Alexandre Kojève (1902-1968) -  Jean Hyppolite (1907-1968) - Alexandre Koyré (1892-1964) - Bernard Groethuysen (1880-1946) - Jean Wahl (1888-1974) - Éric Weil (1904-1977) - Emmanuel Levinas (1906-1995) - ...

Last update : 11/11/2016

Les années 1930-1940 sont marquées en France par un renouveau de "petits maîtres de philosophie", ayant fui pour la grande majorité l'est de l'Europe, qui vont structurer et diffuser une interprétation plus en accord avec les attentes du temps des "grands maîtres" (Hegel, Husserl..). Hegel, entre autres, est alors rejeté par le milieu universitaire. Pour Jean Hyppolite, « la Phénoménologie vaut par son contenu, et on doit se plonger en lui. Elle est une conquête du concret, que notre temps, comme tous les temps sans doute, cherche à retrouver en philosophie. "  Alexandre Kojève, Jean Hyppolite, Alexandre Koyré, Bernard Groethuysen, Jean Wahl vont ainsi "nourrir" la génération des intellectuels qui va s'emparer du devant de la scène dans les années 1950.

 

Jean Hyppolite entreprend donc de traduire Hegel. Pourquoi? Pour rétablir un lien entre raison philosophique et histoire, à une époque où la pensée philosophique française privilégiait une sorte d'universalisme (a)historique. "Pour nous, Français, la vision du monde de Hegel, quel que soit le jugement que nous devions porter sur elle, est indispensable à connaître. Selon Hegel, raison et histoire s’interprètent l’une par l’autre… De Descartes à Bergson notre philosophie semble se refuser à l’histoire, elle est plutôt dualiste et cherche la liberté dans la réflexion du sujet sur lui-même." (Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, 1948).  Dans le même temps, Alexandre Koyré montre la pauvreté des études hégéliennes, en France, au début du xxe siècle et son influence sur l'ensemble de la pensée universitaire ou non (Renan, Taine, Boutroux, etc).

Mais pourquoi cet intérêt pour les philosophies de l'histoire? Quelle finalité était donc recherchée? La philosophie allemande dans son ensemble, depuis l'éclatement de la postérité de Hegel, a fasciné une partie de la pensée philosophique française, recherchant un nouveau souffle, tentant de réintégrer dans sa réflexion de nouveaux axes de pensée que la barrière de la langue a souvent obscurci. Alors que la génération de Jean Hyppolite se réapproprie Hegel dans le texte, c'est l'ombre de Marx qui surgit alors et enrichit le questionnement. Alors que la philosophie de l'histoire que formalise Hegel se borne, au fond, à reconduire la réalité, à accepter ce monde en se situant hors de ce même monde (cf.Karl Löwith, "De Hegel à Nietzsche" ), Marx au contraire introduit une philosophie de l'histoire qui appelle l'homme à construire son monde. L'époque n'est pas encore à travailler ce nouveau chantier, mais les générations qui suivent vont s'approprier cet axe de pensée, et ce d'autant plus qu'avec Marx et le marxisme nous entrons dans le concret de l'économique, du social et du politique. Dans les années 1930 et 1940, en Allemagne, Raymond Aron intègrera Dilthey, Rickert, Simmel et Weber, et Jean-Paul Sartre s’intéressera à Husserl et à la phénoménologie.La montée des totalitarismes et la seconde guerre mondiale ne seront pas étrangers au rejet quasi unanime de cet "idéalisme universitaire" qui neutralisait toute velléité de penser autrement, au profit d'une "philosophie de l'histoire" rendue visible et palpable.

 

Alexandre Kojève (1902-1968)

Alexandre Kojève fut le grand importateur de Hegel en France, privilégiant l’aspect « existentiel » au détriment d’autres aspects comme la logique et la philosophie de la nature. "La Phénoménologie de l'esprit" est pour lui une anthropologie philosophique. Son thème, c’est l’homme en tant qu’humain, l’être réel dans l’histoire. Et l’histoire n'est pas le lieu de l’accomplissement de l’« Esprit », mais la scène sur laquelle s’accomplit l’émancipation des hommes. Kojève a inventé une formule promise à une grande fortune, celle de la philosophie comme déchiffrement d’un sens profond inscrit dans le temps.

Né à Moscou en 1902, issu de la très grande bourgeoisie, ayant fui le pays au moment de la révolution d’Octobre, Alexandre Kojève a été précocement attiré vers le bouddhisme, les philosophies orientales, a étudié différentes langues non européennes (chinois, sanskrit). Après avoir mené des études de philosophie en Allemagne et présenté, sous la direction de Jaspers, une thèse de doctorat sur Soloviev, il s’est installé en France où il a accumulé un capital philosophique en marge de l’Université, tout en se consacrant à des domaines très diversifiés (art, langues, sciences, etc.). Avant d’être ruiné en 1930, il avait bénéficié d’une fortune personnelle qui lui avait permis de vivre oisivement et d’entretenir un réseau de relations mondaines et intellectuelles. Introduit grâce à Koyré à l’EPHE, il y a animé un séminaire consacré à la lecture de Hegel, à la renommée duquel ont contribué des auditeurs réputés ou en passe de le devenir.

 

Bibliographie: 

- Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947

- Essai d'une histoire raisonnée de la philosophie païenne, Gallimard

- Le concept, le temps et le discours, Gallimard 

- L’Athéisme, Gallimard 

- L’Idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne 

 

Introduction à la lecture de Hegel

Leçons sur la Phénoménologie de l'Esprit professées de 1933 à 1939 à l'École des Hautes Études, réunies et publiées par Raymond Queneau - Première parution en 1947

Collection Bibliothèque des Idées, Gallimard

Le noyau de cet ouvrage est formé par les notes prises de janvier 1933 à mai 1939 au cours que fit Alexandre Kojève à l'École pratique des Hautes Études, sous le titre La philosophie religieuse de Hegel, et qui était en réalité une lecture commentée de la Phénoménologie de l'Esprit. Chaque année de cours est complétée par le résumé publié dans l'Annuaire de l'École des Hautes Ètudes. De plus, les trois premières leçons de l'année 1937-1938 et toute l'année 1938-1939 sont données dans leur texte intégral. Enfin, en guise d'introduction, on trouvera la traduction commentée de la section A du chapitre IV de la Phénoménologie de l'Esprit, parue dans Mesures (14 janvier 1939).

 

"... Hegel n’a pas besoin d’un Dieu qui lui « révélerait » la vérité. Et pour la trouver, il n’a pas besoin de dialoguer avec « les hommes dans la cité », ni même de « discuter » avec soi-même ou « méditer » à la Descartes. (D’ailleurs, aucune discussion pure­ment verbale, aucune méditation solitaire, ne peuvent mener à la vérité, la Lutte et le Travail étant ses seuls « critères ».) Il peut la trouver tout seul, en s’asseyant tranquillement à l’ombre de ces « arbres », qui n’apprenaient rien à Socrate, mais qui lui apprennent beaucoup de choses sur eux-mêmes et sur les hommes. Mais tout ceci n’est possible que parce qu’il y a eu des cités où les hommes discutaient sur un fond de lutte et de travail, en travail­lant et en luttant pour leurs opinions et en fonction d’elles (des cités d’ailleurs, qui étaient entourées de ces mêmes arbres dont le bois servait à leur construction). Hegel ne discute plus parce qu’il bénéficie de la discussion de ceux qui l’ont précédé. Et s’il n’a pas de méthode qui lui soit propre, n’ayant plus rien à faire, c’est parce qu’il profite de toutes les actions effectuées au cours de l’histoire. Sa pensée reflète simplement le Réel. Mais il ne peut le faire parce que le Réel est dialectique, c’est-à-dire imbu d’ac­tion négatrice de lutte et de travail, qui engendre la pensée et le discours, les fait mouvoir et finalement réalise leur coïncidence parfaite avec le Réel qu’ils sont censés révéler ou décrire. En bref, Hegel n’a pas besoin d’une méthode dialectique parce que la vérité qu’il incarne est le dernier résultat de la dialectique réelle ou active de l’Histoire universelle, que sa pensée se contente de reproduire par son discours.

Depuis Socrate-Platon jusqu’à Hegel, la Dialectique n’était qu’une méthode philosophique sans contre-partie dans le réel. Chez Hegel il y a une Dialectique réelle, mais la méthode philosophique est celle d’une pure et simple description, qui n’est dialectique que dans ce sens qu’elle décrit une dialectique de la réalité.

