La Pittura Metafisica - Giorgio de Chirico (1888-1978) - Alberto Savinio (1891-1952) - Carlo Carrà (1881-1966) - Giorgio Morandi (1890-1964) - ...

Last update : 07/07/2018

 


"Et quid amabo nisi quod enigma est?" - La Pittura Metafisica italienne, ou peinture métaphysique, est un mouvement créé par Giorgio de Chirico et l'ancien futuriste Carlo Carra, dans la ville de Ferrare, au nord de l'Italie entre 1911 et 1920. Strictement parlant, le mouvement n'a duré que six mois, De Chirico étant un professionnel du changement de genre, mais le terme est généralement appliqué à tous les travaux de De Chirico à partir d'environ 1911. Emblématique, son oeuvre de 1913, "L'incertitude du poète" (Tate), qui anticipe les intuitions surréalistes des années 1920, une existence parallèle onirique est possible, "nous sommes, écrira Paul Eluard, "dans un monde immense, auparavant inconcevable", dans lequel peut se côtoyer selon un même principe de réalité, arcades classiques et statuaire antique, torse d'Aphrodite bien entendu, train qui passe et bananes périssables, perspectives déformées et temps pictural distordu, des systèmes architecturaux habités par des "énigmes", des espaces extérieurs qui se referment sur eux pour devenir des intérieurs dans lesquels les objets changent de fonction et de sens...

(Giorgio de Chirico , Le Muse inquietanti, 1918)

Giorgio de Chirico (1888-1978)

Natif de Volo, en Thessalie, mais de parents italiens, la Grèce et le monde classique joueront ainsi un rôle fondamental dans l'imagination de Giorgio de Chirico. Formé au Polytechnique d'Athènes, à l'Académie des Beaux-Arts de Florence et à l'Académie des Beaux-Arts de Munich, il s'installe à Milan en 1909 et finalement à Paris en 1911, où vit déjà son frère Alberto et c'est à cette époque qu'il crée ses fameux "carrés métaphysiques" (le piazze d’Italia, piazze metafisiche), immenses places dépourvues de toute présence humaine où sont venus s'échouer dans une improbable immobilité les objets les plus hétéroclites échappés de quelques énigmes oniriques : "Enigma di un pomeriggio di autunno" (1910), "Ebbi la strana impressione di guardare quelle cose per la prima volta, e la composizione del dipinto si rivelò all’occhio della mia mente" (J'ai eu l'étrange impression de regarder ces choses pour la première fois, et la composition du tableau s'est révélée à l'œil de mon esprit). Dans" Chant d'amour" (1914, New York, Moma), une tête antique en bas relief rencontre sur un mur pignon un gant de caoutchouc de taille disproportionnée. De Chirico ignorera divisionnisme, fauvisme et cubisme...  À Munich, en Allemagne, où il a passé ses années de formation, de Chirico s'est senti interrogé par la peinture romantique allemande du XIXe siècle (Arnold Böcklin, Max Klinger) et par les œuvres des philosophes Arthur Schopenhauer et Friedrich Nietzsche, en quête des significations cachées au-delà des apparences de surface : des statues assemblées dans de singulières juxtapositions, des descriptions de places vides entourées de bâtiments à arcades dans la ville italienne de Turin laissent par leur silence écrasé par la lumière d'étranges interrogations. En 1915, des "mannequins"  viennent complétées ses paysages métaphysiques (Le Prophète, New York, Moma;  Ettore e Andromaca). En 1917, De Chirico réalise une longue série de répliques et de variantes sur le thème des Muses inquiétantes (Le Muse inquietanti, Pinakothek der Moderne di Monaco)... Ce n'est qu'après 1918 que Chirico sera véritablement découvert en Europe, en particulier en Allemagne, il aura une influence déterminante sur les créations des artistes dadaïstes à partir de 1920 et ceux les artistes de la Nouvelle Objectivité (George Grosz, Raoul Hausmann, Rudolf Schlichter, Otto Dix, Max Ernst), ainsi que les artistes surréalistes (René Magritte, Salvador Dalí, Yves Tanguy)....

Works: "L'Incertitude du poète" (1913, Tate Modern, London) - "La torre rossa" (1913, Collezione Guggenheim, Venezia) - "The Square" (1913, Museo Nacional de Bellas Artes, Buenos Aires) - "The Red Tower" (1913, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City) - "La Nostalgie de l'infini" (1913, Moma) - "The Child's Brain" (1914, Moderna Museet, Stockholm) - "Premonitory Portrait of Guillaume Apollinaire" (1914, Musée National d'Art Moderne de Paris) - "The Song of Love" (1914, Museum of Modern Art, New York) - "The Seer" (1914, Museum of Modern Art, New York) - "Interno Metafisico con Biscotti (Metaphysical Interior with Biscuits)" (1916, Chazen Museum of Art, Madison) - "Hector and Andromache" (1917, Galleria Nazionale d'Arte Moderna e Contemporanea di Roma) - "The Enigma of the Arrival and the Afternoon" (1912) - "Turinese Melancholy" (1915), "The Melancholy of Departure" (Tate, London), "Metaphysical Interior with Sanatorium" (1917, Museum of Modern Art, New York), "La famille du peintre (The Painter's Family)" (1926, Tate Modern, London)...

