Henri Bergson (1839-1941) ,"Essai sur les données immédiates de la conscience" (1889), "Matière et mémoire" (1896), "Le Rire" (1900), "L’évolution créatrice" (1907), "Durée et simultanéité" (1922), "Les deux sources de la morale et de la religion" (1932), "La Pensée et le mouvant"  (1934) - .....

Last update : 11/11/2016

 

Le début du 20e siècle est une période de fermentation intellectuelle en France, et ce dans tous les domaines. La philosophie tend à devenir une réflexion sur l'homme, dans ses rapports concrets avec le monde et avec les événements, sans toutefois aborder une quelconque remise en question de l'ordre politique et social de l'époque.  Mais le philosophe va aussi trouver de nouvelles sources de réflexion et de recherche dans la transformation rapide des sciences de l'époque, et dans l'apparition de nouveaux domaines, la psychologie, la sociologie. Henri Bergson est de ceux qui exerceront une influence considérable sur la pensée et la littérature de son temps (Péguy et Proust se réclameront de lui)... 


Henri Bergson (1839-1941)

Le premier apport de Bergson, sa nouveauté, est de nous montrer à quel point les concepts que nous utilisons au cours de nos réflexions et par lesquels nous  nous pensons, sont en fait étroitement dépendants du contexte culturel et du moment historique dans lequel nous nous situons : "si on lit de près la Critique de la Raison Pure (Kant), on s’aperçoit que Kant a fait la critique, non pas de la raison en général, mais d’une raison façonnée aux habitudes et aux exigences du mécanisme cartésien, ou de la physique newtonienne " .

A l'époque de Bergson, surviennent et se développent les sciences biologiques, psychologiques et sociologiques. Dès lors, cette même raison, celle de Descartes ou celle de Kant, doit être repensée dans un contexte philosophique totalement renouvelé, et sans doute beaucoup plus riche de possibilités. Cet autre niveau d’expérience sera celui de "l’intuition de la durée", qui permet de pénétrer à l’intérieur de la réalité, c’est-à-dire de saisir le temps, le mouvement et la vie dans leur dynamisme même, alors que l’intelligence mathématique demeure à l’extérieur de l’objet, dans une perspective quantitative d’espace, de discontinuité, de mesure. Depuis Bergson, ces cadres de la pensée ont sensiblement évolués, il nous appartient de savoir en tenir compte pour tenter d'élargir d'autant nos axes de réflexions. 

Henri Bergson est né à Paris en 1859. Son père était musicien et compositeur, exilé de Pologne. Sa mère était anglaise et ne lui parla jamais qu’en anglais. Il fut élevé dans les règles du judaïsme traditionnel. Il fit de brillantes études à Paris où il se distingua dans l’étude des mathématiques et de la philosophie. Il fréquenta l’École Normale Supérieure (1878-1881). À cette époque , la philosophie officielle était le kantisme rigoureux. Marié en 1891, il fut père d’une fille, Jeanne, qui ne parlait pas, n’entendait pas, et qui fut pour lui sa fierté et son épreuve : " je suis sûr, écrit Jean Guitton, que plusieurs traits de la philosophie de Henri Bergson s’expliquent par cette source inconnue ". " …au moment où son père étudiait avec patience, avec génie, les troubles du langage pour édifier une nouvelle interprétation des rapports de l’âme avec le corps : il concluait à l’indépendance de la mémoire et de la matière, à la survie possible." écrit Jean Guitton. Il fut professeur de lycée pendant 16 ans. Deux ouvrages, le Rire. Essai sur la signification du comique et l'Évolution créatrice, parus respectivement en 1900 et 1907, donnent lieu à des controverses qui aboutissent à une mise à l'index par l'Église, mais aussi à un curieux succès mondain qui attire le Tout-Paris aux cours de Bergson. Son œuvre, surtout louée dans le monde anglo-saxon, est couronnée par le prix Nobel de littérature en 1927. Il meurt à Paris, pendant l’occupation allemande, le 8 janvier 1941, après avoir souffert pendant 15 ans de rhumatisme déformant. 

 

"M. Henri Bergson, — que beaucoup de bons esprits jugent le plus profond des penseurs contemporains, le plus grand philosophe actuel de la France et même du monde, — est né à Paris, le 18 octobre 1859. De 1868 à 1878, il fait, au Lycée Condorcet, de brillantes études, réussit surtout en sciences. En 1877, élève de mathématiques élémentaires, il obtient, au concours général, le prix de mathématiques, avec une solution si originale que les Annales de mathématiques la publient in extenso. Il hésite entre les lettres et les sciences, entre l’une et l’autre des sections de l’Ecole Normale Supérieure et l’Ecole Polytechnique. Il se décide pour l’Ecole Normale, section des lettres, y entre en 1878, dans la même promotion que Jean Jaurès. Il y est élève d’Emile Boutroux. Il en sort agrégé de philosophie en 1881.

De 1881 à 1883, il est professeur de philosophie au Lycée d’Angers. De 1883 à 1888, il est professeur au Lycée de Clermont et, en même temps, chargé de conférences à la Faculté de cette ville. En 1888, il est nommé à Paris ; en 1889, il soutient devant la Sorbonne une brillante thèse de doctorat. De 1888 à 1898, il est professeur à Paris, d’abord au Collège Rollin, puis au Lycée Henri IV.

Ses disciples se passionnent pour le maître dont ils découvrent le génie ; ils conservent pieusement ses cours, et, parfois, les prêtent, avec circonspection, à quelques privilégiés. A Henri IV, M, Bergson a pour élèves des jeunes gens dont plusieurs ont acquis, depuis, la notoriété dans les genres les plus différents ; Etienne Burnet, André Rivoire, François Simiand, Adolphe Landry, Louis Laloy, Georges Maspéro, Gaston Rageot, Désiré Roustan, Lucien Foulet, Mario Roques, Julien Luchaire, Claude Maître, Albert Thibaudet, P.-L. Couchoud. Je tiens à rendre un hommage ému à la mémoire de l'un de ces élèves, mon ami Jean Poirot, mort en 1924, chargé de cours de phonétique à la Sorbonne, qui, jadis, à l'Ecole Normale, me fit le don inestimable d'un cours complet d'Henri Bergson.

De 1898 à 1900, M. Bergson est maître de conférences à l’Ecole Normale Supérieure. Il y a pour auditeurs P.-L. Couchoud, Louis Aubert, Charles Blondel, François Albert, Maurice Halbwachs, Tonnelat, Ailbert Bayet, Aug. Bailly, Albert Thomas, Daniel Momet, Louis Hourticq, Henri Wallon, etc., etc.

En 1900, il est nommé professeur au Collée de France, en 1901, membre de l’Institut, en 19x4, membre de l'Académie Française. Ses cours du vendredi au Collège de France (j’en ai suivi plusieurs, en compagnie de Charles Péguy) obtiennent un succès croissant. Une heure, puis deux heures, parfois trois heures avant qu’il n’arrive, la salle se remplit d’auditrices et d’auditeurs qui attendent avec résignation : des professeurs, des étudiants, des étudiantes, des prêtres, des officiers, des femmes du monde. Les nations, les professions les plus diverses sont représentées. On s’entasse sur les bancs, puis sur les gradins, sur les fenêtres, dans les couloirs conduisant à la salle dont les portes restent ouvertes. On écoute dans un religieux silence, puis on applaudit frénétiquement le maître, qui est un merveilleux artiste de la parole.

Ainsi M. Bergson n’est pas seulement placé au premier rang des penseurs, de son époque par des philosophes aussi notoires que William James, Harald Höffding, Ed. Le Roy. Sa gloire s’étend au delà des milieux philosophiques ou intellectuels.

Lés grands journaux proclament le Bergsonisme « la philosophie à la mode ». Ils publient la photographie du maître. Ils le décrivent : cerveau puissant sur corps menu ; vaste front prolongeant la courbe du crâne ; yeux bleus enfoncée sous des sourcils épais ; nez en bec d’aigle ; visage rasé, moustache blonde coupée ras sur les lèvres minces. On analyse sa parole, tantôt rapide et sans arrêt, tantôt volontairement ralentie, détachant, épelant les mots, traînant sur la syllabe finale. On signale sa mimique, ses mains jointes qui fendent l’air ; c’est « un auteur et un acteur ». On rappelle comment il mêle aux idées les plus profondes des comparaisons familières, à la façon de Socrate, parfois une plaisanterie froide, débitée sans rire, ou même un jeu de mot.

En 1914, il est supplée, en 1921, remplacé dans sa chaire au Collège de France par son disciple indépendant, M. Edouard Le Roy...

.... Désireux de fortifier la philosophie de Spencer sur certains points, où il la juge moins solide, il examine de plus près sa conception du temps. Il en découvre la faiblesse : cet évolutionnisme ne tient pas assez compte du rôle que joue la durée... Pour mieux étudier le temps et la durée, M. Bergson se tourne vers la psychologie, qu’il a, jusqu’alors, négligée. Le résultat de ses réflexions sur la vie intérieure, c’est son premier ouvrage, qu’il présente comme thèse. "Essai sur les données immédiates de la conscience" (Paris, Alcan, 1889). Il y applique au grand problème de la liberté la méthode psychologique qui lui a permis de résoudre, d’une façon qui l’a satisfait, la question du temps et de la durée. 

Mais comment la liberté humaine s'insère-t-elle dans le mécanisme de l'univers ? Quels sont les rapports de l'esprit et du corps ?

M. Bergson se propose de résoudre ce problème en étudiant avec précision les faits de conscience que l’on s’accorde à juger le plus étroitement liés à la vie du corps, la perception et la mémoire. Pendant cinq ans, il accumule une vaste documentation psycho-physiologique sur la mémoire, plus spécialement sur la mémoire des mots et sur ses maladies. Il constate qu’il est impossible de loger la mémoire dans le cerveau. Il expose le résultat de ses recherches dans son important ouvrage "Matière et mémoire" (Paris, Alcan, 1896).

Il se délasse en étudiant avec profondeur "Le rire et la signification du comique" : de là un charmant petit ouvrage, le plus accessible aux lecteurs non philosophes : Le Rire (Paris, Alcan, 1900).

L’étude de la matière, entreprise à propos de celle de la mémoire, conduit M. Bergson à se demander ce qu'est la vie. Pendant plusieurs années il étend sa culture biologique. Il critique les idées courantes sur l’évolution des espèces. Il a le sentiment de résoudre, en même temps, le problème de la vie et le problème de la valeur et des limites de la connaissance, qui a si fort divisé les philosophes. De là cette œuvre capitale "L’Evolution créatrice" (Paris, Alcan, 1907)..." (Les Philosophes, Bergson, by Challaye Felicien, 1888)

Henri Bergson. Cours de psychologie professé au lycée Henri IV... notes.


Essai sur les données immédiates de la conscience (1889)

Au moment de la publication de sa thèse, Bergson affrontait un contexte intellectuel qui voyait une incompatibilité entre la liberté humaine et le déterminisme, alors condition de toute science. La mesure des sensations par le psychophysique, celle de l'intensité des états psychologiques, ne constituaient pas pour lui un champ d'expérience qui contrevenait à l'introspection, à la liberté donc, bien au contraire, portait à renouveler la psychologie.

Bergson ne veut pas se contenter du "moi" superficiel, qui n'est que l'ombre du moi profond et se trouve altéré par les exigences de la vie sociale et du langage; le philosophe doit retrouver le "moi fondamental" qu'une conscience inaltérée peut découvrir elle-même.

Toute philosophie, dit Bergson, « se ramasse en un point unique », son intuition initiale et centrale. Pour lui, il s’agit de la durée, qui est la réalité même. Par durée, il faut entendre « la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs » . Ces états sont des moments qualitatifs qui s’opposent aux quantités se juxtaposant dans l'espace. Du fait que le quantitatif seul se mesure, la science ne pourra pas atteindre les états de conscience. Aussi la qualité – donc tout fait psychique –, rebelle à la mesure, n'est-elle accessible qu'à l'intuition, érigée par Bergson en véritable méthode philosophique. « C’est à l’intérieur même de la vie que nous conduit l’intuition. » 

"Pour retrouver ce moi fondamental, tel qu'une conscience inaltérée l'apercevrait, un effort vigoureux d'analyse est nécessaire, par lequel on isolera les faits psychologiques internes et vivants de leur image d'abord réfractée, ensuite solidifiée dans l'espace homogène. En d'autres termes, nos perceptions, sensations, émotions et idées se présentent sous un double aspect : l'un net, précis, mais impersonnel ; l'autre confus, infiniment mobile, et inexprimable, parce que le langage ne saurait le saisir sans en fixer la mobilité, ni l'adapter à sa forme banale sans le faire tomber dans le domaine commun. Si nous aboutissons à distinguer deux formes de la multiplicité, deux formes de la durée, il est évident que chacun des faits de conscience, pris à part, devra revêtir un aspect différent selon qu'on le considère au sein d'une multiplicité distincte ou d'une multiplicité confuse, dans le temps-qualité où il se produit, ou dans le temps-quantité où il se projette.

