Bertholt Brecht (1898-1956) - Hermann Broch (1886-1951) - Kurt Weill (1900-1950) - Max Reinhardt (1873-1943) - Erwin Piscator (1893-1966) - Elisabeth Hauptmann (1897-1973) - Hélène Weigel (1900-1971) - ...

Last update : 11/11/2020

 

"Exilliteratur" - Le fait que des écrivains soient dans la nécessité, pour survivre librement, de quitter leur pays, de vivre et d'écrire en exil, n'est pas une singularité de la littérature de langue allemande, la fin du XIXe et toute la moitié du XXe siècles ont généré dans nombre de pays minés par la dictature et l'autoritarisme de ses dirigeants des exils similaires, l'URSS, les pays de l'Est, le continent Sud-Américain, les continents africain et asiatique. Mais l'une des périodes de littérature en exil la plus célèbre s'est déroulée de 1933 à 1945 et concerne l'ensemble de la littérature de langue allemande. Les auteurs, qui ont dû fuir l'Allemagne après la prise de pouvoir par les les nationaux-socialistes le 30 janvier 1933, ont d'abord cherché à s'exiler dans les pays limitrophes, d'Amsterdam à Prague ou à Paris, Zurich, Stockholm, Londres, des écrivains pour la grande majorité juifs, marxistes, pacifistes ou libres penseurs. Le 10 mai 1933, des dizaines de milliers de livres sont publiquement jetés au bûcher par des étudiants, des enseignants et des membres des instances du parti nazi (autodafés de 1933), devant l'opéra de Berlin et dans 21 autres villes allemandes. Puis la plupart des maisons d'édition de langue allemande en Autriche, en Suisse et ailleurs ont refusé de publier la littérature des émigrés afin de ne pas mettre en péril leur activité sur le marché du livre allemand. Après l'invasion de la Pologne le 1er septembre 1933, qui a marqué le début de la Seconde Guerre mondiale, peu d'auteurs ont pu rester en Europe et gagnèrent notamment le Mexique, l'Argentine, les Etats-Unis. Une seconde vague d'émigration a lieu en 1938 au moment de l'Anschluss, qui rattache l'Autriche à l'Allemagne, ainsi qu'avec l'annexion des Sudètes par le Troisième Reich. Plusieurs pays d'Europe centrale sont occupés après 1939. 

Plus de 10 000 écrivains et artistes furent ainsi contraints à l'exil, de grandes figures de la littérature allemande comme Elias Canetti (1905-1994), Klaus Mann (1906-1949), Robert Musil (1880-1942), Stefan Zweig (1881-1942), Thomas Mann (1875-1955), Bertolt Brecht (1898-1956), Lion Feuchtwanger (1884-1958), Theodor Adorno (1903-1969), Hannah Arendt (1906-1975), Walter Benjamin (1892-1940), Ernst Bloch (1885-1977), Hermann Broch (1886-1951), Max Brod (1884-1968), Alfred Döblin (1878-1957), Bruno Frank (1887-1945), Oskar Maria Graf (1894-1967), Hermann Hesse (1877-1962), Max Horkheimer (1895-1973), Hermann Kesten (1900-1996), Egon Erwin Kisch (1885-1948), Annette Kolb (1870-1967), Siegfried Kracauer (1889-1966), Else Lasker-Schüler (1868-1945), Emil Ludwig (1881-1948), Erika Mann (1905-1969), Heinrich Mann (1871-1950), Herbert Marcuse (1898-1979), Robert Neumann (1897-1975), Erich Maria Remarque (1898-1970), Ludwig Renn (1889-1979), Joseph Roth (1894-1939), Alice Rühle-Gerstel (1894-1943), Otto Rühle (1874-1943), Nelly Sachs (1891-1970), Felix Salten (1869-1945), Anna Seghers (1900-1983), Erich Fromm (1900-1980), Karl Korsch (1886-1961), Hertha Strauch (1897-1980), Kurt Tucholsky (1890-1935), Peter Weiss (1916-1982), Carl Einstein (1885-1940), Theodor Balk (1900-1974), Gustav Regler (1898-1963), Bodo Uhse (1904-1963), Georg K. Glaser (1910-1995), Alfred Polgar (1873-1955), Günther Anders (1902-1992), sans oublier Wolfgang Langhoff (1901-1966), l'auteur de "Die Moorsoldaten" (1933), l'un des premiers livres sur les camps de concentration nazis...

Cet exil transforme bien des existences, apatrides ils et elles le resteront, si la langue reste allemande, ils et elles deviennent citoyens du monde, de l'humanité dans sa globalité : "Und als ich wiederkam, da – kam ich nicht mehr wieder" (Alfred Döblin, Abschied und Wiederkehr", 1946), "Et quand je suis revenu, là - je ne suis jamais revenu..."

1930-1940 - Dans l'une des périodes les plus dramatiques qu'est connue l'humanité, alors que les fascismes s'emparent des esprits, que la science, plus que toutes  autres, semble marquer l'effondrement de la rationalité, ou que l'irrationalité semble prendre les habits d'une nouvelle et pernicieuse rationalité, le roman comme le théâtre sont considérés, par certains, comme la forme suprême de la connaissance, un refuge, le théâtre de Brecht en immersion collective, le roman de Broch ou de Musil en immersion personnelle et individuelle. "Loin de permettre à l'homme d'accéder à une claire conscience, la civilisation mondiale actuelle, la civilisation hyper rationnelle dominée par la grande ville industrialisée, intensifie à l'extrême l'état crépusculaire dans lequel il vit", écrit l'autrichien Hermann Broch, l'auteur de l'extraordinaire "Mort de Virgile", en 1945 dans l'inachevée "Théorie de la folie des masses". A la même époque, Bertolt Brecht tente de relever le défi d'un constat dramatique qu'il partage et qui les entraîne tous deux inexorablement sur le chemin de l'exil : ils ne pourront vivre ni sous le régime ni dans la société qui les ont vu naître et grandir.

"An wem liegt es, wenn die Unterdrückung bleibt? An uns.

An wem liegt es, wenn sie zerbrochen wird?

Ebenfalls an uns."

 

"De qui dépend l'oppression? De nous.

De qui dépend qu'elle cesse? De nous"

(Berthold Brecht, Lob der Dialektik, 1934)

 


Influencé par l'expressionnisme, Brecht va puiser son activisme chez les néo-réalistes de la Neue Sachlichkeit" (nouvelle objectivité), mais, témoin des luttes sociales des années 1919-1929, sensible à cette formidable vision marxiste du conflit de classes, moteur de l'Histoire sociale, il va progressivement quitter la vision trop personnelle, trop individuelle, de l'expressionnisme pour s'intéresser à l'individu immergé dans le collectif, dans cette société compacte et dense qu'offre l'Allemagne des années 1930. C'est dans cette masse collective que l'individu révèle toutes les tensions et les contradictions qui le traversent, ses aspirations personnelles ne cessent de s'affronter à des aspirations collectives, avec en trame, encore et toujours, les conflits de classe. Oscillant entre la générosité et l'égoïsme, la lucidité et l'aveuglement, la révolte et la capitulation, l'être humain s'enlise dans des compromis réitérés, piétine dans une situation inextricable, ne peut ni s'abstenir d'agir sans se renier, ni agir sans perpétuer l'injustice...

Reste la liberté critique et le miroir à tendre à qui voudra s'en saisir et s'y retrouver. Brecht rencontrera sur son chemin critique de bien singulières expériences, l'interchangeabilité des identités humaines, les notions de peuple et de masse, et cette extraordinaire petite bourgeoisie qui rend possible le nazisme, la dictature ou simplement l'autoritarisme de quelques petits chefs par son étrange passivité, l'égocentrisme de sa quiétude, la sécurisation de son confort matériel. Dans une longue chaîne d'enchevêtrements, l'identité humaine ne semble pouvoir être définie qu'à travers le contexte social, en relation avec d'autres personnes. manipulation et uniformisation, désindividualisation et déshumanisation. Dans la "Grand-peur et misère du IIIe Reich", Bertolt Brecht évoque l'un des grands slogans du National-Socialisme, un slogan, un langage, qui n'a pas quitté la sphère politique depuis cette époque, un langage repris et approuvé par bien des politiciens et citoyens contemporains, la notion de "Volksgemeinschaft" : on oppose au régime démocratique, qui institue et légitime la division politique de la société, un régime dans lequel le peuple est censé retrouver une unité, pour le nazi avec une dramatique connotation raciale. Broch analyse quant à lui les conditions morales qui ont permis le phénomène du nazisme et condamne l'indifférence des petits bourgeois médiocres : leurs idées politiques vagues et confuses ne permettent pas de les considérer comme des responsables directs, mais c'est leur état d'esprit qui a rendu possible le nazisme, et l'« innocence » de tous ces personnages est coupable. Et le sentiment, pour Brecht comme pour Broch, de voir s'instaurer avec une facilité déconcertante une logique totalement irrationnelle capable de fabriquer de la rationalité et d'entraîner dans ses rouages des individus par centaine de milliers les mène à leur propre responsabilité, à la place de l'art et de la littérature comme moyen de connaissance dans le monde contemporain...


Bertolt Brecht (1898-1956) 

"Was sind das für Zeiten, wo / Ein Gespräch über Bäume fast ein Verbrechen ist / Weil es ein Schweigen über so viele Untaten einschließt!" (Que sont ces temps où / Parler des arbres est presque un crime / Parce que cela implique de garder le silence sur tant de crimes !). Bertolt Brecht est un des auteurs du XXe siècle dont la vie et la création sont le plus intimement liées au contexte géopolitique qui voit une Allemagne bouleversée par deux guerres mondiales et quatre régimes politiques différents, la cruelle expérience collective du nazisme, les déchirures de la Guerre froide, les exils successifs, l'absence de quiétude ou de patrie possible sur une Terre aux oppositions trop exacerbées. inéluctablement marquée par l'exploitation des êtres humains par les êtres humains...

"Ich bin aufgewachsen als Sohn / Wohlhabender Leute. Meine Eltern haben mir / Einen Kragen umgebunden und mich erzogen / In den Gewohnheiten des Bedientwerdens / Und unterrichtet in der Kunst des Befehlens. Aber / Als ich erwachsen war und um mich sah, / Gefielen mir die Leute meiner Klasse nicht. / Nicht das Befehlen und nicht das Bedientwerden. / Und ich verließ meine Klasse und gesellte mich / Zu den geringen Leuten" (J'ai grandi comme un fils / des gens riches. Mes parents m'ont attaché / Un collier autour du cou et m'ont élevé / Dans les habitudes d'un serviteur / Et m'ont appris l'art de commander. Mais / Quand j'ai grandi et que j'ai regardé autour de moi, / je n'aimais pas les gens de ma classe / Ni pour commander, ni pour être un serviteur. / J'ai quitté ma classe et j'ai rejoint / Les gens modestes, Bertolt Brecht, Hundert Gedichte, 1951))...

Bertolt Brecht fut aussi un homme et un artiste des extrêmes, son ami d'enfance Caspar Neher l'appelait un "hydratopyranthropos", un "homme à feu d'eau", ce que relate l'un de ses biographes, Stephen Parker, spécialiste des études allemandes à l'université de Manchester, un homme de ruptures et de contradictions...

1914-1918, première Guerre mondiale,

une guerre qui va sortir brutalement l'Allemagne d'une quasi torpeur romantique. Eugen Berthold Friedrich Brecht sert dans l'armée allemande en qualité d'infirmier dans un hôpital militaire d'Augsbourg. Son père, un petit industriel à la tête d'une fabrique de papier, catholique, se résignera à la vocation de son fils, sa mère, protestante, originaire de la Forêt Noire, inspirera sa vocation de poète : elle mourut trop tôt, 1920. Il a commencé des études de lettres, puis de médecine, à l'université de Munich, et découvre en 1918 le théâtre de Frank Wedekind (1864-1918), génial provocateur pourfendant l'hypocrisie sociale et reconnu sur le tard par la génération expressionniste  sous la jeune République de Weimar (L'Eveil du printemps, 1891, L'Esprit de la terre, 1895). Eveil politique. "Das Baalische Weltgefühl", écrira son ami Hanns Otto Münsterer. Brecht crée à Leipzig sa première pièce, "Baal",  qu'il modifiera à plusieurs reprises par la suite. Brecht s'inspire, en la parodiant, d'un drame expressionniste, "Le Solitaire", de Hans Johst, le futur signataire en 1933 de la Gelöbnis treuester Gefolgschaft, sorte de déclaration d'allégeance à Adolf Hitler. L'influence du long poème dramatique de Büchner, "Woyzeck", et de son extraordinaire liberté théâtrale, est visible. Le protagoniste est un  jeune poète maudit, accessoirement mécanicien au chômage qui se fait chanteur de cabaret, Baal, qui va chercher à combler un vide existentiel par la provocation et l'excès de toute sorte, l'ivresse, l'accouplement, le meurtre. Le "choral du grand Baal"(Der Choral vom Grossen Baal) , qui introduit la pièce, reflète un étrange lyrisme annonciateur des qualités de composition de Brecht, un réalisme monstrueux "où l'instinct, brutal ou raffiné, le noyau dur de l'égoïsme, occupe la première place": "Als im weißen Mutterschoße aufwuchs Baal / War der Himmel schon so groß und still und fahl / Jung und nackt und ungeheuer wundersam / Wie ihn Baal dann liebte, als Baal kam. / Und der Himmel blieb in Lust und Kummer da / Auch wenn Baal schlief, selig war und ihn nicht sah: / Nachts er violett und trunken Baal / Baal früh fromm, er aprikosenfahl..."

"Als im weißen Mutterschoße aufwuchs Baal

War der Himmel schon so groß und still und fahl

Jung und nackt und ungeheuer wundersam

Wie ihn Baal dann liebte, als Baal kam.

Und der Himmel blieb in Lust und Kummer da

Auch wenn Baal schlief, selig war und ihn nicht sah:

Nachts er violett und trunken Baal

Baal früh fromm, er aprikosenfahl.

Und durch Schnapsbudike, Dom, Spital

Trottet Baal mit Gleichmut und gewöhnt sich's ab.

Mag Baal müde sein, Kinder, nie sinkt Baal:

Baal nimmt seinen Himmel mit hinab.

In der Sünder schamvollem Gewimmel

Lag Baal nackt und wälzte sich voll Ruh:

Nur der Himmel, aber immer Himmel

Deckte mächtig seine Blöße zu.

Und das große Weib Welt, das sich lachend gibt

Dem, der sich zermalmen läßt von ihren Knien

Gab ihm einige Ekstase, die er liebt

Aber Baal starb nicht: er sah nur hin.

Und wenn Baal nur Leichen um sich sah

War die Wollust immer doppelt groß.

Man hat Platz, sagt Baal, es sind nicht viele da.

Man hat Platz, sagt Baal, in dieses Weibes Schoß..."

 

"Lorsque Baal grandissait dans le sein de sa mère,

Déjà le ciel était très grand, calme et si pâle

Et jeune et nu et formidablement étrange,

Et tel que Baal l'aima, lorsque Baal se montra.

Et le ciel restait là dans la peine et la joie,

Même quand Baal dormait, bienheureux, sans le voir :

La nuit, le ciel était violet, Baal était ivre,

Et, tôt, Baal était pieux : lui, de pâle abricot.

Par la taverne, l'hôpital, la cathédrale,

Baal impassible trotte et s'en déshabitue.

Si fatigué soit Baal, Baal ne sombre jamais :

Baal emmène son ciel avec lui vers en bas.

Dans la honteuse fourmilière des pêcheurs,

Baal était nu et se vautrait dans la quiétude :

Et seulement le ciel, mais le ciel constamment

Et toujours puissamment, couvrait sa nudité.

Et la grande femme Univers qui, en riant,

Se donne à qui se fait broyer par ses genoux,

Lui procura quelques extases, comme il aime,

Mais Baal ne mourut pas : regarda seulement.

Et quand Baal ne voyait partout que des cadavres,

Sa volupté toujours était deux fois plus grande.

On a de la place, dit Baal, on n'est pas tant,

On a de la place, dit Baal, dans ce sein-là....." 

