L'individualisme - Robert N. Bellah (1927-2013) - Richard Sennett (1943) - Christopher Lasch (1932-1994) - Ulrich Beck (1944-2015) - Louis Dumont (1911-1998) - Gilles Lipovetsky (1944) - Alain Finkelkraut (1949) - Alain Renaut (1948) - Alain Ehrenberg (1950) - Marcel Gauchet (1946) - Jean-Claude Kaufmann (1948) - ...
Last update: 2019/03/03
La question de la place accordée à l'individu dans la société est en fond de toute notre histoire humaine, plus nettement à partir des XIV° et XV° siècles, avec la Renaissance, plus concrètement avec l'avènement de la démocratie et de la modernité, encore faut-il s'entendre sur ce que le terme d'individu recouvre. Un individu qui fut jadis, le plus souvent, idéalisé, abstrait et rationnel, tenu très loin de ses désirs potentiellement infinis, ou défini par sa différence personnelle qui doit composer avec les instances sociales ou parvenir à quelque secret équilibre entre égoïsmes et partenaires humains. Au temps des grands sociologues, au tout début du XXe siècle, Emile Durkheim et Georg Simmel, la division du travail a sans doute augmenté la dépendance de l'individu mais lui a aussi permis d'affirmer son individualité, la personnalité est issue de l'individu socialisé, et la ville qui a tant augmenté les probabilités de rencontres anonymes a permis à l'individu de se libérer en partie des pressions communautaires ou familiales. A la fin du XXe siècle, quelques décennies plus tard, la montée progressive de l'individualisme a répandu un maître-mot, "devenez vous-même"...
Mais que signifie ce "devenez vous-même", singulière injonction qui boucle sur elle-même, et nous laisse en fait confronté à nombre de possibilités d'existence. Qui sommes-nous donc? Interpellé, nous laisserons le plus souvent le hasard contourner une interrogation qui semble pour beaucoup d'entre nous n'avoir jamais de véritable réponse, du moins de réponse fondamentale, unique, définitive...
- Nous sommes donc entrés dans une société, progressivement, depuis les années 1980, qui semble nous libérer en tant qu'individu et paradoxalement nous contraindre à nous constituer comme individu...
- Et l'individu qui entend s'émanciper du collectif, se retrouve pris au piège d'une organisation sociale qui, tout en l'encourageant à assumer sa nouvelle liberté, va l'isoler et le fragiliser...
C'est la situation paradoxale des relations que chacun de nous entretient avec les instances politiques, économiques et sociales, avec les autres, avec nous-mêmes. L'individu, et l'individualisme qui le porte, sont ainsi contraints d'évoluer, dans quel sens, nul ne le sait encore, mais une telle évolution ne sera pas sans conséquences sur l'essence de la démocratie...
Rise of Individualism?
- We have therefore entered a society, gradually, since the 1980s, that seems to liberate us as individuals and paradoxically force us to constitute ourselves as individuals...
- And the individual who intends to emancipate himself from the collective, finds himself trapped in a social organization that, while encouraging him to assume his new freedom, will isolate him and weaken him...
¿Aumento del individualismo?
- Por lo tanto, hemos entrado en una sociedad, poco a poco, desde los años ochenta, que parece liberarnos como individuos y, paradójicamente, nos obliga a constituirnos como individuos....
- Y el individuo que pretende emanciparse del colectivo, se encuentra atrapado en una organización social que, a la vez que le anima a asumir su nueva libertad, le aísla y le debilita....
Robert N. Bellah, Richard Madsen, William Sullivan, Ann Swidler, Steven M. Tipton , "Habits of the Heart: Individualism and Commitment in American Life" (1985)
Publié pour la première fois en 1985, "Habits of the Heart" est une interprétation, discutée, de la société américaine contemporaine, une société qui semble être livrée à la montée d'une forme radicale d'individualisme qui remet en question le fondement même de la démocratie américaine : "Is America Possible?".
L'individualisme américain est partie prenante de l'identité américaine, une société forgée et gouvernée avec le consentement de ses membres, fondée sur l'égalité des droits et la libre implication des citoyens dans la vie sociale, sur leur conscience morale et des traditions bibliques et républicaines conçues par les Pères fondateurs. Dans "Democracy in America", Alexis de Tocqueville, il y a plus de 150 ans, se demandait si les Américains seraient capables de maintenir leurs institutions libres ou s'ils se laisseraient gagner progressivement par ce qu'il appelait parfois le "despotisme administratif", ou plus ironiquement, le "despotisme démocratique", maintenir formellement une république libre et des élections libres, tout en changeant de nature profonde. La question semble paradoxale, mais l'individualisme peut-il désormais remettre en question les libertés fondamentales sur lesquelles est construite la démocratie américaine?
Le terme même d'individualisme est relativement récent, ni John Winthrop et ses pèlerins, ni les rédacteurs de la Constitution américaines n'ont utilisé ce terme, un terme qui semble apparaître en 1835 avec Tocqueville, et encore Tocqueville ne lui donne-t-il pas un sens positif. Sa traduction est celle d'une volonté d'isolement, que renforcerait un souci obsessionnel d'amélioration matérielle et de progrès économique, au fond une bonne représentation de la classe moyenne américaine qui ne sera jamais assez riche et assez puissante pour espérer avoir quelque pouvoir sur le monde qui l'environne. Reste la situation est loin d'être figée, le monde des associations de toute nature est une constante américaine, "la religion est la première de leurs institutions politiques", notera Tocqueville, la famille sans doute une des constantes organisationnelles les plus fortes au monde.
Ralph Waldo Emerson, dans son célèbre discours de Phi Betta Kappa de 1837, "The American Scholar", ou dans son essai le plus connu, "Self-Reliance", prône une continuité sans faille entre le moi, le monde et le divin, et défend, contre le conformisme et l'autorité traditionnelle, l'indépendance et l'intégrité de nos individualités, la confiance en soi.
Talcott Parsons a construit la sociologie américaine sur trois pivots parfaitement imbriqués, la personnalité, le système social et la culture. Ajoutons-y la conception du Self-made-man, qui affirme son indépendance personnelle totale, l'utilitarisme et le pragmatisme qui fondent un individualisme managérial organisé autour de la réussite et de l'efficacité matérielle, enfin cet individualisme thérapeutique qui se diffuse dès les années 1950 et prône l'auto-épanouissement personnel. La socialisation est donc centrale dans la pensée américaine, mais une socialisation destinée principalement à produire des individus autonomes, assumant idéalement la responsabilité et l'autorité morale de leurs actes pour bâtir un ordre social et moral supérieur. L'individualisme est donc ici vécu comme une forme de vie organisée autour d'une quête constante et inlassable de l'autonomie, une quête de soi, d'abandon du passé et des structures sociales qui nous ont enveloppés auparavant, de dépouillement des obligations et des contraintes imposées par les autres, jusqu'à ce que nous trouvions enfin le vrai soi qui est unique et individuel, totalement différent des autres....
Richard Sennett, "Les Tyrannies de l'intimité" (The Fall Of Public Man, 1974)
Ce qu'il y a de meilleur dans la tradition culturelle de l'Occident trouve son origine dans les conventions qui, jadis, réglaient les relations impersonnelles des gens en public - Richard Sennett (1943), natif de Chicago, sociologue et historien américain qui enseigne à la London School of Economics et à l'université de New York, romancier à ses heures, se situe lui-même dans la longue lignée des penseurs pragmatiques, de William James à Richard Rorty, qui s'interrogent sur les stratégies les plus concrètes de l'existence. Analyste social, quasi anthropologue, situant ces récits à la première personne et dans leur contexte, Sennett entend s'efforcer de comprendre comment les gens deviennent les interprètes de leur propre vie, - parfois à l'excès, lui a-t-on reprocher -, et ce malgré les difficultés que peuvent leur opposer la société. Le monde urbain, avec sa promesse d'anonymat et de communauté, les rapports à l'autorité, la vie publique sont parmi ses thématiques privilégiées. Son premier livre, "The Uses of Disorder" (1970) s'est attaché à examiner comment l'identité personnelle prend forme dans une ville qui, à privilégier la rigidité et le conformisme, étouffe le développement personnel : "the city alone can make us conscious of a kind of equilibrium of disorder". "The Hidden Injuries Of Class" (1972), écrit avec Jonathan Cobb, illustre son intérêt pour la notion de classe sociale et son attachement à une approche détaillée et humaine des existences, ici comment l'ouvrier ressent et mesure sa propre valeur dans une société devenue une société d'abondance qui voit disparaître les distinctions sociales héritées du passé : "social difference can now appear as a question of character, of moral resolve, will and competence". Une grande partie de ses travaux ultérieurs, tels que "The Conscience Of The Eye", (1990) et "Flesh And Stone" (1994), sont des tentatives pour retracer l'histoire des relations entre les humains et l'environnement urbain.
En 1974, Sennett publia son livre le plus connu, "The Fall Of Public Man", une étude sur l'évolution des formes de vie publique et urbaine qui était aussi un argument puissant pour une plus grande transparence de notre culture publique. "Public Life" correspondait autrefois à cette partie vitale de l'existence vécue à l'extérieur du cercle de la famille et des amis proches. Le fait de communiquer avec des étrangers d'une manière émotionnellement satisfaisante, tout en restant à l'écart d'eux, était alors considéré comme le vecteur par excellence de la socialisation, voire de la civilisation. Et c'est au XVIIIe siècle, dans les grandes capitales d'Europe, que cette vie publique a connu son épanouissement le plus complet. Mais aujourd'hui l'étranger est devenu une menace, le silence et l'observation sont devenus les seuls moyens de vivre cette "vie publique", déformant ainsi notre vie privée. Nous nous replions sur des formes de vie intimes de plus en plus narcissiques et d'égocentriques. Chaque "moi" (self) est devenu en quelque sorte "a cabinet of horrors, civilised relations between selves can only proceed to the extent that nasty little secrets of desire, greed or envy are kept locked up". Dans ce contexte, privées de toutes relations réelles et satisfaisantes, nos personnalités ne peuvent plus espérer le moindre épanouissement : "Masses of people are concerned with their single life histories and particular emotion as never before; this concern has proved to be a trap rather than a liberation". C'est donc l'invasion de la sphère publique par l'idéologie de l'intimité qui serait responsable du malaise contemporain. Mais comment s'interpénètrent vie publique et vie privée? La réponse de Sennett n'est pas évidente et Christopher Lasch estimera quant à lui que le culte de l'intimité ne tire pas son affirmation de la personnalité mais de son effondrement, et qu'à mesure que la vie sociale devient plus brutale, les relations personnelles prennent un "caractère de combat"...
