Karl Jaspers (1883-1969) - "Allgemeine Psychopathologie" (1913), "Die Geistige Situation der Zeit" (1931) - ...

Last update: 11/11/2016

 


Martin Heidegger et Karl Jaspers, de six ans son aîné, entretinrent une correspondance entre 1920 et 1963, 155 lettres ont été conservées et publiées (Correspondance de Martin Heidegger avec Karl Jaspers (1920-1963) suivi de Correspondance de Martin Heidegger avec Elisabeth Blochmann, Gallimard). Tous deux partagent à l'origine un rejet de la propension à l'abstraction que cultive l'Université, tous deux interrogent l' "existence", le hasard, la culpabilité ou la mortalité. En 1920, Karl Jaspers est docteur en médecine, assistant dans une clinique psychiatrique, et vient de publier le "Manuel de psychopathologie générale" et "Psychologie des conceptions du monde". Heidegger, quant à lui, est alors privatdozent et assistant de Husserl à Fribourg et n'a encore rien publié, mais déjà sa renommée ne cesse de grandir. E n 1927 paraît l'oeuvre principale de Heidegger, "Etre et Temps", suivra en 1932 "Philosophie", de Jaspers. Devenu en 1928 le successeur de Husserl à Fribourg, Heidegger, est nommé en 1933 Recteur de cette université, et, le 1er mai, adhère au NSDAP. Il se rend à Heidelberg pour une conférence sur «L'université dans le nouveau Reich», le 30 juin, et rend sa dernière visite à Jaspers qui découvre avec consternation ses dispositions au national-socialisme. A la rigueur morale d'un  Jaspers qui se tient toujours dans une expectative prudente, s'oppose la sympathie évidente de Heidegger pour "die völkische Blut-und-Boden-Politik der Nazis". Mais nulle trace de véritables échanges  d'idées ou de confrontation dans une correspondance qui s'interrompt entre 1936 et 1949. Marié à une Juive, Gertrud Jaspers, le philosophe sera en 1937 interdit d'enseignement et de publication. En 1946, l'heure est aux justifications et à l'épuration, Jaspers, qui porte en lui la culpabilité de l'Allemagne, rédige le rapport qui aboutit à l'interdiction d'enseignement d'Heidegger. Au cours de la trentaine de lettres que les deux philosophes vont encore s'échanger entre 1949 et 1963, se poursuit cet étrange dialogue de deux pensées qui tentent la compréhension mais ne peuvent réellement se confronter tant elles sont aux antipodes l'une de l'autre...

 

«Une philosophie de l'existence comme celle de Karl Jaspers n'est pas seulement l'itinéraire d'une conscience individuelle ; elle fait appel à d'autres consciences individuelles et tente à l'extrême de communiquer avec elles, à la faveur d'un langage commun. Mais en retour, si le langage est commun, la pensée qu'il véhicule ne peut être chaque fois qu'individuelle. Je pense, tu penses, et nul ne peut produire à ma place ce courage et cette docilité par quoi la pensée est toujours l'action intérieure d'un individu. Seuls les mots, l'appareil des concepts, la carcasse des arguments, sont entre les consciences, couchés dans les livres, radicalement anonymes, et attendant d'être vivifiés par une expérience unique comme celle de leur auteur et naissant en liaison avec celle-ci. On n'entre donc point en curieux dans une telle pensée, mais par une sympathie active qui n'est d'abord qu'un risque gratuit, mais qui peut devenir un dialogue fécond, même - et surtout - si le dialogue doit être ce combat amoureux qui figure, selon Jaspers lui-même, la forme la plus haute de la communication des consciences.» (Mikel Dufrenne, Paul Ricœur, Karl Jaspers et la Philosophie de l'existence, 1947)


Karl Jaspers (1883-1969)