Quand je me promène pour la première fois, par exemple, dans une ville où je séjournerai, les choses qui m'entourent produisent en même temps sur moi une impression qui est destinée à durer, et une impression qui se modifiera sans cesse. Tous les jours j'aperçois les mêmes maisons, et comme je sais que ce sont les mêmes objets, je les désigne constamment par le même nom, et je m'imagine aussi qu'elles m'apparaissent toujours de la même manière. Pourtant, si je me reporte, au bout d'un assez long temps, à l'impression que j'éprouvai pendant les premières années, je m'étonne du changement singulier, inexplicable et surtout inexprimable, qui s'est accompli en elle. Il semble que ces objets, continuellement perçus par moi et se peignant sans cesse dans mon esprit, aient fini par m'emprunter quelque chose de mon existence consciente ; comme moi ils ont vécu, et comme moi vieilli. Ce n'est pas là illusion pure ; car si l'impression d'aujourd'hui était absolument identique à celle d'hier, quelle différence y aurait-il entre percevoir et reconnaître, entre apprendre et se souvenir ? Pourtant cette différence échappe à l'attention de la plupart ; on ne s'en apercevra guère qu'à la condition d'en être averti, et de s'interroger alors scrupuleusement soi-même. La raison en est que notre vie extérieure et pour ainsi dire sociale a plus d'importance pratique pour nous que notre existence intérieure et individuelle. Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet. De même que la durée fuyante de notre moi se fixe par sa projection dans l'espace homogène, ainsi nos impressions sans cesse changeantes, s'enroulant autour de l'objet extérieur qui en est cause, en adoptent les contours précis et l'immobilité.

Nos sensations simples, considérées à l'état naturel, offriraient moins de consistance encore. Telle saveur, tel parfum m'ont plu quand j'étais enfant, et me répugnent aujourd'hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation ; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu'il me devient impossible de la méconnaître, j'extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût. Mais en réalité il n'y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m'apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n'y a guère dans l'âme humaine que des progrès. Ce qu'il faut dire, c'est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c'est parce que je l'aperçois maintenant à travers l'objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu'on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l'invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d'un mets réputé exquis, le nom qu'il porte, gros de l'approbation qu'on lui donne, s'interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu'un léger effort d'attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s'exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.

Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n'est aussi frappant que dans les phénomènes de sentiment. Un amour violent, une mélancolie profonde envahissent notre âme : ce sont mille éléments divers qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans la moindre tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres ; leur originalité est à ce prix. Déjà ils se déforment quand nous démêlons dans leur masse confuse une multiplicité numérique : que sera-ce quand nous les déploierons, isolés les uns des autres, dans ce milieu homogène qu'on appellera maintenant, comme on voudra, temps ou espace ?..."

 

Matière et mémoire (1896), Essai sur la relation du corps à l'esprit

Bergson s'engage à contre-courant de la psychologie de son époque, qui défendait une théorie physiologique de la mémoire : la mémoire était annexée à l'habitude et l'une et l'autre logées dans le corps, la théorie des localisations cérébrales n'était de même plus discutée. Bergson distingue une mémoire pure, fonction de l'esprit qui nous procure une vision rétrospective de notre passé, de la mémoire-habitude qui ne consiste qu'en montage des mouvements. Il remet en question le parallélisme psycho-physique, hypothèse de travail de la psychologie expérimentale : pour lui, le système nerveux n'est qu'un appareil sensori-moteur, le corps, un instrument d'action, dont le rôle dans la vie mentale ne se borne qu'à limiter en vue de l'action la vie de l'esprit. Nous côtoyons ici un nouveau spiritualisme.

C'est sur le plan de l'action, de la matière, du présent que le corps agit grâce aux souvenirs accumulés, qui constituent sa mémoire, son expérience. Mais, à mesure que la conscience, se désintéressant de l'action, quittera ce plan, elle s'élèvera d'une simple répétition mécanique du passé dans l'acte habituel à une véritable représentation de celui-ci dans les divers degrés du souvenir. Ainsi, le souvenir, né de l'inattention à la vie, manifeste l'infinie contractibilité de la durée, puisqu'un souvenir quasi instantané peut pourtant ressusciter de vastes portions du passé. Inversement, la matière, du fait de sa rigidité, ne peut que répéter le passé, et cette répétition occupera le même temps que l'original.  

"Ce livre affirme la réalité de l'esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l'un à l'autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d'autre part, il envisage corps et esprit de telle manière qu'il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées et qui font que, suggéré par la conscience immédiate, adopté par le sens commun, il est fort peu en honneur parmi les philosophes.
Ces difficultés tiennent, pour la plus grande part, à la conception tantôt réaliste, tantôt idéaliste, qu'on se fait de la matière. L'objet de notre premier chapitre est de montrer qu'idéalisme et réalisme sont deux thèses également excessives, qu'il est faux de réduire la matière à la représentation que nous en avons, faux aussi d'en faire une chose qui produirait en nous des représentations mais qui serait d'une autre nature qu'elles. La matière, pour nous, est un ensemble d' « images ». Et par « image » nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l'idéaliste appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose, - une existence située à mi-chemin entre la « chose » et la « représentation ». Cette conception de la matière est tout simplement celle du sens commun. On étonnerait beaucoup un homme étranger aux spéculations philosophiques en lui disant que l'objet qu'il a devant lui, qu'il voit et qu'il touche, n'existe que dans son esprit et pour son esprit, ou même, plus généralement, n'existe que pour un esprit, comme le voulait Berkeley. Notre interlocuteur soutiendrait toujours que l'objet existe indépendamment de la conscience qui le perçoit. Mais, d'autre part, nous étonnerions autant cet interlocuteur en lui disant que l'objet est tout différent de ce qu'on y aperçoit, qu'il n'a ni la couleur que l'œil lui prête, ni la résistance que la main y trouve. Cette couleur et cette résistance sont, pour lui, dans l'objet : ce ne sont pas des états de notre esprit, ce sont les éléments constitutifs d'une existence indépendante de la nôtre. Donc, pour le sens commun, l'objet existe en lui-même et, d'autre part, l'objet est, en lui-même, pittoresque comme nous l'apercevons : c'est une image, mais une image qui existe en soi."

 

Le Rire (1900), Essai sur la signification du comique

Pour Bergson, le comique est  « quelque chose de mécanique dans quelque chose de vivant » , une rupture dans le mouvement souple de la vie, l’introduction d’une raideur, une mécanique dans une vie qui est écoulement continu.

 

 

"Voici le premier point sur lequel nous appellerons l’attention. Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. On rira d’un chapeau ; mais ce qu’on raille alors, ce n’est pas le morceau de feutre ou de paille, c’est la forme que des hommes lui ont donnée, c’est le caprice humain dont il a pris le moule. Comment un fait aussi important, dans sa simplicité, n’a-t-il pas fixé davantage l’attention des philosophes ? Plusieurs ont défini l’homme « un animal qui sait rire ». Ils auraient aussi bien pu le définir un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet inanimé, c’est par une ressemblance avec l’homme, par la marque que l’homme y imprime ou par l’usage que l’homme en fait.
Signalons maintenant, comme un symptôme non moins digne de remar­que, l’insensibilité qui accompagne d’ordinaire le rire. Il semble que le comi­que ne puisse produire son ébranlement qu’à la condition de tomber sur une surface d’âme bien calme, bien unie. L’indifférence est son milieu naturel. Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion. Je ne veux pas dire que nous ne puissions rire d’une personne qui nous inspire de la pitié, par exemple, ou même de l’affection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié. Dans une société de pures intelligences on ne pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-être encore ; tandis que des âmes invariablement sensibles, accordées à l’unisson de la vie, où tout événement se prolongerait en résonance sentimentale, ne connaîtraient ni ne comprendraient le rire. Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. Détachez-vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indif­férent : bien des drames tourneront à la comédie. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans un salon où l’on danse, pour que les danseurs nous paraissent aussitôt ridicules. Combien d’actions humaines résisteraient à une épreuve de ce genre ? et ne verrions-nous pas beaucoup d’entre elles passer tout à coup du grave au plaisant, si nous les isolions de la musique de sentiment qui les accompagne ? Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momen­tanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure.
Seulement, cette intelligence doit rester en contact avec d’autres intelli­gences. Voilà le troisième fait sur lequel nous désirions attirer l’attention. On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. Il semble que le rire ait besoin d’un écho. Écoutez-le bien : ce n’est pas un son articulé, net, terminé ; c’est quelque chose qui voudrait se prolonger en se répercutant de proche en proche, quelque chose qui commence par un éclat pour se continuer par des roulements, ainsi que le tonnerre dans la montagne. Et pourtant cette réper­cussion ne doit pas aller à l’infini. Elle peut cheminer à l’intérieur d’un cercle aussi large qu’on voudra ; le cercle n’en reste pas moins fermé. Notre rire est toujours le rire d’un groupe. Il vous est peut-être arrivé, en wagon ou à une table d’hôte, d’entendre des voyageurs se raconter des histoires qui devaient être comiques pour eux puisqu’ils en riaient de bon cœur. Vous auriez ri comme eux si vous eussiez été de leur société. Mais n’en étant pas, vous n’aviez aucune envie de rire. Un homme, à qui l’on demandait pourquoi il ne pleurait pas à un sermon où tout le monde versait des larmes, répondit : « je ne suis pas de la paroisse. » Ce que cet homme pensait des larmes serait bien plus vrai du rire. Si franc qu’on le suppose, le rire cache une arrière-pensée d’en­tente, je dirais presque de complicité, avec d’autres rieurs, réels ou imagi­naires. Combien de fois n’a-t-on pas dit que le rire du spectateur, au théâtre, est d’autant plus large que la salle est plus pleine ; Combien de fois n’a-t-on pas fait remarquer, d’autre part, que beaucoup d’effets comiques sont intradui­sibles d’une langue dans une autre, relatifs par conséquent aux mœurs et aux idées d’une société particulière ? Mais c’est pour n’avoir pas compris l’impor­tance de ce double fait qu’on a vu dans le comique une simple curiosité où l’esprit s’amuse, et dans le rire lui-même un phénomène étrange, isolé, sans rapport avec le reste de l’activité humaine. De là ces définitions qui tendent à faire du comique une relation abstraite aperçue par l’esprit entre des idées, « contraste intellectuel », « absurdité sensible », etc., définitions qui, même si elles convenaient réellement à toutes les formes du comique, n’expliqueraient pas le moins du monde pourquoi le comique nous fait rire. D’où viendrait, en effet, que cette relation logique particulière, aussitôt aperçue, nous contracte, nous dilate, nous secoue, alors que toutes les autres laissent notre corps indifférent ? Ce n’est pas par ce côté que nous aborderons le problème. Pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la société ; il faut surtout en déterminer la fonction utile, qui est une fonction sociale. Telle sera, disons-le dès maintenant, l’idée directrice de toutes nos recherches. Le rire doit répondre à certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale."

 

L’évolution créatrice (1907)

C'est l’oeuvre majeure d’Henri Bergson, qui va , créer une métaphysique, source de succès et de malentendus dès sa parution en 1907. "L'Évolution créatrice" montre comment la durée règne dans l'univers lui-même. Rejetant mécanisme et finalisme en biologie, Bergson se rattache à une sorte de néo-lamarckisme. Puissance de métamorphose, la vie est entraînée par l'élan vital dans des séries divergentes de transformations, qui, après que la durée s'est scindée en matière et vie, l'orientent elle-même vers la vie végétale et la vie animale, l'animal vers l'instinct et vers l'intelligence, celle-ci enfin vers l'action technique et vers la compréhension intuitive. C'est ce mouvement de différenciation que les "Deux Sources de la morale et de la religion" poursuivent sur le terrain de la vie sociale.