"Nous ne trouvons un sens à la société qu'en faisant d'elle un vaste système psychique... L'obsession des personnes - aux dépens des rapports sociaux plus impersonnels - peut se comparer à un filtre qui décolorerait toute notre saisie rationnelle de la société; elle dissimule l'importance persistante des classes dans la société industrielle avancée, nous conduit à considérer la communauté comme un milieu de révélation mutuelle des individus et à sous-estimer les rapports sociaux avec les inconnus, tels qu'ils se produisent en particulier dans les villes. Par un ironique retour des choses, cette vision psychologique freine le développement de certaines forces primordiales de notre personnalité, - comme le respect de la vie privée des autres. Elle nous empêche également de comprendre le fait que - tout moi étant, d'une certaine façon, un musée des horreurs - des rapports civilisés entre les individus ne peuvent s'établir que si nos petits désirs, nos cupidités et nos envies sont soigneusement gardés secrets..."
Chistopher Lasch, dans "La Culture du narcissisme", commente ainsi l'apport de Richard Sennett : "... selon Sennett, les rapports établis de nos jours en public, conçus comme une forme de révélation de soi, sont devenus terriblement sérieux. La conversation prend un caractère de confession. La conscience de classe s'affaiblit; les gens perçoivent leur position dans la société comme reflétant leurs propres aptitudes, et ils se rendent personnellement responsables des injustices qui leur sont infligées. La politique dégénère ainsi en une lutte, non pour le changement de la société, mais pour la réalisation de soi. Quand les frontières entre le moi et le reste du monde s'effondrent, la poursuite intelligente de ses propres intérêts, jadis source de toute activité politique, devient impossible. L'homme politique du temps passé savait prendre plutôt que désirer (c'est la définition que donne Sennett de la maturité psychologique) ; il jugeait la politique comme toute réalité, en se demandant ce "qu'elle pouvait lui rapporter". Il ne s'interrogeait pas sur sa propre signification par rapport à elle. Narcisse, pour sa part, dans son délire de désirs, tue la notion même d'intérêt privé.
Ce bref résumé ne peut rendre justice à l'analyse subtile et pénétrante de Sennett qui a beaucoup à nous apprendre sur l'importance de la distance vis-à-vis de soi-même dans le jeu et dans les reconstructions théâtrales de la réalité, sur les implications politiques de la recherche de soi, et sur les effets pernicieux de l'idéologie de l'intimité. Cependant, lorsqu'il définit la politique comme la poursuite rationnelle des intérêts particuliers, le calcul attentif d'avantages personnels et de classe, Sennett sous-estime les éléments irrationnels qui ont toujours caractérisé les relations entre classes dominantes et dominées. Il ne prête pas assez attention à l'aptitude qu'ont les riches et les puissants à identifier leur domination à de grands principes moraux, ce qui a pour effet de transformer toute remise en question en crime, non seulement contre l'État mais contre l'humanité elle-même. Les classes dirigeantes ont toujours cherché à ce que les individus qui leur sont subordonnés se sentent coupables, personnellement, de leur exploitation et de leurs privations matérielles, tout en se persuadant elles-mêmes de ce que leurs propres intérêts coïncident avec ceux du genre humain. Laissons de côté l'équivalence, d'une validité douteuse, que formule Sennett, entre bon fonctionnement du moi et capacité "de prendre plutôt que de désirer", qui semble consacrer la rapacité comme seule solution au narcissisme. Le fait est que les hommes n'ont jamais très clairement perçu où étaient leurs intérêts et qu'ils ont donc eu tendance, tout au long de l'histoire, à projeter leur dimension irrationnelle dans le domaine de la politique. Rendre le narcissisme, l'idéologie de l'intimité ou la "culture de la personnalité", responsables des éléments irrationnels de la politique moderne, revient non seulement à exagérer le rôle de l'idéologie dans le développement historique, mais à sous-estimer l'irrationalité de la politique dans les époques antérieures.
La conception qu'a Sennett d'une vie politique saine - celle de la poursuite des intérêts personnels - recèle une composante idéologique particulière, qu'elle partage avec la tradition pluraliste à la Tocqueville, dont elle est évidemment dérivée. Elle tend à exalter le libéralisme "bourgeois" comme la seule forme civilisée de vie politique, et la "civilité" bourgeoise comme la seule forme non corrompue de relation sociale. Du point de vue' pluraliste, on reconnaît les imperfections de la société bourgeoise, mais on soutient qu'elles ne sont pas susceptibles d'être corrigées, la vie politique étant, en soi, un domaine d'une imperfection radicale. Aussi, lorsque hommes et femmes demandent des changements fondamentaux du système politique, ils ne font que projeter leurs anxiétés personnelles dans l'aire politique. De cette manière, le libéralisme se définit lui-même comme l'extrême limite de la rationalité politique, et qualifie de politique narcissique toute tentative pour le dépasser, y compris l'ensemble de la tradition révolutionnaire. Adoptant une perspective tocquevillienne, Sennett est incapable de distinguer entre, d'une part, la politique radicale de la fin des années 1960, corrompue par les éléments irrationnels de la culture américaine et, d'autre part, le bien-fondé d'un grand nombre d'objectifs poursuivis par les radicaux. Son mode d'analyse rend automatiquement suspect tout radicalisme, toute politique cherchant à créer une société qui ne soit pas fondée sur l'exploitation. En dépit de son idéalisation de la vie publique dans le passé, le livre de Sennett participe du refus actuel de la politique, un refus de croire que la politique puisse être un instrument de changement social.
Dans son désir de rétablir une distinction entre vie publique et vie privée, Sennett ignore les manières dont elles s'interpénètrent toujours. La socialisation des jeunes reproduit la domination politique au niveau de l'expérience personnelle. De nos jours, cette invasion de la vie privée, par les forces de domination organisée, s'étend à tel point que l'espace personnel a presque cessé d'exister. Inversant cause et effet, Sennett rend l'invasion de la sphère publique par l'idéologie de l'intimité responsable du malaise contemporain. Pour lui, comme pour Peter Marin (The New Narcissism, 1975) et Edwin Schur (The Awareness Trap, 1976), l'intérêt que l'on porte actuellement à la découverte de soi-même, au développement du psychisme, et aux rapports personnels et intimes, représentent un repliement sur soi choquant, un romantisme débridé. En fait, le culte de l'intimité ne tire pas son origine d'une affirmation de la personnalité, mais de son effondrement. Poètes et romanciers d'aujourd'hui, loin de glorifier le moi, racontent sa désintégration. Les thérapies qui soignent le moi brisé véhiculent le même message. Loin d'encourager la vie privée aux dépens de la vie publique, notre société fait qu'il est de plus en plus difficile pour un individu de connaître une amitié profonde et durable, un grand amour, un mariage harmonieux.
À mesure que la vie sociale devient plus brutale et barbare, les relations personnelles, qui ostensiblement devraient être préservées, prennent un caractère de combat. Certaines thérapies nouvelles valorisent ce combat en le qualifiant d' "affirmation de soi" et de "lutte à visage découvert en amour et dans le mariage". D'autres célèbrent les liaisons temporaires sous le vocable de "mariage ouvert" et d' "engagement à durée indéterminée". Ce faisant, elles intensifient la maladie qu'elles prétendent guérir: non parce qu'elles détournent l'attention des questions sociales vers les difficultés privées, des vrais problèmes vers les faux, mais parce que ces thérapies masquent l'origine sociale des souffrances qu'elles traitent, souffrances qui n'ont rien à voir avec la contemplation béate du moi, et qui sont douloureusement mais faussement ressenties comme étant purement personnelles et privées." (Chrisopher Lash, traduction Michel L.Landa, Flammarion).
Chistopher Lasch, "La Culture du narcissisme" (The Culture of Narcissism, American Life in an Age of Diminishing Expectation, 1979)
L'invasion de la société par le moi - Dans "Haven in a Heartless World" (Un Havre dans un monde sans coeur), Christopher Lasch avait fait le constat de la disparition progressive de l'importance de la famille dans le société américaine, notamment dans sa fonction de transmission de la culture et de lien avec le passé, et de la quasi destruction de l'autorité parentale sous les effets de multiples interventions institutionnelles et sociales. De là, s'est posé la question des conséquences d'un tel bouleversement. Ecrit dans ce contexte, "The Culture of Narcissism" rendit célèbre Christopher Lasch (1932-1994), historien et sociologue américain natif d'Omaha (Nebraska), enseignant à l'Université de Rochester. Et le président démocrate Jimmy Carter s'inspira de la vision de Lash dans son fameux "Crisis of Confidence Speech" du 15 juillet 1979, parlant ouvertement de la crise de la démocratie américaine et en appelant au rejet de la société de consommation. Lasch se définissait comme un "social critic", touché jadis par le marxisme occidentale et l'Ecole de Francfort, mais ne croyait plus à ce mythe du Progrès tant vanté par la Gauche traditionnelle, tenant pour caduques les dénonciations radicales de la famille autoritaire, du moralisme antisexuel, de la morale du travail comme susceptibles d'expliquer la crise généralisée dans laquelle nous sommes entrés. Le "radicalisme culturel" se révèle ainsi tout aussi démuni que le libéralisme ou les sciences humaines pour nous permettre d'appréhender un monde entièrement abandonné à la vision désespérée de son avenir. Et pour Lasch, la psychanalyse apparaît comme la plus à même de clarifier les relations entre la société et l'individu, la culture et la personnalité. Les nouvelles conditions sociales de notre époque font surgir de part et d'autre des "traits narcissique sous nos comportements. Et c'est ainsi que le "narcissisme" va permettre à notre auteur de comprendre l'effet psychologique des changements sociaux contemporains, la "meilleure manière d'endurer les tensions et anxiétés de la vie moderne" : "ce concept nous donne un portrait passablement exact de la personnalité "libérée" de notre temps, avec son charme, la pseudo-conscience de sa propre condition, sa sexualité tous azimuts, sa fascination pour la sexualité orale, sa peur de la mère castratrice (Mme Portnoy), son hypocondrie, sa superficialité défensive, sa crainte de la dépendance, son incapacité à s'affliger de la peine d'autrui, sa terreur de vieillir et de mourir."
Mais de quelle crise parle-t-on? Nous sommes entré dans une période jamais atteinte d'inflation et de récession, de pénurie d'emploi et de ressources naturelles, d'augmentation du taux de criminalité et d'effondrement du tissu urbain, de discrédit de toutes formes d'autorité, y compris celle de l'expérience, de dépréciation absolue du passé : "partout, la société bourgeoise semble avoir épuisé sa réserve d'idées créatrices" et avoir perdu "le pouvoir et la volonté de faire face aux difficultés qui menacent de l'engloutir". Une pathologie spécifique gagne ainsi toutes les sphères de la société, à commencer par les médias : la "culture de l'individualisme compétitif" a poussé sa logique "jusqu'à l'extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu'à l'impasse d'une obsession narcissique de l'individu par lui-même. La stratégie de la survie narcissique se présentent maintenant comme une libération des conditions répressives du passé, donnant ainsi naissance à une "révolution culturelle" qui reproduit les pires traits de cette même civilisation croulante qu'elle prétend critiquer", et Lasch nous restitue tout au long de son ouvrage une gamme assez remarquable d'expériences contemporaines (la réussite sociale, banalité de la pseudo-connaissance de soi, le déclin de l'esprit sportif, la décadence du système éducatif, la fuite devant les sentiments, la peur de vieillir, le paternalisme sans père).