Karl Jaspers naquit à Oldenbourg, non loin des côtes de la mer du Nord. Après quelques semestres de droit, il fit ses études de médecine, travailla pendant plusieurs années comme assistant à la clinique psychiatrique de Heidelberg et obtint son doctorat en médecine. Dès 1913, il enseigna la psychologie à la faculté des lettres de Heidelberg, avant de devenir dans cette même faculté professeur de philosophie en 1921, puis  à Bâle, où il s'était réfugié. Il considère la réflexion philosophique non comme une activité théorique, mais comme une pratique d'un genre unique, impliquant sagesse et expérience. Sa philosophie s'éclaire et se déploie en fonction d'une double référence : « C'est à Kierkegaard que je dois le concept d' "existence", dont je me suis servi depuis 1916 pour désigner ce que j'avais jusqu'alors cherché dans la peine et l'inquiétude. Mais tout aussi chargé d'énergie et d'exigence était pour moi le concept de "raison", tel que Kant n'a cessé de l'éclairer. » Il pense que la politique et l'histoire font partie de cette réflexion car elles manifestent la présence de l'Être dans le monde.

Sa démarche philosophique naît d'un constat d'insuffisance de la psychopathologie générale et s’accentue, dans la "Psychologie der Weltanschauungen" [Psychologie des conceptions du monde] de 1919, lorsque, s’agissant d’analyser les positions idéologiques, conceptions du monde et types d’esprits, l’approche exclusivement psychologique se heurte aux "situations-limites" (souffrance, combat, culpabilité, mort, hasard) : "L'homme ne prend conscience de son être que dans les situations limites. C'est pourquoi, dès ma jeunesse, j'ai cherché à ne pas me dissimuler le pire. Ce fut l'une des raisons qui me firent choisir la médecine et la psychiatrie : la volonté de connaître la limite des possibilités humaines, de saisir la signification de ce que d'ordinaire on s'efforce de voiler ou d'ignorer. "

Le second thème concerne le rapport à l'autre : « L'être humain ne se trouve lui-même qu'avec l'autre être humain, et jamais par le seul savoir. Nous ne devenons nous-mêmes que dans la mesure où l'autre devient lui-même, nous ne devenons libres que dans la mesure où l'autre le devient aussi. » Mais, « dans ces deux directions, ajoute-t-il, je ne suis jamais arrivé à un terme ».  

Il a écrit "Die geistige Situation der Zeit" (1931), "Existenzphilosophie" (1938), "Die Atombombe und die Zukunft des Menschen" (1958).

 

"Karl Jaspers exerce sa critique dans l'esprit du médecin face à son malade. Il accueille les thèmes intellectuels comme autant de symptômes d'une existence, afin de se prononcer, au vu de ce matériel, sur la "substance" de cette existence exactement comme sur la santé d'un organisme. Sa réflexion rapporte les contenus philosophiques à la démarche de leur exposition et à la façon d'être de celui qui les expose..." (J.Habermas, Profils philosophiques et politiques)

 

Dans son premier grand ouvrage, "La Philosophie" (1932), Jaspers montre les limites de la connaissance scientifique : l'être est réduit à ce qui peut être étudié de l'extérieur. Cette première approche ne nous permet donc pas de comprendre l'être que je suis moi-même, parce que je ne puis me connaître moi-même que de l'intérieur. La tâche de l'élucidation de l'existence est de mettre tout individu sur le chemin des origines de son être-soi, dont il doit prendre conscience et qu'il est seul à pouvoir réaliser. Mais comme l'homme vit d'emblée dans une sorte de quiétude assoupie, et dans des conditions extérieures qui lui semblent aller de soi, il a besoin d'une impulsion particulière qui va le confronter à sa propre existence : cette impulsion est fournie par la confrontation à des situations limites que sont la mort, le combat, la souffrance, la faute. 

Rejeté sur moi-même à l'épreuve des situations limites, l'existence a toutefois besoin d'autrui pour se réaliser : ce n'est qu'à travers l'autre que l'homme parvient à se comprendre lui-même. Enfin l'existence s'appuie sur autre origine, la transcendance, que Jaspers développe dans son deuxième ouvrage important, "De la Vérité" (1947), en introduisant la théorie de l'englobant : l'englobant est ce qui englobe tout être individuel sans être soi-même englobé par un autre, c'est l'être lui-même.