"L'existence dont nous sommes le plus assurés et que nous connaissons le mieux est incontestablement la nôtre, car de tous les autres objets nous avons des notions qu'on pourra juger extérieures et superficielles, tandis que nous nous percevons nous-mêmes intérieurement, profondément. Que constatons-nous alors ? Quel est, dans ce cas privilégié, le sens précis du mot « exister » ? Rappelons ici, en deux mots, les conclusions d'un travail antérieur.
Je constate d'abord que je passe d'état en état. J'ai chaud ou j'ai froid, je suis gai ou je suis triste, je travaille ou je ne fais rien, je regarde ce qui m'en­toure Ou je pense à autre chose. Sensations, sentiments, volitions, repré­sentations, voilà les modifications entre lesquelles mon existence se partage et qui la colorent tour à tour. Je change donc sans cesse. Mais ce n'est pas assez dire. Le change. ment est bien plus radical qu'on ne le croirait d'abord.
Je parle en effet de chacun de mes états comme s'il formait un bloc. Je dis bien que je change, mais le change. ment m'a l'air de résider dans le passage d'un état à l'état suivant : de chaque état, pris à part, j'aime à croire qu'il reste ce qu'il est pendant tout le temps qu'il se produit. Pourtant, un léger effort d'attention me révèlerait qu'il n'y a pas d'affection, pas de représentation, pas de volition qui ne se modifie à tout moment , si un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle d'un objet extérieur immobile. L'objet a beau rester le même, j'ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour : la vision que j'ai n'en diffère pas moins de celle que je viens d'avoir, quand ce ne serait que parce qu'elle a vieilli d'un instant. Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent, Mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même. A plus forte raison en est-il ainsi des états plus profondément intérieurs, sensations, affections, désirs, etc., qui ne correspondent pas, comme une simple percep­tion visuelle, à un objet extérieur invariable. Mais il est commode de ne pas faire attention à ce changement ininterrompu, et de ne le remarquer que lorsqu'il devient assez gros pour imprimer au corps une nouvelle attitude, à l'attention une direction nouvelle. A ce moment précis on trouve qu'on a changé d'état. La vérité est qu'on change sans cesse, et que l'état lui-même
est déjà du changement.
C'est dire qu'il n'y a pas de différence essentielle entre passer d'un état à un autre et persister dans le même état. Si l'état qui « reste le même » est plus varié qu'on ne le croit, inversement le passage d'un état a un autre ressemble plus qu'on ne se l'imagine à un même état qui se prolonge; la transition est continue. Mais, précisément parce que nous fermons les yeux sur l'incessante variation de chaque état psychologique, nous sommes obligés, quand la variation est devenue si considérable qu'elle s'impose à notre attention, de parier comme si un nouvel état s'était juxtaposé au précédent. De celui-ci nous supposons qu'il demeure invariable à son tour, et ainsi de suite indéfiniment. L'apparente discontinuité de la vie psychologique tient donc à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d'actes discontinus : où il n'y a qu'une pente douce, nous croyons apercevoir, en suivant la ligne brisée de nos actes d'attention, les marches d'un escalier. Il est vrai que notre vie psychologique est pleine d'imprévu. Mille incidents surgissent, qui semblent trancher sur ce qui les précède, ne point se rattacher à ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d'un fond où ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles mêmes qui les séparent : ce sont les coups de timbale qui éclatent de loin en loin dans la symphonie. Notre attention se fixe sur eux parce qu'ils l'intéressent davantage, mais chacun d'eux est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière. Chacun d'eux n'est que le point le mieux éclairé d'une zone mouvante qui comprend tout ce que nous sentons, pensons, voulons, tout ce que nous sommes enfin à un moment donné. C'est cette zone entière qui constitue, en réalité, notre état. Or, des états ainsi définis on peut dire qu'ils ne sont pas des éléments distincts. Ils se continuent les uns les autres en un écoulement sans fin.
Mais, comme notre attention les a distingués et séparés artificiellement, elle est bien obligée de les réunir ensuite par un lien artificiel. Elle imagine ainsi un moi amorphe, indifférent, immuable, sur lequel défileraient ou s'enfileraient les états psychologiques qu'elle a érigés en entités indépen­dantes. Où il y a une fluidité de nuances fuyantes qui empiètent les unes sur les autres, elle aperçoit des couleurs tranchées, et pour ainsi dire solides, qui se juxtaposent comme les pertes variées d'un collier : force lui est de supposer alors un fil, non moins solide, qui retiendrait les perles ensemble. Mais si ce substrat incolore est sans cesse coloré par ce qui le recouvre, il est pour nous, dans son indétermination, comme s'il n'existait pas. Or, nous ne percevons précisément que du coloré, c'est-à-dire des états psychologiques. A vrai dire, ce « substrat» n'est pas une réalité ; c'est, pour notre conscience, un simple signe destiné à lui rappeler sans cesse le caractère artificiel de l'opération par laquelle l'attention juxtapose un état à un état, là où il y a une continuité qui se déroule. Si notre existence se composait d'états séparés dont un « moi » impassible eût à faire la synthèse, il n'y aurait pas pour nous de durée. Car un moi qui ne change pas ne dure pas, et un état psychologique qui reste identique à lui-même tant qu'il n'est pas remplacé par l'état suivant ne dure pas davantage. On aura beau, dès lors, aligner ces états les uns à côté des autres sur le « moi » qui les soutient, jamais ces solides enfilés sur du solide ne feront de la durée qui coule. La vérité est qu'on obtient ainsi une imitation artificielle de la vie intérieure, un équivalent statique qui se prêtera mieux aux exigences de la logique et du langage, précisément parce qu'on en aura éliminé le temps réel. Mais quant à la vie psychologique, telle qu'elle se déroule sous les symboles qui la recouvrent, on s'aperçoit sans peine que le temps en est l'étoffe même."

 

L’énergie spirituelle (1919)

Premier recueil d'essais et de conférences, L’Energie spirituelle est l’occasion pour Bergson d’intégrer plusieurs démarches : philosophique, psychologique, métaphysique, scientifique, biologique. Le thème dominant est le refus de la thèse du parallélisme psycho-physique. Bergson s'oppose à toute recherche neuro-biologique qui ne peut que décrire des mouvements moléculaires et cérébraux sans pouvoir expliquer des opérations de la conscience, comme la pensée, le rêve, ou l'interprétation. Ainsi, ces sept conférences sont dominées par le grand problème métaphysique de l'union de l'âme et du corps, et par sa récupération scientifique. Les conférences "La conscience et la vie", "L'âme et le corps", "Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique" explicitent la critique bergsonienne de cette théorie, notamment grâce aux analyses du rêve, de la fausse reconnaissance, du déjà vu, et de l'effort intellectuel.

(1913) "Le matérialisme actuel", contributions faites lors de conférences en 1913 par diverses personnalités, dont Bergson, Henri, 1859-1941; Poincaré, Henri, 1854-1912; Gide, Charles, 1847-1932; Wagner, Charles, 1852-1918; Roz, Firmin; Witt-Guizot, François Jean Henry de, 1870-; Friedel, Jean, 1874-; Riou, Gaston... Un magnifique exemple de la densité et de la clarté de la réflexion bergsonienne, la science face à la métaphysique, "il doit y avoir infiniment plus, dans une conscience humaine, que dans le cerveau correspondant...", "le cerveau est l'organe de l'attention à la vie..."

 

L'ÂME ET LE CORPS, Bergson - "Le titre de cette conférence est « L'âme et le corps », c'est-à-dire la matière et l'esprit, c'est-à-dire tout ce qui existe et même, s'il faut en croire une philosophie dont nous parlerons tout à l'heure, quelque chose aussi qui n'existerait pas. Mais rassurez-vous. Notre intention n'est pas d'approfondir la nature de la matière, pas plus d'ailleurs que la nature de l'esprit. On peut distinguer deux choses l'une de l'autre, et en déterminer jusqu'à un certain point les rapports, sans pour cela connaître la nature de chacune d'elles. Il m'est impossible, en ce moment, de faire connaissance avec toutes les personnes qui m'entourent; je me distingue d'elles cependant, et je vois aussi quelle situation elles occupent par rapport à moi. Ainsi pour le corps et l'âme : définir l'essence de l'un et de l'autre est une entreprise qui nous mènerait loin ; mais il est plus aisé de savoir ce qui les unit et ce qui les sépare, car cette union et celte séparation sont des faits d'expérience.

D'abord, que dit sur ce point l'expérience immédiate et naïve du sens commun ? Chacun de nous est un corps, soumis aux mêmes lois que toutes les autres portions de matière. Si on le pousse, il avance ; si on le tire, il recule ; si on le soulève et qu'on l'abandonne, il retombe. Mais, à côté de ces mouvements qui sont provoqués mécaniquement par une cause extérieure, il en est d'autres qui semblent venir du dedans et qui tranchent sur les précédents par leur caractère imprévu : on les appelle «volontaires». Quelle en est la cause? C'est ce que chacun de nous désigne par les mots « je » ou « moi ». Et qu'est-ce que le moi ! Quelque chose qui parait, à tort ou à raison, déborder de toutes parts le corps qui y est joint, le dépasser dans l'espace aussi bien que dans le temps. Dans l'espace d'abord, car le corps de chacun de nous s'arrête aux contours précis qui le limitent, tandis que par notre faculté de percevoir, et plus particulièrement de voir, nous rayonnons bien au delà de notre corps: nous allons jusqu'aux étoiles. Dans le temps ensuite, car le corps est matière, la matière est dans le présent, et, s'il est vrai que le passé y laisse des traces, ce ne sont des traces de passé que pour une conscience qui les aperçoit et qui interprète ce qu'elle aperçoit à la lumière de ce qu'elle se remémore : la conscience, elle, a pour fonction essentielle de retenir ce passé, de l'enrouler sur lui- même au fur et à mesure que le temps se déroule, et de préparer avec lui un avenir qu'elle contribuera à créer. Même, l'acte volontaire, dont nous parlions à l'instant, n'est pas autre chose qu'un ensemble de mouvements suggérés par des expériences antérieures, et infléchis dans une direction nouvelle par cette force consciente dont le rôle parait bien être d'apporter quelque chose de nouveau dans le monde. Oui, elle crée du nouveau en dehors d'elle, puisqu'elle dessine dans l'espace des mouvements imprévus, imprévisibles. Et elle crée aussi du nouveau à l'intérieur d'elle-même, puisque l'action volontaire réagit sur celui qui la veut, modifie dans une certaine mesure le caractère dont elle émane, et accomplit, par une espèce de miracle, cette création de soi par soi qui a tout l'air d'être l'objet même de la vie humaine. 

En résumé donc, à côté du corps qui est confiné au moment présent dans le temps et limité à la place qu'il occupe dans l'espace, qui, dans l'espace et le temps, se conduit en automate et réagit mécaniquement aux influences extérieures, nous saisissons quelque chose qui s'étend beaucoup plus loin que le corps dans l'espace et qui dure à travers le temps, quelque chose qui, dans l'espace et dans le temps, demande ou impose au corps des mouvements non plus automatiques et prévus, mais imprévisibles et libres : cette chose, qui déborde le corps de tous côtés et qui crée des actes en se créant à nouveau elle-même, c'est le « moi », c'est l' « âme », c'est l'esprit, l'esprit étant précisément une force qui peut tirer d'elle-même plus qu'elle ne contient, rendre plus qu'elle ne reçoit, donner plus qu'elle n'a. Voilà ce que nous croyons voir. Telle est l'apparence.

 

On nous dit : « Fort bien, mais ce n'est qu'une apparence. Regardez de plus près. Et écoutez parler la science. D'abord, vous reconnaîtrez bien vous-même que cette « âme » n'opère jamais devant vous sans un corps. Son corps l'accompagne de la naissance à la mort, et, à supposer qu'elle en soit réellement distincte, tout se passe comme si elle y était liée inséparablement. Votre conscience s'évanouit si vous respirez du chloroforme ; elle s'exalte si vous absorbez de l'alcool ou du café. Une intoxication légère peut donner lieu à des troubles déjà profonds de l'intelligence, de la sensibilité et de la volonté. Une intoxication durable, comme en laissent derrière elles certaines maladies infectieuses, produira l'aliénation. S'il est vrai qu'on ne trouve pas toujours, à l'autopsie, des lésions du cerveau chez les aliénés, du moins en rencontre-t-on souvent ; et, là où il n'y a pas de lésion visible, c'est sans doute une altération chimique des tissus qui a causé la maladie. Bien plus, la science localise en certaines circonvolutions précises du cerveau certaines fonctions déterminées de l'esprit, comme la faculté, dont vous parliez tout à l'heure, d'accomplir des mouvements volontaires. Des lésions de tel ou tel point de la zone rolandique, entre le lobe frontal et le lobe pariétal, entraînent la perte des mouvements du bras, de la jambe, de la face, de la langue. La mémoire même, dont vous faites une fonction essentielle de l'esprit, a pu être localisée en partie : au pied de la troisième circonvolution frontale gauche siègent les souvenirs des mouvements d'articulation de la parole ; dans une région intéressant la première et la deuxième circonvolutions temporales gauches se conserve la mémoire du son des mots : à la partie postérieure de la deuxième circonvolution pariétale gauche sont déposées les images visuelles des mots et des lettres, etc. 

Allons plus loin. Vous disiez que, dans l'espace comme dans le temps, l'âme déborde le corps auquel elle est jointe. Voyons pour l'espace. Il est vrai que la vue et l'ouïe vont au delà des limites du corps ; mais pourquoi? Parce que des vibrations venues de loin ont impressionné l'œil et l'oreille, se sont transmises au cerveau ; là, dans le cerveau, l'excitation est devenue sensation auditive ou visuelle ; la perception est donc à l'intérieur du corps, elle ne traverse pas l'espace. Arrivons alors au temps. Vous prétendez que l'esprit embrasse le passé, tandis que le corps est confiné dans un présent qui recommence sans cesse. Mais nous ne nous rappelons le passé que parce que notre corps en conserve la trace encore présente. Les impressions faites par les objets sur le cerveau y demeurent, comme des images sur une plaque sensibilisée ou comme des phonogrammes sur des disques phonographiques ; de même que le disque répète la mélodie quand on fait fonctionner l'appareil, ainsi le cerveau ressuscite le souvenir quand l'ébranlement voulu se produit au point où l'impression est déposée. Donc, pas plus dans le temps que dans l'espace, l' « âme » ne déborde le corps.

Mais y a-t-il réellement une « âme » distincte du corps ? 

Nous venons de voir que des changements se produisent sans cesse dans le cerveau, ou, pour parler plus précisément, des déplacements et des groupements nouveaux de molécules et d'atomes. Il en est qui se traduisent par ce que nous appelons des sensations, d'autres par des souvenirs ; il en est, sans aucun doute, qui correspondent à tous les faits intellectuels, sensibles et volontaires : la conscience s'y surajoute comme une phosphorescence ; elle est semblable à la trace lumineuse qui suit et dessine le mouvement de l'allumette qu'on frotte, dans l'obscurité, le long d'un mur. Cette phosphorescence, s'éclairant pour ainsi dire elle-même, crée de singulières illusions d'optique intérieure ; c'est ainsi que la conscience s'imagine modifier, diriger, produire les mouvements dont elle n'est que le résultat ; en cela consiste la croyance à une volonté libre. 