Pour mieux comprendre le sens et la raison de cette transposi­tion vraiment révolutionnaire, il faut consentir à faire avec Hegel l’expérience philosophique qu’il propose au lecteur de la PhG dans son 1er Chapitre. Consultez votre montre, lui dit-il, et cons­tatez qu’il est, mettons, midi. Dites-le, et vous aurez énoncé une vérité. Maintenant inscrivez cette vérité sur un bout de papier : « il est maintenant midi ». Hegel remarque à cette occasion qu’une vérité ne peut pas cesser d’être vraie du fait d’être formulée par écrit. Et maintenant consultez à nouveau votre montre et relisez la phrase écrite. Vous verrez que la vérité s’est transformée en erreur, car il est maintenant midi cinq.

Que dire, sinon que l’être réel peut transformer une vérité humaine en erreur. Du moins dans la mesure où le réel est tem­porel, où le Temps a une réalité.

Cette constatation a été faite depuis longtemps : depuis Platon, voire depuis Parménide, et peut-être depuis plus longtemps encore. Mais un aspect de la question a été négligé jusqu’à Hegel. A savoir le fait que, par son discours, en particulier par son dis­cours écrit, l’homme réussit à maintenir l’erreur au sein même de la réalité. S’il arrive à la Nature de commettre une erreur (une malformation animale, par exemple), elle l’élimine immédiate­ment (l’animal meurt ou, du moins, ne se propage pas). Seules les erreurs commises par l’homme durent indéfiniment et se propa­gent au loin grâce au langage. Et on pourrait définir l’homme comme une erreur qui se maintient dans l’existence, qui dure dans la réalité. Or, puisque erreur signifie désaccord avec le réel, puisque est faux ce qui est autre que ce qui est, on peut dire aussi que l’homme qui se trompe est un Néant qui néantit dans l’Être, ou un « idéal » qui est présent dans le réel.

L’homme est seul à pouvoir se tromper sans devoir pour cela disparaître : il peut continuer à exister tout en se trompant sur ce qui existe ; il peut vivre son erreur ou dans l’erreur ; et l’erreur ou le faux, qui ne sont rien en eux-mêmes, deviennent réels en lui. Et l’expérience mentionnée nous montre comment, grâce à l’homme, le néant du midi passé peut être réellement présent, sous forme d’une phrase erronée, dans le présent réel des douze heures et cinq minutes.

Mais ce maintien de l’erreur dans le réel n’est possible que parce qu’est possible sa transformation en une vérité. C’est parce qu’elle peut être corrigée que l’erreur n’est pas néant pur. Et l’expérience montre que les erreurs humaines se corrigent effec­tivement au cours du temps et deviennent des vérités. On peut même dire que toute vérité au sens propre du terme est une erreur corrigée. Car la vérité est plus qu’une réalité : c’est une réalité révélée ; c’est la réalité plus la révélation de la réalité par le dis­cours. Il y a donc au sein de la vérité une différence entre le réel et le discours qui révèle. Mais une différence s’actualise sous forme d’une opposition, et un discours opposé au réel est précisé­ment une erreur. Or une différence qui ne se serait jamais actua­lisée ne serait pas réellement une différence. Il n’y a donc réelle­ment une vérité que là, où il y a eu une erreur. Mais l’erreur n’existe réellement que sous forme du discours humain. Si donc l’homme est seul à pouvoir se tromper réellement et vivre dans l’erreur, il est aussi seul à pouvoir incarner la vérité. SI l’Être dans sa totalité n’est pas seulement Être pur et simple (Sein), mais Vérité, Concept, Idée ou Esprit, — c’est uniquement parce qu’il implique dans son existence réelle une réalité humaine ou parlante, capable de se tromper et de corriger ses erreurs. Sans l’Homme, l’Être serait muet : il serait là (Dasein), mais il ne serait pas vrai (das Wahre).

L’exemple de Hegel montre comment l’homme arrive à créer et à maintenir une erreur dans la Nature. Un autre exemple, qui ne se trouve pas chez Hegel, mais qui illustre bien sa pensée, permet' de voir comment l’homme réussit à transformer en vérité l’erreur qu’il a su maintenir dans le réel en tant qu’erreur.

Supposons qu’au Moyen âge un poète ait écrit dans un poème : « en ce moment un homme survole l’océan ». C’était sans aucun doute une erreur, et elle est restée telle pendant, de longs siècles. Mais si nous relisons maintenant cette phrase, il y a de fortes chances que nous lisions une vérité, car il est presque sûr qu’en ce moment un aviateur quelconque soit au dessus de l’Atlantique par exemple.

Nous avons vu précédemment que la Nature (ou l’Être donné) peut rendre fausse une vérité humaine (que l’homme réussit néanmoins à maintenir indéfiniment en tant qu’erreur). Et nous voyons maintenant que l’homme peut transformer en vérité sa propre erreur. Il a commencé par se tromper (volontairement ou non, peu importe) en parlant de l’animal terrestre de l’espèce homo sapiens comme d’un animal volant ; mais il a fini par énoncer une vérité en parlant du vol d’un animal de cette espèce. Et ce n’est pas le discours (erroné) qui a été changé pour devenir conforme à l’Être donné (Sein) ; c’est cet Être qui fut transformé pour devenir conforme au discours.

L’action qui transforme le réel donné en vue de rendre vraie une erreur humaine, c’est-à-dire un discours qui était en désac­cord avec ce donné, s’appelle Travail : c’est en travaillant que l’homme a construit l’avion qui a transformé en vérité l’erreur (volontaire) du poète. Or, le travail est une négation réelle du donné. L’Être qui existe en tant qu’un Monde où l’on travaille implique donc un élément négatif ou négateur. C’est dire qu’il u une structure dialectique. Et c’est parce qu’il l’a qu’il y a en lui un discours qui le révèle, qu’il est non pas seulement Être-donné, mais Être-révélé ou Vérité, Idée, Esprit. La vérité est une erreur devenue vraie (ou « supprimée dialectiquement » en tant qu’erreur); or, c’est la négation réelle du donné par le Travail qui transforme l’erreur en vérité ; la vérité est donc nécessairement dialectique en ce sens qu’elle résulte de la dialectique réelle du travail. Aussi, l’expression verbale vraiment adéquate de la vérité doit-elle tenir et rendre compte de son origine dialectique, de sa naissance à partir du travail que l’homme effectue au sein de la Nature.

Ceci s’applique à la vérité qui se rapporte au Monde naturel, c’est-à-dire au discours qui révèle la réalité et l’être de la Nature. Mais la vérité se rapportant à l’homme, c’est-à-dire le discours qui révèle la réalité humaine, est également dialectique, en ce sens qu’elle résulte d’une négation réelle du donné humain (ou social, historique) et doit en rendre compte.

Pour s’en rendre compte, il faut envisager un cas où une «erreur morale » (= crime) se transforme en « vérité » ou en vertu. Car toute morale est une anthropologie implicite, et c’est de son être même que l’homme parle lorsqu’il juge moralement ses actions.

Supposons donc qu’un homme assassine son roi pour des rai­sons politiques. Il croit bien agir. Mais les autres le traitent en criminel, l’arrêtent et le mettent à mort. Dans ces conditions, il est effectivement un criminel. Ainsi le Monde social donné, tout comme le Monde naturel, peut transformer une vérité humaine (« subjective », c’est-à-dire une « certitude ») en erreur.

Mais supposons que l’assassinat en question déclenche une révolution victorieuse. Du coup, la société traite l’assassin en héros. Et dans ces conditions, il est effectivement un héros, un modèle de vertu et de civisme, un idéal humain. L’homme peut donc transformer un crime en vertu, une erreur morale ou anthropo­logique en une vérité. 

Comme dans l’exemple de l’avion, il s’agit ici encore d’une transformation réelle du Monde existant, c’est-à-dire d’une néga­tion active du donné. Mais là il s’agissait du Monde naturel, tandis qu’ici il est question du Monde humain ou social, histo­rique. Et si là l’action négatrice était Travail, elle est ici Lutte (Lutte à mort pour la reconnaissance, Anerkennen). Mais dans les deux cas il y a négation active effective du donné, ou comme dit Hegel : « mouvement dialectique » du réel.

C’est cette négation active ou réelle du donné, effectuée dans la Lutte et par le Travail, qui constitue l’élément négatif ou néga­teur déterminant la structure dialectique du Réel et de l’Être. Il s’agit donc bien d’un Réel dialectique et d’une Dialectique réelle. Mais cette Dialectique a une « superstructure » idéelle, un reflet en quelque sorte dans la pensée et le discours. En particulier, au cours de l'histoire, une philosophie (au sens large) est chaque fois venue rendre compte de l'état de choses réalisé à un tournant décisif de l'évolution dialectique du Monde..."


