaît par cœur les romans, les chroniques et la vie, et auquel il s’identifie jusque dans les détails de son existence privée. Hoftaller, son « vieux compagnon» qui l’espionne sans désemparer, est sans âge et aussi vieux que la police politique : il traquait déjà le jeune Marx, il a connu la révolution de 1848, l’unification de 1871, la république de Weimar, il a travaillé avec la Gestapo, avec la Stasi : toujours au service de l’ordre. Il « tient » Fonty-Fontane, dont le libéralisme gauchisant a été suspect à tous les régimes, et qui a quelques peccadilles à se reprocher. Ce vieux couple infernal de l’intellectuel et de l’espion permet une vision stéréoscopique de l’histoire, récente et moins récente ; tableau cocasse et effarant, mais aussi nuancé, poétique et profond. Avec sa verve prodigieuse, doublée d’une minutie acerbe, l’auteur du Tambour donne ici le livre monumental qu’on attendait sur le grand tournant de cette fin de siècle. Il a valu à Günter Grass un extraordinaire déchaînement de critiques haineuses. C’est qu’il ne s’agit pas seulement de la réunification allemande, mais de l’effondrement des « socialismes réels » et du triomphe mondial du capitalisme libéral. Toute une histoire ! Toute notre histoire évoquée par un romancier de génie." (Editions du Seuil)

 

"Pelures d'oignon"  "Beim Häuten der Zwiebel, 2007)
"A quatre-vingts ans, Günter Grass se souvient. Métaphore du souvenir : l’oignon – notre passé, notre expérience, tout ce qui définit notre personnalité – dont on ôte les pelures une à une en cherchant en vain le cœur n’est autre que cette accumulation des strates plus ou moins denses, plus ou moins fiables. Le récité débute à Dantzig en 1939 avec l’entrée en guerre et la perte l’innocence. Il s’achève à Paris en 1959 avec la publication du Tambour et la consécration littéraire. Il décrit les épisodes les plus marquants d’une biographie et la genèse d’une œuvre : enfance dans un milieu étriqué, guerre d’un adolescent endoctriné, survie dans les ruines, affirmation d’une vocation, trois faims qui ponctuent ces années d’apprentissage : la nourriture, l’amour charnel, l’art." Et c'est dans cet ouvrage qu'il avoue avoir volontairement servi dans la Waffen-SS, secret qui «le hantait depuis toujours»: "Je m’étais porté volontaire, pas pour les Waffen-SS, mais pour les sous-marins, ce qui était tout aussi fou. Mais ils ne recrutaient plus. Les SS au contraire ont enrôlé tout ce qu’ils pouvaient durant ces mois de 1944-45"..." (Editions du Seuil)

Ingeborg Bachmann (1926-1973)
"Ingeborg Bachmann est la première femme de la littérature de l'après-guerre des pays de langue allemande qui, par des moyens radicalement poétiques, a décrit la continuation de la guerre, de la torture, de l'anéantissement, dans la société, à l'intérieur des relations entre hommes et femmes", écrira Elfriede Jelinek. Tant dans sa poésie que dans ses nouvelles, Ingeborg Bachmann vit dans sa chair, dans le quotidien de l'existence, une véritable obsession, comment affronter l'insurmontable passé nazi qui détruisit son enfance et sa féminité, comment reconstruire un langage avili par les nazis, ce langage qu'utilisent les hommes pour parler des femmes en leur nom, usurper leur place, travestir leurs passions. La Guerre a laissé le monde en l'état, la fameuse "reconstruction" de l'Autriche n'est qu'un leurre, la guerre, les Nazis, n'ont pas disparu pour autant, la cruauté est toujours présente dans son travail de destruction, tapie dans ses esquisses d'interrogations que nous laissent poser, incomprises, la Mort et la féminité. "Le fascisme ne commence pas avec la première bombe larguée, il ne commence pas avec la terreur, sur laquelle vous pouvez écrire dans chaque journal. Il commence dans les relations entre les peuples. Le fascisme est la première chose qui s'établit entre la relation d'un homme avec une femme...."