La vérité est que si nous pouvions, à travers le crâne, voir ce qui se passe dans un cerveau qui travaille, si nous disposions, pour en observer l'intérieur, d'instruments capables de grossir des millions de millions de fois autant que ceux de nos microscopes qui grossissent le plus, si nous assistions ainsi à la danse des molécules, atomes et électrons dont l'écorce cérébrale est faite, et si, d'autre part, nous possédions la table de correspondance entre le cérébral et le mental, je veux dire le dictionnaire permettant de traduire chaque figure de la danse en langage de pensée et de sentiment, nous saurions aussi bien que la prétendue « âme » tout ce qu'elle pense, sent et veut, tout ce qu'elle croit faire librement alors qu'elle le fait mécaniquement. 

Nous le saurions même beaucoup mieux qu'elle, car cette soi-disant « âme » consciente n'éclaire qu'une petite partie de la danse intra-cérébrale, elle n'est que l'ensemble des feux follets qui voltigent au-dessus de tels ou tels groupements privilégiés d'atomes, au lieu que nous assisterions à tous les groupements de tous les atomes, à la danse intra-cérébrale tout entière. Votre « âme consciente » est tout au plus un effet qui aperçoit des effets : nous verrions, nous, les effets et les causes. »

Voilà ce qu'on dit quelquefois au nom de la science

 

Mais il est bien évident, n'est-ce-pas? que si l'on appelle « scientifique » ce qui est observé ou observable, démontré ou démontrable, une théorie comme celle que nous venons d'esquisser n'a rien de scientifique, puisque, d'ans l'état actuel de la science, nous n'entrevoyons même pas la possibilité de la vérifier. 

On allègue, il est vrai, que la loi de conservation de l'énergie s'oppose à ce que la plus petite parcelle de force ou de mouvement se crée dans l'univers, et que, si les choses ne se passaient pas mécaniquement comme on vient de le dire, si une volonté efficace intervenait pour accomplir des actes libres, la loi de conservation de l'énergie serait violée. 

Mais raisonner ainsi est simplement admettre ce qui est en question; caria loi de conservation de l'énergie, comme toutes les lois physiques, n'est que le résumé d'observations faites sur des phénomènes physiques ; elle exprime ce qui se passe dans un domaine où per- sonne n'a jamais soutenu qu'il y eût caprice, choix ou liberté ; et il s'agit précisément de savoir si elle se vérifie encore dans des cas où la conscience (qui, après tout, est une faculté d'observation, et qui expérimente à sa manière) se sent en présence d'une activité libre. 

Tout ce qui s'offre directement aux sens ou à la conscience, tout ce qui est objet d'expérience, soit extérieure soit interne, doit être tenu pour réel tant qu'on n'a pas démontré que c'est une simple apparence. Or, il n'est pas douteux que nous nous sentions libres, que telle soit notre impression immédiate. 

A ceux qui soutiennent que ce sentiment est illusoire incombe donc l'obligation de la preuve. Et ils ne prouvent rien de ce genre, puisqu'ils ne font qu'étendre arbitrairement aux actions volontaires une loi vérifiée dans des cas où la volonté n'intervient pas. Il est d'ailleurs bien possible que, si cette volonté est capable de créer de l'énergie, la quantité d'énergie créée soit trop faible pour affecter sensiblement nos instruments de mesure: l'effet pourra néanmoins en être énorme, comme celui de l'étincelle qui fait sauter une poudrière. Je ne puis entrer dans l'examen approfondi de ce point. 

Qu'il me suffise de dire que si l'on considère le mécanisme du mouvement volontaire en particulier, le fonctionnement du système nerveux en général, la vie elle-même enfin dans ce qu'elle a d'essentiel, on arrive à la conclusion que l'artifice constant de la conscience, depuis ses origines les plus humbles dans les formes vivantes les plus élémentaires, est de convertira ses fins le déterminisme physique ou plutôt de tourner la loi de conservation de l'énergie, en obtenant de la matière une fabrication toujours plus intense d'explosifs toujours mieux utilisables : il suffit alors d'une action extrêmement faible, comme celle d'un doigt qui presserait sans effort la détente d'un pistolet sans frottement, pour libérer au moment voulu, dans la direction choisie, une somme aussi grande que possible d'énergie accumulée. Le glycogène déposé dans les muscles est en effet un explosif véritable ; par lui s'accomplit le mouvement volontaire : fabriquer et utiliser des explosifs de ce genre semble être la préoccupation constante et essentielle de la vie, depuis sa première apparition dans des masses protoplasmiques déformables à volonté jusqu'à son complet épanouissement dans des organismes capables d'actions libres. 

Mais, encore une fois, je ne veux pas insister ici sur un point dont je me suis longuement occupé ailleurs. Je ferme donc la parenthèse que j'aurais pu me dispenser d'ouvrir, et je reviens à ce que je disais d'abord, à l'impossibilité d'appeler scientifique une thèse qui n'est ni démontrée ni même suggérée par l'expérience.

 

Que nous dit en effet l'expérience? Elle nous montre que la vie de l'âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu'il y a solidarité entre elles, rien de plus. 

Mais ce point n'a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l'équivalent du mental, qu'on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l'on arrache le clou ; il oscille si le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tète du clou est trop pointue : il ne s'ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêlement, ni que le clou soit l'équivalent du vêtement ; encore moins s'ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau, mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. 

 

Tout ce, que l'observation, l'expérience, et par conséquent la science nous permettent d'affirmer, c'est l'existence d'un certaine relation entre le cerveau et la conscience.

Quelle est cette relation ? 

Ah, c'est ici que nous pouvons nous demander si la philosophie a bien donné ce qu'on était en droit d'attendre d'elle! A la philosophie incombe la tâche d'étudier la vie de l'âme dans toutes ses manifestations. Exercé au maniement de l'observation intérieure, le philosophe devrait descendre au-dedans de lui-même, puis, remontant à la surface, suivre le mouvement graduel par lequel la conscience se détend, s'étend, se prépare à évoluer dans l'espace. Assistant à cette matérialisation progressive, épiant les démarches par lesquelles la conscience s'extériorise, il obtiendrait tout au moins une intuition vague de ce que peut être l'insertion de l'esprit dans la matière, la relation du corps à l'âme. Ce ne serait sans doute qu'une première lueur, pas davantage. Mais cette lueur nous permettrait déjà de nous orienter parmi les faits innombrables dont la psychologie et la pathologie disposent. Ces faits, à leur tour, corrigeant et complétant ce que l'expérience interne aurait eu de défectueux ou d'insuffisant, redresse- raient la méthode d'observation intérieure. 

Ainsi, par une série indéfinie d'allées et de venues entre deux centres d'observation, l'un situé au dedans, l'autre au dehors, nous obtiendrions une solution de plus en plus approchée du problème, - jamais parfaite, comme prétendent trop souvent l'être les solutions données par le métaphysicien, mais toujours perfectible, comme le sont celles du savant. Il est vrai que du dedans serait venue la première impulsion, à la vision intérieure nous aurions demandé le principal éclaircissement; et c'est pourquoi le problème resterait ce qu'il doit être, un problème de philosophie.

Mais le métaphysicien ne descend pas facilement des hauteurs où il aime à se tenir. Platon l'invitait à se tourner vers le monde des Idées. C'est là qu'il s'installe volontiers, fréquentant parmi les purs concepts, les amenant à des concessions réciproques, les conciliant tant bien que mal les uns avec les autres, s'exerçant dans ce milieu distingué à une diplomatie savante. Il hésite à entrer en contact avec des faits particuliers, quels qu'ils soient, à plus forte raison avec des faits tels que les maladies mentales, par exemple : il craindrait de se salir les mains. 

Bref, la théorie que la science était en droit d'attendre ici de la philosophie, — théorie souple, perfectible, calquée sur l'ensemble des faits connus, — la philosophie n'a pas voulu ou n'a pas pu la lui donner.

 

Alors, tout naturellement, le savant s'est dit : « Puisque la philosophie ne me demande pas, avec faits et raisons à l'appui, de limiter de telle ou telle manière déterminée, sur tels et tels points déterminés, la correspondance entre la vie mentale et la vie cérébrale, je vais faire provisoirement comme si la correspondance était parfaite et comme s'il y avait équivalence ou même identité. Moi, physiologiste, avec les méthodes dont je dispose — méthodes d'observation et d'expérimentation purement extérieures — je ne vois que le cerveau et je n'ai de prise que sur le cerveau ; je vais donc procéder comme si la pensée n'était qu'une fonction du cerveau ; je marcherai ainsi avec d'autant plus d'audace, j'aurai d'autant plus de chances de m'avancer loin.

Quand on ne connaît pas la limite de son droit, on commence par faire comme si le droit n'avait pas de limite; il sera toujours temps d'en rabattre. » 

Voilà ce que s'est dit le savant; et il s'en serait tenu là s'il avait pu se passer de philosophie.

 

Mais on ne se passe pas de philosophie : et en attendant que les philosophes lui apportassent la théorie malléable, modelable sur la double expérience du dedans et du dehors, dont la science aurait eu besoin, il était naturel que le savant acceptât, des mains de l'ancienne métaphysique, la doctrine toute faite, construite de toutes pièces, qui s'accordait le mieux avec la règle de méthode qu'il avait trouvé avantageux de suivre. Il n'avait d'ailleurs pas le choix. 

 

La seule hypothèse précise que la métaphysique des trois derniers siècles nous ait léguée sur ce point est justement celle d'un parallélisme rigoureux entre l'âme et le corps, l'âme traduisant ce que fait le corps, ou le corps ce que fait l'âme, ou le corps et l'âme exprimant chacun à sa manière, comme des traductions en langues différentes du même original, quelque chose qui n'est ni l'un ni l'autre. 

Comment la philosophie du XVIIe siècle avait-elle été conduite à cette hypothèse ? Ce n'était certes pas par l'anatomie et la physiologie du cerveau, sciences qui existaient à peine; et ce n'était pas davantage par l'approfondissement de la vie psychologique normale et des maladies de l'esprit. Non, celle hypothèse avait été tout naturellement déduite des principes généraux d'une métaphysique qu'on avait conçue, en grande partie au moins, pour donner un corps aux espérances de la physique moderne. Les découvertes de la Renaissance, celles de Kepler et de Galilée en particulier, avaient révélé la possibilité de ramener les problèmes astronomiques et physiques à des problèmes de mécanique. De là l'idée que la totalité de l'univers matériel, inorganisé et organisé, pourrait bien être une immense machine, soumise à des lois mathématiques. Dès lors les corps vivants en général, le corps de l'homme en particulier, devaient s'engrener dans la machine comme autant de rouages dans un mécanisme d'horlogerie; aucun de nous ne pouvait rien faire qui ne fût déterminé par avance, calculable mathématiquement. 

Et par conséquent l'âme humaine devenait incapable de créer; il fallait, si elle existait, que ses états successifs se bornassent à traduire en langage de pensée et de sentiment les mêmes choses que son corps exprimait en étendue et en mouvement. Descartes, il est vrai, n'allait pas encore aussi loin; avec le sens profond qu'il avait de la réalité, il préféra, fût- ce au prix d'une inconséquence, faire une place dans le monde à la volonté libre. Et si, avec Spinoza et Leibniz, cette restriction disparut, balayée par la logique du système, si ces deux philosophes formulèrent dans toute sa rigueur l'hypothèse d'un parallélisme constant entre les états du corps et ceux de l'âme, du moins s'abstinrent-ils de faire de l'âme un simple reflet du corps ; ils auraient aussi bien dit que le corps était un reflet de l'âme. Mais ils avaient préparé les voies à un cartésianisme diminué, étriqué, d'après lequel la vie mentale ne serait qu'un aspect de la vie cérébrale, la prétendue « âme » se réduisant à l'ensemble de ces phénomènes cérébraux particuliers auxquels la conscience se surajoute comme une lueur phosphorescente. 

De fait, à travers tout le XVIIIe siècle, nous pouvons suivre à la trace cette simplification progressive de la métaphysique cartésienne. A mesure qu'elle se rétrécit, elle s'infiltre davantage dans une physiologie qui, naturellement, y trouve une philosophie très propre à lui donner cette confiance en elle-même dont elle a besoin. Et c'est ainsi que des philosophes tels que La Mettrie, Helvétius, Charles Bonnet, Cabanis, dont les attaches avec le cartésianisme sont bien connues, ont apporté à la science du XIXe siècle ce qu'elle pouvait le mieux utiliser de la métaphysique du XVIIe.

 

 Alors, que des savants qui philosophent aujourd'hui sur la relation du psychique au physique se rallient à l'hypothèse du parallélisme, cela se comprend bien : les métaphysiciens ne leur ont guère fourni autre chose. Qu'ils préfèrent même la doctrine paralléliste à toutes celles qu'on pourrait obtenir par la même méthode de construction a priori, je l'admets encore : ils trouvent dans cette philosophie un encouragement à aller de l'avant. 