 

"ll faudrait que nous exercions un contrôle permanent de nos pensées et de toutes ces images qui, à l`état de veille, se présentent a notre esprit, mais qui ont cependant une étroite parenté avec ce que nous voyons en rêve. ll est curieux qu`aucune image du rêve, pour étrange qu'elle soit, ne nous frappe par sa puissance métaphysique et, pour cette raison, nous nous refusons à chercher dans le rêve la source de nos créations; le système d`un Thomas De Quincey ne nous tente guère. Le rêve cependant est un phénomène bien étrange, un mystère inexplicable, mais plus inexplicables encore sont le mystère et l`allure que notre esprit confère à certains objets, à certains aspects de la vie. Psychiquement parlant, le fait de découvrir un aspect mystérieux dans les objets serait un symptôme d'anormalité cérébrale, proche de certains phénomènes de la folie. Je pense qu'on peut rencontrer chez tout individu de tels moments d'anormalité d'autant plus heureux lorsqu'ils se manifestent chez des êtres dotés de talent créateur et de clairvoyance. L'art est le filet fatal qui saisit au vol, comme des papillons mystérieux, ces moments étranges qui échappent à l'innocence et à la distraction du commun des mortels.

Ces moments heureux mais inconscients de métaphysique se produisent aussi bien chez les peintres que chez les écrivains, et a ce propos je voudrais rappeler ici un vieux provincial de France, que nous appellerons, si vous le voulez bien, l'explorateur en pantoufles, à savoir Jules Verne, qui fit maints romans de voyages et d'aventures et qui passe pour un écrivain ad usum puerum. Pourtant, qui mieux que lui a su saisir la métaphysique d'une ville comme Londres, dans ses maisons, ses rues, ses clubs, ses squares; la spectralité d'un après-midi dominical a Londres, la mélancolie d'un homme, vrai fantôme ambulant, comme l'est Philéas Fogg dans Le Tour du monde en 80 jours? L'oeuvre de Jules Verne est pleine de ces moments heureux et apaisants; je pense encore à la description du départ du bateau qui quitte Liverpool dans le roman La Ville flottante.

La situation agitée et compliquée de l`art nouveau n'est pas un hasard dû aux caprices du destin, ni a un désir de nouveauté et à un arrivisme propres à quelques artistes, comme certains le croient naïvement. C'est au contraire une situation fatale de l'esprit humain qui, gouverné par des lois fixes et mathématiques, subit, comme tous les éléments qui se manifestent sur notre planète, des flux et des reflux, des départs, des retours et des renaissances. Un peuple, au début de son existence, aime le mythe et la légende, le surprenant, le monstrueux, l'inexplicable; il y trouve refuge. Avec le temps, ce peuple mûrit et se civilise, dégrossit ses images primitives, les réduit, les modèle selon les exigences d'un esprit clair, et se met a écrire sa propre histoire, dérivée des mythes originels. Une époque européenne telle que la nôtre, lourde de l'énorme poids d'un si grand nombre de civilisations, de la maturité d'un si grand nombre d'expériences spirituelles, doit fatalement produire un art qui par certains côtés ressemble à celui des inquiétudes mythiques. Cet art naît par l'opération de quelques individus dotés d'une clairvoyance et d'une sensibilité particulières. Naturellement, un tel retour doit être marqué des signes des époques antérieures, d`ou la naissance d'un art extrêmement compliqué et polymorphe dans les divers aspects de ses valeurs spirituelles. Cependant l'art nouveau n'est pas un résidu des temps passés, il n'a pas non plus le pouvoir, en dépit de ce que croient certains illuminés et utopistes, de racheter et de régénérer l'humanité, ni de donnera cette humanité un nouveau sens de la vie, une nouvelle religion. L'humanité est et restera ce qu'elle a toujours été. Elle accepte et acceptera toujours davantage cet art et même un jour elle ira dans les musées le contempler et l'étudier; elle en parlera un jour avec désinvolture et tout naturellement, comme elle fait aujourd'hui pour les œuvres plus ou moins anciennes mais qui, répertoriées et cataloguées, ont désormais leur place et leur piédestal assuré dans les musées et les bibliothèques du monde.