Née à Klagenfurt (Carinthie, Autriche), la ville de Robert Musil, Ingeborg Bachmann passe son enfance et son adolescence dans un milieu pro-nazi dont elle tentera d'assumer et de surmonter avec douleur une véritable répugnance charnelle et intellectuelle. Ingeborg Bachmann a 12 ans lorsque les troupes nazies pénètrent en Autriche et arrivent à Klagenfurt: les Slovènes sont alors nombreux dans cette région frontalière, passage entre monde germanique et monde slave, et font l'objet d'une persécution systématique. Dans son "Journal de guerre", rédigé dans les derniers mois du second conflit mondial, à Klagenfurt, en Carinthie, elle décrit alors âgée de 18 ans ce "si bel été de ma vie", où, loin du fanatisme de son éducation nazie, elle rencontre le soldat Jack Hamesh, juif viennois revenu combattre en Autriche sous l'uniforme britannique. À la fin des années 1940, étudiante à Vienne, de 1945 à 1950 (sa thèse s'intitulera "Die kritische Aufnahme der Existenzphilosophie Martin Heideggers"), Ingeborg Bachmann écrit un roman, "Stadt ohne Namen" (Ville sans nom), dans lequel elle essaie de rendre compte de la vérité sur son père, Mathias Bachmann, entré au parti national-socialiste en 1932.

En 1953, Ingeborg Bachmann reçoit le prix du Groupe 47 pour son premier recueil de poèmes, "Die Gestundete Zeit" et quitte l'Autriche pour l'Italie, l'île d'Ischia d'abord, où réside le compositeur Hans Werner Henze, puis Rome qui sera sa résidence privilégiée jusqu'à sa mort. Elle y écrira la plupart des poèmes qui paraîtront en 1956 sous le titre "Anrufung an den grossen Bären" (Incantation à la grande ourse) et des pièces radiophoniques dont "Die Zikaden" (Les Cigales, diffusée en 1955 avec une musique de H. W. Henze). Ses poèmes,  pièces radiophoniques et nouvelles reçoivent à la fois un succès critique et un engouement du public. Sa renommée est importante dans le monde germanophone et lui permet de vivre de sa plume. De 1958 à 1962, Ingeborg Bachmann partage sa vie avec l'écrivain suisse allemand Max Frisch entre Rome et Francfort où elle assume une chaire de poétique.Elle ne cessera jamais d'écrire des poèmes, dont certains comme "La Bohême est au bord de la mer" mais ne les publiera plus en recueil. Désormais, ses principaux travaux seront en prose : "Malina" (1971), premier tome d'un cycle romanesque à paraître (Studie aller möglichen Todesarten , des "différentes façon de mourir") sera sa dernière oeuvre et son unique roman, elle meurt des suites de l'incendie de son appartement dans des conditions mal élucidées. « Elle est la poétesse la plus intelligente et la plus importante que l'Autriche ait produite au cours de ce siècle », écrivit Thomas Bernhard à sa mort.

 Ingeborg Bachmann a laissé un grand nombre de manuscrits, de fragments dont certains ont été publiés à titre posthume, de journaux intimes, sa poésie, parfois abstraite, et la densité de son écriture constituent une véritable gageure pour les traducteurs : "Die gestundete Zeit" (Le temps en sursis, 1953), "Anrufung des Großen Bären" (L'incantation à la Grande Ourse, 1956), "Der gute Gott von Manhattan" (Le Bon Dieu de Manhattan, 1958), "Das dreißigste Jahr" (La trentième année, 1961), "Ein Ort für Zufälle" (Berlin, un lieu de hasards , 1965), "Simultan" (Trois sentiers vers le lac, 1972), "Das Buch Franza" (1979), "Frankfurter Verlesungen" (Leçons de Francfort, 1980), auxquels il faut ajouter les livrets de deux opéras de son ami le compositeur Hans Werner Henze (Der junge Lord (1964),  Der Prinz von Homburg) et une très importante correspondance avec Paul Celan (Herzzeit, 2008).

 

"Das dreißigste Jahr" (La trentième année, 1961)
Réunit 7 nouvelles : "Jeunesse dans une ville autrichienne" (Jugend in einer österreichischen Stadt), "La Trentième Année" (Das dreißigste Jahr), "Tout" (Alles), "Parmi les fous et les assassins" (Unter Mördern und Irren), "Du côté de Gomorrhe" (Ein Schritt nach Gomorrha), "La Vérité" (Ein Wildermuth), "Ondine s’en va" (Undine geht).
"Première œuvre romanesque d’Ingeborg Bachmann dans une nouvelle version de la traductrice (Marie-Simone Rollin). Les sept nouvelles qui composent ce recueil sont organiquement liées entre elles. La dernière, « Ondine s’en va », les résume et les regroupe. Malgré leurs turpitudes, leurs errements et leurs luttes, malgré la guerre dont les hommes ne sont pas encore libérés, Ondine choisit de chanter la gloire de ce monde. Car l’être humain est toujours à la recherche patiente d’un absolu. Prisonnier et conscient de sa prison, l’homme tend les mains vers une liberté qu’il sait impossible. Au terme d’une méditation lyrique sur les étapes de sa vie passée, il s’accepte pécheur." (Editions du Seuil)

 

 "Simultan" (Trois sentiers vers le lac, 1972)
Réunit 5 nouvelles : "Traduction simultanée" (Simultan), "Problèmes, problèmes" (Probleme Probleme), "Les Yeux du bonheur" (Ihr glücklichen Augen), "Aboiements" (Das Gebell), "Trois sentiers vers le lac" (Drei Wege zum See),  cinq histoires de femmes, rongées par un secret qu'elles n'osent avouer et qui errent, dans une inguérissable solitude, à la recherche d'une possibilité de survie....