 Jean Hyppolite (1907-1968)

Jean Hyppolite a écrit la première traduction française de la "Phénoménologie de l'esprit" et publié un grand commentaire de cet ouvrage, intitulé "Genèse et structure de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel" (Paris, Aubier-Montaigne, 1946). Il entra à l'École normale supérieure en même temps que Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Raymond Aron. Il assista aux cours de Kojève sur la Phénoménologie de l'esprit de Hegel à l'EHESS et considérait Maurice Merleau-Ponty comme son « frère ». Il fut le professeur de Gilles Deleuze et de Michel Foucault au lycée Henri-IV et, de 1954 à 1963, dirigea l'École normale supérieure, qu'il orienta vers la recherche. De 1963 à 1968, il fut également professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d'« Histoire de la pensée philosophique ». Louis Althusser figure aussi parmi ses élèves. Grand historien de la philosophie, il écrivit beaucoup sur Karl Marx et Hegel.

  

Bibliographie: 

1944 -  Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel

1946  - Genèse et structure de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel

1953 - Logique et existence, essai sur la logique de Hegel

1955 -  Études sur Marx et Hegel

1963 - Sens et existence dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty

1971 - Figures de la pensée philosophique, Ecrits 1931-1968

 

Génèse et structure de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel

Pour Jean Hyppolite, la Phénoménologie n’est pas seulement une grande œuvre du passé historique de la philosophie, l’un de ses monuments qui, assez inexplicablement, restait encore en France à découvrir, mais elle répond aux besoins d’une actualité et d'un contexte philosophique qui a évolué : " il n'est pas difficile de voir que notre temps est un temps de gestation et de transition à une nouvelle période; l'esprit a rompu avec le monde de son être-là et de la représentation qui a duré jusqu'à maintenant; il est sur le point d'enfouir ce monde dans le passé, et il est dans le travail de sa propre transformation. En vérité, l'esprit ne se trouve jamais dans un état de repos, mais il est toujours emporté dans un mouvement indéfiniment progressif ... ainsi l'esprit qui se forme mûrit lentement et silencieusement jusqu'à sa nouvelle figure, désintègre fragment par fragment l'édifice de son monde précédent .."

 


Jean Hyppolite entreprend donc de traduire Hegel. Pourquoi? Pour rétablir un lien entre raison philosophique et histoire, à une époque où la pensée philosophique française privilégiait une sorte d'universalisme (a)historique. "Pour nous, Français, la vision du monde de Hegel, quel que soit le jugement que nous devions porter sur elle, est indispensable à connaître. Selon Hegel, raison et histoire s’interprètent l’une par l’autre… De Descartes à Bergson notre philosophie semble se refuser à l’histoire, elle est plutôt dualiste et cherche la liberté dans la réflexion du sujet sur lui-même." (Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, 1948).  Dans le même temps, Alexandre Koyré montre la pauvreté des études hégéliennes, en France, au début du xxe siècle et son influence sur l'ensemble de la pensée universitaire ou non (Renan, Taine, Boutroux, etc).

 Mais pourquoi cet intérêt pour les philosophies de l'histoire? Quelle finalité était donc recherchée? La philosophie allemande dans son ensemble, depuis l'éclatement de la postérité de Hegel, a fasciné une partie de la pensée philosophique française, recherchant un nouveau souffle, tentant de réintégrer dans sa réflexion de nouveaux axes de pensée que la barrière de la langue a souvent obscurci. Alors que la génération de Jean Hyppolite se réapproprie Hegel dans le texte, c'est l'ombre de Marx qui surgit alors et enrichit le questionnement. Alors que la philosophie de l'histoire que formalise Hegel se borne, au fond, à reconduire la réalité, à accepter ce monde en se situant hors de ce même monde (cf.Karl Löwith, "De Hegel à Nietzsche" ), Marx au contraire introduit une philosophie de l'histoire qui appelle l'homme à construire son monde. L'époque n'est pas encore à travailler ce nouveau chantier, mais les générations qui suivent vont s'approprier cet axe de pensée, et ce d'autant plus qu'avec Marx et le marxisme nous entrons dans le concret de l'économique, du social et du politique. Dans les années 1930 et 1940, en Allemagne, Raymond Aron intègrera Dilthey, Rickert, Simmel et Weber, et Jean-Paul Sartre s’intéressera à Husserl et à la phénoménologie.La montée des totalitarismes et la seconde guerre mondiale ne seront pas étrangers au rejet quasi unanime de cet "idéalisme universitaire" qui neutralisait toute velléité de penser autrement, au profit d'une "philosophie de l'histoire" rendue visible et palpable.

 


Alexandre Koyré (1892-1964)

Alexandre Koyré est un philosophe et historien des sciences qui a quitté la Russie en 1898. À Göttingen, il assiste aux cours du philosophe Edmund Husserl et du mathématicien David Hilbert. Ses travaux d’épistémologie et d’histoire des sciences portent sur Galilée, sur la naissance de la physique moderne au XVIIe siècle  ainsi que sur la cosmologie aux XVIe et XVIIe siècles. Il entend retrouver, dans leur contexte historique, culturel et idéologique, les conditions originelles de la production des savoirs scientifiques. Il partage avec Gaston Bachelard une conception discontinuiste de l’histoire des sciences. Passer du « monde clos » de la cosmologie aristotélicienne à la théorie d’un « univers infini » d'Isaac Newton suppose ainsi une transformation radicale des bases métaphysiques sur lesquelles repose la physique.    

Bibliographie: 

1929. La philosophie de Jacob Boehme. Etudes sur les origines de la Métaphysique allemande

1929. La philosophie et le problème national en Russie au début du XIXe siècle

1939. Etudes galiléennes, Paris, Hermann& Cie.

1945. Introduction à la lecture de Platon

1955. Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand 

1957. Du monde clos à l’univers infini (From the Closed World to the Infinite Universe)

1961. La révolution astronomique : Copernic, Kepler, Borelli

1961. Etudes d’histoire de la pensée philosophique

1962. Introduction à la lecture de Platon, suivi de Entretiens sur Descartes

1965. Newtonian Studies, London, Chapman& Hall

1966. Etudes d’histoire de la pensée scientifique

1986. De la mystique à la science : cours, conférences et documents. 1922-1962

 

"Etudes galiléennes" (1939)

Quatre tomes : I : A l’aube de la science classique ; II : La loi de la chute des corps. Descartes et Galilée ; III : Galilée et la loi d’inertie.

Alexandre Koyré ne s'attache pas tant à la personne de Galilée qu'à la révolution scientifique dont il est l'un des acteurs. Par quel processus la physique et la cosmologie scolastiques s'effacent-elles devant l'astronomie et la mécanique nouvelles? Comment en vient-on à découvrir la loi de la chute des corps et le principe d'inertie? 

"... Une telle mutation — une des plus importantes, si ce n’est la plus importante depuis l’invention du Cosmos par la pensée grecque — fut, certainement, la révolution scientifique du dix-septième siècle, profonde transformation intellectuelle dont la physique moderne, ou plus exactement classique,  fut à la fois l’expression et le fruit.

Cette transformation, on a voulu parfois la caractériser, et l’expli­quer, par une espèce de renversement de l’attitude spirituelle tout entière : la vie active prenant désormais le pas sur la vie contempla­tive, l’homme moderne chercherait une domination de la nature, tandis que l’homme médiéval, ou antique, n’en poursuivait que la contemplation. Le mécanisme de la physique classique — galiléenne, cartésienne, hobbienne, science active, opérative, devant faire de l’homme « le maître et possesseur de la nature » — s’expliquerait donc par ce désir de domination, d’action ; serait une simple trans­position de cette attitude, une application à la nature des catégories de pensée de l'homo faber ; la science cartésienne — et à fortiori celle de Galilée — serait, comme on l’a dit, « une science d’ingénieur». Juste, sans doute, en général, et même quelquefois en détail (il suffit de penser au renversement de valeur, et de status ontologique, entre contemplation et action qui s’effectue dans la philosophie moderne ; il suffit de penser à certaines explications, ou images, de la physique cartésienne, avec ses poulies, ses cordes et ses leviers), cette conception nous paraît présenter tous les défauts d’une explication globale. Elle néglige, en outre, l’effort technolo­gique du moyen âge, l’attitude spirituelle de l’alchimie. Enfin, l’atti­tude activiste qu’elle décrit est celle de Bacon (dont le rôle, dans l’his­toire de la révolution scientifique, a été parfaitement négligeable), non celle de Descartes, ni de Galilée, et le mécanisme de la physique     classique, loin d’être une conception de l’artisan, ou de l’ingénieur, en est justement la négation.