(Préface) "Le nouveau Narcisse est hanté, non par la culpabilité mais par l'anxiété. Il ne cherche pas à imposer ses propres certitudes aux autres; il cherche un sens à la vie. Libéré des superstitions du passé, il en arrive à douter de la réalité de sa propre existence. Superficiellement détendu et tolérant, il montre peu de goût pour les dogmes de pureté raciale ou ethnique; mais il se trouve également privé de la sécurité que donne la loyauté du groupe et se sent en compétition avec tout le monde pour l'obtention des faveurs que dispense l'Etat paternaliste. Sur le plan de la sexualité, il a une attitude ouverte plutôt que puritaine, bien que son émancipation des anciens tabous ne lui apporte pas la paix pour autant dans ce domaine. Il se montre ardemment compétitif quand il réclame approbation et acclamation, mais il se défie de la compétition car il l'associe inconsciemment à une impulsion irrépressible de destruction. Il répudie donc les idéologies fondées sur la rivalité, en honneur à un stade antérieur du développement capitaliste, et s'en méfie même lorsqu'elles se manifestent de façon limitée dans les sports et les jeux. Il prône la coopération et le travail en équipe tout en nourrissant des impulsions profondément antisociales. Il exalte le respect des règlements, secrètement convaincu qu'ils ne s'appliquent pas à lui. Avide, dans la mesure où ses appétits sont sans limites, il n'accumule pas les biens et la richesse à la manière de l'individu âpre au gain de l'économie politique du XIXe siècle, mais il exige une gratification immédiate, et vit dans un état de désir inquiet et perpétuellement inassouvi.
Si Narcisse ne se soucie pas de l'avenir, c'est, en partie, parce qu'il s'intéresse peu au passé. Il lui est difficile d'intérioriser des moments heureux ou de garder en mémoire des souvenirs précieux qui lui permettraient, plus tard, de faire face au déclin à l'âge qui, même dans les meilleures conditions, apporte tristesse et souffrance. Dans une société qui souligne et encourage de plus en plus les traits distinctifs du narcissisme, la dévaluation culturelle du passé reflète non seulement la pauvreté des idéologies dominantes - qui renoncent à maîtriser une réalité sur laquelle elles n'ont plus prise - mais encore l'indulgence de la vie intérieure de Narcisse. Une société capable de vendre de la "nostalgie" à la bourse de la culture n'en rejette pas moins promptement la notion que, jadis, la vie ait pu être sensiblement meilleure que dans le présent. Nos contemporains ont banalisé le passé en l'identifiant à des styles de consommation surannés et à des modes dépassées. Ils s'irritent contre quiconque tente de l'utiliser comme mode de référence pour évaluer le présent ou discuter sérieusement des conditions de vie actuelles. Le dogme de la critique contemporaine veut que toute évocation de ce type soit considérée comme le signe d'une nostalgie passéiste... Pour toutes ces raisons, la dépréciation du passé est devenue l'un des symptômes les plus significatifs de la crise culturelle à laquelle ce livre est consacré. Je ferai souvent appel à l'expérience historique pour expliquer nos errements présents. Le refus du passé, attitude superficiellement progressiste et optimiste, se révèle, à l'analyse, la manifestation du désespoir d'une société incapable de faire face à l'avenir." (Chrisopher Lash, traduction Michel L.Landa, Flammarion).
Ulrich Beck (1944-2015), "La société du risque" (Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, 1986)
Dans la pensée allemande, l'individu semble avoir plus à perdre qu'à gagner en entrant totalement dans la sphère sociale, un Max Weber caractérise le monde moderne par l'expansion d'une rationalité et d'une prévisibilité qui menace les libertés individuelles, et toute l'école de Francfort, Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas, livrent une vision oppressante des forces sociales. Plus récemment, le sociologue Ulrich Beck se démarque de cette idée dominante selon laquelle la rationalisation croissante de la société est inexorable et totale, la sécularisation des sociétés, la globalisation croissante et le cosmopolitisme généralisé livrent au contraire des poches de résistance et des maux endogènes qui nous font basculer dans une Société dite "Société du risque" : les sciences et les techniques ne cessent de produire des effets inattendus le plus souvent négatifs, et notre monde n'a plus pour objectif de penser la répartition des richesses mais d'affronter des problèmes de répartition de risques. Ceux-ci ont de plus la caractéristique d'être des effets secondaires involontaires et latents des sociétés industrielles modernes et de leurs modes de production (catastrophes écologiques ou nucléaires) et de plus transcendent les Etats-nations. Et parallèlement, l’émancipation progressive de l'individu à l’égard des institutions et des formes sociales engendre un manque de repères par rapport à leur existence qui devient plus incertaine. Dans "Das ganz normale Chaos der Liebe" (1990), Ulrich Beck et et Elisabeth Bek-Gernsheim accentueront ce constat. Si les individus se sont libérés des formes sociales de la civilisation industrielle, classes, couche sociale, famille, statut sexuel, les inégalités, les problèmes d'intégration ou de relation sont interprétés uniquement en termes d'échecs personnels, l'être humain, dépourvus de de toute ressource ou protection collective ne parvient plus à assumer son indépendance sociale et économique, et donc ne parvient plus à se stabiliser en tant qu'individu... Nous sommes donc entrés dans une nouvelle modernité, une "modernité réflexive" qui nous impose de repenser notre monde politico-social et de ne pas nous laisser entraîner par ces stratégies de simplification délibérée que mettent en oeuvre nos gouvernants, une modernité dans laquelle les monopoles d'interprétation s'effondrent, le monopole de la raison de la science, le monopole professionnel des hommes, le monopole sexuel du mariage et le monopole politique du politique...
"Au fondement de ce livre se trouve l'idée que nous sommes témoins oculaires - sujets et objets - d'une rupture survenue à l 'intérieur d'une modernité qui s'émancipe des contours de la société industrielle classique pour adopter une forme nouvelle - que nous appellerons ici la "société (industrielle) du risque". Il nous faudra observer un difficile équilibre entre des éléments contradictoires, entre les continuités et les césures de la modernité. On retrouve ces contradictions dans l'opposition entre modernité et société industrielle, entre société industrielle et société du risque. Ce que je voudrais montrer dans ce livre, c'est que c'est la réalité elle-même qui aujourd'hui opère ces distinctions entre ères. Quant à dire comment s'opèrent ces distinctions dans le détail, il faudra pour cela attendre les propositions que fera l'évolution sociale. Avant de trouver la clarté sur ce point, il nous faudra en savoir un peu plus sur l'avenir.
A cette inconfortable position théorique - "entre-deux-chaises" - correspond une position pratique. On contre-dira de façon aussi tranchée ceux qui, au début du XIXe siècle, s'accrochaient aux Lumières pour faire front contre les assauts de "l'irrationalité de l'esprit du temps" et ceux qui aujourd'hui veulent jeter le bébé avec l'eau du bain, et voir dans les anomalies accumulées l'effondrement du projet de la modernité dans son ensemble. On connaît cette vision d'horreur, déployée de tous côtés sur le marché de l'opinion, d'une civilisation qui se met en danger elle-même ; il n'y a rien à y ajouter. Et il y a tout aussi peu à dire des professions de foi de la Nouvelle Perplexité, incapable de se passer des dichotomies organisatrices qu'avait mises en place un monde de l'ère industrielle resté "sain" malgré ses contradictions. Ce livre a pour objet le deuxième pas, le pas suivant. Il élève cet état même au rang d'objet d'explication. La question qu'il pose est la suivante : comment peut-on comprendre, saisir dans le cadre d'une pensée sociologiquement informée et inspirée les incertitudes dont est frappé l'esprit du temps, incertitudes qu'il serait cynique de nier d'un point de vue idéologico-critique, et dangereux d'abandonner sans distance.
Pour expliquer le fil rouge théorique que nous suivrons pour ce faire, le mieux est encore une fois de recourir à une analogie historique : Au XIXe siècle, la modernisation a détruit la société agraire prisonnière du système féodal pour esquisser la structure de la société industrielle, aujourd'hui, la modernisation efface les contours de la société industrielle, et on voit apparaître, dans la continuité de la modernité, une configuration sociale tout autre. Les limites de cette analogie permettent aussi de préciser la perspective. Au XIXe siècle, la modernisation s'est opérée sur fond de son contraire : un monde traditionnel de la transmission, une nature qu'il s'agissait de connaître et de dominer. Aujourd'hui, au tournant du XXIe siècle, la modernité a détruit son contraire, elle l'a perdu, et c'est à elle-même qu'elle s'en prend, aux prémisses et principes de fonctionnement de la société industrielle. La modernisation qui s'opère dans l'horizon d'expérience de l'époque pré-moderne a fait place aux problèmes d'une modernisation auto-référentielle. Au XIXe siècle, on ne cessait de démystifier les privilèges et les représentations religieuses du monde ; aujourd'hui, c'est au tour de la compréhension scientifique et technique de la société industrielle classique, des formes de vie et d'activité dans la cellule familiale restreinte et dans le travail, des rôles stéréotypes dévolus aux hommes et aux femmes, etc. A la modernisation dans les cadres de la société industrielle vient se substituer une modernisation des prémisses de la société industrielle, qui n'avait été prévue par aucun scénario théorique, ni aucun livre de recettes politiques. Et c`est cette opposition émergente entre modernité et société industrielle (dans toutes ses variantes) qui brouille notre système de références, à nous qui étions habitués à penser la modernité dans les catégories de la société industrielle.
Nous aurons à nous occuper longtemps encore de cette distinction entre modernisation de la tradition et modernisation de la société industrielle, ou, en d'autres termes, entre modernisation simple et modernisation réflexive. Dans la suite du texte, nous l'évoquerons chaque fois à travers les différentes sphères de la vie contemporaine. Il est encore trop tôt pour dire quelles "étoiles fixes" de la pensée socio-industrielle disparaîtront au cours de ce deuxième stade de la rationalisation qui ne fait que commencer. Mais on a déjà de bonnes raisons de pressentir la disparition de "lois" apparemment inébranlables, comme celle de la différenciation fonctionnelle, ou de la production industrielle de masse.
On perçoit ce que cette perspective a d'inhabituel à deux de ses conséquences. Tout d'abord, elle affirme ce qui semblait jusqu'alors impensable : que la société industrielle, en s'affirmant, c`est-à-dire dans le cadre discret de la normalité, quitte la scène de l'histoire mondiale par la petite porte des effets qu'elle induit - et non pas, ce qui était la seule issue envisagée jusqu'alors dans les livres d'images de la théorie sociale, à l'occasion d'une explosion politique (révolution, élections démocratiques).
Ensuite, elle établit que le scénario "antimoderniste" qui agite le monde actuellement- critique de la science, de la technique et du progrès - n'entretient pas un rapport d'opposition vis-à-vis de la modernité, mais constitue au contraire l'expression de son évolution logique, au-delà des cadres de la société industrielle.
