Sigmund Freud (1865-1939), "Die Traumdeutung" (1899, L'interprétation des rêves), "Zur Psychopathologie des Alltagslebens" (1901, Psychopathologie de la vie quotidienne), "Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie" (1905, Trois essais sur la théorie de la sexualité), "Über Psychoanalyse" (1909, Cinq leçons sur la psychanalyse ), "Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung" (1915-1917, Nouvelles Conférences sur la psychanalyse), "Massenpsychologie und Ich-Analyse" (1921, Psychologie des masses et analyse du moi), "Das Ich und das Es" (1923), "Das Unbehagen in der Kultur" (1930, Malaise dans la civilisation) - Josef Breuer (1842-1925) - Jean-Martin Charcot (1825-1893) - Wilhelm Fleiss (1858-1928) - ....

Last update: 12/11/2016

Freud est incontestablement le penseur le plus important de la première moitié du XXe siècle. Au cours des années qui précèdent sa rupture, en 1914, avec Jung - la première de nombreuses sécessions - il construit, dans les grandes lignes, sa théorie de la nature humaine à partir du traitement des névroses et, en particulier, au début, de l'hystérie. Les applications sociales de cette théorie viendront plus tard. En même temps, il constitue le mouvement psychanalytique qui, jusqu'à la guerre, grâce à la force de sa personnalité et à l'hostilité qui lui est opposée, garde sa cohérence. Après 1914, l'hérésie et le schisme fissurent de plus en plus le mouvement, tandis que cède l'hostilité extérieure des critiques et que la pratique psychiatrique assimile, souvent de façon éclectique, des éléments de sa doctrine. Celle-ci, au cours des années vingt, commence a s'incorporer à la culture générale. Les recherches de Freud, d'abord sur les névroses, puis sur les rêves, sur la "psychopathologie de la vie quotidienne", sur les jeux de mots et sur les œuvres d'art, ont pour point de départ le refus radical d'admettre que l'homme poursuit rationnellement les désirs dont il est conscient de façon immédiate et infaillible...

Freud is undoubtedly the most important thinker of the first half of the 20th century. In the years preceding his break with Jung in 1914 - the first of many secessions - he built his theory of human nature in broad outline from the treatment of neuroses and, in particular, hysteria at the beginning. The social applications of this theory would come later. At the same time, he constituted the psychoanalytical movement which, until the war, thanks to the strength of his personality and the hostility that was opposed to him, kept its coherence. After 1914, heresy and schism cracked the movement more and more, while the external hostility of the critics gave way and psychiatric practice assimilated, often eclectically, elements of his doctrine. During the 1920s, this doctrine began to be incorporated into the general culture. Freud's research, first on neuroses, then on dreams, on the "psychopathology of everyday life", on puns and on works of art, has as its starting point the radical refusal to admit that man rationally pursues the desires of which he is aware in an immediate and infallible way...

Freud es sin duda el pensador más importante de la primera mitad del siglo XX. En los años que precedieron a su ruptura con Jung en 1914 -la primera de muchas secesiones- construyó a grandes rasgos su teoría de la naturaleza humana a partir del tratamiento de las neurosis y, en particular, de la histeria al principio. Las aplicaciones sociales de esta teoría vendrían después. Al mismo tiempo, constituyó el movimiento psicoanalítico que, hasta la guerra, gracias a la fuerza de su personalidad y a la hostilidad que se le opuso, mantuvo su coherencia. Después de 1914, la herejía y el cisma agrietan cada vez más el movimiento, mientras que la hostilidad externa de los críticos cede y la práctica psiquiátrica asimila, a menudo eclécticamente, elementos de su doctrina. Durante los años veinte, esta doctrina comenzó a incorporarse a la cultura general. Las investigaciones de Freud, primero sobre las neurosis, luego sobre los sueños, sobre la "psicopatología de la vida cotidiana", sobre los juegos de palabras y sobre las obras de arte, tienen como punto de partida la negativa radical a admitir que el hombre persiga racionalmente los deseos de los que es inmediata e infaliblemente consciente...


En premier lieu, les motivations réelles du comportement humain sont presque totalement étrangères aux forces qu'elles mettent en jeu. Il s'ensuit que les justifications apparemment rationnelles que les individus donnent de leur conduite sont en grande partie des rationalisations, des superpositions de schémas intelligibles, mais faux, sur ce fragment de leur vie mentale qui leur est consciemment accessible. 

En second lieu, le ressort caché du comportement humain est la "libido" (ou pulsion sexuelle), même dans la toute première enfance (Freud, par la suite, devait y ajouter un instinct destructif d'agression). Le développement mental consiste à canaliser ces forces diffuses en des formes socialement acceptables, ce qui a lieu en grande partie dans les premières années de la vie, sous l'influence parentale. Le premier objet de la sexualité infantile est la mère, et le conflit qui en résulte avec le père pour le monopole de son affection constitue le complexe d'Oedipe. Toute la vie d'un être humain sera déterminée par la structure des pulsions établie dans sa première enfance. On retrouve toujours, dans le style des activités ultérieures, apparemment autonomes, d'un individu l'élaboration de la dialectique intime de sa vie familiale.

Cette conception de la nature humaine implique un double déterminisme. D'abord, les désirs fondamentaux sont inconscients, et seule une complexe thérapie peut les mettre en lumière. Ensuite, la personnalité d'un individu est fixée dans ses traits essentiels bien avant qu'il n'atteigne l'âge de raison, et ceci d'une façon si profonde qu'elle n'admet par la suite, avec beaucoup de peine et d'effort, que des ajustements et des palliatifs. C'était la une véritable charge de dynamite placée a la racine même de la conception que l'être humain se fait de sa vraie nature, et les théories de la domination de l'inconscient et de la fixation infantile du caractère semblaient fermer toutes les perspectives du réformisme progressiste.

Cependant, les quinze années qui précèdent la guerre de 1914 voient l'épanouissement d'un méliorisme enthousiaste, que ne trouble pas plus l'imminence d'une guerre mondiale que la démolition radicale freudienne de sa croyance en la perfectibilité humaine....

 

Sigmund Freud (1865-1939)

Freud renouvelle en profondeur toute notre conception de l'homme. Cet être raisonnable qu'est l'être humain,  développant une pensée transparente depuis Aristote et Descartes, n'assure plus, avec Freud, la maîtrise de cette pensée, une grande partie de celle-ci lui échappe, voire l'abuse. Freud a ainsi décrit le continent de l'inconscient, matrice de notre existence. Au-delà de ses concepts qui ont d'emblée intégré nos modes de pensée et ont fourni la trame à bien des littérateurs, le nouveau système d'organisation psychique qu'il a proposé nous a invité à repenser grand nombre de problèmes philosophiques et tapisse nos réflexions sur l'existence, quand bien même ses vertus thérapeutiques s'avèrent quant à elles discutables aujourd'hui.

Né en Moravie, province de l'empire d'Autriche-Hongrie, au cœur d'une famille juive nombreuse et ne vivant que dans une seule et même pièce, dont le père, peu aisé, est négociant en laines, et l'attachement à la mère, le point d'ancrage de toute sa vie, Freud, écrira-t-on, est d'emblée en position d'exclusion sociale : il s'en évadera partiellement en devenant athée, en étudiant les vertus de la cocaïne, en suivant les cours de philosophie de Franz Brentano, en devenant médecin et en fondant la psychanalyse. Mais toute sa vie, il étudiera tant en surface qu'en profondeur, ses moindres réactions face au quotidien, à sa famille, à ses compagnons de route. Et pourtant Freud avait une conception bien austère du "bonheur". Le 23 octobre 1883, Freud écrivait à sa fiancée Martha Bernays: "La vie difficile que je mène actuellement ne me rebutera pas tant que nous resterons bien portants et qu'aucun grand malheur ne nous atteindra. Ensuite, j'en suis certain, nous arriverons au but: une petite maison où le souci pourra peut-être pénétrer, mais jamais le dénuement, une existence en commun à travers toutes les vicissitudes du sort, un calme bonheur qui nous épargnera de nous demander pourquoi nous sommes sur terre.." Pour Freud, le bonheur possible dans cette existence ne se réduira au fond qu'à la satisfaction d'une tension, parfois violente, celle des pulsions...

 

L'étude de la sexualité est devenue en cette fin de siècle la grande question de tous les spécialistes occidentaux et l'hystérie semble ouvrir une voie des plus prometteuses. Freud s'installe à Vienne en avril 1886, derrière la porte sévère d'un immeuble viennois, surenchérit Stefan Zweig (sa vie "fut enfermée derrière la porte sereine d'un immeuble viennois"). En 1891, la famille Freud s'installe au 19 de la Berggasse  (il y demeurera quarante-sept ans)  : la vie sexuelle de Freud ne durera que neuf ans, de son mariage, en 1886 avec Martha Bernays (1861-1951), à décembre 1895, date à laquelle sa femme mit au monde le dernier de leur six enfants.Cependant jusqu'à l'âge de soixante ans, il fit de nombreux rêves érotiques qui lui permirent d'investir cette fameuse hypothèse du "tout sexuel" qui lui tenait tant à l'esprit. "Je suis partisan d'une vie sexuelle infiniment plus libre, bien que j'aie fort peu usé moi-même d'une telle liberté..." (lettre à James J.Putnam, 8 juillet 1915).
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C'est dans un texte de 1896, "Nouvelles Remarques sur les psychonévroses de défense", que Sigmund Freud fait état, pour la première fois, de « la méthode difficile, mais totalement fiable de la psychanalyse ». Dès 1882, il s'est intéressé aux travaux de Josef Breuer (1842-1925), autre médecin viennois. Le cas d'Anna O le met en présence de troubles psychiques qui ne peuvent s'expliquer de façon simplement physique ou physiologique. En 1885-1886, Freud fait un stage, décisif, chez Charcot (1825-1893), à l'hôpital de la Salpêtrière à Paris, et assiste à la présentation de ses malades. L'usage que le neurologue français, d'une puissance imaginative peu commune, fait de l'hypnose permet de mettre en évidence des scènes traumatiques inconscientes : « Les hystériques souffrent essentiellement de réminiscences. »  De 1887 à 1904, avant d'élaborer sa théorie purement psychique de l'inconscient, Freud s'égare toutefois au contact du médecin berlinois Wilhelm Fleiss (1858-1928) bien connu pour son traité des "Relations entre le nez et les organes génitaux féminins" (1897). On sait que la belle Emma Eckstein fut la principale victime de ses premières divagations de la psychanalyse naissante. Après avoir compris que la signification de la « scène originaire » tient aux fantasmes œdipiens qui s'y manifestent (1897), Freud renonce à l'hypnose au profit de la libre association. Il peut dès lors élaborer un savoir des processus inconscients, qui est appelé « métapsychologie » ; et ouvre ainsi la voie à la psychologie des profondeurs.

 

"Mit dieser Hervorhebung des Unbewußten im Seelenleben haben wir aber die bösesten Geister der Kritik gegen die Psychoanalyse aufgerufen. Wundern Sie sich darüber nicht und glauben Sie auch nicht, daß der Widerstand gegen uns nur an der begreiflichen Schwierigkeit des Unbewußten oder an der relativen Unzugänglichkeit der Erfahrungen gelegen ist, die es erweisen. Ich meine, er kommt von tiefer her. Zwei große Kränkungen ihrer naiven Eigenliebe hat die Menschheit im Laufe der Zeiten von der Wissenschaft erdulden müssen. Die erste, als sie erfuhr, daß unsere Erde nicht der Mittelpunkt des Weltalls ist, sondern ein winziges Teilchen eines in seiner Größe kaum vorstellbaren Weltsystems. Sie knüpft sich für uns an den Namen Kopernikus, obwohl schon die alexandrinische Wissenschaft ähnliches verkündet hatte. Die zweite dann, als die biologische Forschung das angebliche Schöpfungsvorrecht des Menschen zunichte machte, ihn auf die Abstammung aus dem Tierreich und die Unvertilgbarkeit seiner animalischen Natur verwies. Diese Umwertung hat sich in unseren Tagen unter dem Einfluß von Ch. Darwin, Wallace und ihren Vorgängern nicht ohne das heftigste Sträuben der Zeitgenossen vollzogen. Die dritte und empfindlichste Kränkung aber soll die menschliche Größensucht durch die heutige psychologische Forschung erfahren, welche dem Ich nachweisen will, daß es nicht einmal Herr ist im eigenen Hause, sondern auf kärgliche Nachrichten angewiesen bleibt von dem, was unbewußt in seinem Seelenleben vorgeht. Auch diese Mahnung zur Einkehr haben wir Psychoanalytiker nicht zuerst und nicht als die einzigen vorgetragen, aber es scheint uns beschieden, sie am eindringlichsten zu vertreten und durch Erfahrungsmaterial, das jedem einzelnen nahegeht, zu erhärten. Daher die allgemeine Auflehnung gegen unsere Wissenschaft, die Versäumnis aller Rücksichten akademischer Urbanität und die Entfesselung der Opposition von allen Zügeln unparteiischer Logik, und dazu kommt noch, daß wir den Frieden dieser Welt noch auf andere Weise stören mußten, wie Sie bald hören werden." (Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse)

 

"C'est en attribuant une importance pareille à l'inconscient dans la vie psychique que nous avons dressé contre la psychanalyse les plus méchants esprits de la critique. Ne vous en étonnez pas et ne croyez pas que la résistance qu'on nous oppose tienne à la difficulté de concevoir l'inconscient ou à l'inaccessibilité des expériences qui s'y rapportent. Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique.

Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c'est à eux que semble échoir la mission d'étendre cette manière de voir avec le plus d'ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l'expérience et accessibles à tous. D'où la levée générale de boucliers contre notre science, l'oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d'une opposition qui secoue toutes les entraves d'une logique impartiale. Ajoutez à tout cela que nos théories menacent de troubler la paix du monde d'une autre manière encore, ainsi que vous le verrez plus loin." (Introduction à la psychanalyse, traduction Jankélévitch, Payot)

 


À partir de 1900 environ, Freud explore spécialement les modalités conflictuelles des pulsions et du refoulement. L'Interprétation des rêves (1900) fournit le moyen idéal d'exploration de l'inconscient : l'explication mécaniste du rêve comme effet d'un état du corps ne suffit pas ; le rêve est porteur d'un sens qu'il faut dévoiler. L'étude des actes manqués et des diverses manifestations de la "Psychopathologie de la vie quotidienne" (1901-1904), puis celle du "Mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient" (1905) mettent au jour la validité de l'hypothèse de l'inconscient psychique : l'anodin a une signification cachée.

Par ailleurs, Freud découvre la fonction de la libido et formule l'hypothèse d'une sexualité infantile. Lorsque le traitement est suffisamment poussé, on constate que la cause des névroses réside dans les traumatismes sexuels de la petite enfance. Ces traumatismes ne sont pas à considérer comme des événements réels, mais comme des scènes imaginées souhaitées. La libido n'est pas cette simple force obscure, alliage de désir et de concupiscence tant exprimée depuis des siècles dans la littérature. Freud dit emprunter la notion à Albert Moll (1862-1939), un des pionniers de la sexologie, avec Iwan Bloch (1872-1922), dans son ouvrage, "Untersuchungen über die libido sexualis" (1898) : la libido est ainsi cette énergie psychique, quantifiable, mise au service des pulsions, mais aussi une énergie qui possède sa propre histoire et que Freud entend décrire en termes de stades, de la naissance à la conquête de la génitalité par l'individu.

Freud élargit le concept de sexualité, qui désigne toute activité par laquelle un sujet cherche à se procurer du plaisir. La sexualité adulte a donc une histoire dans laquelle les formes infantiles jouent un rôle déterminant, mais cette histoire est plus fantasmée que réelle, et surtout les objets de cette pulsion sexuelle peuvent être variés : en effet, tout enfant ne peut être intégré à l'ordre social qu'en intériorisant des interdits, et le langage en est l'instrument.

 

Comment aborder la pensée de Freud?

La biographie fleuve élaborée par Ernest Jones (La Vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, 3 volumes, PUF, 1970) permet une introduction aux matériaux de base, et peut être complétée par le portrait de Freud et de ses proches initiés par le maître de Paul Roazen, La Saga freudienne (PUF, 1986). Pour entrer directement dans l'oeuvre, trois ouvrages s'imposent, la "Psychopathologie de la vie quotidienne", les "Nouvelles Conférences sur la psychanalyse", et "Malaise dans la civilisation".

 

Bien des expressions issues du freudisme peuplent notre langage et, pour certains, ont subi bien des altérations : une approche possible serait alors de nous saisir d'une de ces notions et d'en creuser tout autour l'histoire, la signification, et nous pencher sur ce qu'elle nous donne à penser : la cure par la parole, imaginée par Breuer et popularisée par Freud, ego, principe de plaisir, rapport amour-haine, lapsus, envie de pénis, complexe d'oedipe, rétention anale... 


"Une leçon clinique à la Salpêtrière", peint en 1887 par Pierre Aristide André Brouillet, représente la fameuse scène imaginée d'une démonstration de Jean-Martin Charcot  devant un parterre d'une trentaine de spectateurs : c'est en juin 1870 que Jean-Martin Charcot (1825-1893) donna sa première leçon sur l'hystérie et les grandes représentations publiques qu'il donnait, furent de surcroît relayées en utilisant les services d'Albert Londe, l'un des pionniers de la photographie médicale, et de Paul Richer pour les croquis. Ici Charcot est représenté en pleine reproduction de symptômes hystériques chez l'une de ses plus célèbres patientes, Blanche Wittman, placée sous hypnose.

Globalement, le terme de névrose décrivait le résultat d'un mauvais fonctionnement du système nerveux et se posa rapidement la question de distinguer leur origine organique des causes psychiques. Pour Pierre Janet (1859-1947), les névroses sont dues à une chute de tension psychologique, pour Charcot il y a une prédisposition héréditaire à la maladie nerveuse,  et il faut attendre Freud et Breuer pour que l'origine psychique des névroses soient mise en évidence. En 1895, l'hystérie, considérée comme essentiellement féminine, agite mystérieusement un grand nombre parisiennes abandonnées aux observations cliniques d'un Charcot; ce fait quasiment social semble témoigner de la détresse féminine dans l'expression de son existence de femme : en s'abandonnant ainsi à une extériorisation des plus  dramatisée, elles vont participer à l'élaboration d'une nouvelle approche, progressive, de la subjectivité...


Etudes sur l'hystérie (en collaboration avec Breuer)

(Studien über Hysterie, 1895)

Le livre est constitué de quatre chapitres qui étonnèrent d'autant plus les lecteurs de l'époque que les descriptions techniques habituelles cédaient ici leur place à des récits quasi romancés dans lesquels s'exprimaient les patientes: Le mécanisme psychique de phénomènes hystériques, écrit par Breuer et Freud ; Histoires des malades, récits de cinq cas (le premier, Anna O., est traité et retranscrit par Breuer, les quatre autres par Freud) ; Considérations théoriques (écrit par Breuer) ; Psychothérapie de l'hystérie (écrit par Freud).
C'est une oeuvre de transition entre la période pré-analytique et l'oeuvre freudienne telle que nous la connaissons. À ce titre, les Études sur l'hystérie sont souvent une source de confusion pour le lecteur profane qui croit trouver là des enseignements définitifs sur la pensée freudienne. Les Études sur l'hystérie sont d'une lecture passionnante puisque les cas rapportés par les auteurs constituent chacun l'équivalent d'un court roman qui capte l'intérêt du lecteur. On y voit s'élaborer l'histoire de la maladie et les aléas d'une toute nouvelle forme de traitement qui laisse la parole au malade lui-même. L'enthousiasme des auteurs, surtout du jeune Freud, est communicatif et, si la rigueur de l'exposé clinique a pu être remis en question plus récemment (le cas Anna O. notamment), cette oeuvre n'en marque pas moins une véritable rupture épistémologique dans l'étude du psychisme humain. Rédigé en collaboration par Freud et Joseph Breuer, ce livre marque aussi la rupture graduelle entre ces deux hommes. Freud va s'engager sur la voie de la psychanalyse alors que Breuer, plus âgé que lui, se contentera de suivre de loin les travaux de son ancien protégé.

 

Et "c'est ainsi qu'elle en vient à me parler de sa famille, et par toutes sortes de détours..."

 

Le cas Anna O. (Bertha Pappenheim)

L'idée fondamentale poursuivie par Freud est que les êtres humains convertissent leur détresse psychologiques en symptômes physiques : plus précisément, l'étude de l'hystérie montre que lorsqu'il y a incompatibilité entre un désir, une pulsion, une image mentale et notre structure psychique, l'émotion, associée à ce dilemme inacceptable, est alors écartée, refoulée : mais l'énergie de cette pulsion demeure, persiste et est alors convertie sous forme d'une perturbation sensori-motrice.

Freud suggère de plus que ce qui est ainsi investi par la perturbation correspond à une partie de notre schéma corporel qui possède déjà une signification symbolique remontant à une époque de notre vie. La médecine psychosomatique se saisira de cette intuition dans les années 1930...

La biographie de Bertha Pappenheim a été reconstituée par Albrecht Hirschmüller. Morphinomane, issue de la bonne bourgeoisie, elle souffre depuis la mort de son père de troubles divers, vomissements, oubli de sa langue maternelle, paralysies, quintes de toux, etc. De 1880 à 1882, Joseph Breuer l'interroge, sous hypnose, sur l'origine de ses symptômes et constate qu'ils disparaissent dès que cette origine a été reconnue par la patiente : le retour du souvenir semble provoquer une décharge émotionnelle, par un phénomène de catharsis, et de là la résorption du problème. Freud parvient aux mêmes conclusions avec l'hystérie, mais privilégie la sexualité infantile comme déterminante dans l'apparition du phénomène. Quant à Bertha, on ne sait ce qu'il advint si ce n'est qu'elle rejeta par la suite toute référence à cet épisode, et que l'on épilogua quelque peu sur son transfert amoureux envers Breuer... En attendant, la fameuse technique cathartique ou "cure par la parole", venait de naître...

 

L'interprétation des rêves (1899, Die Traumdeutung)
 "Auf den folgenden Blättern werde ich den Nachweis erbringen, daß es eine psychologische Technik gibt, welche gestattet, Träume zu deuten, und daß bei Anwendung dieses Verfahrens jeder Traum sich als ein sinnvolles psychisches Gebilde herausstellt, welches an angebbarer Stelle in das seelische Treiben des Wachens einzureihen ist. Ich werde ferner versuchen, die Vorgänge klarzulegen, von denen die Fremdartigkeit und Unkenntlichkeit des Traumes herrührt, und aus ihnen einen Rückschluß auf die Natur der psychischen Kräfte ziehen, aus deren Zusammen- oder Gegeneinanderwirken der Traum hervorgeht. .."

L'origine du livre est, on le sait, lié à la mort de son père. Freud, agité et dépressif, se penche sur lui-même. Il en vient à analyser les rêves comme des manifestations de l'inconscient et, plus précisément, comme la réalisation symbolique de désirs refoulés, dont il faut distinguer le «contenu latent» (caché, symboliquement dissimulé ) du «contenu manifeste» (superficiel et sans signification).

On y retrouve les symptômes de l'hystérie dans ce jeu de représentations d'idées et de désirs qui ne peuvent s'exprimer dans la vie quotidienne. On y retrouve ici cette fameuse scène imaginaire et fantasmatique sur laquelle sont relatés les abus sexuels et les fantasmes de ses patients. Et c'est aussi par ce biais que surgit au détour d'une libre association cette fameuse constellation de pulsions et de désirs qu'est le "Complexe d'Oedipe" : dans le rêve qu'il eut après la mort de son père, Freud arriva en retard aux funérailles de celui-ci parce qu'il était parti se faire couper les cheveux, et c'est progressivement qu'apparut le désir de la mort de son père, puis le désir de posséder sa mère...
Publié en 1899 mais daté par l'éditeur de 1900, ce livre constitue la pierre angulaire de la psychanalyse. Oeuvre imposante, "L'Interprétation des rêves" a été l'un des livres auxquels Freud s'est montré le plus attaché puisqu'il y a ajouté des notes à plusieurs reprises, au gré des ré-éditions et des développements de sa pensée. Il est important de bien saisir que ce livre est l'aboutissement d'un intense travail sur lui-même, appelé depuis l'autoanalyse, poursuivi par Freud au cours de la deuxième moitié des années 1890 et dont on retrouve la trace dans la correspondance avec Wilhelm Fliess. Un grand nombre des rêves rapportés dans le livre sont de l'auteur lui-même et témoignent, pour le lecteur averti, de la dynamique conflictuelle de Freud en ces années d'effervescence, ce que plusieurs n'ont pas manqué d'étudier par la suite. Écrit dans le style riche propre à Freud, style qui lui vaudra éventuellement le prix Goethe, ce livre constitue une étude du rêve et reprend, pour les discuter et en montrer les faiblesses, les différentes approches faites à ce jour du phénomène onirique.

 

1901 - Le cas Dora, Fragment d'une analyse d'hystérie
La vision que Freud a pu avoir des femmes a fait l'objet de très nombreuses études. Parmi ces écrits, nombreux sont ceux qui on trait au cas Dora, cette pauvre jeune fille de dix-huit ans que le maître n'a pas comprise. Les choses sont pourtant plus complexes. Lorsque Freud publie le cas Dora en 1901, qui présente alors des symptômes caractéristiques de petite hystérie (gêne respiratoire, toux saccadée, migraines, agressivité vis-à-vis des siens..), il cherche d'abord à donner une illustration clinique pour appuyer sa monographie sur les rêves publiée l'année précédente. Il n'est pas surprenant que le récit du cas se centre surtout sur l'analyse de deux rêves. De plus, la psychanalyse en est encore à ses débuts et Freud est bien loin alors d'avoir pris la juste mesure de l'importance des phénomènes de transfert dans la conduite de la cure. L'histoire de Dora porte bien l'empreinte de la Vienne du début du siècle avec son hypocrisie envers la sexualité et l'adultère. Avec une mère passablement perturbée, obsédée de propreté, un père qui prend pour maîtresse la femme d'un ami, ce même ami qui tente de séduire Dora, est repoussé et fait alliance avec le père par la suite pour attribuer tout cela à l'imagination de la jeune fille, voilà les bases de ce drame de la vie quotidienne. De plus la maîtresse du père se mêle de l'éducation sexuelle de la jeune fille. On a souvent reproché à Freud d'être intervenu sans grands ménagements auprès de Dora. Dora mit un terme à cette brève analyse. Un texte intéressant à lire, surtout si on accepte de se placer autrement que dans une position polémique et que l'on cherche à tirer des enseignements de ce demi échec.