(traduction L'Arche, 1974)

 


1916-1925 - Les "Sermons domestiques" (Die Hauspostille)...

rassemblent ses poèmes écrits et chantés pendant et après la Seconde guerre, entre 1916 et 1925. Le titre "Hauspostille" est une allusion parodique au recueil de sermons du même nom de Martin Luther du milieu du XVIe siècle. Publication en 1926-1927. Six chapitres à ne pas lire d'un trait, Bittgänge, Exerzitien, Chroniken, Psalmen und Mahagonnygesänge, die kleinen Tagzeiten der Abgestorbenen, Schlusskapitel. Le dernier poème, "Contre la Séduction" (Gegen Verführung), et à reprendre en lecture : "Laßt Euch nicht verführen! Es gibt keine Wiederkehr. Der Tag steht in den Türen, ihr könnt schon Nachtwind spüren: Es kommt kein Morgen mehr" (Ne vous laissez pas tenter ! Il n'y aura pas de retour, on sent déjà le vent de la nuit, il n'y aura pas de demain), "Laßt Euch nicht betrügen! Das Leben wenig ist" (Ne vous laissez pas séduire, la vie est infime), "Laßt Euch nicht verführen, Zu Fron und Ausgezehr! Was kann Euch Angst noch rühren? Ihr sterbt mit allen Tieren, und es kommt nichts nachher" (Qu'est-ce qui peut vous faire peur maintenant ? Vous allez mourir avec tous les animaux, et rien ne vient après). Une véritable apologie de la putréfaction et d'une nature irrémédiablement hostile qui lui vaut une réputation d'anarchiste : "Ici, écrira-t-il en 1940, la littérature atteint le degré de déshumanisation que Marx a vu dans le prolétariat et en même temps le désespoir qui lui donne de l'espoir. La plupart des poèmes traitent du déclin, et la poésie suit la société sous-jacente jusqu'au fond. La beauté s'installe sur les épaves, les chiffons deviennent délicats. Le sublime roule dans la poussière, l'absurdité est accueillie comme une libération. Le poète ne se montre même plus solidaire de lui-même" (Hier erreicht die Literatur jenen Grad der Entmenschlichung, den Marx beim Proletariat sieht und zugleich die Ausweglosigkeit, die ihm Hoffnung einflößt. Der Großteil der Gedichte handelt von Untergang und die Poesie folgt der zugrundegehenden Gesellschaft auf den Grund. Die Schönheit etabliert sich auf Wracks, die Fetzen werden delikat. Das Erhabene wälzt sich im Staub, die Sinnlosigkeit wird als Befreierin begrüßt. Der Dichter solidarisiert nicht einmal mehr mit sich selbst). En Annexe, le célèbre "Du Pauvre B.B."  (Vom armen B.B.)...

Ich, Bertolt Brecht, bin aus den schwarzen Wäldern.

Meine Mutter trug mich in die Städte hinein

Als ich in ihrem Leibe lag. Und die Kälte der Wälder

Wird in mir bis zu meinem Absterben sein.

In der Asphaltstadt bin ich daheim. Von allem Anfang

Versehen mit jedem Sterbsakrament:

Mit Zeitung. Und Tabak. Und Branntwein.

Misstrauisch und faul und zufrieden am End.

Ich bin zu den Leuten freundlich. Ich setze

Einen steifen Hut auf nach ihrem Brauch.

Ich sage: Es sind ganz besonders riechende Tiere

Und ich sage: Es macht nichts, ich bin es auch.

In meine leeren Schaukelstühle vormittags

Setze ich mir mitunter ein paar Frauen

Und ich betrachte sie sorglos und sage ihnen:

In mir habt ihr einen, auf den könnt ihr nicht bauen.

Gegen Abend versammle ich um mich Männer

Wir reden uns da mit “Gentlemen” an.

Sie haben ihre Füße auf meinen Tischen

Und sagen: Es wird besser mit uns. Und ich frage nicht: Wann?

Gegen Morgen in der grauen Frühe pissen die Tannen

Und ihr Ungeziefer, die Vögel, fängt an zu schrein.

Um die Stunde trink ich mein Glas in der Stadt aus und schmeiße

Den Tabakstummel weg und schlafe beunruhigt ein...

 

Moi, Bertolt Brecht, je suis des forêts noires.

Ma mère m’a porté dans les villes

Quand j’étais dans son ventre. Et le froid des forêts

En moi restera jusqu’à ma mort.

Je suis chez moi dans la ville d’asphalte

Depuis toujours muni des sacrements des morts ;

De journaux, de tabac, d’eau-de-vie

Méfiant, flâneur et finalement satisfait.

Je suis gentil avec les gens. Je fais ce qu'ils font,

Je porte un chapeau melon. Je dis :

« Ce sont des animaux à l'odeur très particulière. »

Puis je dis : « Ça ne fait rien, je suis l’un d’eux, moi aussi. »

Sur mes chaises à bascule vides le matin

Est-ce qu'il m'arrive de m'asseoir et de regarder certaines femmes

Et je les regarde avec insouciance et leur dis

Je suis quelqu’un sur qui vous ne pouvez pas compter.

Le soir je réunis chez moi quelques hommes,

Et nous causons, nous disant du "gentleman". 

Les pieds sur ma table ils disent : Pour nous

Les choses vont aller mieux. Et jamais je ne demande : Quand ? 

Vers le matin, dans le petit jour gris les sapins pissent

Et leur vermine, les oiseaux, commence à crier.

C'est l'heure où moi, en ville, je siffle mon verre, jette

Mon mégot et m'endors, inquiet......

 


Legende vom toten Soldaten...

"Man gräbt schon die Toten aus für den Kriegsdienst" (Ils déterrent déjà les morts pour le service militaire). 1917-1918, les jeunes de dix-sept et cinquante ans ont été habillés et envoyés au front. Bertolt Brecht, "Legende vom toten Soldaten", 1918, interprété en décembre 1921 par Brecht dans le cabaret berlinois "Wilde Bühne", provoquant un scandale.  Mis en musique par Ernst Busch en 1922 pour "Trommeln in der Nacht", puis en 1929, sous forme de Choral par Kurt Weill. Dès 1933, l'année du coup d'État hitlérien, Brecht sera inscrit sur une "liste noire" des personnes qui devaient être emprisonnées après la prise du pouvoir, on ne se moque pas impunément des soldats de la 1ere guerre mondiale...

Und als der Krieg im vierten Lenz

Keinen Ausblick auf Frieden bot

Da zog der Soldat seine Konsequenz

Und starb den Heldentod.

Der Krieg war aber noch nicht gar

Drum tat es dem Kaiser leid

Daß sein Soldat gestorben war:

Es schien ihm noch vor der Zeit.

Der Sommer zog über die Gräber her

Und der Soldat schlief schon

Da kam eines Nachts eine militär-

ische ärztliche Kommission.

Es zog die ärztliche Kommission

Zum Gottesacker hinaus

Und grub mit geweihtem Spaten den

Gefallnen Soldaten aus.

Der Doktor besah den Soldaten genau

Oder was von ihm noch da war

Und der Doktor fand, der Soldat war k. v.

Und er drückte sich vor der Gefahr.

Und sie nahmen sogleich den Soldaten mit

Die Nacht war blau und schön.

Man konnte, wenn man keinen Helm aufhatte

 

Die Sterne der Heimat sehn.

...

La guerre allait sur ses quatre printemps

Et pas de paix à l'horizon

Le soldat fit ses conclusions

Et il mourut au champ d'honneur.

Mais la guerre n'était pas cuite

Et l'empereur avait bien du chagrin

Que son soldat soit mort si vite

Ça lui semblait venir avant la fin.

Tout l'été passa sur les tombes

Et le soldat dormait pour tout de bon

Quand un beau soir survint au front

Une commission médico-militaire.

Elle s'en fut la médicale commission

Jusque dedans le cimetière

Avec des pelles consacrées

Et déterra le militaire.

Le major procéda à l'examen du corps

Du moins de ce qu'il en trouva

Et conclut : bon pour le service

Et, vu le risque, il s'en alla.

Et le soldat, aussitôt, ils l'emmenèrent

La nuit était bleue, la nuit était belle

On pouvait même, à condition d'être sans casque,

 

Voir les étoiles du pays.

...

 


Désarroi et colère, de la défaite de l'après-guerre à la révolution démocratique...

En 1919, Brecht participe aux mouvements spartakistes de Bavière et devient membre des conseils révolutionnaires d'Augsbourg. Quelques jours après l'écrasement de l' insurrection spartakiste à Berlin, Brecht entreprend la rédaction d'une pièce intitulée "Spartakus" , qu'il achève en six semaines et fait lire à Lion Feuchtwanger (1884-1958), l'un des rénovateurs du roman historique à une époque où les écrivains antifacistes comme Heinrich Mann (1871-1950) cultive le genre. "Spartakus" sera reprise sous le titre de "Trommeln in der Nach" (Tambours dans la Nuit) et créée le 29 septembre 1922 au Kammerspiele de Munich : elle marque véritablement le début de sa carrière. Et symboliquement, un tournant, un ancien combattant attiré par le mouvement spartakiste, n'a pas la force d'y prendre part. "Karl Balicke, une pièce sombre, se rase près de la fenêtre : Maintenant, ça fait quatre ans qu'il a disparu. Maintenant, il ne reviendra plus jamais. Les temps sont sacrément incertains. Tout homme vaut son poids d'or. Moi, il y a deux ans que j'aurai donné ma bénédiction. A l'époque, vous m'avez eu avec votre sacrée sentimentalité. Maintenant, je marcherais sur des cadavres..." - Nous sommes à Berlin, en janvier 1919, Andreas Kragler rentre de guerre, celle-ci a été perdue, les temps sont incertains alors que s'enrichissent de nombreux profiteurs. Comme tant d'autres, il  il erre dans la ville sans âme dans le vieil uniforme de l'Empire, sans argent ni domicile. Anna Balicke, l'ancienne maîtresse de Kragler est sur le point de se fiancer à l'un de ces profiteurs de la guerre, Frédéric Murk, lorsque des troubles éclatent dans la ville. Kragler, partagé entre renversement révolutionnaire et  "pouvoir de l'amour", choisit le "grand lit blanc et large" (das große, weiße, breite Bett) et fuit avec Anna. "Je ne suis plus un mouton. Je ne veux pas crever".  La haine de la guerre va convertir un expressionnisme jusque-là littéraire en une implacable volonté de dresser, sous le couvert du théâtre, une tribune essentiellement politique : "Vous vous êtes presque noyés dans les larmes que vous avez versées sur moi, parvient à dire Kragler, et moi, avec vos larmes, je n'ai fait que laver ma chemise! Faut-il que ma chair pourrisse dans le caniveau pour que votre idée aille au ciel? "...

 

"Die Hochzeit" (La Noce, 1919)

La Noce, La Noce chez les petits bourgeois (Die Kleinbürgerhochzeit), pour reprendre le titre du manuscrit, est la plus longue et la plus jouée des pièces en un acte que Brecht écrivit à l'âge de vingt-et-un an. Il y raconte comment un moment clé de la vie d'une femme, son mariage et le repas de noce qui s'ensuit, vire à la farce grotesque. Le père de la mariée monopolise sans cesse la parole, et la mariée, pour tenter de contrôler des anecdotes embarrassantes et inappropriées, évoque avec fierté les meubles réalisés par son marié..

 

"Dans la jungle des villes" (Im Dickicht der Städte, 1921)

Etrange pièce de théâtre en onze tableaux écrite en 1921 et 1922 : à l'époque, disait-on, il fallait certes "épater" le bourgeois, mais Brecht prend ici progressivement conscience d'une impasse face au monde qui l'entoure, cherche encore son style et à canaliser une violence diffuse. "Le combat de deux hommes dans la ville géante de Chicago", le négociant en bois Shlink, qui vient de ce qui est aujourd'hui la Malaisie, provoque sans raison apparente, George Garga, employé à la bibliothèque de prêt. Le magasin où travaille Garga est endommagé et Garga est licencié. Garga se venge cependant en détruisant l'atelier de menuiserie de Shlink. La petite amie de Garga, Jane, et sa sœur Marie sont alors contraintes à la prostitution par Shlink et ses amis de la pègre. Chacun des deux protagonistes décide ainsi de se battre pour lui-même, et ce combat les rapproche singulièrement. La pièce a fait scandale lors de sa création le 9 mai 1923 au Residenztheater de Munich, et l'année suivante au Deutsches Theater de Berlin mise en scène par Erich Engel. Brecht prend soin, au début de sa pièce, d'avertir le lecteur : "Vous vous trouvez à Chicago en l'année 1912. Vous observez deux êtres humains se livrer comme sur un ring un inexplicable combat, et assistez au déclin d'une famille, venue de la savane jusque dans la jungle de la grande ville. Ne vous cassez pas la tête sur les motifs de ce combat, mais prenez part aux enjeux humains, jugez sans parti pris la manière de combattre de chaque adversaire, et portez toute votre attention sur le dernier round." Chicago est en effet vu comme une ville monstre, repère de tous les miséreux et de tous les contrastes. C'est aussi à cette époque que Brecht découvrit la nécessité de prendre en compte le spectateur...

(Une tente de cheminots abandonnée dans les gravières près du lac Michigan. Le 19 novembre 1915. Vers deux heures du matin. Shlink. Garga.)

SHLINK: La perpétuelle rumeur de Chicago a cessé. Sept fois trois jours le ciel a pâli, et l'air est devenu gris-bleu comme du grog. Maintenant le silence est là, qui ne cache rien.

GARGA, qui fume : Vous combattez avec aisance. Tout comme vous digérez! J'avais encore mon enfance devant moi. Les champs de pétrole avec le colza bleu. Le putois dans les ravins et les torrents légers.

SHLINK ; Exact, tout cela était sur votre visage ! Maintenant il est dur comme de l'ambre, parfois on y trouve des cadavres de bêtes, il est transparent.

GARGA : Etes-vous resté solitaire?

SHLINK :  Quarante années.

GARGA : Alors, maintenant, vers la fin, vous succombez à la noire maladie de la planète, arriver à communiquer.

SHLINK, souriant : Par l'hostilité?

GARGA : Par l'hostilité !

SHLINK : Tu as compris que nous sommes camarades; camarades d'une action métaphysique! Nos relations personnelles ont été brèves, un temps durant elles ont été prépondérantes, ce temps s'est vite envolé. Les étapes de la vie ne sont pas celles de la mémoire. La fin n'est pas le but, le dernier épisode n'est pas plus important que n'importe quel autre. J'ai dirigé deux fois un commerce de bois, qui est depuis deux semaines enregistré sous votre nom.

GARGA : Avez-vous le pressentiment de la mort?

SHLINK :  Voici le grand-livre de votre commerce de bois, ça commence là où il a été versé de l'encre sur des chiffres.

GARGA : Vous l'avez porté sur le corps ? Ouvrez-le vous-même. Il est certainement sale. (Il lit.) Un décompte net, rien que des soustractions. Le dix-sept : l'affaire de bois, vingt-cinq mille dollars pour Garga. Avant, encore dix dollars pour des vêtements. Après, une fois vingt-deux dollars pour Marie Garga, «notre» sœur. Tout à la fin : encore une fois toute l'entreprise brûlée de fond en comble. - Je ne peux plus dormir, je suis content quand vous êtes recouvert de chaux.

SHLINK : Ne renie pas ce qui a été, Garga ! Ne regarde pas seulement le décompte. Souviens-toi de la question que nous posions. Ressaisis-toi : je t'aime.

GARGA le regarde : Mais que c'est répugnant venant de vous! Vous êtes terriblement dégoûtant, un vieil homme comme vous I

SHLINK : Possible que je ne reçoive pas de réponse. Mais si toi, tu reçois une réponse, pense à moi quand j'aurai de la pourriture dans la bouche. Qu'est-ce que vous écoutez?

GARGA, paresseux : Vous présentez des traces de sentiment. Vous êtes vieux!

SHLINK : Est-ce si bon de présenter les dents ? 

GARGA : Quand elles sont bonnes!

SHLINK : L'isolement infini de l'homme convertit une hostilité en un but inaccessible. Mais avec les bêtes non plus une entente n'est pas possible.

GARGA : Le langage ne suffit pas à l'entente.