Le contenu général de la modernité entre en opposition avec les formes fossilisées et tronquées que prend cette modernité dans le projet de la société industrielle. Cette perspective est occultée par un mythe qui est resté intact et a à peine été identifié jusqu'à maintenant, un mythe dans lequel était enfermée la pensée sociale du XIXe siècle, et qui continue à projeter son ombre sur le dernier tiers du XXe siècle: le mythe selon lequel la société industrielle développée, avec sa répartition schématique entre vie et travail, ses secteurs de production, sa façon de penser dans les catégories de la croissance industrielle, sa conception de la science et de la technique, ses formes de démocratie, serait une société absolument moderne, l'apogée de la modernité, un point d'aboutissement qu'il serait tout bonnement impossible de dépasser. Ce mythe a diverses formes d'expression. L'une des plus efficaces est l'idée aberrante de la fin de l'histoire sociale. Cette idée, dans ses variantes optimistes comme dans ses variantes pessimistes, est d'autant plus fascinante qu'elle apparaît à une époque où le système d'innovation qui était censé durer commence à se transformer dans la dynamique qu'il a lui-même libérée. C'est ce qui nous empêche de ne serait-ce qu'envisager l'éventualité d'une mutation sociale à l 'intérieur de la modernité, puisque les théoriciens du capitalisme de la société industrielle ont fait de cette figure historique de la modernité, qui reste pour l'essentiel corrélée à son contraire du XIXe siècle, une forme a priori.
Lorsque l'on pose la question - que l'on doit à Kant- des conditions de possibilité des sociétés modernes, les contours, les lignes de conflit et les principes fonctionnels historiquement déterminés du capitalisme industriel sont élevés au rang de réalités nécessaires propres à la modernité en général. On en trouve une preuve supplémentaire dans une caractéristique fort étrange de la recherche sociologique: elle présuppose que tout change dans la société industrielle - la famille, la profession, l'entreprise, les classes, le travail salarié, la science -, tout en affirmant dans le même temps que tout ce qui est fondamental ne change pas - la famille, la profession, l'entreprise, les classes, le travail salarié, la science.
L'urgence se fait plus que jamais sentir de forger des concepts qui nous permettent de penser de façon nouvelle ce qu'il y a de nouveau, et de vivre et d'agir avec - sans nous adonner pour autant, sur un mode endeuillé, à du nouveau qui ne sera jamais que du vieux, et en entretenant un rapport productif aux trésors de la tradition. Détecter les nouveaux concepts qui apparaissent aujourd'hui sous les ruines des anciens n'est pas une tâche facile. Pour certains, tout cela ressemble par trop à un "changement de système", et tombe sous le coup de la protection de la constitution. D'autres se sont réfugiés dans des convictions fondamentales - qui peuvent prendre des formes très diverses : marxisme, féminisme, méthodes quantitatives, spécialisation - et se mettent désormais, pour rester fidèles à une ligne à laquelle ils n'adhèrent plus, à frapper sur tout ce qui exhalerait éventuellement des relents de déviationnisme.
Et pourtant, ou peut-être justement pour ces raisons-là : le monde ne s'effondre pas, en tous les cas pas parce que le monde du XIXe siècle touche aujourd'hui à sa fin. Une telle affirmation est d'ailleurs quelque peu excessive. Car il est bien connu que la société du XIXe siècle n'a jamais été si stable que cela. Elle s'est déjà effondrée à plusieurs reprises - dans le champ de la pensée. Dans ce domaine, elle a d'ailleurs été enterrée avant même d'être vraiment née. Ce dont nous faisons l'expérience aujourd'hui, c'est de ce que les visions d'un Nietzsche, ou les drames conjugaux ou familiaux mis en scène dans les théâtres d'une modernité littéraire entre-temps devenue "classique" (c'est-à-dire ancienne), se déroulent aujourd'hui réellement de façon (plus ou moins) représentative dans les cuisines et les chambres à coucher. Ce qui se produit aujourd'hui avait déjà été pensé depuis longtemps. Et ne se produit d'ailleurs qu'avec un retard d'un demi-siècle, voire d'un siècle entier. Et se produit depuis un certain temps déjà. Et durera d'ailleurs encore un certain temps.
Et puis ne se produit pas encore. Nous faisons également l'expérience - et tout cela dépasse ce qui avait été conçu dans les livres - qu'il faut continuer à vivre après. Nous expérimentons en quelque sorte ce qui se passe dans un drame d'Ibsen une fois que le rideau est retombé. Nous faisons l'expérience de la réalité non théâtrale de l'époque post-bourgeoise. Ou, pour adopter la perspective des critiques de la civilisation : nous sommes les héritiers d'une critique de la civilisation aujourd'hui devenue réelle, qui ne peut plus se satisfaire des diagnostics d'une critique qui a toujours eu tendance à se muer en discours de censeur, en semonce pessimiste. Il est impossible qu'une époque entière bascule dans un espace soustrait aux catégories en vigueur jusqu'alors sans que cet espace soit décrit et estampillé-pour ce qu'il est : une aspiration à l'ordre du passé, un passé qui se prolonge au-delà de lui-même, et à qui échappent totalement le présent et l'avenir." (Ulrich Beck, traduction Laure Bernardi, Flammarion)
La Grande-Bretagne est le berceau de l'empirisme (John Locke, 1632-1704, George Berkeley, 1685-1753, David Hume, 1711-1776) pour lequel nous ne connaissons que ce que nous ressentons, de l'utilitarisme (Jeremy Bentham, 1748-1832, John Stuart Mill, 1806-1873), qui défend une liberté quasi totale de l'individu, du libéralisme, d'Adam Smith, 1723-1790) au célèbre "The Man Versus the State" (1884) de Herbert Spencer (1820-1903), de Friedrich Hayek (1899-1992) et son non moins célèbre "The Road to Serfdom" (1944), autant de textes justifiant les libertés individuelles, construisant l'individualisme non pas comme une justification en soi mais dans une optique très particulière : construire politiquement et juridiquement l'individu, trouver le juste équilibre juridique entre un principe d'individuation qui caractérise tout être humain, principe pressenti par l'empirisme et l'utilitarisme, et les réalités sociales, politiques et économiques de la vie commune et des relations humaines...
"Au cours de toute cette période moderne de l'histoire européenne, l'évolution sociale a tendu d'une façon générale à libérer l'individu des liens traditionnels ou obligatoires qui entravaient son activité quotidienne. Après un certain progrès dans ce sens, on commença à comprendre que les efforts spontanés et libres des individus pouvaient déterminer un système complexe d'activités économiques. Cette activité économique librement développée, résultat imprévu de la liberté politique, finit par provoquer l'élaboration d'une théorie cohérente de la liberté économique... Partout où s'abolissaient les obstacles au libre exercice de l'ingéniosité humaine, l'homme devenait rapidement capable de satisfaire des désirs sans cesse plus étendus..." (Friedrich Hayek )
L'histoire intellectuelle et politique française associe directement, et avec une recherche de précision inégalée, l' "individu", dans son existence concrète, et l' "universalisme", expression de l'individu idéalisé et rationnel, de Montaigne, Descartes au Siècle des Lumières et à la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. Jean-Jacques Rousseau porte au XVIIIe toutes les contradictions d'un individu qui prône l'égalité, l'universalité et recherche l'intimité d'un bonheur individuel délibérément égocentrique. Durkheim est à la fin du XIXe le sociologue de cet individualisme universaliste qui restera désormais figé dans ses prétentions. Cette cohabitation de l'individu concret et de l'individu universel se complexifie au fur et à mesure que se succèdent les décennies du XXe, des années 1960, au cours desquelles se renforcent le libéralisme culturel et la permissivité de la société, à ces fameuses années 1980 devenues marqueur de la "montée de l'individualisme" : les évolutions relatives à l'état de la société et au travail sur soi ne tardent pas à déboucher sur un sentiment de malaise diffus. Si l'individualisme universaliste continue de trôner au-dessus de l'organisation politico-sociale, l'individu concret est soumis à toutes les contradictions et ambivalences, le souci de soi se charge tour à tour de déterminations positives et négatives, libératrices et anxiogènes, la volonté d'autonomie et de libre jouissance se double d'une superficialité supposée généralisée des attitudes et de la pensée, la quête de responsabilité et de capacité à évoluer génère un sentiment d'instabilité et de perte d'identité. Le propos n'est pas nouveau, Baudelaire avait déjà noté en chacun de notre moi "une vaste énergie vitale latente" qui cherche désespérément à s'incarner, et Flaubert évoquait déjà cette constante de l'individu naissant, en 1853 , "vivre comme un bourgeois et penser comme un demi-dieu"...
Louis Dumont, "Essai sur l'individualisme, Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne" (1983)
Docteur ès lettres, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Louis Dumont (1911-1998) a écrit plusieurs ouvrages devenus aujourd’hui des classiques, parmi lesquels "Homo hierarchicus, Essai sur le système des castes" (1967) et "Homo aequalis, genèse et épanouissement de l'idéologie économique" (1977). Parmi les notions référents à partir desquelles Dumont organise son interprétation, figure la distinction entre deux types de société, "holistique" et "individualiste", distinction qui fait débat mais qui privilégie des mouvements de transformation sociale en terme de révolution de valeurs. La méthode holistique nécessite d'utiliser un système d'interprétation spécifique qui permet de comprendre comment des éléments d'organisation de l'existence et des idées font en fait partie d'une représentation plus large, plus globale. La sociologie doit saisir la vie sociale à partir des idées que les acteurs déploient, une capacité qui échappe nécessairement aux acteurs que nous sommes, immergés, pour notre part occidentale, dans une société à idéologie individuelle. Dumont complète cette méthode holistique en s'inspirant des leçons d'anthropologie de Marcel Mauss et d'une démarche comparative systématique qui permet de mieux appréhender ce constant balancement de l'histoire humaine entre valeurs des sociétés traditionnelles et celles du monde moderne : Dumont mettra ainsi en œuvre dans "Homo hierarchicus", le contraste entre la société des castes et la nôtre pour obtenir une vue comparative des idées et valeurs modernes.
L'anthropologue sociologue Louis Dumont, spécialiste des études comparatives portant sur l'Inde, tourne donc ses regards vers l'homme occidental moderne dans un recueil d'articles, "Essai sur l'individualisme", qui tente de reconstruire la genèse de cette idéologie individualiste qui le caractérise. Progressivement se substitue à une vision en terme d' "individu hors du monde", inspiré par le stoïcisme et le christianisme et intégrés tous deux dans une société de type holiste, celle d'un "individu dans le monde" affirmé dès la Réforme qui va subordonner toute la réalité sociale à l'individu, via des étapes successives, le droit dit "subjectif" d'un Guillaume d'Occam au XIVe siècle ou la notion de "contrat social" qui anime toute la philosophie politique des XVIIe et XVIIIe siècles. , L’individu est désormais reconnu comme porteur de valeurs intrinsèques, ses fameux «droits naturels», et que l’on peut songer à fonder c'est désormais sur cette base que va s'élaborer l’appareil d’Etat. Dans "L'idéologie allemande", tome II de l'ouvrage "Homo aequalis" (1991), Dumont poursuit sa réflexion au sein même de notre monde contemporain en mettant en évidence le contraste entre un individualisme de l'égalité, tel qu'il s'impose en France, et l'individualisme de la singularité qui s'exprime dans la tradition allemande de "l'éducation de soi-même" (Bildung).