On a aussi souvent parlé du rôle de l’expérience, de la naissance d’un «sens expérimental». Et, sans doute, le caractère expéri­mental delà science classique en forme-t-il un des traits les plus caracté­ristiques. Mais, en fait, il s’agit là d’une équivoque : l’expérience, dans le sens de l’expérience brute, d’observation du sens commun, n’a joué aucun rôle, sinon celui d’obstacle, dans la naissance de la science classique ; et la physique des nominalistes parisiens — et même celle d’Aristote — en était, souvent, bien plus proche que celle de Galilée. Quant à l’expérimentation — interrogation métho­dique de la nature — elle présuppose et le langage dans lequel elle pose ses questions, et un vocabulaire permettant d’interpréter les réponses. Or, si c’est dans un langage mathématique, ou plus exacte­ment géométrique, que la science classique interroge la nature, ce langage, ou plus exactement la décision de l’employer, — décision qui correspond à un changement d’attitude métaphysique, — ne pouvait, à son tour, être dictée par l’expérience qu’elle allait condi­tionner. 

On a, d’autre part, plus modestement, cherché à caractériser la physique classique, en tant que physique, par certains de ses traits saillants. Ainsi on a insisté sur le rôle que jouent dans la physique galiléenne les notions connexes de vitesse et de force, de « mo­ment », en les interprétant comme exprimant une intuition très profonde, l’intuition de Yintensité des processus physiques et même de leur intensité dans l’instant. Très juste, sans doute, — il suffit de songer à l’instantanéisme de la physique cartésienne, à la notion d’élément ou moment de vitesse, c’est-à-dire de la vitesse dans l’instant, — cette caractéristique s’applique cependant bien mieux à la physique newtonienne, fondée sur la notion de force, qu’à la physique de Descartes ou de Galilée qui cherchent à l’évi­ter. Et encore mieux, à la physique « parisienne » des Buridan et des Nicole Oresme. La physique classique est, certes, une dyna­mique. Ce n’est pas comme telle, cependant, qu’elle prend nais­sance. Elle apparaît, d’abord, comme une cinématique.

On a enfin essayé de caractériser la physique classique par le rôle qu’y joue le principe d’inertie. Juste, sans aucun doute, — il suffit de songer au rôle fondamental de la notion d’inertie dans toute la science classique, au fait que, inconnu des anciens, ce prin­cipe sous-tend implicitement la physique galiléenne et porte expres­sément celle de Descartes, — cette caractéristique nous semble un peu superficielle. Il ne suffit pas de constater le fait. Il faudrait expliquer pourquoi la physique moderne a pu adopter le principe d’inertie, c’est à dire expliquer pourquoi et comment cette notion, qui nous paraît, à nous, douée d’une évidence supérieure, a pu ac­quérir ce status d’évidence apriorique, tandis que pour les Grecs, ainsi que pour les penseurs du moyen âge, elle se présentait, au contraire, comme affectée d’une évidente et irrémédiable absur­dité.

Aussi croyons-nous, que l’attitude intellectuelle de la science classique pourrait être caractérisée par ces deux moments, étroite­ment liés d’ailleurs : géométrisation de l’espace, et dissolution du Cosmos,c’est-à-dire disparition, à l’intérieur du raisonnement scien­tifique, de toute considération à partir du Cosmos ; substitution à l’espace concret de la physique prégaliléenne de l’espace abstrait de la géométrie euclidienne. C’est cette substitution qui permet l’invention de la loi d’inertie.

Nous avons déjà dit que cette attitude intellectuelle nous parait avoir été le fruit d’une mutation décisive : c’est ce qui explique pour­quoi la découverte de choses qui nous paraissent aujourd’hui enfan­tines avait coûté de longs efforts — pas toujours couronnés de succès — aux plus grands génies de l’humanité, à un Galilée, à un Descartes. C’est qu’il s’agissait non pas de combattre des théories erronées, ou insuffisantes, mais de transformer les cadres de l’intelligence elle- même ; de bouleverser une attitude intellectuelle, fort naturelle en somme, en lui en substituant une autre, qui ne l’était aucune­ment. Et c’est cela qui explique pourquoi — malgré les apparences contraires, apparences de continuité historique sur lesquelles Caverni et Duhem ont surtout insisté — la physique classique, sortie de la pensée de Bruno, de Galilée, de Descartes ne continue pas, en fait, la physique médiévale des "précurseurs parisiens de Galilée" : elle se place d'emblée sur un plan différent, sur un plan que nous aimerions qualifier d'archimédien. En effet, le précurseur et le maître de la physique classique, ce n'est pas Buridan ou Nicole Oresme, mais Archimède .."

 

Du monde clos à l’univers infini (1957)

Alexandre Koyré analyse l'ampleur des bouleversements intellectuels provoqués par l'abandon dans l'astronomie moderne d'un cosmos géocentrique, hiérarchisé et fini tel que les Grecs l'appréhendaient, au profit d'un univers conçu comme infini.  "Il faut reconnaître, cependant, que la route qui, du monde clos des Anciens mène au monde ouvert des Modernes, a été parcourue avec une vitesse surprenante : cent ans à peine séparent le De Revolutionibus Orbium Coelestium de Copernic (1543) des Principia Philosophiae de Descartes (1644); à peine quarante ans ces Principia des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica de Newton (1687). Vitesse d'autant plus surprenante que cette route est bien difficile, pleine d'obstacles et de passages dangereux ou, pour le dire plus simplement, que les problèmes posés par l'infinitisation de l'Univers sont trop profonds, les implications des solutions s'étendent trop loin pour permettre un progrès continu et constant..."

 

Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand (1955)

Les mystiques et alchimistes allemands du XVIe siècle marquent un tournant dans l'évolution intellectuelle et un renouveau dont l'importance est souvent négligée. Alexandre Koyré examine quatre figures clefs (en montrant en particulier la place capitale qu'occupe Paracelse) dans ce volume d'une profondeur et d'une clarté admirables : Caspar Schwenckfeld (1490-1561), Sébastien Franck (1499-1542), Valentin Weigel (1533-1588), Paracelse (1493-1541)

 

"Paracelse (1493-1541) - 

Il y eut à son époque, — époque si curieuse, si vivante et si passionnée —, peu de gens dont l’œuvre eut un retentissement plus grand, une influence plus considé­rable, qui eût provoqué des luttes plus ardentes que l’œuvre et la personne de Théophraste Paracelse, ou, comme parfois il se nommait lui-même, Aureolus Theophrastus Bombastus Paracelsus, docteur en médecine, docteur en théologie, docteur utriusque iuris ; peu de gens qui aient connu une admiration aussi grande, une hostilité aussi implacable, que ce personnage décon­certant ; peu de gens aussi, sur l’œuvre et la pensée desquels nous soyons moins renseignés que sur la sienne.

Qui était-il, ce vagabond génial ? Un savant profond qui aurait, dans sa lutte contre la physique aristoté­licienne et la médecine classique, posé les bases de la médecine expérimentale moderne ? Un précurseur de la science rationnelle du XIXe siècle? Un médecin érudit génial, ou un charlatan ignorant, vendeur d’orvietan superstitieux, astrologue, magicien, faiseur d’or, etc. ? Un des plus grands esprits de la Renaissance, ou un héritier attardé de la mystique du moyen âge, « un gothique » ? Un cabaliste panthéiste, adepte d’un vague néoplatonisme stoïcisant et de la magie naturelle ? ou, au contraire, est-il « le médecin », c’est-à-dire l’homme qui se penchant sur l’humanité souffrante aurait trouvé et formulé une conception nouvelle de la vie, de l’uni­vers, de l’homme et de Dieu  ? Un esprit profondément chrétien, qui aurait, dans les solitudes des montagnes suisses, tenté une « réformation » à sa guise et prêché une religion évangélique, très pure et très élevée, une religion mystique sans clergé, sans dogmes et sans rites ? Ou enfin, un chrétien qui, malgré toutes ses opinions souvent hétérodoxes ou même hérétiques serait resté fidèle à son Église et aurait finalement pré­féré le catholicisme aux nouvelles Églises protestantes ?

On trouve toutes ces opinions dans l’énorme litté­rature paracelsiste, — sans compter les écrits des théosophes et des occultistes de tout ordre qui voient en Paracelse un de leurs grands maîtres, un des adeptes de la science secrète, et cherchent à démontrer l’iden­tité de son enseignement avec celui des « sages philo­sophes de l’Inde » — et la seule chose que l’on ne trouve pas, c’est une analyse exacte et patiente de ses idées, du monde dans lequel il vivait, du monde des idées dans lequel se mouvait sa pensée.

Nous ne prétendons évidemment pas, dans les quel­ques pages qui vont suivre, remplacer cette monogra­phie qui nous manque ; et tout ce que nous chercherons à faire, c’est donner une esquisse rapide de sa Weltanschauung. Nous renoncerons également à toute étude des sources et des influences, ainsi qu’à tout établissement de rapports et de parallèles. 