SHLINK : J'ai observé les bêtes. L'amour, chaleur de la contiguïté des corps, est notre seule grâce dans les ténèbres ! Mais l'union des organes est la seule, elle n'enjambe pas la désunion du langage. Cependant, ils s'unissent, pour engendrer des êtres qui pourraient les assister dans leur désolant isolement. Et les générations se regardent froid dans les yeux. Si vous bourrez un navire de corps humains, à en craquer, il y aura en lui une telle solitude que tous se congèleront. Vous écoutez, Garga? Oui, l'isolement est si grand qu'il n'y a même pas de combat. La forêt! De là vient l'humanité. Velus, avec des mâchoires de singes, de bonnes bêtes qui savaient vivre. Tout était si facile. Ils se déchiraient, simplement. Je les vois distinctement, alors que, les flancs tremblants, ils se fixaient dans le blanc de l'œil, se mordaient au cou, roulaient ä terre, et l'exsangue au milieu des racines, c'était le vaincu, et celui qui avait le plus saccagé le petit bois, c'était le vainqueur ! Vous écoutez quelque chose, Garga?

GARGA : Shlink! Voilà maintenant trois semaines que je vous écoute. J'ai toujours attendu de me savoir rempli de fureur, sous n'importe quel prétexte, aussi mince soit-il. Mais maintenant je remarque, tandis que je vous regarde, que votre bavardage m'irrite et que votre voix me fait horreur. N'est-ce pas aujourd'hui jeudi soir? Combien y a-t-il d'ici New York ? Pourquoi suis-je assis à perdre mon temps ? Cela ne fait-il pas trois semaines que nous sommes allongés ici? Nous pensions que la planète allait en sortir de son orbite! Mais qu'est-il arrivé? Trois fois il a plu et une fois la nuit il y a eu du vent. (Il se lève.) Je crois que le temps est venu de quitter vos chaussures, Shlink. Quittez vos chaussures, Shlink, et cédez-les moi! Car avec votre argent, ça n'ira sans doute plus très loin. Shlink, maintenant je mets fin à notre combat, en sa troisième année, ici, dans le petit bois du lac Michigan, car sa substance est épuisée : en cet instant il s'arrête. Je ne peux pas y mettre fin au couteau, je ne vois pas là de grands mots. Mes chaussures sont trouées, et vos discours ne me tiennent pas chaud aux orteils. C'est tout à fait banal, Shlink : l'homme le plus jeune gagne la partie.

SHLINK : Aujourd'hui, on a parfois entendu jusque par ici les pelles des cheminots. J'ai remarqué que vous écoutiez. Vous vous levez, Garga? Vous y allez, Garga? Vous me trahissez ?

GARGA se recoucbe paresseusement : Oui, c'est exactement ce que je ferai, Shlink.

SHLINK : Et il n'y aura jamais une issue à ce combat, George Garga, jamais une explication?

GaARGA : Non.

SHLINK : Mais vous en sortez avec rien que votre vie dans la poche?

GARGA : Rien que la vie c'est mieux que n'importe quelle autre vie...."

(Traduction L'Arche, 1974)

 

C'est en 1925 que Lion Feuchtwanger publie "Jud Süss" (Le Juif Süss), les aventures d'un juif du XVIIIe siècle qui, à force d'intrigues, devient ministre des Finances des ducs de Wurtemberg, pour finalement reconnaître la vanité de ses ambitions. Le roman sera détourné par la propagande antisémite du Troisième Reich. Dans chacun de ses romans, Feuchtwanger reprend une époque historique et son intrigue comme métaphore du temps présent. "Die hässliche Herzogin Margarete Maultasch" (La Très Laide Duchesse Margarete Maultasch), en 1923, s'inspire de l'histoire de Margarete, duchesse du Tyrol, née en 1318, une figure importante sur l'échiquier de l'histoire des conflits des dynasties allemandes médiévales , Wittelsbach à Munich, lorraine à Prague et Habsbourg à Vienne. Elle s'efforcera, pour pallier son extraordinaire laideur, d'obtenir la reconnaissance, le pouvoir et l'amour.

 

1924, Elisabeth Hauptmann...

En 1922, Brecht a 24 ans, il épouse une chanteuse d'opéra, Marianne Zoff, mais la naissance de leur fille, Hanne, marque la fin de leur relation. Après Munich, le jeune dramaturge s'installe à Berlin, où règne une vie culturelle intense. Il s'y consacre à une nouvelle conquête, l'actrice viennoise Helene Wiegel. Elle sera la femme de sa vie, mais pas la seule. En octobre 1924, Brecht rencontre à Berlin Elisabeth Hauptmann, une étudiante en littérature anglaise, "blonde, aux yeux bruns, joufflue et saxonne", elle devient sa maîtresse, son assistante et sa collaboratrice. En 1924-1926, il travaille comme dramaturge au Deutsches Theater de Berlin, sous la direction de Max Reinhardt (1873-1943), l'homme qui transforma le théâtre allemand par son imagination scénique. Pendant la guerre, il créera un théâtre d'avant-garde où il monte la première pièce de l'expressionnisme allemand, Le Mendiant (Der Bettler) de Reinhardt Sorge. Au contact de Frank Wedekind, Max Reinhardt , Erwin Piscator, Bertolt Brecht acquiert ainsi progressivement  une liberté inédite dans l'écriture théâtrale allemande... 

Epopée et Distanciation, Episches Theater...

En 1926, la lecture du Capital de Karl Marx agit comme un révélateur auprès de Brecht. L'époque est à l'expressionnisme et ses premières pièces s'inspirent directement de ce courant. Mais les luttes sociales qu'il a vécu dans les années 1919-1929, le détache de la vision trop personnelle, trop individualiste, que privilégie l'artiste expressionniste : il veut montrer l'être humain dans la société, plus que dans ses relations personnelles, et mettre en évidence toutes ces tensions et contradictions que l'individu ne cesse de rencontrer face à cette formidable masse compact de la vie collective qui traverse l'Allemagne dans les années 1920-1930. Erwin Piscator (1893-1966) est, avec Max Reinhardt, l'un des grand rénovateurs de la mise en scène théâtrale en Allemagne, adossant à sa vocation théâtrale un engagement politique qui, loin du naturalisme et de l'expressionnisme, veut éclairer la conscience d'un public prolétarien. Dans les années 1920, Bertolt Brecht et Erwin Piscator ont commencé à expérimenter de nouvelles formes de théâtre. Il s'agit en effet pour eux de s'éloigner de la représentation de destins tragiques individuels et d'une réalité illusoire. Ce sont bien les grands conflits sociaux tels que la guerre, la révolution, l'économie et l'injustice sociale, qu'il s'agit de dénoncer. Ce sont les petites gens anonymes qu'il s'agit de mettre en scène, ils acquièrent ainsi un rôle privilégié dans l'Histoire. Le terme de théâtre épique (Episches Theater), inventé par Bertolt Brecht en 1926, va donc combiner deux genres littéraires, le drame et l'épopée, l'action longue (l'intrigue de "Mère Courage et ses enfants" dure douze ans). De plus, de nombreuses parties de l'intrigue ne sont plus présentées sur scène comme au théâtre classique, mais racontées par les personnages. Mais ce "théâtre épique" porte en lui une véritable volonté didactique, c'est bien la conscience sociale qu'il s'agit de faire évoluer : la mise en scène s'enrichit notamment du fameux "effet de distanciation". Il faut donc briser tout effet d'identification, toute passivité du spectateur et rendre au public sa liberté de jugement face aux personnages et au drame qui se joue...

"Homme pour homme" (Mann ist Mann, 1926)

"Ma chère femme, vu l'état de nos finances, j'ai résolu aujourd'hui d'acheter un poisson. J'estime qu'un commissionnaire peut s'accorder ça, un commissionnaire qui ne boit pas, qui fume à peine, qui n'a pour ainsi dire aucune passion. Alors, c'est un gros poisson que j'achète, ou bien en veux-tu un petit?" - Une satire de la manipulation et de l'uniformisation, des insidieuses désindividualisation et déshumanisation qui gagne tout être humain englué dans la société : en sous-titre "Die Verwandlung des Packers Galy Gay in den Militärbaracken von Kilkoa im Jahre neunzehn-hundert-fünf-und-zwanzig" (La métamorphose du Packer Galy Gay dans la caserne militaire de Kilkoa en l'an mille neuf cent vingt-cinq). La pièce fut créée en 1926 à Darmstadt et Düsseldorf en même temps. Il en existe plusieurs versions, dont 1938. L'atmosphère faussement héroïque est indienne, à l'époque de l'impérialisme britannique, inspirée par la lecture des "Barrack Room Ballads" de Rudyard Kipling (1892) et la collaboration d'Elisabeth Hauptmann. Sous l'effet de la Grande Guerre, Brecht conçoit un personnage qui, par la force de l'environnement (et des hommes) à laquelle il est exposé, voit basculer son individualité. L'identité des êtres humains est-elle autant modifiable voire interchangeable?  Galy Gay , mais aussi le sergent Charles Fairchild, connu sous le nom de Bloody Five, chacun perd ou perdra ce qu'il pensait être : "Herr Bertolt Brecht behauptet: Mann ist Mann. Und das ist etwas, was jeder behaupten kann. Aber Herr Bertolt Brecht beweist auch dann, dass man mit einem Menschen beliebig viel machen kann. Man kann, wenn wir nicht über ihn wachen, ihn uns über Nacht auch zum Schlächter machen..."

"Monsieur Brecht affirme : un homme est un homme

Et ça, chacun peut affirmer en somme,

Mais monsieur Bertolt Brecht démontre aussi comme

On peut faire tout ce qu'on veut d'un homme.

Ce soir même, on va vous le démonter comme on ferait d'une voiture

Sans qu'íl perde rien dans l'opération.

Notre homme va être entrepris avec bonhomie

D'un ton net mais pas brutal on le prie

De suivre le courant universel

Et d'envoyer baigner son poisson personnel.

On peut à sa guise le façonner

Rien n'égale sa docilité.

On peut, si l'on y veille, en faire

Du jour au lendemain un tortionnaire.

Monsieur Bert Brecht espère que vous verrez le sol où vous marchez

Comme neige défaillir sous vos pieds

Et que vous comprendrez en voyant Galy Gay

Que la vie en ce monde n'est pas sans danger.

(Intermède parlé par la veuve Léocadia Begbick, la cantinière, la seule qui ne perdra son identité...).

Le commissionnaire irlandais Galy Gay quitte un matin son domicile pour acheter un poisson et se retrouve, à la fin de la pièce, revêtu de l'uniforme de la grande armée britannique, traduit devant un tribunal, fusillé, enterré, et renaissant sous un autre nom, une dramatique métamorphose qui nous vaut un poème déchirant. Brecht s'éloigne alors de l'expressionnisme de son temps et de ses appels par trop abstraits à l'Homme. En temps de guerre la vie du soldat est tant agréable, ajoute un des personnages : "Ce n'est qu'au coeur de la bataille que l'homme atteint à la plénitude de sa grandeur. Savez-vous que vous vivez une grande époque? Chaque fois qu'on le lance à l'assaut, on donne au soldat gratuitement un verre d'alcool grand comme ça, ce qui a pour effet d'enfler son courage de façon démesurée, oui, démesurée... Alors gardez sans façon votre uniforme avec ses jolis boutons de cuivre..." À la fin des années vingt, devant la montée du national-socialisme, Brecht se voit obligé de modifier la pièce. Il reconnaît que la masse, sous l'influence de laquelle Galy Gay se transforme, nécessite une description plus précise. Ainsi se forme pendant les années suivantes (1938) une nouvelle version dans laquelle les côtés romantiques et aventureux de la version de 1926 sont refoulés et où la transformation du personnage est présentée comme négative. Beaucoup plus tard, en 1953, révisant ses premières pièces, Brecht écrivait : "Le problème de la pièce est la fausse, la mauvaise collectivité (la bande ) et son pouvoir de séduction... "

"UMA, au milieu : Camarades, la guerre a éclaté. Le temps du désordre est passé. Plus question de ménager les intérêts privés. Voilà pourquoi le commissionnaire Galy Gay de Kílkoa doit être transformé sans tambour ni trompette en soldat Jeraiah Jip. Pour ça, il faut le compromettre dans une affaire, c'est l'usage de nos jours. On va fabriquer un éléphant artificiel. Polly, prends cette perche et le tête d'éléphant qui est accrochée au mur. Toi, Jesse, attrape la bouteille et fais-la couler toutes les fois que Galy Gay regardera par ici, il nous faut un éléphant qui urine. Moi, je vais vous couvrir avec la carte d'état-major. (Ils fabriquent un éléphant artificiel.) Cet éléphant, on lui en fait cadeau, ou lui fournit un acheteur, et s'il le vend, on l'arrête en disant : « Comment! tu vends un éléphant de

l'armée? » Alors il aimera encore mieux être le soldat Jeraiah Jip, et partir pour les frontières du nord, que le criminel Galy Gay qu'on risque de coller au mur.

UN SOLDAT : Vous croyez qu'il va prendre ça pour un éléphant? 

JESSE : Pourquoi, il n'est pas bien?

UMA : Je vous dis, moi, qu'il le prendra pour un éléphant. Cette bouteille de bière, il la prendrait pour un éléphant, si quelqu'un la lui montrait du doigt en disant : vends-moi cet éléphant, je suis acheteur.

LE SOLDAT : Alors il n'y a plus qu'à trouver un acheteur.

UMA appelle : Veuve Begbick! (La Begbick vient.) Vous faites l'acheteur ?

BEGBICK : Je veux bien. Si personne ne m'aide à le démonter, mon wagon-bar va rester en panne.

URIA : Dites à l'homme qui va rentrer que cet éléphant vous intéresse, que vous êtes acheteur, et nous, on vous aide à démonter la cantine. Donnant donnant.

BEGBICK : Bon. (Elle retourne sa place.)

GALY GAY entre : Il est déjà là, l'éléphant?

UMA : Monsieur Gay, l'affaire est en plein développement. Elle est fondée sur Billy Humph, éléphant d'armée surnuméraire et non enregistré. L'opération proprement dite consiste à liquider l'éléphant en douce, à des particuliers, naturellement.

GALY GAY : C'est lumineux. Qui fera la vente?

UMA : Celui qui signe l'acte en tant que propriétaire.

GALY GAY : Et qui donc va signer?

UMA : Vous, monsieur Gay, vous accepteriez de signer?

GALY GAY : L'acheteur est là ?

URIA : Oui.

GALY GAY : Naturellement, il ne faudra pas que mon nom soit prononcé.

URIA : Non. Vous ne voulez pas un cigare?

GALY GAY, méfiant : Pourquoi?

UMA : C'est pour vous aider à garder votre sang-froid, l'éléphant est un peu enrhumé.

GALY GAY : Où est l'acheteur?

BEGBICK s'avance : Ah, monsieur Galy Gay, je cherche un éléphant, vous n'en auriez pas un par hasard?

GALY GAY : Veuve Begbick, j'ai peut-être ce qu'il vous faut.

BEGBICK : Alors, emmenez-moi d'abord cette cloison, les canons vont bientôt passer.

LES SOLDATS : Ça va bien, veuve Begbick.

(Les soldats démontent une cloison de la cantine. L'éléphant se tient là, peu visible.)

JESSE, à la Begbick : Je vous le dis, veuve Begbick, vu de plus haut, ce qui se passe ici, c'est un événement historique. Et qu'est-ce qui se passe au juste ici? La personnalité, on va vous l'examiner à la loupe, l'homme de caractère, on va voir ce qu'il a dans le ventre. Et on va opérer. Grâce à la technique ! Déjà le travail à la machine, le travail à la chaîne ont égalisé la stature du grand homme et du petit homme. La personnalité! Dès la plus haute antiquité, les Assyriens, veuve Begbick, représentaient la personnalité sous la forme d'un arbre qui se déploie. Qui se déploie, ah oui! Eh bien, on le reploiera, veuve Begbick. Et Copernic, qu'est-ce qu'il dit? Qu'est-ce qui tourne? C'est la terre qui tourne. La terre, donc l'homme. D'après Copernic. Donc l'homme ne se trouve pas au centre. Maintenant, regardez-moi un peu ça. Vous voudriez que ça se trouve au centre, ça ? Historique, je vous dis. L'Homme n'est rien du tout! La science moderne a prouvé que tout est relatif. Qu'est-ce que ça veut dire ? La table, le banc, l'eau, le chausse-pied, tout, relatif. Vous, veuve Begbick, moi... relatifs. Regardez-moi dans les yeux, veuve Begbick, l'instant est historique. L'homme se trouve au centre, mais relativement.