"Dans les dernières décennies, l'individualisme moderne est apparu de plus en plus, à certains d'entre nous, comme un phénomène exceptionnel dans l'histoire des civilisations. Mais, si l'idée de l'individu est aussi idiosyncrasique qu'elle est fondamentale, il s'en faut qu'on soit d'accord sur ses origines. Pour certains auteurs, surtout dans les pays où le nominalisme est fort, elle a toujours été présente partout. Pour d'autres, elle apparaît avec la Renaissance, ou avec la montée de la bourgeoisie. Plus souvent sans doute, et en accord avec la tradition, on voit les racines de cette idée dans notre héritage classique et judéo-chrétien, en proportions variées. Pour certains classicistes, la découverte en Grèce du "discours cohérent" est le fait d'hommes qui se voyaient comme des individus : les brouillards de la pensée confuse se seraient dissipés sous le soleil d'Athènes, le mythe rendant les armes à la raison, et l'événement marquerait le début de l'histoire proprement dite. A coup sûr, il y a du vrai dans cette affirmation, mais elle est trop étroite, si étroite qu'elle prend un air provincial dans le monde d'aujourd'hui. Sans doute demande-t-elle à tout le moins à être modifiée. Pour commencer, le sociologue tendrait en la matière à privilégier la religion plutôt que la philosophie, parce que la religion agit sur la société tout entière et est en relation immédiate avec l'action. Ainsi fit Max Weber. Laissons de côté pour notre part toute considération de cause et d'effet et étudions seulement des configurations d'idées et de valeurs, des réseaux idéologiques, pour tenter d'atteindre les relations fondamentales qui les sous-tendent.
Voici ma thèse en termes approximatifs : quelque chose de l'individualisme moderne est présent chez les premiers chrétiens et dans le monde qui les entoure, mais ce n'est pas exactement l'individualisme qui nous est familier. En réalité, l'ancienne forme et la nouvelle sont séparées par une transformation si radicale et si complexe qu'il n'a pas fallu moins de dix-sept siècles d'histoire chrétienne pour la parfaire, et peut-être même se poursuit-elle encore de nos jours. La religion a été le ferment cardinal d'abord dans la généralisation de la formule, et ensuite dans son évolution. Dans nos limites chronologiques, le pedigree de l'individualisme moderne est pour ainsi dire double : une origine ou accession d'une certaine espèce, et une lente transformation en une autre espèce.
Dans les limites de cet essai je dois me contenter de caractériser l'origine et de marquer quelques-unes des premières étapes de la transformation. On voudra bien excuser l'abstraction condensée de ce qui suit. Pour voir notre culture dans son unité et sa spécificité, il nous faut la mettre en perspective en la contrastant avec d'autres cultures. C'est seulement ainsi que nous pouvons prendre conscience de ce qui autrement va sans dire : le fondement familier et implicite de notre discours ordinaire. Ainsi, quand nous parlons d' "individu", nous désignons deux choses à la fois : un objet hors de nous, et une valeur. La comparaison nous oblige à distinguer analytiquement ces deux aspects : d'un côté, le sujet empirique parlant, pensant et voulant, soit l'échantillon individuel de l'espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans toutes les sociétés, de l'autre l'être moral indépendant, autonome, et par suite essentiellement non social, qui porte nos valeurs suprêmes et se rencontre en premier lieu dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société.
De ce point de vue, il y a deux sortes de sociétés. Là où l'Individu est la valeur suprême je parle d'individualisme, dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle de holisme. En gros, le problème des origines de l'individualisme est de savoir comment, à partir du type général des sociétés holistes, un nouveau type a pu se développer qui contredisait fondamentalement la conception commune. Comment cette transition a-t-elle été possible, comment pouvons-nous concevoir une transition entre ces deux univers antithétiques, ces deux idéologies inconciliables ?
La comparaison avec l'Inde suggère une hypothèse. Depuis plus de deux mille ans la société indienne est caractérisée par deux traits complémentaires : la société impose à chacun une interdépendance étroite qui substitue des relations contraignantes à l'individu tel que nous le connaissons, mais par ailleurs l'institution du renoncement au monde permet la pleine indépendance de quiconque choisit cette voie. Incidemment cet homme, le renonçant, est responsable de toutes les innovations religieuses que l'Inde a connues. De plus, on voit clairement dans des textes anciens l'origine de l'institution, et on la comprend aisément: l'homme qui cherche la vérité ultime abandonne la vie sociale et ses contraintes pour se consacrer à son progrès et à sa destinée propres. Lorsqu'il regarde derrière lui le monde social, il le voit à distance, comme quelque chose sans réalité, et la découverte de soi se confond pour lui, non pas avec le salut dans le sens chrétien, mais avec la libération des entraves de la vie telle qu'elle est vécue dans ce monde. Le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l'individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui. C'est pourquoi j'ai appelé le renonçant indien un "individu-hors-du-monde". Comparativement, nous sommes des "individus-dans-le-monde", des individus mondains, il est un individu extra-mondain. Je ferai un usage intensif
de cette notion d' "individu-hors-du-monde", et je voudrais attirer l'attention sur cette étrange créature et sa relation caractéristique avec la société. Le renonçant peut vivre en ermite solitaire ou il peut se joindre à un groupe de collègues en renoncement sous l'autorité d'un maître-renonçant, représentant une "discipline de libération" particulière. La similitude avec les anachorètes occidentaux ou entre monastères bouddhiques et chrétiens peut aller très loin. Par exemple, les deux espèces de congrégations ont inventé indépendamment ce que nous appelons le vote majoritaire.
Ce qui est essentiel pour nous, c'est l'abîme qui sépare le renonçant du monde social et de l'homme-dans-le-monde. D'abord, le chemin de la libération est ouvert seulement à quiconque quitte le monde. La distanciation vis-à-vis du monde social est la condition du développement spirituel individuel. La relativisation de la vie dans le monde résulte immédiatement de la renonciation au monde. Seuls des Occidentaux ont pu faire l'erreur de supposer que certaines sectes de renonçants aient essayé de changer l'ordre social. L'interaction avec le monde social prenait d'autres formes. En premier lieu, le renonçant dépend de ce monde pour sa subsistance, et, d'ordinaire, il instruit l'homme-dans-le-monde. Historiquement, toute une dialectique spécifiquement indienne s'est mise en branle, qu'il nous faut négliger ici. Gardons en mémoire seulement la situation initiale telle qu'on la rencontre encore dans le bouddhisme. Sauf à rejoindre la congrégation, le laïc se voit enseigner seulement une éthique relative : qu'il soit généreux vis-à-vis des moines et évite les actions par trop dégradantes. Ce qui est précieux pour nous dans tout cela, c'est que le développement indien se comprend aisément, et semble en vérité "naturel". A partir de lui, nous pouvons faire l'hypothèse suivante : si l'individualisme doit apparaître dans une société du type traditionnel, holiste, ce sera en opposition à la société et comme une sorte de supplément par rapport à elle, c'est-à-dire sous la forme de l'individu-hors-du-monde. Est-il possible de penser que l'individualisme commença de la sorte en Occident? C'est précisément ce que je vais essayer de montrer; quelles que soient les différences dans le contenu des représentations, le même type sociologique que nous avons rencontré dans l'Inde - l'individu-hors-du-monde - est indéniablement présent dans le christianisme et autour de lui au commencement de notre ère.
Il n'y a pas de doute sur la conception fondamentale de l'homme née de l'enseignement du Christ : comme l'a dit Troeltsch, l'homme est un individu-en-relation-à-Dieu, ce qui signifie, à notre usage, un individu essentiellement hors-du-monde. Avant de développer ce point, je voudrais tenter une affirmation plus générale. On peut soutenir que le monde hellénistique était, en ce qui concerne les gens instruits, si pénétré de cette même conception que le christianisme n'aurait pu réussir à la longue dans ce milieu s'il avait offert un individualisme de type différent. Voilà une thèse bien forte qui semble, à première vue, contredire des conceptions bien établies. En fait elle ne fait que les modifier, et elle permet de rassembler mieux que la vue courante nombre de données dispersées. On admet communément que la transition dans la pensée philosophique de Platon et d'Aristote aux nouvelles écoles de la période hellénistique montre une discontinuité (a great gap) - l'émergence soudaine de l'individualisme. Alors que la polis était considérée comme autosuffisante chez Platon et Aristote, c'est maintenant l'individu qui est censé se suffire à lui-même (ibid., p. 125). Cet individu est, soit supposé comme un fait, soit posé comme un idéal par épicuriens, cyniques et stoïciens tous ensemble. Pour aller droit à notre affaire, il est clair que le premier pas de
la pensée hellénistique a été de laisser derrière soi le monde social. On pourrait citer longuement, par exemple, la classique Histoire de la pensée politique de Sabine dont j'ai déjà reproduit quelques formules et qui classe en fait les trois écoles comme différentes variétés de "renonciation" (p. 137). Ces écoles enseignent la sagesse, et pour devenir un sage il faut d'abord renoncer au monde. Un trait critique court à travers toute la période sous différentes formes; c'est une dichotomie radicale entre la sagesse et le monde, entre le sage et les hommes non éclairés qui demeurent en proie à la vie mondaine.
Diogène oppose le sage et les fous; Chrysippe affirme que l'âme du sage survit plus longtemps après la mort que celle des mortels ordinaires. De même qu'en Inde la vérité ne peut être atteinte que par le renonçant, de même d'après Zénon le sage seul sait ce qui est bon; les actions mondaines, même de la part du sage, ne peuvent être bonnes mais seulement préférables à d'autres : l'adaptation au monde est obtenue par la relativisation des valeurs, la même sorte de relativisation que j'ai soulignée dans l'Inde.
L'adaptation au monde caractérise le stoïcisme dès le début et, de plus en plus, le stoïcisme moyen et tardif. Elle a certainement contribué à brouiller, au regard des interprètes postérieurs, l'ancrage extra-mondain de la doctrine. Les stoïciens de Rome exercèrent de lourdes charges dans le monde, et un Sénèque a été perçu comme un proche voisin par des auteurs du Moyen Age et même par Rousseau qui lui emprunta beaucoup. Cependant, il n'est pas difficile de détecter la permanence du divorce originel : l'individu se suffisant à lui-même demeure le principe, même lorsqu'il agit dans le monde. Le stoïcien doit demeurer détaché, il doit demeurer indifférent, même à la peine qu'il essaie de soulager. Ainsi Epictète : "Il peut bien soupirer [avec celui qui souffre] pourvu que son soupir ne vienne pas du cœur".