 

Psychopathologie de la vie quotidienne

(Zur Psychopathologie des Alltagslebens, 1904)

"Im Jahrgange 1898 der Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie habe ich unter dem Titel »Zum psychischen Mechanismus der Vergesslichkeit« einen kleinen Aufsatz veröffentlicht, dessen Inhalt ich hier wiederholen und zum Ausgang für weitere Erörterungen nehmen werde. Ich habe dort den häufigen Fall des zeitweiligen Vergessens von Eigennamen an einem prägnanten Beispiel aus meiner Selbstbeobachtung der psychologischen Analyse unterzogen und bin zum Ergebnis gelangt, dass dieser gewöhnliche und praktisch nicht sehr bedeutsame Einzelvorfall von Versagen einer psychischen Funktion – des Erinnerns – eine Aufklärung zulässt, welche weit über die gebräuchliche Verwertung des Phänomens hinausführt..."

Freud fait une analyse des actes manqués et des lapsus pour montrer qu'ils ne sont pas insignifiants, mais qu'ils sont une manifestation d'un conflit inconscient.
Avec la monographie sur l'interprétation des rêves, le livre sur le trait d'esprit et celui-ci qui se penche sur les oublis, les lapsus et les actes manqués, Freud cherche à démontrer la valeur de la nouvelle science qu'il vient d'élaborer pour comprendre le psychisme humain en général et non seulement la pathologie. Publié en 1901 et dont la rédaction est contemporaine du livre sur les rêves, "la Psychopathologie de la vie quotidienne" est l'une des oeuvres de Freud qui a le plus rejoint le grand publique non spécialisé. D'une lecture facile et captivante en raison des nombreux exemples rapportés et analysés, ce livre a fait entrer dans la culture populaire que "ce n'est jamais pour rien..." .

 

"« Dans une réunion, quelqu'un prononce la phrase « tout comprendre, c'est tout pardonner. » Je remarque à ce propos que la première partie de la phrase suffit; vouloir « pardonner », c'est émettre une présomption, le pardon étant affaire de Dieu et de ses serviteurs. Un des assistants trouve mon observation très juste; je me sens encouragé et, voulant sans doute justifier la bonne opinion du critique indulgent, je déclare avoir eu récemment une idée encore plus intéressante. Je veux exposer cette idée, mais n'arrive pas à m'en souvenir. - Je me retire aussitôt et commence à écrire les associations libres qui me viennent à l'esprit. - Ce sont : d'abord le nom de l'ami qui a assisté à la naissance de l'idée en question et celui de la rue où elle est née; puis me vient à l'esprit le nom d'un autre ami, Max, que nous avons l'habitude d'appeler Maxi. Ceci me suggère le mot maxime et, à ce propos, je me souviens qu'il s'agissait alors, comme cette fois, de la modification d'une maxime connue. Mais, chose singulière, ce souvenir fait surgir dans mon esprit, non une maxime, mais ce qui suit : « Dieu a créé l'homme à son image » et la variante de cette phrase . «L'homme a créé Dieu à son image à lui. » A la suite de quoi, je retrouve aussitôt dans mes souvenirs ce que je cherchais : « Mon ami me dit alors dans la rue Andrassy : « rien de ce qui est humain ne m'est étranger », à quoi je lui répondis, faisant allusion aux expériences psychanalytiques : « Tu devrais aller plus loin et avouer que rien de bestial ne t'est étranger. »
« Après avoir enfin retrouvé mon souvenir, je m'aperçus qu'il ne m'était guère possible d'en faire part à la société dans laquelle je me trouvais. La jeune femme de l'ami auquel j'ai rappelé la nature animale de notre inconscient se trouvait parmi les assistants, et je savais fort bien qu'elle n'était nullement préparée à entendre des choses aussi peu réjouissantes. L'oubli m'a épargné toute une série de questions désagréables de sa part et une discussion interminable. Telle fut sans doute la raison de mon « amnésie temporaire ».

 

"Les actes manqués ont un sens : telle est la conclusion que nous devons admettre comme se dégageant de l'analyse qui précède et poser à la base de nos recherches ultérieures. Disons-le une fois de plus : nous n'affirmons pas (et vu le but que nous poursuivons, pareille affirmation n'est pas nécessaire) que tout acte manqué soit significatif, bien que je considère la chose comme probable. Il nous suffit de constater ce sens avec une fréquence relative dans les différentes formes d'actes manqués. Il y a d'ailleurs, sous ce rapport, des différences d'une forme à l'autre. Les lapsus, les erreurs d'écriture, etc., peuvent avoir une base purement physiologique, ce qui me paraît peu probable dans les différentes variétés de cas d'oubli (oubli de noms et de projets, impossibilité de retrouver les objets préalablement rangés, etc.), tandis qu'il existe des cas de perte où aucune intention n'intervient probablement, et je crois devoir ajouter que les erreurs qui se commettent dans la vie ne peuvent être jugées d'après nos points de vue que dans une certaine mesure. Vous voudrez bien garder ces limitations présentes à l'esprit, notre point de départ devant être désormais que les actes manqués sont des actes psychiques résultant de l'interférence de deux intentions. C'est là le premier résultat de la psychanalyse. La psychologie n'avait jamais soupçonné ces interférences ni les phénomènes qui en découlent. Nous avons considérablement agrandi l'étendue du monde psychique et nous avons conquis à la psychologie des phénomènes qui auparavant n'en faisaient pas partie.

Arrêtons-nous un instant encore à l'affirmation que les actes manqués sont des « actes psychiques ». Par cette affirmation postulons-nous seulement que les actes psychiques ont un sens, ou implique-t-elle quelque chose de plus? Je ne pense pas qu'il y ait lieu d'élargir sa portée. Tout ce qui peut être observé dans la vie psychique sera éventuellement désigné sous le nom de phénomène psychique. Il s'agira seulement de savoir si telle manifestation psychique donnée est l'effet direct d'influences somatiques, organiques, physiques, auquel cas elle échappe à la recherche psychologique, ou si elle a pour antécédents immédiats d'autres processus psychiques au-delà desquels commence quelque part la série des influences organiques. C'est à cette dernière éventualité que nous pensons lorsque nous qualifions un phénomène de processus psychique, et c'est pourquoi il est plus rationnel de donner à notre proposition la forme suivante : le phénomène est significatif, il possède un sens, c'est-à-dire qu'il révèle une intention, une tendance et occupe une certaine place dans une série de rapports psychiques.

Il y a beaucoup d'autres phénomènes qui se rapprochent des actes manqués, mais auxquels ce nom ne convient pas. Nous les appelons actes accidentels ou symptomatiques. Ils ont également tous les caractères d'un acte non motivé, insignifiant, dépourvu d'importance, et surtout superflu. Mais ce qui les distingue des actes manqués proprement dits, c'est l'absence d'une intention hostile et perturbatrice venant contrarier une intention primitive. Ils se confondent, d'autre part, avec les gestes et mouvements servant à l'expression des émotions. Font partie de cette catégorie d'actes manqués toutes les manipulations, en apparence sans but, que nous faisons subir, comme en nous jouant, à nos vêtements, à telles ou telles parties de notre corps, à des objets à portée de notre main ; les mélodies que nous chantonnons appartiennent à la même catégorie d'actes, qui sont en général caractérisés par le fait que nous les suspendons, comme nous les avons commencés, sans motifs apparents. Or, je n'hésite pas à affirmer que tous ces phénomènes sont significatifs et se laissent interpréter de la même manière que les actes manqués, qu'ils constituent de petits signes révélateurs d'autres processus psychiques, plus importants, qu'ils sont des actes psychiques au sens complet du mot.

(Introduction à la psychanalyse, traduction de Jankélévitch, Payot)

 

1904 - La technique psychanalytique 
Jusqu'au début du vingtième siècle, Freud travaille plus ou moins en solitaire à la création de ce qui deviendra la psychanalyse. Ses travaux constituent s'élaborent dans la solitude en prenant appuie sur des amis (Breuer puis surtout Fliess) qui lui servent plus d'interlocuteurs que de collaborateurs. La publication de l'Interprétation des rêves en 1900 et des volumes qui suivront suscitera l'intérêt de tout un groupe de professionnels qui viendra peu à peu chercher auprès de Freud une formation à la pratique de cette jeune discipline. Freud rédigera dans ce contexte une série de textes portant sur les grands principes directeurs de la pratique analytique. Ces textes sont surtout condensés au cours des années 1904 à 1915 et constituent l'essentiel de ce que Freud nous a laissé concernant la technique. Ces textes, souvent regroupés en français sous le titre général de La technique psychanalytique, n'ont été remis en question par Freud qu'à la toute fin de sa vie alors que les questions techniques ont de nouveau attirées l'attention, probablement en raison des avancées audacieuses de Ferenczi et Rank.

 

La sexualité...

"La première découverte à laquelle la psychanalyse nous conduit, c'est que, régulièrement, les symptômes morbides sont en connexion avec la vie amoureuse du malade; elle nous montre que les désirs pathogènes sont de la nature des composantes érotiques et nous oblige à regarder les troubles de la vie sexuelle comme une des causes les plus importantes de la maladie.

Je sais que l'on n'accepte pas volontiers cette opinion. Même des savants qui s'intéressent à mes travaux psychologiques inclinent à croire que j'exagère la part étiologique du facteur sexuel. Ils me disent : "Pourquoi d'autres surexcitations mentales ne provoqueraient-elles pas aussi des phénomènes de refoulement et de substitution?"

 Je leur réponds que je ne nie rien par doctrine, et que je ne m'oppose pas à ce que cela soit. Mais l'expérience montre que cela n'est pas. L'expérience prouve que les tendances d'origine non sexuelle ne jouent pas un tel rôle, qu'elles peuvent parfois renforcer l'action des facteurs sexuels, mais qu'elles ne les remplacent jamais.

Je n'affirme pas ici un postulat théorique; lorsqu'en 1895 je publiai avec le Dr J. Breuer nos Études sur l'hystérie, je ne professais pas encore cette opinion; j'ai dû m'y convertir après des expériences nombreuses et concluantes. Mes amis et mes partisans les plus fidèles ont commencé par se montrer parfaitement incrédules à cet égard, jusqu'à ce que leurs expériences analytiques les eussent convaincus.

L'attitude des malades ne permet guère, il est vrai, de démontrer la justesse de ma proposition. Au lieu de nous aider à comprendre leur vie sexuelle, ils cherchent, au contraire, à la cacher par tous les moyens. Les hommes en général ne sont pas sincères dans ce domaine. Ils ne se montrent pas tels qu'ils sont : ils portent un épais manteau de mensonge pour se couvrir, comme s'il faisait mauvais temps dans le monde de la sensualité. Et ils n'ont pas tort; le soleil et le vent ne sont vraiment pas favorables à l'activité sexuelle dans notre société au vrai, aucun de nous ne peut librement dévoiler son érotisme à ses semblables. Mais lorsque les malades ont commencé à s'habituer à la cure psychanalytique, lorsqu'ils s'y sentent à l'aise, ils jettent bas leur manteau mensonger, et alors seulement ils sont en état de se faire une opinion sur la question qui nous occupe. Malheureusement, les médecins ne sont pas plus favorisés que les autres mortels quant à la manière d'aborder les choses de la sexualité, et beaucoup d'entre eux subissent l'attitude, faite à la fois de pruderie et de lubricité, qui est la plus répandue parmi les hommes de la classe "cultivée".

Continuons à exposer nos résultats. Le travail analytique nécessaire à expliquer et à supprimer une maladie, ne s'arrête jamais aux événements de l'époque où elle se produisit, mais remonte toujours jusqu'à la puberté et à la première enfance du malade; là, elle rencontre les événements et les impressions qui ont déterminé la maladie ultérieure. Ce n'est que si l'on découvre ces événements de l'enfance que l'on peut expliquer la sensibilité à l'égard des traumas postérieurs, et c'est en rendant conscients ces souvenirs généralement oubliés que nous acquérons le pouvoir de supprimer les symptômes. 

Nous arrivons ici aux mêmes résultats que dans l'étude des rêves, à savoir que ce sont les désirs inéluctables et refoulés de l'enfance qui ont prêté leur puissance à la formation des symptômes sans lesquels la réaction aux traumas postérieurs aurait pris un cours normal. Ces puissants désirs de l'enfant, je les considère, d'une manière générale, comme sexuels.

Mais je devine votre étonnement, bien naturel d'ailleurs. - Y a-t-il donc, demanderez-vous, une sexualité infantile? L'enfance n'est-elle pas plutôt cette période de la vie où manque tout instinct  de cette espèce? - A cette question, je vous réponds par un non décisif. 

Non, l'instinct sexuel ne pénètre pas dans les enfants à l'époque de la puberté, comme, dans l'Évangile, le diable pénètre dans les porcs. L'enfant présente dès son âge le plus tendre des manifestations de cet instinct; il apporte ces tendances en venant au monde, et c'est de ces premiers germes que sort, dans une évolution pleine de vicissitudes aux étapes nombreuses, la sexualité dite normale de l'adulte. Il n'est guère difficile de le constater. Ce qui me paraît moins facile, c'est de ne pas l'apercevoir! ...