Tous deux sortent...."

(traduction L'Arche, 1974)

1927-1928 - La musique va jouer dans le théâtre de Brecht un rôle fondamental...

De nombreuses pièces musicales verront ainsi le jour avec Kurt Weill, puis Hanns Eisler en 1929. En mars 1927, Kurt Weill entame sa collaboration avec Brecht, ils créeront tous deux une forme d’opéra révolutionnaire, satire sociale féroce qui marquera profondément l’art du XXe siècle en proposant une alliance originale entre musique savante et musique populaire. La musique de Kurt Weill (1900-1950) est alors expressionniste, dans le sillage de Mahler et Schoenberg (Symphonie no°1) et ses deux premiers opéras, "Der Protagonist" (1926) et "Royal Palace" (1927), font de lui un des jeunes compositeurs lyriques les plus prometteurs d'Allemagne, avec Ernst Krenek et Paul Hindemith.  Les "Chants de Mahagony" (Mahagony Songspiel), qui transposent des poèmes tirés des "Sermons domestiques", font scandale lors de leur création au festival de Baden-Baden en 1927. Ces pièces constituent une critique au vitriol de la vie dans une Amérique imaginaire, derrière laquelle on reconnaît l’Allemagne de la république de Weimar. Weill écrit ensuite, sur un livret de Brecht, la musique de "L’Opéra de quat’sous" (Die Dreigroschenoper, 1928), une transposition de l’Opéra du gueux de John Gay (1728), puis en 1930, "Der Ja-sager" (Celui qui dit amen). On a sans doute oublié à quel point la personnalité de Kurt Weill fut fortement influencée par le pianiste et compositeur italien Ferruccio Benvenuto Busoni (1866-1924), l'auteur d'un Projet d'une nouvelle esthétique musicale (1907) peuplé d'innovations modernistes parfois insolites. Kurt Weill a ainsi inventé son propre "jazz" ou sa propre musique de cabaret, et sa musique d'opéra ne commente plus tant les émotions d'un personnage, qu'une situation à distance de laquelle il déploie une tonalité courte et répétitive. Quant aux relations entre Brecht et Weill, elles se détériorèrent progressivement, le temps, l'argent...

La politique au music-hall - Depuis le tournant du siècle, la culture de music-hall fleurissait dans les grandes villes d`Europe, particulièrement a Paris, Berlin et Vienne. Le café-concert offrait un cadre social accueillant aux jeunes artistes boudés par la culture officielle, et élaborait son propre style, mélange curieux de sentimentalité et de satire. Des chanteuses (ou plutôt des diseuses) telles qu'Yvette Guilbert, séduisante par l'originalité de ses traits anguleux, régnaient sur les petites scènes des clubs enfumés, interprétant d'agréables chansons avec une acidité nuancée d'émotion ou une causticité politique. Debussy, Milhaud, Satie et Schoenberg furent tous, en leur temps, attirés par ce milieu. Comme l'incertitude politique limitait inexorablement la liberté d'expression, le café-concert, par son aspect underground, pouvait offrir un refuge - parfois non sans risques - aux libres penseurs et aux novateurs.

Le music-hall fut un des genres qui marqua l'œuvre de Bertolt Brecht, surtout dans sa collaboration avec deux de ses compatriotes, les compositeurs Hanns Eisler et Kurt Weill. Sa conception d'un théâtre épique (c'est-à-dire objectif) était à la fois politique et esthétique. Sa première collaboration avec Weill avait été le "Mahagonny Songspiel" (1927), un montage de cinq poèmes. Trois ans plus tard, après avoir réalisé ensemble "L'Opéra de quat'sous", "Le Vol de Lindbergh", et "Celui qui dit non", ils firent du Songspiel un véritable opéra, "Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny". Mahagonny symbolise le capitalisme où le plaisir est vénal. Les airs chantés par les divers personnages équivoques qui peuplent la cité sont souvent d'un lyrisme accessible. Toutefois, Brecht, doutant de leur efficacité, pensait que Weill et lui ne s'étaient pas assez écartés de l'opéra conventionnel où les spectateurs ne se sentent pas remis en cause par faction théâtrale.

Un des plus grands succès musicaux de Weill fut la partition qu'il écrivit pour un texte de Brecht. Le compositeur juif s'était réfugié a Paris, n`emportant pratiquement que les vêtements qu'il portait sur le dos, à la suite d'une campagne nazie interdisant toutes ses œuvres dans les théâtres subventionnés par l'Etat. 'Les Sept Pêches capitaux" (1955) sont à la fois une suite de chants et un ballet. Le personnage d`Anne se dédouble : "la bonne" Anne à la tête froide (qui chante) doit constamment tenir en échec sa "mauvaise" soeur au coeur tendre (qui danse). La morale conventionnelle est bouleversée car les vertus deviennent l'occasion de dépenses et de prodigalité. L`ironie de Brecht prend une nuance de désenchantement profond et poignant qui se mêle aux traits facétieux de la musique de Weill.

Après des études avec Schoenberg et Webern, Hanns Eisler entra au Parti communiste puis rompit avec Schoenberg. Quand il rencontra Brecht, il était déjà à la recherche d'un moyen de servir et changer la société par la musique. Entre 1926 et 1933, il écrivit pour des groupes de gauche beaucoup de chansons de marche qui se répandirent dans toute l`Europe. Sa

musique était directe, souvent composée dans le mode mineur qu'il trouvait plus lourd de menaces que le majeur. Sa première collaboration avec Brecht fut" La Décision", que suivit en 1931 l'adaptation de "La Mère" de Gorki, entreprise par Brecht à la mémoire de Rosa Luxemburg. Quand Hitler arriva au pouvoir en 1933, la musique d'Eisler fut interdite. Vinrent ensuite pour lui quinze années d`exil et une série d'oeuvres hautement politiques et antifascistes. Il collabora de nouveau avec Brecht dans "Têtes rondes et têtes pointues" (1936) et, plus tard, aux Etats-Unis, pour le montage de récits de témoins des persécutions

nazies intitulé "Grand'peur et misère du IIIe Reich".

Un autre compositeur allemand, Paul Hindemith, avait également collaboré avec Brecht dans ses débuts. Il aborda d'une manière différente le thème des contraintes exercées sur les artistes en un temps de répression politique. Son opéra "Mathis le peintre" (1934), monté à l`époque de la révolte paysanne en Allemagne, représente le débat du peintre allemand Matthias Grünewald au moment où il décide d`abandonner son art pour se vouer ä l`action politique, et sa découverte de la futilité d`une telle voie. L'opéra révèle clairement la personnalité de l'auteur. Hindemith a écrit que les épreuves de Grünewald avaient brisé son âme. Lui aussi fut la cible des persécutions nazies. Son appartenance à un groupe "international" de compositeurs de musique nationale, l' "immoralité" de ses opéras et sa "parodie" d'une marche bavaroise chère aux nazis lui valurent une attaque personnelle de Goebbels lors d'un rassemblement en 1934. Il perdit son poste de professeur et sa musique fut boycottée. En 1937, il partit pour la Suisse et, en 1940, il débarquait à New York....

 

"Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny" (Aufstieg und Untergang der Stadt Mahagonny, 1927)

Les Mahagonny Songspiel, créés en 1927 à Baden-Baden, naquirent de la collaboration entre Bertolt Brecht et Kurt Weill. Le spectacle de six chansons (dont la célèbre Alabama Song) durait 25 minutes. Ils le reprennent et le développent trois ans plus tard, en 1930, sous le titre "Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny", un opéra qui, dès sa création, fut interdit en Allemagne. Il raconte en vingt tableaux la naissance, l'apogée et la chute de Mahagonny, une cité imaginaire fondée par trois trappeurs de l'Alaska. C'est une ville piège destinée à récolter l'argent des chercheurs d'or de la région. Prostituées, alcool et amusement attirent les chercheurs fatigués qui viennent dépenser leur or. Un jour, un bûcheron de l'Alaska, découvre qu'il y manque quelque chose. Il veut supprimer le panneau "Défense de ..." par "c'est ton droit". Cette devise fait de la ville un lieu de débauche. Lorsque ce bûcheron se retrouve sans le sou, la justice, incarnée par les criminels fondateurs de la ville, le condamne à la chaise électrique. La ville va sombrer dans le chaos. Opéra innovant et gigantesque métaphore du capitalisme, montrant comment celui-ci s'est si facilement imposé et comment il peut s'autodétruire tout aussi aisément. 

"Die Dreigroschenoper" (L'Opéra de quat'sous, 1928) 

Le 31 août 1928, Die Dreigroschenoper (L'Opéra de quat' sous), « pièce avec musique » en un prologue et trois actes de Kurt Weill sur un livret de Bertolt Brecht, - script remanié de l'Opéra des Gueux, de John Gray (1728) -, est créé au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin. L'oeuvre fit connaître Brecht dans le monde entier. Mendiants, voleurs, putains, plongée haute en couleurs dans les bas-fonds de Soho vers 1900, où brigands et bourgeois s’exploitent, rêvent et s’encanaillent, une oeuvre qui se voulait critique acerbe de la bourgeoisie, mais une bourgeoisie qui ne vit pas l'allusion et s'enticha du langage cru, du cynisme et des songs. Peachum, qui fait de la pauvreté son fonds de commerce, s’enrichit sur le dos de faux mendiants s’évertuant à éveiller la compassion des passants. Ces rues sont aussi le domaine de Mackie le Surineur, petit truand aux compétences multiples. Parce qu’il n’est ni charmant ni galant, il séduit, au grand dam de ses parents, Polly Peachum. Les épousailles de pacotille sont organisées à la hâte par la bande de Mackie dans une écurie. Mais le bonheur de la belle ne durera pas, son prince étant livré à Tiger-Brown, chef de la police et meilleur ami de Mackie, par la jalouse Jenny-des-Lupanars. La renommée de cette pièce sera en partie construite sur le succès remporté plus tard par un des morceaux, repris par des musiciens de jazz, on pense à "Mack the Knife", chanté par Louis Armstrong puis Ella Fitzgerald. 

1929-1932 - À travers les courtes pièces radiophoniques que sont les "Pièces didactiques" (Das Badener Lehrstücke), ou "Radiolehrstück" (pièce didactique pour la radio),...

Brecht et Weill expérimentent de nouvelles formes dramaturgiques exploitant le tout nouveau potentiel de la radio. Ici, narrateur, ténor, baryton, basse, chœur et intermèdes instrumentaux alternent rapidement avec le vif souci d'incorporer l'auditeur. On pouvait espérer voir se développer un "nouvel art", mais au final cette vie musicale radiophonique ne devra sa postérité qu'à ses possibilités d'exécutions en direct.  La cantate "Der Flug der Lindberghs" (le Vol de Lindbergh) en est l'exemple le plus connu, mise en musique de Kurt Weill (Der Ozeanflug) et de Paul Hindemith. La première traversée de l'Atlantique en solitaire de New York à Paris par Charles Lindbergh le 20 mai 1927 fut un événement médiatique extraordinaire. Le texte de Brecht montre, de différents points de vue, le combat de l'aviateur mais aussi de la machine fabriquée par des hommes, contre la nature, le vent, le brouillard, la neige, mais aussi le sommeil. Les années passèrent et les prises de position de Lindebergh devenus isolationniste dans les années 1930 lui firent perdre son statut de pilote héroïque. En mars 1929, Brecht met en scène "Pionniers à Ingolstadt" de Fleisser au theater am Schiffbauerdamm de Berlin.  En mai, La cantate "Das Berliner Requiem" de Weill, sur un texte de Brecht, est créée à la Radio de Francfort sous la direction de Rottenberg...

"Sainte Jeanne des Abattoirs" (Die heilige Johanna der Schlachthöf, 1929-1931)

Au milieu des années vingt du siècle dernier Brecht commença à étudier le fonctionnement de l'économie capitaliste et la spéculation boursière ; la crise de 1929 est passée par là. C'était évidemment leur impact sur la société bourgeoise qui constituait l'objet de son intérêt. La même année il épouse Hélène Weigel.

L'intrigue se déroule dans les Union Stock Yards, les abattoirs de Chicago, pendant la Grande Dépression de 1929, et se concentre sur une femme de l'Armée du Salut, Johanna Dark, et ses "Chapeaux noirs" (Schwarze Hüte), contrepoint dramatique au pouvoir sans frein des marchands de bestiaux, Pierpont Mauler. Face à la misère des travailleurs, elle tente de pactiser avec les puissances de l'argent, s'érige en intermédiaire, mais échouera dramatiquement. Brecht veut ouvrir les yeux sur la puissance manipulatrice d'un capitalisme qui n'a de cesse de maintenir la misère de la classe ouvrière : les hommes d'affaires apparaissent au final comme des bienfaiteurs et Johanna récupérée commue une Sainte. Le pauvre n'est responsable de son malheur que par la faiblesse de son caractère, oppose Mauler, tandis que Johanna réalisera, mais trop tard, que le démuni n'agit immoralement que par faim et désespoir. La violence semble la seule unique voie inéluctable, dernières paroles d'une Jeanne d'Arc des Temps Modernes qui a, sans le vouloir sauvé de la grève générale les puissants et bien-pensants, "Il n'y a que la violence qui soit efficace là où règne la violence, il n'y a que les hommes qui soient efficaces là où il y a des hommes". La première représentation de Sainte Jeanne n'a eu lieu qu'en 1959 à Hambourg...

 

1933-1939 - La montée du nazisme...

Lors des élections générales qui ont eu lieu en septembre 1930, le parti nazi a augmenté le nombre de ses représentants au parlement de 14 à 107, le nombre de voix au niveau national est passé dans le même temps de 809 000 à 6 400 000. Adolf Hitler devient le chef du deuxième plus grand parti d'Allemagne.  Karl Korsch (1886-1961), ami de Brecht et auteur en 1923 de "Marxisme et philosophie", soutient que Hitler a réussi à utiliser le racisme pour détourner l'énergie vitale du conflit de classes riches-pauvres et a fomenté l'antisémitisme afin de détourner l'énergie de la lutte des classes. En 1930, 28,1 % des membres du parti nazi étaient des travailleurs manuels et 25,6 % des employés salariés...

"Was sind das für Zeiten, wo / Ein Gespräch über Bäume fast ein Verbrechen ist Weil es ein Schweigen über so viele Untaten einschließt! " (An die Nachgeboren), prend corps une littérature de l'exil. Avec l'avènement du régime nazi, Brecht quitte l'Allemagne, où ses œuvres sont interdites et brûlées, et s'installe au Danemark avec sa famille. En mai 1932, Eiseinstein fait le voyage Berlin-Moscou avec Brecht. En février 1933, Brecht quitte l'Allemagne en direction de Prague. Le 10 mai 1933, le 1er Autodafé a lieu à Berlin : des étudiants et des chemises brunes se rassemblent pour brûler 20k livres "undeutsch" écrits par notamment par des Juifs et des opposants politiques. En juin 1933, Brecht s'établit dans une ferme de l'île de Langeland dans la province de Svendborg, avec sa femme Hélène et ses collaboratrices, Steffin et Berlau. En juillet 1934, W. Benjamin et Brecht conversent de Kafka à Svendborg. En octobre 1934, Brecht discutent avec W. Benjamin de Dostoïevski puis quitte Skovsbostrand pour Londres. En juin 1935, Brecht est déchu de la nationalité allemande. W. Benjamin accueille Brecht et Michaelis à la Gare du Nord (Paris)... 