 

1913. Allgemeine Psychopathologie 

Pour comprendre la philosophie de Jaspers, il est essentiel de se souvenir que c'est par la voie de la science qu'il est devenu philosophe. Après avoir obtenu, en 1908, le doctorat en médecine, Jaspers travaille jusqu'en 1915 comme «assistant volontaire» à la Clinique psychiatrique d'Heidelberg. La fréquentation des malades, l'examen critique de la littérature médicale et l'étude de cette réalité complexe que constituent les malades mentaux font mûrir en lui l'idée féconde que les réalités aperçues et les théories qui les interprètent ne se situent pas toutes sur le même plan, car elles dépendent du questionnement, des présupposés et des méthodes, qui ne dévoilent jamais qu'un aspect particulier de la réalité. La "Psychopathologie générale", avec laquelle Jaspers obtient en 1913 l'habilitation au professorat de psychologie, décrit les différents moyens par lesquels s'éclairent divers aspects de la réalité, finalement toujours insondable, du malade mental. L'observation de faits isolés, l'étude de leurs rapports et l'appréhension des ensembles se conditionnent et s'étayent mutuellement. Expliquer et comprendre sont des méthodes indispensables dont seule la pluralité est à la mesure de la pluridimensionnalité de l'être humain. Seule la multiplicité des théories peut rendre compte de l'homme dans sa totalité. 

 

1932 – Philosophie

(Philosophie. 3 Bände (I. Philosophische Weltorientierung; II. Existenzerhellung; III. Metaphysik)

Non seulement l'homme est là, mais il veut être soi, c'est ce que Jaspers développe en 1932 dans les trois volumes de sa "Philosophie", qui se subdivise en "Orientation dans le monde", ou investigation de la réalité objective, en "Eclairement de l'existence", ou appel à l'être-soi, et en "Métaphysique" ou évocation de la transcendance. Une place privilégiée est désormais faite à l'homme en tant qu'existence possible dont la connaissance échappe à l'investigation qui procède par concepts, et ne peut être éclairée que par la réflexion philosophique qui use de signes (Signa). Ce n'est qu'indirectement qu'on peut diriger l'attention sur l'être-soi de l'homme, qui n'est jamais objet pour lui-même, mais n'est véritablement et ne se révèle que dans la «communication» avec autrui, prend forme «historique», affirme sa «liberté» dans la décision inconditionnelle, accède à la conscience en «situation-limite», acquiert la certitude de lui-même dans des actions inconditionnelles, s'accomplit comme «conscience absolue». 

 

Mais qu'est-ce que la philosophie?, s'interroge Karl Jaspers en 1950 dans une série d'allocutions radiophoniques. Il retrouve ainsi la question que ne cessent de se poser tous les philosophes. D'autant que personne ne s'accorde sur ce qu 'elle est, ni sur ce qu'elle vaut. Il entreprend alors la question par un biais qui peut paraître surprenant:

"Un signe admirable du fait que l'être humain trouve en soi la source de sa réflexion philosophique, ce sont les questions des enfants. On entend souvent, de leur bouche, des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques.

En voici quelques exemples :

L'un dit avec étonnement : "J'essaie toujours de penser que je suis un autre, et je suis quand même toujours moi." Il touche ainsi à ce qui constitue l'origine de toute certitude, la conscience de l'être dans la connaissance de soi. Il reste saisi devant l'énigme du moi, cette énigme que rien ne permet de résoudre. Il se tient là, devant cette limite, il interroge.

Un autre, qui écoutait l`histoire de la Genèse : «"Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre...", demanda aussitôt : "Qu'y avait-il donc avant le commencement ?" Il découvrait ainsi que les questions s`engendrent à l'infini. que l'entendement ne connaît pas de borne à ses investigations et que, pour lui,  il n`est pas de réponse vraiment concluante.