Mais que tel ou tel d'entre eux vienne nous dire que c'est là de la science, que c'est l'expérience qui nous révèle un parallélisme rigoureux et complet entre la vie cérébrale et la vie mentale, ah non! nous l'arrêterons, et nous lui répondrons : vous pouvez sans doute, vous savant, soutenir cette thèse, comme le métaphysicien la soutient, mais ce n'est plus alors le savant en vous qui parle, c'est le métaphysicien. 

Vous nous rendez simplement ce que nous vous avons prêté. La doctrine que vous nous apportez, nous la connaissons : elle sort de nos ateliers ; c'est nous, philosophes, qui l'avons fabriquée ; et c'est de la vieille, très vieille marchandise. Elle n'en vaut pas moins, à coup sûr ; mais elle n'en est pas non plus meilleure. Donnez-la pour ce qu'elle est, et n'allez pas faire passer pour un résultat de la science, pour une théorie modelée sur les faits et capable de se remodeler sur eux, une doctrine qui a pu prendre, avant même l'éclosion de notre physiologie et de notre psychologie, la forme parfaite et définitive à laquelle se reconnaît une construction métaphysique.

 

Essaierons-nous alors de formuler la relation de l'activité mentale à l'activité cérébrale, telle qu'elle apparaîtrait si l'on écartait toute idée préconçue pour ne tenir compte que des faits actuellement connus? 

Une formule de ce genre, nécessairement provisoire, ne pourra prétendre qu'à une plus ou moins haute probabilité. Du moins la probabilité sera-t-elle susceptible d'aller en croissant, et la formule de devenir de plus en plus précise à mesure que la connaissance des faits s'étendra.

Je vous dirai donc qu'un examen attentif de la vie de l'esprit et de son accompagnement physiologique m'amène à croire que c'est le sens commun qui a raison, et qu'il doit y avoir infiniment plus, dans une conscience humaine, que dans le cerveau correspondant. Voici, en gros, la conclusion où j'arrive (Pour le développement de ce point, voir notre livre Matière et Mémoire, Paris, 1896, principalement le second et le troisième chapitres). 

 

Celui qui pourrait regarder à l'intérieur d'un cerveau en pleine activité, suivre le va- et-vient des atomes et interpréter tout ce qu'ils font, celui-là saurait sans doute quelque chose de ce qui se passe dans l'esprit, mais il n'en saurait que peu de chose. Il en connaîtrait tout juste ce qui est exprimable en gestes, attitudes et mouvements du corps, ce que l'état d'âme contient d'action en voie d'accomplissement, ou simplement naissante : le reste lui échapperait. Il serait, vis-à-vis des pensées et des sentiments qui se déroulent à l'intérieur de la conscience, dans la situation du spectateur qui voit distinctement tout ce que les acteurs font sur la scène, mais n'entend pas un mot de ce qu'ils disent. 

Sans doute, le va-et-vient des acteurs, leurs gestes et leurs attitudes, ont leur raison d'être dans la pièce qu'ils jouent, et si nous connaissons le texte, nous pouvons prévoir à peu près le geste ; mais la réciproque n'est pas vraie, et la connaissance des gestes ne nous renseigne que fort peu sur la pièce, parce qu'il y a beaucoup plus dans une comédie que les mouvements par lesquels on la mime. 

Ainsi, je crois que si notre science du mécanisme cérébral était parfaite, et parfaite aussi notre psychologie, nous pourrions deviner ce qui se passe dans le cerveau pour un état d'âme déterminé ; mais l'opération inverse serait impossible, parce que nous aurions le choix, pour un même état du cerveau, entre une foule d'états d'âme différents, également appropriés. 

Je ne dis pas, notez-le bien, qu'un état d'âme quelconque puisse correspondre à un état cérébral donné : posez le cadre, vous n'y placerez pas n'importe quel tableau ; le cadre détermine quelque chose du tableau en éliminant par avance tous ceux qui n'ont pas la même forme et la même dimension ; mais, pourvu que la forme et la dimension y soient, le tableau entrera dans le cadre. Ainsi pour le cerveau et la conscience. Pourvu que les actions relativement simples, — gestes, attitudes, mouvements, — en lesquels se dégraderait un état d'âme complexe, soient bien celles que le cerveau prépare, l'état mental s'insérera exactement dans l'état cérébral ; mais il y a une multitude de tableaux différents qui tiendraient aussi bien dans ce cadre; et par conséquent le cerveau ne détermine pas la pensée; et par conséquent la pensée, en grande partie au moins, est indépendante du cerveau.

L'étude des faits permettra de décrire avec une précision croissante cet aspect particulier de la vie mentale (lui est seul dessiné, à notre avis, dans l'activité cérébrale. S'agit-il de la faculté de percevoir et de sentir ? Notre corps, inséré dans le monde matériel, reçoit des excitations auxquelles il doit répondre par des mouvements appropriés ; le cerveau, et d'ailleurs le système cérébro-spinal en général, préparent ces mouvements ; mais la perception est tout autre choses S'agit-il de la faculté de vouloir? Le corps exécute des mouvements volontaires grâce à certains mécanismes, tout montés dans le système nerveux, qui n'attendent qu'un signal pour se déclencher ; le cerveau est le point d'où part le signal et même le déclenchement. La zone rolandique, où l'on a localisé le mouvement volontaire, est comparable on effet au poste d'aiguillage d'où l'employé lance sur telle ou telle voie le train qui arrive ; c'est une espèce de commutateur, par lequel une excitation extérieure donnée peut être mise en communication avec un dispositif moteur quelconque ; mais à côté des organes du mouvement et de l'organe du choix, il y a autre chose, il y a le choix lui-même. S'agit-il enfin de la pensée? 

Quand nous pensons, il est rare que nous ne nous parlions pas à nous-mêmes : nous esquissons ou préparons, si nous ne les accomplissons pas effectivement, les mouvements d'articulation par lesquels s'exprimerait notre pensée ; et tout cela doit déjà se dessiner dans le cerveau. Mais là ne se borne pas, croyons-nous, le mécanisme cérébral de la pensée : à côté des mouvements intérieurs d'articulation, qui ne sont d'ailleurs pas indispensables, il y a quelque chose de beaucoup plus subtil, qui est essentiel. Je veux parler de ces mouvements naissants qui traduisent symboliquement les mille directions successives de la pensée. 

Remarquez que la pensée réelle, concrète, vivante, est chose dont les psychologues nous ont fort peu parlé jusqu'ici, parce ce qu'elle offre malaisément prise à l'observation intérieure. Ce qu'on étudie d'ordinaire sous ce nom est moins la pensée même qu'une imitation artificielle obtenue en composant ensemble des images et des idées. Mais avec des images, et même avec des idées, vous ne reconstituerez pas de la pensée, pas plus qu'avec des positions vous ne ferez du mouvement. L'idée est un arrêt de la pensée ; elle nait quand la pensée, au lieu de continuer son chemin, fait une pause Ou réfléchit sur elle-même : telle, la chaleur surgit dans la balle qui rencontre l'obstacle. Mais, pas plus que la chaleur ne préexistait dans la balle, l'idée ne faisait partie intégrante de la pensée. 

Essayez, par exemple, en mettant bout à bout les idées de chaleur, de production, de balle, et en intercalant les idées d'intériorité et de réflexion exprimées par les mots « dans » et « soi », de reconstituer la pensée que je viens d'exprimer par cette phrase : « la chaleur se produit dans la balle ». Vous verrez que c'est impossible, que la pensée traduite par la phrase était un mouvement indivisible, et que les idées correspondant à chacun des mots sont simplement les représentations qui surgiraient dans l'esprit à chaque instant si la pensée s'arrêtait; — mais elle ne s'arrête pas. 

Laissez donc de côté les reconstructions artificielles de la pensée; considérez la pensée même; vous y trouverez moins des états que des directions, et vous verrez que la pensée est essentiellement un changement continuel et continu de direction intérieure, lequel tend sans cesse à se traduire par des changements de direction extérieure, je veux dire par des actions et des gestes capables de dessiner dans l'espace et d'exprimer métaphoriquement, en quelque sorte, les allées et venues de l'esprit. De ces mouvements esquissés, ou même simplement préparés, nous ne nous apercevons pas, le plus souvent, parce que nous n'avons aucun intérêt à les connaître ; mais force nous est bien de les remarquer quand nous serrons de près notre pensée pour la saisir toute vivante et pour la faire passer, vivante encore, dans l'âme d'autrui. Les mots auront beau alors être choisis comme il faut, ils ne diront rien de ce que nous voulons leur faire dire si nous n'arrivons pas, par le rythme, par la ponctuation, par les dimensions relatives des phrases et des membres de phrase, par un va-et-vient tout spécial du discours, à faire que l'esprit du lecteur, guidé sans cesse par une série de mouvements naissants, décrive une courbe de pensée et de sentiment analogue à celle que nous décrivons nous- mêmes. 

Tout l'art d'écrire est là. C'est quelque chose comme l'art du musicien ; mais ne croyez pas que la musique dont il s'agit ici s'adresse réellement à l'oreille, comme on se l'imagine d'ordinaire. Une oreille étrangère, si exercée qu'elle puisse être à la musique, ne fera pas de différence entre la prose française que nous trouvons musicale et celle qui ne l'est pas, entre ce qui est parfaitement écrit en français et ce qui ne l'est qu'approximativement; preuve évidente qu'il s'agit de tout autre chose que d'une harmonie matérielle des sons. En réalité, l'art de l'écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots. L'harmonie qu'il cherche est une certaine correspondance entre les allées et venues de son esprit et celles de son dis- cours, correspondance si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée se communiquent à la nôtre et qu'alors chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n'y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermédiaire, à l'unisson l'un de l'autre. Le rythme de la parole n'a donc d'autre objet ici que de reproduire le rythme de la pensée ; et que peut être le rythme de la pensée sinon celui des mouvements naissants, à peine conscients, qui l'accompagnent ? Ces mouvements, par lesquels la pensée tend sans cesse à s'extérioriser en actions, sont évidemment préparés et comme préformés dans le cerveau. C'est cet accompagnement moteur de la pensée que nous apercevrions sans doute si nous pouvions pénétrer dans un cerveau qui travaille, et non pas la pensée même.

En d'autres termes, la pensée est orientée vers l'action ; et, quand elle n'aboutit pas à une action réelle, elle esquisse une ou plusieurs actions virtuelles, simplement possibles. Ces actions réelles ou virtuelles, qui sont la projection diminuée et simplifiée de la pensée dans l'espace et qui en marquent les articulations motrices, sont ce qui est dessiné de la pensée dans la substance cérébrale. 

La relation du cerveau à la pensée est donc complexe et subtile. Si vous me demandiez de l'exprimer dans une formule simple, nécessairement grossière, je dirais que le cerveau est un organe de pantomime, et de pantomime seulement. Son rôle est de mimer la vie de l'esprit, de mimer aussi les situations extérieures auxquelles l'esprit doit s'adapter. 

Ce qui se fait dans le cerveau est à l'ensemble de la vie consciente ce que les mouvements du bâton du chef d'orchestre sont à la symphonie. La symphonie dépasse de tous côtés les mouvements qui la scandent; la vie de l'esprit déborde de même la vie cérébrale. 

Mais le cerveau, justement parce qu'il extrait de la vie de l'esprit tout ce qu'elle a de jouable en mouvement et de matérialisable, justement parce qu'il constitue ainsi le point d'insertion do l'esprit dans la matière, assure à tout instant l'adaptation de l'esprit aux circonstances, maintient sans cesse l'esprit en contact avec des réalités. Il n'est donc pas, à proprement parler, organe de pensée, ni de sentiment, ni de conscience ; mais il fait que conscience, sentiment et pensée restent tendus sur a vie réelle et par conséquent capables d'action efficace. Disons, si vous voulez, que le cerveau est l'organe de l'attention à la vie.

 

C'est pourquoi il peut suffire d'une légère modification de la substance cérébrale pour que l'esprit tout entier paraisse atteint. Nous parlions de l'effet de certains toxiques sur la conscience, et plus généralement de l'influence de la maladie cérébrale sur la vie mentale. En pareil cas, est-ce l'esprit même qui est dérangé, ou ne serait-ce pas plutôt le mécanisme de l'insertion de l'esprit dans les choses? Quand un fou déraisonne, son raisonnement peut être en règle avec la plus stricte logique : vous diriez, en entendant parler tel ou tel persécuté, que c'est par excès de logique qu'il pèche. Son tort n'est pas de raisonner mal, mais de raisonner à côté de la réalité, en dehors de la réalité, comme un homme qui rêve. Supposons, comme cela paraît vraisemblable, que la maladie soit causée par une certaine intoxication de la substance cérébrale. Il ne faut pas croire que le poison soit allé chercher le raisonnement dans telles ou telles cellules du cerveau, ni par conséquent qu'il y ait, en tels ou tels points du cerveau, des mouvements d'atomes qui correspondent au raisonnement. Non, il est probable que c'est le cerveau tout entier qui est atteint, de même que c'est la corde tendue tout entière qui se détend, et non pas telle ou telle de ses parties, quand le nœud a été mal fait. Mais, de même qu'il suffit d'un très faible relâchement de l'amarre pour que le bateau se mette à danser sur la vague, ainsi une modification même légère de la substance cérébrale tout entière pourra faire que l'esprit, perdant contact avec l'ensemble des choses matérielles auxquelles il est ordinairement appuyé, sente la réalité se dérober sous lui, titube, et soit pris de vertige. C'est bien, en effet, par un sentiment comparable à la sensation de vertige que la folie débute dans bien des cas. Le malade est désorienté. Il vous dira que les objets matériels n'ont plus pour lui la solidité, le relief, la réalité d'autrefois. Un relâchement de la tension, ou plutôt de l'attention, avec laquelle l'esprit se fixait sur la partie du monde matériel à laquelle il avait affaire, voilà en effet le seul résultat direct du dérangement cérébral, le cerveau étant l'ensemble des dispositifs qui permettent à l'esprit de répondre à l'action des choses par des réactions motrices, effectuées ou simplement naissantes, dont la justesse assure la parfaite insertion de l'esprit dans la réalité.