 

 "Têtes rondes et Têtes pointues" (Die Rundköpfe und die Spitzköpfe), 1933

Brecht écrit en 1933, au début de son exil, "Têtes rondes et Têtes pointues" (Die Rundköpfe und die Spitzköpfe), qui sera créé à Copenhague en 1936, montre le désenchantement de Callas, un paysan qui avait mis toute sa foi dans un ordre nouveau. Un ordre social conçu par le prophète racial Angelo Iberin, à la demande du vice-roi de l'Etat de Jahoo, pour éviter une révolte paysanne, un ordre qui instaure une séparation entre Têtes rondes (Tschuchen) et Têtes pointues (Tschichen), et relaie au bout du compte, par la terreur, la traditionnelle division entre possédants et exploités. Brecht aborde ainsi très directement la chute de la République de Weimar et la montée jusqu'alors inéluctable du national-socialisme, et bien des thèmes propres à l'organisation du pouvoir à l'aune du fascisme, des dirigeants (le vice-roi et son conseiller d'État Missena) qui voient dans une guerre d'agression impérialiste un moyen de sortir de la crise économique du pays, une petite bourgeoisie qui a tendance à personnaliser les conflits et à trouver des boucs émissaires qui secondent efficacement l'efficacité d'une théorie raciale. La pièce fut retirée après 21 représentations...

 

En octobre 1935, Brecht et Eisler arrivent à NY. Brecht, à NY, fréquente des boîtes de strip-tease, et les cinémas. Puis en 1936, retourne au Danemark, à Skovsbostrand. En 1938, Brecht ébauche le plan d'une pièce sur Galilée, destinée à encourager les ouvriers à résister au fascisme, la 1e version de "Und sie bewegt sich doch" (Et pourtant elle bouge). Durant cette période, il écrit "Les Fusils de la mère Carrar" (1937), "Grand'Peur et misère du Troisième Reich" (1938), une première version de "La Vie de Galilée" (1939), "La Bonne Âme de Se-Tchouan" , "Mère courage et ses enfants" (qui sera créée à Zurich en avril 1941), "Maître Puntila et son valet Matti" (1940)....

"Grand'Peur et misère du Troisième Reich" (Furcht und Elend des dritten Reiches, 1935-1937)

Les vingt-quatre scènes qui composent la pièce dressent un portrait de la société allemande depuis l’avènement d’Hitler jusqu’aux prémices de la guerre sans toutefois suivre une chronologie rigoureuse. Brecht s’est directement inspiré de récits de témoins oculaires et d’extraits de journaux pour composer ce texte qui montre l’enracinement profond du régime nazi dans toutes les sphères du peuple allemand. On y voit tour à tour la bourgeoisie, le corps médical, la justice, les enfants, les prisonniers, etc. évoluer face au régime. "La Femme juive" relate les hésitations, les interrogations, l'incompréhension d'une femme, juive, qui décide de quitter son mari, Fritz, un "aryen", pour ne pas nuire à sa carrière : Oui, je fais mes valises. Ne fais pas comme si tu n'avais rien remarqué ces derniers jours. Friz, je veux bien tout accepter, mais pas ça : que pendant cette dernière heure qui nous reste, nous ne nous regardions pas dans les yeux. Ca ils ne l'obtiendront pas, ces menteurs qui forcent tout le monde au mensonge..." . "Le Mouchard" est une des vingt-quatre scènes qui composent cette pièce. Elle raconte l'histoire d'un couple allemand qui est persuadé que leur enfant est parti les dénoncer à la Gestapo car le père, bien que patriote, vient de formuler quelques critiques à l'encontre du régime. Cette scène exprime fort bien le climat de suspicion, la politique de délation, l’atmosphère de paranoïa et d'endoctrinement qui régnait sous le IIIe Reich : "Il y a quelque chose contre tout le monde. Tout le monde est suspect. Il suffit qu'on soupçonne quelqu'un pour qu'il soit suspect". Brecht, à l'automne 1938 écrira que le peuple allemand, c'est à l'époque "un peuple de 2 millions d'espions et de 80 millions d'espionnés", la vie n'y est plus qu'un long procès...

L'HEURE DU TRAVAILLEUR

(Voici les organes de Goebbels, Ils fourrent leur micro Dans les mains calleuses du peuple. Mais comme ils se méfient du peuple, ils tiennent leurs griffes prêtes, On ne sait jamais. Leipzig, 1934, 

Dans une usine, le bureau du chef d'atelier. Un speaker de la radio, microphone à la main, s'entretient avec un travailleur d'âge moyen, un travailleur âgé, et une travailleuse. A l'arrière plan, un monsieur du bureau et un malabar en uniforme de SA.)

 

LE SPEAKER :  Vous nous voyez au milieu des roues d'engrenage et des courroies de transmission, entourés par des camarades de peuple qui travaillent avec ardeur, infatigablement, apportant ainsi leur contribution à la satisfaction des besoins de notre chère patrie. Nous sommes ce matin dans les filatures Fuchs. Le travail est dur, ô combien, tous les muscles sont tendus, et pourtant nous ne voyons autour de nous que des mines joyeuses et satisfaites. Mais laissons parler les camarades de peuple eux-mêmes. Au

vieux travailleur. Depuis vingt et un ans vous travaillez dans l'entreprise, monsieur...

LE VIEUX TRAVAILLEUR : Sedelmaier.

LE SPEAKER : Monsieur Sedelmaier. Eh bien, monsieur Sedelmaier, comment se fait-il qu'on ne voie ici que des mines réjouies et infatigables ?

LE VIEUX TRAVELLEUR, après avoir réfléchi un temps : Y font toujours des blagues. 

Le SPEAKER : C'est ça. Et avec de bonnes plaisanteries, le travail devient plus facile, n'est-ce pas? Le national-socialisme ignore le pessimisme ennemi de la vie, dites-vous. Avant c'était autrement, pas vrai ?

LE VIEUX TRAVAILLEUR: Oui, oui.

LE SPEAKER :  À l'époque du système (la période Weimar), les travailleurs n'avaient pas de quoi rire, dites-vous. C'est là qu'on se disait : mais pourquoi on travaille !

LE VIEUX TRAVAILLEUR : Oui, y en a qui disent ça.

LE SPEAKER :  Pardon? Ah oui, vous faites allusion aux râleurs (qui tient un discours critique dans la propagande nazie est un "Meckerer", un râleur) qu'on a toujours entre les pattes, même s'il y en a de moins en moins, parce qu'ils comprennent que tous leurs efforts ne mènent à rien, et que dans le Troisième Reich tout prend son essor, depuis qu'une main forte a repris les commandes. C`est ça que vous voulez - à la travailleuse - également dire, mademoiselle...

LA TRAVAILLEUSE: Schmidt.

LE SPEAKER : Mademoiselle Schmidt. Dans laquelle de ces gigantesques machineries d'acier travaillez-vous ?

LA TRAVAILLEUSE, par cœur :  Sans oublier bien sûr le travail pour décorer l'espace de travail, qui nous procure beaucoup de joie. Le portrait du Führer a été mis en place grâce à une collecte basée sur le volontariat et nous en sommes très fiers. De même que les pots de géraniums, qui introduisent dans le gris de l'espace de travail l'enchantement de la couleur, une initiative de mademoiselle Kinze. 

LE SPEAKER :  Ainsi vous décorez les lieux de travail avec des fleurs, ces aimables filles des champs ? Et à par ça, j'imagine que d'autres choses ont changé dans l'entreprise, depuis que le destin de l'Allemagne a changé de cap ?

LE MONSIEUR DU BUREAU souffle :  Lavabos.

LA TRAVAILLEUSE : Les lavabos sont une pensée de monsieur le directeur Bäuschle en personne, que nous voudrions remercier du fond du cœur. Quiconque en a envie peut aller se laver dans les beaux lavabos s'il n'y a pas trop de monde ni trop de bousculade.

LE SPEAKER : Bien sûr, c'est à qui entrera le premier, n`est-ce pas?  Et c'est toujours un joyeux désordre?

LA TRAVAILLEUSE: ll n'y a que six robinets pour 552 ouvriers. C`est toujours un bazar, Certains se permettent tout.

LE SPEAKE;. Mais tout se passe dans la bonne humeur. Et maintenant, monsieur - comment vous appelez-vous - veut dire quelque chose.

LE TRAVAILLEUR: Mahn.

LE SPEAKER: Mahn, donc. Monsieur Mahn. Dites-nous, monsieur Mahn, est-ce que toutes ces nouvelles installations ont agi sur l'esprit de vos collègues de travail?

LE TRAVAILLEUR: Vous voulez dire ?

LE SPEAKER : Eh bien, est-ce que vous vous réjouissez de voir que toutes les machines se remettent à tourner, que tous les bras aient du travail?

LE TRAVAILLEUR : Bien sûr.

LE SPEAKER : Et que de nouveau chacun à la fin de la semaine puisse rentrer chez soi avec sa paye dans une enveloppe, ça non plus il ne faudrait pas l'oublier.

LE TRAVAILLEUR: Non.

LE SPEAKER : Ça n'a pas toujours été comme ça. À l'époque du système, bien des camarades de peuple devaient prendre l'amer chemin du bureau de bienfaisance. Et se débrouiller avec une aumône.

LE TRAVAILLEU:. Dix-huit marks cinquante. Avec exonération d'impôts.

LE SPEAKER rit artificiellement : Ah ah ah ! Excellente ! Y avait pas grand-chose à exonérer.

LE TRAVAILLEUR: Oui, maintenant y prennent plus.

(Le monsieur du bureau, nerveux, fait un pas en avant, suivi par le malabar en uniforme de la SA.)

LE SPEAKER. Eh oui, tous ont retrouvé du pain et du travail sous le Troisième Reich, vous avez tout à fait raison, monsieur, comment était-ce déjà? Fini, les machines au point mort. Dans l'Allemagne d'Adolf Hitler, pas un bras ne doit rester à rouiller. (Il pousse brutalement le travailleur loin du micro.) Dans une joyeuse harmonie, travailleurs du cerveau et travailleurs des bras travaillent à la reconstruction de notre chère patrie, l'Allemagne. Heil Hitler !"

(Traduction L'Arche, 1955)

 

"La Vie de Galilée" (Leben des Galilei, 1939)

Ecrit lors de son exil danois, "Leben des Galilei" est à la fois, sans doute, le point culminant du théâtre politique de Bertolt Brecht, mais encore une interrogation profonde sur les conséquences de notre curiosité, de notre rationalité, de ces "nouvelles visions du monde" que la science élabore dans un contexte qui n'est jamais sans ambiguïté. A la même époque, le danois Niels Bohr avait publié son nouveau modèle atomique et allait sous peu fuir son pays et le nazisme pour participer aux Etats-Unis au projet Manhattan. Le supposé drame du physicien Galileo Galilei est en effet d'avoir toujours privilégié son intégrité physique à sa probité intellectuelle. Si l'un de ses plus grands désirs est de lutter contre les superstitions et de transmettre son savoir, il est tout autant avide de nourritures terrestres et prêt à tout pour maintenir les conditions d'une curiosité intellectuelle sans borne. 

Le drame se déroule sur une trentaine d'années, entre 1609 et 1637. En 1609, Galilée vit à Padoue, dans la République de Venise, avec sa fille Virginia, sa gouvernante Mme Sarti et son fils Andrea. Afin de payer ses factures, il continue à dépendre d'étudiants privés, malgré ses travaux de recherche. Andrea Sarti, son élève et assistant, assure la continuité du récit. 

Grand amateur de bonne vie, Galilée reprend à son compte l'invention danoise d'une lunette et, du coup, par cette escroquerie, améliore son maigre salaire de professeur. S'installant à la cour de Florence, il espère imposer ses nouvelles théories : la lune n'a pas de lumière propre, elle est, comme la terre, éclairée par le soleil, et la terre tourne autour du soleil. Malgré la peste qui frappe la ville, Galilée continue à travailler au développement de la vision copernicienne du monde, ses recherches ne peuvent souffrir la moindre interruption, la nouvelle vision du monde qui l'habite s'impose à toutes choses quel qu'en soit les conséquences : on ne peut résister à la rationalité. Le personnage de Sagredo contraste totalement avec un Galilée voué corps et âme à la science. Fort de ses découvertes, il tente de convaincre progressivement le monde ecclésiastique, mais se rend compte que pour continuer son oeuvre, il lui faut d'abord préserver sa vie. En vain, et huit années plus tard, Galilée a abandonné ses recherches sur les visions du monde et porté son intérêt dans d'autres domaines. Bien qu'aveugle, Galilée tente à nouveau de défendre sa thèse lorsque le cardinal Baberini devient le pape Urbain VIII. Mais le 22 juin 1633, devant l'inquisition de l'église, parce qu'elle ne semble pas compatible avec la cosmologie biblique, Galilée retire ses déclarations sur la vision copernicienne du monde. Plus tard, ne s'avouant toujours pas vaincu, Galilée réussira malgré tout à écrire les Discorsi que son élève favori, Andrea Sarti, fait sortir clandestinement du pays...

Après une légère révision en 1939, sa création à Zurich en 1943, une version américaine suivra entre 1944 et 1947, puis une troisième version dans les années 1950. Entretemps, Hiroshima en 1945 a montré que le savant ne pouvait s'isoler de l'humanité...

"(Après un silence de huit ans, l'avènement d'un nouveau pape, qui est lui-même un savant, encourage Galilée à reprendre ses recherches dans le domaine interdit. Les taches du soleil. La maison de Galilée à Florence. Les élèves de Galilée, Federzoni, le petit moine et Andréa Sarti, qui est à présent un jeune homme, sont réunis pour assister à une expérience...)

LUDOVICO : A Rome, autrefois, vous vous étiez engagé, monsieur, à ne plus jamais vous mêler de ces histoires de terre qui tourne autour du soleil.

GALILÉE : Ah oui! Nous avions alors un pape rétrograde !

MADAME SARTI : Nous avions! Et Sa Sainteté qui n'est pas encore morte!

GALILÉE : Peu s'en faut, peu s'en faut! - Etendez sur l'écran un réticule. Nous procédons méthodiquement. Et puis, nous pourrons répondre à leurs lettres, n'est-ce pas, Andréa ?

MADAME SARTI : "Peu s'en faut!" Cet homme soupèse cinquante fois ses morceaux de glace, mais quand il arrive quelque chose qui fait son affaire, il y croit aveuglément!

(On installe l'écran.)

LUDOVICO  : Si Sa Sainteté mourait, monsieur Galilée, le prochain pape, quel qu'il soit, et quel que puisse être son amour pour les sciences, devra quand même compter avec l'amour que lui portent les plus grandes familles du pays.

LE PETIT MOINE : Dieu a fait le monde physique; Dieu a fait le cerveau humain; Dieu autorisera la physique.

MADAME SARTI : Galilée, maintenant je vais te dire quelque chose. J'ai vu mon fils tomber dans le péché à cause de ces "expériences", "théories" et "observations", et je n'ai rien pu faire. Tu t'es révolté contre l'autorité et elle t'a déjà donné un avertissement. Les cardinaux les plus importants t'ont fait la leçon comme à un cheval malade. Ça a servi quelque temps, mais il y a deux mois, juste après la fête de l'Immaculée Conception, je t'y ai repris, à faire en cachette ces "observations". Et au grenier! Je n'ai pas dit grand-chose, mais j'ai su à quoi m'en tenir. J'ai couru mettre un cierge à saint Joseph. C'est au-dessus de mes forces. Quand je suis seule avec toi, tu fais preuve de bon sens et tu me dis que tu sais bien qu'il faut que tu te domines, parce que c'est dangereux, mais deux journées d'expériences, et avec toi ça va aussi mal qu'avant. Si parce que je suis du côté d'un hérétique, j'y laisse mon salut éternel, c'est mon affaire à moi, mais tu n'as pas le droit de piétiner le bonheur de ta fille avec tes grands pieds!

GALILÉE, grognon : Apportez le télescope!

LUDOVICO : Giuseppe, remporte les bagages dans la voiture.

(Le domestique sort.)

MADAME SARTI : Elle ne s'en remettra pas. Vous pouvez lui dire ça vous-même !

(Elle s'en va sans avoir posé la cruche.)

LUDOVICO : Je vois que vous avez pris vos dispositions. Monsieur Galilée, nous passons neuf mois sur douze, mère et moi, dans le domaine de Campanie, et nous pouvons vous certifier que vos traités sur les satellites de Jupiter n'inquiètent pas nos paysans. Leur travail est trop pénible. Cependant, cela pourrait les troubler s'ils apprenaient que des attaques frivoles contre les saintes doctrines de l'Eglise restent désormais impunies. N'oubliez pas tout à fait que ces malheureux, dans l'état de bestialité où ils sont, mélangent tout pêle-mêle. Ce sont de vraies bêtes, vous pouvez à peine vous en faire une idée. Le bruit court il qu'on a vu une poire sur un pommier, ils abandonnent le travail des champs pour en discuter à n'en plus finir.