Ce qu’il y a de plus difficile — et de plus nécessaire — lorsque l’on aborde l’étude d’une pensée qui n’est plus la nôtre, c’est — comme l’a admirablement montré un grand historien — moins d’apprendre ce que l’on ne sait pas, et ce que savait le penseur en question, que d’oublier ce que nous savons ou croyons savoir. Il est parfois, ajouterons-nous, nécessaire non seulement d’oublier des vérités qui sont devenues parties inté­grantes de notre pensée, mais même d’adopter certains modes, certaines catégories de raisonnement ou du moins certains principes métaphysiques qui, pour les gens d’une époque passée, étaient d’aussi valables et d’aussi sûres bases de raisonnement et de recherche que le sont pour nous les principes de la physique mathé­matique et les données de l’astronomie  .

C’est en oubliant cette précaution indispensable, en cherchant dans Paracelse et les penseurs de son époque des « précurseurs »  de notre pensée actuelle, en leur posant des questions auxquelles jamais ils n’ont pensé et auxquelles jamais ils n’ont cherché de réponses que l’on arrive, croyons-nous, et à méconnaître profondé­ment leur œuvre, et à les enfermer dans les dilemmes qui, contradictoires pour nous, ne l'étaient peut-être pas pour eux..."

 

"Etudes d’histoire de la pensée philosophique" (1961)

Voici, en pendant aux "Études d’histoire de la pensée scientifique", les "Études d’histoire de la pensée philosophique" réunies par Alexandre Koyré quelque trois ans avant sa mort en 1964. Les lecteurs des "Études newtoniennes" (Gallimard, 1968) connaissent l'ampleur de ce maître de lecture, qui avait restauré l’art des grands commentateurs. Ils en retrouveront ici la curiosité inlassable, des paradoxes de Zénon à Martin Heidegger, des questions sur le vide et l’espace infini au XIVe siècle à celles qui se posent sur le machinisme, de Spinoza à Condorcet ou Louis de Bonald. Ils y admireront deux articles désormais classiques, rédigés à des dates (1931-1934) où Hegel n’était pas à la mode en France : l’un sur le temps d’après la logique d’Iéna, dont la doctrine inspirera la phénoménologie de Husserl, de Heidegger et de Sartre; l’autre sur la langue et la terminologie hégéliennes, où beaucoup auront la surprise de découvrir sous le langage en apparence le plus abstrait et le plus technique un vocabulaire concret, vivant, nourri d’expressions populaires, en sorte qu’une des meilleures initiations à Hegel serait un dictionnaire histo­rique de la langue allemande.

Partout, au cours de ces Études, on s’instruira aux leçons d’une histoire qui se veut historique en préservant, sans modernisation, l’originalité des auteurs, — et histoire de la pensée philosophique en excluant le « document psychologique » ou sociologique qui compromettrait l’autonomie de l’esprit." (Editions Gallimard)

"Hegel à Iéna - La philosophie de Hegel - c’est là un point sur lequel tous ses historiens et tous ses commentateurs sont d’accord

- est une philosophie extraordinairement difficile. Chose curieuse, Hegel a été le maître incontesté de toute une génération; il a formé de nombreux élèves; il a même été - dans une mesure dont l’histoire de la philosophie moderne offre peu d’exemples, si tant est qu’elle en offre du tout - le chef d’une école; son influence, au cours du XIXe siècle, a été sans pareille, en Allemagne comme à l’étranger; son œuvre a suscité des commentaires sans nombre et une admiration sans égale : il eût été naturel de s’attendre à pouvoir entrer de plain-pied dans l’édifice de la pensée hégélienne. Et pourtant, il n’en est rien.

Lorsqu’on lit Hegel - nous croyons que, du moins dans leur for intérieur, tous ses lecteurs nous donneront raison - on a, assez souvent, l’impression de ne rien comprendre. On se demande : mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire? Et même parfois - tout bas - : est-ce que cela veut dire quelque chose? On a, bien plus souvent encore, même lorsqu’on comprend, ou croit comprendre, une impression pénible : celle d’assister à une espèce de sorcellerie ou de magie spirituelle. On est émerveillé, frappé : on ne suit pas.

Nous avons dit ailleurs quelques-unes des raisons qui nous rendent Hegel tellement difficile. Difficultés de lan­gage; de terminologie; d’attitude mentale... Mais il y en a d’autres. Peut-être plus profondes encore; plus intimes. La pensée de Hegel est trop abrupte. Il va par bonds; il voit des rapports là où nous n’arrivons pas à les aper­cevoir  . Il passe par des voies qui, bien souvent, nous restent impraticables, sans nous faire voir pourquoi il les choisit de préférence à d’autres. Le plus souvent, d’ailleurs, il passe par des chemins qui nous restent inconnus.

C’est cette impression de magie, de mystère, qui a fait parler du «secret de Hegel» , qui a fait dire que Hegel ne nous avait pas révélé les principes de sa méthode et que, ayant de main de maître pratiqué la méthode dialectique, il n’avait, cependant, rien fait pour l’enseigner ; et même, que sa pensée avait, en général, un rythme différent de la nôtre : Hegel penserait «en cercle» tandis que nous, nous penserions «en ligne droite» .

A ces obstacles qu’il faut franchir pour pénétrer à l’inté­rieur de la pensée hégélienne, s’ajoute le fait que, jusqu’ici du moins, nous n’étions pas renseignés — ou presque pas — sur la formation même de cette pensée. Hegel n’apparaît à la lumière du jour qu’armé déjà de pied en cap . Car, non seulement la "Phénoménologie de l’esprit", mais même les articles et les comptes rendus de l’époque de Iéna  — malgré leurs réticences voulues  — laissent entrevoir une pensée très avancée déjà sur la voie du système et ne sont, en fait, entièrement compréhensibles qu’à la lumière des textes contemporains et postérieurs.

C’est ce qui explique, en partie du moins, l’impression profonde produite par le célèbre mémoire de Dilthey et la publication, par H.Nohl, des "Écrits théologiques de jeunesse" de Hegel . On avait enfin la préhistoire de la pensée hégélienne, enfin on pouvait la saisir in statu nascendi et non dans cet état d’achèvement désespérant dans lequel elle se présentait jusque-là.

C’était d’ailleurs un Hegel tout nouveau, assez inattendu, que nous révélaient les "Écrits de jeunesse". Un Hegel humain, vibrant, souffrant. Un Hegel qui trouvait sa place dans le mouvement spirituel de l’époque et non seulement dans le tableau, chronologique et systématique, des systèmes. L’exégèse hégélienne en fut complètement bouleversée et l’on peut dire (sans trop exagérer, croyons-nous) que toute l’interprétation moderne de Hegel - jusques et y compris le très bel ouvrage de M. Jean Wahl - a été dominée par l’impression produite par les "Écrits de jeunesse", par l’image du jeune Hegel romantique, par le désir de retrouver sous l’acier glacé des formules dialectiques, quelque chose de l’ardeur passionnée qui animait l’ami de Hölderlin et de Schelling. A quelques exceptions près, exceptions mal­heureuses d’ailleurs, c’est dans les "Écrits de jeunesse" que l’on chercha la clef du hégélianisme - ou, du moins, le vrai Hegel -; c’est à la lumière de ces écrits-là que l’on cherchera l'interprétation de la "Logique" et de l' "Encyclopédie". Cet engouement pour les "Ecrits de jeunesse", on le comprend sans peine. Le jeune Hegel, l'ami des romantiques, est certainement plus attrayant que l'idéologue de l'Etat prussien.."

 

"Etudes d’histoire de la pensée scientifique" (1966)

En parallèle aux Études d'histoire de la pensée philosophi­que (Gallimard 1971), voici des Études d'histoire de la pensée scientifique : elles complètent les Études galiléennes (1940), La Révolution astronomique. Copernic, Kepler, Borelli (1961), Du monde clos à l'univers infini (1952, trad. 1962), les Études newtoniennes (Harvard, 1965 — Gallimard, 1968).

"Cette histoire s’étend du Moyen Age à Pascal. On connaît la méthode méticuleuse d’Alexandre Koyré : le retour aux textes mêmes. Des textes qui nous dépaysent parce qu’ils ont été écrits dans une langue scientifique morte, par une pensée qui n’est plus, ou ne semble plus être, la nôtre. Alors, à quoi bon ? A rien, pour le simple technicien de la science : il n’a pas à s’occuper d’histoire. Mais, du même coup, il ne s’occupe plus de l'homme, car l’histoire est humaine ; il ne sait même plus ce qu’il fait, ses buts ayant perdu leurs fins ; il manque du recul qui permet, seul, de comprendre en quoi nous pouvons être, momenta­nément, «modernes» ; il ne peut traduire ce «momentané­ment» que par «relativement».