Telle serait donc, en gros, la relation de l'esprit au corps. 

 

Il m'est impossible d'énumérer ici les faits et les raisons sur lesquels cette conception se fonde. Et pourtant je ne puis vous demander de me croire sur parole. Comment faire? Il y aurait d'abord un moyen, semble-t-il, d'en finir rapidement avec la théorie que je combats : ce serait de montrer que l'hypothèse d'une équivalence entre le cérébral et le mental est contradictoire avec elle-même quand on la prend dans toute sa rigueur, qu'elle nous demande d'adopter en même temps deux points de vue opposés et d'employer simultanément deux systèmes de notation qui s'excluent. J'ai tenté cette démonstration autrefois ; mais, quoiqu'elle soit bien simple, elle exige certaines considérations préliminaires sur le réalisme et l'idéalisme, dont l'exposé nous entraînerait trop loin. Je reconnais d'ailleurs qu'on peut s'arranger de manière à donner à la théorie de l'équivalence une apparence d'intelligibilité, dès qu'on cesse de la pousser dans le sens matérialiste. D'autre part, si le raisonnement pur suffit à nous montrer que cette théorie est à rejeter, il ne nous dit pas, il ne peut pas nous dire ce qu'il faut mettre à la place. De sorte qu'en définitive c'est à l'expérience que nous devons nous adresser, ainsi que nous le faisions prévoir. Mais comment passer en revue les faits normaux et pathologiques dont il y aurait à tenir compte? Les examiner tous est impossible ; approfondir tels ou tels d'entre eux serait encore trop long. Je ne vois qu'un moyen de sortir d'embarras : c'est d'aller chercher, parmi tous les faits connus, ceux qui semblent le plus favorables à la thèse du parallélisme, — les seuls, à vrai dire, où la thèse ait paru trouver un commencement de vérification, — les faits de mémoire. Si nous pouvions alors indiquer en deux mots, fût- ce d'une manière imparfaite et grossière, comment un examen approfondi de ces faits aboutirait à infirmer la théorie qui les invoque et à confirmer celle que nous proposons, ce serait déjà quelque chose.

Nous n'aurions pas la démonstration complète, tant s'en faut ; nous saurions du moins où il faut la chercher. C'est ce que nous allons faire.

La seule fonction de la pensée à laquelle on ait pu assigner une place dans le cerveau est en effet la mémoire, — plus précisément la mémoire des mots. Je rappelais, au début de cette conférence, comment l'étude des maladies du langage a conduit à localiser dans telles ou telles circonvolutions du cerveau telles ou telles formes de la mémoire verbale. Depuis Broca, qui avait montré comment l'oubli des mouvements d'articulation de la parole pouvait résulter d'une lésion de la troisième circonvolution frontale gauche, une théorie de plus en plus compliquée de l'aphasie et de ses conditions cérébrales s'est édifiée laborieusement. Sur cette théorie nous aurions d'ailleurs beaucoup à dire. Des savants d'une compétence indiscutable la combattent aujourd'hui, en s'appuyant sur une observation plus attentive des lésions cérébrales qui accompagnent les maladies du langage. Nous- même, il y aura bientôt vingt ans de cela (si nous rappelons le fait, ce n'est pas pour en tirer vanité, c'est pour montrer que l'observation intérieure toute pure peut l'emporter sur des méthodes qu'on croit plus efficaces), nous-même, par la seule analyse du mécanisme du langage et de la pensée, nous avions été conduit à affirmer que la doctrine alors considérée comme intangible aurait tout au moins besoin d'un remaniement. Mais peu importe! Il y a un point sur lequel tout le monde s'accorde, c'est que les maladies de la mémoire des mots sont causées par des lésions du cerveau plus ou moins nettement localisables.

Voyons donc comment ce fait est interprété par la doctrine qui fait de la pensée une fonction du cerveau, et plus généralement par ceux qui croient à un parallélisme ou à une équivalence entre le travail du cerveau et celui de la pensée.

 

Rien de plus simple que leur explication. Les souvenirs sont là, accumulés dans le cerveau sous forme de modifications imprimées à tel ou tel groupe d'éléments anatomiques : s'ils disparaissent de la mémoire, c'est que les éléments anatomiques où ils reposent sont altérés ou détruits. Nous parlions tout à l'heure de clichés, de phonogrammes : ce sont des comparaisons de ce genre qu'on retrouve dans toutes les explications cérébrales de la mémoire ; les impressions faites par des objets extérieurs subsisteraient dans le cerveau, comme sur la plaque sensibilisée ou sur le disque phonographique. A y regarder de près, on verrait combien ces comparaisons sont décevantes. Si vraiment le souvenir visuel d'un objet, par exemple, était une impression laissée par cet objet sur le cerveau, il n'y aurait pas un souvenir d'un objet, il y en aurait des milliers, il y en aurait des millions; car l'objet le plus simple et le plus stable change de forme, de dimension, de nuance, selon le point d'où on l'aperçoit : à moins donc que je me condamne à une fixité absolue en le regardant, à moins que mon œil s'immobilise dans son orbite, des images innombrables, nullement superposables, se dessineront tour à tour sur ma rétine et se transmettront à mon cerveau. Que sera-ce, s'il s'agit de l'image visuelle d'une personne, dont la physionomie change, dont le corps est mobile, dont le vêtement, l'entourage sont différents chaque fois que je la revois? Et pourtant il est incontestable que ma conscience me présente une image unique, ou peu s'en faut, un souvenir pratiquement invariable de l'objet ou de la personne : preuve évidente qu'il y a eu tout autre chose ici qu'un enregistrement mécanique. J'en dirais d'ailleurs autant du souvenir auditif. Le même mot, articulé par des personnes différentes, ou par la même personne à des moments différents, dans des phrases différentes, donne des phonogrammes qui ne coïncident pas entre eux : comment le souvenir, relativement invariable et unique, du son du mot serait-il comparable à un phonogramme? Cette seule considération suffirait déjà à nous rendre suspecte la théorie qui attribue les maladies de la mémoire des mots à une altération on à une destruction des souvenirs eux-mêmes, enregistrés automatiquement par l'écorce cérébrale.

Mais voyons ce qui se passe dans ces maladies.

Là où la lésion cérébrale est grave, et où la mémoire des mots est atteinte profondément, il arrive qu'une excitation plus ou moins forte, une émotion par exemple, ramène tout à coup le souvenir qui paraissait à jamais perdu. Serait-ce possible, si le souvenir avait été déposé dans la matière cérébrale altérée ou détruite ? Les choses se passent bien plutôt comme si le cerveau servait à rappeler le souvenir, et non pas à le conserver. L'aphasique devient incapable de retrouver le mot quand il en a besoin ; il paraît tourner tout autour, n'avoir pas la force voulue pour mettre le doigt au point précis qu'il faudrait ; dans le domaine psychologique, en effet, le signe extérieur de la force est toujours la précision. Mais le souvenir a bien l'air d'être là ; et parfois, ayant remplacé par des périphrases le mot qu'il croit disparu, l'aphasique fera entrer dans l'une d'elles le mot lui-même. Ce qui faiblit ici, c'est cet ajustement à la situation que le mécanisme cérébral doit assurer. Plus précisément, ce qui est atteint, c'est la faculté d'appeler le souvenir en esquissant par avance les mouvements en lesquels le souvenir, s'il était là, se prolongerait. Quand nous avons oublié un nom propre, comment nous y prenons-nous pour le rappeler ? Nous essayons de toutes les lettres de l'alphabet l'une après l'autre ; nous les prononçons intérieurement d'abord ; puis, si cela ne suffît pas, nous les prononçons tout haut ; nous nous plaçons donc, tour à tour, dans toutes les diverses dispositions motrices entre lesquelles il faudra choisir; une fois que l'attitude voulue est trouvée, le son du mot cherché s'y glisse comme dans un cadre préparé à le recevoir. C'est cette mimique réelle ou virtuelle, effectuée ou esquissée, que le mécanisme cérébral doit assurer. Et c'est elle, sans doute, que la maladie atteint.

 

Réfléchissez maintenant à ce qui se passe dans l'aphasie progressive, c'est-à-dire quand l'oubli des mots va toujours s'aggravant. En général, les mots disparaissent alors dans un ordre déterminé, comme si la maladie connaissait la grammaire : les noms propres s'éclipsent les premiers, puis les noms communs, ensuite les adjectifs, et enfin les verbes. Voilà qui paraît sans doute, au premier abord, donner raison à l'hypothèse d'une accumulation des souvenirs dans la substance cérébrale. Les noms propres, les noms communs, les adjectifs, les verbes, constitueraient autant de couches superposées, pour ainsi dire, et la lésion atteindrait ces couches l'une après l'autre. Oui, mais la maladie peut tenir aux causes les plus diverses, prendre les formes les plus variées, débuter en un point quelconque de la région cérébrale intéressée et progresser dans n'importe quelle direction : l'ordre de disparition des souvenirs reste le même. Serait-ce possible, si c'était aux souvenirs eux- mêmes que la maladie s'attaquait ? Le fait doit donc s'expliquer tout autrement. 

Voici l'interprétation très simple que je vous propose. 

D'abord, si les noms propres disparaissent avant les noms communs, ceux-ci avant les adjectifs, les adjectifs avant les verbes, c'est qu'il est plus difficile de se rappeler un nom propre qu'un nom commun, un nom commun qu'un adjectif, un adjectif qu'un verbe, et que la fonction de rappel, à laquelle le cerveau prête évidemment son concours, devra se limiter à des cas de plus en plus faciles à mesure que la lésion du cerveau s'aggravera. Mais d'où vient la plus ou moins grande difficulté du rappel? Et pourquoi les verbes sont-ils, de tous les mots, ceux que nous avons le moins de peine à évoquer? C'est tout simplement que les verbes expriment des actions, et qu'une action peut être mimée. Le verbe est mimable directement, l'adjectif ne l'est que par l'intermédiaire du verbe, le substantif par le double intermédiaire de l'adjectif qui exprime un de ses attributs et du verbe impliqué dans l'adjectif, le nom propre par le triple intermédiaire du nom commun, de l'adjectif et du verbe encore ; donc, à mesure que nous allons du verbe au nom propre, nous nous éloignons davantage de l'action directement imitable, jouable par le corps ; un artifice de plus en plus compliqué devient nécessaire pour symboliser en mouvement l'idée exprimée par le mot qu'on cherche; et comme c'est au cerveau qu'incombe la tâche de préparer ces mouvements, comme son fonctionnement est d'autant plus diminué, réduit, simplifié sur ce point que la région intéressée est lésée plus profondément, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une altération ou une destruction des tissus, qui rend impossible l'évocation des noms propres ou des noms communs, laisse subsister celle du verbe. Ici, comme ailleurs, les faits nous invitent à voir dans l'activité cérébrale un extrait mimé de l'activité mentale, et point du tout un équivalent de cette activité.

 

Mais, si le souvenir n'a pas été emmagasiné par le cerveau, où donc se conserve-t-il ? 

— A vrai dire, je ne suis pas sur que la question « où » ait encore un sens quand on parle d'autre chose que d'un corps. Des clichés se conservent dans une boîte, des rouleaux phonographiques dans des casiers; mais pourquoi des souvenirs, qui ne sont pas des choses visibles et tangibles, auraient-ils besoin d'un contenant, et comment pourraient-ils en avoir ? J'accepterai cependant si vous y tenez, mais en la prenant dans un sens purement métaphorique, l'idée d'un contenant où les souvenirs seraient logés, et je dirai alors tout bonnement qu'ils sont dans l'esprit. Je ne fais pas d'hypothèse, je n'évoque pas une entité mystérieuse, je m'en tiens à l'observation, car il n'y a rien de plus immédiatement donné, rien de plus évidemment réel que la conscience, et l'esprit humain est la conscience même. Or, conscience signifie avant tout mémoire. En ce moment je cause avec vous, je prononce le mot « causerie ». Il est clair que ma conscience se représente ce mot tout d'un coup; sinon, elle n'y verrait pas un mot unique, elle ne lui attribuerait pas un sens. Pourtant, lorsque j'articule la dernière syllabe du mot, les deux premières ont été articulées déjà ; elles sont du passé par rapport à celle-là, qui devrait alors s'appeler du présent. Mais cette dernière syllabe «rie », je ne l'ai pas prononcée instantanément ; le temps, si court soit-il, pendant lequel je l'ai émise, est décomposable en parties, et toutes ces parties sont du passé par rapport à la dernière d'entre illes, qui serait, elle, du présent définitif si elle n'était décomposable à son tour : de sorte que vous aurez beau faire, vous ne pourrez tracer une ligne de démarcation entre le passé et le présent, ni par conséquent entre la mémoire et la conscience. 

