Colette (1873-1954), "Claudine à Paris" (1901), "Claudine en ménage" (1902), "Claudine s'en va" (1903),"L'ingénue libertine" (1909),  "Les Vrilles de la vigne" (1908), "La Vagabonde" (1910),  "Mitsou ou Comment l'esprit vient aux filles" (1919), "Chéri" (1920), "Le Blé en herbe" (1923), "La Naissance du jour" (1928), "Sido" (1929) - Renée Vivien (1877-1909) - Jean-Gabriel Doumergue (1889-1962) - ......

Last Update: 11/11/2016


Littérature française des années 20

La période située entre la fin de la Première Guerre Mondiale (1914-1918) et le début de la Seconde Guerre Mondiale (1939-1945) est une période de contrastes. On assiste d’abord à une euphorie qui suit la paix retrouvée en 1918 après un conflit terrible au plan des pertes humaines. Si la période qui précède la première guerre mondiale a reçu le surnom de "Belle Epoque", celle qui lui succède a été nommée les "Années Folles". Les femmes jouent un rôle important dans cette mutation de la société. Pendant les années de guerre, elles remplaçaient les hommes dans les industries, elles étaient devenues les "chefs de famille", elles ont acquis une indépendance sans précédent. Le taux de natalité a par ailleurs fortement baissé, créant les conditions d’une plus grande liberté des femmes, qui ne sont plus seulement des mères. L’écrivain Colette, par ses ouvrages et sa personnalité, symbolise bien ce renouveau féminin, ainsi que la styliste Coco Chanel, qui impose ses vues révolutionnaires sur le vêtement féminin. .

A partir de 1929, qui marque le début d’une grave crise économique mondiale, le ton change, les nuages s’accumulent.

(Hans Hassenteufel (1929) "Die Morgenzeitung")


Colette (1873-1954)
"... Un regard bleu de nuit, ironique et scrutateur, mais dont n'était pas absente je ne sais quelle nostalgie.." - L’atmosphère de l’enfance imprègne l’œuvre entière de Colette, et au travers de celle-ci, un amour sensuel de la vie : "son esprit court comme un sang subtil le long des veines de toutes les feuilles, se caresse au velours des géraniums." Parmi les grandes figures de la littérature française, peu sont des femmes. Après Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), George Sand (1804-1876), Anna de Noailles (1876-1933), Colette est une exception dans le paysage littéraire français, essentiellement masculin. Née dans l’Yonne, non loin de Paris, Colette a célébré toute sa vie le royaume de son enfance et sa terre natale, qui pour tout autre "ne serait qu’une campagne un peu triste qu’assombrissent les forêts, un village paisible et pauvre, une vallée humide, une montagne bleuâtre qui ne nourrit même pas les chèvres" (Les Vrilles de la vigne, 1908). En même temps que l’enfance, Colette a écrit abondamment sur l’amour, sur la vie du couple qu’elle a vécue de manière passionnée et tumultueuse, à travers ses mariages successifs avec Willy (qui collabora avec elle pour la série des Claudine), Henry de Jouvenel et Maurice Goudeket. Colette analyse avec énergie et passion le monde de l’adolescence (Le blé en herbe, 1923), la jalousie (La Chatte, 1933; Duo, 1930), la vie agitée du couple (Chéri, 1920; La Fin de Chéri, 1926). Dans son style unique riche de poésie, où les sensations renaissent transformées et neuves par l’extrême beauté des mots choisis, de leurs combinaisons, Colette fait partager son expérience du "monde impur" où elle a plongé, malgré le précieux enseignement de son adorable et pure mère Sido, pour laquelle elle consacre plusieurs livres (Sido, 1929)."

"Volontiers provocatrice, Colette n’a pas hésité à décrire sa vie et à la vivre, même si elle pouvait faire l’objet de scandales : en 1906, elle a une liaison avec une comtesse et cette homosexualité soudain révélée et rendue publique aggrave sa réputation de femme à la vie dissolue, se complaisant dans l’univers de danseuse de music-hall (L’Envers du music-hall, 1913). Mais cette expérience de l’écriture qui décrit le monde troublé de la vie est une tentative de retrouver ce qui est à l’origine, la simplicité du commencement, qui peut être observé dans la plus simple des choses : une araignée sur sa toile, un chatte qui s’étire, les parfums du vent d’été, les premiers rayons du soleil. Colette écrit de manière subtile, sensuelle, souvent étonnante, le plaisir d’être là, de contempler dans l’immédiat la beauté, mais aussi la laideur des choses."...

 

1900 – Claudine à l’école 
Le premier roman de Colette, le premier de la série des Claudine, il évoque la vie quotidienne d'une jeune écolière de campagne, avec ses rites, ses émotions, ses jeux, anodins ou pervers. Très proche de la nature, Claudine y puise matière à l'éveil d'une sensualité qui se découvre aussi dans l'émoi suscité par une jeune institutrice.

"Je m’appelle Claudine, j’habite Montigny ; j’y suis née en 1884 ; probablement je n’y mourrai pas. Mon Manuel de géographie départementale s’exprime ainsi : « Montigny-en-Fresnois, jolie petite ville de 1.950 habitants, construite en amphithéâtre sur la Thaize ; on y admire une tour sarrasine bien conservée... » Moi, ça ne me dit rien du tout, ces descriptions-là ! D’abord, il n’y a pas de Thaize ; je sais bien qu’elle est censée traverser des prés au-dessous du passage à niveau ; mais en aucune saison vous n’y trouveriez de quoi laver les pattes d’un moineau. Montigny construit « en amphithéâtre » ? Non, je ne le vois pas ainsi ; à ma manière, c’est des maisons qui dégringolent, depuis le haut de la colline jusqu’en bas de la vallée ; ça s’étage en escalier au-dessous d’un gros château, rebâti sous Louis XV et déjà plus délabré que la tour sarrasine, basse, toute gainée de lierre, qui s’effrite par en haut un petit peu chaque jour. C’est un village, et pas une ville : les rues, grâce au Ciel, ne sont pas pavées ; les averses y roulent en petits torrents, secs au bout de deux heures ; c’est un village, pas très joli même, et que pourtant j’adore.
Le charme, le délice de ce pays fait de collines et de vallées si étroites que quelques-unes sont des ravins, c’est les bois, les bois profonds et envahisseurs, qui moutonnent et ondulent jusque là bas, aussi loin qu’on peut voir... Des prés verts les trouent par places, de petites cultures aussi, pas grand-chose, les bois superbes dévorant tout. De sorte que cette belle contrée est affreusement pauvre, avec ses quelques fermes disséminées, peu nombreuses, juste ce qu’il faut de toits rouges pour faire valoir le vert velouté des bois.
Chers bois ! Je les connais tous ; je les ai battus si souvent. Il y a les bois taillis, des arbustes qui vous agrippent méchamment la figure au passage, ceux-là sont pleins de soleil, de fraises, de muguet, et aussi de serpents. J’y ai tressailli de frayeurs suffocantes à voir glisser devant mes pieds ces atroces petits corps lisses et froids ; vingt fois je me suis arrêtée, haletante, en trouvant sous ma main, près de la « passerose », une couleuvre bien sage, roulée en colimaçon régulièrement, sa tête en dessus, ses petits yeux dorés me regardant ; ce n’était pas dangereux, mais quelles terreurs ! Tant pis, je finis toujours par y retourner seule ou avec des camarades ; plutôt seule, parce que ces petites grandes filles m’agacent, ça a peur de se déchirer aux ronces, ça a peur des petites bêtes, des chenilles velues et de araignées des bruyères, si jolies, rondes et roses comme des perles, ça crie, c’est fatigué – insupportables enfin.
Et puis il y a mes préférés, les grands bois qui ont seize et vingt ans, ça me saigne le coeur d’en voir couper un ; pas broussailleux, ceux-là, des arbres comme des colonnes, des sentiers étroits, où il fait presque nuit à midi, où la voix et les pas sonnent d’une façon inquiétante. Dieu, que je les aime ! Je m’y sens tellement seule, les yeux perdus loin entre les arbres, dans le jour vert et mystérieux, à la fois délicieusement tranquille et un peu anxieuse, à cause de la solitude et de l’obscurité vague... Pas de petites bêtes, dans ces grands bois, ni de hautes herbes, un sol battu, tour à tour sec, sonore, ou mou à cause des sources ; des lapins à derrière blanc les traversent ; des chevreuils peureux dont on ne fait que deviner le passage, tant ils courent vite ; de grands faisans lourds, rouges, dorés, des sangliers (je n’en ai pas vu) ; des loups – j’en ai entendu un, au commencement de l’hiver, pendant que je ramassais des faînes, ces bonnes petites faînes huileuses qui grattent la gorge et font tousser. Quelquefois des pluies d’orage vous surprennent dans ces grands bois-là ; on se
blottit sous un chêne plus épais que les autres, et, sans rien dire, on écoute la pluie crépiter là-haut comme sur un toit, bien à l’abri, pour ne sortir de ces profondeurs que tout éblouie et dépaysée, mal à l’aise au grand jour."

 

1901 - Claudine à Paris 

Le second roman de la série des Claudine. L'héroïne a quitté sa province natale et vit à la capitale en compagnie de son père. Elle est amoureuse de Renaud, un homme plus âgé qu'elle, et l'épouse bientôt. Claudine à Paris, Colette y habite déjà depuis huit ans, "rue Jacob", au 3e étage entre deux cours, et l'une comme l'autre, au premier contact avec la ville, perdent une certaine joie et désir même de vivre : (XI) ".. Je suis à faire la maligne dans la vie, et à crier sur les toits : "Ah ! Ah ! on ne m'apprend rien, à moi, ah ! ah ! Je lis tout, moi! et je comprends tout, moi, quoique je n'aie que dix-sept ans !" Parfaitement. Et pour un monsieur qui me pince le derrière dans la rue, pour une amie qui vit ce que j'ai coutume de lire, je me bouleverse, je distribue les coups de parapluie ou bien je fuis le vice avec un beau geste. Au fond, Claudine, tu n'es qu'une vulgaire honnête fille... (XII) Je suis une pauvre petite fille triste, qui se réfugie le soir au poil roux de Fanchette, pour y cacher sa bouche chaude et ses yeux cernés. Je vous jure, je vous jure, ce n'est pas, ce ne peut être là l'énervement banal d'une qui a besoin d'un mari. ]”ai besoin de bien plus que d'un mari, moi... (XIV) Ma liberté me pèse, mon indépendance m’excède ; ce que je cherche depuis des mois – depuis plus longtemps –, c’était, sans m’en douter, un maître. Les femmes libres ne sont pas des femmes..."

 

Dans une anthologie autobiographique, Claudine à Paris (1901) occupe une place à part. C'est un ouvrage typique de la collaboration Colette-Willy et, en ce sens, il est précieux dans ce qu`il éclaircit. Mais surtout dans notre recherche de ce que fut Colette, de ce qu'elle cacha et inventa sur elle-même, ce livre marque un tournant. L'auteur invente Renaud et avec lui un amour... qu'elle eût sans doute bien voulu vivre complètement. Elle se remémore également certains états de sensibilité qui ont suivi son arrivée dans la capitale, comme le confirment ses "témoignages". "Claudine à Paris" est cependant de moins belle tenue que "Claudine à l'École", par le style d'abord, dont la forme est trop souvent défaillante, par l'affabulation parfois faible, par l'arrière-pensée marquée de faire piquant, osé, scandaleux. L'influence de M. Willy - décidé, après le succès de "Claudine à l'École", à exploiter un genre - explique ce changement de ton. 

De l'influence de Willy, "ce Maugis-là n'est pas moi.." - Colette le confie dans "Mes Apprentissages". C'est à "Claudine à Paris" et "Claudine s'en va" que ma mémoire fait mauvais usage. Il y a là-dedans un personnage d'homme mûr et séduisant (Renaud) mais plus creux, plus léger et vide que ces pommes de verre filé, pour orner les arbres de Noël et qui s'écrasent dans la main en paillettes étamées. Dans "Claudine à Paris" éclot un personnage qui se promènera désormais dans toute l'œuvre - si j'ose dire - de M. Willy. Henri Maugis est peut-être la seule confidence que M. Willy nous ait faite sur lui-même, et si je dis "nous", c'est que mon ignorance d'un homme aussi exceptionnel exige que je me range parmi la foule. D'avoír travaillé pour lui, près de lui, m'a donné de le redouter, non de le connaître mieux. Ce Maugis "tout allumé de vice paternel", amateur de femmes, d'alcool étranger et de jeux de mots, musicographe, hellénisant, lettré, bretteur, sensible, dénué de scrupules, qui gouaille en cachant une larme, bombe un ventre de bouvreuil, nomme "mon bébé" les petites femmes en chemise, préfère le déshabillé au nu et la chaussette au bas de soie, ce Maugis-là n'est pas moi. Je crois que M. Willy céda, en créant le "gros Maugis", à l'une de ses mégalomanies, l'obsession de se peindre, l'amour de se contempler...

 

(I) "Aujourd’hui, je recommence à tenir mon journal forcément interrompu pendant ma maladie, ma grosse maladie – car je crois vraiment que j’ai été très malade ! Je ne me sens pas encore trop solide à présent, mais la période de fièvre et de grand désespoir m’a l’air passée. Bien sûr, je ne conçois pas que des gens vivent à Paris pour leur plaisir, sans qu’on les y force, non, mais je commence à comprendre qu’on puisse s’intéresser à ce qui se passe dans ces grandes boîtes à six étages. Il va falloir, pour l’honneur de mes cahiers, que je raconte pourquoi je me trouve à Paris, pourquoi j’ai quitté Montigny, l’École si chère et si fantaisiste où mademoiselle Sergent, insoucieuse des qu’en-dira-t-on, continue à chérir sa petite Aimée pendant que les élèves font les quatre cents coups, pourquoi papa a quitté ses limaces, tout ça, tout ça !… Je serai bien fatiguée quand j’aurai fini ! Parce que, vous savez, je suis plus maigre que l’année dernière et un peu plus longue ; malgré mes dix-sept ans échus depuis avant-hier, c’est tout juste si j’en parais seize. Voyons que je me regarde dans la glace. Oh ! oui. Menton pointu, tu es gentil, mais n’exagère pas, je t’en supplie, ta pointe. Yeux noisette, vous persévérez à être noisette, et je ne saurais vous en blâmer ; mais ne vous reculez pas sous mes sourcils avec cet excès de modestie. Ma bouche, vous êtes toujours ma bouche, mais si blême, que je ne résiste pas à frotter sur ces lèvres courtes et pâlottes les pétales arrachés au géranium rouge de la fenêtre. (Ça fait, d’ailleurs, un sale ton violacé que je mange tout de suite.) Ô vous, mes pauvres oreilles ! Petites oreilles blanches et anémiques, je vous cache sous les cheveux en boucles, et je vous regarde de temps en temps à la dérobée, et je vous pince pour vous faire rougir. Mais ce sont mes cheveux, surtout ! Je ne peux pas y toucher sans avoir envie de pleurer… On me les a coupés, coupés sous l’oreille, mes copeaux châtain roussi, mes beaux copeaux bien roulés ! Pardi, les dix centimètres qui m’en restent font tout ce qu’ils peuvent, et bouclent, et gonflent et se dépêcheront de grandir, mais je suis si triste tous les matins, quand je fais involontairement le geste de relever ma toison, avant de me savonner le cou..."

 

1902 - Claudine en ménage 
Troisième tome de la série "Claudine" écrit par Colette, c'est la suite de "Claudine à Paris" et sera suivi par "Claudine s'en va". "Claudine en ménage" nous régale déjà du style concis et authentique de Colette. Cet épisode, qui nous révèle Claudine amoureuse, nous conte aussi ses déceptions. Elle cherchait un maître et un grand sentiment, elle n'a trouvé qu'un pauvre homme et beaucoup de complaisance douteuse. Voici ce que nous dit Colette, dans "Mes Apprentissages", rédigé en 1935, alors que la mort de Willy en 1931 semble rendre possible le récit de ses années de mariage, une époque de sa vie qui coïncide avec ce livre. Colette relate ainsi une aventure venue briser la vie du couple, la rencontre de Rézi, une jeune femme qui séduit Claudine sous le regard curieux, complaisant et quelque peu malsain de Renaud. ..

 

Si Claudine ne nous livre rien de la cérémonie de son mariage, que Colette saura développer dans "Noce", publiée en 1943, elle nous fait confidence, par contre, de sa nuit de noces...

 

"Il me semble y être encore, je m'y vois, j'y suis. Quoi, c'est maintenant ? Que faire ?...

Il m'a couchée sur ses genoux et se penche sur ma bouche. Sans défense, je me laisse boire. J'ai envie de pleurer. Du moins, il me semble que j'ai envie de pleurer. Avec une hâte maladroite, je défais et j'éparpille mes vêtements, lançant mes souliers en l'air, ramassant mon jupon entre deux doigts de pied, et mon corset que je jette, tout cela sans regarder Renaud assis devant moi. ]e n'ai plus que ma petite chemise et je dis : "Voilà !", l'air crâne, en frottant, d'un geste habituel, les empreintes du corset autour de ma taille. 

Renaud n'a pas bougé. Il a seulement tendu la tête en avant et empoigné les deux bras de son fauteuil, il me regarde. L'héroïque Claudine, prise de panique devant ce regard, court éperdue et se jette sur le lit. Sur le lit non découvert... Il m'y rejoint. Il m'y serre, si tendu que j'entends trembler ses muscles. Tout vêtu, il m'y embrasse, m'y maintient, mon Dieu, qu'attend-il donc pour se déshabiller, lui aussi ? Et sa bouche et ses mains m'y retiennent, sans que son corps me touche, depuis ma révolte tressaillante jusqu'à mon consentement affolé, jusqu'aux honteux gémissements de volupté que j'aurais voulu retenir par orgueil. Après, seulement après, il jette ses habits comme j'ai fait des miens, et il rit, impitoyable, pour vexer Claudine stupéfaite et humiliée, mais il ne demande rien, - rien que la liberté de me donner autant de caresses qu'il en faut, pour que je dorme, au petit jour, sur le lit toujours fermé.

 Je lui sus gré, je lui sus beaucoup de gré, plus tard, d'une abnégation aussi active, d'une patience aussi stoïquement prolongée. Je l'en dédommageai apprivoisée et curieuse, avide de regarder mourir, ses yeux comme il regardait, crispé, mourir les miens.

Je gardai longtemps, d'ailleurs, et à vrai dire je garde encore un peu l'effroi du… comment dire ? on appelle cela « devoir conjugal », je crois. Ce puissant Renaud me fait songer, par similitude, aux manies de la grande Anaïs qui voulait toujours gainer ses mains importantes de gants trop étroits. À part cela, tout est bon ; tout est un peu trop bon même. Il est doux d'ignorer d'abord, et d'apprendre ensuite, tant de raisons de rire nerveusement, de crier de même, et d'exhaler de petits grognements sourds, les orteils recourbés. 

 La seule caresse que je n'aie jamais su accorder à mon mari, c'est le tutoiement. Je lui dis « vous » toujours, à toutes les heures, quand je le supplie, quand je consens, quand le tourment exquis d'attendre me force à parler par saccades, d'une voix qui n'est pas la mienne. Mais, lui dire « vous », n'est-ce pas une caresse unique que lui donne là cette Claudine un peu brutale et tutoyeuse ?

Il est beau, il est beau, je vous le jure ! Sa peau foncée et lisse glisse contre la mienne. Ses grands bras s'attachent aux épaules par une rondeur féminine où je pose ma tête, la nuit et le matin, longtemps. Et ses cheveux couleur de grèbe, ses genoux étroits, et la chère poitrine qui respire lentement, marquée de deux grains de bistre, tout ce grand corps où je fis tant de découvertes passionnantes ! Je lui dis souvent, sincère : « Comme je vous trouve beau ! » Il m'étreint : « Claudine, Claudine, je suis vieux ! » Et ses yeux noircissent d'un regret si poignant que je le regarde sans comprendre..."

 

Renaud et Claudine se découvrent l'un l'autre, sans avoir les même attentes, lui excelle à ne jamais se livrer, à l'envelopper de "tendresse évasive", il avait beaucoup à m'apprendre, et j'ai beaucoup appris, écrira Claudine - Colette ...