Le problème de la compréhension de l'art nous inquiète pour aujourd'hui mais non pour demain. Être ou ne pas être compris, voila un problème actuel. Cette apparence de folie qui est dans nos œuvres mourra a son tour aux yeux des hommes; folie qu'ils y découvrent, car la grande folie, celle qui n'apparaît pas aux yeux de tous, existera toujours et continuera à s`agiter et à nous faire signe derrière le paravent inexorable de la matière. (...)

Que la folie soit un phénomène inhérent à chacune des profondes manifestations de l'art est une vérité axiomatique. Schopenhauer définit le fou comme un homme qui a perdu la mémoire. Définition pleine d'acuité car en fait ce qui constitue la logique de nos actes normaux et de notre vie normale est un chapelet continu de souvenirs concernant les rapports qui existent entre les choses et nous, et vice versa. Prenons un exemple : j'entre dans une pièce, je vois un homme assis sur une chaise, je vois pendre du plafond une cage contenant un canari, j'aperçois sur le mur des tableaux, une bibliothèque pleine de livres; tout cela ne me frappe pas, ne m'étonne pas, puisque le collier des souvenirs qui se rattachent les uns aux autres m'explique la logique de ce que je vois; mais admettons que pendant un moment et pour des raisons inexplicables, indépendantes de ma volonté, le fil du collier se rompe, qui sait comme je verrais l'homme assis, la cage, les tableaux, la bibliothèque; qui sait quelle stupeur, quelle terreur et peut-être aussi quelle douceur et quelle consolation j'éprouverais en regardant cette scène? Le décor cependant ne serait pas changé, c'est moi qui la verrais sous un autre angle. Et nous voici arrivés à l'aspect métaphysique des choses. Par déduction, on peut conclure que chaque chosa a deux aspects : l'un banal, que nous voyons le plus souvent et que voient les hommes en général, l'autre spectral et métaphysique que ne peuvent voir que de rares individus, dans des moments de clairvoyance et d'abstraction métaphysique, de même que certains corps, cachés par une matière impénétrable aux rayons du soleil, apparaissent sous la puissance de rayons artificiels comme les rayons X par exemple.

Depuis quelque temps je vais jusqu'à penser pour ma part que les choses, outre ces deux aspects, en ont encore d'autres (un troisième, un quatrième, un cinquième aspect...), tous différents du premier mais étroitement apparentés au second, l'aspect métaphysique.

Je me souviens de l'étrange et profonde impression que me fit, quand j'étais enfant, une image vue dans un vieux livre intitulé La Terre avant le déluge. L'image représentait un paysage de l'époque tertiaire. L'homme n'existait pas encore. J'ai médité bien souvent sur cet étrange phénomène de l'absence humaine dans les apparences métaphysiques. Toute œuvre d'art profonde contient deux solitudes : l'une qu'on pourrait appeler solitude plastique et qui est cette béatitude contemplative que nous donne la géniale construction et combinaison des formes (matières ou éléments morts-vifs ou vifs-morts, deuxième vie de la nature morte, prise au sens non de sujet pictural mais de cet aspect spectral qui pourrait être aussi bien celui d'une figure supposée vivante); la seconde solitude serait celle des signes; solitude éminemment métaphysique et pour laquelle est exclue a priori toute possibilité d'éducation visuelle ou psychique.

ll y a des tableaux de Böcklin, de Claude Lorrain, de Poussin habités par des figures humaines qui, en dépit de cela, sont en étroite corrélation avec mon paysage de l'époque tertiaire. Absence humaine dans l'homme. Quelques portraits d'lngres parviennent à ces limites. ll faut toutefois souligner que dans ces œuvres (à l'exception peut-être de quelques peintures de Bocklin) n'apparaît que la première solitude, c'est-à-dire la solitude plastique; ce n'est que dans la nouvelle peinture métaphysique italienne qu'apparaît la seconde: la solitude des signes ou la solitude métaphysique.

L'œuvre d'art métaphysique est, quant à l'aspect, sereine: elle n'en donne pas moins l'impression que quelque chose de nouveau va se produire dans cette sérénité et que d'autres signes, outre ceux qui sont déjà évidents, se préparent à entrer sur la toile. Tel est le symptôme révélateur de la profondeur habitée. Ainsi, la surface plate d'un océan parfaitement calme nous inquiète, non pas tant par l'idée de la distance kilométrique qu'il y a entre nous et le fond, mais à la pensée de tout l'inconnu que recèle ce fond. S`il n'en était pas ainsi, l`idée de son espace nous donnerait seulement une sensation de vertige, comme lorsque l'on se trouve à une grande hauteur.