 

Faire du cerveau le dépositaire du passé, imaginer dans le cerveau une certaine région où le passé, une fois passé, demeurerait, c'est commettre une erreur psychologique, c'est attribuer une valeur scientifique à une distinction toute pratique, car il. n'y a pas de moment précis où le présent devienne du passé, ni par conséquent où la perception devienne du souvenir. A vrai dire, quand j'articule le mot « causerie ». j'ai présents à l'esprit non seulement le commencement, le milieu et la fin du mot, mais encore les mots qui ont précédé, mais encore toutes que j'ai déjà prononcé de la phrase; sinon, j'aurais perdu le fil de mon discours. Maintenant, si la ponctuation de mon discours eût été différente, ma phrase eût pu commencer plus tôt; elle eût englobé, par exemple, toute la phrase précédente, et mon « présent » se fût dilaté encore davantage dans le passé. Poussons alors ce raisonnement jusqu'au bout : supposons — chose cette fois impossible en fait — que mon discours dure depuis des années, depuis le premier éveil de ma conscience, qu'il se poursuive en une phrase unique, et que ma conscience soit assez détachée de l'avenir, assez désintéressée de l'action, pour pouvoir s'employer tout entière à embrasser le sens global de la phrase : je ne chercherais pas plus d'explication, alors, à la conservation intégrale de ce passé tout entier que je n'en cherche à la survivance des deux premières syllabes du mot « causerie » quand je prononce la dernière. Or, je crois bien que notre existence psychologique tout entière est quelque chose comme cette phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points. 

Et je crois par conséquent aussi que notre passé tout entier est là, subconscient, — je veux dire présent à la conscience de telle manière que cette conscience, pour en avoir la révélation, n'ait pas besoin de sortir d'elle-même ni de rien s'adjoindre d'étranger elle n'a, pour apercevoir distinctement tout ce qu'elle renferme ou plutôt tout ce qu'elle est, qu'à écarter un obstacle, à soulever un voile. Heureux obstacle, d'ailleurs! voile infiniment précieux! 

C'est le cerveau qui nous rend le service de maintenir notre attention fixée sur la vie ; et la vie, elle, regarde en avant ; elle ne se retourne en arrière que dans la mesure où le passé peut l'aider à éclairer et à préparer l'avenir. Vivre, pour l'esprit, c'est essentiellement se concentrer sur l'acte à accomplir. C'est donc s'insérer dans les choses par l'intermédiaire d'un mécanisme qui extraira de la conscience tout ce qui est utilisable pour l'action, tout ce qui est mimable, et obscurcira la plus grande partie du reste. 

Tel est le rôle du cerveau dans l'opération de la mémoire : il ne sert pas à conserver le passé, mais à le masquer d'abord, puis à en laisser transparaître ce qui est pratiquement utile. Et tel est aussi le rôle du cerveau vis-à-vis de l'esprit en général. Extrayant de l'esprit ce qui est extériorisable en mouvement, insérant l'esprit dans ce cadre moteur, il l'amène à limiter le plus souvent sa vision, mais aussi à rendre son action efficace.

C'est dire que l'esprit déborde le cerveau de toutes parts, et que l'activité cérébrale ne répond qu'à une infime partie de l'activité mentale.

Mais c'est dire aussi que la vie de l'esprit ne peut pas être un effet de la vie du corps, que tout se passe au contraire comme si le corps était simplement utilisé par l'esprit, et que dès lors nous n'avons aucune raison de supposer que le corps et l'esprit soient inséparablement liés l'un à l'autre. 

Vous pensez bien que je ne vais pas trancher au pied levé, pendant la demi-minute qui me reste, le plus grave des problèmes que puisse se poser l'humanité. Mais je m'en voudrais de l'éluder. 

D'où venons-nous? Que faisons-nous ici-bas? Où allons-nous? Si vraiment la philosophie n'avait rien à répondre à ces questions d'un intérêt vital, ou si elle était incapable de les élucider progressivement comme on élucide un problème de biologie ou d'histoire, si elle ne pouvait pas les faire bénéficier d'une expérience de plus en plus approfondie, d'une vision de plus en plus aiguë de la réalité, si elle devait se borner à mettre indéfiniment aux prises ceux qui affirment et ceux qui nient l'immortalité pour des raisons tirées de l'essence hypothétique de l'âme ou du corps, ce serait presque le cas de dire, en détournant de son sens le mot de Pascal, que toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine. 

Certes, l'immortalité elle-même ne peut pas être prouvée expérimentalement : toute expérience porte sur une durée limitée; et quand la religion parle d'immortalité, elle fait appel à la révélation. Mais ce serait quelque chose, ce serait beaucoup que de pouvoir établir, sur le terrain de l'expérience, la possibilité et même la probabilité de la survivance pour un temps x : on laisserait en dehors du domaine de la philosophie la question de savoir si ce temps est fini ou illimité. 

Or, réduit à ces proportions plus modestes, le problème philosophique de la destinée de l'âme ne m'apparaît pas du tout comme insoluble. 

Voici un cerveau qui travaille. Voilà une conscience qui sent, qui pense et qui veut. Si le travail du cerveau correspondait à la totalité de la conscience, s'il y avait équivalence entre le cérébral et le mental, la conscience pourrait suivre les destinées du cerveau et la mort être la fin de tout : du moins l'expérience ne dirait pas le contraire, et le philosophe qui affirme la survivance serait réduit à appuyer sa thèse sur quelque construction métaphysique, — chose généralement fragile. 

Mais si, comme nous avons essayé de le montrer, la vie mentale déborde la vie cérébrale, si le cerveau se borne à. traduire en mouvements une petite partie de ce qui se passe dans la conscience, alors la survivance devient si probable que l'obligation de la preuve incombera à celui qui nie, bien plutôt qu'à celui qui affirme; car l'unique raison que nous puissions avoir de croire à une extinction de la conscience après la mort est que nous voyons le corps se désorganiser, et cette raison n'a plus de valeur si l'indépendance au moins partielle de la conscience à l'égard du corps est. elle aussi, un fait d'expérience. En traitant ainsi le problème de la survivance, en le faisant descendre des hauteurs où la métaphysique traditionnelle l'a placé, en le transportant dans le champ de l'expérience, nous renonçons sans doute à en donner tout de suite une solution complète et radicale : mais que voulez-vous? il faut opter, en philosophie, entre le pur raisonnement qui vise à un résultat définitif, imperfectible puisqu'il est censé parfait, et une méthode empirique qui se contente de résultats approximatifs, capables d'être corrigés et complétés indéfiniment. La première méthode, pour avoir voulu nous donner tout de suite la certitude, nous condamne à rester toujours dans le simple probable ou plutôt dans le pur possible, car il est rare qu'elle ne puisse pas servir à démontrer indifféremment deux thèses opposées, également cohérentes, également plausibles. La seconde ne vise d'abord qu'à la simple probabilité; mais comme elle opère sur un terrain où la probabilité peut croître sans fin, elle nous amène peu à peu à un état qui équivaut pratiquement à la certitude. 

Entre ces deux manières de philosopher mon choix est fait. Je serais heureux si j'avais pu contribuer, si peu que ce fût, à orienter le vôtre...."

 

Durée et simultanéité. À propos de la théorie d'Einstein (1922)

Durée et simultanéité : ce sont ici deux manières de penser les relations entre les systèmes temporels en mouvement dans l’Univers. Einstein ayant définitivement ébranlé la seconde, qu’en est-il de la première ? Telle est la question posée par Bergson dans ce livre.

  

"Quelques mots sur l'origine de ce travail en feront comprendre l'intention. Nous l'avions entrepris exclusivement pour nous. Nous voulions savoir dans quelle mesure notre conception de la durée était compatible avec les vues d'Einstein sur le temps. Notre admiration pour ce physicien, la conviction qu'il ne nous apportait pas seulement une nouvelle physique mais aussi certaines manières nouvelles de penser, l'idée que science et philosophie sont des disciplines différentes mais faites pour se compléter, tout cela nous inspirait le désir et nous imposait même le devoir de procéder à une confrontation. Mais notre recherche nous parut bientôt offrir un intérêt plus général. Notre conception de la durée traduisait en effet une expérience directe et immédiate. Sans entraîner comme conséquence nécessaire l'hypothèse d'un Temps univer­sel, elle s'harmonisait avec cette croyance très naturellement. C'étaient donc un peu les idées de tout le monde que nous allions confronter avec la théorie d'Einstein. Et le côté par où cette théorie semble froisser l'opinion commune passait alors au premier plan : nous aurions à nous appesantir sur les « para­doxes » de la théorie de la Relativité, sur les Temps multiples qui coulent plus ou moins vite, sur les simultanéités qui deviennent des successions et les successions des simultanéités quand on change de point de vue. Ces thèses ont un sens physique bien défini : elles disent ce qu'Einstein a lu, par une intuition géniale, dans les équations de Lorentz. Mais quelle en est la signification philosophique ? Pour le savoir, nous prîmes les formules de Lorentz terme par terme, et nous cherchâmes à quelle réalité concrète, à quelle chose perçue ou perceptible, chaque terme correspondait. Cet examen nous donna un résultat assez inattendu. Non seulement les thèses d'Einstein ne paraissaient plus contredire, mais encore elles confirmaient, elles accompagnaient d'un com­mencement de preuve la croyance naturelle des hommes à un Temps unique et universel. Elles devaient simplement à un malentendu leur aspect paradoxal. Une confusion semblait s'être produite, non pas certes chez Einstein lui-même, non pas chez les physiciens qui usaient physiquement de sa méthode, mais chez certains qui érigeaient cette physique, telle quelle, en philosophie. Deux conceptions différentes de la relativité, l'une abstraite et l'autre imagée, l'une incomplète et l'autre achevée, coexistaient dans leur esprit et interféraient ensemble. En dissipant la confusion, on faisait tomber le paradoxe. Il nous parut utile de le dire. Nous contribuerions ainsi à éclaircir, aux yeux du philo­sophe, la théorie de la Relativité."

 

Les deux sources de la morale et de la religion (1932)

Bergson ne s'est véritablement préoccupé de la morale qu'après la publication de L’Évolution créatrice. Jusque-là, il considérait le problème de la durée ou de la personnalité comme le problème central de la métaphysique et tenait les questions morales et religieuses pour « ce qu’il y a de plus difficile en philosophie ». A mesure qu’on approche des années 1930, les objections et les critiques adressées à Bergson passent le plus souvent du terrain de la théorie de la connaissance, ou même de la philosophie morale ou politique, vers celui de la responsabilité morale et politique de la philosophie. La publication de l'ouvrage fut une heureuse surprise pour ses contemporains. Bergson considère comme l’apport majeur des Deux Sources « la proposition d’une nouvelle méthode, l’idée de poser autrement le problème ». Il s’appuie uniquement sur l’expérience,  tant extérieure qu'intérieure, et notamment sur l’introspection. Bergson s’empresse de souligner qu’il tient pour la contribution principale des Deux Sources le fait qu’il a montré aux philosophes « qu’il existe une certaine expérience, dite mystique, à laquelle ils doivent, en tant que philosophes, faire appel ou dont ils doivent tout au moins tenir compte. Si j’apporte, dans ces pages, quelque chose de nouveau, c’est cela : je tente d’introduire la mystique en philosophie comme procédé de recherche philosophique ». Dans une lettre adressée à Henri Gouhier, Bergson met en valeur le rôle fondamental de l’expérience dans sa philosophie, en montrant comment il est passé de L’Évolution créatrice aux Deux Sources : « Il ne faut pas perdre de vue que mon objet a toujours été d’introduire l’expérience en métaphysique. Quand je parle d’un “élan vital”, je tâche de serrer d’aussi près que possible les données empiriques de la biologie. Quand j’aborde l’étude de Dieu, je me réfère à l’expérience mystique. Nous tenons solidement ainsi “les deux bouts de la chaîne”, et nous ne sommes tout à fait sûr que lorsque nous spéculons sur ces deux points sans trop nous écarter d’eux ».

"De tout temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s'incarnait. Avant les saints du christianisme, l'humanité avait connu les sages de la Grèce, les prophètes d'Israël, les Arahants du bouddhisme et d'autres encore. C'est à eux que l'on s'est toujours reporté pour avoir cette moralité complète, qu'on ferait mieux d'appeler absolue. Et ceci même est déjà caractéristique et instructif. Et ceci même nous fait pressentir une différence de nature, et non pas seulement de degré, entre la morale dont il a été question jusqu'à présent et celle dont nous abordons l'étude, entre le minimum et le maximum, entre les deux limites. Tandis que la première est d'autant plus pure et plus parfaite qu'elle se ramène mieux à des formules impersonnelles, la seconde, pour être pleinement elle-même, doit s'incarner dans une personnalité privilégiée qui devient un exemple. La généralité de l'une tient à l'universelle acceptation d'une loi, celle de l'autre la commune imitation d'un modèle.