 L'enfant se tourne d'abord vers ceux qui s'occupent de lui; mais ceux-ci disparaissent bientôt derrière les parents. Les rapports de l'enfant avec ses parents, comme le prouvent l'observation directe de l'enfant et l'étude analytique de l'adulte ne sont nullement dépourvus d'éléments sexuels. L'enfant prend ses deux parents, et surtout l'un d'eux, comme objets de désirs. D'habitude, il obéit à une impulsion des parents eux-mêmes dont la tendresse porte un caractère nettement sexuel, inhibé il est vrai dans ses fins. Le père préfère généralement la fille, la mère le fils. L'enfant réagit de la manière suivante : le fils désire se mettre à la place du père, la fille, à celle de la mère. Les sentiments qui s'éveillent dans ces rapports de parents à enfants et dans ceux qui en dérivent entre frères et soeurs ne sont pas seulement positifs, c'est-à-dire tendres : ils sont aussi négatifs, c'est-à-dire hostiles. Le complexe ainsi formé est condamné à un refoulement rapide; mais, du fond de l'inconscient, il exerce encore une action énorme et durable. Nous pouvons supposer qu'il forme, avec ses dérivés, le complexe central de chaque névrose, et nous nous attendons à le trouver non moins actif dans les autres domaines de la vie mentale. Le mythe du roi Oedipe qui tue son père et prend sa mère pour femme est une manifestation peu modifiée du désir infantile contre lequel se dresse plus tard, pour le repousser, la barrière de l'inceste. Au fond du drame d'Hamlet, de Shakespeare, on retrouve cette même idée d'un complexe incestueux, mais mieux voilé..."

 

Trois essais sur la théorie de la sexualité

(Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905)

"..Als normales Sexualziel gilt die Vereinigung der Genitalien in dem als Begattung bezeichneten Akte, der zur Lösung der sexuellen Spannung und zum zeitweiligen Erlöschen des Sexualtriebes führt (Befriedigung analog der Sättigung beim Hunger). Doch sind bereits am normalsten Sexualvorgang jene Ansätze kenntlich, deren Ausbildung zu den Abirrungen führt, die man als Perversionen beschrieben hat. .."
Publié en 1905 mais maintes fois remanié et presque réécrit par Freud au fil des ans, les "trois essais sur la théorie sexuelle" constituent un petit livre qui bouleversa l'ensemble du champ de le recherche portant sur le psychisme humain. Il se publiait à l'époque de nombreux livres concernant la sexualité et la question de la vie sexuelle des enfants était une chose souvent abordée. Le livre de Freud reçut un accueil plutôt discret mais assez favorable au début, surtout parce que les lecteurs n'ont pas réalisé tout de suite à quel point sa conception de la psycho-sexualité était révolutionnaire. C'est dans ce livre que Freud introduit pour la première fois le concept de pulsion tel qu'il nous est aujourd'hui connu et qu'il établit la libido comme étant le moteur de la vie psychique. Accusé par la suite de pan-sexualisme (tout est sexuel), Freud devra défendre sa conception du sexuel qui a bien peu à voir avec celle des sexologues.

 

C'est dans "Trois essais sur la théorie de la sexualité" que Freud crée l'expression "sado-masochisme" : il reprend et approfondit l'idée entrevue par Krafft-Ebing en faisant du sadisme et du masochisme les deux faces d'un même phénomène qui s'enracine dans la vie pulsionnelle. Un sadique sera toujours un masochiste, son activité sexuelle sera déterminée par l'aspect dominant de sa perversion, tantôt actif, tantôt passif. Se penchant sur la genèse de cette perversion, Freud semble penser que le sadisme est antérieur au masochisme, et que ce dernier consiste en un retournement du sadisme contre le moi. Lorsqu'il introduira la pulsion de mort, Freud semble en faire une brique de base de l'activité pulsionnelle. Dans son essai "Le problème économique du masochisme" (Das ökonomische Problem des Masochismus, 1924), Freud va distinguer trois formes de masochisme, le "masochisme érogène", qui est au fond le masochisme décrit par Krafft-Ebbing, le "masochisme féminin",  quasi "être de la femme" exploité au bénéfice de l'homme, et le "masochisme moral" caractérisé par un désir d'autopunition. Enfin, dans "On bat un enfant" (Ein Kind wird geschlagen, 1919), Freud tente d'étudier le rapport du fantasme masochiste avec l'homosexualité, mais s'arrête au seuil de la vie sexuelle de l'enfant dans laquelle semble s'enraciner cette perversion.
Richard von Krafft-Ebing  (1840-1902), psychiatre allemand qui fut par ailleurs hermétique aux idées de Freud en privilégiant l'hérédité des perversions, reprend dans sa "Psychopathia Sexualis" (1886) le fameux roman "Venus im Pelz" (La Vénus à la fourrure, 1870) de Leopold Sacher-Masoch (1836-1895) pour mettre en relation masochisme et sadisme, sans en comprendre tout à fait le sens et en présentant le masochisme comme une sorte de dégénérescence  pathologique du psychisme féminin. On se rappelle que le roman contait l'histoire d'une étrange passion nourrie par une femme, Wanda, qui avait conclu avec son amant un pacte au terme duquel elle s'engageait à l'humilier et à lui infliger maintes souffrances.

 

Le trait d'esprit et sa relation à l'inconscient

(Bruchstück einer Hysterie-Analyse, 1905)
Troisième et dernier volume de ce qui est parfois présenté comme le triptyque freudien consacré au début du siècle à l'exploration du psychisme humain normal, après les rêves et les actes quotidiens, le livre portant sur le trait d'esprit fut publié en 1905. Il est, de ces trois oeuvres, celui qui eut le moins d'écho, du moins jusqu'à ce que Lacan le remette à l'avant-scène de la psychanalyse française. Freud était un passionné du trait d'esprit et prenait un grand plaisir à raconter des histoires juives. Dans ce livre, il essaie de démontrer le mécanisme du trait d'esprit pour ensuite en mieux faire apparaître la trame inconsciente et en préciser les relations au rêve.

 

Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen

(Der Wahn und die Träume in W. Jensens Gradiva, 1907)
En 1907, probablement à l'instigation de Jung, Freud publie un petit livre portant sur une nouvelle assez insignifiante de Wilhelm Jensen, un auteur ayant connu un certain succès à l'époque. La nouvelle de Jensen raconte la longue et complexe démarche d'un jeune archéologue vers celle qu'il ignore aimer alors même qu'il se passionne pour un bas relief représentant une femme qui lui ressemble. Généralement jugé assez sévèrement, ce texte de Freud ne fait pas preuve de sa rigueur habituelle et ouvre des voies assez dangereuses concernant l'étude psychanalytique des oeuvres artistiques, voies que plusieurs emprunteront par la suite malgré les mises en garde ultérieures de Freud.

 

De 1905 à 1918, Freud publie un phénoménal matériel clinique dont il ne donnera qu'une part en terme d'interprétations. On suit ainsi tous les progrès réalisés dans son cheminement vers une meilleure compréhension de l'origine des névroses. Survient ainsi cette fameuse "libido", cette énergie du psychisme mise au service des pulsions; et décisive dans la construction de tout sujet humain.

Cinq leçons sur la psychanalyse (Über Psychoanalyse, 1909)

Analyse der Phobie eines fünfjährigen Knaben (Analyse d'une phobie d'un petit garçon de cinq ans : le petit Hans) - Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose (Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle : l'homme aux rats)
Ouvrage regroupant les textes des cinq conférences données aux Etats-Unis. C'est la présentation la plus synthétique et la plus facilement accessible des découvertes de la psychanalyse. Freud y évoque notamment sa conception des névroses comme résultant de souvenirs traumatiques et de pulsions refoulées, la dynamique du conscient et de l'inconscient, le complexe d'Oedipe, etc.
Parmi les cinq psychanalyses publiées par Freud, le cas du petit Hans occupe une place particulière en raison de sa nature. Hans est un petit garçon de cinq ans, le fils de Max Graf, un proche ami de Freud spécialisé en musicologie. Cette première "analyse" d'enfant fut en fait conduite par le père de l'enfant en étroite collaboration avec Freud qui ne vit Hans que très épisodiquement. L'observation psychanalytique du développement de l'enfant avait commencé dès 1906, alors que la mère de Hans était en analyse chez Freud et que le père s'enthousiasma pour cette jeune science et devint un sympathisant et un ami du "professeur". Cette situation transférentielle où s'entremêlent divers niveaux relationnels est assez typique des débuts de la psychanalyse alors que les connaissances sur le transfert étaient peu développées. La cure de l'enfant se déroula en 1908 et Freud en publia le récit en 1909 en mettant l'accent sur une phobie des chevaux développée par Hans vers l'âge de cinq ans et qui compliquait ses déplacements hors de la maison. Considéré comme le premier cas d'analyse d'enfant, le récit du traitement du petit Hans est l'occasion pour Freud d'affirmer son scepticisme face à la possibilité d'appliquer la psychanalyse aux enfants.

 

Les cinq récits de cas cliniques publiés par Freud :

 

1) Fragment d'une analyse d'hystérie : "Dora"

   (Bruchstück einer Hysterie-Analyse, 1905)

En 1889, Dora, connue sous le nom d’Ida Bauer, est âgée de 18 ans lorsqu'elle commence sa cure avec Freud à la demande de son père. Elle a déjà rencontré Freud deux ans auparavant mais ses recommandations n'ont guère été appliquées. Depuis l’enfance elle a toujours été nerveuse mais présente au dire de son père des fantasmes sexuels et des troubles somatiques divers (toux convulsive, migraine, aphonie, troubles de l’humeur, dépression) de plus en plus préoccupants. De plus, elle vient d’avouer à ses parents, une scène de séduction que lui avait faite un ami du père il y a déjà quelques années (elle avait quatorze ans) et s’en était défendue en le giflant. Freud écoute le récit de sa patiente et en déduit que Dora présente les symptômes d'une "petite hystérie" et qu'elle est sans doute victime de l’histoire familiale : Freud va utiliser ici la libre association et introduire la théorie du refoulement pour expliquer l’apparition des symptômes. Freud a montré, en 1894, via le concept de conversion hystérique, comment s'effectue la transposition d'un conflit psychique en symptômes somatiques : la conversion hystérique sépare la représentation de l’affect, et convertit celui ci en un symptôme tandis que la représentation est refoulée.
Le père de Dora est un grand industriel accompli et issu d’une famille bourgeoise aisée.  Il a déjà consulté Freud pour des troubles neurologiques dus à la syphilis. Sa mère est une femme effacée et peu instruite qui, délaissée par son mari, s’investit dans les tâches ménagères de façon obsessionnelle et ne montre aucun intérêt pour ses enfant. En 1888, la tuberculose du père a nécessité le déplacement de la famille dans le Tyrol: ils y ont rencontré un couple, les K., et naquit ainsi une liaison durable entre le père de Dora et Madame K. La proximité de vie avec ce couple oriente dès lors les identifications et la vie fantasmatique de Dora: Dora est remplacée par Madame K. auprès d'un père malade, elle apprend la syphilis de son père et craint d'être contaminée, elle connaît la liaison de son père et semble attirée par Mme K.. Enfin, Dora gifle M.K., lors d’une promenade, en réponse à ses avances : elle s'en ouvre à ses parents mais passe pour une affabulatrice ayant imaginé la scène de séduction. Au cours du traitement (trois mois), Freud met à jour les finalités de la maladie de Dora (détourner Mme K de son père), et les émois inconscients de sa patiente à partir de l’étude de deux rêves (l'incendie, la mort du père), révélant ainsi un amour œdipien et un fort désir pour  l'ami de son père ou la femme de cet ami.
En 1900, Freud n'a encore qu'une conception naïve de la sexualité féminine...

 

2) Analyse d'une phobie d'un petit garçon de cinq ans : "Le petit Hans"

    (Analyse der Phobie eines fünfjährigen Knaben, 1909)

"Die auf den folgenden Blättern darzustellende Kranken- und Heilungsgeschichte eines sehr jugendlichen Patienten entstammt, streng genommen, nicht meiner Beobachtung. Ich habe zwar den Plan der Behandlung im ganzen geleitet und auch ein einziges Mal in einem Gespräche mit dem Knaben persönlich eingegriffen; die Behandlung selbst hat aber der Vater des Kleinen durchgeführt, dem ich für die Überlassung seiner Notizen zum Zwecke der Veröffentlichung zu ernstem Danke verpflichtet bin."

C'est la première grande analyse d'enfant : Freud expose ici sa conception de la sexualité infantile et la place fondamentale que celle-ci occupe dans l'histoire singulière de tout être humain. La naissance d'une phobie chez ce garçon de moins de 3 ans permit en effet à Freud de mettre en évidence le rôle du complexe d'Œdipe et celui de la castration dans l'histoire d'un individu et, au-delà, le rôle de la fonction du père dans le désir inconscient de l'enfant.