GALILÉE, intéressé : Vraiment?

LUDOVICO : Des bêtes. Lorsqu'ils viennent au domaine se plaindre pour un rien, mère est forcée de faire fouetter un chien sous leurs yeux, c'est le seul moyen de les rappeler à la discipline, à l'ordre et à la politesse. Vous, monsieur Galilée, de votre calèche vous regardez de loin en loin des champs de maïs florissants, l'esprit ailleurs vous mangez nos olives et notre fromage, et vous n'avez aucune idée de la peine qu'il en coûte pour obtenir ça, de ce qu'il y faut d'attention !

GALILÉE : Jeune homme, ce n'est pas l'esprit ailleurs que je mange mes olives. (Grossier :) Tu me fais perdre mon temps. (Criant vers l'extérieur :) Avez-vous l'écran?

ANDRÉA : Oui. Vous venez ?

GALILÉE : Vous ne fouettez pas seulement des chiens, hein, Marsili, pour leur faire observer la discipline?

LUDOVICO : Monsieur Galilée. Vous avez un cerveau merveilleux. Dommage.

LE PETIT MOINE, étonné : Il vous menace.

GALILÉE : Oui, je pourrais perturber ses paysans, les amener à des pensées nouvelles. Et ses domestiques et ses intendants.

LE PETIT MOINE : Comment? Aucun ne lit le latin.

GALILÉE : Je pourrais écrire dans la langue du peuple, pour le grand nombre, et non en latin pour le petit nombre. Pour les pensées nouvelles il nous faut des gens qui travaillent de leurs mains. Qui d'autre désire apprendre la raison des choses ? Ceux qui ne voient le pain que sur leur table ne veulent pas savoir comment il a été fait; la racaille préfère remercier Dieu que le boulanger. Mais ceux qui font le pain comprendront que rien ne bouge qu'on ne fasse bouger. Ta sœur au pressoir à olives, Fulgenzio, ne s'étonnera guère mais rira sans doute quand elle entendra dire que le soleil n'est pas un blason d'or, mais un levier : la terre bouge, parce que le soleil la fait bouger.

LUDOVICO : Vous serez toujours l'esclave de vos passions. Excusez-moi auprès de Virginia, je pense qu'il vaut mieux que je ne la voie pas.

GALILÉE : La dot est à votre disposition, à n'importe quel moment.

LUDOVICO : Bonsoir.

(Il s'en va.)

ANDRÉA : Et nos respects à tous les Marsili !

FEDERZONI : Qui ordonnent à la terre de rester immobile afin que leurs châteaux ne dégringolent pas!

ANDRÉA : Et aux Cenci et aux Villani !

FEDERZONI : Aux Cervillí !

ANDRÉA : Aux Lecchi !

FEDERZONI : Aux Pirleoni !

ANDREA : Qui ne veulent baiser le pied du pape que s'il piétine le peuple avec !

LE PETIT MOINE, lui aussi aux appareils : Le nouveau pape sera un homme éclairé.

GALILÉE : Donc entrons dans la voie de l'observation de ces taches du soleil qui nous intéressent, à nos risques et périls, sans trop compter sur la protection d'un nouveau pape.

ANDRÉA, l'interrompant : Mais avec le ferme espoir de dissiper les spectres d'étoiles de monsieur Fabrizius et les vapeurs solaires de Prague et de Paris, et de démontrer la rotation du soleil.  

GALILÉE : Avec quelque espoir de démontrer la rotation du soleil. Mon intention n'est pas de démontrer que j'ai eu raison jusqu'ici, mais de découvrir si j'ai eu raison. Je dis : vous qui entrez dans la voie de l'observation, abandonnez toute espérance. Ce sont peut-être des vapeurs, ce sont peut-être des taches, mais avant d'admettre les taches, lesquelles nous conviendraient bien, nous préférons admettre que ce sont des ailes de moucherons. Oui, nous allons encore une fois remettre tout en question, tout. Et nous n'allons pas avancer avec des bottes de sept lieues, mais à l'allure de l'escargot. Et ce que nous trouverons aujourd'hui, demain nous l'effacerons du tableau et nous ne l'inscrirons de nouveau qu'après l'avoir trouvé encore une fois. Et ce que nous souhaitons trouver, nous le considérerons, une fois trouvé, avec une méfiance particulière. Donc, nous allons nous mettre à l'observation du soleil avec la détermination inébranlable de démontrer l'immobilité de la terre! Et c'est seulement quand nous aurons échoué que, vaincus complètement et irrévocablement, et léchant nos blessures, avec un moral au plus bas, nous commencerons à nous demander si nous n'avions pas raison malgré tout, et si la terre ne tourne pas. (Avec un clin d'œil :) Mais si toute hypothèse autre que celle-ci devait nous filer entre les doigts, alors plus de quartier pour ceux qui n'ont pas cherché et parlent tout de même. Enlevez le drap de la lunette et pointez-la sur le soleil!...."

(Traduction L'Arche, 1975)

(1633-1642. Galileo Galilei vit dans une maison de campagne près de Florence, prisonnier de l'Inquisition jusqu'à sa mort. Les Discorsi. Une grande pièce, avec table, siège de cuir et globe terrestre. Galilée, maintenant vieux et à demi aveugle, expérimente soigneusement avec une bille de bois et une gouttière de bois courbe; dans l'antichambre, un moine assis est de garde. On frappe è la porte. Le moine va ouvrir et un paysan entre qui porte deux oies plumées. Virginia sort de la cuisine. A présent elle a environ quarante ans).

".... GALILÉE : Ce sont eux les vainqueurs. Et il n'y a pas d'oeuvre scientifique qu'un homme soit seul à pouvoir écrire.

ANDRÉA : Alors, pourquoi vous êtes-vous rétracté?

GALILÉE : Je me suis rétracté parce que j'avais peur de la souffrance physique.

ANDRÉA : Non!

GALILÉE : On me montrait les instruments.

ANDRÉA : Ce n'était donc pas un calcul?

GALILÉE : Ce n'en était pas un.

(Un silence.)

ANDRÉA, haut : La science ne connaît qu`une loi : la contribution scientifique.

GALILÉE : Et celle-là, je l'ai livrée. Bienvenue dans le ruisseau, frère dans la science et cousin en trahison! Tu aimes le poisson? J'ai du poisson. Ce qui pue, ce n'est pas mon poisson, c'est moi. Je brade, tu es acquéreur. O irrésistible spectacle du livre, de la marchandise sacrée! L'eau vous en vient à la bouche et se noient les malédictions. La grande babylonienne, la bête meurtrière, l'écarlate, ouvre les cuisses et tout change! Que soit sanctifiée notre communauté qui trafique, qui disculpe, qui craint la mort!

ANDRÉA : La crainte de la mort est humaine! Les faiblesses humaines ne concernent pas la science.

GALILÉE : Non? ! - Mon cher Sarti, même dans l'état où je suis, je me sens encore capable de vous donner quelques indications sur tout ce qui concerne cette science à laquelle vous vous êtes livré. (Un court silence. Galilée, académique, les main: croisées sur le ventre :) Dans mes heures de loisirs, j'en ai beaucoup, j'ai examiné mon cas, et j'ai réfléchi à la manière dont le monde scientifique, auquel j'estime ne plus appartenir, aura à le juger. Même un marchand de laine est obligé, non seulement d'acheter bon marché et de vendre cher, mais aussi de s'attacher à ce que le commerce de la laine puisse se développer sans entraves. La pratique de la science me paraît à cet égard exiger un courage particulier. Elle procède avec du savoir, qui s'acquiert par le doute. Procurant du savoir pour tous sur tout, elle vise à faire de tous des douteurs, Or, la plus grande partie de la population est maintenue par ses princes, ses propriétaires terriens et ses prêtres dans un brouillard nacré de superstitions et de vieilles formules qui masque leurs machinations. La misère de la multitude est vieille comme la montagne, et du haut de la chaire de l'Eglise et de l'Université elle est dite indestructible comme la montagne. Notre nouvel art du doute a ravi le grand public. Celui-ci nous a arraché des mains le télescope et l'a braqué sur ses bourreaux, princes, propriétaires terriens, curés. Ces hommes égoïstes et violents, qui se sont avidement approprié les fruits de la science, ont senti en même temps le regard froid de la science braqué sur une misère millénaire, mais artificielle, qu'il était manifestement possible d'éliminer en les éliminant eux-mêmes. Ils ont multiplié contre nous les menaces et les tentatives de corruption, irrésistibles pour des âmes faibles. 

Mais pouvons-nous nous refuser â la masse et rester pourtant des hommes de science? Les mouvements des corps célestes sont devenus plus évidents; pour les peuples, les mouvements de leurs maîtres demeurent insondables. Le combat pour la mensurabilité du ciel est remporté par le doute ; par la crédulité, le combat de la ménagère romaine pour le lait sera plus que jamais perdu. La science, Sarti, est engagée dans les deux combats. Une humanité trébuchant dans un brouillard nacré de superstitions et de vieilles formules, trop ignorante pour développer entièrement ses propres forces, ne sera pas capable de développer les forces de la nature que vous révélez. 

Pourquoi travaillez-vous? Je tiens que le but unique de la science consiste à diminuer les misères de la vie humaine. Si des hommes de science, intimidés par des maitres égoïstes, se contentent d'accumuler du savoir pour le savoir, la science risque d'être rendue infirme et vos nouvelles machines peuvent ne représenter que de nouvelles tribulations. Il se peut qu'avec le temps vous découvriez tout ce qu'il y a à découvrir, et pourtant votre progrès ne sera qu'une progression loin de l'humanité. Le gouffre entre vous et elle peut un jour devenir si profond qu'à votre cri d'allégresse devant quelque nouvelle conquête pourrait répondre un universel cri d'épouvante. 

J'avais comme homme de science une possibilité unique. De mon temps l'astronomie avait gagné les places publiques. Dans ces circonstances toutes particulières, la fermeté d'un seul homme aurait pu susciter de grands ébranlements. Si j'avais résisté, les naturalistes auraient pu élaborer quelque chose de comparable au serment d'Hippocrate des médecins, l'engagement solennel d'employer uniquement leur science pour le bien de l'humanité! Au point où en sont les choses, le maximum qu'on puisse espérer, c'est une race de nains inventifs, que l'on pourra embaucher pour n'importe quoi.

De plus, Sarti, j'ai acquis la conviction que je n'ai jamais été vraiment menacé. Pendant quelques années, j'ai été aussi fort que l'autorité. Et j'ai livré mon savoir aux maîtres, pour qu'ils en usent, pour qu'ils n'en usent pas, pour qu'ils en abusent, tout à fait comme cela servait leurs desseins.

(Virginia est entrée, portant un plat, et s'arrête.) J'ai trahi ma profession. Un homme qui fait ce que j'ai fait ne peut être toléré dans la communauté des hommes de science.

VIRGINIA : Tu es admis dans la communauté des croyants.

(Elle va porter le plat sur la table.)

GALILÉE :  C'est juste. - A présent je dois manger...."

 

"La Bonne Âme de Se-Tchouan" (Der Gute Mensch von Sezuan, 1939)

La Bonté peut-elle être vécue dans notre monde, tel qu'il est? Dans une rue de la capitale du Se-Tchouan, Wang, le marchand d’eau se désespère de sa pauvreté, comme de celle de tous les habitants de sa province. Il vient d’apprendre que les Dieux ont entendu leurs plaintes et que deux d’entre eux vont arriver sur terre pour constater la situation. "Pourvu que je les reconnaisse! Il est  vrai qu'ils ne sont pas obligés de venir ensemble. Peut-être qu'ils viendront séparément pour ne pas trop se faire remarquer." Les voici ! Ils demandent à Wang de les aider à trouver une chambre pour la nuit. Wang s’exécute mais tout le monde l’éconduit. Les dieux s’interrogent : n’y aurait-il plus de bonne âme dans le Se-Tchouan ? Une seule, la petite prostituée Shen-Te. "Moi aussi j'aimerais ne tirer profit de personne et ne pas dépouiller celui qui est désarmé. Mais comment faire tout ça? Même quand je n'observe pas certains commandements, j'arrive à peine à m'en sortir..."

Récompensée par les Dieux qui ont regagné le ciel, commence pour Shen-Tse un véritable chemin de croix. "Elle aurait reçu de l'argent pour ouvrir une petite boutique", raconte le Premier Dieu à Wang, le marchand d'eau, qui vient aux nouvelles, "si bien qu'elle peut écouter tout à fait la voix de son tendre coeur. Toi, marque de l'intérêt pour sa bonté, car nul ne peut longtemps rester bon si la bonté n'est pas désirée. Quant à nous, nous entendons continuer notre voyage et trouver encore d'autres personnes qui ressemblent à notre bonne âme de Se-Tchouan, afin que cessent les bruits d'après lesquels sur notre terre la vie n'est plus possible pour les bons". 

Mais la réalité s'impose rapidement, trop complexe, un pilote qui doit apprendre à piloter, des prétendants, des âmes charitables. Voici Shen-Tse dans l'obligation de s'inventer une autre elle-même, Shui-Ta, réaliste et dur au possible, "un homme de principe" qui entreprend de la défendre contre sa propre bonté. "Le malheur, c'est que la misère est trop grande dans cette ville, pour qu'une seule personne puisse y remédier". Les dieux réapparaissent au final, ils ont beaucoup changés, et dressent un tribunal pour juger des évènements. : mais Shen-Tse n'a-t-elle pas disparu? Le masque est arraché, et Shen-Tse d'expliquer, en sanglots, "qui pourrait Se refuser longtemps à être méchant, quand meurt celui qui ne mange pas viande? D'où tirer tout qu'il fallait? Rien Que de moi! Mais alors je serais morte! Le poids des bonnes intentions M'enfonçait dans la terre. Mais quand je commettait une injustice Imposant, je me pavanais, et je mangeais de la bonne viande! Il doit y avoir quelque chose de faux dans votre monde..." De la douleur de l'impossibilité de pouvoir vivre dans le monde tel qu'il est...

 

"Mère courage et ses enfants" (Mutter Courage und ihre Kinder, 1938-1939)

De 1618 à 1648, la guerre de Trente Ans (Dreißigjährigen Krieg) a dévasté l'Europe. Pour Brecht, cette guerre est "l'une des premières guerres gigantesques que le capitalisme a attirées sur l'Europe."  En 1937, l'approche de la guerre pèse sur le monde et Brecht va rechercher dans les récits d'un poète du XVIIe, Grimmelhausen, le sujet et les personnages de son drame, mais aussi privilégier un dialectique régional, une "Sklavensprache" inspirée de la langue du roman tchèque "Les aventures du bon soldat Švejk" de Jaroslav Haŝek. Du printemps 1624 à janvier 1636, 12 scènes, 12 années, parcourant les régions protestantes et catholiques impériales de Suède, Pologne, Moravie, Bavière, Anna Fierling, Mère Courage, va traîner sa roulotte (Markwagen) de champ de bataille en champ de bataille, comme Brecht en exil d'un pays à l'autre. Installée dans la guerre, dialoguant littéralement avec la guerre ("Je ne peux pas attendre que la guerre se donne la peine de venir à Bamberg"), acceptant un destin qu'elle s'est elle-même forgée, "j'ai souvent admiré, lui dit le personnage de l'Aumônier, cette façon que vous avez de mener votre commerce et de toujours vous en tirer". "Les pauvres, lui répond-elle, ont besoin de courage. Pourquoi, parce qu'ils ne savent pas où ils en sont. Dans leur situation, il leur en faut, rien que parce qu'ils se lèvent au petit matin. Ou parce qu'ils labourent un champ, et en temps de guerre! Rien que parce qu'ils mettent des enfants au monde, ça montre qu'ils ont du courage, car ils n'ont aucun espoir. Ils doivent être le bourreau les uns des autres et s'entre-égorger, du coup, s'ils veulent se regarder dans les yeux, il leur en faut, du courage. Qu'ils supportent un empereur et un pape, c'est faire preuve d'un courage monstrueux, car ces gens-là leur coûtent la vie..."