Ce trait si étrange pour nous montre que, alors même que le stoïcien est revenu au monde d'une façon qui est étrangère au renonçant indien, il n'y a là pour lui qu'une adaptation secondaire : au fond il se définit toujours comme étranger au monde.
Comment comprendre la genèse de cet individualisme philosophique? L'individualisme est tellement une évidence pour nous que dans le cas présent il est couramment pris sans plus de façons comme une conséquence de la ruine de la polis grecque et de l'unification du monde - Grecs et étrangers ou barbares confondus - sous le pouvoir d'Alexandre. Sans doute il y a là un événement historique sans précédent qui peut expliquer bien des traits mais non pas, selon moi du moins, l'émergence, la création ex nihilo de l'individu comme valeur. Il faut regarder avant tout du côté de la philosophie elle-même.
Non seulement les maîtres hellénistiques ont à l'occasion recueilli à leur usage des éléments pris aux présocratiques, non seulement ils sont les héritiers des sophistes et d'autres courants de pensée qui nous apparaissent submergés à la période classique, mais l'activité philosophique, l'exercice soutenu par des générations de penseurs de l'enquête rationnelle, doit avoir par lui-même nourri l'individualisme, car la raison, si elle est universelle en principe, œuvre en pratique à travers la personne particulière qui l'exerce, et prend le premier rang sur toutes choses, au moins implicitement. Platon et Aristote, après Socrate, avaient su reconnaître que l'homme est essentiellement un être social. Ce que firent leurs successeurs hellénistiques, c'est au fond de poser comme un idéal supérieur celui du sage détaché de la vie sociale. Si telle est la filiation des idées, le vaste changement politique, la naissance d'un Empire universel provoquant des relations intensifiées dans toute son étendue, aura sans aucun doute favorisé le mouvement. Notons que, dans ce milieu, l'influence directe ou indirecte du type indien de renonçant ne peut pas être exclue a priori, même si les données sont insuffisantes.
S'il fallait une démonstration du fait que la mentalité extra-mondaine régnait parmi les gens instruits en général, au temps du Christ, on la trouverait dans la personne d'un Juif, Philon d'Alexandrie. Philon a montré aux futurs apologistes chrétiens comment adapter le message religieux à un public païen instruit. Il exprime avec chaleur sa prédilection fervente pour la vie contemplative du reclus à laquelle il brûle de retourner, ne l'ayant interrompue que pour servir sa communauté au plan politique - ce qu'il fit d`ailleurs avec distinction..." (Editions du Seuil)
Gilles Lipovetsky, "L'Ere du vide" (1983)
Premier ouvrage comportant Six études ou "essais sur l'individualisme contemporain" qui s'efforcent chacune, à des niveaux différents, de saisir un des traits significatifs de l'air du temps, un nouvel air du temps qui, bien loin de la révolte et de la remise en cause des années 1960, voit se diffuser de nouvelles attitudes, - apathie, indifférence, désertion, substitution d'un principe de séduction au principe de conviction, généralisation de la manière humoristique -, une nouvelle structure de la personnalité, - narcissisme, nouvelles modalités du rapport social, marquées en particulier par la réduction de la violence et la transformation intime de ses manifestations -, nouvel état de la culture, caractérisé par l'affaissement et l'épuisement de ce qui fait depuis un siècle figure d'avant-garde. Le philosophe Gilles Lipovetsky (1944) croit pouvoir rapporter l'ensemble de ces phénomènes à un même facteur, l'individualisme, un individualisme qui entrerait dans un nouveau stade historique propre aux sociétés "démocratiques avancées, et qui définirait proprement l'âge "post-moderne" (Editions Gallimard).
"À s'en tenir aux XIXe et XXe siècles, il faudrait évoquer, citer pêle-mêle, le déracinement systématique des populations rurales puis urbaines, les langueurs romantiques, le spleen dandy, Oradour, les génocides et ethnocides, Hiroshima dévasté sur 10 km2 avec 75 000 morts et 62 000 bâtiments détruits, les millions de tonnes de bombes versées sur le Vietnam et la guerre écologique à coups d'herbicide, l'escalade du stock mondial d'armes nucléaires, Phnom Penh nettoyé par les Khmers rouges, les figures du nihilisme européen, les personnages morts-vivants de Beckett, l'angoisse, la désolation intérieure d'Antonioni, Messidor d'A.Tanner, l'accident d'Harrisburg, assurément la liste s'allongerait démesurément à vouloir inventorier tous les noms du désert. A-t-on jamais autant organisé, édifié, accumulé et, simultanément, a-t-on jamais été autant hanté par la passion du rien, de la table rase, de l'extermination totale? En ce temps où les formes d'anéantissement prennent des dimensions planétaires, le désert, fin et moyen de la civilisation, désigne cette figure tragique que la modernité substitue à la réflexion métaphysique sur le néant. Le désert gagne, en lui nous lisons la menace absolue, la puissance du négatif, le symbole du travail mortifère des temps modernes jusqu'à son terme apocalyptique. Ces formes d'anéantissement, appelées à se reproduire pendant un temps encore indéterminé, ne doivent pourtant pas occulter la présence d'un autre désert, de type inédit celui-là, échappant aux catégories nihilistes ou apocalyptiques et d'autant plus étrange qu'il occupe en silence l'existence quotidienne, la vôtre, la mienne, au cœur des métropoles contemporaines. Un désert paradoxal, sans catastrophe, sans tragique ni vertige, ayant cessé de s'identifier au néant ou à la mort: il n'est pas vrai que le désert contraigne à la contemplation des crépuscules morbides. Considérez en effet cette immense vague de désinvestissement par laquelle toutes les institutions, toutes les grandes valeurs et finalités ayant organisé les époques antérieures se trouvent peu à peu vidées de leur substance, qu'est-ce sinon une désertion de masse transformant le corps social en corps exsangue, en organisme désaffecté? Inutile de vouloir réduire la question aux dimensions des "jeunes": on ne se débarrasse pas d'une affaire de civilisation à coup de génération. Qui est encore épargné par ce raz de marée? Ici comme ailleurs le désert croît : le savoir, le pouvoir, le travail, l'armée, la famille, l'Eglise, les partis, etc. ont déjà globalement cessé de fonctionner comme des principes absolus et intangibles, à des degrés différents plus personne n'y croit, plus personne n'y investit quoi que ce soit. Qui croit encore au travail quand on connaît les taux d'absentéisme et de turn over, quand la frénésie des vacances, des week-ends, des loisirs ne cesse de se développer, quand la retraite devient une aspiration de masse, voire un idéal; qui croit encore à la famille quand le taux de divorces ne cesse d'augmenter, quand les vieux sont chassés dans les maisons de retraite, quand les parents veulent rester «jeunes» et réclament le concours des «psy», quand les couples deviennent «libres», quand l'avortement, la contraception, la stérilisation sont légalisés; qui croit encore à l'armée quand tous les moyens sont mis en avant pour être réformé, quand échapper au service militaire n'est plus un déshonneur; qui croit encore aux vertus de l'effort, de l'épargne, de la conscience professionnelle, de l'autorité, des sanctions? Après l'Eglise qui n'arrive même plus à recruter ses officiants, c'est le syndicalisme qui connaît une même chute d'influence: en France, en trente ans, on passe de 50% de travailleurs syndiqués à 25% aujourd'hui. Partout l'onde de désaffection se propage, débarrassant les institutions de leur grandeur antérieure et simultanément de leur puissance de mobilisation émotionnelle. Et pourtant le système fonctionne, les institutions se reproduisent et se développent mais en roue libre, à vide, sans adhérence ni sens, de plus en plus contrôlées par les "spécialistes", les derniers prêtres, comme dirait Nietzsche, les seuls à vouloir encore injecter du sens, de la valeur, là où ne règne déjà plus qu'un désert apathique. De ce fait, si le système dans lequel nous vivons ressemble à ces capsules d'astronautes dont parle Roszak, c'est moins par la rationalité et la prévisibilité qui y règnent que par le vide émotionnel, l'apesanteur indifférente dans laquelle se déploient les opérations sociales. Et le loft, avant d'être cette mode d'habitation des entrepôts, pourrait bien être la loi générale qui régit notre quotidienneté, à savoir la vie dans les espaces désaffectés.
Ceci ne doit pas être versé dans le registre des éternelles lamentations sur la décadence occidentale, mort des idéologies et "mort de Dieu". Le nihilisme européen tel que l'a analysé Nietzsche, en tant que dépréciation morbide de toutes les valeurs supérieures et désert de sens, ne correspond plus à cette démobilisation de masse ne s`accompagnant ni de désespoir ni de sentiment d'absurdité. Tout d'indifférence, le désert post-moderne est aussi éloigné du nihilisme "passif" et de sa délectation morose sur l'inanité universelle que du nihilisme "actif" et de son autodestruction. Dieu est mort, les grandes finalités s'éteignent, mais tout le monde s'en fout, voilà la joyeuse nouvelle, voilà la limite du diagnostic de Nietzsche à l'endroit de l'assombrissement européen. Le vide du sens, l'effondrement des idéaux n'ont pas conduit comme on pouvait s'y attendre à plus d'angoisse, plus d'absurde, plus de pessimisme. Cette vision encore religieuse et tragique est contredite par la montée de l'apathie de masse dont les catégories d'essor et de décadence, d'affirmation et de négation, de santé et de maladie sont incapables de rendre compte. Même le nihilisme "incomplet" avec ses ersatz d'idéaux laïques a fait son temps et notre boulimie de sensations, de sexe, de plaisir ne cache rien, ne compense rien, surtout pas l'abîme de sens ouvert par la mort de Dieu. L'indifférence, pas la détresse métaphysique. L'idéal ascétique n'est plus la figure dominante du capitalisme moderne; la consommation, les loisirs, la permissivité, n'ont plus rien à voir avec les grandes opérations de la médication sacerdotale: hypnotisation-estivation de la vie, crispation des sensibilités au moyen d'activités machinales et d'obéissances strictes, intensification des émotions aiguillée par les notions de péché et de culpabilité. Qu'en reste-t-il à l'heure où le capitalisme fonctionne à la libido, à la créativité, à la personnalisation ? Le relâchement post-moderne liquide l'assoupissement, l'encadrement ou le débordement nihiliste, la décontraction abolit la fixation ascétique. Déconnecter le désir des agencements collectifs, faire circuler les énergies, tempérer les enthousiasmes et indignations se rapportant au social, le système invite à la détente, au désengagement émotionnel. Quelques grandes œuvres contemporaines, citons "La Femme gauchère" de P. Handke, "Palazzo mentale" de G. Lavaudant, "India song" de M. Duras, "Edison" de B. Wilson, l'hyperréalisme américain, sont déjà, peu ou prou, révélatrices de cet esprit du temps, laissant loin derrière elles l'angoisse et la nostalgie du sens, propres à l'existentialisme ou au théâtre de l'absurde. Le désert ne se traduit plus par la révolte, le cri ou le défi à la communication; rien qu'une indifférence au sens, une absence inéluctable, une esthétique froide de l'extériorité et de la distance, surtout pas de la distanciation. Les toiles hyperréalistes ne délivrent aucun message, ne veulent rien dire, leur vide cependant est aux antipodes du déficit de sens tragique aux yeux des œuvres antérieures. Il n'y a rien à dire, qu'importe, tout peut donc être peint avec le même léché, la même objectivité froide, carrosseries brillantes, reflets de vitrines, portraits géants, plis de tissus, chevaux et vaches, moteurs nickelés, villes panoramiques, sans inquiétude ni dénonciation. Par son indifférence au motif, au sens, au fantasme singulier, l'hyperréalisme devient jeu pur offert au seul plaisir du trompe-l'œil et du spectacle. Ne reste que le travail pictural, le jeu de la représentation vidé de son contenu classique, le réel se trouvant hors circuit par l'usage de modèles eux-mêmes représentatifs, essentiellement photographiques. Désinvestissement du réel et circularité hyperréaliste, au faîte de son accomplissement, la représentation, instituée historiquement comme espace humaniste, se métamorphose sur place en un dispositif glacé, machinique, débarrassé de l'échelle humaine par les agrandissements et accentuations des formes et couleurs : ni transgressé ni "dépassé", l'ordre de la représentation est en quelque sorte désaffecté dans la perfection même de son exécution.