Le petit Hans est le pseudonyme d'un enfant (Herbert Graf) que Freud ne suivit en traitement que par l'entremise de son père :  le père de l'enfant était en effet médecin, il le fit parler et mit ses notes à la disposition de Freud en vue d'une publication, Freud n'étant intervenu qu'une seule fois pour un entretien et donner les grandes lignes du traitement.
Le petit Hans ressentit à un moment donné des crises d'angoisse morbide et n'osa plus sortir. Sa phobie était constituée par la peur d'être mordu par un cheval blanc. Le père s'employant à faire parler son fils, note que cette peur «"semble être en rapport d'une façon quelconque avec le fait d'être effrayé par un grand pénis". Freud pense alors que ce n'est pas le grand pénis qui fait peur à Hans, mais quelque chose de plus enfoui dans l'inconscient, qui est l'angoisse de castration, ressentie dans le contexte de la prohibition de l'inceste qui interdit à Hans de désirer sa mère et qui fait du père le rival "interdicteur". A cela s'ajoute la menace faite par sa mère à Hans, âgé alors de 3 ans et demi, de lui couper son "fait-pipi" s'il continuait à jouer avec. Freud nous rapporte ce qu'il dit à l'enfant au cours de l'unique entretien qu'il eut avec lui : "Je lui révélai qu'il avait peur de son père justement parce qu'il aimait tellement sa mère. Il devait, en effet, penser que son père lui en voulait de cela, mais ce n'était pas vrai, son père l'aimait tout de même, il pouvait sans aucune crainte tout lui avouer. Bien avant qu'il ne vînt au monde, j'avais déjà su qu'un petit Hans naîtrait un jour qui aimerait tellement sa mère qu'il serait par suite forcé d'avoir peur de son père, et je l'avais annoncé à son père." L'angoisse survient donc après la menace primitive, cherche un objet et le trouve dans l'animal phobique : le cheval qui peut mordre dans la rue. Freud indique à Hans le lieu de sa peur, le cheval redouté comme substitut du père dans le triangle qu'ils forment avec la mère.

Cette phobie se résout le plus souvent avec la capacité que l'enfant acquiert d'appréhender l'ordre symbolique de ce qui régit non seulement sa sexualité, mais aussi la transmission et la filiation, trouve sa place dans laquelle la castration peut prendre un autre sens que celui d'une mutilation. Malgré le succès de son intervention, ce fut la seule intervention de Freud dans l'analyse infantile: pour lui, la psychanalyse des enfants ne peut être généralisable, mais Anna Freud et Mélanie Klein reprirent, chacune selon une orientation très différente, le sujet...

 

3) Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle : "L'homme aux rats"

   (Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose, 1909)

A partir de l'analyse d'une obsession sexuelle ravageante chez un jeune homme au bord du suicide, Freud met en évidence, après coup, le rôle du surmoi et de la pulsion de mort, et le lien entre les idées obsédantes et les désirs refoulés. La névrose obsessionnelle va évoquer pour Freud les mécanismes mentaux des primitifs : comme supposé pour l'homme primitif, l'obsédé projette dans la réalité extérieure des rapports de causalité qui n'existe que dans son esprit. De même, l'obsédé va manifester une prédilection pour toutes ces grands sujets d'incertitudes que sont la religion et la vie surnaturelle. Cette réflexion sera reprise dans "Totem et Tabou" pour suggérer que l'aptitude névrotique est en fait liée au développement de la civilisation.

 Un jeune homme de trente ans (Ernst Lanzer), juriste, vient consulter Freud, dont il avait lu "Psychopathologie de la vie quotidienne": il se plaint d'obsessions et de compulsions qui lui ont fait perdre plusieurs années dans sa carrière, notamment il redoute depuis quelques temps qu'il n'arrive malheur à son père et à une femme qu'il aime avec dévotion. Dès la première séance, il raconte la scène infantile, que Freud place à l'origine des troubles : âgé de six ou sept ans, le patient s'était glissé sous les jupes d'une gouvernante jolie et consentante et lui avait touché le ventre et les organes génitaux. Le patient déclare également qu'il a souvent le désir de voir des femmes nues, mais il ressent alors une "inquiétante étrangeté", comme s'il allait arriver quelque chose à son père et qu'il devait tout faire pour empêcher ces pensées. Freud apprend à la deuxième séance que le père est mort depuis huit ans, que la dame repousse éternellement les avances du patient et que celui-ci semble entretenir un récit, avec une certaine jouissance, selon lequel s'il ne rembourse pas une dette, qui semble en fait déjà réglée, son père et la femme qu'il aime subiraient un supplice oriental qui consiste à attacher un homme nu sur un seau contenant des rats affamés ; les rats s'enfoncent lentement dans l'anus et le rectum du supplicié pour le dévorer. L'homme aux rats ne semble donc pas avoir fait le deuil de son père, mais avoir refoulé sa mort si souvent souhaitée. Au cours de la cure, Freud s'emploie à faire prendre conscience au patient de son ambivalence amour-haine à l'égard de son père, qui lui interdit tout amour sensuel. Ses craintes traduisaient donc son agressivité refoulée envers son père et son désir mortifère à l'égard de la femme aimée avec tant de dévotion. L'obsédé se défend par l'annulation, le déplacement, la dénégation de ses vœux de mort et opère une régression de la libido au stade anal.

 

4) Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa : "Le président Schreber" (Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia, 1911)
On sait que la paranoïa nécessite préalablement un caractère morbide (suspicieux, autoritaire, intolérant) sur lequel va se construire un délire (la fausseté du jugement) et constituer ainsi une véritable pathologie de la personnalité : le paranoïaque est entièrement structuré par une croyance initiale inexacte et va reconstruire la réalité pour être en cohérence avec ce cadre de pensée. Le délire paranoïaque du patient est d'emblée interprétatif, investissant d'une signification immédiate ce qu'il perçoit, et ce d'une manière tout-à-fait vraisemblable, logique. Le sujet délirant vit, semble-t-il, en pleine lucidité son délire, et peut la partager et l'enrichir au gré de ses nouvelles interprétations. Emile Krapelin, dans sa fameuse nomenclature, avait distingué la paranoïa de la démence précoce. Plus tard, Bleuler puis les psychiatres américains, rattacheront la paranoïa aux schizophrénies. Freud, quant à lui, se saisira dans ce contexte des délires de persécution, de jalousie, de grandeur et de l'érotomanie. C'est donc dans le fameux "cas Schreber" qu'il met en visibilité des causes de la paranoïa : pour lui, il s'agit d'une défense contre l'homosexualité.

Freud met à nu, à partir des mémoires du psychotique le plus célèbre de l'histoire de la psychanalyse, la logique qui construit la psychose : elle est ici analysée comme la conséquence du rejet de la fonction symbolique du père.

Freud n’a pas fait le traitement psychanalytique du malade : Freud procède en fait à l’analyse du livre écrit par Daniel Paul Schreber, président de la cour d’appel de Saxe, "Mémoires d’un névropathe" (1903), où celui-ci fait lui-même le récit de sa maladie et expose son système délirant. Sa "maladie" s’est développée après un premier épisode « hypocondriaque » neuf ans auparavant. Le président se sent persécuté en particulier par son médecin, le docteur Flechsig, qu’il appelle "assassin d’âmes". Le contenu de son délire est le suivant : "Il se considérait comme appelé à faire le salut du monde et à lui rendre la félicité perdue. Mais il ne le pourrait qu’après avoir été transformé en femme. " Ce changement en femme n’est pas un souhait, mais une nécessité découlant de l’ordre divin. Dans ce délire intervient de façon insistante le terme de miracle : son corps a été détruit, pourri, mais les miracles divins ont tout régénéré ; ce sont des "rayons". Ce sont aussi les "nerfs" de Dieu : les hommes étant constitués de corps et de nerfs, Dieu, lui, n’est que nerf, et le terme de rayon fait appel au soleil. Dieu, après sa création, s’est retiré du monde, et sa seule relation avec les hommes consiste à attirer à lui les âmes des défunts : "D’après l’ordre de l’univers, il n’avait à fréquenter que des cadavres". Le culte schrebérien découle de cette conception des nerfs : c’est un culte de la volupté. Mais une volupté féminine : Schreber se sent la femme de Dieu. Il est persuadé d’avoir un buste féminin, demande un examen médical pour qu’on atteste la présence de "nerfs de volupté" dans tout son corps.

Articulant ensemble le thème de la persécution et le thème de la transformation en femme, Freud comprend que Flechsig, l’ "assassin d’âmes", est l’objet du désir homosexuel inconscient de Schreber. Flechsig, de persécuteur, devient bientôt "la plus haute figure de Dieu" via  un mécanisme de transformation du désir en haine : "La personne à laquelle le délire assigne une si grande puissance et attribue une si grande influence et qui tient dans sa main tous les fils du complot est [...] la même que celle qui jouait, avant la maladie, un rôle d’importance égale dans la vie émotionnelle du patient, ou bien un substitut de celle-ci et facile à reconnaître comme tel."  S’il est impossible à Schreber de supporter l’idée d’être une prostituée livrée à son médecin, il lui est, par contre, possible d’assumer la rédemption par l’émasculation. Enfin Freud s'interroge sur la finalité de ce "stratagème" : l’image du médecin et l’image de Dieu renvoient en fait au père de Schreber, médecin et éducateur, qui est donc à l’origine de tout le délire.

Par la suite, la psychanalyste Maud Mannoni s’est interrogée sur la famille de Schreber, et en particulier sur ce père, origine des figures délirantes. Le père de Schreber, Daniel Gottlieb Moritz Schreber, médecin célèbre, avait écrit un traité d’éducation et élaboré des règles de vie : l’enfant est mauvais de naissance ; il faut donc le dresser pour corriger le mal. Ce dressage s’effectue par des douches froides et chaudes alternées, par des gymnastiques correctives et des mécanismes orthopédiques variés. Enfin, il faut apprendre à l’enfant à renoncer à ses désirs : jusqu’à lui en créer pour mieux les lui refuser (Education impossible, 1973).

Lorsque les effets des traumatismes précoces sont trop grands, s'ouvre alors la voie vers la psychose : et de rappeler que pour Freud les traumatismes se situent tous dans la première période de l’enfance, et ont pour cadre la famille et la sexualité : ce sont des « blessures précoces » qui sont immédiatement frappées d’amnésie, puis, pendant toute la période de latence, oubliées, jusqu'à ce que ...

Alors que dans la" névrose", le Moi refoule la pulsion, au détriment de son bien-être et sous l’impulsion des exigences du Surmoi , dans la "psychose", le Moi va succomber au Ça, qui le pousse en particulier à la construction délirante.

 

5) Extrait de l'histoire d'une névrose infantile: "L'homme aux loups"

    (Aus der Geschichte einer infantilen Neurose, 1918)

Cette analyse, écrite de 1914 à 1915, est un véritable mythe dans l'histoire de la psychanalyse et le diagnostic, elle emporte les points cruciaux de la doctrine que sont le caractère traumatique de la jouissance sexuelle, la castration, l'angoisse, l'amour du père, la fin de l'analyse. A cette époque Jung et Adler sont entrés en dissidence avec Freud, et celui-ci entend principalement justifier l'origine sexuelle des névroses.
 Le sujet (Sergueï Pankejeff, 22 ans) est le fils d'un riche avocat d'Odessa et souffre d'une névrose aggravée qui le rend incapable d'accomplir la moindre action : il ne peut, par exemple, s'habiller seul. Freud rencontre ici un cas particulièrement complexe qui lui demandera quatre ans avant de pouvoir constater une amélioration sensible. Freud utilisera un stratagème en fixant une date de fin de l'analyse, ce qui lui permettra de l'accélérer. Le patient voit comme un fantasme rêvé un arbre sur lequel des loups blancs, queue dressée, le regardent fixement à travers une fenêtre. L'interprétation de Freud sera la suivante : le "regard" est celui de l’enfant ; la "fenêtre" est la porte de la chambre des parents ; la "queue" est le pénis paternel ; le "blanc" est le linge de la mère. Cette scène est la "scène primitive" qui va organiser toute la sexualité ultérieure du sujet. Elle représente le plus généralement le rapport sexuel entre les parents et produit un effet mêlé de terreur et de fascination. Elle n’est ni réelle (on ne pourra jamais savoir si, réellement, le sujet a vu ce spectacle) ni fictive (elle se situe à un niveau plus radical que la fiction).

 

Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci

(Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci , 1910)
Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, publié en 1910, est un des textes dont Freud était le plus fier. Agréable à lire, cet essais qui se propose d'élucider quelques unes des énigmes de la vie et de l'oeuvre du grand créateur (dont le fameux sourire de La Joconde) constitue une sorte de prototype de ce qui deviendra au fil des ans la psychobiographie. Le livre de Freud se base sur un certain nombre d'oeuvres de Léonard de Vinci, sur l'étude de ses carnets et sur des biographies publiées à l'époque. Meyer Shapiro, spécialiste de l'histoire de l'art, sonna le glas des élaborations de Freud dans un texte paru au cours des années cinquante dans lequel il relève un certain nombre d'erreurs fondamentales dans les données utilisées par Freud. La valeur de ce livre est pourtant encore très grande sur le plan des élaborations théoriques qu'il propose. C'est dans ce texte qu'apparaît pour la première fois le concept de narcissisme qui sera l'un des principaux leviers précipitant la grande révision théorique des années vingt. Le Léonard est aussi un texte fondamental pour qui s'intéresse à la question de la sublimation et de la créativité.