Une petite fille fait une promenade ; à l'entrée d'une clairière, on lui raconte des histoires d'elfes qui y dansent la nuit. "Mais pourtant, ils n'existent pas..." On lui parle alors des choses réelles,  on lui fait observer le mouvement du soleil, on discute la question de savoir si c'est le soleil qui se meut ou la terre qui tourne, on produit les raisons de croire à la forme sphérique de la terre et à son mouvement de rotation... "Mais ce n'est pas vrai, dit la fillette en frappant du pied le sol, la terre ne bouge pas. Je ne crois que ce que je vois." On lui réplique : "Alors tu ne crois pas au bon Dieu, tu ne le vois pas non plus." La petite semble interloquée, puis déclare résolument : «"S'il n'existait pas, nous ne serions pas là." Elle avait été saisie d'étonnement devant la réalité du monde : il n'existe pas par lui-même. Et elle comprenait la différence qu`il y a entre un objet faisant partie du monde et une question concernant l'être et notre situation dans le tout.

Une autre enfant va faire une visite et monte un escalier. Elle prend conscience du fait que tout change sans cesse, que les choses s'écoulent et passent comme si elles n`avaient pas existé. "Mais il doit pourtant bien y avoir quelque chose de solide. Je monte maintenant, ici, un escalier pour aller chez ma tante, ça je veux le garder." Sa surprise et sa frayeur devant l`écoulement universel et l'évanescence de tout lui faisaient chercher à tout prix une issue.

En collectionnant des remarques de ce genre. on pourrait constituer toute une philosophie enfantine. On alléguera peut-être que les enfants répètent ce qu`ils entendent de la bouche de leurs parents et des autres adultes : cette objection est sans valeur lorsqu'il s'agit de pensées aussi sérieuses. On dira encore que ces enfants ne poussent pas plus loin la réflexion philosophique et que, par conséquent, il ne peut y avoir là chez eux que l'effet d`un hasard. On négligerait alors un fait; ils possèdent souvent une génialité qui se perd lorsqu'ils deviennent adultes. Tout se passe comme si, avec les années, nous entrions dans la prison des conventions et des opinions courantes. des dissimulations et des préjugés, perdant du même coup la spontanéité de l'enfant, réceptif à tout ce que lui apporte la vie qui se renouvelle pour lui à tout instant ; il sent, il voit, il interroge, puis tout cela lui échappe bientôt. Il laisse tomber dans l'oubli ce qui s'était un instant révélé à lui, et plus tard il sera surpris quand on lui racontera ce qu'il avait dit et demandé.

Une recherche philosophique jaillie de l'origine ne se manifeste pas seulement chez les petits. mais aussi chez les malades mentaux. Il semble parfois - rarement - que chez eux le bâillon de la dissimulation générale s'est relâché et nous entendons alors parler la vérité. Au stade où des troubles mentaux commencent à se manifester, il arrive que se produisent des révélations métaphysiques saisissantes. Leur forme et leur langage, il est vrai. ne sont pas tels que, publiées, elles puissent prendre une signification objective, à moins de cas

exceptionnels comme celui du poète Hölderlin ou du peintre Van Gogh. Mais lorsqu'on assiste à ce processus, on a malgré soi l'impression qu'un voile se déchire. celui sous lequel nous continuons, nous, notre vie ordinaire. Beaucoup de gens bien portants ont fait aussi l'expérience suivante: ils s'éveillent avec le sentiment d'avoir aperçu dans leur sommeil le sens de choses étrangement profondes,et celles-ci se dérobent au moment où ils sont parfaitement éveillés. en laissant seulement derrière elle une sensation d'impénétrabilité.Le dicton selon lequel "la vérité sort de la bouche des enfants et des fous" recèle un sens profond. Pourtant ce n'est pas là que réside l'originalité créatrice à laquelle nous devons les grandes pensées philosophiques ; elle est le fait d'un petit nombre de grands esprits, d'une fraîcheur et d'une indépendance exceptionnelles, surgis au cours des millénaires...."