Pourquoi les saints ont-ils ainsi des imitateurs, et pourquoi les grands hommes de bien ont-ils entraîné derrière eux des foules ? Ils ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n'ont pas besoin d'exhorter; ils n'ont qu'à exister; leur existence est un appel. Car tel est bien le caractère de cette autre morale. Tandis que l'obligation naturelle est pression ou poussée, dans la morale complète et parfaite il y a un appel.

La nature de cet appel, ceux-là seuls l'ont connue entièrement qui se sont trouves en présence d'une grande personnalité morale. Mais chacun de nous, à des heures où ses maximes habituelles de conduite lui paraissaient insuffi­santes, s'est demandé ce que tel ou tel eût attendu de lui en pareille occasion. Ce pouvait être un parent, un ami, que nous évoquions ainsi par la pensée. Mais ce pouvait aussi bien être un homme que nous n'avions jamais rencontré, dont on nous avait simplement raconté la vie, et au jugement duquel nous soumettions alors en imagination notre conduite, redoutant de lui un blâme, fiers de son approbation. Ce pouvait même être, tirée du fond de l'âme à la lumière de la conscience, une personnalité qui naissait en nous, que nous sentions capable de nous envahir tout entiers plus tard, et à laquelle nous voulions nous attacher pour le moment comme fait le disciple au maître. A vrai dire, cette personnalité se dessine du jour où l'on a adopté un modèle : le désir de ressembler, qui est idéalement générateur d'une forme à prendre, est déjà ressemblance; la parole qu'on fera sienne est celle dont on a entendu en soi un écho. Mais peu importe la personne. Constatons seulement que si la première morale avait d'autant plus de force qu'elle se dissociait plus nette­ment en obligations impersonnelles, celle-ci au contraire, d'abord éparpillée en préceptes généraux auxquels adhérait notre intelligence mais qui n'allaient pas jusqu'à ébranler notre volonté, devient d'autant plus entraînante que la multiplicité et la généralité des maximes vient mieux se fondre dans l'unité et l'individualité d'un homme..."

 

 

La Pensée et le mouvant  (1934)

Les critiques l'opposant à toute la tradition philosophique antérieure, Bergson fut poussé à réfléchir sur l'histoire de la pensée occidentale pour y situer son propre effort, et cette histoire lui est apparue comme celle des difficultés que l'esprit humain éprouve à penser le "devenir".

"La Pensée et le Mouvant" est la dernière oeuvre de Bergson. Réunissant des articles et des conférences qu'il donna de 1903 à 1923, ce recueil est l'occasion pour l'auteur de L'Evolution créatrice de redéfinir sa démarche : la réalité, pour être pensée, doit être saisie dans la durée. Mais cette nouvelle manière de philosopher ne saurait s'élaborer à l'écart du discours scientifique. Science et philosophie sont appelées à collaborer. Ensemble, elles façonnent une vision neuve de l'univers, dans laquelle le vécu n'est pas isolé de notre corps, des autres espèces vivantes et de la matière physique. C'est pourquoi Bergson entend lutter contre l'imprécision de certains discours philosophiques, souvent à l'origine d'idées générales, interchangeables ou même fausses. Sa philosophie ? Une recherche guidée par une pensée intuitive. 

"Ce qui a le plus manqué à la philosophie, c'est la précision. Les systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons. Ils sont trop larges pour elle. Examinez tel d'entre eux, convenablement choisi : vous verrez qu'il s'appliquerait aussi bien à un monde où il n'y aurait pas de plantes ni d'animaux, rien que des hommes ; où les hommes se passeraient de boire et de manger ; où ils ne dormiraient, ne rêveraient ni ne divagueraient ; où ils naîtraient décrépits pour finir nourrissons ; où l'énergie remonterait la pente de la dégradation ; où tout irait à rebours et se tiendrait à l'envers. C'est qu'un vrai système est un ensemble de conceptions si abstraites, et par conséquent si vastes, qu'on y ferait tenir tout le possible, et même de l'impossible, à côté du réel. L'explication que nous devons juger satisfaisante est celle qui adhère à son objet : point de vide entre eux, pas d'interstice où une autre explication puisse aussi bien se loger ; elle ne convient qu'à lui, il ne se prête qu'à elle. Telle peut être l'explication scientifique. Elle comporte la précision absolue et une évidence complète ou croissante. En dirait-on autant des théories philosophiques ?

Une doctrine nous avait paru jadis faire exception, et c'est probablement pourquoi nous nous étions attaché à elle dans notre première jeunesse. La philosophie de Spencer visait à prendre l'empreinte des choses et à se modeler sur le détail des faits. Sans doute elle cherchait encore son point d'appui dans des généralités vagues. Nous sentions bien la faiblesse des Premiers Principes. Mais cette faiblesse nous paraissait tenir à ce que l'auteur, insuffisamment préparé, n'avait pu approfondir les « idées dernières » de la

mécanique. Nous aurions voulu reprendre cette partie de son œuvre, la compléter et la consolider. Nous nous y essayâmes dans la mesure de nos forces. C'est ainsi que nous fûmes conduit devant l'idée de Temps. Là, une surprise nous attendait.

Nous fûmes très frappé en effet de voir comment le temps réel, qui joue le premier rôle dans toute philosophie de l'évolution, échappe aux mathématiques. Son essence étant de passer, aucune de ses parties n'est encore là quand une autre se présente. La superposition de partie à partie en vue de la mesure est donc impossible, inimaginable, inconcevable. Sans doute il entre dans toute mesure un élément de convention, et il est rare que deux grandeurs, dites égales, soient directement superposables entre elles. Encore faut-il que la superposition soit possible pour un de leurs aspects ou de leurs effets qui conserve quelque chose d'elles : cet effet, cet aspect sont alors ce qu'on mesure. Mais, dans le cas du temps, l'idée de superposition impliquerait absurdité, car tout effet de la durée qui sera superposable à lui-même, et par conséquent mesurable, aura pour essence de ne pas durer. Nous savions bien, depuis nos années de collège, que la durée se mesure par la trajectoire d'un mobile et que le temps mathématique est une ligne ; mais nous n'avions pas encore remarqué que cette opération tranche radicalement sur toutes les autres opérations de mesure, car elle ne s'accomplit pas sur un aspect ou sur un effet représentatif de ce qu'on veut mesurer, mais sur quelque chose qui l'exclut. La ligne qu'on mesure est immobile, le temps est mobilité. La ligne est du tout fait, le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. Jamais la mesure du temps ne porte sur la durée en tant que durée ; on compte seulement un certain nombre d'extrémités d'intervalles ou de moments, c'est-à-dire, en somme, des arrêts virtuels du temps. Poser qu'un événement se produira au bout d'un temps t, c'est simplement exprimer qu'on aura compté, d'ici là, un nombre t de simultanéités d'un certain genre. Entre les simultanéités se passera tout ce qu'on voudra. Le temps pourrait s'accélérer énormément, et même infiniment : rien ne serait changé pour le mathématicien, pour le physicien, pour l'astronome. Profonde serait pourtant la différence au regard de la conscience (je veux dire, naturellement, d'une conscience qui ne serait pas solidaire des mouvements intra-cérébraux) ; ce ne serait plus pour elle, du jour au lendemain, d'une heure à l'heure suivante, la même fatigue d'attendre. De cette attente déterminée, et de sa cause extérieure, la science ne peut tenir compte : même quand elle porte sur le temps qui se déroule ou qui se déroulera, elle le traite comme s'il était déroulé. C'est d'ailleurs fort naturel. Son rôle est de prévoir. Elle extrait et retient du monde matériel ce qui est susceptible de se répéter et de se calculer, par conséquent ce qui ne dure pas. Elle ne fait ainsi qu'appuyer dans la direction du sens commun, lequel est un commencement de science : couramment, quand nous parlons du temps, nous pensons à la mesure de la durée, et non pas à la durée même. Mais cette durée, que la science élimine, qu'il est difficile de concevoir et d'exprimer, on la sent et on la vit. Si nous cherchions ce qu'elle est ? Comment apparaîtrait-elle à une conscience qui ne voudrait que la voir sans la mesurer, qui la saisirait alors sans l'arrêter, qui se prendrait enfin elle-même pour objet, et qui, spectatrice et actrice, spontanée et réfléchie, rapprocherait jusqu'à les faire coïncider ensemble l'attention qui se fixe et le temps qui fuit ?

Telle était la question. Nous pénétrions avec elle dans le domaine de la vie intérieure, dont nous nous étions jusque-là désintéressé....."

 

Les contemporains de Bergson se sont jetés à corps perdu sur sa philosophie qui, valorisant l'intuition et critiquant l'intelligence, leur a rendu le monde moins opaque en lui donnant un sens. Si les partisans de la démocratie parlementaire se réclamaient de Descartes, la droite nationaliste, conservatrice, volontiers adversaire du système parlementaire mais également la gauche antiparlementaire, révolutionnaire ou anarchisante manifestèrent chacune leur ferveur pour un bergsonisme exaltant l'élan vital.

".. penser intuitivement est penser en durée. L'intelligence part ordinairement de l'immobile, et reconstruit tant bien que mal le mouvement avec des immobilités juxtaposées. L'intuition part du mouvement, le pose ou plutôt l'aperçoit comme la réalité même, et ne voit dans l'immobilité qu'un moment abstrait, instantané pris par notre esprit sur une mobilité. L'intelligence se donne ordinairement des choses, entendant par là du stable, et fait du changement un accident qui s'y surajouterait. Pour l'intuition l'essentiel est le changement : quant à la chose, telle que l'intelli­gence l'entend, c'est une coupe pratiquée au milieu du devenir et érigée par notre esprit en substitut de l'ensemble. La pensée se représente ordinairement le nouveau comme un nouvel arrangement d'éléments préexistants ; pour elle rien ne se perd, rien ne se crée. L'intuition, attachée à une durée qui est croissance, y perçoit une continuité ininterrompue d'imprévisible nouveauté ; elle voit, elle sait que l'esprit tire de lui-même plus qu'il n'a, que la spiritualité consiste en cela même, et que la réalité, imprégnée d'esprit, est création. Le travail habituel de la pensée est aisé et se prolonge autant qu'on voudra. L'intuition est pénible et ne saurait durer. Intellection ou intuition, la pensée utilise sans doute toujours le langage ; et l'intuition, comme toute pensée, finit par se loger dans des concepts : durée, multiplicité qualitative ou hétérogène, inconscient, – différentielle même, si l'on prend la notion telle qu'elle était au début. Mais le concept qui est d'origine intellectuelle est tout de suite clair, au moins pour un esprit qui pourrait donner l'effort suffisant, tandis que l'idée issue d'une intuition commence d'ordinaire par être obscure, quelle que soit notre force de pensée ...."

 

C'est que rien de moins "philosophique" qu'une page de Bergson. Pas de vocabulaire incompréhensible, mais les mots de tout le monde, des mots du quotidien, qui prennent seulement plus de précision, plus de puissance suggestive que dans le langage ordinaire. On a parlé de la magie de son style, mais ce mot suppose quelque puissance d'ensorcellement, alors que la phrase de Bergson est toute pureté, toute limpidité, et qu'elle répugne aux effets qui flattent l'oreille et endorment l'esprit. Clarté, précision, et pourtant infinie souplesse, font de Bergson l'un des maîtres de la prose française. Une autre caractéristique du style de Bergson, c'est l'usage fréquent des images. L'auteur s'est expliqué lui-même sur ce point : une pensée neuve et originale est difficilement exprimable dans le vocabulaire courant, tout chargé d'habitudes intellectuelles, dont l'originalité a justement besoin de se dégager. Il serait possible, à vrai dire, de créer des néologismes, mais la pensée deviendrait alors hermétique et scolastique. Mieux vaut suggérer l'idée neuve à travers une image qui imprimera à la pensée du lecteur l'attitude propre à faire jaillir l'idée. L'image est un appel à la collaboration créatrice du lecteur. Telle est la portée exacte du tour poétique que prend souvent la pensée bergsonienne. Mais beaucoup s'y sont trompés et ont reproché à Bergson d'être plus poète que philosophe, ce que d'autres ont tenu au contraire pour un suprême titre de gloire. Les uns et les autres se sont trompés, qui ont assimilé bergsonisme et poésie. La poétique n'est chez Bergson que nécessité d'expression ...

 


Léon Brunschvicg, lorsqu'il aborde les conditions du progrès spirituel dans son livre "Les Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale", écrit que la philosophie de Bergson marque une "rupture décisive" avec le XIXe siècle : l'élan qu'il reconnaît à l'origine de la vie, n'est pas seulement un élan vital, mais aussi un élan d'intelligence. Pourtant alors que Brunschvicg pense qu'il est impossible à l'homme de forcer la barrière de l'expérience humaine, Bergson entend "aller chercher l'expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s'infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement humaine" (Matière et mémoire). Brunschvicg reste kantien, et envisage un "devenir proprement intellectuel" : celui-ci consiste dans le progrès d'une conscience qui se constitue et se transforme en construisant un monde objectif. Bergson, au contraire, pense qu'il faut un effort pour substituer à cette expérience première, qui n'est au fond qu'une expérience "arrangée pour la plus grande facilité de l'action et du langage", une expérience "vraie" : cette expérience là naît du contact immédiat de l'esprit avec son objet et elle retrouve ainsi "les lignes intérieures de la structure des choses"...