 

Totem et Tabou (1913)
Rédigés à partir de 1911 mais publiés sous forme de livre en 1913, les quatre textes qui composent Totem et tabou appartiennent aux oeuvres de Freud consacrées à ce qu'il est convenu d'appeler la psychanalyse appliquée. Ces textes sont parmi les plus controversés parce qu'ils se basent sur des données empruntées à d'autres domaines et dont la justesse a pu être remises en question.  À partir du moment où on cesse de considérer ce livre comme un ouvrage d'anthropologie et que l'on revient dans le champ psychanalytique, on peut voir comment Freud va utiliser des données provenant de domaines connexes, fussent-elles fausses, pour alimenter sa réflexion sur le psychisme. Alors que l'imago maternelle est le produit d'une situation originelle, l'imago paternelle est décrite comme liée à un conflit de générations. Le récit mythique du meurtre du père dans la horde primitive alimente une ambivalence fondamentale intériorisée chez les fils, saisis de remords, une image idéalisée de la justice cohabitant avec la crainte du châtiment du crime commis.

 

Après un certain nombre d'années passées à explorer l'âme humaine, Freud a consacré la deuxième décennie du vingtième siècle à tenter d'élaborer une métapsychologie qui permettrait de rendre compte de l'ensemble du travail clinique. Cette période d'effervescence théorique va trouver son aboutissement au cours des années vingt avec la révision de la théorie des pulsions et la mise en place de la deuxième topique.

 

“L’inquiétante étrangeté” (Das Unheilmliche, 1919)
"J'étais assis dans le compartiment d'un wagon-lit, quand, à la suite d'une secousse assez brutale du train, la porte donnant sur les toilettes attenantes s'ouvrit et qu'un monsieur d'un certain âge, en chemise de nuit, bonnet de voyage, entra chez moi. Je supposai que l'homme s'était trompé, bondis pour le lui expliquer, mais compris bientôt avec ahurissement que l'intrus était ma propre image reflétée par le miroir devant la porte de communication..."  Comment, pourquoi le familier peut-il devenir inquiétant, ou étrange, et aboutir à un sentiment de malaise? Freud s'appuie sur la littérature romantique et E.T.A. Hoffmann ("Der Sandmann", 1817), sur  Ernst Jentsch ("Zur Psychologie des Unheimliche", 1906), pour réinvestir une notion littéraire mais aussi une expérience facilement tirée du quotidien et qui vont exprimer l'effet du "refoulement", du fameux "Verdrangung", processus capable de maintenir hors de toute conscience, de tout souvenir,  des pensées ou des images, mais qui ne peut se concevoir sans contrepartie : celle-ci peut être une satisfaction symbolique, un symptôme, ou le retour du refoulé métamorphosé en retour du même ou du semblable..

"...si la théorie psychanalytique a raison d'affirmer que tout affect d'une émotion, de quelque nature qu'il soit, est transformé en angoisse par le refoulement, il faut que, parmi les cas d'angoisse, se rencontre un groupe dans lequel on puisse démontrer que l'angoissant est quelque chose de refoulé qui se montre à nouveau. Cette sorte d'angoisse serait justement l'inquiétante étrangeté, l' « Unheimliche », et il devient alors indifférent que celle-ci ait été à l'origine par elle-même de l'angoisse ou bien qu'elle provienne d'un autre affect. En second lieu, si telle est vraiment la nature intime de l' «Unheimliche», nous comprendrons que le langage courant fasse insensiblement passer le «Heimliche» à son contraire l' «Unheimliche» car cet «Unheimliche» n'est en réalité rien de nouveau, d'étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier, depuis toujours, à la vie psychique, et que le processus du refoulement seul a rendu autre. Et la relation au refoulement éclaire aussi pour nous la définition de Schelling, d'après laquelle l' «Unheimliche», l'inquiétante étrangeté, serait quelque chose qui aurait dû demeurer caché et qui a reparu..."

 

1914 - Pour introduire le narcissisme
Henry H.Ellis introduit en 1898 le terme de narcissisme pour caractériser un comportement pervers en lien avec le mythe de Narcisse (qui préfère étreindre son propre reflet que de céder à l'appel de la nymphe Echo). Le narcissisme apparaît dans les écrits de Freud une première fois en 1910 dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci. Lorsqu'il reprend ce concept en 1914, c'est pour tenter de l'introduire au sein de la théorie psychanalytique. En effet, la question du narcissisme pose un sérieux problème de cohérence à Freud puisqu'il vient remettre en question la distinction jusqu'alors admise entre pulsions sexuelles et pulsions du moi, le narcissisme représentant un investissement sexuel du moi lui-même. Le texte de 1914, malgré les élaborations auxquelles Freud arrive (distinction entre un narcissisme primaire, chez l'enfant, que viendra vaincre le principe de réalité, et narcissisme secondaire décrit comme une régression vers son intériorité) , semble laisser  la théorie psychanalytique en déséquilibre.

 

1915 - Métapsychologie
Au début des années 1910, Freud s'est mis à la tâche pour préparer une série de textes qui devaient faire le point sur l'état de sa théorisation d'un point de vue métapsychologique. À l'origine, Freud avait prévu rédiger un groupe de douze essais qui devaient couvrir l'ensemble du champ psychanalytique. Seuls cinq de ces essais ont été publiés entre 1915 et 1917: "Pulsions et destins des pulsions"; "Le refoulement"; "L'Inconscient"; "Complément métapsychologique à la théorie des rêves"; et "Deuil et mélancolie". Ils sont généralement regroupés sous le titre commun de "Métapsychologie".

Des sept autres textes, un seul a été retrouvé par hasard en 1983 dans les papiers personnels de Sandor Ferenczi et porte le titre Vue d'ensemble des névroses de transfert. Vraisemblablement, les autres manuscrits ont été détruits par Freud lui-même, probablement peu satisfait de son travail. En fait, il semble bien que la réflexion menée par Freud au cours de ces années au sujet des fondements métapsychologiques de sa théorie l'a amené à mesurer l'ampleur du déséquilibre de sa construction. Ce n'est qu'à compter de 1920 avec la révision de la théorie des pulsions et l'élaboration de la deuxième topique que Freud se donnera les moyens de rendre compte d'une pratique clinique qui s'est considérablement développée et complexifiée.

 

Introduction à la psychanalyse

(Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, 1917) 
Au milieu des années 1910, la psychanalyse commence à intéresser de plus en plus un vaste public cultivé. Freud accepte alors de donner, au cours de l'hiver 1915-1916 une série de conférences ouvertes à tous visant à faire connaître les bases théoriques et cliniques de la pensée psychanalytique. L'expérience fut un grand succès et se répéta par la suite. En 1917, Freud accepte de publier le texte de ces conférences d'introduction en un imposant volume. D'une lecture aisée et agréable, ce texte, d'abord conçu pour être lu en publique, permet à Freud de laisser s'exprimer sa virtuosité à manier la rhétorique. On le voit tour à tour prendre les devants en formulant lui-même les critiques pour mieux les discuter, en mettant en garde son public contre la psychanalyse pour par la suite mieux le convaincre.

 

Au-delà du principe de plaisir (Jenseits des Lustprinzips, 1920) 
"In der psychoanalytischen Theorie nehmen wir unbedenklich an, daß der Ablauf der seelischen Vorgänge automatisch durch das Lustprinzip reguliert wird, das heißt, wir glauben, daß er jedesmal durch eine unlustvolle Spannung angeregt wird und dann eine solche Richtung einschlägt, daß sein Endergebnis mit einer Herabsetzung dieser Spannung, also mit einer Vermeidung von Unlust oder Erzeugung von Lust zusammenfällt..."

Alors que la psychanalyse commençait à s'implanter dans plusieurs milieux, qu'une organisation internationale s'étendait dans de nombreux pays et que le mouvement psychanalytique, après les ruptures des premières années, acquérait une certaine stabilité, Freud publie en 1920 le texte qui souleva le plus de controverses au sein même de la communauté psychanalytique. L'ouvrage marque l'amorce d'une refonte complète de la métapsychologie freudienne qui se poursuivra au cours des années vingt, principalement avec "Le moi et le ça" publié en 1923, un texte qui sera bien mieux accueilli.

Le scandale du texte de 1920 vient de ce que Freud y introduit, en corrélation avec la pulsion de vie (libido, Eros), le concept de pulsion de mort (Thanatos), une tendance fondamentale du vivant à retourner à l'état inanimé. En fait, ce texte de Freud fait suite au déséquilibre théorique provoqué par la confrontation à une pratique clinique de plus en plus poussée et au travail avec des cas qui se situent, justement, au delà du principe de plaisir : l'agressivité, le masochisme, le sadisme, la répétition d'actes pathologiques qui semblent converger vers une destruction du sujet lui-même... Le concept de pulsion de mort a reçu un accueil très varié selon les différents milieux, allant de l'enthousiasme militant au rejet radical en passant par diverses interprétations et quelques détournements.

 

Psychologie des masses et analyse du moi

(Massenpsychologie und Ich-Analyse, 1921)

"Der Gegensatz von Individual- und Sozial- oder Massenpsychologie, der uns auf den ersten Blick als sehr bedeutsam erscheinen mag, verliert bei eingehender Betrachtung sehr viel von seiner Schärfe. Die Individualpsychologie ist zwar auf den einzelnen Menschen eingestellt und verfolgt, auf welchen Wegen derselbe die Befriedigung seiner Triebregungen zu erreichen sucht, allein sie kommt dabei nur selten, unter bestimmten Ausnahmsbedingungen, in die Lage, von den Beziehungen dieses Einzelnen zu anderen Individuen abzusehen..."

Psychologie des masses et analyse du moi appartient à la série des grands textes freudiens publiés au début des années vingt qui ont complètement révolutionné la psychanalyse. Paru en 1921, peu après "Au delà du principe de plaisir" qui transformait la théorie des pulsions et juste avant "Le moi et le ça" qui introduisait la deuxième topique, "Psychologie des masses et analyse du moi" est une oeuvre importante qui pose le problème des rapports de l'être humain à la masse dans laquelle il se fond. Se basant sur les travaux de G. Le Bon et de W. Mc Dougall, Freud porte son attention sur le comportement des masses et des individus en son sein. Il se penche sur deux grandes organisations: l'Église et l'Armée, dont il cherche à démontrer les axes d'influence. Freud avance l'idée que le lien entre les membres d'une masse est constitué par le fait d'avoir, du moins temporairement, pour idéal du moi un même objet.

 

"Le moi et le ça" (Das Ich und das Es , 1923)
'Le moi et le ça' est certainement l'un des textes de Freud qui a le plus contribué au développement de la psychanalyse moderne. Publié en 1923, il constitue une suite logique à 'Au delà du principe de plaisir' (1920) et 'Psychologie des masses et analyse du moi' (1921) en ces années où Freud, pourtant déjà âgé et malade, entreprend le grand bouleversement dont la deuxième topique (ça, moi et surmoi) est la manifestation la plus évidente. Des trois grands textes de cette époque, Le moi et le ça est assurément celui qui fut le mieux accueilli et le seul qui put donner une apparente unité au mouvement psychanalytique qui déjà était aux prises avec des tendances divergentes. Mais chacun l'interprétera selon ses biais théoriques propres. La deuxième topique freudienne ne visait pas à remplacer la première (Inconscient, Pré-conscient, Conscient) mais à proposer un autre point de vue mieux adapté à rendre compte sur le plan métapsychologique des développements de la clinique. Toutefois, à l'exception des milieux francophones où le retour à Freud amorcé par Lacan a remis à l'avant-scène les textes freudiens, la tendance de la psychanalyse moderne fut de se détourner de la première topique au profit de la deuxième.

"...Mais les recherches psychanalytiques ultérieures ont montré que ces distinctions étaient, elles aussi, insuffisantes et insatisfaisantes. Parmi les situations dans lesquelles ce fait apparaît d'une façon particulièrement nette, nous citerons la suivante qui nous semble décisive. Nous nous représentons les processus psychiques d'une personne comme formant une organisation cohérente et nous disons que cette organisation cohérente constitue le Moi de la personne. C'est à ce Moi, prétendons-nous, que se rattache la conscience, c'est lui qui contrôle et surveille les accès vers la motilité, c'est-à-dire l'extériorisation des excitations. Nous voyons dans le Moi l'instance psychique qui exerce un contrôle sur tous ses processus partiels, qui s'endort la nuit et qui, tout en dormant, exerce un droit de censure sur les rêves. C'est encore de ce Moi que partiraient les refoulements, à la faveur desquels certaines tendances psychiques sont, non seulement éliminées de la conscience, mais mises dans l'impossibilité de se manifester ou de s'exprimer d'une façon quelconque. Au cours de l'analyse, ces tendances, éliminées par le refoulement, se dressent contre le Moi, et la tâche de l'analyse consiste à supprimer les résistances que le Moi nous oppose dans nos tentatives d'aborder les tendances refoulées. Or, on constate au cours de l'analyse que le malade se trouve fort embarrassé lorsqu'on lui impose certaines tâches, que ses associations se trouvent en défaut toutes les fois qu'elles se rapprochent de ce qui est refoulé. Nous lui disons alors qu'il subit l'influence d'une résistance, mais il n'en sait rien lui-même ; et alors même que les sentiments pénibles qu'il éprouve l'obligent à reconnaître qu'il est dominé par une résistance, il est incapable de dire en quoi elle consiste et d'où elle vient. Mais comme cette résistance émane certainement de son Moi et en fait partie, nous nous trouvons devant une situation que nous n'avions pas prévue. Nous avons trouvé dans le Moi lui-même quelque chose qui est aussi inconscient que les tendances refoulées et se comporte comme elles, c'est-à-dire produit des effets très marqués, sans devenir conscient, et ne peut être rendu tel qu'à la suite d'un travail spécial. De ce fait, nous nous heurtons, dans notre travail analytique, à d'innombrables difficultés et obscurités, lorsque nous voulons nous en tenir à nos définitions habituelles, en ramenant, par exemple, la névrose à un conflit entre le conscient et l'inconscient..."