 

"Toute personne qui tombe a des ailes. Poèmes 1942-1967"
"Cette anthologie de son œuvre poétique a pour but de la révéler plus intimement, dans la vérité et l'acuité de sa démarche. La présente édition n'a d'ailleurs pas d'équivalent, même en pays germanique : elle présente l'œuvre lyrique dans sa continuité, des premiers poèmes composés par la jeune fille de seize ou dix-huit ans, inédits en français, et pour un certain nombre en allemand aussi, aux esquisses tardives, écrites jusqu'en 1967, mais publiées seulement en 2000 à titre posthume. ." (Édition et trad. de l'allemand (Autriche) par Françoise Rétif - Collection Poésie/Gallimard)


Paul Celan (1920-1970)
Paul Celan,  pseudonyme de Paul Antsche, est considéré comme le plus grand poète allemand de la deuxième moitié du XXe siècle.  Il est le poète du drame de l'extermination nazie avec son célèbre "Todesfuge" (Fin de la Fugue de la mort).
Il est né à Czernowitz (ancienne capitale de la Bucovine, la Jerusalem de l’Empire austro-hongrois, alors roumaine, désormais positionnée en Ukraine) dans une famille juive qui subit la déportation nazie dont il sera le seul survivant: il sera libéré par les Russes en 1944 d'une camp de travail forcé en Moldavie. Ingeborg Bachmann et Paul Celan se rencontrent en mai 1948, à Vienne, en Autriche, elle a 21 ans, il en a 27. Des années après, Celan écrira à Bachman : "Tu étais, quand je t'ai rencontrée, les deux pour moi : le sensuel et le spirituel. C'est à jamais inséparable, Ingeborg." Installé à Paris, naturalisé français en 1955, ayant épousé Gisèle de Lestrange,  il publie "Pavot et Mémoire" (Mohn und Gedächtnis), un recueil constitué en une grande partie des poèmes qu'il a offerts à Bachmann. En retour, elle lui envoie son premier recueil, "Le Temps en sursis". Une correspondance s'établit alors, dense, qui se poursuivra jusqu'à leur mort, le suicide de Celan en 1970 et la mort inexplicable de Bachmann en 1973. Celan restera marqué par le souvenir de l'extermination des Juifs et le sentiment de la persécution ne le quittera pas : injustement accusé de plagiat, il se jettera dans la Seine. Son oeuvre poétique compte nombre de recueils : "Die Niemandsrose" (La Rose de personne, 1963), "Mohn und Gedächtnis" (Pavot et Mémoire, 1952), "Von Schwelle zu Schwelle" (De Seuil en seuil, 1955), "Sprachgitter" (Grille de parole), "Atemwende" (Tournant du souffle, 1967), "Lichtzwang" (Contrainte de lumière, 1970), "Schneepart" (Part de neige, 1971), "Zeitgehöft" (Enclos du temps, 1976).

Was geschah? Der Stein trat aus dem Berge.
Wer erwachte? Du und ich.
Sprache, Sprache. Mit-Stern. Neben-Erde.
Ärmer. Offen. Heimatlich.
Wohin gings? Gen Unverklungen.
Mit dem Stein gings, mit uns zwein.
Herz und Herz. Zu schwer befunden.
Schwerer werden. Leichter sein.

Qu'est-il arrivé? La pierre est sortie de la montagne.
Qui s'est éveillé? Toi et moi.
Langue, langue. Etoile commune. Terre voisine.
Plus pauvre. Ouverte. Natale.
Où tout cela allait-il? Vers ce qui n'a pas fini de résonner.
Cela allait vers la pierre, avec nous deux.
Coeur et coeur. Trouvé trop lourd.
Devenir plus lourd. Être plus léger.


 

La poésie de Paul Celan est souvent perçue comme hermétique, les poèmes sont brefs, la syntaxe est parfois chaotique, les mots eux-mêmes peuvent être déformés, mais en fait cette apparente fragmentation obéit à une logique propre, une langage qui tente de se frayer un chemin par associations d'idées, fondamentalement hanté par cette identité juive livrée corps et âme à un monde hostile.