Elle est "Mère" Courage, et  "le métier des armes, c'est pas pour mes enfants" : mais la guerre et les recruteurs omniprésents vont lui prendre, un à un, tous ses enfants, sa fille muette Kattrin Haupt et ses fils Schweizerkas et Eilif, l'un après l'autre. Le sentiment maternel reste cette part d'humanité qu'elle oppose aux évènements, ni héroïne ni victime, mais en lutte perpétuelle pour survivre, quoiqu'il arrive. La mise en scène de la pièce par Brecht en 1949, avec le Berliner Ensemble, a pour la première fois fait connaître concrètement au public, et avec un immense succès, le théâtre épique et dialectique, tel que Brecht l'avait conçu pendant son exil. "Toutes les vertus sont dangereuses sur cette Terre..."

"Printemps 1624, En Dalécarlie, le grand capitaine Oxenstierna recrute des troupe: pour la campagne de Pologne. A la cantinière Anna Fierling, connue sans le nom de Mère Courage, on enlève un fils. Une route aux abords de la ville. Un adjudant et un recruteur, grelottants.

LE RECRUTEUR : Comment voulez-vous recruter des soldats dans un endroit pareil? Adjudant, par moments, je pense déjà au suicide. J'ai jusqu'au douze pour amener quatre compagnies au grand capitaine, et les gens de par ici sont si pleins de rosserie que je ne dors plus nuit. Pour finir, j'en déniche un, j'ai fermé les yeux pour ne pas savoir s'il a un torse de poulet et des varices, je l'ai saoulé à point, il a signé, je n'ai plus qu'à payer le schnaps, il s'absente, je vais à la porte de derrière, parce que je me doute de quelque chose : exact, il est parti, comme un pou sous l'ongle. Il n'y a pas de parole d'homme, pas de loyauté ni de foi, pas de sens de l'honneur. C'est ici que j'ai perdu ma confiance dans l'humanité, adjudant.

L'ADJUDANT: Ça fait trop longtemps qu'il n'y a pas eu de guerre par ici, on le sent. D'où viendrait la morale, hein? La paix, c'est la pagaille, pas autre chose, seule la guerre crée de l'ordre. En temps de paix, l'humanité monte en graine. On gaspille hommes et bêtes, comme si c'était rien du tout. Chacun bouffe ce qu'il veut, un morceau de fromage sur du pain blanc et puis encore une tranche de lard sur le fromage. Combien de jeunes gens et de bons bourrins elle a cette ville, là-bas, personne ne le sait, on n'a jamais fait le compte. J'ai été dans des endroits où il n'y avait pas eu de guerre depuis peut-être soixante-dix ans, les gens n'avaient pas encore de nom, ils ne se connaissaient pas eux-mêmes. Ce n'est que là où est la guerre qu'il y a des listes et des archives en ordre, que les chaussures sont mises en ballots et le blé en sacs, qu'on fait soigneusement le compte des hommes et du bétail pour les emmener, parce qu'on sait bien : sans ordre pas de guerre.

LE RECRUTEUR : C'est bien vrai!

L'ADJUDANT : Comme toutes les bonnes choses, la guerre est difficile à faire, au début. Mais une fois qu'elle est florissante, elle est coriace; alors les gens ont peur de la paix, comme les joueurs de dés ont peur de s'arrêter, parce qu'alors ils doivent payer ce qu'íls ont perdu. Mais au début ils ont peur de la guerre. C'est quelque chose de nouveau pour eux.

LE RECRUTEUR : Regarde, une carríole qui arrive. Deux femmes et deux jeunes gars. Arrête la vieille, adjudant. Si ça ne donne encore rien, je ne reste pas plus longtemps dans ce vent d'avril, ça je te dis.

On entend une guímbarde. Une carriole s'avance, tirée par deux jeune: gars. Mère Courage et sa fille muette, Catherine, y sont assises.

MERE COURAGE: Bonjour, monsieur l'adjudant!

L'ADJUDANT, se plaçant au travers de la route : Bonjour, vous autres! Qui êtes-vous?

MÈRE COURAGE : Des commerçants....."

 

"La Vieille Dame indigne" (Die unwürdige Greisin, 1939)

"La vieille femme indigne" est une nouvelle écrite en 1939 par Bertolt Brecht, qui raconte, du point de vue d'une de ses petites-filles, l'histoire d'une vieille dame qui a changé de vie après la mort de son mari. "J'ai vu une photographie d'elle qui la montre sur son lit de mort et qui avait été faite pour les enfants. On voit un tout petit visage aux rides nombreuses, aux lèvres minces, mais à la bouche large. Beaucoup de choses petites, mais aucune petitesse. Elle avait savouré pleinement les longues années de servitude et les brèves années de liberté et consommé le pain de la vie jusqu'aux dernières miettes". Avant cela, pendant environ six décennies, elle fut toujours à la maison à faire les choses "normales" qu'une vieille grand-mère "devrait" faire. Mais après la mort de son mari, la grand-mère commence à vivre pour elle-même, une nouvelle existence qui ne durera que deux ans, va au cinéma, dîne à l'auberge deux fois par semaine, se fait de nouveaux amis, un dédoublement de l'existence qui offusque son environnement familial, dont l'un de ses fils, imprimeur...

"...ll faut comprendre que ce n'était pas une chose ordinaire, pas aux yeux de ses enfants, en tout cas. Le cinéma, il y a trente ans, n'était pas encore ce qu'il est aujourd'hui. Des locaux misérables, mal aérés, installés souvent dans de vieilles salles de jeux de quilles, avec, à l'entrée, des affiches criardes annonçant des meurtres et des drames passionnels. En fait, n'y allaient que des enfants ou, pour l'obscurité, des amoureux. Une vieille femme seule devait certainement s'y faire remarquer. Et dans cette fréquentation du cinéma il y avait une autre chose à considérer. Certes, l'entrée était bon marché, mais comme ce divertissement était plus ou moins classé parmi les gâteries, "c'était de l'argent gaspillé". Et gaspiller de l'argent n'était pas respectable.

À cela s'ajoutait le fait que ma grand-mère non seulement ne voyait pas régulièrement son fils, qui habitait la ville, mais encore ne visitait ni n'invitait aucune de ses connaissances. Elle n'allait jamais aux goûters de la petite ville. Par contre elle se rendait souvent à l'atelier d'un savetier, dans une ruelle pauvre et même assez mal famée où flânaient, surtout l'après-midi, toutes sortes d'existences pas spécialement respectables, serveuses sans place et ouvriers sans emploi. Le savetier était un homme entre deux âges qui avait roulé sa pierre dans le monde entier, mais n'avait pas amassé beaucoup de mousse. On disait aussi qu'il buvait. De toute façon, ce n'était pas une fréquentation pour ma grand-mère.

Tout cela, l'imprimeur, comme il l'écrivit dans une de ses lettres, l'avait fait remarquer à sa mère, mais elle avait répondu très froidement. Sa réponse : "Il a vu des choses" avait mis fin à l'entretien. Il n'était pas facile de causer avec ma grand-mère sur des sujets dont elle ne voulait pas parler.

Environ six mois après la mort de mon grand-père, l`imprimeur écrivit à mon père que leur mère, maintenant, mangeait tous les deux jours à l'auberge. Quelle nouvelle !

Grand-mère, qui sa vie durant avait fait la cuisine pour une douzaine de personnes et n'avait jamais mangé que les restes, mangeait maintenant à l'auberge l Qu'est-ce qui lui avait pris ?

Peu après, un voyage d'affaires amena mon père dans les parages, et il alla voir sa mère.

Il la trouva sur le point de sortir. Elle enleva son chapeau et lui apporta un verre de vin rouge et des biscottes. Elle avait l'air très équilibrée, ni particulièrement expansive, ni particulièrement silencieuse. Elle demanda de nos nouvelles, sans trop insister il est vrai, et voulut surtout savoir s'il y avait des cerises pour les enfants. Elle était bien toujours la même. Dans la chambre régnait une propreté méticuleuse et la grand-mère paraissait en bonne santé.

Une seule chose laissa entrevoir sa nouvelle vie : elle ne voulut pas aller avec mon père au cimetière, voir la tombe de son mari. "Tu peux y aller seul, dit-elle incidemment, c'est la troisième à gauche, dans la onzième rangée. Je dois sortir."..."

 

"Maître Puntila et son valet Matti" (Herr Puntila und sein Knecht Matti, 1940-41)

"Les serviteurs ne trouveront un bon maître que lorsqu'ils deviendront eux-mêmes leurs propres maîtres" - Brecht compose en Finlande cette pièce inspirée d'anciens récits finnois et la remania jusqu'en 1949. Puntila, riche propriétaire, voudrait fiancer sa fille, Eva, à un vieil attaché d'ambassade d'une bêtise sans pareil. Mais pour offrir une dot à sa fille, il hésite entre épouser une veuve ou vendre un bois, et demande conseil à Matti, son domestique, qui ne songe qu'à le berner. Puntila présente deux visages suivant qu'il soit à jeun, il est alors violent, calculateur et égoïste, ou en état d'ébriété, il devient alors affable et généreux. Brecht s'est défendu d'avoir écrit une pièce à thèse, si l'on y parle de l’insupportable domination de l’homme par l’homme, du maître et de son valet, c'est au détour d'une réconciliation dans le rire de l'ancienne comédie dell'arte et de la moderne comédie de moeurs réalistes, écrira-t-il...

 

 "La Résistible Ascension d'Arturo Ui" (Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui, 1941)

Après avoir quitté le Danemark en avril 1939, à l'insu des autorités danoises, pour la Suède puis la Finlande en avril 1940. Il y est l'hôte de la romancière Wuolijoki et écrit la pièce "La Résistible Ascension d'Arturo Ui" (1941). Composée de 17 scènes, elle est une parabole sur la prise de pouvoir d'Hitler, transposant dans le milieu des gangsters de Chicago , l'ascension du Führer depuis l'incendie du Reichstag jusqu'à l'occupation de l'Autriche (Cicero), en passant par l'assassinat du chancelier Dollfuss.  Tout commence par la recherche de subvention par cinq dirigeants  du trust du chou-fleur auprès d'un conseiller municipal qui semble intègre, le vieil Hindsborough, tandis que des tueurs au chômage se regroupent autour d'un certain Arturo Ui pour en organiser le racket. La figure principale d'Arturo Ui représente Adolf Hitler, mais il emprunte aussi des traits à Al Capone. Tous les personnages ont eu des contreparties directes dans la vie réelle, l'homme de main Ernesto Roma (Ernst Röhm), Dogsborough (Paul von Hindenburg), Emanuele Giri (Hermann Göring), et Giuseppe Givola (Joseph Goebbels). Certes, Brecht entend, comme Charlie Chaplin dans "Le Grand Dictateur" entend ridiculiser Hitler, mais ce qu'il veut c'est exposer les forces sociales et économiques qui l'ont amené au pouvoir, le comportement de l'homme de la rue, celui d'une bourgeoisie qui recourt à l'homme providentiel pour éviter tout soulèvement des plus démunis...

 

Brecht aux Etats-Unis, 1941-1946...

En mai 1941, Brecht obtient du vice-consul des Etats-Unis à Helsinki son visa d'immigration et quitte la Finlande en passant par Moscou puis Vladivostok (juin 1941). Brecht émigre donc aux États-Unis  : il arrive en juillet 1941 à San Pedro (port de LA), accueilli par Feuchtwanger et Granach, et s'installe à Santa Monica, près de Hollywood. En 1942, Brecht rencontre, à Los Angeles, d'autres émigrés allemands, Schoenberg, Adorno, Horkheimer, Thomas Mann, Piscator...

 

"Schweyk dans la Deuxième Guerre Mondiale" (Schweyk im Zweiten Weltkrieg, 1943)

Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale est un drame écrit en 1943 par Bertolt Brecht, alors qu'il était en exil aux États-Unis (musique de Hanns Eisler). Il n'a été publié qu'en 1965. Le personnage de Schweyk a été imaginé par le romancier tchèque Jaroslav Hašek (1883-1923) et fascinera Brecht dès les années vingt. Le bon soldat Schweyk, qui a déjà survécu à la Première Guerre mondiale, va donc tenter, avec Brecht, de sortir vivant de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas un héros, un réfractaire plus qu'un résistant, il ne se révolte pas, ne revendique rien, mais un naïf doublé d'un rusé. Bien que déclaré «idiot» par les médecins, il est enrôlé dans l’armée austro-hongroise et va devenir le grain de sable qui grippe toute la machine bureaucratique et militaire de l’État moderne. Ici, Schweyk tient un commerce de chiens à Prague, quelques ennuis avec les forces d'occupation allemandes vont le contraindre, après un court emploi à la Gestapo, de s'engager dans la Wehrmacht. Et c'est ainsi que nous apprendrons comment Hitler planifie et met en œuvre l'attaque contre l'Union soviétique : c(est que Schweyk est l'un des derniers soldats allemands à venir à Stalingrad et y rencontre Hitler...

 

"Hangmen Also Die!" (Les bourreaux meurent aussi, 1943)

Unique scénario de Bertolt Brecht, avec John Wexley, pour le cinéma d’Hollywood, le film raconte l’histoire de l’assassinat, à Prague, en 1942, sous l'occupation nazie, du Reichsprotektor Heydrich, surnommé «le bourreau», par le docteur Svoboda, membre de la résistance tchèque. Poursuivi par la Gestapo, il est aidé par une jeune femme, Mascha Novotny, dans la famille de laquelle il se réfugie. Pour obliger le peuple praguois à dénoncer l’assassin, la Gestapo s’empare de plusieurs centaines d’otages qu’elle menace d’exécuter, et parmi eux, le professeur Novotny, père de Mascha. C'est un des films réalisés par Fritz Lang, réfugié aux Etats-Unis, qui participe de l'effort de lutte anti-nazie qu'entreprennent les studios américains, bien tardivement, lorsque le marché allemand se referme définitivement au cinéma d’Hollywood: 1938, la Nuit de Cristal ("un tiers des vedettes de Hollywood sont juifs"). Fritz Lang, réfugié aux Etats-Unis, réalisa, entre autres, "The Ministry of Fear", "Cloak and Dagger". Brecht semble n'avoir pas été en mesure de s’adapter aux attentes idéologiques et commerciales du public américain, et globalement le film fut un échec. Singulièrement, le film fut par la suite, pendant la guerre froide, soupçonné d’être une apologie du communisme...

 

"Le cercle de craie caucasien" (Der Augsburger Kreidekreis, 1945)

Le Cercle de craie d'Augsbourg est une histoire de Bertolt Brecht datant de 1940, lorsque celui-ci fut accusé de haute trahison et dut fuir l'Allemagne nationale-socialiste. Cette histoire a été écrite en exil et se déroule à Augsbourg pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648). Augsbourg est une ville catholique du sud-est de l'Allemagne et le lieu de naissance de Brecht. Dans une ville de l'ancien Caucase, le gouverneur est renversé et pendu. Sa femme s'enfuit en abandonnant son enfant, le petit Michel. Groucha, une fille de cuisine, ira, pour le sauver des mains des hommes d'armes acharnés à le retrouver, jusqu'à épouser un paysan prétendument mourant. La guerre finie, le fiancé de Groucha, le soldat Simon, la retrouve avec cet enfant, se méprend, et la quitte. La femme du gouverneur revient elle aussi et réclame Michel. Pendant la guerre, le grand-duc a trouvé refuge auprès du vagabond Azdak qui a été nommé, à la faveur de la pagaille générale, juge du district. Ses jugements n'ont jamais été que paradoxaux : ne prenait-il pas aux riches pour donner aux pauvres ? C'est lui qui prononcera la sentence aux termes de laquelle l'une des deux femmes, Groucha ou la femme du gouverneur, gardera le petit Michel.  Un cercle de craie est tracé sur le sol, l'enfant est placé à l'intérieur et les deux femmes reçoivent l'ordre de le retirer. Anna, qui ne supporte pas de faire du mal à l'enfant, laisse la mère l'arracher du cercle, mais le juge décide en faveur d'Anna. La justice n'a que peu de rapport avec la loi...

 

1947, Brecht quitte les Etats-Unis pour la Suisse..