 

Ma vie et la psychanalyse (1925)
"Les doctrines de la résistance et du refoulement, de l'inconscient, de la signification étiologique de la vie sexuelle et de l'importance des événements de l'enfance sont les parties essentielles de l'édifice psychanalytique. Je regrette de n'avoir pu les décrire ici que séparément et de n'avoir pu aussi montrer comment elles s'ajustent et empiètent l'une sur l'autre. Il est mainte­nant temps de nous occuper des modifications survenues peu à peu dans la technique de la méthode analytique elle-même.
La méthode employée d'abord, et qui consistait à surmonter la résistance par des assurances et des adjurations, avait été indispensable afin de fournir au médecin la première orientation vers ce qu'il devait s'attendre à trouver. A la longue cependant elle exigeait trop d'efforts de part et d'autre et ne semblait pas à l'abri de certaines objections immédiates. Au lieu de presser le patient de dire quelque chose de relatif à un thème déterminé, on l'incitait maintenant à s'abandonner à ses « associations libres», c'est-à-dire à communiquer tout ce qui lui venait à l'esprit lorsqu'il s'abstenait de prendre pour but une représen­tation consciente quelconque. Mais il devait prendre l'engagement de vrai­ment communiquer tout ce que sa perception intérieure lui livrait et de ne pas céder aux objections critiques qui voudraient lui faire rejeter certaines idées comme n'étant pas assez importantes, ou bien n'ayant que faire là, ou encore comme étant parfaitement dénuées de sens. L'exigence de la sincérité n'avait pas besoin d'être répétée expressément, elle était la condition de la cure analytique.
Il peut sembler surprenant que cette méthode de la libre association, alliée à l'observation de la règle fondamentale de la psychanalyse, soit capable d'accomplir ce qu'on attend d'elle, c'est-à-dire de ramener à la conscience le matériel refoulé et maintenu tel de par des résistances. Mais il faut considérer que l'association libre n'est en réalité pas libre. Le patient demeure sous l'influence de la situation analytique, même lorsqu'il ne dirige pas son activité mentale sur un thème déterminé. On est en droit d'admettre que rien d'autre ne lui viendra à l'idée que ce qui est en rapport avec cette situation. Sa résistance contre la reproduction du refoulé se manifestera maintenant sur deux modes. D'abord par ces objections critiques, contre laquelle est dirigée la règle fondamentale de la psychanalyse. Surmonte-t-il, grâce à l'observation de cette règle, ces obstacles, alors la résistance trouve une autre expression. La résis­tance empêchera que vienne jamais à l'esprit de l'analysé le refoulé lui-même, mais à sa place quelque chose qui est en relation avec le refoulé à la manière d'une allusion, et plus la résistance est grande, plus l'idée substitutive à com­muniquer s'éloignera de ce que proprement l'on cherche. L'analyste qui écoute avec recueillement, mais sans tension de l'effort, et qui, en vertu de son expérience générale, est préparé à ce qui va venir, peut utiliser maintenant le matériel que le patient met à jour, d'après deux lignes de possibilités. Ou bien il parvient, quand la résistance est faible, à deviner par les allusions le refoulé; ou bien il peut, en face d'une résistance plus forte, d'après les associations qui semblent s'éloigner du thème, reconnaître la nature de cette résistance, qu'il fait alors connaître au patient. Mais la découverte de la résistance est le premier pas fait pour la surmonter. Ainsi il est, dans le cadre du travail analy­tique, une technique d'interprétation, dont le maniement heureux exige certes du tact et de l'exercice, mais qui n'est pas difficile à apprendre. La méthode de l'association libre présente de grands avantages sur la précédente, et pas seulement celui de l'économie de l'effort. Elle épargne au maximum du possible toute contrainte à l'analysé, elle ne perd jamais le contact avec la réalité du présent, elle donne les plus amples garanties qu'aucun facteur dans la structure de la névrose n'échappera et qu'on n'y introduira rien de par sa propre attente. En l'employant, on se rapporte essentiellement au patient pour déterminer la marche de l'analyse et l'ordonnance des matières; c'est ce qui y rend impossible de s'occuper systématiquement de chacun des symptômes et des complexes isolés. Tout au contraire de ce qui a lieu dans les méthodes hypnotiques ou « exhortations », on découvre les diverses pièces des ensem­bles en des temps et en des lieux divers au cours du traitement. Pour un tiers - dont la présence n'est en réalité pas admissible - la cure analytique serait en conséquence tout à fait inintelligible...."

 

L'avenir d'une illusion (Die Zukunft einer Illusion, 1927)

"Wenn man eine ganze Weile innerhalb einer bestimmten Kultur gelebt und sich oft darum bemüht hat zu erforschen, wie ihre Ursprünge und der Weg ihrer Entwicklung waren, verspürt man auch einmal die Versuchung, den Blick nach der anderen Richtung zu wenden und die Frage zu stellen, welches fernere Schicksal dieser Kultur bevorsteht und welche Wandlungen durchzumachen ihr bestimmt ist..."

L'avenir d'une illusion s'inscrit dans une série de textes où s'élabore une conception fort complexe de la culture dont Freud fait ressortir les aspects contraignants imposés à la vie pulsionnelle de l'individu. La refonte du concept de surmoi permettra de rendre compte des racines sadiques, voire démoniaques, de cette instance psychique jadis conçue comme garante du contact avec la réalité et du maintien d'une certaine morale dite civilisée. Les événements politiques préparant la deuxième guerre mondiale allaient lui donner raison. Freud s'attache ici à démonter combien les doctrines religieuses sont des illusions qui aident l'homme à accepter les renoncements pulsionnels nécessaires à la vie en société.

 

"...Pour l'individu comme pour l'humanité en général, la vie est difficile à supporter. La civilisation à laquelle il a part lui impose un certain degré de privation, les autres hommes lui occasionnent une certaine dose de souffrance, ou bien en dépit des prescriptions de cette civilisation ou bien de par l'imperfection de celle-ci. A cela s'ajoutent les maux que la nature indomptée - il l'appelle le destin - lui inflige. Une anxiété constante des malheurs pouvant survenir et une grave humiliation du narcissisme naturel devraient être la conséquence de cet état. Nous savons déjà comment l'individu réagit aux dommages que lui infligent et la civilisation et les autres hommes : il oppose une résistance, proportionnelle à sa souffrance, aux institutions de cette civilisation, une hostilité contre celle-ci. Mais comment se met-il en défense contre les forces supérieures de la nature, du destin, qui le menacent ainsi que tous les hommes ? La civilisation le décharge de cette tâche et elle le fait de façon semblable pour tous. Il est d'ailleurs remarquable que presque toutes les cultures se comportent ici de même. La civilisation ne fait pas ici halte dans sa tâche de défendre l'homme contre la nature elle change simplement de méthode. La tâche est ici multiple le sentiment de sa propre dignité qu'a l'homme et qui se trouve gravement menacé, aspire à des consolations ; l'univers et la vie doivent être libérés de leurs terreurs ; en outre la curiosité humaine, certes stimulée par les considérations pratiques les plus puissantes, exige une réponse...."

 

Malaise dans la civilisation (Das Unbehagen in der Kultur, 1929) 

"Man kann sich des Eindrucks nicht erwehren, daß die Menschen gemeinhin mit falschen Maßstäben messen, Macht, Erfolg und Reichtum für sich anstreben und bei anderen bewundern, die wahren Werte des Lebens aber unterschätzen. Und doch ist man bei jedem solchen allgemeinen Urteil in Gefahr, an die Buntheit der Menschenwelt und ihres seelischen Lebens zu vergessen."

À plus de soixante-dix ans, atteint d'une maladie (cancer de la mâchoire) qu'il sait incurable, récoltant enfin les honneurs qui lui revenaient, Freud ose enfin se laisser aller à sa passion pour la réflexion philosophique. "Malaise dans la culture" constitue sans doute un de ses écrits les plus puissants concernant la condition humaine. Le 28 juillet 1929, Freud écrivait à Lou Salomé: "Je m'occupe d'un ouvrage et aujourd'hui je viens d'en écrire le dernier chapitre, celui qui le termine, dans la mesure où c'est possible ici, sans bibliothèque. Ce livre traite de la civilisation, du sentiment de culpabilité, du bonheur et d'autres choses élevées du même genre et me semble à juste titre, tout à fait superflu, quand je le compare à mes travaux précédents qui procèdent toujours de quelque nécessité intérieure".  L'ouvrage s'ouvre sur une controverse que Freud avait eu avec Romain Rolland après la publication de "L'Avenir d'une illusion" (1927) : Freud y avait qualifié toute religion d'illusion protectrice et consolante, Rolland avait reproché à celui-ci son aveuglement, la source de toute religiosité se situant dans les sentiments d'éternité et d'infini. Freud rétorquera que s'il ne discute pas de la réalité d'un "sentiment océanique" (das ozeanische Gefühl), il avoue que lui-même ne l'a jamais ressenti, mais il pense pouvoir l'expliquer en en appelant aux instances du Moi, ce sentiment de toute-puissance du Moi que l'enfant connaît avant de faire le dur apprentissage de la réalité. Assigner un but à la vie n'est pas la question fondamentale, cette question n'est posée que par le fait qu'il existe des systèmes religieux. Il nous faut restreindre cette question à celle-ci, que veulent les hommes? Ils veulent être heureux et le rester. Dans ce contexte, le bonheur n'est qu'un phénomène occasionnel, la souffrance est par contre notre quotidien avec un corps condamné à la déchéance et à la mort, un monde peuplé de forces qui cherchent à nous anéantir, une société où chacun est livré à l'affrontement. Et Freud s'engage ainsi sur le chemin d'une analyse de la Civilisation en tant que responsable d'une grand partie de notre misère.

Freud démontre dans son livre tout autant la précarité des assises de la vie en société que l'ampleur des compromis nécessaires à son maintien. L'homme devient névrosé parce qu'il ne peut accepter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel. "Que nous importe enfin une longue vie, si elle nous accable de tant de peines, si elle est tellement pauvre en joies et tellement riche en souffrances que nous souhaitions la mort comme une heureuse délivrance." La civilisation exige la limitation de la liberté, l'acquisition de l'ordre. Cette acquisition est aussi difficile que le dépassement du stade sadique/anal chez l'enfant. Freud affirmera toujours l'existence d'un parallélisme entre l'évolution de la culture et celle de la libido. La civilisation exige le renoncement aux pulsions (Triebverzicht), un renoncement culturel (Triebversagung) qui va régir les rapports sociaux et qui est cause de cette hostilité permanente contre laquelle la civilisation doit lutter. Refusant les illusions religieuses ou politiques, Freud jette un regard lucide et pénétrant sur l'âme humaine, sa formidable destructivité et les moyens qu'elle a mis en place pour la tenir en échec. C'est essentiellement la confrontation dans le travail clinique à cette importante destructivité qui l'a amené à reconnaître en l'homme cet aspect sombre tout en mesurant l'ampleur des constructions (dont la culture) mises en oeuvre pour la contrer.

"..Comme une planète tourne autour de son axe tout en évoluant autour de l'astre central, l'homme isolé participe au développement de l'humanité tout en suivant la voie de sa propre vie. Mais à nos regards bornés, lorsqu'ils contemplent la voûte céleste, le jeu des forces cosmiques semble figé en un ordre éternellement immuable ; tandis que, dans les processus organiques, nous pouvons encore discerner le jeu des forces en lutte et observer comment les résultats du conflit vont sans cesse variant. De même que les deux tendances, l'une visant au bonheur personnel, l'autre à l'union à d'autres êtres humains, doivent se combattre en chaque individu, de même les deux processus du développement individuel et du développement de la civilisation doivent forcément être antagonistes et se disputer le terrain à chaque rencontre.
Mais ce combat entre l'individu et la société n'est point dérivé de l'antagonisme vraisemblablement irréductible entre les deux pulsions originelles, l'Eros et la Mort. Il répond à une discorde intestine dans l'économie de la libido, comparable à la lutte pour la répartition de celle-ci entre le Moi et les objets. Or ce combat, si pénible qu'il rende la vie à l'individu actuel, autorise en celui-ci un équilibre final ; espérons qu'à l'avenir il en sera de même pour la civilisation.
L'analogie existant entre le processus de la civilisation et la voie suivie par le développement individuel peut être poussée beaucoup plus loin, car on est en droit de soutenir que la communauté elle aussi développe un Surmoi dont l'influence préside à l'évolution culturelle. Ce serait là une tâche bien séduisante pour un connaisseur des civilisations que de poursuivre cette analogie jusque dans ses détails. Je me bornerai à souligner ici quelques points frappants.
Le Surmoi d'une époque culturelle donnée a une origine semblable à celle du Surmoi de l'individu ; il se fonde sur l'impression laissée après eux par de grands personnages, des conducteurs, des hommes doués d'une force spirituelle dominatrice chez lesquels l'une des aspirations humaines a trouvé son expression la plus forte et la plus pure, et par cela même aussi la plus exclusive. L'analogie en beaucoup de cas va encore plus loin, car ces personnalités ont été de leur vivant - assez souvent, sinon toujours - bafouées par les autres, maltraitées ou même éliminées de façon cruelle. Leur sort est au fond analogue à celui du père primitif qui, longtemps seulement après avoir été brutalement mis à mort, prenait rang de divinité. La figure de Jésus-Christ est précisément l'exemple le plus saisissant de cet enchaînement commandé par le destin, si au demeurant elle n'appartient pas au mythe qui lui a donné le jour en souvenir confus de ce meurtre primitif.
Mais il y a un autre point concordant, c'est que le « Surmoi de la communauté civilisée », tout comme le Surmoi individuel, émet des exigences idéales sévères, dont la non-observation trouve aussi sa punition dans une « angoisse de la conscience morale ». Et alors il se produit ici un fait bien curieux : les mécanismes psychiques dont il est question nous sont plus familiers, notre esprit les pénètre mieux sous leur aspect collectif que sous leur aspect individuel. Chez l'individu les agressions du Surmoi n'élèvent la voix de façon bruyante, sous forme de reproches, qu'en cas de tension psychique, tandis que les exigences elles-mêmes du Surmoi demeurent à l'arrière-plan et restent souvent inconscientes. Les rend-on conscientes, on constate alors qu'elles coïncident avec les prescriptions du Surmoi collectif contemporain. En ce point les deux mécanismes, celui du développement culturel de la masse et celui du développement propre à l'individu, sont pour ainsi dire régulièrement et intimement accolés l'un à l'autre. C'est pourquoi maintes manifestations et maints caractères du Surmoi peuvent être plus faciles à reconnaître d'après son comportement au sein de la communauté civilisée que de l'individu pris isolément." 