 

" La volupté m'apparut comme une merveille foudroyante et presque sombre. Quand Renaud, à me surprendre immobile et sérieuse, me questionnait, anxieux, je devenais rouge, je répondais sans le regarder : « je ne peux pas vous dire… » Et j'étais obligée de m'expliquer sans paroles, avec cet interlocuteur redoutable qui se repaît de me contempler, qui épie et cultive sur mon visage toutes les délices de la honte…

On dirait que pour lui – et je sens que ceci nous sépare – la volupté est faite de désir, de perversité, de curiosité allègre, d'insistance libertine. Le plaisir lui est joyeux, clément et facile, tandis qu'il me terrasse, m'abîme dans un mystérieux désespoir que je cherche et que je crains. Quand Renaud sourit déjà, haletant et les bras dénoués de moi, je cache encore dans mes mains, quoiqu'il empêche, des yeux pleins d'épouvante et une bouche extasiée. Ce n'est qu'un peu de temps après que je vais me blottir sur son épaule rassurante et me plaindre à mon ami du mal trop cher que m'a fait mon amant.

Parfois, je cherche à me persuader que peut-être l'amour est trop neuf pour moi, tandis que, pour Renaud, il a perdu de son amertume ? J'en doute. Nous ne penserons jamais de même là-dessus, en dehors de la grande tendresse qui nous a noués…

 Au restaurant, l'autre soir, il souriait à une dîneuse solitaire, dont la minceur brune et les beaux yeux maquillés se tournaient volontiers vers lui.

– Vous la connaissez ?

– Qui ? la dame ? Non, chérie. Mais comme elle a une jolie silhouette, ne trouve-tu pas ?

– C'est pour cela seulement que vous la regardez ?

– Bien sûr, ma petite fille. Cela ne te choque pas, j'espère ?

– Non-là. Mais… je ne suis pas contente qu'elle vous sourie.

– Oh ! Claudine ! prie-t-il en penchant vers moi sa figure bistrée, laisse-moi croire encore qu'on peut regarder sans dégoût ton

vieux mari ; il a tant besoin d'avoir un peu confiance en lui-même ! Le jour où les femmes ne me regarderont plus du tout, ajoute-t-il en secouant ses cheveux légers, je n'aurai plus qu'à…

– Mais, qu'est-ce que ça fait, les autres femmes, puisque, moi, je vous aimerai toujours ?

– Chut ! Claudine, coupe-t-il adroitement, le Ciel me préserve de te voir devenir un cas unique et monstrueux !

Voilà ! En parlant de moi, il dit : "les" femmes ; est-ce que je dis : "les" hommes, en pensant à lui ? Je sais bien : l'habitude de vivre en public, en collage, et en adultère, pétrit un homme et l'abaisse à des soucis qu'ignore une petite mariée de dix-neuf ans…"

 

Puis, attirée par une nostalgie invincible, Claudine, au cours d'un bref voyage, se retrempe dans l'ambiance de son enfance, le bois des Fredonnes qui tient à celui des Vallées, le chemin des vrilles, serpent jaune de sable, si étroit, la Montagne aux Cailles, bleue et nébuleuse, pleine de de chardons violâtres, de fleurs dures et sans sève, fréquentées de papillons menus, aux ailes de nacre bleue, d'Appollos tachés de lunules, oranges comme des orchidées Et, au retour de ce voyage, Claudine sent grandir la distance qui la sépare de Renaud, de son idéal de l'amour : "La vérité, c'est que Renaud aime le bavardage des miroirs, leur lumière polissonne, tandis que je les fuis, dédaigneuse de leurs révélations, chercheuse d'obscurité de silence, de vertige". Cet homme que la crainte de vieillir dévore, et qui devant les glaces, constate avec des minuties désespérées les lacis de ses petites rides au coin des yeux, ce même trépigne dans le présent. Elle habite ici chez un monsieur, un monsieur qu'elle aime, soit, mais elle habite chez un "monsieur". Et le malaise de Claudine va grandir, elle fait la connaissance de Rézi : "toute sa personne fleure un parfum de fougère et d'iris, odeur honnête, simplette et agreste qui surprend et ravit par contraste, car je ne lui découvre rien d'agreste, de simplet ni, ma foi, de net. Elle est bien trop jolie. Elle m'a parlé de son mari, de ses voyages, de moi, mais je ne sais rien d'elle-même, que son charme..."

 

Une grande intimité unit en quinze jours les deux femmes. Et la complaisance de Renaud, heureux sans doute, de la situation "pas ordinaire", ce besoin de s'affirmer vicieux et moderne. Dans "La Vagabonde", Colette écrira : "Deux femmes enlacées ne seront jamais pour lui qu'un groupe polisson, et non l'image mélancolique et touchante de deux faiblesses, peut-être réfugiées au bras l'une de l'autre pour y dormir, y pleurer, fuir l'homme souvent méchant, et goûter, mieux que tout plaisir, l'amer bonheur de se sentir pareilles, intimes, oubliées." Dans le "Pur et l'Impur", elle ajoutera ces lignes : "Ce n'est point de la passion qu'éclot la fidélité de deux femmes, mais à la faveur d'une sorte de parenté... j'ai écrit parenté quand il faudrait peut-être écrire similitude... L'étroite ressemblance rassure même la volupté. L'amie se complaît dans la certitude de caresser un corps dont elle connaît les secrets et dont son propre corps lui indique les préférences..."

 

Cependant, Claudine va découvrir que Rézi, pour laquelle elle ressent une amitié particulière, la trompe avec Renaud. Elle révèle alors sa vraie nature, refuse toute compromission et préfère le silence à la fuite. Les pages consacrées à la scène où Claudine, Renaud et Rézi s'affrontent, sont sans doute les plus belles du roman, par le mouvement, la justesse des tons, la précision du style....

Rappelons qu'au début de mars 1901, Colette avait rencontré et aimé Georgie Raoul-Duval (George Duval, George Daring, 1866-1913) et un peu plus tard, Georgie débute également une liaison avec Willy (Henry Gauthier-Villars), l'époux de Colette, sans qu'au début les deux époux n'aient été au courant de la situation, la vengeance de Colette sera littéraire ..

 

"Je traverse la rue au pas de course, je monte les deux étages, comme dans un cauchemar, sur des marches en coton hydrophile qui enfoncent et rebondissent sous mes pieds. Je vais me pendre au bouton de cuivre, sonner à tout briser… Non, Ils ne viendraient pas !

J'attends une minute, la main sur le cœur. À cause de ce pauvre geste banal, une phrase de Claire, ma sœur de lait, revient, cruelle, à mon souvenir : « C'est comme dans les livres, n'est-ce pas, la vie ? »

Je tire le bouton de cuivre, timidement, tressaillante au bruit nouveau de cette sonnette qui n'avait jamais sonné pour nous… 

Et pendant deux longues secondes, je me dis, étreinte d'une lâcheté de petite fille : « Oh ! si on pouvait ne pas ouvrir ! » Le pas qui s'approche ramène tout mon courage dans un flot de colère. La voix de Renaud demande, mécontent : « Qui est là ? »

Je suis sans souffle. Je m'appuie au mur de faux marbre qui me fait froid au bras. Et, pour le bruit de la porte qu'il entrouvre, je souhaite mourir…

… pas longtemps. Il faut, il faut ! Je suis Claudine, que diable ! Je suis Claudine ! Je jette ma peur comme un manteau. Je dis : « Ouvrez, Renaud, ou je crie. » Je regarde en face celui qui ouvre, tout vêtu. Il recule devant moi, d'étonnement. Et il ne lâche que ce mot bien modéré, de joueur agacé par la guigne : « Sapristi ! »

L'impression d'être la plus forte me raidit encore. Je suis Claudine ! Et je dis :

– J'ai vu d'en bas quelqu'un à la fenêtre ; alors je suis montée vous dire un petit bonjour.

– C'est malin ce que j'ai fait là, murmure-t-il.

Il ne tente pas un geste pour m'arrêter, s'efface pour me laisser passer et me suit. J'ai traversé rapidement le petit salon, soulevé la portière fleurie… Ah ! je savais bien ! Rézi est là, elle est là, pardi, qui se rhabille… En corset, en pantalon, son jupon de linon et de dentelle sur le bras, le chapeau sur la tête, comme pour moi… Je verrai toujours cette figure blonde qui, sous mes regards, se décompose et semble mourir. Je l'envie presque d'avoir si peur… Elle regarde mes mains, et je vois sa fine bouche blanchir et se sécher. Sans me quitter les yeux, elle étend vers sa robe un bras qui tâtonne. J'avance d'un pas. Elle manque tomber, et protège son visage de ses coudes levés. Ce geste, qui découvre le creux mousseux de ses bras tant de fois respiré, déchaîne en moi des ouragans… Je vais prendre cette carafe, la lancer… ou cette chaise peut-être… Les arêtes des meubles vibrent devant mes yeux comme l'air chaud sur les prés…

Renaud, qui m'a suivie, m'effleure l'épaule. Il est incertain, un peu pâle, mais surtout ennuyé. Je lui dis, d'une voix pénible :

– Qu'est ce que… vous faites là ?

(Il sourit nerveusement, malgré lui.)

– Ma foi… nous t'attendions, tu vois. 

Je rêve… ou il perd le sens… Je me retourne vers celle qui est là, qui a vêtu, pendant que mon regard s'est détourné d'elle, la robe d'eau bleue où les elfes ont battu leur linge… Ce n'est pas elle qui oserait sourire !

« C'est comme dans les livres, n'est-ce pas, la vie ? » Non, douce Claire. Dans les livres, celle qui arrive pour se venger tire deux coups de feu, au minimum. Ou bien elle s'en va, laissant la porte retomber, et son mépris, sur les coupables, avec un mot écrasant… Moi, je ne trouve rien, je ne sais pas du tout ce qu'il faut que je fasse, voilà la vérité. On n'apprend pas, comme ça, en cinq minutes, un rôle d'épouse outragée.

Je barre toujours la porte. Rézi va, je crois, s'évanouir. Comme ce serait curieux ! Lui, au moins, il n'a pas peur. Il suit, comme moi, avec moins d'émoi que d'intérêt, les phases de la terreur sur le visage de Rézi, et semble enfin comprendre que cette heure-ci ne devait pas nous rassembler…

– Écoute, Claudine… Je voudrais te dire…

D'un geste du bras, je lui coupe sa phrase. Du reste, il ne semble pas autrement désireux de la continuer, et il hausse l'épaule gauche, d'un air de résignation un peu fataliste.

C'est à Rézi que j'en veux ! J'avance sur elle lentement. Je me vois avancer sur elle. Le dédoublement qui me gagne me rend incertaine sur mon intention. Vais-je la frapper, ou seulement augmenter, jusqu'à la syncope, sa peur honteuse ? Elle recule, tourne derrière la petite table qui porte le thé. Elle gagne la paroi ! Elle va m'échapper ! Ah ! je ne veux pas. Mais elle touche déjà la portière, tâtonne, à reculons et les yeux toujours fixés sur moi. Involontairement, je me baisse pour me ramasser une pierre, – il n'y a pas de pierres… Elle a disparu. Je laisse retomber mes bras, mon énergie soudain rompue.

Nous sommes là tous deux, à nous regarder. Renaud a sa bonne figure, presque, de tous les jours. Il a l'air peiné. Il a de beaux yeux un peu tristes. Mon Dieu ! il va me dire : Claudine… » et si je parle ma colère, si je laisse s'écouler en reproches et en larmes la force qui me soutient encore, je sortirai d'ici à son bras, plaintive et pardonnante… Je ne veux pas ! Je suis… je suis Claudine, bon sang ! Et puis, je lui en voudrais trop de mon pardon.

J'ai trop attendu. Il s'avance, il dit : « Claudine… » – Je bondis, et, d'instinct, je me mets à fuir, comme Rézi. Seulement, moi, c'est moi que je fuis.

J'ai bien fait de me sauver. La rue, le coup d'œil que je jette au rideau dénonciateur raniment en moi l'orgueil et la rancune. Et d'ailleurs, je sais maintenant où je vais.

Courir en fiacre jusqu'à la maison, y saisir mon sac de voyage, redescendre après avoir jeté ma clef sur une table, ceci ne prend pas un quart d'heure. J'ai de l'argent, pas beaucoup, mais assez.

« Cocher, gare de Lyon. »

Avant de monter dans le train, je lance une dépêche à Papa, puis ce petit bleu à Renaud : « Envoyez à Montigny vêtements et linge pour séjour indéterminé. »

(XXIX)

Ces bluets, sur le mur, passés du bleu au gris, ombres de fleurs sur un papier plus pâle… Ce rideau de perse à dessins chimériques… oui, voici bien le fruit monstrueux, la pomme qui a

des yeux… Vingt fois je les ai vus en songe, pendant mes deux années de Paris, mais jamais si vivement…

Cette fois, j'ai bien entendu, du fond de mon transparent sommeil, le cri de la pompe !

Assise en sursaut sur mon petit lit bateau, le premier sourire de ma chambre d'enfant m'inonde de larmes. Larmes claires comme ce rayon qui danse en sous d'or aux vitres, douces à mes yeux comme les fleurs du papier gris. C'est donc vrai, je suis ici, dans cette chambre ! Je n'ai pas d'autre pensée, jusqu'au moment d'essuyer mes yeux, avec un petit mouchoir rose qui n'est pas de Montigny…

Ma tristesse tarit mes larmes. On m'a fait du mal. Mal salutaire ? Je suis près de croire, parce qu'enfin je ne puis pas être tout à fait malheureuse à Montigny, dans cette maison… "

 

1903 - Claudine s ‘en va

(Journal d'Annie) Le quatrième roman de la série des Claudine. L'héroïne s'efface pour céder le devant de la scène et la narration à son amie Annie qui conte son difficile affranchissement d'un lien conjugal oppressant. S'achève l'évolution de Claudine, que nous avons connue, espiègle et curieuse de l'éveil de ses sens puis amoureuse... et trahie. Elle est maintenant installée dans son bonheur, bonheur que l'auteur a eu quelque difficulté à traduire. On a dit le moins bon peut-être de la série des Claudine, par son manque d'unité, par le trop grand nombre d'intrigues, d'événements, de personnages, qui occupent le journal d'Annie.

 

(I) "Il est parti ! Il est parti ! Je le répète, je l'écris, pour savoir que cela est vrai, pour savoir si cela me fera mal. Tant qu'il était là, je ne sentais pas qu'il partirait. Il s'agitait avec précision. Il donnait des ordres nets, il me disait : « Annie, vous n'oublierez pas… » puis, s'interrompant : « Mon Dieu, quelle pauvre figure vous me faites. J'ai plus de chagrin de votre chagrin que de mon départ. » Est-ce que je lui faisais une si pauvre figure ? Je n'avais pas de peine, puisqu'il était encore là. À l'entendre me plaindre ainsi je frissonnais, repliée et craintive, je me demandais : « Est-ce que vraiment je vais avoir autant de chagrin qu'il le dit ? C’est terrible. »

À présent, c'est la vérité : il est parti. Je crains de bouger, de respirer, de vivre. Un mari ne devrait pas quitter sa femme, quand c'est ce mari-là, et cette femme-là. Je n'avais pas encore treize ans, qu'il était déjà le maître de ma vie. Un si beau maître ! Un garçon roux, plus blanc qu'un oeuf, avec des yeux bleus qui m'éblouissaient. J'attendais ses grandes vacances, chez grand-mère Lajarisse – toute ma famille – et je comptais les jours. Le matin venait enfin où, en entrant dans ma chambre blanche et grise de petite nonne (à cause des cruels étés

de là-bas, on blanchit à la chaux, et les murs restent frais et neufs dans l'ombre des persiennes), en entrant, elle disait : « Les fenêtres de la chambre d'Alain sont ouvertes, la cuisinière les a vues en revenant de ville. » Elle m'annonçait cela tranquillement, sans se douter qu'à ces seuls mots je me recroquevillais, menue, sous mes draps, et que je remontais mes genoux jusqu'à mon menton…

Cet Alain ! Je l'aimais, à douze ans, comme à présent, d'un amour confus et épouvanté, sans coquetterie et sans ruse. Chaque année, nous vivions côte à côte, pendant tout près de quatre mois (parce qu'on l'élevait en Normandie dans une de ces écoles genre anglo-saxon, où les vacances sont longues). Il arrivait blanc et doré, avec cinq ou six taches de rousseur sous ses yeux bleus et il poussait la porte du jardin comme on plante un drapeau sur une citadelle. Je l'attendais, dans ma petite robe de tous les jours, n'osant pas, de peur qu'il le remarquât, me parer pour lui. Il m'emmenait, nous lisions, nous jouions, il ne me demandait pas mon avis, il se moquait souvent, il décrétait : « Nous allons faire ceci, vous tiendrez le pied de l'échelle : vous tendrez votre tablier pour que je jette les pommes dedans… » ; Il posait ses bras sur mes épaules et regardait autour de lui d'un air méchant, comme pour dire : « Qu'on vienne me la prendre ! » Il avait seize ans, et moi douze.

 Quelquefois – c'est un geste que j'ai fait encore hier, humblement – je posais sur son poignet blanc ma main hâlée et je soupirais : « Comme je suis noire ! » Il montrait ses dents carrées dans un sourire orgueilleux et répondait : « Sed formosa, chère Annie. »

Voici une photographie de ces temps-là. J'y suis brune et sans épaisseur, comme maintenant, avec une petite tête un peu tirée en arrière par les cheveux noirs et lourds, une bouche en moue qui implore « je ne le ferai plus », et, sous des cils très longs plantés en abat-jour, droits comme une grille, des yeux d'un bleu si liquide qu'ils me gênent quand je me mire, des yeux ridiculement clairs, sur cette peau de petite fille kabyle. Mais puisqu'ils ont su plaire à Alain…

Nous avons grandi très sages, sans baisers et sans gestes vilains. Oh ! Ce n'est pas ma faute. J'aurais dit « oui », même en me taisant. Souvent, près de lui, au jour finissant, j'ai trouvé trop lourde l'odeur des jasmins, et j'ai respiré péniblement, la poitrine étreinte… Comme les mots me manquaient pour avouer à Alain : « Le jasmin, le soir, le duvet de ma peau que caressent mes lèvres, c'est vous… » ; Alors, je fermais ma bouche, et j'abaissais mes cils sur mes yeux trop clairs, dans une attitude si habituelle qu'il ne s'est jamais douté de rien, jamais… Il est aussi honnête qu'il est beau.

À vingt-quatre ans, il a déclaré : « Maintenant, nous allons nous marier », comme il m'aurait dit onze ans auparavant : « À présent, nous allons jouer aux sauvages. »

Il a toujours si bien su ce que je devais faire que me voici, sans lui, comme un inutile joujou mécanique dont on a perdu la clef. Comment saurai-je à présent, où est le bien et le mal ?.."

 

Annie découvre la trahison de son mari. Claudine lui écrit et la conseille ...

"Vous n'êtes encore ni assez clairvoyante, ni assez résignée. Que vous n'aimiez pas, c'est un malheur, un malheur calme et gris. Oui, Annie, un malheur ordinaire. Mais songez que vous pourriez aimer sans retour, aimer et être trompée... C*est le seul grand malheur, le malheur pour lequel on tue, on brûle, on anéantit... Je ne peux pourtant pas vous dire, bon sang ! vous dire tout à trac : « On ne vit pas avec un homme qu'on n'aime pas. C'est de la cochonnerie..." - Vainement, Annie tentera de retrouver goût à la vie aux sources de la nature, se réfugie dans un coin de campagne, mais le remède qui avait suffi à Claudine est sur elle sans effet. La crise est plus grave. Une seule issue, partir loin, libre. "Où allez-vous mon Annie que je vais perdre"?

"La liberté... est-ce très lourd, Claudine ? Est-ce bien difficile à manier ? Ou bien, sera-ce une grande joie, la cage ouverte, toute la terre à moi ?

Très bas, elle répond, en secouant sa tête bouclée:

- Non, Annie, pas si vite... peut-être jamais... Vous porterez longtemps la marque de la chaîne. Peut-être êtes-vous aussi de celles qui naissent courbées ? Mais il y a pis que cela. Je crains...

- Quoi donc ?

 Elle me regarde en face. Je vois luire dans leur beauté les yeux et les larmes de Claudine, petites larmes suspendues, yeux dorés qui m'ont refusé leur lumière…

– Je crains la Rencontre. Vous le rencontrerez, l'homme qui n'a pas croisé encore votre chemin. Si, si, répond-elle à mon geste de révolte, celui-là vous attend quelque part. C'est juste, c'est

inévitable. Seulement, Annie, ô ma chère Annie, sachez bien le reconnaître, ne vous trompez pas, car il a des sosies, il a des ombres multiples, il a des caricatures, il y a, entre vous et lui, tous

ceux qu'il faut franchir, ou écarter…

– Claudine… si je vieillissais sans le rencontrer ?

Elle lève son bras gracieux, dans un geste plus grand qu'elle-même :

– Allez toujours ! Il vous attend de l'autre côté de la vie !

Je me tais, respectueuse de cette foi dans l'amour, un peu fière aussi d'être seule, ou presque seule, à connaître la vraie Claudine exaltée et sauvage comme une jeune druidesse.