Dans la construction de la ville, dans la forme architecturale des maisons, des places, des jardins et des passages publics, des ports et des gares ferroviaires, etc., résident les  premiers fondements d`une grande esthétique métaphysique. Les Grecs furent fort scrupuleux pour de telles constructions, guidés qu'ils étaient par leur sens esthético-philosophique : les portiques, les promenades ombreuses, les terrasses dressées comme des amphithéâtres devant les grands spectacles de la nature (Homère, Eschyle); la tragédie de la sérénité. En Italie nous avons des exemples modernes, admirables, de ce type de constructions. En ce qui concerne l'ltalie, l'origine psychologique de ce type d'architecture est pour moi obscure; j'ai beaucoup médité sur ce probléme de la métaphysique architecturale italienne dans ma peinture de 1910,11,12,13 et 14. (...) Schopenhauer, qui en savait long à ce sujet, conseillait à ses contemporains de ne pas poser les statues de leurs hommes illustres sur des colonnes ou des piédestals trop élevés mais de les placer en revanche sur des socles bas, comme c'est l'usage en Italie - disait-il - ou certains hommes de marbre semblent se trouver au niveau des passants et marcher avec eux. L'homme imbécile, c'est-a-dire l'homme amétaphysique, est instinctivement attiré par la masse et la hauteur, par une espece de wagnérisme architectural. Affaire d'innocence : ce sont des gens qui ne connaissent pas l'aspect terrible des lignes et des angles qui sont tentés par l'infini, et en cela même se manifeste leur psyché limitée. Mais nous qui connaissons les signes de l'alphabet métaphysique, nous savons quelles joies et quelles douleurs sont enfermées sous un portique, à l`angle d'une rue ou encore dans une chambre, sur la surface d'une table, dans les flancs d'une boite. (...) 

L'usage minutieusement médité et prudemment soupesé des surfaces et des volumes constitue un des canons de l'esthétique métaphysique. ll est bon de rappeler ici quelques profondes réflexions d'Otto Weininger sur la métaphysique géométrique : ...L'arc de cercle, comme ornement, peut être beau : il ne signifie pas le total accomplissement, qui ne prête plus flanc à la critique, comme le serpent de Midgard qui s'enroule autour du monde. Dans l'arc, il y a encore quelque chose d'incomplet, qui a besoin et est capable d'accomplissement : il laisse encore pressentir. Pour cette raison l'anneau est toujours symbole de quelque chose d'amoraI ou d'immoral. (Cette pensée éclaircit pour moi l`impression éminemment métaphysique que m'ont toujours faite les portiques et en règle générale les ouvertures en arcades). On a toujours vu dans les figures géométriques des symboles d'une réalité supérieure. Par exemple le triangle servit ab antico, et sert encore aujourd'hui dans la doctrine théosophique, de symbole mystique et magique, et il est vrai qu'il éveille souvent chez celui qui le regarde, même s`il ne connait pas cette tradition, une impression d'inquiétude et même de peur. (Ainsi, les équerres ont toujours obsédé et obséderont toujours mon esprit; je les vois sans cesse surgir comme des astres mystérieux derrière chacune de mes compositions picturales). En partant de tels principes, nous pouvons jeter nos regards sur le monde environnant sans risquer de retomber dans les erreurs de nos prédécesseurs. Nous pouvons encore tenter toutes les esthétiques, y compris celle de la figure humaine, puisque travailler et méditer sur de tels problèmes interdit de tomber dans de faciles et mensongères illusions. Amis de'un nouveau savoir, nouveaux philosophes, nous pouvons enfin sourire avec douceur aux grâces de notre art."

(Valori Plastici, revue d'avril-mai 1919) 

Giorgio de Chirico - "I progetti della fanciulla (Les projets de la jeune fille)", 1915, New York, Museum of Modern Art - "L’angelo ebreo (L’ange juif)", 1916, New York, Metropolitan Museum of Art, Jacques and Natasha Gelman Collection, 1998 - "Interno metafisico (con grande officina)", 1916, Stoccarda, Staatsgalerie - "La malinconia della partenza (Mélancolie du départ)", 1916, London, Tate - "Il linguaggio del bambino", 1916, New York, Pierre and Tana Matisse Foundation Collection - "La Révélation du solitaire", 1916, Collezione privata - "Le Muse inquietanti", 1918, Collezione privata - "Il sogno di Tobia (Le rêve de Tobie)", 1917, Collezione privata - "Il Trovatore", 1917, Collezione privata...

 

Giorgio De Chirico - La Révélation, "pénétrer le mystère des choses généralement considérées comme insignifiantes", et Max Klinger "parce qu`il a inventé quelque chose qui n'existait pas auparavant et qu'on peut entrevoir par fragments..."