Freud prédit ainsi non seulement le déferlement de la "misère psychologique des masses" (das psychologische Elend der Masse) compte tenu des sacrifices imposés tant à l'agressivité humaine qu'à la sexualité, mais consacre la dernière partie de son ouvrage à la fameuse lutte des deux pulsions, Eros et Thanatos, introduite dans son essai Au-delà du Principe de Plaisir en 1920. Face aux pulsions de vie, Freud introduit, à titre d'hypothèse, une pulsion de mort, hypothèse qui permet de rendre compte d'un certain nombre de phénomènes tels que le sadisme, le masochisme, l'obsession de la mort. Comment la Civilisation parvient-elle à endiguer cette pulsion? Entre en scène l'introjection. L'agressivité est introjectée, retournée sur le Moi, reprise en partie par le Surmoi qui, en tant que conscience morale, va manifester à l'égard du Moi la même agressivité que celui-ci serait prêt à manifester à l'égard de tout étranger. La civilisation domine ainsi l'ardeur agressive en livrant tout individu à son Surmoi, un individu désormais en proie à une tension entre le Moi et le Surmoi, une tension qui n'est autre que le sentiment de culpabilité. Un tel sentiment est sans doute la cause la plus originelle de ce que nous ressentons face à la civilisation.

"La question du sort de l'espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d'agression et d'autodestruction ? A ce point de vue, l'époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes d'aujourd'hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu'avec leur aide il leur est devenu facile de s'exterminer mutuellement jusqu'au dernier. Ils le savent bien, et c'est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d'attendre que l'autre des deux « puissances célestes », l'Eros éternel, tente un effort afin de s'affirmer dans la lutte qu'il mène contre son adversaire non moins immortel. Mais d'un tel combat, nul ne peut prévoir l'issue."

L'homme Moïse et la religion monothéiste

(Der Mann Moses und die monotheistiche Religion, 1939)

En 1934 Hitler est au pouvoir. On brûle les livres de Freud à Berlin. Freud refuse néanmoins de s'exiler. En 1938, les nazis occupent Vienne. Lorsque Freud reprend ses réflexions sur Moïse et les origines du monthéisme à la toute fin des années trente, il est un vieux monsieur célèbre, le mouvement analytique est solidement implanté dans de nombreux pays et la montée du nazisme menace de plus en plus le monde, au point où Freud lui-même devra quitter Vienne pour aller terminer ses jours à Londres. Pour Freud, juif non-croyant, écrire sur l'antisémitisme s'imposait : ici, l'antisémitisme est au fond analysé comme un antichristianisme, porté par des peuples récemment convertis, avec en fonds cette idée que les juifs, en refusant le christianisme sont les seuls à avoir ainsi refusés d'être lavés du meurtre de Dieu. Souvent rapproché de Totem et tabou (1912-1913) par son côté anthropologique, Moïse vient couronner aussi la profonde réflexion que Freud a menée à partir de 1920 à propos de la culture. Au fil de ces années, Freud a exploré toujours plus avant le côté sombre de la culture que l'on associe trop facilement au progrès et au bien. Les liens entre la culture et la pulsion de mort sont au coeur de la pensée freudienne.

En 1904 paraît  la "Méthode psychanalytique" de Freud : la cure freudienne est désormais effective.

La cure freudienne est désormais effective. Contre la thérapie physico-chimique, ce dernier plaide en faveur d'une psychothérapie. Autour du fondateur s'organise alors le « cercle » psychanalytique de ses disciples viennois dès 1902, point de départ du « mouvement » psychanalytique, une sorte de famille élargie de patients devenus thérapeutes, viennois et médecins pour la plupart, dont Alfred Adler (1870-1937), Wilhelm Stekel (1868-1940), Rudolf Reitler (1865-1917) et Max Kahane  (1866-1923).
En 1909, à côté de Freud, C. G. Jung, Abraham A. Brill, Ernest Jones, Sandor Ferenczi ...

Puis, entre 1908 et 1910, se forme le véritable noyau des grands disciples de Freud, un noyau plus diversifié qui débouche sur la fameuse "Wiener psychoanalytische Vereinigun" qui, lors du premier congrès de l'histoire de la psychanalyse compte quelques 42 personnes venues de six pays différents, dont Alfred Adler (1870-1937, Vienne), Otto Rank (Vienne, 1884-1929), Ernst Jones (Londres, 1879-1958), Wilhelm Stekel (1868-1940, Vienne), Sandor Ferenczi (1873-1933, Budapest), Carl Gustav Jung (1875-1961, Küsnacht, Suisse), Eugen Bleuler (1857-1939, Zurich), Ludwig Binswanger (1881-1966, Zurich), Emma Jung (1882-1955, Küsnacht, Suisse), Abraham Brill (1874-1948, New-York), Max Eitington (1881-1943, Zurich), James J.Putnam (1846-1918, Boston), Otto Rank (1884-1939, Vienne), Paul Federn (1871-1950, Vienne), Eduard Hitschmann (1871-1957, Vienne)..

(congrès international de psychanalyse de septembre 1911)

En 1908, Freud est le "maître incontesté" du mouvement, il a 43 ans. Puis ce sont les premières dissidences, Alfred Adler, en 1911, puis Carl Gustav Jung, en 1912-1913, alors que Freud opère un remaniement important de ses fondements théoriques (Métapsychologie, Narcissisme, Pulsion de mort, puis nouvelle topique avec la substitution à la distinction"inconscient-préconscient-conscient" de celle du "ça-moi-surmoi (le Moi et le Ça"). En 1923, malgré son état physique, il élabore une nouvelle théorie de l'angoisse et étend ses réflexions à la culture, à la religion, à l'histoire humaine. Après la Première Guerre mondiale, en 1924, le mouvement psychanalytique freudien voit le départ d'Otto Rank et en 1929 celui de Sandor Ferenczi.
Restent autour de Freud, l'allemand Karl Abraham, qui meurt en 1925, le Hongrois Sandor Ferenczi, qui disparaît en 1933, l'Anglais Ernst Jones, qui reste Le biographe de "la Vie et l'oeuvre de Sigmund Freud", Anna Freud, sa fille, et bientôt Marie Bonaparte et Lou Salomé. Désormais l'horizon analytique va subir les oppositions entre freudiens orthodoxes et postfreudiens, et se complexifier avec des figures étranges comme celle de Wilhelm Reich qui tente un rapprochement avec le marxisme.

 

La psychanalyse quitte son ancrage viennois, s'ouvre aux sensibilités européennes puis américaines. Dès 1909, Freud commence une série de conférences à la Clark University de Worcester, aux États-Unis, et nul ne sait encore combien les principes de la psychanalyse seront alors altérés par l'appropriation qu'en feront les Américains. En 1910, est créée l'Association psychanalytique internationale. La psychanalyse se développe de manière importante en Grande-Bretagne et en Allemagne et la première traduction d’un texte de Freud en France est publiée en 1922 (Introduction à la psychanalyse, Samuel Jankélévitch). Freud apprend en 1923 qu'il est atteint d'un cancer de la mâchoire, et dès lors déclinera fortement dans la souffrance. En 1933, les ouvrages de Freud sont brûlés en Allemagne lors des autodafés nazis, et celui-ci doit s'exiler à Londres lorsqu'en 1938 les Allemands entrent à Vienne. Parallèlement nombre de ses disciples émigrent aux Etats-Unis et vont enrichir à leur manière le terreau analytique du Nouveau Monde..

 

Ernest Jones (1879-1958), "The Life and Work of Sigmund Freud"

Ernest Jones (1879-1958), disciple de Freud dès 1908, fut un des rares qui lui resta fidèle jusqu'à sa mort, conservant intact le culte du grand homme qu'il avait connu. Introducteur de la psychanalyse dans les pays de langue anglaise. il consacrera toute sa vie au triomphe d'une cause qui mit si longtemps à s'imposer, mais qui grâce à lui et à quelques autres pénétra assez rapidement dans les pays anglo-saxons où elle ne rencontra pas les mêmes obstacles qu'en Autriche, son pays d'origine. Dans "The Life and Work of Sigmund Freud" (New York, 1953-1957), Jones s'emploie à faire connaître aussi exactement que possible la véritable figure, obscurcie par les partis pris et les calomnies, de son maitre. Tâche difficile étant donné l'attitude de Freud lui-même, lequel, considérant avoir assez livré de son intimité dans ses livres, s'employa à garder secrète sa vie privée et détruisit par deux fois non seulement sa correspondance, mais ses notes, son journal et ses manuscrits. Jones a rassemblé ici tous les documents auxquels il a pu avoir accès, lettres et témoignages, aidé en cette entreprise par la veuve et la famille de Freud, et son ouvrage à cet égard constitue une véritable somme. 

« Son extraordinaire intégrité personnelle - l'un des traits les plus remarquables de sa personnalité - se communiquait à tel point à ses proches que j'ai du mal à imaginer plus grande profanation du respect que Freud mérite que d'en présenter un portrait idéalisé, celui d`un être étranger au reste de l'humanité".

Peu, parmi ceux qui connurent Freud, furent à même de le comprendre aussi bien que Jones. Sa biographie nous permet de rattacher étroitement l'œuvre, du moins à ses débuts, à l'auto-analyse de Freud lui-même et d'expliquer la nécessité intime de cette démarche dont les résultats devaient devenir si rapidement universels. Elle nous permet aussi de mesurer l'honnêteté et le courage dont il fit preuve en combattant ses propres difficultés intérieures et ses conflits émotionnels, ses doutes, ses hésitations, ses scrupules...


La psychanalyse quitte son époque "héroïque"  pour s'implanter sur le terrain de la psychiatrie. La psychanalyse est purement une conception individualiste de l' "esprit', le sujet individuel se retrouve confronté à lui-même. Lorsque la psychanalyse aborde, ou est abordée par, la psychiatrie, nous entrons dans une autre dimension, collective, une autre discipline, médicalisée, une autre organisation, des lieux de soins psychiques...

Eugen Bleuler (1857-1939)
Si l'on fait abstraction de sa conception de la sexualité, Freud a donc transformé cette fameuse "maladie mentale" qu'était l'hystérie en un paradigme clinique, la névrose. C'est en s'inspirant de l'approche psychanalytique que Bleuler transforme le traitement des psychoses et invente 1911 le terme de "schizophrénie" pour décrire une forme de maladie mentale caractérisée par une incohérence de la pensée et une activité délirante.
De toutes les maladies mentales, la schizophrénie est la plus difficile à guérir. Le phénomène de dissociation qui la caractérise apparaît le plus souvent avec soudaineté et aboutit très rapidement à un phénomène morbide. Si son origine est inconnue, on en distingue en général trois formes, la forme hébéphrénique, caractérisée par des troubles du langage, la forme catatonique, qui enferme le patient dans monde imaginaire totalement incohérent, enfin la forme paranoïde qui fait du malade un véritable mort-vivant. Après Emil Kraepelin, c'est Bleuler qui établit l'unité de ces psychoses qui voit se détruire l'unité du moi et de l'image du corps (le fantasme du corps morcelé).
Le fameux hôpital du Burghölzli, au sud-est de Zurich, fondé en 1870, inaugure avec, entre autres Eugen Bleuler, une toute nouvelle approche de la folie au moment où se diffuse une pensée psychanalytique qui ne véhicule plus une image rationnaliste et répressive de la maladie mentale, mais tente d'écouter le patient et de déchiffrer son langage et ses rêves. C'est en 1905 que Jung, alors assistant de Bleuler, contacte Freud...