Ainsi qu'à Bayreuth, me voici prête à lui obéir dans le bien et dans le mal. Elle me regarde, avec ces yeux où je voudrais retrouver l'éclair qui m'éblouit au jardin de la Margrave…"

 

Claudine quitte Annie qui tente encore de la retenir, mais Claudine est déjà partie,

"Ne le sentez-vous pas ? J'ai tout quitté… sauf Renaud… pour Renaud. Les amies trahissent, les livres trompent. Paris ne verra plus Claudine, qui vieillira parmi ses parents les arbres, avec son ami. Il vieillira plus vite que moi, mais la solitude rend les miracles faciles, et je pourrai peut-être donner un peu de ma vie pour allonger la sienne…" 

"Claudine s'en va !"

 

Pour Annie-Colette, débute une autre histoire.

"Devant moi, c'est le trouble avenir. Que je ne sache rien de demain, que nul pressentiment ne .m'avertisse... Je veux espérer et craindre que des pays se trouvent où tout est nouveau, des villes dont le nom seul vous retient, des ciels sous lesquels une âme étrangère se substitue à la vôtre... Ne trouverai-je pas, sur toute la grande terre, un à peu près de paradis pour une petite créature comme moi ?  

Je me résigne à tout ce qui viendra. Avec une triste et passagère clairvoyance, je vois ce recommencement de ma vie. Je serai la voyageuse solitaire..."

 

1907 - LA RETRAITE SENTIMENTALE

Cinquième et dernier ouvrage où apparaît le personnage de Claudine qui a maintenant vingt-huit ans et qui coïncide avec une étape de la vie de l'auteur : divorcée en 1906, Colette retrouve, on peut le penser, comme Claudine, au contact de la nature, l'aliment nécessaire à ses sentiment: blessés. Dans le roman, Renaud, qui va mourir, est en traitement dans un sanatorium. Annie, qui a connu bien des aventures amoureuses depuis sa fugue, s'est refugiée auprès de Claudine. Elles mènent toutes deux une existence recluse que seul le jeune Marcel viendra un instant troubler. Casamène, où se déroule l'intrigue, n'est autre que les Monts-Boucons, dont Colette, dans "Mes Apprentissages", dira plus tard : "à la moindre sollicitation de ma mémoire, le domaine des Monts-Boucons dresse son toit de tuiles presque noires, son fronton directoire - qui ne datait sans doute que de Charles X - peint en camaïeu jaunâtre, ses boqueteaux, son arche de roc dans le goût d'Hubert Robert. La maison, la petite ferme, les cinq ou six hectares qui les entouraient, M. Willy sembla me les donner : "tout cela est à vous". Trois ans plus tard, il me les reprenait. "Cela n'est plus à vous, mais à moi". De juin à novembre, trois ou quatre années de suite, j'ai goûté là-haut une solitude pareille à celle des bergers. Solitude surveillée, cela va sans dire, et visitée par M. Willy lui-même. Mais derrière lui, je me sentais redevenir meilleure, c'est-à-dire capable de vivre sur moi-même et ponctuelle comme si j'eusse déjà su que la règle guérit tout...."

 

1909 – L’Ingénue libertine

"Des yeux noirs superbes, des cheveux si blonds qu'ils paraissent argentés, élancée, Minne est une ravissante personne adorée par sa maman. Elle suit les cours des demoiselles Souhait pour y rencontrer des jeunes filles bien élevées et s'y instruire à l'occasion... Tout a été arrangé pour que Minne ait une vie des plus douillettes. Mais Minne rêve d'autre chose, elle veut connaître ce qu'elle appelle l'Aventure. Mariée, déçue, humiliée mais maintenant renseignée et ayant compris que l'Aventure, c'est l'Amour, Minne va alors chercher avec détermination l'homme qui lui donnera ce bonheur merveilleux dont toutes les femmes qu'elle connaît parlent et tous les livres aussi."

Après Annie, héroïne de "La Retraite sentimentale", voici Minne, dont les égarements sont

la trame de "L'Ingénue libertine". Toutes deux, venue à maturité, se nourrissent de la même passion : la recherche de la volupté. Toutes deux rêvent d'un amour absolu, qui occupait aussi le cœur de Claudine. Une déception les a livrées au démon des corps, ce havre de grâce des âmes en peine. Mais Minne se berce des illusions les plus romanesques. Il est vrai que Colette écrivit "Minne" (1904) et "Les Égarements de Minne" (1905), fondus en un seul volume , "L'Ingénue libertine", à l'instigation de son premier mari, Willy..

 (II) "Minne dort et Maman songe. Cette petite fille si mince, qui repose à côté d’elle, remplit et borne l’avenir de Madame… qu’importe son nom ? elle s’appelle Maman, cette jeune veuve craintive et casanière. Maman a cru souffrir beaucoup, il y a dix ans, lors de la mort soudaine de son mari ; puis ce grand chagrin a pâli dans l’ombre dorée des cheveux de Minne fragile et nerveuse, les repas de Minne, les cours de Minne, les robes de Minne… Maman n’a pas trop de temps pour y penser, avec une joie et une inquiétude qui ne se blasent ni l’une ni l’autre.

Pourtant, Maman n’a que trente-trois ans, et il arrive qu’on remarque dans la rue sa beauté sage, éteinte sous des robes d’institutrice. Maman n’en sait rien. Elle sourit, quand les hommages vont aux surprenants cheveux de Minne, ou rougit violemment, lorsqu’un vaurien apostrophe sa fille, il n’y a guère d’autres événements dans sa vie occupée de mère-fourmi. Donner un beau-père Minne ? vous n’y pensez pas. Non, non, elles vivront toutes seules dans le petit hôtel du boulevard Berthier qu’a laissé papa à sa femme et sa fille, toutes seules… jusqu’à l’époque, confuse et terrible comme un cauchemar, où Minne s’en ira avec un monsieur de son choix…

L’oncle Paul, le médecin, est là pour veiller de temps en temps sur elles deux, pour soigner Minne en cas de maladie et empêcher Maman de perdre la tête ; le cousin Antoine amuse Minne pendant les vacances. Minne suit les cours des demoiselles Souhait pour s’y distraire, y rencontrer des jeunes filles bien élevées et, mon Dieu, s’y instruire à l’occasion… « Tout cela est bien arrangé », se dit Maman qui redoute l’imprévu. Et si l’on pouvait aller ainsi jusqu’à la fin de la vie, serrées l’une contre l’autre dans un tiède et étroit bonheur, comme la mort serait vite franchie, sans péché et sans peine !…

– Minne chérie, c’est sept heures et demie.

Maman a dit cela à mi-voix, comme pour s’excuser.

Dans l’ombre blanche du lit, un bras mince se lève, ferme son poing et retombe.

Puis la voix de Minne faible et légère demande :

– Il pleut encore ?

Maman replie les persiennes de fer. Le murmure des sycomores entre par la fenêtre, avec un rayon de jour vert et vif, un souffle frais qui sent l’air et l’asphalte.

– Un temps superbe !

Minne, assise sur son lit, fourrage les soies emmêlées de sa chevelure. Parmi la clarté des cheveux, la pâleur rose de son teint, la noire et liquide lumière de ses yeux étonne. Beaux yeux, grands ouverts et sombres, où tout pénètre et se noie, sous l’arc élégant des sourcils mélancoliques… La bouche mobile sourit, tandis qu’ils restent graves… Maman se souvient, en les regardant, de Minne toute petite, d’un bébé délicat tout blanc, la peau, la robe, le duvet de la chevelure, un poussin argenté qui ouvrait des yeux étonnants, des yeux sévères, tenaces, noirs comme l’eau ronde d’un puits…"

Pour l’instant, Minne regarde remuer les feuilles d’un air vide. Elle ouvre et resserre les doigts de ses pieds, comme font les hannetons avec leurs antennes… La nuit n’est pas encore sortie d’elle. Elle vagabonde à la suite de ses rêves, sans entendre Maman qui tourne par la chambre, Maman tendre et toute fraîche en peignoir bleu, les cheveux nattés…"

 

A 14 ans et huit mois, fille unique d'une maman de trente-trois ans, elle aspire à être le "Casque de cuivre" d'un moderne apache, et son rêve éveillé est si intense qu'elle part un soir à la poursuite d'une ombre, croyant reconnaître son rôdeur. Aventure sans issue. Elle cachera désormais sa soif d'exaltation, mais ne guérira pas. 

 

(2e partie, I) 

 « Je vais coucher avec Minne ! »

Le petit baron Couderc énonça cette résolution d’une voix distincte et concentrée, puis rougit violemment et releva son col de fourrure. La canne au port d’armes, il parut vouloir conquérir cette steppe vaste et morne où l’on plonge au sortir de l’aveuglante rue Royale, en de fumeuses ténèbres. On ne vît plus de lui qu’un peu de nuque court tondue blonde, et un nez insolent de petite gouape distinguée. Sous les arbres de l’avenue Gabriel, il osa répéter, défiant un dos frileux de sergent de ville : « Je vais coucher avec Minne !… C’est drôle, à part l’Anglaise de mon petit frère, la première de toutes, jamais une femme ne m’a impressionné comme ça… Minne n’est pas une femme comme les autres…»

En approchant de la rue Christophe-Colomb, il ne pensa plus qu’aux gâteaux à disposer, à la bouilloire électrique, au déshabillage, surtout, qu’il souhaitait rapide, aisé, qu’il eût voulu escamoter. Sa grande jeunesse commença de le gêner. On est le petit baron Couderc, que les dames de chez Maxim’s traitent tendrement de « petite frappe » ; on a un nez qui oblige à l’insolence, des yeux bleus moqueurs, myopes, une bouche faubourienne et fraîche ; mais… on ne peut pas toujours oublier qu’on n’a que vingt-deux ans…

– Monsieur le baron, cette dame est là, lui murmura le valet de chambre. 

« Bon Dieu ! elle est déjà là ! Et les gâteaux ! et les fleurs ! et tout !… Ça va être fichu comme quatre sous… Pourvu que le feu marche au moins ! »

Elle était là comme chez elle, son chapeau enlevé, assise devant le feu. Sa robe simple couvrait ses pieds ; ses cheveux blonds en casque, électrisés par la gelée, la nimbaient d’argent une jeune fille des gravures anglaises, ses mains croisées sur les genoux… Et quelle gravité enfantine sur ces traits d’une finesse presque trop précise ! 

Antoine, son mari, lui disait souvent : « Minne, pourquoi as-tu l’air si petite quand tu es triste ? »

Elle leva les yeux sur le blondin qui entrait, et lui sourit. Son sourire lui faisait une figure de femme. Elle souriait avec une expression à la fois hautaine et prête à tout, qui donnait aux hommes l’envie d’essayer n’importe quoi…

– Oh ! Minne ! comment me faire pardonner ?… Est-ce que je suis réellement en retard ?

Minne se leva et lui tendit sa main étroite, déjà dégantée :

– Non, c’est moi qui suis en avance.

Ils parlaient presque de la même voix, lui avec une manière parisienne de hausser le ton, elle d’un soprano posé et ralenti…

Il s’assit près d’elle, démoralisé par leur solitude. Plus d’amis en galerie malveillante, plus de mari, – inattentif, le mari, c’est vrai, mais on pouvait au moins se donner en sa présence des joies d’écoliers malicieux : les mains qu’on effleure sous la soucoupe à thé, la moue du baiser qu’on échange derrière le dos d’Antoine… Hier encore, le petit baron Jacques pouvait se dire :

« Je les roule, ils n’y voient tous que du feu ! » Aujourd’hui, il est seul avec Minne, cette Minne qui arrive, tranquille, au premier rendez-vous, en avance ! Il lui baisa les mains, en l’examinant furtivement. Elle pencha la tête et sourit de son sourire orgueilleux et équivoque… Alors, il se jeta goulûment vers la bouche de Minne et la but sans rien dire, mi-agenouillé, si ardent tout à coup que l’un de ses genoux trépida, d’une danse inconsciente…

Elle suffoquait un peu, la tête en arrière. Son casque blond pesait sur les épingles, près de couler en flot lisse…

– Attendez ! murmura-t-elle.

Il desserra les bras et se mit debout. La lampe éclaira en dessous son visage changé, les narines pâlies, la bouche mordue et vive, le menton frais et tremblant, tous les traits enfantins encore, vieillis par le désir qui délabre et ennoblit.

Minne, restée assise, le regardait, obéissante et anxieuse…

Comme elle affermissait son chignon, son ami lui prit les poignets :

– Oh ! ne te recoiffe pas, Minne !

Sous le tutoiement, elle rougit un peu, offusquée et contente, et baissa ses cils plus foncés que ses cheveux.

« Peut-être que je l’aime ? » songea-t-elle secrètement.

Il s’agenouilla, les mains tendues vers le corsage de Minne, vers la complication évidente de ses agrafes, les doubles boutonnières de son col droit glacé d’empois. Elle vit, à la hauteur de ses lèvres, la bouche entrouverte de Jacques, une bouche d’enfant haletant que la soif d’embrasser séchait. Les bras au cou de son ami agenouillé, elle baisa de bon cœur cette bouche, gentiment, en sœur trop tendre, en fiancée qu’enhardit l’innocence ; il gémit et la repoussa, les mains fiévreuses et maladroites :

– Attendez ! répéta-t-elle.

Debout, elle commença posément de défaire le col blanc, la chemisette de soie, la jupe plissée qui tomba tout de suite. Elle sourit, à demi tournée vers Jacques :

– Croyez-vous que c’est lourd, ces jupes plissées !

Il s’empressait pour ramasser la robe.

– Non, laissez ! je quitte mon jupon et ma jupe ensemble, l’un dans l’autre : c’est plus facile à remettre, vous voyez ?

Il fit signe, de la tête, qu’il voyait en effet. Il voyait Minne en pantalon, qui continuait son déshabillage tranquille. Pas assez de croupe pour évoquer la p’tite femme de Willette, pas assez de gorge non plus. Jeune fille, toujours, à cause de la simplicité des gestes, de la raideur élégante, et aussi à cause du pantalon à jarretière qui méprisait la mode, un pantalon étroit précisant le genou sec et fin.

– Jambes de page ! des merveilles ! jeta-t-il tout haut, et la palpitation de son cœur rendait ses amygdales grosses et douloureuses.

Minne fit la moue, puis sourit. Une subite pudeur sembla l’oppresser, quand elle dut dénouer ses quatre jarretelles ; mais, une fois en chemise, elle reconquit son calme et rangea méthodiquement, sur le velours de la cheminée, ses deux bagues et le bouton de rubis qui fixait son col à sa chemisette.

Elle se vit dans la glace, pâle, jeune, nue sous la chemise fine ; et, comme son casque d’argent à reflets d’or chancelait d’une oreille à l’autre, elle défit et aligna ses épingles d’écaille. Une mèche bouffante demeura en auvent au-dessus de son front, et elle dit :

– Quand j’étais petite, maman me coiffait comme ça…

Son ami l’entendit à peine, bouleversé de voir Minne à peu près nue, et soulevé, noyé d’une immense, d’une amère vague d’amour, d’amour vrai, furieux, jaloux, vindicatif.

– Minne !

Saisie de l’accent nouveau, elle s’approcha, voilée de cheveux blonds, les mains en coquilles sur ses seins si petits.

– Quoi donc ?

Elle était contre lui, tiède d’avoir quitté sa robe lourde, et son parfum aigu de verveine citronnelle faisait penser à l’été, à la soif, à l’ombre fraîche…

– O Minne, sanglota-t-il, jure-le-moi ! Jamais, pour personne…

– Pour personne ?

– Pour personne, devant personne, tu n’as rangé ainsi tes épingles et tes bagues, jamais tu n’as dit que ta mère te coiffait comme ça, jamais tu n’as, enfin, tu n’as…

Il la tenait dans ses bras, si fort qu’elle plia en arrière comme une gerbe qu’on lie trop serré, et ses cheveux frôlèrent le tapis.

– Vous jurer que je n’ai jamais… Oh ! que vous êtes bête !

Il la garda contre lui, ravi du mot. Toute renversée sur son bras, il la contempla de près, curieux du grain de la peau, des veines des tempes, vertes comme des fleuves, des yeux noirs où danse la lumière… Il se souvint d’avoir regardé avec la même passion la nacre bleue, les antennes plumeuses, toutes les merveilles d’un beau papillon vivant, capturé un jour de vacances… mais Minne se laissait déchiffrer sans battre des ailes…

Une pendule sonna, et ils tressaillirent ensemble.

– Déjà cinq heures ! soupira Minne. Il faut nous dépêcher.

Les deux bras de Jacques descendirent, caressèrent les hanches fuyantes de Minne, et l’égoïsme vaniteux de son âge faillit se trahir tout dans un mot :

– Oh ! moi, je…

Il allait dire, jeune coq fanfaron : « Moi, j’aurai toujours le temps ! » Mais il se reprit, honteux devant cette enfant qui lui apprenait à la fois, en quelques minutes, la jalousie, le doute de soi-même, une petite convulsion du cœur inconnue, et cette paternité délicate qui peut éclore, chez un homme de vingt ans, devant la nudité confiante d’un être fragile, que l’étreinte fera peut-être crier…

Minne ne cria pas. Jacques vit seulement, sous ses lèvres, un extraordinaire et pur visage d’illuminée, des yeux noirs, agrandis, qui regardaient loin, plus loin que la pudeur, plus loin que lui-même, avec l’expression ardente et déçue de sœur Anne en haut de la tour. Minne, terrassée sur le lit, subit son amant en martyre avide qu’exaltent les tortures, et chercha, d’une cambrure fréquente et rythmée de sirène, le choc de sa fougue…

Mais elle ne cria pas, ni de douleur, ni de plaisir, et, quand il retomba le long d’elle, les yeux fermés, les narines pincées et pâles, avec un souffle sanglotant, elle pencha seulement, pour le mieux voir, sa tête qui versait hors du lit un flot tiède et argenté de cheveux blonds…

…Ils durent se quitter, encore que Jacques la caressât avec une folie d’amant qui va mourir, et qu’il baisât sans fin ce corps effilé qu’elle ne défendait guère ; tantôt, étonné, il en suivait les contours lentement, d’un index précautionneux qui dessine, tantôt il serrait entre ses genoux les genoux de Minne, jusqu’à la meurtrir ; ou bien il jouait, cruel et affolé, à effacer sous ses paumes la saillie faible des seins… Il la mordit à l’épaule, tandis qu’elle se rhabillait ; elle gronda tout bas et vira vers lui d’un fauve mouvement… Puis elle rit tout à coup, et s’écria :

– Oh ! ces yeux ! ces drôles d’yeux que vous avez !

Dans la glace, il se trouva une drôle de figure, en effet les orbites creuses, la bouche gonflée et rouge, les cheveux en mèches sur les sourcils, un air, enfin, de noce triste, avec quelque chose en plus, quelque chose de brûlant et d’éreinté, qu’on ne peut pas dire…

– Méchante, va ! Laisse-moi voir les tiens ?

Il la prit par les poignets ; mais elle se dégagea, et le menaça d’un sévère petit doigt tendu.

– Si vous ne me laissez pas partir, je ne reviens plus !…

Dieu ! ça va être affreux, dehors, après ce bon dodo chaud, et ce feu, et cette lampe rose…

– Et moi, Minne ? me ferez-vous la grâce de me regretter, après la lampe rose ?

– Ça dépend ! dit-elle en coiffant sa toque piquée de camélias blancs. Oui, si vous me trouvez un fiacre tout de suite.

– La station est tout près, soupira Jacques en brossant ses cheveux au petit bonheur. Zut ! il n’y a plus d’eau chaude !

– C’est bien rare qu’il y ait assez d’eau chaude… murmura Minne, distraite.

Il la regarda, les sourcils hauts, reprenant peu à peu, avec ses habits, sa figure de « petit baron Couderc » :

– Ma chère amie, vous dites quelquefois des choses, des choses… qui me feraient douter de vous, ou de mes oreilles !

Minne ne jugea pas nécessaire de répondre. Elle se tenait sur le seuil, fine et modeste dans sa robe sombre, les yeux absents, déjà partie.

 

« Encore un ! » songe Minne crûment.

D’une épaule rageuse, elle s’accote au drap décoloré du fiacre et renverse la tête, non par crainte d’être vue, mais par horreur de tout ce qui passe dehors.

« Voilà, c’est fait… Encore un ! Le troisième, et sans succès. C’est à y renoncer. Si mon premier amant, l’interne des hôpitaux, ne m’avait pas affirmé que je suis « parfaitement conformée pour l’amour », j’irais consulter un grand spécialiste… »

Elle se remémore tous les détails de son bref rendez-vous, et serre les poings dans son manchon.