(Introduction à la philosophie)

 

1931. Die Geistige Situation der Zeit (Situation spirituelle de notre époque) 

La tâche du philosophe est de comprendre l'homme dans le temps, de le ramener aux mesures de l'humanité, de le replacer devant la Transcendance : "Le tourbillon de l'existence moderne nous empêche de saisir ce qui se passe réellement. Nous flottons dans l'existence comme sur une mer, sans pouvoir lui échapper et nous accrocher à un rivage d'où il nous serait possible d'embrasser la totalité dans une pure contemplation. Le tourbillon ne nous révèle que ce que nous pouvons apercevoir dans le mouvement même qui nous entraîne avec lui. On s'accorde aujourd'hui, dans une évidence universelle, à considérer l'existence comme un processus destiné à assurer le bien-être des masses au moyen d'une production rationnelle basée sur des inventions techniques. C'est comme si la totalité pouvait être amenée à une organisation parfaite par l'intelligence seule. Mais si cette connaissance de la totalité d'un processus intelligible suivant lequel s'instaure un monde humain se transforme en une connaissance décisive de l'être du présent, et si, par là même, la réalité de l'homme apparaît n'être au fond rien d'autre qu'une organisation des masses destinée à assurer leur existence, alors ce qui nous tient prisonnier, ce n'est plus ce tourbillon aux possibilités imprévisibles, mais bien ces mécanismes dont le fonctionnement engendre un développement économique conçu comme nécessaire. 

Cependant l'organisation de l'existence se révèle toujours faussée; elle menace de s'effondrer; elle apparaît comme irréalisable. La question est de savoir si elle peut déjà par elle-même constituer pour nous la totalité, ou bien si elle n'est pas englobée dans une totalité plus large. Les limites de l'organisation de l'existence font apparaître l'Etat, l'esprit et l'humanité elle-même comme des sources d'activité humaine qui ne se laissent pas absorber par aucune forme d'organisation de l'existence, bien que cette organisation elle-même ne soit possible que par elles.

La réalité de l'homme ne devient sa situation spirituelle que grâce à la connaissance qu'il se construit de cette réalité à partir de ses sources ..."

 

Jaspers définit sa philosophie en tant que "philosophie de l'existence":

"La sociologie,  la psychologie et l'anthropologie nous apprennent à considérer l'homme comme un objet susceptible d'être soumis à des expériences et d'être modifié par des procédés appropriés : elles atteignent ainsi, sans doute, certains aspects de l`homme, mais pas l'homme lui-même. L'homme en tant que spontanéité ouverte sur le possible ne peut se réduire à l'état d'un pur résultat. Les constructions de la sociologie, de la psychologie ou de l'anthropologie ne sont nullement contraignantes pour l'individu. Celui-ci se libère de l'emprise que les sciences essayent de prendre sur lui - de façon apparemment définitive - en prenant conscience du caractère particulier et relatif de ses connaissances. Il se rend compte que les sciences, au moment où elles portent sur l'être une affirmation dogmatique. dépassent les limites du connaissable et deviennent alors un substitut illusoire de l'activité philosophique ; car dès qu'on veut échapper à la liberté, on essaye de se justifier au nom d'une pseudo-science de l'être. 

Dans chaque situation et dans chaque profession l'homme a besoin, pour son action, de connaissances techniques spécialisées qui portent sur les choses et sur sa propre existence. Mais jamais ces connaissances techniques ne peuvent lui suffire. Car elles ne tirent leur sens que de celui qui les possède. Ce qu'il peut en faire. ce n'est que son vouloir authentique qui peut le déterminer. Les meilleures lois, les institutions les plus parfaites, les résultats scientifiques les plus exacts, les techniques les plus efficaces peuvent être utilisés à contresens. Ils perdent toute valeur lorsque l'homme ne leur fait pas correspondre une réalité significative. Il n'est donc pas possible de modifier le cours des événements par une simple amélioration des connaissances techniques : seul l'être de l'homme peut le déterminer de façon décisive : ce qui est à la source de l`action de l'homme, c'est son attitude intérieure, la conscience qu'il prend de sa situation dans le monde, le contenu de ses satisfactions.

La philosophie de l'Existence est un mode de pensée qui se sert de toutes les connaissances techniques. mais qui les dépasse, un mode de pensée grâce auquel l`homme peut devenir lui-même. Elle ne porte pas sur des réalités objectives mais elle éclaircit et en même temps elle conduit à son accomplissement l'être de celui qui l`exerce. Mise en branle par une opération qui consiste à dépasser toutes les formes de connaissance du monde,  qui fixent l'être (à ce niveau, elle est orientation philosophique sur le monde), elle en appelle a la liberté de l'homme (et ici elle devient éclaircissement de l'Existence) et lui fournit l`espace de son agir inconditionné par l`évocation de la transcendance (elle s`achève ainsi en métaphysique).