Ce qui est vrai pour la peinture l'est également pour la vie quotidienne. L'opposition du sens et du non-sens n'est plus déchirante et perd de sa radicalité devant la frivolité ou la futilité de la mode, des loisirs, de la publicité. A l'ère du spectaculaire, les antinomies dures, celles du vrai et du faux, du beau et du laid, du réel et de l'illusion, du sens et du non-sens s'estompent, les antagonismes deviennent « flottants ››, on commence à comprendre, n'en déplaise à nos métaphysiciens et antimétaphysiciens, qu'il est désormais possible de vivre sans but ni sens, en séquence-flash et cela est nouveau. "N'importe quel sens vaut mieux que pas de sens du tout", disait Nietzsche, même cela n'est plus vrai aujourd'hui, le besoin de sens lui-même a été balayé et l'existence indifférente au sens peut se déployer sans pathétique ni abîme, sans aspiration à de nouvelles tables de valeurs; tant mieux, de nouvelles questions surgissent, libérées des rêveries nostalgiques et qu'au moins l'apathie new-look ait la vertu de décourager les folies mortifères des grands prêtres du désert. L'indifférence croît..."
Michel Foucault, "Le Souci de soi" (Histoire de la sexualité III, 1984)
L' "Histoire de la Sexualité" est une série de trois volumes de livres écrits entre 1976 et 1984 par le philosophe et historien français Michel Foucault (1926-1984). Celui-ci entend réfuter l'idée convenue que la société occidentale aurait considéré la sexualité comme quelque chose d'interdit et d'inavouable, la société la reléguant dans la sphère intime, lui ôtant la parole et allant jusqu'à la réprimer à partir du 17ème siècle. Certes le sexe fut un sujet tabou dans la société occidentale, mais la sexualité, son pouvoir et sa répression furent aussi un constant sujet et objet de discours. Et l'attention de Foucault ne se porte pas tant sur la sexualité elle-même et sur sa répression, que sur le type de connaissance et le pouvoir de cette connaissance que la sexualité semble susciter. Dans "Le Souci de soi", troisième et dernier volume de l'histoire de la sexualité , Foucault tente de rétablir certains liens, rompus par la modernité, avec une tradition antique classique qu'il nous fait redécouvrir, une tradition qui porte sur la formation de l'individu telle qu'elle a été développée à travers des textes souvent peu analysés - Artémidore, Galien, le Pseudo-Lucien. Ces textes s'avèrent déterminants dans la mise en place d'une finalité générale de la culture qui culmine dans l'émergence d'une personnalité singulière, capable de faire le meilleur usage de son corps et de son esprit harmonieusement éduqué pour le rendre à même d'assumer les fonctions politiques auxquelles il est d'emblée destiné. Le souci de soi n'est pas égoïsme étroit, mais recherche de la vie selon un ordre qui assure la pérennité de la Cité, et que l'on cherche à déduire de la nature telle qu'on en comprend les lois.
"Méfiance vis-à-vis des plaisirs, insistance sur les effets de leur abus pour le corps et pour l'âme, valorisation du mariage et des obligations conjugales, désaffection à l'égard des significations spirituelles prêtées à l'amour des garçons: il y a dans la pensée des philosophes et des médecins au cours des deux premiers siècles toute une sévérité dont témoignent les textes de Soranus et de Rufus d'Ephèse ou de Marc Aurèle. C'est un fait d'ailleurs qu'à cette morale, les auteurs chrétiens ont fait - explicites ou non - des emprunts massifs; et la plupart des historiens d'aujourd'hui s'accordent à reconnaître l'existence, la vigueur et le renforcement de ces thèmes d'austérité sexuelle dans une société dont les contemporains décrivaient, pour lui en faire reproche le plus souvent, l'immoralité et les moeurs dissolues. Laissons de côté la question de savoir si ce blâme était justifié : à ne considérer que les textes qui en parlent et la place qu'ils lui donnent, il semble bien que soit devenue plus insistante "la question des plaisirs", et plus précisément l'inquiétude devant les plaisirs sexuels, le rapport qu'on peut avoir avec eux et l'usage qu'on doit en faire...
.. ce qui se marque dans les textes des premiers siècles - plus que des interdits nouveaux sur les actes - c'est l'insistance sur l'attention qu'il convient de porter à soi-même; c'est la modalité, l'ampleur, la permanence, l'exactitude de la vigilance qui est demandée; c'est l'inquiétude à propos de tous les troubles du corps et de l'âme qu'il faut éviter par un régime austère; c'est l'importance qu'il y a à se respecter soi-même non pas simplement dans son statut, mais dans être raisonnable en supportant la privation des plaisirs ou en en limitant l'usage au mariage et à la procréation. Bref - en toute première approximation -, cette majoration de l'austérité sexuelle dans la réflexion morale ne prend pas la forme d'un resserrement du code qui définit les actes prohibés, mais celle d'une intensification du rapport à soi par lequel on se constitue comme sujet de ses actes. Et c'est en tenant compte d'une pareille forme qu'il faut interroger les motivations de cette morale plus sévère.
On peut alors penser à un phénomène souvent évoqué : la croissance, dans le monde hellénistique et romain d'un "individualisme" qui accorderait de plus en plus de place aux aspects "privés" de l'existence, aux valeurs de la conduite personnelle, et à l'intérêt qu'on porte à soi-même. Ce ne serait donc pas le renforcement d'une autorité publique qui pourrait rendre compte du développement de cette morale rigoureuse, mais plutôt l'affaiblissement du cadre politique et social dans lequel se déroulait dans le passé la vie des individus : moins fortement insérés dans les cités, plus isolés les uns des autres et plus dépendants d'eux-mêmes, ils auraient cherché dans la philosophie des règles de conduite plus personnelles. Tout n'est pas faux dans un semblable schéma. Mais on peut s'interroger sur la réalité de cette poussée individualiste et du processus social et politique qui aurait détaché les individus de leurs appartenances traditionnelles. L'activité civique et politique a pu, jusqu'à un certain point, changer de forme; elle est restée une part importante de l'existence, pour les classes supérieures. D'une façon générale, les sociétés anciennes sont demeurées des sociétés de promiscuité, où l'existence se menait "en public"...."
Marcel Gauchet, "Le désenchantement du monde", 1985
Le philosophe et historien Marcel Gauchet (1946) a marqué, dans "Le désenchantement du monde" publié dans les années 1980, esprits et critiques, retenant, dans son interprétation du développement de l'Occident, fondée sur l'évolution du rapport de l'humanité à la religion, son affirmation selon laquelle le christianisme est "la religion de la fin de la religion" : la religion monothéiste incarne à sa manière une forme de révolution sociale fondamentale. Notre Monde occidental s'est ainsi construit en s'éloignant de la société religieuse, en commençant par le judaïsme prophétique, repris avec puissance par le christianisme, pour conduire à l'émergence de l'État politique. Les religions orientées vers la prophétie ont donc façonné le concept d'un Dieu tout-puissant unique, éloigné du monde et pourtant potentiellement connaissable par la prière et la réflexion, engageant les êtres humains sur la voie d'une plus grande liberté. Le développement de l'autonomie politique et psychologique humaine doit être paradoxalement compris dans le contexte de ce double mouvement de conscience religieuse, croissance du pouvoir divin et son éloignement progressif de toutes activités humaines. Ce qui advient avec la sortie de la religion, c'est un monde où les hommes ambitionnent de se gouverner eux-mêmes, mais c'est en fait un monde plus difficile à maîtriser qui s'ouvre devant eux. Dans "L'Avènement de la démocratie" (2007, vol. I, La Révolution moderne, vol. II, La Crise du libéralisme, vol III, A l'épreuve des totalitarismes), Marcel Gauchet expliquera la crise dans laquelle sont entrées nos démocraties libérales, le sentiment que nous avons de ne pas être en capacité de concevoir une autre forme de gouvernement, par la difficulté rencontrée par notre modernité à se défaire de l'ordre religieux: le désir d'unité reste en prise avec une certaine nostalgie du divin. "Certes, à l'évidence, la religion ne commande plus l'être-ensemble; il n'empêche que la forme qu'elle lui communiquait n'a aucunement disparu pour autant. Elle continue d'empreindre le mécanisme collectif, de manière souterraine. De la même façon, si la vision religieuse de l'existence en commun a perdu son autorité manifeste sur les esprits, elle conserve un empire latent..."
Alain Finkelkraut, "La Défaite de la pensée" (1987)
Fils unique d'un juif polonais déporté à Auschwitz, et donc particulièrement sensible aux thématiques de la mémoire et de l'identité, Alain Finkelkraut (1949) enseigne la philosophie et endosse médiatiquement le rôle de l'intellectuel qui entend interpréter les grands mouvements sociétaux de notre temps, voire alerter l'opinion sur les impasses éventuelles auxquelles nous nous heurtons. Ici, la "défaite de la pensée" est celle de l'abandon de l'idéal des Lumières, d'une pensée qui a perdu toute valeur de référence. Nous assistons désormais à la dissolution de la culture dans le culturel. "Le footballeur et le chorégraphe, le peintre et le couturier, l'écrivain et le concepteur, le musicien et le rocker sont, au même titre, des créateurs. Il faut en finir avec le préjugé scolaire qui réserve cette qualité à certains et plonge les autres dans la sous-culture." Les Lumières défendaient l'idée d'une construction et d'une réalisation de l'homme à partir d'une maîtrise de sa condition, maîtrise de ses appétits, lutte contre la tyrannie des idées reçues ou l'étroitesse des intérêts particuliers. Le monde contemporain entend satisfaire tous les appétits, nous maintient dans une immédiateté pluriculturelle dans laquelle nous ne sommes plus qu'abandonné à des champs d'action de forces et de structures, qui se valent toutes,sans possibilité réelle de développer la moindre appréhension consciente. La première partie de l'ouvrage traite de l'opposition conceptuelle et historique entre l'esprit des Lumières et ce romantisme politique qui se dissimule sous l'impératif de générosité et de tolérance. Ce romantisme affleure dans notre monde contemporain de toute part, et notamment dans la politique tiers-mondiste qui naturalise les différences entre les peuples (deuxième partie), dans la conception omniprésente d'une société culturelle qui ne voit en chacun de nous que des produits dans réelle liberté de notre environnement (troisième partie), enfin dans le relativisme culturel qui signifie défaite de la pensée (quatrième et dernière partie).