« Enfin, voyons ! ce petit, il est gentil comme tout ! Il meurt de plaisir dans mes bras, et moi, je suis là à attendre, à dire : « Évidemment, ce n’est pas désagréable…, mais montrez-moi ce qu’il y a de mieux ! »

« … C’est comme mon second, cet Italien qu’Antoine avait connu chez Pleyel, allons…, celui qui avait des dents jusqu’aux yeux… Diligenti !… Quand je lui ai demandé, chez lui, ce qu’on appelait dans les livres des « pratiques infâmes », il a ri, et il a recommencé ce qu’il venait de faire !… Voilà ma veine, voilà ma vie jusqu’à ce que j’en aie assez !… »

Elle ne pense à Antoine, en cette minute-là, que pour le charger d’une vague et inutile responsabilité : « C’est sa faute, je parie, si je ressens autant de plaisir que… ce strapontin. Il a dû me fausser quelque chose de délicat. » ...."

 

Mariée à son cousin Antoine, Minne, plus inquiétante que jamais, recherche entre les bras de ses amants la plénitude de vie à laquelle elle aspirait adolescente. Quête vaine. Aucun ne lui permet d'atteindre la volupté si ardemment désirée. C`est son mari, enfin, qui lui ouvre les portes du plaisir... en des pages d'une subtilité et d'une facture parfaites...

 

(IX) .. " Elle s’assied sur son lit, ne sachant comment libérer la brusque tendresse qui voudrait s’élancer d’elle vers Antoine, comme une brillante couleuvre prisonnière… Elle est toute pâle, les yeux agrandis… Quel homme est-il donc, ce cousin Antoine ?

Des hommes l’ont désirée, l’un jusqu’à vouloir la tuer, l’autre jusqu’à, délicatement, la repousser… Mais pas un ne lui a dit : « Sois heureuse, je ne demande rien pour moi : je te donnerai des parures, des bonbons, des amants… » Quelle récompense accordera-t-elle à ce martyr qui attend, là, en pyjama ?… Qu’il prenne au moins ce que Minne peut donner, son corps obéissant, sa douce bouche insensible, sa molle chevelure d’esclave…

– Viens dans mon lit, Antoine…

 

Minne dort d’un sommeil fourbu, dans l’obscurité rose. Dehors, les fouets claquent, les roues grincent comme à minuit, et sous la terrasse vibrent des mandolines italiennes. Mais la muraille du sommeil sépare Minne du monde vivant et, seul, le nasillement ailé de la musique s’insinue jusqu’à son rêve pour l’agacer d’un bourdonnement d’abeilles…

Le songe ensoleillé, bénin, se trouble, et la pensée de Minne remonte vers le réveil par élans inégaux, comme un plongeur qui quitte le fond d’un océan merveilleux. Elle respire profondément, cache sa figure au creux de son bras plié, cherche le noir et doux sommeil… Une douleur légère, bizarre, dont tout son corps retentit comme une harpe, l’éveille sans rémission.

Avant d’ouvrir les yeux, elle se sent nue dans sa chevelure ; mais l’insolite de ce détail n’importe guère : il est arrivé cette nuit quelque chose… quoi donc ? Il faut s’éveiller vite, tout à fait, pour s’en souvenir avec plus de joie : c’est cette nuit qu’un miracle acheva de créer Minne !

Elle tourne vers les rideaux un vague et animal sourire : « Le soleil ?… nous avons donc dormi ? Oui, nous avons dormi, et longtemps… Antoine est sorti… Je n’aurai jamais le courage d’aller regarder l’heure… Heureusement que nous déjeunons tard, nous deux !… » Elle redit « nous deux » avec une naïveté orgueilleuse de jeune mariée et retombe sur l’oreiller, dans ses

cheveux défaits…

 

« Viens dans mon lit, Antoine ! » Elle lui a crié cela, cette nuit, avec une équité convaincue de prostituée qui n’a que son corps pour payer l’amour des hommes… Et le malheureux, éperdu que la récompense fût si près de la peine, s’était jeté dans les bras exaltés de Minne.

Il ne voulait que la tenir contre lui, d’abord. Il l’enlaçait du buste seulement, enivré aux larmes de la sentir si tiède et si parfumée, si menue, si flexible dans ses bras… Mais elle se rapprocha toute de lui, d’un sursaut de reins, et agrippa aux siens ses pieds lisses et froids. Faiblissant, il murmura « Non, non » en bombant le dos pour s’éloigner d’elle, mais une petite main téméraire le frôla et il fut d’un bond sur le lit, rejetant le drap…

Elle vit, comme elle l’avait vu tant de fois, noir au-dessus d’elle, faunesque et barbu, ce grand corps brun exhalant une odeur connue d’ambre et de bois brûlé… Mais, aujourd’hui, Antoine a mérité plus qu’elle ne saurait lui donner ! « Il faut qu’il m’ait bien, que cette nuit le comble, il faut que j’imite, pour lui donner la joie complète, le soupir et le cri de son propre plaisir…

Je ferai « Ah ! Ah ! » comme Irène Chaulieu, en tâchant de penser à autre chose… »

Elle glissa hors de la chemise longue, tendit aux mains et aux lèvres d’Antoine les fruits tendres de sa gorge et renversa sur l’oreiller, passive, un pur sourire de sainte qui défie les démons et les tourmenteurs…

Il la ménageait pourtant, l’ébranlait à peine d’un rythme doux, lent, profond… Elle entrouvrit les yeux : ceux d’Antoine, encore maître de lui, semblaient chercher Minne au-delà d’elle-même… Elle se rappela les leçons d’Irène Chaulieu, soupira « Ah ! Ah ! » comme une pensionnaire qui s’évanouit, puis se tut, honteuse. Absorbé, les sourcils noueux dans un dur et voluptueux masque de Pan, Antoine prolongeait sa joie silencieuse… « Ah ! Ah !… » dit-elle encore malgré elle… Car une angoisse progressive, presque intolérable, serrait sa gorge, pareille à l’étouffement des sanglots près de jaillir…

Une troisième fois, elle gémit, et Antoine s’arrêta, troublé d’entendre la voix de cette Minne qui n’avait jamais crié…

L’immobilité, la retraite d’Antoine ne guérirent pas Minne, qui maintenant trépidait, les orteils courbés, et qui tournait la tête de droite à gauche, de gauche à droite, comme une enfant atteinte de méningite. Elle serra les poings, et Antoine put voir les muscles de ses mâchoires délicates saillir, contractés.

Il demeurait craintif, soulevé sur ses poignets, n’osant la reprendre… Elle gronda sourdement, ouvrit des yeux sauvages et cria :

– Va donc !

Un court saisissement le figea, au-dessus d’elle ; puis il l’envahit avec une force sournoise, une curiosité aiguë, meilleure que son propre plaisir. Il déploya une activité lucide, tandis qu’elle tordait des reins de sirène, les yeux refermés, les joues pâles et les oreilles pourpres… Tantôt elle joignait les mains, les rapprochait de sa bouche crispée, et semblait en proie à un enfantin désespoir… Tantôt elle haletait, bouche ouverte, enfonçant aux bras d’Antoine ses ongles véhéments… L’un de ses pieds, pendant hors du lit, se leva, brusque, et se posa une seconde sur la cuisse brune d’Antoine qui tressaillit de délice…

Enfin elle tourna vers lui des yeux inconnus et chantonna : « Ta Mine… ta Minne… à toi… » tandis qu’il sentait enfin, contre lui, la houle d’un corps heureux…

Minne, assise au milieu de son lit foulé, écoute au fond d’elle-même le tumulte d’un sang joyeux. Elle n’envie plus rien, ne regrette plus rien. La vie vient au-devant d’elle, facile, sensuelle, banale comme une belle fille. Antoine a fait ce miracle.

Minne guette le pas de son mari, et s’étire. Elle sourit dans l’ombre, avec un peu de mépris pour la Minne d’hier, cette sèche enfant quêteuse d’impossible. Il n’y a plus d’impossible, il n’y a plus rien à quêter, il n’y a qu’à fleurir, qu’à devenir rose et heureuse et toute nourrie de la vanité d’être une femme comme les autres… Antoine va revenir. Il faut se lever, courir vers le soleil qui perce les rideaux, demander le chocolat fumant et velouté…

La journée passera oisive, Minne ne pensera à rien, pendue au bras d’Antoine, à rien…, qu’à recommencer des nuits et des jours pareils… Antoine est grand, Antoine est admirable…

La porte s’ouvre, un flot de lumière blonde inonde la chambre.

– Antoine !

– Minne chérie !

Ils s’étreignent, lui frais de vent et d’air libre, elle toute moite, odorante de sa nuit amoureuse…

– Chérie, il fait un soleil ! C’est l’été, lève-toi vite !

Elle bondit sur le tapis, court aux persiennes et recule, aveuglée…

– Oh ! c’est tout bleu !

La mer se repose, sans un pli à sa robe de velours, où le soleil fond en plaque d’argent. Minne, éblouie et nue, suit dans une hébétude ravie le balancement, contre la vitre, d’une branche de pélargonium rose… Elle a poussé pendant la nuit, cette fleur ? et les roses au nez roussi, Minne ne les avait pas vues hier…

– Minne ! j’en ai des nouvelles !

Elle quitte la fenêtre et contemple son mari. Le miracle aussi l’a touché, lui dispensant, croit-elle, une nouvelle et mâle assurance…"

 

1908 - LES VRILLES DE LA VIGNE

Libérée de tout ce qui 'oppressait, Colette semble faire le bilan de ses forces neuves dans ses 23 nouvelles. Une autre Colette est en train de naître. "J'appartiens à un pays que j'ai quitté. Tu ne peux empêcher qu'à cette heure s'y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher qu'à cette heure l'herbe profonde y noie le pied des arbres, d'un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif... Viens, toi qui l'ignores, viens que je te dise tout bas : le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose! Tu jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs, qu'un fruit mûrit on ne sait où, là-bas, ici, tout près, un fruit insaisissable, qu'on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l'automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu'une pomme trop mûre vient de choir, et tu la cherches, et tu la flaires, ici, là-bas, tout près. Et si tu passais, en juin, entre les prairies fauchées, à l'heure où la lune ruisselle sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu sentirais, à leur parfum, s'ouvrir ton cœur. Tu fermerais les yeux, avec cette fierté grave dont tu voiles ta volupté, et tu laisserais tomber ta tête, avec un muet soupir..."

 

Avant d'écrire "La Vagabonde", "Mitsou", "L'Entrave", Colette avait déjà confié à ses bêtes favorites ses désirs secrets ; et Francis Jammes, dans la page qu'il consacra au "Dialogue des Bêtes", avait parfaitement compris, avec la valeur artistique et originale du texte, l'âme de l'auteur. Colette "est une femme vivante pour tout de bon qui a osé être naturelle. Mme Colette-Willy n'a jamais cessé d'être la femme bourgeoise par excellence... Mme Colette-Willy se lève aujourd'hui sur le monde des Lettres comme la poétesse - enfin - qui, du bout de sa bottine, envoie rouler du haut en bas du Parnasse toutes les muses fardées, laurées, cothurnées et lyrées qui, de Monselet à Renan, soulevèrent les désirs des classes de seconde et de rhétorique". L'étrange attirance qu'éprouve Colette pour le monde animal touche la part la plus secrète et la plus délicate d'elle-même. C'est un des aspects les plus neufs qui, dès cette époque, lui est reconnu...

 

"Les Vrilles de la vigne" comprend donc une vingtaine de textes dont la disposition n'obéit pas à un ordre chronologique. Les trois premiers textes - «Les vrilles de la vigne», «Rêverie de Nouvel An» et «Chanson de la danseuse» sont des sortes de contes métaphoriques dans lesquels Colette évoque sa destinée, douloureuse et exaltante à la fois, de femme libre et solitaire. Les trois pièces suivantes - «Nuit blanche», «Jour gris» et «le Dernier Feu»-, adressées à Missy, célèbrent la douceur du lien avec la compagne et rappellent, sur un ton empreint de nostalgie, les souvenirs d'une enfance aux allures de paradis perdu. D'autres pièces s'apparentent à des fables: la description du comportement des animaux familiers, chers à Colette et souvent présents dans son oeuvre, invite à une méditation sur les relations humaines - «Amours», «Nonoche», «Toby-Chien parle», «Dialogue de bêtes». Le personnage de Valentine, dont Colette brosse le portrait à travers dialogues et anecdotes - «Belles-de-jour», «De quoi est-ce qu'on a l'air», «La guérison»-, fournit matière à diverses réflexions sur les amours et la destinée des femmes."

 

NUIT BLANCHE

"Il n’y a dans notre maison qu’un lit, trop large, pour toi, un peu étroit pour nous deux. Il est chaste, tout blanc, tout nu ; aucune draperie ne voile, en plein jour, son honnête candeur. Ceux qui viennent nous voir le regardent tranquillement, et ne détournent pas les yeux d’un air complice, car il est marqué, au milieu, d’un seul vallon moelleux, comme le lit d’une jeune fille qui dort seule. Ils ne savent pas, ceux qui entrent ici, que chaque nuit le poids de nos deux corps joints creuse un peu plus, sous son linceul voluptueux, ce vallon pas plus large qu’une tombe. Ô notre lit tout nu ! Une lampe éclatante, penchée sur lui, le dévêt encore. Nous n’y cherchons pas, au crépuscule, l’ombre savante, d’un gris d’araignée, que filtre un dais de dentelle, ni la rose lumière d’une veilleuse couleur de coquillage... Astre sans aube et sans déclin, notre lit ne cesse de flamboyer que pour s’enfoncer dans une nuit profonde et veloutée.

Un halo de parfum le nimbe. Il embaume, rigide et blanc, comme le corps d’une bienheureuse défunte. C’est un parfum compliqué qui surprend, qu’on respire attentivement, avec le souci d’y démêler l’âme blonde de ton tabac favori, l’arôme plus blond de ta peau si claire, et ce santal brûlé qui s ‘exhale de moi ; mais cette agreste odeur d’herbes écrasées, qui peut dire si elle est mienne ou tienne ?

Reçois-nous ce soir, ô notre lit, et que ton frais vallon se creuse un peu plus sous la torpeur fiévreuse dont nous enivra une journée de printemps, dans les jardins et dans les bois. Je gis sans mouvement, la tête sur ta douce épaule. Je vais sûrement, jusqu’à demain, descendre au fond d’un noir sommeil, un sommeil si têtu, si fermé, que les ailes des rêves le viendront battre en vain. Je vais dormir... Attends seulement que je cherche, pour la plante de mes pieds qui fourmille et brûle, une place toute fraîche... Tu n’as pas bougé. Tu respires à longs traits, mais je sens ton épaule encore éveillée, attentive à se creuser sous ma joue... Dormons... Les nuits de mai sont si courtes. Malgré l’obscurité bleue qui nous baigne, mes paupières sont encore pleines de soleil, de flammes roses, d’ombres qui bougent, balancées, et je contemple ma journée les yeux clos, comme on se penche, derrière l’abri d’une persienne, sur un jardin d’été éblouissant...

Comme mon cœur bat ! J’entends aussi le tien sous mon oreille. Tu ne dors pas ? Je lève un peu la tête, je devine la pâleur de ton visage renversé, l’ombre fauve de tes courts cheveux. Tes genoux sont frais comme deux oranges... Tourne-toi de mon côté, pour que les miens leur volent cette lisse fraîcheur... Ah ! dormons !... Mille fois mille fourmis courent avec mon sang sous ma peau. Les muscles de mes mollets battent, mes oreilles tressaillent, et notre doux lit, ce soir, est-il jonché d’aiguilles de pin ? Dormons ! je le veux ! Je ne puis dormir. Mon insomnie heureuse palpite, allègre, et je devine, en ton immobilité, le même accablement frémissant... Tu ne bouges pas. Tu espères que je dors. Ton bras se resserre parfois autour de moi, par tendre habitude, et tes pieds charmants s’enlacent aux miens... Le sommeil s’approche, me frôle et fuit... Je le vois ! Il est pareil à ce papillon de lourd velours que je poursuivais, dans le jardin enflammé d’iris... Tu te souviens ? Quelle lumière, quelle jeunesse impatiente exaltait toute cette journée !... Une brise acide et pressée jetait sur le soleil une fumée de nuages rapides, fanait en passant les feuilles trop tendres des tilleuls, et les fleurs du noyer tombaient en chenilles roussies sur nos cheveux, avec les fleurs des paulownias, d’un mauve pluvieux du ciel parisien... Les pousses des cassis que tu froissais, l’oseille sauvage en rosace parmi le gazon, la menthe toute jeune, encore brune, la sauge duvetée comme une oreille de lièvre, – tout débordait d’un suc énergique et poivré, dont je mêlais sur mes lèvres le goût d’alcool et de citronnelle... Je ne savais que rire et crier, en foulant la longue herbe juteuse qui tachait ma robe... Ta tranquille joie veillait sur ma folie, et quand j’ai tendu la main pour atteindre ces églantines, tu sais, d’un rose si ému, – la tienne a rompu la branche avant moi, et tu as enlevé, une à une, les petites épines courbes, couleur de corail, en forme de griffes... Tu m’as donné les fleurs désarmées..."

 

1910 - La Vagabonde

Une autre Colette débute. Forme concise, fine psychologie, sens pictural affirmé, réalisme délicat. Et dans cette œuvre, les documents autobiographique abondent. Nous faisons connaissance avec un nouveau modèle de Colette, beaucoup plus vrai que tous les autres, Renée Nérée, mariée à un portraitiste, Taillandy. Lasse des infidélités de son mari, elle vient de le quitter, la séparation la laisse meurtrie. Seule, abandonnée de tous, pour subvenir à sa vie, Renée devient mime, danseuse et actrice.

Sur son passé, Colette lui fait écrire ..

"J'ai devant moi, de l'autre côté du miroir, dans la mystérieuse chambre des reflets, l'image d'une femme de lettres qui a mal tourné . On dit aussi de moi que « je fais du théâtre », mais on ne m'appelle jamais actrice. Pourquoi ? Nuance subtile, refus poli, de la part du public et de mes amis eux-mêmes, de me donner un grade dans celle carrière que j'ai pourtant choisie... Une femme de lettres qui a mal tourné : voilà ce que je dois, pour tous, demeurer, moi qui n'écris plus, moi qui me refuse le plaisir, le luxe d'écrire...

Écrire ! pouvoir écrire ! cela signifie la longue rêverie devant la feuille blanche, le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d'une tache d'encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchettes, l'orne d'antennes, de pattes, jusqu'à ce qu'il perde sa figure lisible de mot, mué en insecte fantastique, envolé en papillon-fée...

Écrire... C'est le regard accroché, hypnotisé par le reflet de la fenêtre dans l'encrier d'argent, — la fièvre divine qui monte aux joues, au front, tandis qu'une bienheureuse mort glace sur le papier la main qui écrit... Cela veut dire aussi l'oubli de l'heure, la paresse au creux du divan, la débauche d'invention d'où l'on sort courbaturé, abêti, mais déjà récompensé, et porteur de trésors qu'on dé- charge lentement sur la feuille vierge, dans le petit cirque de lumière qui s'abrite sous la lampe...

Écrire ! verser avec rage toute la sincérité de soi sur le papier tentateur, si vite, si vite que parfois la main lutte et renâcle, surmenée par le dieu impatient qui la guide... et retrouver, le lendemain, à la place du rameau d'or, miraculeusement éclos en une heure flamboyante, une ronce sèche, une fleur avortée...

Écrire! plaisir et souffrance d'oisifs ! Écrire!... J'éprouve bien, de loin en loin, le besoin, — vif comme la soif en été, — de noter, de peindre... Je prends encore la plume, pour commencer le jeu périlleux et décevant, pour saisir et fixer, sous la pointe double et ployante, le chatoyant, le fugace, le passionnant adjectif... Ce n'est qu'une courte crise, — la démangeaison d'une cicatrice...

Il faut trop de temps pour écrire ! Et puis, je ne suis pas Balzac, moi... Le conte fragile que j'édifie s'émiette quand le fournisseur sonne, quand le bottier présente sa facture, quand l'avoué téléphone, et l'avocat, quand l'agent théâtral me mande à son bureau pour « un cachet en ville chez des gens tout ce qu'il y a de bien, mais qui n'ont pas pour habitude de payer les prix forts »...

Or, depuis que je vis seule, il a fallu vivre d'abord, divorcer ensuite, et puis continuer à vivre... Tout cela demande une activité, un entêtement incroyables... Et pour arriver où ? N'y a-t-il point pour moi d'autre havre que cette chambre banale, en Louis XVI de camelote, d'autre halte qu'à ce miroir infranchissable où je me bute, front contre front?...

Demain, c'est dimanche : matinée et soirée à l'Empyrée-Clichy. Deux heures, déjà !... C'est l'heure de dormir, pour une « femme de lettres qui a mai tourné »...