Cette philosophie de l'Existence ne peut pas prendre la forme parfaite d`un ouvrage déterminé, ni trouver son accomplissement définitif dans l'existence d'un penseur. C'est Kierkegaard qui est à l'origine de sa forme actuelle ; il lui a d`ailleurs donné une extension incomparable. Après avoir fait sensation, de son temps, à Copenhague, il fut bientôt oublié, et il n'a été redécouvert que peu après la guerre mondiale ; son influence n'est toutefois devenue décisive qu'aujourd'hui. Dans sa dernière philosophie. Schelling a amorcé un dépassement de l'idéalisme allemand dans le sens de la philosophie existentielle. Mais, de même que Kierkegaard chercha en vain une méthode de communication et s'aida de sa technique des pseudonymes et de ses "expérimentations psychologiques",  Schelling étouffa sa propre inspiration et trahit ses intuitions en les intégrant dans la perspective idéaliste qu'il avait créée lui-même, à laquelle il était attaché depuis sa jeunesse et dont il ne put jamais se débarrasser. Kierkegaard porta tous ses efforts sur le problème le plus profond de la philosophie - celui de la communication -, en essayant d'atteindre une communication indirecte, il fut conduit a un mode d`expression qui déforme singulièrement sa pensée, mais qui reste cependant capable de réveiller tout lecteur. Schelling, au contraire, resta comme inconscient et il ne peut être découvert qu'a travers Kierkegaard. Partant d'une autre base, et sans connaître ni Kierkegaard ni Schelling, Nietzsche développa une philosophie qui se trouve aussi sur la voie de la philosophie de l`Existence.

[...]

La philosophie de l'Existence ne peut pas trouver de solution, mais elle ne peut être réalisée que par une pluralité de penseurs communiquant les uns avec les autres, chacun à partir de son propre fondement. Son temps est venu, mais déjà, aujourd'hui elle apparaît surtout sous la forme de contrefaçons : déjà elle est devenue la proie de l'agitation qui fait, de tout ce qui survient au monde, un tumulte incongru.

La philosophie de l'Existence se perdrait si elle s'imaginait, elle aussi, savoir ce qu'est l'homme. Elle aussi donnerait alors des cadres pour l`étude des types de la vie humaine et animale et deviendrait à son tour anthropologie, psychologie, sociologie. Elle ne peut prendre son sens que si elle se refuse à se fixer dans son objet. Elle éveille des possibilités qu'elle ne connaît pas, elle éclaircit et elle met en mouvement mais elle ne fixe pas. Elle est le moyen qui permet à l'homme qui se cherche de se maintenir dans sa direction et de réaliser les moments les plus hauts de sa vie. 

La philosophie de l'Existence peut dégénérer en pure subjectivité, si elle fait, à tort, de l`être-soi un ego qui s'enferme dans une existence solipsiste et prétend s'y limiter. La vraie philosophie de l'Existence est la mise en question par laquelle l'homme fait appel à ce qui lui permettra de se retrouver lui-même. On comprend dès lors qu'elle ne puisse se maintenir qu'à la condition de rester l'enjeu d'une conquête. En la confondant avec la pensée sociologique, psychologique et anthropologique, on lui prête un déguisement sophistiqué; tantôt on la blâme sous prétexte qu'elle est individualiste. tantôt on l`utilise pour justifier sa propre impudeur. et on en fait ainsi le champ d`une dangereuse activité philosophique de type hystérique. Mais dans la mesure où elle est reste fidèle à elle-même. elle est seule à rendre saisissable la manifestation de l`homme authentique.."

 

"Quelles forces vous font vivre ? " Karl Jaspers, dans un texte de 1962,  prolongement de son Autobiographie philosophique de 1957, entreprend de répondre à cette interrogation....