Alexandre Koyré a toujours cru que la science consistait dans la recherche de la vérité, la théorie : «Aussi surprenant que cela puisse nous paraître, on peut édifier des temples et des palais, et même des cathédrales, creuser des canaux et bâtir des ponts, développer la métallurgie et la céramique, sans posséder de savoir scientifique — ou en n’en possédant que les rudiments.» La science n’est pas nécessaire : n’exa­gérons pas son rôle historique. On voit quel intérêt celui qui n’est pas un simple techni­cien rentable trouve en l’histoire de la science : situer sou modernisme à travers les révolutions qui ont secoué et se­couent le monde scientifique ; le situer dans l’unité do la pensée humaine." (Editions Gallimard)

 


Bernard Groethuysen (1880-1946)

Bernard Groethuysen s'est employé à faire connaître en France la philosophie allemande, dont Husserl. Il est né à Berlin, a suivi des cours de philosophie (W. Dilthey dont l’influence a été profonde sur lui), mais aussi d’économie (G. Schmoller), de psychologie (C. Stumpf), d’histoire de l’art (H. Wölfflin) et a soutenu une thèse de doctorat sur la sympathie (1904) où se trouvaient mêlées psychologie et histoire de l’art. Après guerre, il n’a cessé de circuler entre Berlin où il était assistant (1920), puis professeur (1931-1932), et la France, où il exerçait diverses activités (collaboration à plusieurs revues dont la NRF, création de la « Bibliothèque des idées » chez Gallimard) et où il s’est installé définitivement en 1933. Il a joué un rôle déterminant dans la publication par Gallimard de la première traduction de Heidegger. 

 

Les Origines de l’esprit bourgeois en France (Gallimard, 1927) 

« Il s'agit ici de creuser plus loin que les idées, de faire paraître, parler, cet être prudent, effacé, qu'était le bourgeois d'autrefois. On n'y parviendra pas sans ruse. [...] Le détour imaginé par Bernard Groethuysen est celui-ci : ne pouvant écouter les bourgeois, il a écouté les curés, et, à travers leurs propos, il a deviné maintes choses. [...] ce n'est pas Voltaire, ni Rousseau, dont Bernard Groethuysen est curieux, c'est du Français moyen, et pour se rapprocher de lui, il s'assied au prêche avec lui. Soupçonnait-on qu'après tant de travaux une source considérable pour la connaissance du XVIIIe siècle restait négligée ? »

Le sujet du livre participe à un champ problématique en pleine effervescence en Allemagne au début du xxe siècle : l'émergence de la modernité économique, morale et intellectuelle et ses rapports avec la religion. Groethuysen est en effet le premier auteur allemand à s'intéresser aux rapports entre religion et modernité en France. "La bourgeoisie est sans mystère. C'est un phénomène social d'ordre essentiellement profane, régi uniquement par les lois de ce monde, sans qu'il soit nécessaire pour l'expliquer de remonter plus haut et de faire appel aux conseils de la divine Providence."  

 

Mythes et portraits (1947)

« Par nature, Groethuysen préférait les questions aux réponses. Ou plutôt il n'avait de repos qu'il n'eût retrouvé, sous chaque réponse, la question qui la provoquait : sans cesse en quête d'une pensée qui n'arrêtât pas la pensée, et pour le reste faisant confiance à l'esprit, tout assuré qu'il n'est point d'idée - si absurde ou folle qu'elle paraisse - qui ne tienne aux autres idées par quelque fil ténu. Indépendance est peu dire. Tel, qui prétend aimer la liberté, n'a de cesse qu'il n'ait fait mettre en prison les ennemis (dit-il) de la liberté. Mais Groethuysen témoignait de cette liberté la forme la plus noble - ou la seule, - qu'on puisse nommer de ce nom. Il préférait à ses idées, les idées de ses amis - celles même des indifférents, ou de ses adversaires. Il tenait que chaque pensée mendie d'être repensée. Ainsi parcourait-il le monde des doctrines et nulle idée, qui se présentait à lui, ne l'avait attendu en vain. »

 

Anthropologie philosophique (1953)

Groethuysen entend privilégier non la philosophie pour la philosophie, mais l'exercice de la philosophie. "L'anthropologie philosophique, c'est la réflexion sur soi, l'essai toujours renouvelé que fait l'homme pour arriver à se comprendre. La réflexion sur soi peut toutefois signifier deux choses, selon que l'homme s'en tient à ce qui lui est arrivé dans la vie et veut se représenter lui-même, ou selon que la vie et lui-même deviennent pour lui un problème de la connaissance, selon donc qu'il pose la question sous l'angle de la vie ou sous celui de la connaissance. Tant qu'il demeure dans l'ensemble de la vie, il lui suffit de voir clair dans sa vie. Il exprime ce qu'il a vécu. Il parle par expérience personnelle; il cherche un sens à ce qui lui est arrivé et à ce qu'il a éprouvé. Qu'a-t-il besoin alors de concepts bien définis, de longues explications sur ce qu'est l'homme? Il se comprend lui-même et se fait comprendre aux autres. Cela lui suffit. Dans cet ordre de choses se classe l'infinie multiplicité des propos tenus par l'homme, à la fois sur lui-même et sur les autres, dont il se sert pour formuler ses expériences dans la vie. Il essaie d'avoir une vue d'ensemble sur sa vie et de lui donner de l'unité; il se fait sur elle des idées qui lui permettent d'en grouper les événements. Des dispositions d'esprit trouvent des formes sous lesquelles s'expriment certaines attitudes typiques envers les hommes et la vie. C'est le domaine que l'on pourrait désigner comme celui de la philosophie de la vie..."

 

Philosophie de la Révolution française, précédé de Montesquieu (1956)

La philosophie de la Révolution, selon Bernard Groethuysen, a pour tâche de montrer comment certains principes abstraits se concrétisent, deviennent des images vivantes qui correspondent aux impulsions de la volonté et personnifient en quelque sorte les buts vers lesquels tendent les hommes de l'époque. L'auteur examine un certain nombre de penseurs et d'écrivains, de Descartes à Rousseau, qui, par leurs idées, leurs doctrines, l'atmosphère intellectuelle qu'ils ont créée, ont préparé l'évolution des esprits qui a abouti à la Révolution. 


Jean Wahl (1888-1974) 

Professeur de philosophie à la Sorbonne de 1936 à 1967, Jean Wahl fut obligé de se réfugier aux États-Unis de 1941 à 1945, où il enseigna, après avoir été interné en tant que juif au camp de concentration de Drancy, d'où il s'échappa. Il introduisit une nouvelle lecture de la pensée hégélienne en France, à partir du motif de la "conscience malheureuse", dans les années 1930, avant même les célèbres conférences d'Alexandre Kojève. Il fut aussi un grand défenseur de la pensée de Kierkegaard. Ces engagements, qui s'expriment dans ses deux livres "Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel" (1929) et les "Études kierkegaardiennes" (1938) furent très controversés, dans le climat de la pensée dominante de l'époque. Il influença un certain nombre d'importants penseurs, tel Emmanuel Levinas et Jean-Paul Sartre ; il fut l'ami notamment de Vladimir Jankélévitch. Il est traditionnellement reconnu comme étant un philosophe de la pensée non systématique, et favorisant l'innovation et le concret. Il a également une œuvre poétique et a publié des articles sur Pierre Jean Jouve dont il était l'ami.  

Bibliographie: 

1929 - Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel

1932 - Vers le concret, Vrin 

1938 - Études kierkegaardiennes

1944 - Existence humaine et transcendance, Neufchâtel, La Baconnière 

1946 - Tableau de la philosophie française, Gallimard 

1947 - Petite histoire de l'existentialisme, Paris, L'Arche 

1948 - Poésie, pensée, perception, Paris, Calman-Levy 

1952 - La Pensée de l'existence 

1953 - Traité de Métaphysique

1954 - La Philosophie de l'existence

 

1956 - Vers la fin de l'ontologie

"Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel" (1929)

Préface :

"La philosophie de Hegel ne peut pas être réduite à quelques formules logiques. Ou plutôt ces formules recouvrent quelque chose qui n'est pas d'origine purement logique. La dialectique, avant d'être une méthode, est une expérience par laquelle Hegel passe d'une idée à une autre. La négativité est le mouvement même d'un esprit par lequel il va toujours au delà de ce qu'il est. Et c'est en partie la réflexion sur la pensée chrétienne, sur l'idée d'un Dieu fait homme, qui a mené Hegel à la conception de l'universel concret. Derrière le philosophe, nous découvrons le théologien, et derrière le rationaliste, le romantique.