 

Huit ans de mariage, trois ans de séparation, voilà qui remplit le tiers de son existence... 

"Mon ex-mari ? Vous le connaissez tous. C'est Adolphe Taillandy, le pastelliste. Depuis vingt ans, il fait le même portrait de femme : sur un fond brumeux et doré, emprunté à Lévy-Dhurmer, il pose une femme décolletée, dont la chevelure, comme une ouate précieuse, nimbe un visage velouté. La chair, aux tempes, dans l'ombre du cou, sur la rondeur des seins, s'irise du même velouté impalpable, bleu comme celui des beaux raisins qui tentent les lèvres : Potel et Chabot ne font pas mieux ! a dit un jour Forain devant un pastel de mon mari. A part son fameux « velouté », je ne crois pas qu'Adolphe Taillandy ait du talent. Mais je reconnais volontiers que ses portraits sont, pour les femmes surtout, irrésistibles (..) Je ne lui ai pas connu, pour ma part, d'autre génie que celui du mensonge. Aucune femme, aucune de ses femmes, n'a dû autant que moi apprécier, admirer, craindre et maudire sa fureur du mensonge. Adolphe Taillandy mentait, avec fièvre, avec volupté, inlassablement, presque involontairement. Pour lui, l'adultère n'était qu'une des formes — et non la plus délectable — du mensonge.

Il fleurissait en mensonges avec une force, une variété, une prodigalité, que l'âge n'a point épuisées. En même temps qu'il ciselait l'ingénieuse traîtrise, agencée avec mille soins, parée de toutes les recherches d'une fourberie magistrale, je lui voyais gaspiller sa fougue astucieuse en impostures grossières, superflues, goujates, en contes enfantins et presque imbéciles... Je l'ai rencontré, épousé, j'ai vécu avec lui pendant plus de huit ans... que sais-je de lui? qu'il fait des pastels et qu'il a des maîtresses. Je sais encore qu'il réalise quotidiennement ce prodige déconcertant d'être, pour celui-ci, un « bûcheur » qui ne songe qu'à son métier, — pour celle-là, un ruffian séduisant et sans scrupules, — pour celle-ci, un paternel amant qui mêle à une toquade brève un joli ragoût d'inceste, — pour cette autre l'artiste las, désabusé, vieillissant, qui pare son automne d'une idylle délicate ; — il y a même celle pour qui on est tout uniment un bon libertin, encore solide, et paillard à souhait ; — et puis il y a la dinde bien née, et bien éprise, qu'Adolphe Taillandy cingle, tourmente, dédaigne, reprend, avec toute la cruauté littéraire d'un « artiste » de roman mondain.

Le même Taillandy s'insinue, sans transition, dans la peau de l' « artiste », non moins conventionnel, mais plus démodé, qui, pour vaincre les dernières résistances d'une petite dame mariée et mère de deux enfants, jette ses crayons, déchire son esquisse, pleure de vraies larmes qui mouillent sa moustache à la Guillaume II, et prend son feutre espagnol pour courir vers la Seine.

Il y a encore bien d'autres Taillandy, que je ne connaîtrai jamais, — sans parler de l'un des plus terribles : le Taillandy homme d'affaires, le Taillandy manieur et escamoteur d'argent, cynique et brutal, plat et fuyant selon les besoins de l'affaire...

Parmi tous ces hommes-là, où est le vrai ? Je déclare humblement que je n'en sais rien. Je crois qu'il n'y a pas de vrai Taillandy... Ce balzacien génie du mensonge a cessé brusquement, un jour, de me désespérer, et même de m'intriguer..."

 

Deux thèmes dominent, le renoncement à l’amour et le music-hall dans lequel Colette nous fait pénétrer, à l'époque un succès de révélation ("le silence qu'ils gardent sur leur vie intime ressemble à une manière polie de vous dire, "le reste ne vous regarde pas", écrira-t-elle plus tard dans L'envers du music-hall). Quant au renoncement à l'amour ... "Je ne suis plus assez jeune, ni assez enthousiaste, ni assez généreuse pour recommencer le mariage, la vie à deux, si vous voulez. Laissez-moi attendre, parée, oisive, seule dans ma chambre close, la venue de celui qui m'a choisie pour harem. je voudrais ne savoir de lui que sa tendresse et son ardeur, je ne voudrais de l'amour, enfin, que l'amour...  S'il veut, je lui nouerai sa cravate, et je veillerai au menu du dîner... et je lui apporterai ses pantoufles... Et il pourra me demander d'un ton de maître : Où vas-tu ? 

Femelle j'étais, et femelle je me retrouve, pour en souffrir et pour en jouir..."

 

Renée, dominée par l'amertume de ses souvenirs, évite, - mais pour combien de temps ? - les pièges de la chair. ...

"Il n'y a pas que la volupté ?... La volupté tient, dans le désert illimité de l'amour, une ardente et très petite place, si embrasée qu'on ne voit d'abord qu'elle : je ne suis pas une jeune fille toute neuve, pour m'aveugler sur son éclat. Autour de ce foyer inconstant, c'est l'inconnu, c'est le danger... Que sais-je de l'homme que j'aime et qui me veut? Lorsque nous nous serons relevés d'une courte étreinte, ou même d'une longue nuit, il faudra commencer à vivre l'un près de l'autre, l'un par l'autre. Il cachera courageusement les premières déconvenues qui lui viendront de moi, et je tairai les miennes, par orgueil, par pudeur, par pitié, et surtout parce que je les aurai attendues, redoutées, parce que je le: reconnaîtrai... Moi qui me contracte toute, à l'entendre me nommer "mon enfant chérie", moi qui tremble devant certains gestes de lui, devant certaines intonations ressuscitées, quelle armée de fantômes me guette derrière les rideaux d'une couche encore fermée ?...

... Comprends-moi ! Ce n'est pas le soupçon, ce n'est pas ta trahison future, ô mon amour, qui me ruine, c'est ma déchéance. Nous avons le même âge ; je ne suis plus une jeune femme... Comprends-moi ! Ta ferveur, qui me convaincra, qui me rassurera, ne me conduira-t-elle pas à l'imbécile sécurité des femmes aimées ? Une ingénue maniérée renaît, pour de brèves et périlleuses minutes, en l'amoureuse comblée, et se permet des jeux de fillette, qui font trembler sa chair lourde et savoureuse. J'ai frémi, devant l'inconscience d'une amie quadragénaire, qui coiffait, dévêtue et tout essoufflée d'amour, le képi de son amant, lieutenant de hussards..."

Trente-deux ans plus tard, Colette écrira sur ce thème une longue nouvelle, "Le Képi"...

 

1913 - L'ENTRAVE

La publication de "L'Entrave" coïncide avec le mariage de Colette, qui épouse Henri de Jouvenel. Le personnage principal est le même que dans "La Vagabonde" : Renée Nérée. Mais, à la suite d'un héritage, elle a abandonné le music-hall, et nous la retrouvons à Nice. Ses compagnons de séjour sont Jean et May, deux jeunes amants, et leur commensal Masson. Jean abandonne May pour Renée, qui accepte de devenir sa maîtresse, mais que sa maîtresse : la volupté suffit à son problème. La rupture va révéler à Renée l'amour véritable qui occupe son cœur, et, dominant ses craintes et son orgueil, elle se laisse envahir par la passion, se livre humblement à l'amour...

 

"S'il me reste, de mon enfance, un rare empire sur mes pleurs, j'ai gardé aussi le don de m'émouvoir, avec une intensité que le temps diminue à peine, à certaines heures, et non pas seulement celles qui rassemblent, en bouquet irrésistible, le son d'un orchestre parfait, un clair de lune qui se mire aux buis et aux lauriers luisants, et les odeurs d'une terre où couvent l'été et l'orage. Il y a des instants de faiblesse désœuvrée, où de brefs souvenirs optiques, très anciens, des contrastes de lumière et d'ombre suffisent à entr'ouvrir un cœur qui se sèvre d'aimer. Ainsi, la clarté rose et chaude d'une fenêtre illuminée au flanc d`une maison obscure, cette oblongue clarté prolongée au dehors sur une allée de sable, ou filtrée par des feuillages noirs, signifie particulièrement pour moi, amour, amour abrité, foyer, isolement précieux et permis...

Un baiser, et tout devient simple, savoureux, superficiel et d'une candeur un peu grossière.

... Nos corps, honnêtes, ont frémi, plié ensemble, et s'en souviendront au prochain contact, tandis que nos âmes s'enfermeront encore dans le même déloyal et commode silence. Celui de Jean signifie : "Ne vous inquiétez pas, il est question de volupté, de volupté, et encore de volupté. Le reste, gardons-nous de l'échanger." Et le mien lui répond : "Il y a donc un "reste", je n'y songeais même pas. Mais soyez tranquille, ce n'est pas vous qui m'en ferez souvenir» .

... Que c'est doux, l'instant de se perdre assez pour penser : "Me voici délivrée du souci de penser. Baise-moi, bouche pour qui je ne suis que bouche. Mais cette bouche est celle d'un ennemi que le baiser rend sauvage, qui me sait réduite, et ne m'épargnera rien.

 ... Il ignore que je suis bonne, aimante, que j'ai l'étoffe d'un ami sûr. Je le gratifie des défauts qui font le succès d'une certaine espèce d'hommes : la duplicité, l'absence de scrupules, la paresse ; mais c'est moi seule qui les lui inflige, comme une parure d'un goût douteux qui siérait à sa figure un peu brutale...

L'erreur profonde, c'est, je crois, que je n'ai pas encore essayé d'isoler Jean de l'idée de volupté. Rassasiée, l'idée de volupté porte avec elle la froideur et l'indifférence. Affamée, elle ne veut rien d'autre que ce qui la sustente.

.. Quelque chose a passé entre nous, qui a empoisonné tout cela, l'amour, ou seulement l'ombre longue qui marche en avant de lui ?... Déjà tu as cessé de m'être lumineux et vide... J'ai mesuré tout le danger, le jour où j'ai commencé de mépriser ce que tu me donnais : un joyeux et facile plaisir qui me laissait ingrate et légère, un plaisir un peu féroce comme la faim et la soif, innocent comme elles...  un jour, je me suis mise à penser à tout ce que tu ne me donnais pas : j'entrais dans l'ombre froide qui chemine devant l'amour.

Je suis...  est-ce jalouse qu'íl faut dire ? jalouse, ulcérée d'un mot de Jean, un mot terrible qu'il a dit en hésitant, comme s'il l'épelait :  " J'ai peur que nous n'ayons pas assez besoin l'un de l'autre..."

 ... S'il n'a pas "assez besoin de moi", qu'ai-je fait jusqu'ici et qu'ai-je à faire auprès de lui ? Il m'est plus nécessaire que l'air et l'eau, je le préfère aux fragiles biens qu'une femme nomme sa dignité, l'estime de soi. Seul, il se dresse seul devant moi, sur le champ ravagé de mes souvenirs, entre moi et les courtes vagues de cette mer couleur d'absinthe. Son dernier amour, et le visage qu'il baisa avant le mien, j'oublie cela, je le repousse avec une négligente impatience. Seul je le contemple, je le maudis seul, je suis jalouse de lui, de lui seul.

 .... ll y a un but, qui est là devant moi : c'est cet homme qui ne me désire pas, et que j'aime. L'atteindre, trembler qu'il ne m'échappe, le voir s'échapper, et patiemment l'approcher de nouveau pour le reprendre, voilà désormais mon métier, ma mission, Tout ce que j'aimais avant lui me sera alors rendu, - la lumière, la musique, le murmure des arbres, le timide et fervent appel des bêtes familières, le silence fier des hommes qui souffrent, - tout cela me sera rendu, mais "à travers lui", et pourvu que je le possède... Je l'ai vu si près de moi, si bien accolé à moi dès la première rencontre, que j'ai cru que je le possédais. J'ai voulu, follement, le franchir, prenant pour un obstacle à la limite de mon univers... Je crois que beaucoup de femmes errent d'abord comme moi, avant de reprendre leur place, qui est en deçà de l'homme... "

 

Certains traits de Renée de "La Vagabonde" préfiguraient Renée de "L'Entrave", et son humilité annonce déjà Léa de "Chéri", un personnage qui appartient à une toute autre saison de l'amour. Sur son second mariage, Colette, dans "La Naissance du jour", nous apportera un témoignage plein de sens, :sous la forme d'un dialogue avec Sido. Cette page complète et achève le roman de "L'Entrave" ...

 

" - Tu y tiens donc beaucoup à ce monsieur  X... ?

- Mais, maman, je l'aime I

- Oui... Oui... tu l'aimes... C'est entendu, tu l'aimes...

Elle reffléchissait encore, taisant avec effort ce que lui dictait sa cruauté céleste, puis s'écriait de nouveau :

- Ah l je ne suis pas contente !

Je faisais la modeste, je baissais les yeux pour enfermer l'image d'un bel homme, intelligent, envié, tout éclairé d'avenir, et je répliquais doucement :

- Tu es difficile... _

- Non, je ne suis pas contente... J'aimais mieux, tiens, l'autre, ce garçon que tu mets à  présent plus bas que terre...

_ Oh ! maman ! ... un imbécile I

- Oui, oui, un imbécile... Justement...

 ... Que tu écrirais de belles choses, Mínet-Chéri, avec l'imbécile... L'autre, tu-vas t'occuper de lui donner tout ce que tu portes en toi de plus précieux. Et vois-tu, pour comble, qu'il te rende malheureuse ? C'est le plus probable...

- Cassandre !

- Oui, oui, Cassandre... Et si je disais tout ce que je prévois... Heureusement, tu n'es pas trop en danger... 

Je ne la comprenais pas alors... Je comprends à présent son "tu n'es pas en danger", mot ambigu qui ne visait pas seulement mes risques de calamités. A son sens, j'avais passé déjà ce qu'elle nomma "le pire dans la vie d'une femme : le premier homme". On ne meurt que de celui-là, après lequel la vie conjugale - ou sa contrefaçon - devient une carrière. Une carrière, parfois une bureaucratie, dont rien ne nous distrait, ni ne nous relève...

 

Après une brève liaison avec Auguste-Olympe Hériot, Colette rencontre donc Henry de Jouvenel, homme politique et journaliste, qu'elle épouse en 1912 et qui l'engage à donner quelques billets et reportages au journal Le Matin, dont il est le rédacteur en chef. C'est une nouvelle étape dans son écriture, on retient trois ouvrages de cette époque, "Les heures longues, 1914-1917", "Dans la foule" (1918), un recueil d'impressions, au fil des années 1912-1914, "Aventures quotidiennes", ou l'univers de son existence quotidienne et la révélation de Colette mère. Colette journaliste nous livre aussi son talent de critique de théâtre, ses chroniques, critiques littéraires et cinématographiques, seront rassemblées sous le titre "La jumelle noire" (1934-1938). La présentation de "La machine infernale" de Jean Cocteau ou celle Sacha Guitry sont exemplaires. "Pour moi, une soirée est une tranche de temps pleine encore d'espoirs, de possibilités merveilleuses. C'est trois heures, quatre heures, des centaines de minutes, un sable précieux... Bonne ou exécrable, je l'accueille, pourvu qu'elle apporte, emporte son poids, son volume, sa saveur..."

 

1919 - MITSOU, OU COMMENT L'ESPRIT VIENT AUX FILLES

"Un mois de mai de la guerre. Mitsou, petite danseuse de l'Empyrée-Montmartre, s'apprête à entrer en scène quand surgit dans sa loge son amie Petite-Chose, accompagnée de deux jeunes sous-lieutenants, un kaki et un bleu horizon. Mitsou se montre froide et réservée. Mais elle est bien jolie et le Lieutenant Bleu, avant de retourner au front, lui adresse une lettre. Une correspondance s'établit. Malgré les fautes d'orthographe, des tournures quelque peu populaires, les lettres de Mitsou enchantent le jeune homme : elle s'y révèle d'une grande pureté de coeur. Chacune des lettres les rapproche et ils finissent par oublier tout ce qui les sépare, jusqu'au jour où le Lieutenant Bleu arrive en permission..."

L'histoire est quelconque, Mitsou, petite chanteuse de music-hall, découvre l'amour en la personne d'un beau lieutenant. Mais c'est la guerre, et le lieutenant repart. Mitsou lui écrit.

"Mon chéri, le difficile pour vous, c'était de ne pas être aimé de moi. Le presque impossible pour moi, c'est d'être aimé de vous... Tu me trouves bien humble ! Ne crois pas que je mendie. Si tu me réponds : "Adieu, Mitsou", je ne mourrai pas. J'ai un petit cœur assez dur pour qu'on le nourrisse avec un chagrin.

...  En attendant je m'entête à espérer mieux que le chagrin que tu pourras me laisser. Tu m'as trouvée sur le bord d'une scène où je chantais trois couplets, et je n'avais pas dans la tête autant d'idées que de couplets. Ce qui t'a plu en moi, c'est toi qui l'y as mis ; mais venu'de toi ou non, ça s'y est bien enraciné ! Au bout de quatre mois, est-ce que tu n'étais pas ému de me voir grandir ? Le dommage, c'est que, de te voir paraître en personne, ça m'a fait rentrer tous mes bourgeons... N'empêche qu'une femme qui a une obstination en amour, ça pousse vite ; ça fleurit, ça sait prendre une tournure, une couleur, à faire illusion aux plus délicats. Mon amour, je vais essayer de devenir ton illusion..."

 

Après sa maternité (juillet 1913), Renée de Jouvenel, dite « Bel-Gazou », Colette va donné une suite d'ouvrages qui constituent sans nul doute ses plus grands romans, les saisons de l'amour, dans un contexte qui la voit, à plus de quarante ans, trompée par son mari et devenir  la maîtresse du fils de son époux, Bertrand de Jouvenel, qui a alors seize ans. Ce seront "Le Blé en herbe" - "Chéri" - "La fin de Chéri" - "La naissance du jour" - "Le Képí" - "La Chatte" - "La Seconde" - "Duo" - "Julie de Carneilhan".... Et dans tous ces romans, un thème dominant : les héros passent à côté du grand amour dont ils révaient. Le drame commence à seize ans, mais il est le même pour l'âge mûr. De Vinca du "Blé en herbe" à Léa de "Chéri", que ce soit par le don de soi ou l'oubli de soi, la formule de l'échec varie guère, et nous révèle que dans le monde de Colette, l'amour, c'est "un peu de douleur, un peu de plaisir", et beaucoup de sagesse. Ceux pour lesquels c'est quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus absolu, c'est la condamnation : Chéri, et Michel (Duo), se tuent, Alain (La Chatte) se retranche du monde, il être Julie de Carneilhan pour savoir commander ses rêves, ses désirs, vivre de ses caprices en sachant toujours se protéger ...

 

1920 – Chéri

"Une histoire d'amour entre un jeune homme, Fred Peloux (chéri) et Léa de Lonval, une femme de 24 ans son aînée... Léa de Lonval, une courtisane de près de cinquante ans, est la maîtresse de Fred Peloux, appelé Chéri. A mesure qu'elle éprouve le manque de conviction croissant de son jeune amant, Léa ressent, avec un émerveillement désenchanté et la lucidité de l'amertume, les moindres effets d'une passion qui sera la dernière. Pourtant il suffira à Chéri d'épouser la jeune et tendre Edmée pour comprendre que la rupture avec Léa ne va pas sans regrets. La peinture narquoise d'un certain milieu mondain, l'analyse subtile de l'âme féminine, les charmes cruels de la séduction, l'humour un peu triste de la romancière ..." Certes. Dans "Le Blé en Herbe", Phil avait été initié à l'amour par la "dame en blanc", personnage resté dans l'ombre et que Chéri met crûment en lumière à une gamme supérieure. Mais "Chéri", peut-être le chef-d'œuvre de Colette, est beaucoup plus qu'une histoire de gigolo aimé d'une femme mûre. L'écrivain nous conte ainsi sa naissance, en préface à l'une des dernières éditions de Chéri...

"Chéri ? C'était d'abord un petit type rouquin, un peu déjeté d'une épaule, les cils roses, l'œil droit faible, et qui reniflait un coryza chronique. Avec son air d'enfant de pauvre, il remuait quinze cent mille francs d'argent de poche. Dans tous les endroits où Paris attendait en buvant, il y a un quart de siècle, que l'aube collât derrière les vitres un tain bleuâtre et triste, il se laissait remorquer par une maîtresse brune, dure et brillante comme l'anthracite, qui le trompait. J'ajoute que Chéri, dans ce temps-là, s'appelait Clouk, à cause d'un petit bruit de clapet, insupportable, qu'à chaque aspiration on entendait dans sa narine enrhumée. Je pense qu'il souffrait d'un polype...