"Le rôle essentiel revient toujours à la révélation. Un tableau se révèle à nous, tandis que la vue de quelque chose ne peut nous donner la révélation d'un tableau; mais alors le tableau ne sera pas une copie fidèle de cela même qui en a provoqué la révélation, il ne lui ressemblera que vaguement, comme le visage d'une personne vue en songe ressemble à la personne réelle. Dans tout cela, la technique ne compte pas; la sensation d'unité sera produite par la composition linéaire du tableau, qui donnera toujours l'impression d'une chose immuable, ou le hasard n'a aucune part. Une révélation peut naître à l'improviste, quand on s'y attend le moins, ou bien être stimulée par la vue de quelque chose - édifice, rue, jardin, place, etc. (...) Quand une révélation jaillit à la vue d'une composition d`objets, l'œuvre qui hante nos pensées reste étroitement liée aux circonstances dont elle est née.

L'œuvre d'art ressemble alors au modèle, mais de façon très particulière : comme deux frères se ressemblent, ou plutôt comme l`image d'une personne que nous connaissons pour l'avoir vue en rêve ressemble a la personne réelle tout en n'étant pas cette personne; on dirait que ses traits ont subi une transformation imperceptible et mystérieuse. Je suis convaincu que la vision d'une personne en songe est pour ainsi dire la preuve de son existence métaphysique. Certains événements qui se produisent par hasard dans notre vie, certaines combinaisons imprévues peuvent réveiller en nous des sensations inconnues de joie et de surprise -justement celles de la révélation. (...)

Calme, tranquillité et même sérénité, telle sera l`attitude de l`artiste. Mais cette sérénité contiendra, comme dans un "lamento" continu, tout le pathétique du monde; toute la grandeur, tout le sublime que les hommes ont pu connaître, leurs espoirs et leurs craintes, leurs joies et leurs souffrances, l'amitié et l`amour, seront le fondement de la musique propre à l'œuvre d'art. Mais sa véritable valeur résidera dans la nouveauté de son chant, puisque le plus important sera toujours la chose neuve, qui n'existait pas auparavant, que l'artiste a tirée du néant. ll y a beaucoup plus de mystère dans l'ombre d'un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions du passé, du présent et du futur. (...)

Pour être vraiment immortelle, une œuvre d`art doit franchir les limites de l'humain : la logique et le bon sens en seront totalement absents. L'artiste approchera alors l'état de rêve et l'attitude mentale des enfants. Je me rappelle qu'après la lecture de "Ainsi parlait Zarathoustra", l'œuvre immortelle de Nietzsche, certains passages m'ont procuré la même impression que j`avais éprouvée, enfant, à lire "Les Aventures de Pinocchio". Curieuse ressemblance, qui révèle la profondeur du livre de Nietzsche.

ll ne s'agit pas ici d'ingénuité, de la grâce naïve d'un artiste primitif : l'ouvrage montre cette étrangeté qu'ont souvent les impressions des enfants, mais elle est consciente. De même, je crois que, pour être vraiment profonde, une peinture doit remplir cette condition. Böcklin et Poussin ont atteint les limites de la peinture : un dernier effort et la peinture aura son imaginaire propre, qui nous transportera au-delà de toutes les images. (...) L'œuvre vraiment profonde d'un artiste jaillira du plus intime de son être; elle ne contiendra aucun souvenir de ruisseaux murmurants, aucun chant d'oiseau, aucun bruissement de feuilles. Au lieu du sentiment gothique ou romantique, on n'y trouvera plus que dimensions, lignes, formes de l'éternité et de l'infini. Telle est l'impression produite par les édifices romains. (...)

Lors d'un voyage a Rome en octobre, je réalisai, après avoir lu les œuvres de Nietzsche, qu`il existe des révélations étranges, d'un type inconnu mais qui peuvent être traduites en images. Je méditai longuement et commençai à recevoir les premières révélations. Je dessinais moins, au point d'oublier parfois les méthodes mêmes du dessin; mais chaque fois que je dessinais, c'était sous l'impulsion d'une nécessité intérieure. Je compris alors certaines sensations bizarres que je n'avais pu m`expliquer auparavant. Par exemple le langage de certains phénomènes naturels : les saisons, les heures du jour. Mais aussi les époques historiques : la préhistoire, les révolutions spirituelles au cours des siècles, les temps modernes - tout m'apparaissait étranger et lointain. Ce ne furent plus des objets qui se présentèrent à mon imagination; mes compositions n'avaient plus de signification, du moins pas de sens commun. On aurait dit un calme plat; mais dès que je contemplais mes peintures, j'éprouvais exactement ce que j'avais ressenti en les concevant - preuve irréfutable de leur valeur intrinsèque. L'essentiel est une grande sensibilité à tout ce qui existe doit être peint comme une énigme. Pas seulement les grandes questions que nous nous posons éternellement (le pourquoi du monde créé, le pourquoi de notre naissance, de notre vie et de notre mort), d'autant plus que, comme je l'ai déjà dit, il n'y a peut-être aucune raison atout cela. ll faudrait plutôt pénétrer le mystère des choses généralement considérées comme insignifiantes. Percevoir le caractère énigmatique de certains phénomènes ou de certains êtres, et en arriver même à représenter le génie créateur du passé comme une chose, une chose très étrange, à examiner de différents points de vue. Vivre dans le monde comme dans un immense musée de curiosités, d`étranges jouets bariolés qui changent d'aspect et que parfois nous brisons, comme les enfants, pour en voir la structure intérieure, mais que nous avons la déception de trouver vides. (...)