Et sans doute peut-on faire observer que l'oeuvre de Hegel a été de triompher du romantisme, de rationaliser le dogme, et en même temps de faire pour ainsi dire disparaître dans l'ensemble intemporel où s'unissent finalement rationalité et réalité, les dissonances, et le tragique même du monde concret. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a au fond de sa philosophie un élément tragique, romantique, religieux, et que si en faire le tout de la philosophie de Hegel constituerait une erreur, cependant le tout de cette philosophie en est comme coloré. A l'origine de cette doctrine qui se présente comme un enchaînement de concepts, il y a une sorte d'intuition mystique et de chaleur affective. Plutôt encore que de problèmes intellectuels, Hegel est parti de problèmes moraux et religieux. La lecture de ses fragments de jeunesse apporte ici une confirmation à l'impression que l'on relire de la lecture de la Phénoménologie qui n'apparaît plus dès lors uniquement comme une introduction à la doctrine, mais en même temps comme un aboutissement, comme la narration et la conclusion des années de formation et de voyage à travers les systèmes. Ces fragments éclaircissent un second point qui apparaît d'abord comme très particulier, mais qui bientôt vient se placer comme au centre même de l'oeuvre. Que signifie l'expression de conscience malheureuse? ? Car si on voit clairement ce dont il s'agit quand Hegel examine dans la Phénoménologie le stoïcisme et le scepticisme, il n'en est pas tout à fait de même de ce stade qui leur succède. Cette conscience des contradictions qu'il étudie alors, n'est-ce pas quelque chose d'essentiel à l'âme de Hegel qui se trouve sans cesse en présence d'antinomies et d'antithèses et arrive péniblement, par un labeur qui est l'écho du labeur universel du «négatif», à la synthèse de ces contradictions ?

N'est-ce pas en même temps une grande expérience historique de l'humanité dont il parle ? Et cette expérience n'est-elle pas pour Hegel quelque chose de plus ? Avant d'être un philosophe, il a été un théologien. Bien plus, cette conscience malheureuse semble le signe d'un déséquilibre profond, mais malgré tout momentané, non seulement du philosophe, non seulement de l'humanité, mais aussi de l'univers qui dans l'humanité, dans le philosophe, prend conscience de lui-même. Elle est dans l'idée ce qu'il y a de non idéel, un élément sombre qu'il faut vaincre, et qui s'est formé au début de l'Univers quand l'idée est sortie de soi. Elle est le moyen terme, déchirure d'abord, puis médiation. Le moyen terme divise l'unité en jugements, mais va permettre ensuite de médiatiser les jugements, de réconcilier les éléments d'abord dissociés. Ainsi Hegel élève au niveau d'une description historique, puis à la hauteur d'un principe métaphysique, d'une part le sentiment de la séparation douloureuse et la

réflexion sur les antithèses, d'autre part le besoin d'harmonie et l'idée de notion. Les différents motifs hégéliens viennent résonner autour de ces thèmes fondamentaux : Aufhebung de la douleur dans le bonheur comme le concept est supprimé et sublimé dans la notion ; différence entre la mort de Dieu et le Dieu mort ; mort et rédemption du sensible.

Nous voyons ainsi la pensée de Hegel aux prises avec des concepts tout proches des sentiments. Les idées de séparation et d'union, avant d'être transformées l'une dans l'idée d'analyse, d'entendement, l'autre dans celle de synthèse, de notion, étaient éprouvées, senties. La séparation est douceur ; la contradiction est le mal; les éléments opposés sont des éléments non satisfaits. Il n'est pas étonnant que le mot de l'énigme, qu'il nommera raison, il le nomme d'abord amour. La notion capitale qui marque ici l'entrée de la théologie apologétique dans l'histoire qui elle-même devient une logique, c'est celle de conscience malheureuse.

Par ces réflexions, en même temps que nous étions entraînés vers la lecture des oeuvres de la maturité de Hegel, où ces idées seront intégrées, nous étions ramenés vers ses écrits de jeunesse. L'évolution même de Hegel, dans ces premiers écrits, semble gouvernée par une loi de contraste qui le fait aller de l'Aufklärung à une philosophie proche de celle du Sturm und Drang, puis de là revenir à l'Aufklärung interprétée grâce au kantisme; puis arriver à une critique radicale du kantisme et à une philosophie mystique. Et c'est après avoir été jusqu'à une sorte de divinisation de l'inconscient qu'il esquisse son système où la conscience est le terme le plus haut. Chaque fois Hegel a vécu profondément chacune de ces philosophies dont il s'est fait, dans sa jeunesse, successivement l'interprète ; chaque fois le résidu laissé de côté par chacune d'elles, l'irrationnel d'abord, la réflexion ensuite, ont revendiqué leur place. Et il s'est trouvé un moment où le logicien a pu concevoir un système où tous ces éléments étaient conservés. Mais ce système, où les concepts semblent d'abord si merveilleusement maniés et agencés, il est l'expression d'une expérience vivante, il est une réponse à un problème qui n'est pas purement intellectuel. Ce problème de l'accord du discordant, pour reprendre les termes d'Héraclite, de la transformation du malheur en bonheur, c'est lui qui est la source commune de la Philosophie de l'Histoire, de la Philosophie de la Religion, de l'Esthétique, de la Logique. Les concepts hégéliens n'ont pas été reçus passivement des philosophies précédentes. Ils ont été fondus, remodelés, recréés au contact d'une flamme intérieure.

Peu à peu sans doute ces concepts perdront quelque chose de leur vie, se durciront; et en effet, il n'y a pas pour nous d'objection plus forte à faire au système hégélien sous sa forme définitive que celle-ci : si riche qu'il soit, il n'est pas assez riche pour contenir en la multitude des pensées et des imaginations et des espoirs et des désespoirs du jeune Hegel. L'homme Hegel détruit son système en même temps qu 'il l'explique. Mais bien des reproches qu'on lui adresse souvent atteignent la forme extérieure de ce système, certaines expressions et une évolution postérieure de la doctrine plutôt que la « vision » hégélienne elle-même dans son caractère originel de plénitude concrète."


Éric Weil (1904-1977)

Après sa thèse de doctorat sur Pomponazzi, en 1928, dirigée par Ernst Cassirer, Eric Weil poursuit ses recherches sur la Renaissance, mais, en 1933, à l’accession de Hitler au pouvoir, doit fuir l’Allemagne.Dès son arrivée en France, Éric Weil, exilé, vécut une situation matérielle des plus précaires. Il eut toutefois la chance de fréquenter quelques éminents philosophes français comme Raymond Aron, Alexandre Koyré et Alexandre Kojève. C’est en participant au séminaire de Kojève sur Hegel qu’il contribua à renouveler la lecture de Hegel en France. Il publia dans cette intention, en 1950, un résumé de sa thèse "Hegel et l’État" où il fait un sort à la thèse selon laquelle Hegel aurait été l’admirateur de l’État prussien de son époque. En fait, ce qu’Hegel envisageait sous l’appellation d’« État moderne » représente plutôt une critique du trop pâle reflet de la Révolution française qu’était l’État prussien. Il défend un pluralisme raisonnable pour lequel l’ambition de vérité anime le discours philosophique. 

  

Bibliographie:

1950 - Logique de la Philosophie,Vrin

1956 - Philosophie politique,Vrin

1961 - Philosophie Morale 

1963 - Problèmes Kantiens 

 

"Logique de la philosophie" (1950)

"..L'unité des problèmes philosophiques

On sait que la philosophie, depuis que des hommes s'y adonnent, s'est nourrie de la substance de ces réflexions. On sait également quel énorme travail elle a fourni pour élaborer et pour expliciter son discours. Car, étant philosophie et n'ignorant pas qu'il n'y a pas de discours de la sagesse, mais seulement introduction à la sagesse, destruction de la négativité par la négativité même, appel à la conver­sion, abandon du langage à l’aide du langage, elle a toujours été obligée de se tourner vers le discours - discours essentiellement ironique, encore là où il fait tout pour ne pas le paraître : ce n’est pas lui qui importe, et il le sait, et il sait aussi que ce qui lui importe, il ne peut pas le dire et qu’il le fausserait et le trahirait s’il essayait de le dire au lieu de l'indiquer en parlant du contraire et en faisant comme s’il prenait ce contraire au sérieux pour qu’il fasse éclater l’insuffisance et le non-sens de ce contraire et pour qu’il pousse l'homme sur la voie qui le conduise à la raison, à la présence, au contentement. Aucun système philosophique (à moins qu'on ne veuille reconnaître comme système philosophique des corps de doctrine qui ne prétendent eux-mêmes que formuler les règles de la science et d’organiser l’acti­vité transformatrice de l'homme dans la nature), aucun système ne fait exception, et tous tendent vers le seul contentement.