Ainsi naquit la première forme humiliée de Chéri, un jour que j'avais grand besoin de lui pour mes contes hebdomadaires dans Le Matin. Il avoua sa poltronnerie et son horreur morbide de la solitude ; il subit l'humeur de sa minérale maîtresse, et ses amis le tapèrent ...

Mais un jour qu'il soupait tête à tête avec sa compagne étincelante de jais, de traits féroces, de réquisitions, de diamants, d'impitoyables prunelles, il aperçut, à une table voisine, quatre dames mûres. Sans aucun homme, elles buvaient du champagne demi-sec, mangeaient des écrevisses, du foie gras, des entremets sucrés, riaient et parlaient de leur passé. Clouk entrevit sa destinée, qui était de mourir pour renaître aimé, c'est-à-dire beau.

Lâchement, et tel que si je l'eusse abreuvé d'un puissant narcotique du Sud, Clouk perdit conscience et couleur, s'abîma dans le néant et s'éveilla entre les bras de Léa, qui l'appelait "Chéri" ! 

 

Fils de Mme Peloux, riche demi-mondaine, Chéri s'éprend donc d'une "vieille amie" de sa mère, sa marraine, Léa, dont il est le dernier grand amour...

 

"A quarante-neuf ans, Léonie Vallon, dite Léa de Lonval, finissait une carrière heureuse de courtisane bien tentée, et de bonne fille à qui la vie a épargné les catastrophes flatteuses et les nobles chagrins. Elle cachait la date de sa naissance ; mais elle avouait volontiers, en laissant tomber sur Chéri un regard de condescendance voluptueuse, qu'elle atteignait l'âge de s'accorder quelques petites douceurs. Elle aimait l'ordre, le beau linge, les vins mûris, la cuisine réfléchie. 

... Elle vint à lui pour l'embrasser, avec un élan de rancune et d'égoïsme et des pensées de châtiment : "Attends, va... C'est joliment vrai que tu as une bonne bouche, cette fois-ci, je vais en prendre mon content, parce que j'en ai envie, et je te laisserai, tant pis, je m'en

moque, je viens..."

Elle l'embrassa si bien qu'ils se délièrent ivres, assourdis, essoufflés, tremblants comme s'ils venaient de se battre... Elle se remit debout devant lui qui n'avait pas bougé, qui gisait toujours au fond du fauteuil, et elle le défiait tout bas : "Hein ?... Hein ?..." et elle s'attendait à être insultée. Mais il lui tendit les bras, ouvrit ses belles mains incertaines, renversa une tête blessée et montra entre ses cils l'étincelle double de deux larmes, tandis qu'il murmurait des paroles, des plaintes, tout un chant animal et amoureux où elle distinguait son nom, des "chérie...", des "viens...", des "plus te quitter...", un chant qu'elle écoutait penchée et pleine d'anxiété, comme si elle lui eût, par mégarde, fait très mal.

... "Je les ai tous eus, songeait-elle obstinée, j'ai toujours su ce qu'ils valaient, ce qu'ils pensaient et ce qu'ils voulaient. Et ce gosse-là, ce gosse-là... Ce serait un peu fort".

Robuste à présent, fier de ses dix-neuf ans, gai à table, impatient au lit, il ne livrait rien de lui que lui-même, et restait mystérieux comme une courtisane. Tendre ? Oui, si la tendresse peut percer dans le cri involontaire, le geste des bras refermés. Mais la "méchanceté" lui revenait avec la parole et la vigilance à se dérober. Combien de fois, vers l'aube, Léa tenant dans ses bras son amant contenté, assagi, l'œil mi-fermé avec un regard, une bouche, où la vie revenait comme si chaque matin et chaque étreinte le recréaient plus beau que la veille, combien de fois, vaincue elle-même à cette heure-là par l'envie de conquérir et la volupté de confesser, avait-elle appuyé son front contre le front de Chéri : 

- Dis... parle... dis-moi...

Mais nul aveu ne montait de la bouche arquée..."

 

Par intérêt, Chéri va se marier. Il en fait l'aveu à Léa, avec l'arrière-pensée de déchirer sa proie. "Mais c'est solide une femme". Et Léa attendra le départ de Chéri pour laisser éclater sa douleur...

 

"Soudain un malaise, si vif qu'elle le crut d'abord physique, la souleva, lui tordit la bouche, et lui arracha, avec une respiration rauque, un sanglot et un nom : - Chéri !

Des larmes suivirent, qu'elle ne put maîtriser tout de suite. Dès qu'elle reprit de l'empire sur elle-même, elle s'assit, s'essuya le visage, ralluma la lampe.

"Ah ! bon, fit-elle, je vois"

Elle prit dans la console de chevet un thermomètre, le logea sous son aisselle.

"Trente-sept. Donc, ce n'est pas physique. Je vois. C'est que je souffre. Il va falloir s'arranger."

Elle but, se leva, lava ses yeux enflammés ; se poudra, tisonna les bûches, se recoucha. Elle se sentait circonspecte, pleine de défiance contre un ennemi qu'elle ne connaissait pas : la douleur. Trente ans de vie facile, aimable, souvent amoureuse, parfois cupide, venaient de se détacher d'elle et de la laisser, à près de cinquante ans, jeune et comme nue. Elle se moqua d'elle-même, ne perçut plus sa douleur et sourit :

"Je crois que j'étais folle tout à l'heure. Je n'ai plus rien."

 

Chéri, marié, est lui aussi prisonnier de ses souvenirs, et sa vie conjugale en est bientôt empoisonnée. Il abandonne sa femme et retourne chez Léa ..

 

"- Nounoune chérie ! Je te retrouve ! ma Nounoune ! ô ma Nounoune, ton épaule, et puis ton même parfum, et ton collier, ma Nounoune, ah ! c'est épatant... Et ton petit goût de brûlé dans les cheveux, ah ! c'est... c'est épatant...

 ... Il se plaignait doucement à bouche fermée, et ne parlait plus guère : il écoutait Léa et appuyait sa joue sur son sein. Il supplia "Encore !" lorsqu'elle suspendit sa litanie tendre, et Léa, qui craignait de pleurer aussi, le gronda sur le même ton :

- Mauvaise bête... Petit satan sans cœur... Grande rosse, va... _

Il leva vers elle un regard de gratitude :

- C'est ça, engueule-moi ! Ah ! Nounoune...

Elle l'écarta pour le mieux voir :

- Tu m'aimais donc ?

Il baissa les yeux avec un trouble enfantin.

- Oui, Nounoune.

Un petit éclat de rire étranglé, qu'elle ne put retenir, avertit Léa qu'elle était bien près de s'abandonner à la plus terrible joie de sa vie."

 

Mais cette séparation a mis en évidence une vérité que l'un et l'autre se dissimulaient : Léa est une vieille femme. Cette révélation éclate comme un coup de foudre ; alors, Léa atteint la cime tragique de son personnage...

 

"...  Je t'ai porté trop longtemps contre moi ; et voilà que tu en as lourd à porter à ton tour : une jeune femme, peut-être un enfant... Je suis responsable de tout ce qui te manque... Oui, oui, ma beauté, te voilà, grâce à moi, à vingt-cinq ans, si léger, si gâté et si sombre à la fois ... J'en ai beaucoup de souci. Tu vas souffrir, tu vas faire souffrir. Toi qui m'as aimée... 

La main qui déchirait lentement son peignoir se crispa et Léa sentit sur son sein les griffes du nourrisson méchant.

- ... Toi qui m'as aimée, reprit-elle après une pause, pourras-tu... Je ne sais pas comment me faire comprendre...

Il s'écarta d'elle pour l'écouter : et elle faillit lui crier : "Remets cette main sur ma poitrine et tes ongles dans leur marque, ma force me quitte dès que ta chair s'éloigne de moi !" Elle s'appuya à son tour sur lui qui s'était agenouillé devant elle, et continua :

- Toi qui m'as aimée, toi qui me regretteras...

Elle lui sourit et le regarda dans les yeux.

- Hein, quelle vanité !... Toi qui me regretteras, je voudrais que, quand tu te sentiras près d'épouvanter la biche qui est ton bien, qui est ta charge, tu te retiennes, et que tu inventes à ces instants-là tout ce' que je ne t'ai pas appris... Je ne t'ai jamais parlé de l'avenir. Pardonne-moi, Chéri : je t'ai aimé comme si nous devions, l'un et l'autre, mourir l'heure d'après. Parce que je suis née vingt-quatre ans avant toi, j'étais condamnée, et je t'entraînais avec moi...

... Vite, vite, petit, va chercher ta jeunesse, elle n'est qu'écornée par les dames mûres, il t'en reste, il lui en reste à cette enfant qui t'attend. Tu y as goûté, à la jeunesse ! Elle ne contente pas, mais on y retourne... Eh ! ce n'est pas de cette nuit que tu as commencé à comparer... Et qu'est-ce que je fais là, moi, à donner des conseils et à montrer ma grandeur d'âme ? Qu'est-ce que je sais de vous deux ? Elle t'aime : c'est son tour de trembler, elle souffrira comme une amoureuse et non pas comme une maman dévorée. Tu lui parleras en maître, mais pas en gigolo capricieux... Va, va vite... "

 

1923 – Le Blé en herbe
"- Hep ! petit !

La voix qui l’éveilla était jeune, autoritaire. Phil se tourna, sans se lever, vers une dame tout de blanc vêtue qui enfonçait, à dix pas de lui, ses hauts talons blancs et sa canne dans le chemin du goémon.

- Dis-moi donc, petit, je ne peux pas mener mon auto plus loin dans ce chemin-là, n’est-ce pas ?

Par politesse, Philippe se leva, s’approcha, et ne rougit que quand il fut debout, en sentant sur son torse nu le vent rafraîchi et le regard de la dame en blanc, qui sourit et changea de ton.

- Pardon, monsieur… je suis sûre que mon chauffeur s’est trompé. J’ai eu beau l’avertir… Cette route finit en sentier et ne va que vers la mer, n’est-ce pas ?

- Oui, madame. C’est le chemin du goémon..."

"L'amour-passion n'a pas d'âge et l'amour n'a pas deux espèce de langage".  - Phil, 16 ans, et Vinca, 15 ans, amis de toujours, passent leurs étés en Bretagne. Tout naturellement, l'amour s'installe entre ces deux complices inséparables, un amour qui grandit plus vite qu'eux. Et cet été-là, Vinca et Phil découvrent leurs différences et leurs incompréhensions. L'insouciance et la confiance font alors place à la souffrance et à la trahison. Ces amours adolescentes révèlent à Vinca et à Phil ce qu'ils sont désormais et ne seront jamais plus. Avec délicatesse, Colette évoque l'amour naissant et le dur passage de l'enfance à l'adolescence. Un éveil amer et nostalgique de la sensualité qui prend toute sa force dans les très belles descriptions de la nature qui semble s’éveiller avec eux. Tout se joue à fleur de peau, sensibilité, caresse d’une écriture simple, libre ...

Chaque saison sur une plage de Bretagne, deux bons camarades se retrouvent, la petite Vinca et Phil. Mais ils viennent d'avoir quinze ans cette année-là. Et Daphnis et Chloé se tournent "parfois plaintivement vers la porte invisible par où ils sont sortis de leur enfance", un nouveau dialogue s'engage entre eux, désormais soumis aux dures lois des sens et de l'amour. 

 

"Toute leur enfance les a unis, l'adolescence les sépare" .... 

 

"– Tu vas à la pêche, Vinca ?

D’un signe de tête hautain, la Pervenche, Vinca aux yeux couleur de pluie printanière, répondit qu’elle allait, en effet, à la pêche. Son chandail reprisé en témoignait, et ses espadrilles racornies par le sel. On savait que sa jupe à carreaux bleus et verts, qui datait de trois ans et laissait voir ses genoux, appartenait à la crevette et aux crabes. Et ces deux havenets sur l’épaule, et ce béret de laine hérissé et bleuâtre comme un chardon des dunes constituaient-ils une panoplie de pêche, oui ou non ?

Elle dépassa celui qui l’avait hélée. Elle descendit vers les rochers, à grandes enjambées de ses fuseaux maigres et bien tournés, couleur de terre cuite. Philippe la regardait marcher, comparant l’une à l’autre Vinca de cette année et Vinca des dernières vacances. A-t-elle fini de grandir ? Il est temps qu’elle s’arrête. Elle n’a pas plus de chair que l’autre année. Ses cheveux courts s’éparpillent en paille raide et bien dorée, qu’elle laisse pousser depuis quatre mois, mais qu’on ne peut ni tresser ni rouler. Elle a les joues et les mains noires de hâle, le cou blanc comme lait sous ses cheveux, le sourire contraint, le rire éclatant, et si elle ferme étroitement, sur une gorge absente, blousons et chandails, elle trousse jupe et culotte pour descendre à l’eau, aussi haut qu’elle peut, avec une sérénité de petit garçon…

Le camarade qui l’épiait, couché sur la dune à longs poils d’herbe, berçait sur ses bras croisés son menton fendu d’une fossette. Il compte seize ans et demi, puisque Vinca atteint ses quinze ans et demi. Toute leur enfance les a unis, l’adolescence les sépare. L’an passé, déjà, ils échangeaient des répliques aigres, des horions sournois; maintenant le silence, à tout moment, tombe entre eux si lourdement qu’ils préfèrent une bouderie à l’effort de la conversation. Mais Philippe, subtil, né pour la chasse et la tromperie, habille de mystère son mutisme, et s’arme de tout ce qui le gêne. Il ébauche des gestes désabusés, risque des « À quoi bon ?… Tu ne peux pas comprendre… », tandis que Vinca ne sait que se taire, souffrir de ce qu’elle tait, de ce qu’elle voudrait apprendre, et se raidir contre le précoce, l’impérieux instinct de tout donner, contre la crainte que Philippe, de jour en jour changé, d’heure en heure plus fort, ne rompe la frêle amarre qui le ramène, tous les ans, de juillet en octobre, au bois touffu incliné sur la mer, aux rochers chevelus de fucus noir. Déjà il a une manière funeste de regarder son amie fixement, sans la voir, comme si Vinca était transparente, fluide, négligeable…

C’est peut-être l’an prochain qu’elle tombera à ses pieds et qu’elle lui dira des paroles de femme : « Phil ! ne sois pas méchant… Je t’aime, Phil, fais de moi ce que tu voudras… Parle moi, Phil… » Mais cette année elle garde encore la dignité revêche des enfants, elle résiste, et Phil n’aime pas cette résistance.

Il regardait la plate et gracieuse fille, qui descendait à cette heure vers la mer. Il n’avait pas plus l’envie de la caresser que de la battre, mais il la voulait confiante, promise à lui seul, et disponible comme ces trésors dont il rougissait – pétales séchés, billes d’agate, coquilles et graines, images, petite montre d’argent…"

 

- Patienter ! Vous n'avez que ce mot-là à la bouche, tous ! Toi, mon père, mes "prof's" ... Ah ! bon Dieu...

Vinca cessa de coudre, pour admirer son compagnon harmonieux que l'adolescence ne déformait pas. Brun, blanc, de moyenne taille, il croissait lentement et ressemblait, depuis l'âge de quatorze ans, à un petit homme bien fait, un peu plus grand chaque année.

- Et que faire d'autre, Phil ? Il faut bien. Tu crois toujours que de tendre tes deux bras et de jurer : "Ah ! bon Dieu", ça y changera quelque chose. Tu ne seras pas plus malin que les autres. Tu te représenteras à ton bachot et, si tu as de la chance, tu seras reçu...

- Tais-toi l cria-t-il. Tu parles comme ma mère !

- Et toi comme un enfant ! Qu'est-ce que tu espères donc, mon pauvre petit, avec ton impatience ?

Les yeux noirs de Philippe la haïssaient, parce qu'elle l'avait appelé "mon pauvre petit".

- Je n'espère rien ! dit-il tragiquement. Je n'espère surtout pas que tu me comprennes ! Tu es là, avec ton feston rose, ta rentrée, ton cours, ton petit train-train...

Moi, rien que l'idée que j'ai seize ans et demi bientôt...

 

 ... Il rayonnait d'intolérance et d'une sorte de désespoir traditionnel. La hâte de vieillir, le mépris d'un temps où le corps et l'âme fleurissent, changeaient en héros romantique cet enfant d'un petit industriel parisien. Il tomba assis aux pieds de Vinca et continua de se lamenter :

- Tant d'années encore, Vinca, pendant lesquelles je ne serai qu'à peu près homme, à peu près libre, à peu près amoureux !

 ... Il s'aperçut alors que Vinca glissait de son épaule. D'un mouvement doux, insensible, volontaire, elle glissait, les yeux fermés, sur la pente du plateau de rochers, si étroit que les pieds de Vinca balaient déjà dans le vide...

Il comprit et ne trembla pas. Il pesa l'opportunité de ce que tentait son amie, et resserra son bras autour des reins de Vinca, pour ne se point délier d'elle. Il éprouva, en le serrant contre lui, la réalité bien vivante, élastique, la vigoureuse perfection de ce corps de jeune fille prêt à lui obéir dans la vie, prêt à l'entraîner dans la mort...

"Mourir ? A quoi bon ?... Pas encore. Faut-il partir pour l'autre monde sans avoir véritablement possédé tout cela, qui naquit pour moi ?"

Sur ce roc incliné, il rêva de possession comme en peut rêver un adolescent timide, mais aussi comme un homme exigeant, un héritier âprement résolu à jouir des biens que lui destinent le temps et les lois humaines. Il fut, pour la première fois, seul à décider du sort de leur couple, maître de l'abandonner au flot ou de l'agripper à la saillie du rocher, comme la graine têtue qui, nourrie de peu, y feurissait...

Il hissa, resserrant ses bras en ceinture, le gracieux corps qui se faisait lourd, et éveilla son amie d'un appel bref :

- Vinca ! Allons ! 

Elle le contempla debout, au-dessus d'elle, le vit résolu, impatient, et comprit que l'heure de mourir était passée. Elle retrouva, avec un ravissement indigné, le rayon du couchant dans les yeux noirs de Philippe, ses cheveux désordonnés, sa bouche et l'ombre, en forme d'ailes, que dessinait sur sa lèvre un duvet viril, et elle cria :

- Tu ne m'aimes pas assez, Phil, tu ne m'aimes pas assez !"

 

Phil rencontre la "dame en blanc" et avec elle le plaisir d'aimer. Le premier tournant de son destin d'homme...

 

"La vie de Philippe appartenait toujours à Vinca, à la petite amie de son cœur, née tout près de lui, douze mois après lui, attachée à lui comme une jumelle à son frère jumeau, anxieuse comme une amante, qui doit demain perdre son amant. Mais le rêve, ni le cauchemar ne dépendent de la vie réelle. Un mauvais rêve, riche d’ombre glaciale, de rouge sourd, de velours noir et or empiétait sur la vie de Phil, diminuait, en segment d’éclipse, les heures normales du jour, depuis que dans le salon de KerAnna, par un après-midi torride, il avait bu le verre d’orangeade versé par l’impérieuse et grave Dame en blanc. Le feu du diamant au bord du verre… Le dé de glace, étincelant entre trois doigts pâles… L’ara bleu et rouge, muet sur son perchoir, et son aile doublée d’un plumage blanc rosé comme la chair des pêches… L’adolescent doutait de sa mémoire en ressassant ces images d’un coloris brûlant et faux, décor créé peut-être par le sommeil, qui force jusqu’au bleu le vert des feuillages et donne à certaines nuances l’accent d’un sentiment…"

 

" – Vous m’aimez ? dit-elle à voix basse.

Il tressaillit, la regarda, effrayé.

– Pourquoi… pourquoi me le demandez-vous ?

Elle reprit son sang-froid, son sourire dubitatif.

– Pour jouer, Philippe…

Il ne cessa pas tout de suite de l’interroger des yeux, en la blâmant d’être téméraire en paroles.

« Un homme fait m’eût dit « oui », songeait-elle. Mais cet enfant, si j’insiste, va pleurer et me crier dans ses larmes, à travers des baisers, qu’il ne m’aime pas. Vais-je insister ? Alors

il me faudra le chasser, ou bien l’écouter en tremblant, et apprendre de sa bouche la limite précise de mon avantage ? »

Elle éprouva, un niveau du cœur, une petite contraction pénible, et se leva nonchalamment pour aller à la baie ouverte, comme si elle oubliait la présence de Phil. L’odeur des petites

moules bleues, découvertes depuis quatre heures au bas des rochers et altérées d’eau de mer, entrait avec l’épais parfum de sureau bouilli qu’exhalaient les troènes à bout de floraison.

 Accoudée, distraite en apparence, Mme Dalleray sentait derrière elle la présence du jeune homme étendu, et portait le poids d’un souhait qui ne la quittait pas.