C'est 1952, dans "Pavot et Mémoire" (Mohn und Gedächtnis), que figure, parmi plus de 50 poèmes, "Fugue de mort" (Todesfuge), écrit en mai 1945, à Bucarest, trois mois après la libération du camp d'Auschwitz par l'Armée rouge le 27 janvier 1945. Lorsque le monde découvre l'étendue des atrocités de la Shoah, on a pu estimer que la littérature ne serait pas en capacité de transcrire de telles abominations, mais pour les écrivains juifs, en trouver une forme d'expression est un impératif. "Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit", Paul Celan représente la mort sous les traits d'un commandant de camp qui fait danser ses prisonniers à côté de leurs propres tombes...

 

Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
er schreibt es und tritt vor das Haus und es blitzen die Sterne er pfeift seine Rüden herbei
er pfeift seine Juden hervor läßt schaufeln ein Grab in der Erde
er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich morgens und mittags wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
Dein aschenes Haar Sulamith wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Er ruft stecht tiefer ins Erdreich ihr einen ihr andern singet und spielt
er greift nach dem Eisen im Gurt er schwingts seine Augen sind blau
stecht tiefer die Spaten ihr einen ihr andern spielt weiter zum Tanz auf

Lait noir de l'aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d'or
écrit ces mots s'avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands chiens
il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une tombe
il nous commande allons jouez pour qu'on danse

 

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit
te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d'or
Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré
Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont bleus
enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore pour qu'on danse



Ilse Ainchinger (1921-2016)
Ilse Ainchinger a affronté dès son enfance les persécutions et la menace d'extermination : elle connaît ainsi dans sa chair cette "perte définitive du lieu habitable" ("Das Ende des Wohnens", "Der Boden unter den Füßen" (Le sol sous nos pieds), "Wo ich wohne"), la rupture des liens familiaux, le sentiment de n'être plus que jouet au gré du hasard, des périls et des frêles espoirs. Se construit ainsi un autre monde pour résister à la dissolution de tout son être. L'écriture comme le rêve permettent d'organiser sa survie : "le propre du rêve n’est pas son contenu, mais la lumière dans laquelle il est rêvé. Cette lumière demeure, quand on s’éveille.."

Née à Wien, d’une mère médecin et d’un père professeur, Ilse Aichinger termine sa scolarité au moment de l'Anschluss (mars 1938) et, sa mère étant juive, se voit refuser l’accès à l’université. Son père, duquel elle était séparée, non juif, ne put intervenir pour protéger la plupart des membres de sa famille maternelle qui furent déportés et périrent dans les camps de concentration. Sa mère et Ilse Aichinger parviennent à échapper à ce drame, et cette dernière est réquisitionnée pour travailler dans les services sanitaires de l’armée. Toutes deux survivent ainsi quasiment recluses: elles vécurent pendant six ans à deux pas du quartier général de la Gestapo de Vienne. Après la guerre, elle abandonne son projet de devenir médecin et devient écrivain comme pour exorciser ces quelques années de ténèbres : son premier roman "Die größere Hoffnung" (1948) met en oeuvre une méthode d'écriture oscillant entre rêve et réalité, qui l'apparente au surréalisme. Elle persévère dans ce "monde intermédiaire" avec le "Discours au pied de l'échafaud" (Rede unter dem Galgen) paru en Autriche en 1952, publié en 1953 en Allemagne fédérale sous le titre "L'Homme ligoté" (Der Gefesselte) : parmi les différentes nouvelles qui figure dans cet ouvrage, "Récit dans un miroir" est consacré par le Groupe 47 et lui apporte la renommée. En 1953, Ilse Aichinger épouse Günter Eich et vit en Bavière jusqu'en 1972. Puis retirée à Wien, ses œuvres complètes paraissent en 1991, dont des textes souvent énigmatiques en prose, poèmes ou pièces radiophoniques :  "Aufruf zum Mißtrauen" (Appel à la méfiance, 1946), "À aucune heure" (Zu keiner Stunde, 1957), "Visite au presbytère" (Besuch im Pfarrhaus, 1961), "Wo ich wohne" (1963), "Eliza, Eliza" (1965), "Kleist, Moos, Fasane" (Kleist, Moos, Fasane, 1965), "les Mauvais Mots" (Schlechte Wörter, 1976).

"Le Grand Espoir" (Die größere Hoffnung, 1948)
Le personnage principal, Ellen, est une adolescente juive dont la mère a émigré et dont le père s'est mis au service du national-socialisme. Le rêve d'Ellen, qui a décidé de porter l'étoile juive, bien que n'y étant pas forcée, reste l'émigration. Mais ce grand espoir sera déçu et Ellen n'échappera à ce monde en plein affrontement que par le suicide.