Alain Renaut, "L'Ère de l'individu. Contribution à une histoire de la subjectivité" (1989, Gallimard)
Le philosophe Alain Renaut (1948) explore ce qui semble s'imposer comme l'une des caractéristiques les plus importantes de la fameuse période du post-structuralisme, l'élimination du sujet humain, au fond parce que l'être humain serait incapable de connaître voire de contrôler sa propre nature. La modernité fut ainsi assimilée au triomphe de l'individualisme, ce que Renaud conteste et, pour ce faire, entend distinguer plus finement "individualisme" et "subjectivité". Parcourir l'histoire de chacune de ces deux notions permettrait de lever les quelques ambiguïtés qui expliquent une telle confusion. C'est que la philosophie moderne contient en elle-même deux conceptions opposées de la personne humaine, deux conceptions dont la césure fut occultée et qui conduisirent à l'affirmation d'une seule et unique figure, l'individualisme. La première plonge ses racines dans Descartes et Kant, et considère les êtres humains comme des sujets capables d'aboutir à des jugements moraux universels. La seconde, issue de Leibniz, Hegel et Nietzsche, présente les êtres humains comme des individus indépendants qui ne partagent rien avec les autres. C'est sans doute à Leibniz que l'on doit cette profonde mutation qui voit s'affirmer la compatibilité entre l'individualité et la rationalité du réel : chaque être humain, tout en accomplissant sa nature, contribue à manifester l'ordre du monde et la rationalité de l'ensemble. Renaut étend cette discussion à des philosophes ou penseurs plus récents, tels que Heidegger et les Temps modernes, qui vont assurer le règne sans partage du sujet au sein d'un univers réduit à être objet de maîtrise et de possession, et Louis Dumont, qui décrit l'individualisme en tant que rupture avec la domination traditionnelle du collectif.
Alain Ehrenberg, "La fatigue d'être soi" (1998)
Le sociologue et psychologue Alain Ehrenberg (1950) part d'un constat diffus et entretenu par médias, pouvoirs publics et société dans leur ensemble : les souffrances psychiques sont le symptôme d'un nouveau malaise dans la civilisation, la dépression est devenue le nouveau mal du siècle, la "souffrances au travail" ressentie est générale, traumatismes, addictions, troubles des comportements, consommations massives de psychotropes et de thérapies révèlent toute la pathologisation de notre vie sociale et individuelle. Ces constats font par suite l'objet d'explications qui pointent toutes dans le même sens, la grisaille démocratique entrave nos désirs, le rythme de la vie moderne pèse sur nos vies. La société nous impose des performances inatteignables, d'endosser les vêtements de la réussite pour exister, de faire preuve d'une adaptabilité constante pour survivre dans un monde en mutation accélérée. Face à cet idéal collectif d'action, l'individu se retrouve piégé dans cette "aspiration à n'être que soi-même et la difficulté à l'être". La conséquence est l'apparition d'un individu incertain, doutant de sa capacité à construire par lui-même une ligne de conduite, des comportements, avec le risque d'être fatigué, déprimé. La "maladie" est la contrepartie de l'énergie que chacun doit mobiliser pour devenir soi-même. Alain Ehrenberg entend dépasser un constat et des éléments d'analyse (la sociologie individualiste, le culte du moi) qui n'ouvrent aucun espace de dépassement et de résolution : "l'histoire de la notion (vague et confuse) de souffrance est moins celle d'une psychologisation progressive qu'un jeu conflictuel et solidaire entre biologisation, socialisation et psychologisation de l'esprit: elles se commandent réciproquement. Le double progrès de l' "inconscience" de soi et de la conscience de soi, une sensibilité neuve aux déchirements intérieurs et aux chocs produits par des événements en forment le cadre. Comme "la psychologie du corps" que Rodin cherchait à sculpter, la médecine de l'esprit tend vers un art de l'impression fugitive, de la vibration à peine palpable, du déchirement intérieur et de l'inquiétude nerveuse..."
"En moins d'un demi-siècle s'est produite une inflexion dans les modes d'institution de la personne. Nous avons été préparés par la première vague de l'émancipation qu'était la révolte de l'homme privé contre l'obligation d'adhérer à des buts communs, par ces évangiles de l'épanouissement personnel, dont Philip Rieff annonçait en 1966 le futur triomphe. Nous sommes aujourd'hui dans la deuxième vague, celle des tables de l'initiative individuelle, de la soumission à l'égard de normes de performance : l'initiative individuelle est nécessaire à l'individu pour se maintenir dans la socialité. L'inhibition et l'impulsivité, le vide apathique et le remplissage stimulant l'escortent comme une ombre. Les idéaux comme les contraintes se sont modifiés.
À la fin des années 1960, l'émancipation est le mot d'ordre fédérateur de la jeunesse : tout est possible. Le mouvement est anti-institutionnel : la famille est un étouffoir, l'école une caserne, le travail (et son envers, la consommation) une aliénation, et la loi (bourgeoise, s'entend) un instrument de domination dont il faut se libérer. ("Il est interdit d'interdire") Une liberté de mœurs inédite se greffe sur le progrès des conditions matérielles, et l'ouverture des trajectoires de vie, cette mobilité ascendante, était devenue une réalité tangible au cours de la décennie. Si la folie apparaissait dans le débat public au début des années 1970 comme un symbole de l'oppression moderne plus que comme une maladie mentale, c'est bien que tout était possible - le fou n'est pas malade, entendait-on, il est différent, et c'est de la non-acceptation de cette différence qu'il souffre. Trente ans plus tard, un anti-mot d'ordre risque de s'imposer : rien n'est possible. Un sentiment d'écrasement sur le présent envahit les esprits. La fermeture des conditions matérielles de vie et le décrochage dune partie de la population, que le mot exclusion désigne, confirment ce sentiment. Des demandes multiples de sens bruissent de partout. Le thème du rappel-de-la-loi et des-limites-à-ne-pas-dépasser succède manifestement aux aspirations collectives à ce qu'on ne mette plus de limites à la liberté de choisir sa vie.
L'histoire de la dépression nous a aidé, je crois, à comprendre ce retournement social et mental. Son irrésistible ascension imprègne les deux couples de modifications ayant affecté le sujet de la première moitié du 20e siècle, la libération psychique et l'insécurité identitaire, l'initiative individuelle et l'impuissance à agir. Ces deux couples révèlent quelques enjeux anthropologiques du basculement du conflit névrotique dans l'insuffisance dépressive en psychiatrie. L'individu en sort confronté à d'autres messages venant de cet inconnu qu'il ne maîtrise pas, de cette part d'irréductible que les Occidentaux ont appelée l'inconscient : au lieu d'une faille intime, où les éléments sont en rapport parce que en conflit, une béance intérieure, où il n'y a ni conflit ni rapport. Nous ne sommes donc pas moins chargés de lois que le type de sujet qui s'est effacé, mais ces lois ont changé : elles fabriquent moins les conflits pathologiques de la névrose que les relations pathologiques de la dépendance. Il est donc inutile de plaider en frissonnant pour un retour de l'interdit ou de rappeler inlassablement qu'il faut mettre des limites à des sujets qui n'en connaissent plus. Parce que nous ne reviendrons pas en arrière, il importe au premier chef de comprendre que l'inconnu en nous se transforme, que les coûts se déplacent comme les gains.
Cette histoire est finalement fort simple. L'émancipation nous a peut-être sortis des drames de la culpabilité et de l'obéissance, mais elle nous a très certainement conduits à ceux de la responsabilité et de l'action. C'est ainsi que la fatigue dépressive a pris le pas sur l'angoisse névrotique..." (Alain Ehrenberg, Editions Odile Jacob)
Jean-Claude Kaufmann, "Ego, pour une sociologie de l'individu" (2001)
Jean-Claude Kaufmann (1948), avec un style et des thèmes qui ont su conquérir un large public (La Trame conjugale, 1992; Corps de femmes, regards d'hommes, 1995; La Femme seule et le Prince charmant, 1999), entend fonder une sociologie de l'individu, mais un individu "façonné" par le monde social, non pas déterminé par lui mais se confrontant constamment à des normes sociales diversifiées, parfois contradictoires. Il faut donner, répète Kaufman au cours de ses ouvrages successifs, toute son importance à une certaine vision de la socialisation de l'individu, plurielle, ouverte, infiniment parcourue d'éléments structurés et dynamiques épars, "individu" et "société" ne sont que des facilités de langage et de représentation, des catégories qui dans la réalité font preuve d'une interpénétration profonde et diffuse. "Rien n'est pire pour l'analyse que de considérer le sujet comme un bloc, séparé de la société, maître de sa pensée et de son action. Il faut au contraire, tout en l'inscrivant dans les contextes qui le produisent, définir précisément les modalités de l'auto-régulation subjective" (Ego, pour une sociologie de l'individu). La subjectivation prend donc des formes multiples, nourries de l'expérience personnelle, du contexte social et des réactions d'autrui. L'individu, apparemment sujet libre et autonome, va rester étroitement dépendant de "structures affectivo-cogntives" forgées dans l'expérience, produites par des socialisations passées, des normes associées à nos rôles sociaux, des soi possibles qui peuvent à tout moment se métamorphoser en modèles de comportement guidant strictement l'action.
Dans "L'invention de soi, Une théorie de l'identité" (2004), Kaufmann persévère dans sa stratégie de mise en garde tant contre l'illusion d'un homme moderne totalement tourné vers lui-même, que d'une socialisation de l'individu qui s'effectuerait de façon mécanique et à sens unique. "Le processus identitaire, historiquement, est né du reflet, du suivi mental de la socialisation par les rôles. Il occupe toujours aujourd'hui cette même position: il est un suivi, un double mentalisé des actions en cours ou à venir. Avec des séquences d'effacement quand l'action va de soi et se déroule dans la perfection des automatismes incorporés. Avec au contraire des moments forts et décisifs. Quand l'indécision met le corps à l'arrêt, et implique en conséquence une réorientation du sens. Ou, plus fort encore, quand le processus identitaire s'impose par lui-même, enrayant l'effet des schèmes incorporés..."