Il est nécessaire avant tout de purifier |'art de ce qui était jusqu'ici son contenu habituel - objets, idées, pensées, symboles. Si Max Klinger présente encore de l'intérêt pour moi, ce n'est pas comme penseur, comme symboliste ou comme savant, mais parce qu`il a inventé quelque chose qui n'existait pas auparavant et qu'on peut entrevoir par fragments. Mais il n'a pas eu la force de comprendre les recoins les plus intimes de son cœur, de scruter l`angle le plus obscur et donc de plus vrai, et de tout observer à partir cet angle.

L'artiste de l'avenir est celui qui aura le courage de laisser de côté tout le reste, de renoncer chaque jour à quelque chose, celui dont la personnalité deviendra progressivement plus pure et plus innocente. En effet, même s'il ne se contente pas de suivre les traces d'un autre artiste, il ne sera pas un artiste créateur au sens où je l'entends tant qu'il se trouvera sous l'influence directe d'une chose qu'un autre connait, d'une chose qu'on peut lire dans un livre ou rencontrer dans un musée. Le point important est la confiance en soi.

La révélation que nous avons d'une œuvre d'art, l'intuition d'une image, doit représenter une chose qui ait un sens en elle-même, sans l`aide d'aucun sujet, d'aucun sens conforme à la logique humaine. Cette révélation (ou intuition si l'on préfère) doit, selon moi, être ressentie d`une manière si intense, donner une telle joie - ou une telle souffrance - que nous soyons contraints à peindre, sous l'impulsion d`une force encore plus grande que celle qui pousse un affamé à mordre comme une bête sauvage dans le morceau de pain trouvé par hasard. Telle devrait être la peinture de l`avenir."

(Manuscrit de la collection Paul Éluard 1911-1915, Paris, Traduit par C. Lauriol)

 

Au milieu des années 1920, de Chirico retravaille de nombreux thèmes de ses peintures d'avant-guerre, désormais la technique des  maîtres anciens retient toute son attention, la peinture de la Renaissance, de Raphaël et du Titien, le besoin de dialoguer avec ces maîtres par delà les époques, mais l'ambiguïté demeure, l'ironie semble toujours très proche, les interprétations multiples, la critique songe à un classicisme des plus excentriques, les surréalistes l'ignorent. C'est alors à une floraison de styles (néo-classique, néo-romantique, néo-baroque) que s'attaque la peinture de de Chirico, provoquant par ses autoportraits ou ses raccourcis de tableaux de maîtres classiques parfois jusqu'à l'absurdité. En 1936, il s'installe à New York pour une importante exposition et travaille avec des magazines de mode tels que Vogue et Harper's Bazaar. Dans ses dernières œuvres, il reprend les thèmes de sa période métaphysique, le mannequin, la mythologie, la symbolique surréaliste, moins énigmatique au demeurant, l'intuition initiale est désormais épuisée... "Un’opera d’arte per divenire immortale deve sempre superare i limiti dell’umano senza preoccuparsi né del buon senso né della logica." (Pour devenir immortelle, une œuvre d'art doit toujours dépasser les limites de l'humain sans se soucier du bon sens ou de la logique)...

"Self Portrait" (1922, Private collection) - "The Bank of Thessaly" (1926) - "Portrait of Isabella in Modeling Pose" (1930) - "The Mysterious Baths" (1934) - "Autoritratto con manto e corazza" (1967)...