« Il m’attend. Il calcule le plaisir qu’il peut espérer de moi. Ce que j’ai obtenu de lui était à la portée de n’importe quelle autre passante. Mais ce petit-bourgeois timoré se gourme quand

je lui demande des nouvelles de sa famille, fait des façons pour me parler de son collège, et s’enferme dans un bastion de silence et de pudeur avec le nom de Vinca… Il n’a appris de moi que le plus facile… Le plus facile… Il apporte ici, dépose et reprend en même temps que son vêtement, chaque fois, ce… cet… »

Elle s’aperçut qu’elle venait d’hésiter devant le mot « amour » et elle quitta la fenêtre. Philippe la regardait approcher avidement. Elle lui mit ses bras sur les épaules, et d’une poussée un peu brutale fit chavirer, sur son bras nu, la tête brune. Ainsi chargée, elle se hâta vers l’étroit et obscur royaume où son orgueil pouvait croire que la plainte est l’aveu de la détresse, et où les quémandeuses de sa sorte boivent l’illusion de la libéralité."

 

Mais Vinca a deviné sa rivale...

 

"Elle s'était appuyée sur ses deux mains ouvertes, presque à quatre pattes, comme un animal. Il la vit soudain effrénée, empourprée de courroux. Ses deux panneaux de cheveux tendaient à se rejoindre sur sa figure penchée, et ne laissaient place qu'à sa bouche rouge et

sèche, à son nez court élargi par un souffle coléreux, à ses deux yeux d'un bleu de flamme.

- Tais-toi, Phil ! Tais-toi ! Je te ferais du mal ! Tu te plains, tu parles de ta peine, toi qui m'as trompée, toi le menteur, le menteur, toi qui m'as délaissée pour une autre femme ! Tu n'as ni honte, ni bon sens, ni pitié ! Tu ne m'as amenée ici que pour me raconter, à moi, ce que tu as fait avec l'autre femme ! Dis le contraire ? Hein, dis ?

... Elle le frappa soudain au visage d'un poing si imprévu et si garçonnier qu'il faillit tomber sur elle et se battre de bon cœur.

 ... "Je n'ai donc jamais su ce qu'elle pensait?" songea Philippe. "Toutes ses paroles sont aussi surprenantes que cette force que je lui ai vue souvent, quand elle nage, quand elle saute, quand elle lance des cailloux..."

 

Vinca, cependant, va se donner à Philippe....

 

"Il entendait son souffle trembler dans sa voix, et il tremblait aussi. Il retournait sans cesse à ce qu'il connaissait le moins d'elle, sa bouche. Il résolut, pendant qu'ils reprenaient haleine, de se relever d'un bond et de regagner la maison en courant. Mais il fut saisi, en s'écartant de Vinca, d'une crise de dénuement physique, d'une horreur de l'air frais et des bras vides, et il revint à elle, avec un élan qu'elle imita et qui mêla leurs genoux. Il trouva alors la force de la nommer "Vinca chérie" avec un accent humble qui la suppliait en même temps de favoriser et d'oublier ce qu'il essayait d'obtenir d'elle. Elle comprit, et ne manifesta plus qu'un mutisme exaspéré, peut-être excédé, une hâte où elle se meurtrit elle-même. Il entendit la courte plainte révoltée, perçut la ruade involontaire, mais le corps qu'il offensait ne se déroba pas, et refusa toute clémence."

 

Phil médite sur sa nouvelle condition...

 

"Il n'imaginait pas qu'un plaisir mal donné, mal reçu est une oeuvre perfectible. La noblesse du jeune âge l'entraînait seulement au sauvetage de ce qu'il fallait ne pas laisser périr : quinze années de vie enchantée, de tendresse unique, leurs quinze années de jumeaux amoureux et purs.

"Je lui dirai : Tu penses bien que notre amour, l'amour de Phil-et-Vinca, aboutit ailleurs que là, là, cette couche de sarrasin battu, hérissé de fétus. Il aboutit ailleurs qu'au lit de ta chambre ou de la mienne. C'est évident, c'est sûr. Crois-moi ! Puisqu'une femme que je

ne connais pas m'a donné cette joie si grave, dont je palpite encore, loin d'elle, comme le coeur de l'anguille arraché vivant à l'anguille, que ne fera pas, pour nous, notre amour ? C'est évident, c'est sûr... Mais si je me trompais, il ne faut pas que tu saches que je me trompe... "

 

1926 - LA FIN DE CHÉRI

Six ans plus tard, Colette écrivit "La fin de Chéri", un Chéri qui a subi deux terribles épreuves, la guerre, qui a révélé sa femme à elle-même, et la déchéance physique de Léa, devenue une "bonne femme". Chéri, obsédé par ses souvenirs, ne vit plus que d'eux. Sa détresse est absolue...

 

"... Elle m'appelait "petit bourgeois" parce que je comptais les bouteilles dans sa cave. Petit bourgeois, homme fidèle, grand amoureux, voilà mes noms, voilà mes vrais noms, et elle, toute vernie de larmes à mon départ, c'est pourtant elle, Léa, qui me préfère la vieillesse, elle qui compte sur ses doigts, au coin du feu : "J'ai eu Chose, Machin, Chéri, Un tel..." Je croyais qu'elle était à moi, et je ne m'apercevais pas que j'étais seulement un de ses amants. De qui puis-je ne pas rougir, à présent ? ..."

 "... Il s'excíta à gémir tout haut et à répéter : "Nounoune... Ma Nounoune... " pour se faire croire qu'il était exalté. Mais il se tut, honteux, car il savait bien qu'il n'avait pas besoin d'exaltation pour prendre le petit révolver plat sur la table. Sans se lever, il chercha une attitude favorable, finit par s'étendre sur son bras droit replié qui tenait l'arme, colla son oreille sur le canon enfoncé dans les coussins. Son bras commença tout de suite à s'engourdir et il sut que s'il ne se hâtait pas ses doigts fourmillants lui refuseraient l'obéissance. Il se hâta donc, poussa quelques plaintes étouffées de geindre à l'ouvrage, parce que son avant-bras droit, écrasé sous son corps, le gênait, et il ne connut plus rien de la vie au-delà d'un effort de l'index sur une petite saillie d'acier fileté."

 

La fin de Chéri c'est peut-être la punition de l'amour, de cette passion un peu monstrueuse de Chéri pour Léa, mais aussi d'un sentiment qui, dans l'esprit et selon l'expérience intime de l'écrivain, paraît condamné...

 

1928 – La Naissance du jour

Le roman du renoncement à l'amour, thème mineur de Chéri, est devenu un chef-d'œuvre dans "La Naissance du Jour", que Colette écrivit à l'époque de son troisième mariage : elle avait rencontré Maurice Goudeket en 1925, elle avait cinquante-deux ans, il en avait trente-six, libertin notoire menant grand train, il la jugea un peu trop en chair, il lui servira de modèle pour le personnage de Vial.. Considéré comme un des grands romans de Colette, "La naissance du jour" est écrit à la première personne, les personnages qui s'adressent à la narratrice l'appellent «Madame Colette» et la propriété provençale de l'écrivain, «la Treille muscate», sert de cadre à l'action. Interviennent des protagonistes réels, sa mère Sido, son père le capitaine Colette et les amis qu'elle fréquente à Saint-Tropez. Pour autant, l'intrigue bâtie autour de Vial, est fictive. Cette histoire est celle d'une femme qui arrive à la seconde moitié de sa vie. Tout semble fini, tout de la jeunesse et de l'amour. Mais tout recommence : une nouvelle jeunesse, un nouvel accord avec la nature et, un nouvel amour ?...

(I) « Monsieur,

Vous me demandez de venir passer une huitaine de jours chez vous, c'est-à-dire auprès de ma fille que j'adore. Vous qui vivez auprès d'elle, vous savez combien je la vois rarement, combien sa présence m'enchante, et je suis touchée que vous m'invitiez à venir la voir. Pourtant, je n'accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi : mon cactus rose va probablement fleurir. C'est une plante très rare, que l'on m'a donnée, et qui, m'a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille femme, et, si je m'absentais pendant que mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autre fois...

Veuillez donc accepter, Monsieur, avec mon remerciement sincère, l'expression de mes sentiments distingués et de mon regret."

Ce billet, signé «Sidonie Colette, née Landoy", fut écrit par ma mère à l'un de mes maris, le second. L'année d'après, elle mourait, âgée de soixante-dix-sept ans.

 « Je suis la fille de celle qui écrivit cette lettre, cette lettre et tant d'autres, que j'ai gardées. Celle-ci, en dix lignes, m'enseigne qu'à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais que l'éclosion possible, l'attente d'une fleur tropicale suspendait tout et faisait silence même dans son cœur destiné à l'amour.

Je suis la fille d'une femme, qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Je suis la fille d'une femme qui, vingt fois désespérée de manquer d'argent pour autrui, courut sous la neige fouettée de vent crier de porte en porte, chez les riches, qu'un enfant, près d'un âtre indigent, venait de naître sans langes, nu sur de défaillantes mains nues... Puissé-je n'oublier jamais que je suis la fille d'une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d'un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d'éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle..."

Maintenant que je me défais peu à peu et que dans le miroir peu à peu je lui ressemble, je doute que, revenant, elle me reconnaisse pour sa fille, malgré la ressemblance de nos traits... A moins qu'elle ne revienne quand le jour point à peine, et qu'elle ne me surprenne debout, aux aguets sur un monde endormi, éveillée, comme elle fut, comme souvent je suis, avant tous...

 

La naissance du jour ou la maturité, "Les saisons paisibles où la jeunesse rajeunit, où l''enfance retourne à l'enfance" ...

 

(II) "Est-ce ma dernière maison ? Je la mesure, je l’écoute, pendant que s’écoule la brève nuit intérieure qui succède immédiatement, ici, à l’heure de midi. Les cigales et le clayonnage neuf qui abrite la terrasse crépitent, je ne sais quel insecte écrase de petites braises entre ses élytres, l’oiseau rougeâtre dans le pin crie toutes les dix secondes, et le vent de ponant qui cerne, attentif, mes murs, laisse en repos la mer plate, dense, dure, d’un bleu rigide qui s’attendrira vers la chute du jour. Est-ce ma dernière maison, celle qui me verra fidèle, celle que je n’abandonnerai plus ? Elle est si ordinaire qu’elle ne peut pas connaître de rivales.

J’entends tinter les bouteilles qu’on reporte au puits, d’où elles remonteront, rafraîchies, pour le dîner de ce soir. L’une flanquera, rose de groseille, le melon vert l’autre, un vin de sable trop chaleureux, couleur d’ambre, convient à la salade – tomates, piments, oignons, noyés d’huile – et aux fruits mûrs. Après le dîner, il ne faudra pas oublier d’irriguer les rigoles qui encadrent les melons, et d’arroser à la main les balsamines, les phlox, les dahlias, et les jeunes mandariniers qui n’ont pas encore de racines assez longues pour boire seuls au profond de la terre, ni la force de verdoyer sans aide sous le feu constant du ciel… Les jeunes mandariniers…, plantés pour qui ? Je ne sais. Peut-être pour moi… Les chats attaqueront par bonds verticaux les phalènes, dans l’air de dix heures bleu de volubilis. Le couple de poules japonaises, assoupi, pépiera comme un nid, juché sur le bras d’un fauteuil rustique. Les chiens, déjà retirés du monde, penseront à l’aube prochaine, et j’aurai le choix entre le livre, le lit, le chemin de côte jalonné de crapauds flûteurs…

Demain, je surprendrai l’aube rouge sur les tamaris mouillés de rosée saline, sur les faux bambous qui retiennent, à la pointe de chaque lance bleue, une perle… Le chemin de côte qui remonte de la nuit, de la brume et de la mer… Et puis le bain, le travail, le repos… Comme tout pourrait être simple… Aurais-je atteint ici ce que l’on ne recommence point ? Tout est ressemblant aux premières années de ma vie, et je reconnais peu à peu, au rétrécissement du domaine rural, aux chats, à la chienne vieillie, à l’émerveillement, à une sérénité dont je sens de loin le souffle – miséricordieuse humidité, promesse de pluie réparatrice suspendue sur ma vie encore orageuse – je reconnais le chemin du retour. Maint stade est accompli, dépassé. Un château éphémère, fondu dans l’éloignement, rend sa place à la maisonnette. Des domaines étalés sur la France se sont peu à peu rétractés, sous un souhait que je n’osais autrefois formuler.

Hardiesse singulière, vitalité d’un passé qui inspire jusqu’aux génies subalternes du présent : les serviteurs redeviennent humbles et compétents. La femme de chambre bêche avec amour, la cuisinière savonne au lavoir. Ici-bas, quand je ne croyais plus la suivre que de l’autre côté de la vie, ici-bas existe donc une sente potagère où je pourrais remonter mes propres empreintes ? À la margelle du puits un fantôme maternel, en robe de satinette bleue démodée, emplit-il les arrosoirs ? Cette fraîcheur de poudre d’eau, ce doux leurre, cet esprit de province, cette innocence enfin, n’est-ce pas l’appel charmant de la fin de la vie ? Que tout est devenu simple… Tout, et jusqu’au second couvert que parfois je dispose, sur la table ombragée, en face du mien.

Un second couvert... Cela tient peu de place, maintenant : une assiette verte, un gros verre ancien, un peu trouble. Si je fais signe qu'on l'enlève à jamais, aucun souffle pernicieux, accouru soudain de l'horizon, ne lèvera mes cheveux droits et ne fera tourner - cela s'est

vu - ma vie dans un autre sens. Ce couvert ôté de ma table, je mangerai pourtant avec appétit.

... Ce couvert est celui de l'ami qui vient et s'en va, ce n'est plus celui d'un maître du logis qui foule, aux heures nocturnes, le sonore plancher d'une chambre, là-haut... Les jours où l'assiette, le verre, la lyre manquent en face de moi, je suis simplement seule, et non délaissée.

Rassurés, mes amis me font confiance. 

 

... Humble à l'habitude devant ce que j'ignore, j'ai peur de me tromper, quand il me semble qu'entre l'homme et -moi une longue récréation commence... Homme, mon ami, viens respirer ensemble ?... J'ai toujours aimé ta compagnie. Tu me regardes à présent d'un œil si doux. Tu regardes émerger, d'un confus amas de défroques féminines, alourdie encore comme d'algues une naufragée - si la tête est sauve, le reste se débat, son salut n'est pas sûr - tu regardes émerger ta sœur, ton compère: une femme qui échappe à l'âge d'être une femme. Elle a, à ton image, l'encolure assez épaisse, une force corporelle d'où la grâce à mesure se retire, et l'autorité qui te montre que tu ne peux plus la désespérer, sinon purement. Restons ensemble : tu n'as plus de raisons, maintenant, de me quitter pour toujours.

Une des grandes banalités de l'existence, l'amour, se retire de la mienne. L'instinct maternel est une autre grande banalité. Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux. Mais on ne sort pas de là, quand, ni comme on veut.

Qu'elle était judicieuse, la remontrance d'un de mes maris : « Mais tu ne peux donc pas écrire un livre qui ne soit d'amour, d'adultère, de collage mi-incestueux, de rupture? Est-ce qu'il n'y a pas autre chose dans la vie?"

Si le temps ne l'eût pressé de courir - car il était beau et charmant - vers des rendez-vous amoureux, il m'aurait peut-être enseigné ce qui a licence de tenir, dans un roman et hors du roman, la place de l'amour... Il partait donc, et, au long du même papier bleuâtre qui sur la table obscure guide en ce moment ma main comme un phosphore, je consignais, incorrigible, quelque chapitre dédié à l'amour, au regret de l'amour, un chapitre tout aveugle d'amour. Je m'y nommais Renée Néré, ou bien, prémonitoire, j'agençais une Léa. Voilà que, légalement, littérairement et familièrement, je n'ai plus qu'un nom, qui est le mien. Ne fallait-il, pour en arriver, pour en revenir là, que trente ans de ma vie ? Je finirai par croire que ce n'était pas payer trop cher... Voyez-vous que le hasard ait fait de moi une de ces femmes cantonnées dans un homme unique, au point qu'elles en portent jusque sous terre, stériles ou non, une ingénuité confite de vieille fille ?... D'imaginer un pareil sort, mon double charnu, tanné de soleil et d'eau, que je vois dans le miroir penché, en tremblerait, s'il pouvait trembler encore d'un péril rétrospectif ..."

 

"Chéri", "La Naissance du Jour", sont deux romans prémonitoires du renoncement à l'amour, qui illustrent une attitude singulière de Colette : l'art de transformer ses romans en amulettes personnelles, peut-être afin d'exorciser l'avenir...

 

1929 - LA SECONDE

"La Seconde", un autre thème du renoncement à l'amour, nous y rencontrons un visage d'adolescent, comme celui de Phil du "Blé en herbe", de "Chéri", d'Antoine de l' "Ingénue libertine", de courts chapitres autour d’une relation triangulaire où la rivalité entre deux femmes amoureuses d’un même homme se transforme en connivence face à l’incurable désinvolture masculine. Un des principaux héros masculins de Colette, Farou, entre ici en lice. C'est une sorte de mâle-type, naturellement polygame, qui chez lui a installé Jeanne, sa secrétaire-maîtresse (dont son fils est amoureux), Fanny, l'épouse, qui suscite un jour une explication entre elle, son mari et Jeanne. Cette scène, véritable dialogue de théâtre, rappelle la fameuse explícatinn Claudine-Renaud-Rezí ..

 

"Farou, qui s'était assis, se leva lentement. Ses sourcils descendirent sur son front avec majesté, et les deux femmes n'eurent peur, un instant, que parce qu'elles le trouvaient beau. Elles attendirent, l'une et l'autre, elles ne savaient quel tonnerre...

- Laquelle de vous deux en a parlé ? dit enfin Farou.

- Moi, naturellement, déclara Fanny, offensée.

Il posa son regard sur elle, mais sans feu, et avec une défiance déjà réfléchie. `

- Tu le savais depuis longtemps ?

Elle mentit, 'par une sorte de forfanterie :

- Oh !... très longtemps...

- Et tu l'as si bien caché ? Mes compliments.

Elle crut à une contre-offensive vulgaire et haussa l'épaule.

- Mais, continua Farou, si tu l'as réellement caché si longtemps... ce qui m'étonne... oui, ce qui m'étonne... pourquoi ne continues-tu pas ?

Stupide un moment, elle se ressaisit et cria : ,

- Tu crois donc qu'on peut garder pour soi une chose pareille, qu'on peut se taire indéfiniment ?

- J'en suis persuadé, dit Farou.

- Tu sais très bien, Fanny, que tu es ma chère Fanny. Et moi, j'ai toujours bénéficié de ta tendresse pour moi, à travers tout, depuis plus de dix ans. Ce sont ces dix années-là qui me garantissent que tu sauras ménager celle qui mérite d'être ménagée. Je t'en suis d'avance reconnaissant.

"Celle qui méritait d'être ménagée" accueillit sans broncher la fin de la période et la stupeur de Fanny. Même elle indiqua, de la bouche arrondie, un sifflement d'admiration ironique. Elle semblait avoir perdu, depuis l'entrée de Farou, la faculté de s'émouvoir et de s'étonner, et suivait les mouvements de Fanny et de Fatou en rapetissant ses yeux..."

 

Quant à l'homme, tel qu'íl vient de nous être révélé, Colette, à travers ce personnage, juge l' "espèce"....

 

- Je l'ai trouvé au-dessous de tout, mais au-dessous de tout ! Pourquoi a-t-il été au-dessous de tout ?

-Et comment voudriez-vous donc qu'il ait été ? répartit Jane vertement. Vous pensiez qu”'l allait faire de l'esprit ? Ou vous battre ? Ou me jeter par la fenêtre ?... Un homme, dans cette situation-là... Mais il n'y en a pas un sur cent qui s'en tire à son avantage, sinon à son

honneur...

Elle secoua la tête.

- C'est trop difficile pour eux, conclut-elle sans commentaires, et comme gardant pour elle le plus clair de son expérience.

- Pourquoi ? demanda Fanny faiblement.

Jane coupa son fil d'un coup de dents.

- Parce que. Comme ça. Ils sont timides, vous savez, dit-elle, en employant toujours le même désobligeant pluriel. Et puis, ils sont ainsi faits que dans ce que nous appelons une scène, ou une dispute, ils entrevoient tout de suite la possibilité de se débarrasser de nous pour

toujours...

 

Et les deux femmes vont suivre le conseil de l'homme, et accepter le compromis, méprisées par le petit Farou, dont l'adolescence aux forces intransigeantes ne conçoit que l'absolu de l'amour...