"Il est impossible de résoudre sans contradictions le cercle à l`intérieur duquel nous sommes donnés à nous-mêmes et agissons librement. le cercle du fondement de la liberté et de la liberté elle-même. Il est "englobé" par la transcendance. La réalité de la transcendance et la façon dont elle devient réelle s`expriment par la clarté qu'apporte l'activité philosophique; mais cette activité ne suffit pas à créer la transcendance. Lorsque j`étais jeune, je trouvai cette clarté chez Spinoza, plus tard chez Kant, et enfin dans la Bible et dans Platon. Jamais je ne passai par une collectivité institutionnelle. Enfant, j`ignorai la réalité ecclésiale. Ceux de ses représentants que j`approchai me la rendirent antipathique par son insincérité, puis elle me fut indifférente. C'est dans ma vieillesse seulement que j'ai compris, à ma façon, ce qu'elle représentait et que j'ai approuvé son existence, bien que je sois personnellement resté à l'écart. Le dialogue silencieux avec certains êtres permet d`éprouver l'Englobant de la transcendance. Mon activité philosophique a consisté à attirer l`attention sur ces choses. C'est de là que j'ai reçu le moi que j`ai été, mais que les formules générales ne permettaient plus de traduire.

La question posée demandait une réponse où il eût été question des forces qui, à notre époque,  sont secourables et salutaires. Si je m`étais livré a la vaine tentative de mettre en lumière les forces que l'on pourrait aujourd'hui voir objectivement, et sur lesquelles on pourrait compter, j'aurais participé aux illusions pernicieuses de notre temps. En fait. on ne peut compter sur rien, ni sur l'Etat ni sur l'Eglise. Au cours du XXe siècle, les puissants de ce monde nous ont amèrement déçus, dans presque toutes les situations concrètes sans exception. Seul l'oubli universel peut détourner notre attention de ce fait. Les seuls sur lesquels chacun ait pu compter ont été ses proches parents ou amis, et tous ceux qui, ici ou là, ont joué leur rôle de prochain. L'insécurité actuelle favorise l'affermissement des autorités traditionnelles, la création d'autorités inédites, la recherche de l'irresponsabilité dans l'obéissance. Or cela n'ébranle pas l`insincérité dont nous devons absolument sortir, mais au contraire cela l'encourage.

Puisque nous ne pouvons plus attendre ni de l`Eglise, ni de l'Etat la réponse à la question de savoir où chercher le salut, la seule réponse que nous puissions obtenir, dans l'abîme où nous sommes tombés, est une réponse personnelle et individuelle. Nous nous portons secours mutuellement, dans la mesure où nous sommes véritablement humains. Chacun de nous prête attention, au passage, à ses compagnons de route. Aucun d'entre nous n'est un modèle, mais chacun peut participer à la libération qui procède de la transcendance.

Comme d'autres, je ressens mon échec, tout en ayant la force de vivre. Qu'il s'agisse de l'instinct d'exister, de l'attraction exercée par l'être ou des forces sur lesquelles je dirige ma réflexion, il s'agit toujours là en définitive d'un grand miracle : c'est non seulement la force de vivre, mais le fait de pressentir, grâce à cette force, l'éternité à travers la vie.

N'étant qu'un homme parmi des milliards. me satisfaisant moi-même si peu, et n'ayant pas le moindre goût pour la prophétie ou l'autorité, j`ai cependant tenté de répondre à la question qui m'était posée en même temps qu'à d'autres. Pourquoi l'ai-je fait ? Les conceptions de la vie et les diverses façons de la vivre peuvent différer jusqu'à ne se ressembler en rien, car les origines ne sont jamais les mêmes ; derrière cette diversité, cependant, se cache un élément commun. Chacun est donc en droit de dire quelles expériences il a faites. Son récit présentera un aspect nécessairement fragmentaire et particulier de l'expérience humaine, mais il pourra peut-être attirer l'attention d'un autre homme, soit qu'il provoque son hostilité, soit qu'il suscite sa sympathie, soit qu'il l'incite à la réflexion, soit qu'il lui ouvre une voie.