Carlo Carrà (1881-1966) 

Le parcours artistique de Carlo Carrà couvre les vingt-cinq premières années du XXe siècle, expérimentant successivement le divisionnisme dynamique en 1909-1910 ("Uscita da teatro", "Piazza del Duomo a Milano", "Notturno in piazza Beccaria"), puis les synthèses futuristes à partir de 1911 ("La stazione di Milano", "Sobbalzi del fiacre", "Quel che mi ha detto il tram") : avec Boccioni, Russolo et Severini, Carrà crée le "Manifeste des peintres futuristes" et abandonne tout symbolisme pictural de type divisionniste au profit du fameux concept de simultanéité dynamique des états d'esprit, "la vibrazione ed il movimento moltiplicano innumerevolmente ogni oggetto". Mais en 1912, à Paris, les Futuristes rencontre les Cubistes,  Carrà approche la vision si statique et si formelle de Braque, Picasso et Modigliani ("Donna al balcone", " La galleria di Milano"). Puis Carrà amorce son tournant métaphysique : il rencontre à Ferrare Giorgio De Chirico, son frère Antonio Savinio et De Pisisis, entend ré-introduire les valeurs typiques de la peinture italienne du début de la Renaissance dans la modernité, une architecture et une géométrie chargée de sens, et ré-affirmer une dimension spirituelle totalement ignorée tant par le naturalisme de la seconde moitié du XIXe siècle que par les œuvres d'avant-garde du début du XXe siècle. 

La réalité, le monde de l'apparences des objets, n'atteint son authenticité que sous la forme d'une allégorie métaphysique qui vient à surprendre nos sens ("una sintesi di forme che avesse dei sottintesi di carattere metafisico, come in una realtà percepita nella meditazione o nel sogno") : "Composizione TA", 1916, "La camera incantata", 1917, "La musa metafisica", 1917, "La figlia dell'Ovest", 1919, marquée par une simplification de plus en importante des éléments picturaux et qui marque l'évolution de Carrà, l'étrangeté gagne en intensité. La grâce des choses ordinaires (cose ordinarie) travaille la conception métaphysique du peintre, "Sono le cose ordinarie che operano sul nostro animo in quella guisa così benefica che raggiunge le estreme vette della grazia", il s'agit désormais d'aller à l'essentiel, la plastique l'emporte sur l'accumulation des objets : "L'amante dell'ingegnere", 1921, "La casa rossa", 1926. Carrà aborde progressivement tout au long des années 1920 et 1930 des  œuvres figuratives mélancoliques, un réalisme monumental puisé dans le siècle de Masaccio, le XVe siècle Masaccio, toujours très formellement structuré (Morning by the Sea, 1928)...

"Manifestazione Interventista" (1914) - "Composizione TA" (1916) - "La camera incantata" (1917, Milano, Pinacoteca di Brera) - "La musa metafisica" (1917, Milano, Museo Poldi Pezzoli, Collezione Mattioli) - "L'idolo ermafrodito" (1917, Collezione privata) - "Solitudine" (1917-26, Collezione privata) - "Madre e figlio" (1917, Milano, Pinacoteca di Brera) - "Natura morta con la squadra" (1917, Milano, Museo del Novecento) - "Il figlio del costruttore" (1917-1921, Collezione privata) -  L’ovale delle apparizioni" (1918, Roma, Galleria Nazionale d'Arte Moderna e Contemporanea) - "La figlia dell'Ovest" (1919) - "Le figlie di Loth" (1919) - "L'amante dell'ingegnere" (1921) - "Meriggio" (1923) - "L'attesa" (1926) - ...


Alberto Savinio (1891-1952)

"L’arte è lo spettacolo dei nostri desideri, la rappresentazione di ciò che noi vorremmo avere ma che la vita non ci dà. Tanto più l’arte è preziosa quando più i desideri che essa rappresenta sono lontani e inattuabili" (l'art est le spectacle de nos désirs, la représentation de ce que nous aimerions avoir mais que la vie ne nous donne pas. D'autant plus précieux est l'art quand les désirs qu'il représente sont lointains et inaccessibles) - Alberto Savinio, pseudonyme d'Andrea De Chirico, frère cadet de Giorgio De Chirico, né en 1891, en Grèce, et mort en 1952 à Rome, fut d'abord musicien, écrivain, critique, essayiste avant de devenir peintre, en 1926, alors que la peinture métaphysique a livré toutes ses intuitions et le mouvement surréaliste est déjà fortement implanté. Savinio, plus que son frère, joue avec tous les arts mis à sa disposition pour transcrire sa créativité et son imaginaire, sa facilité à toutes les métaphores et analogies, une puissante curiosité qui l'incite à fréquenter les avant-gardes. A Paris, où il séjournera à plusieurs reprises, la première fois en 1910, il adopte le pseudonyme de Savinio (le nom italianisé d'un obscur écrivain et traducteur français d'Oscar Wilde) pour se distinguer de son frère peintre, compose une "Musique métaphysique" en contrepoint des tableaux de celui-ci (Scatola sonora), se lie d'amitié avec Guillaume Apollinaire, Breton et Cendrars,  et publie en 1914, en français,"Les chants de la mi-mort", où il aborde le fameux thème du "mannequin", motif clé de la peinture métaphysique. A Florence, en 1918, il publie son roman "'Hermaphrodito". Théoricien d'art, Savinio écrit dans les revues La Voce, La Ronda et Valori plastici, dans laquelle est publié un célèbre essai sur l'esthétique de la Peinture métaphysique...