 

1934 - DUO

"Duo", le roman de l'amour trahi, mais aussi celui d'une certaine "vérité" de l'amour. Michel découvre que sa femme, Alice, l'a trompé : mariés depuis dix ans et jusqu'alors profondément complices, Michel surprend un jour Alice en train de dissimuler une lettre, qui s’avère être celle de son ex-amant, Ambrogio, l’associé de Michel. Pour Alice, c'est une "vieille histoire de rien," mais pour Michel, le drame commence....

 

- Michel, tu ne veux pas que nous rentrions à Paris, demain?

Il fronça tout son visage, se mit en défense :

- A Paris ? tu es folle ? Quand nous avons encore neuf jours de vacances avant de relayer Ambrogio ? Quand je cherche à reprendre mon équilibre, à...

- Pas de cris, interrompit Alice. Les fenêtres sont ouvertes.

- Vas-y, toi, vas-y, à Paris ! Je ne force personne à s'ennuyer ici, je n'attends de personne le secours, la compréhension, le...

- Bon, bon, mettons que je n'ai rien dit. Je ne suis pas mal ici, moi.

Il posa ses lunettes, scruta le visage de sa femme.

- Ce n'est pas vrai, dit-il durement. Tu es mal, ici. Mais je ne vois pas pourquoi tu serais bien. Pourquoi serais-tu bien, toi qui ne l'as pas mérité ?

- Parce que j'en ai envie. 

- Belle raison !

- La meilleure. Tu t'en viens me parler de mérite! Qu'est-ce qu'il a à voir, ton mérite, avec le besoin de respirer à fond, d'avoir bonne mine, de ne pas se flageller tous les matins ? 

- Tu feras bien de ne parler que des choses que tu connais, dit Michel. Se flageller ! Les mortifications et toi...

- Dis : les mortifications et nous, va... Sauf que tu as plus d'une fois mordu l'intérieur de ta joue pour t'empêcher de casser la figure à des gens d'affaires, sauf que je sais me priver du superflu, c'est-à-dire de m'habiller et me reposer, pour garder un peu de nécessaire, nous

nous valons, en fait d'ascétisme. 

- Le nécessaire ? Quel nécessaire ?

Elle haussa les épaules à sa manière, comme si elle voulait secouer d'elle sa robe et s'en aller nue.

- L'amour, par exemple, le nôtre. Une voiture quand ça me plaît. Le droit de dire crotte à certaines gens. Un vieux costume tailleur, mais une belle chemise dessous. Je bois de l'eau toute l'année, mais il me faut un frigidaire pour la glacer. Enfin, bien des petites choses... C'est ça, le nécessaire.

 

Mais, pour Michel, le nécessaire, c'est autre chose. Il ne dépend plus maintenant que de "la qualité de sa souffrance". Alors qu’Alice tente de le convaincre qu’ils peuvent encore être heureux, l'époux meurtri, conscient que sa vie a été irrémédiablement bouleversée, mettra fin à ses jours, parce que, comme Chéri, il croyait à l'amour....

 

"Le jour... Déjà ! Comme le temps passe vite. Déjà le jour. J'étais si tranquille. Tranquille n'est pas le mot, mais enfin, j'étais seul. Quand elle se lèvera... Qu'est-ce qu'on veut que je devienne, quand elle rouvrira la porte de la chambre 'P Et des questions, et des étonnements, et une gentille inquiétude. Et elle me dira que je ne suis pas raisonnable, et elle s'approchera de moi, elle posera ses mains sur mes épaules, cette intouchable ! en levant ses beaux bras...

... Il éteignit la lampe du bureau, mais n'ouvrit pas le tiroir qui contenait un révolver. "Moi, faire une chose pareille dans ma maison ? Montrer ça à Alice ?... Et Maria, qu'est-ce qu'elle dirait Maria ?... "

Il s'anima de la malignité qui possède, à regarder courir les passants sous l'averse, l'homme qui s'est abrité à temps. "Oh ! comme elle se débrouillera bien. Quand elle veut... Je la vois d'ici aux prises avec Chevestre ! Et avec les gens l'assurance sur la vie, qui commencent toujours par réfuter la thèse de l'accident. Ah ! ce sera un beau spectacle. Et mon contrat avec Ambrogio, donc ! Il trouvera à qui parler, le Niçois. Elle sera superbe, un culot du tonnerre de Dieu... La tête en arrière, sa cigarette au bec, la main sur le pli de sa hanche... "

Un éblouissement d'inanition ne suffit pas à lui voiler cette hanche, ni le pli qui la marquait chaque fois qu'Alice, assaillie traîtreusement, virait sur ses reins sans se dégager de son agresseur...

Il se jeta sur la pente, traversa le boqueteau où la nuit régnait encore, et rencontra sous ses pas, lourde, retardée par son limon ferrugineux, la rivière qui battait à petit flot muet la clôture rompue du parc...."

 

1933 - LA CHATTE

 "...  – Que veux-tu que je te dise ? reprit-il après un silence. La seule chose que je ne veux pas te dire ? Tu sais bien que je ne renoncerai pas à cette chatte. J’en aurais honte. Honte devant moi, et devant elle…

– Je sais, dit Camille.

– … Et devant toi, acheva Alain.

– Oh ! moi… dit Camille en levant la main.

– Tu comptes aussi, dit Alain durement. En somme, c’est à

moi seul que tu en veux ? Tu n’as rien à reprocher à Saha, que l’affection qu’elle me porte ?.." 

Un homme et une femme, Alain et Camille, un couple de jeunes mariés, se révélant divisés devant le désir et devant l'amour lorsque surgit Saha, la chatte, liée au jeune homme par les liens d'une singulière et forte connivence, une chatte qui s'insinue dans le couple et va le défaire, le sentiment pour Camille que la femme ne compte pour rien ..

Camilla voulait se faire aimer pour elle-même, avec toute l'ingénuité et les ressources de son cœur et de son corps neuf. Mais son désir de bonheur et de volupté offense Alain...

 

" Elle parlait vite, en grattant d’un ongle aigu, aux coins de sa bouche, deux petites bavures de fard rouge. Alain l’écoutait sans ennui et sans indulgence. Il la connaissait depuis plusieurs années, et la cotait à son prix de jeune fille d’aujourd’hui. Il savait comme elle menait une voiture, un peu trop vite, un peu trop bien, l’œil à tout et dans sa bouche fleurie une grosse injure toute prête à l’adresse des taxis. Il savait qu’elle mentait sans rougir à la manière des enfants et des adolescents ; qu’elle était capable de tromper ses parents afin de rejoindre Alain, après le dîner, dans les « boîtes » où ils dansaient ensemble ; mais ils n’y

buvaient que des jus d’orange parce qu’Alain n’aimait pas l’alcool.

Avant leurs fiançailles officielles, elle lui avait livré, au soleil et dans l’ombre, ses lèvres prudemment essuyées, ses seins, impersonnels et toujours prisonniers d’une double poche de tulle-dentelle, et de très belles jambes dans des bas sans défaut qu’elle achetait en cachette, des bas « comme Mistinguett, tu sais ? Attention à mes bas, Alain ! » Ses bas, ses jambes, voilà ce qu’elle avait de mieux…

« Elle est jolie », raisonnait Alain, « parce qu’aucun de ses traits n’est laid, qu’elle est régulièrement brune, et que le brillant de ses yeux s’accorde avec des cheveux propres, lavés souvent, gommés, et couleur de piano neuf… » Il n’ignorait pas non plus qu’elle pouvait être brusque, et inégale comme une rivière de montagne."

 

(IV) "Il pénétra dans le jardin en adolescent qui a découché. La capiteuse odeur des terreaux sous l’arrosage, la secrète vapeur d’immondices qui nourrit les fleurs grasses et coûteuses, les perles d’eau chassées par la brise, il les aspira d’une longue haleine et découvrit, dans le même moment, qu’il avait besoin d’être consolé.

– Saha ! Saha !

Elle ne vint qu’au bout d’un moment, et il ne reconnut pas tout de suite ce visage égaré, incrédule, comme voilé par un mauvais songe.

– Saha chérie !

Il la prit sur sa poitrine, lissant les doux flancs qui lui semblèrent un peu creux, et détacha, du pelage négligé, des soies d’araignée, des brindilles de pin et d’orme… Elle se reprenait

rapidement, ramenait sur ses traits, dans ses yeux d’or pur, une expression familière et la dignité du chat… Sous ses pouces, Alain percevait les palpitations d’un petit cœur irrégulier et dur et aussi un ronronnement naissant, mal assuré… Il la posa sur une table de fer et la caressa. Mais au moment de jeter, follement et pour la vie comme elle savait le faire, sa tête dans la main d’Alain, elle flaira cette main et recula d’un pas."

 

(VIII) " Un soir de juillet qu’elles attendaient toutes deux le retour d’Alain, Camille et la chatte se reposèrent au même parapet, la chatte couchée sur ses coudes, Camille appuyée sur ses bras croisés. Camille n’aimait pas ce balcon-terrasse réservé à la chatte, limité par deux cloisons de maçonnerie, qui le gardaient du vent et de toute communication avec la terrasse de proue.

Elles échangèrent un coup d’œil de pure investigation, et Camille n’adressa pas la parole à Saha. Accoudée, elle se pencha comme pour compter les étages de stores oranges largués du haut en bas de la vertigineuse façade, et frôla la chatte qui se leva pour lui faire place, s’étira, et se recoucha un peu plus loin.

Dès que Camille était seule, elle ressemblait beaucoup à la petite fille qui ne voulait pas dire bonjour, et son visage retournait à l’enfance par l’expression de naïveté inhumaine,

d’angélique dureté qui ennoblit les visages enfantins. Elle promenait sur Paris, sur le ciel d’où chaque jour la lumière se retirait plus tôt, un regard impartialement sévère, qui peut-être ne blâmait rien. Elle bâilla nerveusement, se redressa et fit quelques pas distraits, se pencha de nouveau, en obligeant la chatte à sauter à terre. Saha s’éloigna avec dignité et préféra rentrer dans la chambre. Mais la porte de l’hypoténuse avait été refermée, et Saha s’assit patiemment. Un instant après elle devait céder le passage à Camille, qui se mit en marche d’une cloison à l’autre, à pas brusques et longs, et la chatte sauta sur le parapet.

Comme par jeu, Camille la délogea en s’accoudant, et Saha, de nouveau, se gara contre la porte fermée...."

 

Colette évoque ici, dans sa profonde complexité, la personnalité de sa mère qui, elle, sut toujours préserver son âme de ce qui n'était pas sagesse et pureté...

"A n'en pas douter, ma mère savait, elle qui n'apprit rien, comme elle disait, "qu'en se brûlant", elle savait qu'on possède dans l'abstention, et seulement dans l'abstention. Abstention, consommation - le péché n'est guère plus lourd ici que là, pour les "grandes amoureuses" de sa sorte, - de notre sorte. Sereine et gaie auprès de l'époux, elle devenait agitée, égarée de passion ignorante, à la rencontre des êtres qui traversent leur moment sublime. Confinée dans son village, entre deux maris successifs et quatre enfants, elle rencontrait partout, imprévus, suscités pour elle, par elle, des apogées, des éclosions, des métamorphoses, des explosions de miracles, dont elle recueillait tout le prix. Elle qui ménagea la bête, soigna l'enfant, secourut la plante, il lui fut épargné de découvrir qu'une singulière bête veut mourir, qu'un certain enfant implore la souillure, qu'une des fleurs closes exigera d'être forcée, puis foulée aux pieds. Son ignorance à elle, ce fut de voler de l'abeille à la souris, du nouveau-né à un arbre, d'un pauvre à un plus pauvre, d'un rire à un tourment. Pureté de ceux qui se prodiguent! Il n'y eut jamais dans sa vie le souvenir d'une aile déshonorée, et, si elle trembla de désir autour d'un calice fermé, autour d'une chrysalide roulée encore dans sa coque vernissée, du moins elle attendit, respectueuse, l'heure. Pureté de ceux qui n'ont pas commis d'effraction! Me voici contrainte, pour la renouer à moi, de rechercher le temps où ma mère rêvait dramatiquement au long de l'adolescence de son fils aîné, le très beau, le séducteur. En ce temps-là, je la devinai sauvage, pleine de fausse gaîté et de malédiction, ordinaire, enlaidie, aux aguets. Ah! que je la revoie ainsi diminuée, la joue colorée d'un rouge qui lui venait de la jalousie et de la fureur! Que je la revoie ainsi et qu'elle m'entende assez pour se reconnaître dans ce qu'elle eût le plus fort réprouvé ! Que je lui révèle, à mon tour savante, combien je suis son impure survivance, sa grossière image, sa servante fidèle chargée des basses besognes! Elle m'a donné le jour et la mission de poursuivre ce qu'en poète elle saisit et abandonna comme on s'empare d'un fragment de mélodie flottante, en voyage dans l'espace... Qu'importe la mélodie, à qui s'enquiert de l'archet et de la main qui tient l'archet?

Elle alla vers ses fins innocentes avec une croissante anxiété. Elle se levait tôt, puis plus tôt, - puis encore plus tôt. Elle voulait le monde à elle, et désert, sous la forme d'un petit enclos, d'une treille et d'un toit incliné. Elle voulait la jungle vierge, encore que limitée à l'hirondelle, aux chats et aux abeilles, à la grande épeire debout sur sa roue de dentelle argentée par la nuit. Le volet du voisin, cliquant sur le mur, ruinait son rêve d'exploratrice incontestée, recommencé chaque jour à l'heure où la rosée froide semble tomber, en sonores gouttes inégales, du bec des merles. Elle quitta son lit à six heures, puis à cinq heures et, à la fin de sa vie, une petite lampe rouge s'éveilla, l'hiver, bien avant que l'angelus battît l'air noir. En ces instants encore nocturnes ma mère chantait, pour se taire dès qu'on pouvait l'entendre. L'alouette aussi, tant qu'elle monte vers le plus clair, vers le moins habité du ciel. Ma mère montait et montait sans cesse sur l'échelle des heures, tâchant à posséder le commencement du commencement. Je sais ce que c'est que cette ivresse-là. Mais elle quêta, elle, un rayon horizontal et rouge et le pâle soufre qui vient avant le rayon rouge; elle voulut l'aile humide que la première abeille étire comme un bras. Elle obtint, du vent d'été qu'enfante l'approche du soleil, sa primeur en parfums d'acacia et de fumée de bois; elle répondit avant tous au grattement de pied et au hennissement à mi-voix d'un cheval, dans l'écurie voisine; de l'ongle elle fendit sur le seau du puits le premier disque de glace éphémère où elle fut seule à se mirer, un matin d'automne."

 

1929 – Sido
"Dans le prolongement de La maison de Claudine et de La naissance du jour, Sido est consacré à l'évocation de l'enfance de Colette. Dans la première partie, Colette dresse le portrait de sa mère, Sido, femme intelligente et sensible, dont la largeur d'esprit fait fi des préjugés. Amie des plantes et des bêtes, Sido perçoit les rythmes secrets de la nature et en transmet le respect à sa fille. Dans la deuxième partie, Colette nous parle de son père, dont les exploits militaires se sont soldés par la perte d'une jambe. Profondément épris de sa femme, et timide à l'égard de ses enfants, il reste un personnage un peu lointain, mais tendrement chéri, que sa fille regrette de ne pas avoir connu davantage. Et enfin, dans la dernière partie, sont évoqués la demi-soeur aînée, Juliette, accablée par le poids d'une monstrueuse chevelure et inaccessible car abîmée dans l'univers imaginaire de ses incessantes lectures - Achille, beau, gai, inventif et que son métier de médecin épuisera - Léo, le second frère, «vieux sylphe» rêveur, inadapté, qui restera éternellement prisonnier de l'univers de son enfance et enfin Colette elle-même, enfant évoluant dans le sillage de tous ces êtres hors du commun."

" Sido" est souvent considérée comme le chef-d'oeuvre de Colette, elle sait ainsi susciter une saison jusqu'à la rendre sensible en ce qu'elle a de plus fugitif, une fleur, une bourrasque, et simultanément, la situer dans ses plus lointains du souvenir d'une inoubliable figure maternelle...

"Il y avait dans ce temps-là de grands hivers, de brûlants étés. J'ai connu, depuis, des étés dont la couleur, si je ferme les yeux, est celle de

la terre ocreuse, fendillée entre les tiges du blé et sous la géante ombrelle du panais sauvage, celle de la mer grise ou bleue. Mais aucun été, sauf ceux de mon enfance, ne commémore le géranium écarlate et la hampe enflammée des digitales. Aucun hiver n'est plus d'un blanc pur à la base d'un ciel bourré de nues ardoisées qui présageaient une tempête de flocons plus épais, puis un dégel illuminé de mille gouttes d'eau et de bourgeons lancéolés... Ce ciel pesait sur le toit chargé de neige des greniers à fourrages, le noyer nu, la girouette, et pliait les oreilles des chattes...

La calme et verticale chute de neige devenait oblique, un faible ronflement de mer lointaine se levait sur ma tête encapuchonnée, tandis que j'arpentais le jardin, happant la neige volante... Avertie par ses antennes, ma mère s'avançait sur la terrasse, goûtait le temps, me jetait un cri:   - La bourrasque d'Ouest! Cours! Ferme les lucarnes du grenier... La porte de la remise aux voitures !... Et la fenêtre de la chambre du fond! Mousse exalté du navire natal, je m'élançais, claquant des sabots, enthousiasmée si du fond de la mêlée blanche et bleu-noir, sifflante, un vif éclair, un bref roulement de foudre, enfants d'Ouest et de Février, comblaient tous deux un des abîmes du ciel... Je tâchais de trembler, de croire à la fin du monde. Mais dans le pire du fracas ma mère, l'œil sur une grosse loupe cerclée de cuivre, s'émerveillait, comptait les cristaux ramifiés d'une poignée de neige qu'elle venait de cueillir aux mains mêmes de l'Ouest rué sur notre jardin..."

 


Renée Vivien (1877-1909)
Pauline-Mary Tarn, poète raffiné connue sous le pseudonyme de Renée Vivien, lesbienne avouée et grande amie de Colette, meurt à trente-deux ans, terrassée par l'alcool, la névrose, la solitude. Elle vécut dans une passion absolue, celle de l'anéantissement de son propre corps pour et dans celui de femmes aimées : "Je hume en frémissant la tiédeur animale, D’une fourrure aux bleus d’argent, aux bleus d’opale ; J’en goûte le parfum plus fort qu’une saveur, Plus large qu’une voix de rut et de blasphème, Et je respire avec une égale ferveur, La Femme que je crains et les Fauves que j’aime."

Colette dresse ainsi son portrait: "Il n’est pas un trait de ce jeune visage qui ne me soit présent. Tout y disait l’enfance, la malice et la propension au rire. Où chercher entre la chevelure blonde et la tendre fossette du menton effacé et faible, un pli qui ne fût point riant, l’indice, le gîte de la tragique tristesse qui rythme les vers de Renée Vivien ?"  Ses quelques biographes relatent une vie mondaine et orageuse, repliée sur elle-même,  mais totalement dépendante de sa grande passion, Natalie Clifford Barney, riche héritière américaine, originale autant par sa fortune que par son mode de vie et ses nombreuses incartades, son goût pour la littérature et l'art en général.

En neuf années de vie littéraire, Renée Vivien publie quinze volumes de vers et de proses, lieu du fantasme inassouvi : "J’adore la langueur de ta lèvre charnelle, Où persiste le pli des baisers d’autrefois, Ta démarche ensorcelle, Et la perversité calme de ta prunelle A pris au ciel du nord ses bleus traîtres et froids..."

A la fin de sa vie, Renée noua une liaison avec Hélène de Zuylen de Nyevelt de Haar, née de Rothschild,  qui lui apporta un peu de stabilité et collabora à quelques ouvrages sous le pseudonyme de Paul Riversdale. Mais Natalie Clifford restera jusqu'au bout de sa courte vie cet amour absolu, inassouvi, qui la détacha de toute existence possible : "Tes yeux bleus, à travers leurs paupières mi-closes, Recèlent la lueur des vagues trahisons. Le souffle violent et fourbe de ces roses M’enivre comme un vin où dorment les poisons… Vers l’heure où follement dansent les lucioles, L’heure où brille à nos yeux le désir du moment, Tu me redis en vain les flatteuses paroles… Je te hais et je t’aime abominablement..."


Les années 1920s sont marquées par la peinture Art déco, qui reste en marge de tous les mouvements contemporains qui s'épanouissent alors (cubisme, dada, surréalisme) et n'a effectivement pour ambition que d'être décorative. La femme reste le sujet privilégié de ces années. Jean-Gabriel Doumergue (1889-1962) fait de la "parisienne" son sujet de prédilection, et sa première "pin-up", dont il revendique la paternité, date de 1912. Il sera pendant 40 ans le portraitiste du "Tout Paris", continuateur en quelque sorte de Giovanni Boldini.