Il se peut, il est même hautement vraisemblable que les philosophes eux-mêmes aient parfois oublié de quoi il s’agissait dans leur entre­prise et qu’ils aient simplement continué à traiter des problèmes du discours qui s’étaient posés à leurs prédécesseurs, plus conscients qu’eux, comme de simples questions « techniques », ou qu’ils aient cherché à « révolutionner » la tradition, sans bien comprendre qu’ils ne faisaient que revenir aux origines. Cela n’est pas d’une grande importance, et il n’en est pas, non plus, que les philosophes se soient souvent contredits : leurs luttes, par l’identité de l’enjeu et du but, par le fait (et par la conscience) que leurs dissensions ne portaient que sur les moyens, non pas sur la fin, confirment, au lieu de le réfuter, ce qui vient d’être dit. Contentement et mécontentement, raison et animalité, être (présence) et non-être (devenir), liberté et donné — toute philosophie tourne autour de ces pôles; tantôt préoccupée de tel couple plutôt que de tel autre, mais obligée de suivre l’unité de l’enchaînement, chacune finira, si elle ne veut pas renoncer à la solution de son problème principal, par les résoudre tous.

Le philosophe et l’homme ordinaire. Le refus de la philosophie 

On pourrait s’arrêter à ce point, s’il ne restait pas un problème pour nous faire hésiter — un problème, ou plutôt une constatation très simple, très banale : à savoir, que les hommes regardent les philo­sophes comme des êtres curieux, remarquables (dans un sens bon ou mauvais), comme des humains qui ne sont pas comme eux. Celui qui dit à son interlocuteur : « Vous êtes un philosophe » n’a, certes, pas l’intention de lui dire quelque chose de blessant ou seulement de désagréable, mais il semble toujours vouloir indiquer que l’autre, étant philosophe, ne comprend rien aux choses sérieuses de la vie, qu’il a réussi à se construire une existence dans laquelle il se trouve à son aise, qu’il a raison, qu’il a la raison pour lui quand il se met à parler, mais qu'enfin... Cet homme qui se qualifie ainsi lui-même d'ordinaire est bien embarrassé si on lui demande de compléter sa phrase et de formuler clairement ce qu'il a, pour parler comme lui, derrière la tête. A la vérité, ce qui lui paraît si curieux dans le cas du philosophe, il ne l’a pas dans la tête et il ne saurait donc pas l’en sortir; il n’est pas sans connaître sa faiblesse : l’autre est intelligent, il sait s’exprimer, il ne faut pas essayer de le contredire, il est trop fort et finira toujours par vous montrer que vous avez tort. Mais après tout, tout en dedans, derrière la tête, plus loin que le discours et le langage raisonnable, l’homme ordinaire sait ou, s’il faut laisser le mot savoir au philosophe qui prouverait trop facilement que l’homme ordinaire sait moins que rien puisque le philosophe même ne sait rien, l'homme ordinaire est certain que « tout cela », tout ce que le philosophe dit si bien, est peut-être très bien pour le philosophe, mais n’a aucune importance dans la vie ordinaire. « Vous, vous êtes un philosophe » est un compliment qui se moque de son destinataire.

Les philosophes, quoi qu’ils en disent, ne sont pas moins sensibles que le reste des mortels; ils sentent cette moquerie et en deviennent inquiets. Ils ne doutent pas qu’ils aient raison et qu'ils soient capables d’expliquer pourquoi ils ont raison et ce que c’est qu'avoir raison. Les hommes finiront bien par leur donner raison — c’est ainsi qu’ils se donnent du courage — si les hommes veulent seulement les écouter. Qu’on leur oppose n’importe quel argument, difficile, fallacieux, tra­ditionnel, peu leur en chaut : ils sont sûrs non seulement de s'en tirer, mais encore de retourner l’argument contre l’adversaire, de telle façon qu’à la fin celui-ci soit obligé de leur accorder ce qu’ils affirment.

Mais ils doivent le constater, ils rencontrent pis que des arguments. Ils se trouvent devant un mur de politesse (seuls les malhabiles parmi leurs interlocuteurs seront grossiers), et on leur dit : « Vous, monsieur, vous êtes philosophe », et le philosophe comprend très bien qu’on veut lui signifier : « Monsieur, vous m'ennuyez; causons de choses sérieu­ses ou séparons-nous. » En un mot, le philosophe est sûr de convaincre l’autre si l’autre veut l'écouter; mais le fait est que l’autre ne veut pas écouter.

Que doit donc faire le philosophe ? Il n’est pas difficile de donner une réponse : il faut laisser les gens et faire son salut, réaliser le contentement pour soi, arriver au silence rempli de la présence. Qu’importe à celui qui cherche la sagesse que les autres la cherchent avec lui ou qu’ils préfèrent courir de satisfaction en satisfaction, jamais rassasiés, jamais contents, toujours poussés en avant par une négativité qu’ils n’ont pas comprise en son être comme un fait donné, comme la donnée humaine — donnée, bien qu’humaine ? Le philo­sophe ne parlera plus qu’à lui-même, pour autant qu’il n’a pas réussi à s’affranchir complètement, ou il parlera à ceux qui se savent mécon­tents et insatisfaits et qui lui demandent conseil et guérison. Quant aux autres, qu’ils fassent à leur guise : tant mieux pour eux s’ils arri­vent à se plonger dans leurs activités au point qu’ils en soient distraits de leur malheur et de leur obsession. Encore une fois : qu'importe à celui qui marche vers la sagesse ?

Mais voici : le philosophe n'est pas un sage, il n'a pas (ou n'est pas) la sagesse, il parle, et quand bien même son discours n'aurait pour seul but que de se supprimer, n'empêche qu'il ,parlera jusqu'au moment où il aura abouti, et en dehors des instants parfaits où il aura abouti. Il n'a rien d'autre à faire. Il nie le discours par le discours, la négativité par la négativité, ce qui revient à dire qu'il doit avoir un sujet de son discours, une matière que puisse dévorer sa négativité de philosophe. Nous le savions, mais le discours du philosophe nous l'avons fait oublier : ce n'est pas à partir de la raison que nous avions compris ce qu'était ou pouvait ou devait être la raison, c'est en partant de la  vie active, cette vie pour laquelle la raison n'était qu'un outil. Le fait paradoxal est que s'il n'y avait pas d'hommes que la philosophie ennuie, le philosophe mourrait d'ennui lui-même. Comme la négativité de l'homme ordinaire, de l'homo faber, dépend du fait qu'il trouve devant lui ce qu'il peut nier et transformer, de même le philosophe se nourrit de ce qu'il réprouve comme abominable..."


Emmanuel Levinas (1906-1995) 

Emmanuel Levinas naît en Lituanie à Kovno dans une famille juive pratiquante. Le père tient une librairie et l'on parle russe à la maison. Un maître particulier enseigne aux enfants (Emmanuel a deux frères) l'hébreu. Il lit très tôt la Bible, les auteurs russes (en particulier Pouchkine et surtout Dostoïevski) et Shakespeare. En 1914, la famille fuit l'avancée des armées allemandes et, en 1915, s'établit après un long périple à Karkhov (Russie). En 1923, il se rend à Strasbourg faire des études de philosophie et découvre la pensée de Husserl, dont il va suivre les cours à l’université de Fribourg-en-Brisgau en 1928-1929, puis il s’inscrit à ceux de son successeur, Martin Heidegger. Après avoir soutenu sa thèse de doctorat (Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl) en 1930, il se fixe à Paris. Naturalisé français en 1931, il s’engage dans l’armée en 1939 ; fait prisonnier à Rennes en juin 1940 et déporté dans un camp de travail, où il restera cinq ans, il y écrit l’essentiel de son livre De l’existence à l’existant (1947) tout en tenant à jour des Carnets de captivité (édités pour la première fois en 2009). Poursuivant ses recherches après la guerre (le Temps et l’Autre, 1948 ; En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, 1949), Levinas se consacre aussi aux commentaires du Talmud et prend la direction de l’École normale de l’Alliance israélite universelle (créée en 1860). En 1961, il publie sa thèse Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, et, en 1964, il commence sa carrière universitaire, qui le conduira de Poitiers à la Sorbonne, où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1976.  Emmanuel Levinas a fait de la question éthique le centre de ses préoccupations. Profondément influencé par la phénoménologie de Husserl, il a réinterprété la métaphysique dans le sens d’une « transcendance vers l’autre ».  Autrui ne peut être réduit à sa phénoménalité :  il apparaît comme l’infini qui déborde absolument ma représentation, ma capacité à définir. "La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage » (Totalité et Infini). 

 

 

Bibliographie: 

- Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, 1930 

- De l'existence à l'existant, 1947 

- Le temps et l'autre, 1949 

- En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, 1949 

- Totalité et infini, 1961 

- Difficile liberté, 1963 

- Quatre lectures talmudiques, 1968 

- L'humanisme de l'autre homme, 1972 

- Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, 1974 

- Noms propres, 1976 

- Ethique et infini, 1982 

- Transcendance et intelligibilité, 1984