Il commence à peindre à Paris en 1927 et exploite sa propension à mêler éléments littéraires ou mythologiques, intellectualisme et ironie (Couple et enfant, 1927), autant de thèmes au centre de laquelle sa terre natale, la Grèce et ses mythes, joue le rôle de ferment intellectuel : "tout le mythe moderne encore en formation s'appuie à son origine sur les deux œuvres, dans leur esprit presque indiscernables, d'Alberto Savinio et de son frère Giorgio de Chirico", écrira André Breton dans son Anthologie de l'humour noir. Mais, parti de l'expérience métaphysique et de principes très proches de ceux de De Chirico, Savinio se tourne très rapidement vers le Surréalisme: étroitement lié à André Breton (il est à Paris de 1926 à 1934), il sera en Italie le principal propagateur des idées du mouvement surréaliste. Sa littérature est l'une des rares et singulières incursions des écrivains italiens dans le fantastique, quant à sa peinture, elle expose de surprenantes combinaisons de paysages ou de formes humaines traditionnelles et de motifs abstraits colorés, futuristes, au sens contemporain, ou des personnages affublés de têtes de gallinacé, un théâtre familial (The Parents, 1931) qui livre tout l'inconscient de l'enfant Savinio placé dans l'obligation par sa mère, l'autoritaire Gemma Cervetto, de ne pas entraver la vocation assignée à Giorgio, et seulement lui, de devenir le  "pictor optimus". Et c'est donc à trente ans que Savinio peut surmonter les interdits...

"Couple et enfant" (1927, Collezione privata) - "Le Matelot" (1927) - "Family of Lions" (1927) - "Le Rêve du Poète" (1927) - "Portrait of a Child" (1927) - "The Enchanted Island" (1928, Museo d'Arte Moderna Mario Rimoldi, Cortina d'Ampezzo) - "The Wise Men" (1929, Museo d'Arte Moderna e Contemporanea di Trento e Rovereto) - "Senza titolo" (1929) - "Le songe d'Achille" ( 1929) - "L'Abandonné" (1929, Collezione privata) - "La battaglia dei Centauri" (1930, Collezione privata) - "Le Depart de la Colombe" (1930) - "Roger et Angélique" (1930, Collezione privata ) - "Le Sommeil de la déesse" (1930) - "L'Annonciation (1932, Milan, GAM.) - "Il sonni di Eva" (1941-42, Collezione privata) - "Nascita di Venere" (1950) - ...


Giorgio Morandi (1890-1964) 

«Per conoscere non è necessario vedere molte cose, ma guardarne bene una sola» (Certains peuvent voyager à travers le monde et ne rien en voir. Pour parvenir à sa compréhension, il est nécessaire  de ne pas trop en voir, mais de bien regarder ce que l’on voit) - Giorgio Morandi est un peintre - et graveur - singulier du Novecento, touché par  Paul Cézanne et connu pour ses singulières "natures mortes" : des "natures mortes" simples et contemplatives de bouteilles, de pots et de boîtes, des couleurs pâles, subtiles, à la limite de la grisaille et parfois opposées à un blanc éclatant, un dessin schématique proche de la silhouette conférant aux objets un aspect irréel... Il s'est intéressé à l'oeuvre de Picasso, Derain, mais aussi Giotto, Piero della Francesca, Masaccio, à Florence, a suivi un temps les futuristes en 1914, puis tout aussi brièvement Giorgio De Chirico en 1918, a toujours vécu à Bologne de sa naissance en 1890 jusqu’à sa mort en 1964. A partir de 1909, il vit dans le même appartement familial de la via Fondazza, qu’il partageait avec sa mère et ses trois sœurs, Anna, Dina et Maria Teresa, dans une chambre simplement meublée d’un lit et d’une petite table sur laquelle son matériel de peinture et des objets qu’il ne cessa d’assembler, en modifiant imperceptiblement leurs configurations ou les abandonnant aux jeux de cette lumière qui variait selon les heures, les saisons, les changement de position de la table....  

"Still Life" (1916, Museum of Modern Art, New York) - "Still-Life with a Dummy" (1918, The State Hermitage Museum, St Petersburg) - "Metaphysical Still Life" (1918) - "Natura morta, 1918" - "Natura morta con palla" (1918)  - "Metaphysical Still Life with Triangle" (1919) - "The Blue Vase" (1920, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Dusseldorf) - "Landscape" (1935) - - "Still Life" (1946, Tate, London) - "Still Life" (1950, The Phillips Collection, Washington, DC) - "Natura morta" (1953) - ...