Le monde ne pourra être sauvé que si chacun entreprend de réaliser le salut en lui-même, ce salut qui consiste à être donné à soi, l'on ne sait d'où. Mais chacun a également besoin d'un monde qui l'adopte. Parmi les ruines du monde passé, au milieu des organes toujours plus pensants qui nous facilitent l'existence tout en lui fixant des limites. un monde nouveau se dégagera. Chacun de nous peut contribuer à le créer. Aujourd'hui. chaque homme est appelé à ne pas renoncer sous prétexte qu'il se sent isolé. Pour cela, l'homme a besoin de l'homme, son compagnon de route. C`est la que se trouvent notre enracinement. notre genèse et nos origines. La vérité, dit Nietzsche, commence à deux !" 

(Réponse à la question "Quelles forces nous font vivre?", in "Essais philosophiques", traduction Hersch, Payot.

 

"Einführung in die Philosophie" (Introduction à la Philosophie, 1950) 

Contrairement à la science, la philosophie n`est pas réservée aux seuls professionnels, tout être humain peut prétendre à son maniement : la tâche qu`elle assume étant de définir la condition humaine. Un individu, quel qu`il soit, a donc le droit de philosopher sur son destin propre, sur son expérience personnelle. L`origine de la philosophie se trouverait dans le mélange d`étonnement et de doute provoqué par la conscience que chacun a d`être perdu au sein de la multiplicité de ce monde et de l'existence. Le besoin se fait alors sentir de la philosophie, dont le caractère essentiel est de pouvoir communiquer avec autrui. 

Par ailleurs, elle favorise la reconnaissance de soi et du monde, la mise en œuvre de l`amour et la plénitude de la sérénité. Jaspers envisage l`idée de Dieu que l`homme s`est construite en se fondant sur la Bible, et sur la mythologie grecque. Le croyant a toujours été ouvert à la philosophie qui, s`il reste sec et pauvre, ne peut lui apprendre que ce qu'il sait déjà. Elle

ne donne rien, elle ne peut qu'éveiller. L`homme atteint par moments l`absolu, par exemple dans l'amour ou dans le combat. Sénèque, Giordano Bruno et d`autres encore en sont des exemples qui nous donnent de véritables encouragements. tandis que les saints "ne résistent pas à un examen réaliste". Cet absolu signifie participation à l'éternel, à l`être. Le centre de l`absolu se manifeste par l`opposition du bien et du mal, car c`est le choix du bien qui détermine l`absolu.

 Dans un chapitre sur l`homme, Jaspers essaie de définir ce qu`est l`homme. Il se distingue principalement de toutes les autres créatures vivantes par la liberté et la transcendance. Le problème qui se pose à ce propos est que l'Eglise condamne toute tentative d'entrer en rapport avec Dieu quand elle s`étaye sur des données philosophiques ; cela est dû au fait que les prêtres confondent l`obéissance à Dieu avec l'obéissance à des instances nées du monde, comme les Eglises, les Livres sacrés ou les Lois. Or le monde s`interpose entre Dieu et l`existence : la façon d`appartenir au monde peut s`exprimer par un mythe. Dans le mythe chrétien, le monde n`existe pas par lui-même, il n`est qu'une réalité passagère inhérente au cours d`un processus surnaturel. Ce qui est réel, c'est Dieu et l'existence. Celui qui ne croit pas en Dieu est abusé par des lumières qui correspondent à une recherche trop poussée des raisons objectives de la foi. Néanmoins la vraie loi ne peut être ni imposée ni détruite par une quelconque critique. On critique ceux qui ont perdu la foi sans se rendre compte qu'ils ne l`ont jamais eue. 

Un chapitre est consacré à l'histoire de l`humanité, à son importance pour l'homme actuel, à son sens et finalement à son dépassement qui doit aboutir à une entrée dans l`essence toute pure des choses. L'indépendance philosophique a toujours été le but des penseurs ; elle n`est toutefois devenue possible qu`à notre époque, car on peut œuvrer sans conditionnement. 

La dernière partie du livre nous mène à travers l'histoire de la philosophie et des problèmes qui ont toujours dominé les relations entre l`Eglise et la philosophie.