En 1938, la Chambre des représentants crée aux USA le House Un-American Activities Committee (HUAC), devant lequel de nombreuses personnalités seront interrogées sur leurs présumés liens et activités communistes subversives. Au cours de l'été 1947, débute une enquête sur la possibilité que le parti communiste américain ait influencé l'industrie du spectacle. Les plus célèbres des protagonistes furent les "Hollywood Ten", un groupe de scénaristes et de réalisateurs de films (Edward Dmytryk, Dalton Trumbo) qui, en 1947, refusèrent de répondre aux questions et furent condamnés pour outrage au Congrès, puis emprisonnés.

En septembre 1947, alors qu'il préparait sa pièce "La vie de Galilée", Brecht est assigné à comparaître devant la HUAC, étant inscrit sur la liste des "témoins inamicaux". Robert E. Stripling, l'enquêteur en chef de l'HUAC, a lu un passage de "Die Massnahme", une pièce de théâtre datant de 1930, et s'interroge, "Maintenant, M. Brecht, pouvez-vous dire au Comité si l'un des personnages de cette pièce a été assassiné par ses camarades parce que c'était dans l'intérêt du parti, du parti communiste ; est-ce vrai ?".  Brecht donc le 30 octobre 1947 : "M. Brecht, depuis que vous êtes aux États-Unis, avez-vous assisté à des réunions du parti communiste ?, lui demande-t-on. Non, je ne pense pas, répond Brecht. Vous n'êtes pas certain ? Non, j'en suis certain, oui. Vous êtes certain de n'avoir jamais été dans des réunions de partis ? Oui, je pense. Je suis ici depuis six ans. Je ne pense pas avoir assisté à des réunions politiques. Non, peu importe les réunions politiques, répond le Président, mais avez-vous a participé à des réunions communistes aux États-Unis ? Brecht : Je ne pense pas, non. Le Président :  Vous en êtes certain ? Yes, I have not attended such meetings, in my opinion"...

La défense de Brecht n'a pas convaincu, il aurait pu être arrêté et donc décide de rentrer en Europe. Il quitte les États-Unis le 31 octobre 1947, passe par la France,  rencontre Anna Seghers, l'écrivain anti-nazi, qui le met en garde contre un déménagement en Allemagne de l'Est, puis décide de s'installer à Zurich, en Suisse, aux frontières de l'Allemagne de l'Ouest et dans une région disposant d'un nombre suffisant de théâtres germanophones. Le Schauspielhaus de Zürich, a fait revivre Mère Courage et ses enfants....

 

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Brecht est jugé indésirable en Allemagne fédérale. 

L'Union soviétique a, quant à elle, mis en place dans sa zone d'occupation militaire, après l'effondrement de l'Allemagne nazie, un gouvernement communiste.

En octobre 1948, Brecht s'installe à Berlin-Est avec sa femme Helene, avec un passeport tchèque, un Berlin encore encore engoncé dans les décombres de la guerre et le souvenir de l'occupation par l'Armée rouge ("Les ruines m'impressionnent moins que la pensée de ce que les gens ont vécu lorsque la ville a été dévastée"). Brecht est sollicité pour monter la pièce "Mère courage" au Deutsches Theater de Berlin-Est, avec Helene Weigel. Après de longues répétitions, la pièce a été jouée pour la première fois le 11 janvier 1949, ce fut l'un des plus grands triomphes de Brecht en tant que producteur et auteur. En septembre de la même année, Brecht fonde la Cie d'art dramatique Berliner Ensemble, la salle de répétition était un immense hangar délabré situé en face du Deutsches Theater : le rejoignent Hanns Eisler, Helene Weigel, Caspar Neher, Paul Dessau, Erich Engel, Elizabeth Hauptmann, Ruth Berlau, Ernst Busch, Friedrich Gnass, Gerhard Bienert, Therese Giehse et Leonard Steckel. Les rejoignent, de jeunes pousses, Benno Besson, Egon Monk, Peter Palitzsch et Manfred Wekwerth. Le théâtre allemand de la seconde moitié du XXe siècle se relève d'une manière spectaculaire. Erwin Piscator, Peter Lorre, Fritz Kortner et Elisabeth Bergner refuseront quant à eux. Mais l'esthétique théâtrale de Brecht sera constamment critiquée par les autorités de la RDA, ouvert aux dramaturges des autres pays, nous sommes loin  de la conception du réalisme socialiste promu par le régime, l’absence de héros ouvriers positifs ...

La zone d'occupation soviétique est transformée en un État communiste, la République Démocratique Allemande, le 7 octobre 1949, après que les occupants en eurent pillé les ressources...

 

"Kleines Organon für das Theater" (1948, Le Petit Organon pour le théâtre)

 Un théâtre "engagé". Le théâtre est par essence une expérience commune qui engage la perception du public. Un contenu, une thématique, des pensées abstraites émergent, traduites en actions réelles et concrètes, visualisables, matérialisées, palpables. Mais cette expérience n'a pas à reproduire avec exactitude la réalité extérieure, réalité des personnages ou des situations, mais de susciter chez le spectateur, devenu actif et productif, une prise de conscience de sa propre réalité. Le fait de rendre insolite ou étrange, contradictoire, un personnage ou une situation entraîne le spectateur à prendre ses distances et donc à rehausser sa conscience. C'est ainsi par exemple que des extraits du monde social, des scènes de rue ou des interactions humaines prennent forme, plus condensées, en tant que "scènes de théâtre", pour créer un aperçu des structures sociales dans lesquelles nous vivons, et nous les rendre plus transparentes et compréhensibles. C'est ainsi que le théâtre se rattache aux conditions politiques et sociales existantes, les absorbe et les recréent pour, au final, susciter leurs évolutions. Quant à l'acteur, celui donne le tempo au spectateur, il va lui, plus que tout autre, s'efforcer de respecter la distance qui le sépare du personnage, le montrer et montrer qu'il le montre. C'est que le personnage n'est plus une substance immuable, un caractère: "Il est rarement accordé avec lui-même, il prend place au sein d'une configuration, d'une société en devenir qui le divise et l'oblige à résister ou à se soumettre"....

 

"Die Tage der Kommune" (1949)

Brecht ne s'est pas pleinement engagé dans la nouvelle société que le communisme soviétique élabore en Allemagne de l'Est et dans d'autres pays sous le contrôle de Joseph Staline. Il décide d'écrire une pièce sur ce que Karl Marx avait salué comme le début d'une nouvelle ère : la Commune de Paris en 1871. Brecht soutenait que Lénine, était de ceux qui croyaient que la Commune avait été un triomphe de l'action révolutionnaire prolétarienne directe. C'est aussi la tentative de l'écriture de sa première tragédie. "Le drame de la Commune de Paris tente de mettre à nu un processus historique, le mouvement par lequel une classe sociale, la classe ouvrière, prend le pouvoir pour un temps, établit une nouvelle forme d'État prolétarien, mais ne parvient pas à le maintenir en vie. La tragédie découle de deux sortes de conflits : l'un entre les travailleurs et la bourgeoisie, qui va bientôt prendre d'assaut les portes de Paris ; l'autre des luttes internes et des erreurs de la nouvelle Commune. C'est de la seconde, et non de la première, que doit découler l'inévitable défaite" (Frederic Ewen, Bertolt Brecht: His Life, His Art, His Times, 1967). Mais les autorités refusent la production de cette pièce, trop "défaitiste", en décalage avec la stratégie de gouvernants qui, par nature, se méfient de toute évocation de soulèvement collectif. 

 

Juin 1953, insurrections ouvrières à Berlin-Est...

La mort de Staline, le 5 mars 1953, pouvait laisser augurer des espoirs. Le 16 juin 1953, les ouvriers du bâtiment de Berlin-Est se mettent en grève. Le jour suivant, les travailleurs d'autres industries organisent des réunions de masse dans toute la ville et soutiennent les ouvriers du bâtiment. Tramways et trains s'immobilisent, les travailleurs des transports se joignent à la grève. Plus de 50 000 personnes se sont rassemblées au Lustgarten de Berlin. Des discours sont prononcés contre le gouvernement et des personnalités politiques comme Walter Ulbricht, le leader communiste, voit son portrait brûlé. Les chars de l'Armée rouge ont réprimé le mouvement, au moins 80 morts et 25 000 arrestations. La rébellion s'est étendue à plus de 700 villes mais elle a été écrasée en quelques jours. 

Si la répression a laissé les Occidentaux indifférents, des Occidentaux qui s'accommodent de la coupure de l'Europe en deux (la Guerre froide), Brecht, lui, doit se prononcer, tout en préservant sa "liberté de création" : "Le mécontentement d'une partie appréciable des travailleurs berlinois face à une série de mesures économiques qui ont échoué. Des éléments fascistes organisés ont tenté d'abuser de cette insatisfaction dans un but sanglant. Pendant plusieurs heures, Berlin était au bord d'une troisième guerre mondiale. Ce n'est que grâce à l'intervention rapide et précise des troupes soviétiques que ces tentatives ont été contrariées. Il était évident que l'intervention des troupes soviétiques n'était nullement dirigée contre les manifestations des travailleurs. Il était parfaitement évident qu'elle était exclusivement dirigée contre la tentative de déclencher un nouvel holocauste... J'espère maintenant que les agitateurs ont été isolés et que leur réseau de contacts a été détruit"(Bertolt Brecht, Neues Deutschland (23rd June, 1953)....

 

"Die Lösung" (La Solution, 1953) 

Malgré la répression violente des ouvriers avec le soutien des troupes soviétiques, Bertolt Brecht fait parvenir à Walter Ulbricht une lettre dans laquelle il exprime sa «solidarité avec le Parti socialiste unifié d’Allemagne» (SED) tout en réclamant la plus grande "discussion". Ambiguïté partiellement levée par un poème; Die Lösung, écrit à la mi-1953, et qui paraîtra pour la première fois en 1959 dans "Die Welt", un journal d'Allemagne Fédérale "Die Welt". Mais de juillet à septembre 1953, Brecht travailla surtout à Buckow aux poèmes des "Buckower Elegien" et à la pièce "Turandot ou le congrès de blanchisseurs". Avec l’arrivée au ministère de la Culture de Johannes R. Becher en janvier 1954, Brecht sera admis dans le conseil consultatif artistique, et en juin nommé vice-président de l’Académie des arts de Berlin. En décembre 1954, Brecht est proposé pour le prix Staline international pour la paix, qu’il recevra à Moscou en 1955. Ambiguïtés, "Vraiment, je vis à une époque sombre !", écrivait le poète de l'exil entre 1934 et 1938, "An die Nachgeboren" reste la marque indélébile de son existence : "C'est vrai : je gagne encore ma vie (Es ist wahr: ich verdiene noch meinen Unterhalt) / Mais croyez-moi, ce n'est qu'une coïncidence. Rien / Ce que je fais me donne le droit de manger à ma faim. / Il se trouve que je suis épargné. (Si ma chance s'épuise Je suis perdu)....Und doch esse und trinke ich..."

 

1956 - En avril 1950, Brecht avait obtenu la nationalité autrichienne. En novembre 1953, Brecht commence les répétitions du Caucasian Chalk Circle. Il avait l'intention d'ouvrir la pièce au Theatre am Schiffbauerdamm, le nouveau domicile que la compagnie devait occuper, au printemps 1954. Toujours en 1953, Brecht demandait à Einstein, Miller et Hemingway d'intervenir en faveur des Rosenberg. Son message de fidélité de Brecht à Ulbricht, 1er Secrétaire de la SED, est publié. En 1954, commençait l'édition de ses oeuvres complètes. En 1955, Brecht recevait le prix Staline pour la paix, à Moscou. En 1956, il faisait parvenir une lettre au Bundestag de Bonn contre le réarmement allemand. Mais il meurt à son domicile, à Berlin, le 14 août 1956. Il sera enterré à Berlin-Est, dans le vieux cimetière huguenot Dorotheenfriedhof, face à la tombe de Hegel... "Denn die einen sind im Dunkeln und die andern sind im Licht, und man siehet die im Lichte, die im Dunkeln sieht man nicht...." (The Threepenny Opera)


Hermann Broch (1886-1951)

Natif de Vienne dans un milieu familial extrêmement aisé, son père est un industriel du textile qui ne peut concevoir que son fils ne suive pas ses traces. L'industrie et le commerce lui sont prédestinés, mais s'il fait des études d'ingénieur et ne tarde pas à reprendre l'entreprise paternelle, il se destine à une toute autre existence, fréquente la très brillante intelligentsia de Vienne , publie des textes dans des revues depuis les années 1910, et suit à l'Université, à partir de 1928, des cours de philosophie, de mathématiques, de psychologie. "Logique d'un monde en désintégration" (Logik einer zerfallender Welt, 1931), est suivi en 1931-1932 de la volumineuse trilogie "Les Somnambules" (Die Schlafwandler), qui fonde sa réputation. C'est donc la quarantaine passée qu'il quitte le monde des affaires pour aborder la carrière littéraire. Ecrivain jugé difficile, abordant trois thématiques principales, la liquidation des valeurs bourgeoises, l'inquiétude métaphysique et la quête d'un nouvel humanisme, la montée des dictatures, il devient ainsi l'un des plus grands romanciers de langue allemande qu'ait connus le XXe siècle. Sont par suite publiés, "Le Mal dans le système des valeurs de l'art" (Das Böse im Wertsystem der Kunst, 1933), "L'Expiation" (Die Entsühnung, Denn sie wissen nicht, was sie tun, 1933), "James Joyce et le temps présent" (James Joyce und die Gegenwart, 1936). Comme ce dernier, pour Broch, le narrateur et le langage interviennent et entrent dans le "cône d'observation" du sujet ou de l'objet qui meuble l'intrigue...

Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, les nazis mirent le feu à des synagogues dans toute l'Allemagne. Le prétexte en fut la tentative d'assassinat par un jeune juif du diplomate nazi Ernst vom Rath en novembre 1938, à Paris : hommes des SS et des SA, membres du NSDAP et d'autres parties de la population allemande participent à l'action dite de représailles, plus de 1 300 personnes sont assassinées, plus de 30 000 Juifs sont arrêtés, 1 406 lieux de culte et centres communautaires sont détruits et plusieurs milliers de magasins sont dévastés.  La Wehrmacht avait quant à elle pénétré en Autriche en mars 1938, dans l'indifférence internationale absolue, un plébiscite sera même organisé par Hitler, le 10 avril 1938, Autrichiens et Allemands, soumis à de fortes pressions, se prononceront à 99,75 p. 100 pour l'annexion. C'est aussi en 1938 que Hermann Broch est arrêté et emprisonné, comme tant d'autres intellectuels juifs : à l'université de Vienne, par exemple, plus de 2 700 membres, principalement juifs, de l'université ont été licenciés pour des raisons "raciales" ou "politiques", expulsés ou assassinés. Avec l'aide de son ami et traducteur, le romancier irlandais James Joyce, il réussit toutefois à se faire libérer cinq semaines plus tard et doit émigrer aux États-Unis, via Londres. Il emportera avec lui le manuscrit de son oeuvre capitale, "La mort de Virgile".

Sa réputation, ses recherches sur la psychologie des masses, lui valent d'être intégré dans les cercles universitaires, devenant titulaire d'une chaire de littérature allemande à l'Université de New Haven (Connecticut). Paraissent "Esprit et esprit du temps" (Geist und Zeitgeist, 1943), son chef d'oeuvre, "La Mort de Virgile" (Der Tod des Virgil, 1945), "Les Irresponsables" (Die Schuldlosen, 1950), son dernier roman, - dans lequel il tente de montrer que le nazisme a puisé toute sa force dans cette nébuleuse de petits bourgeois sans convictions, détruits par l'impact de la Première Guerre mondiale ou ayant perdu tout vestige de certitude morale, enfin "Hofmannsthal et son temps" (Hofmannsthal und seine Zeit, 1947-1950)...

Le 30 mai 1951, il meurt d'une crise cardiaque sur le manuscrit de son dernier roman...

 

Hermann Broch , "Les Somnambules" (Die Schlafwandler, 1931-1932)

"Qui peut être plus joyeux qu'un malade ? Rien ne l'oblige à affronter la lutte pour la vie, il est même libre de mourir. Il n'est pas obligé de tirer des conclusions inductives des événements que la journée lui apporte, afin d'ajuster son comportement en conséquence ; il peut rester imbriqué dans sa propre pensée, - imbriqué dans l'autonomie de ses connaissances, il peut penser de manière déductive, il peut penser théologiquement" (Wer vermag fröhlicher zu sein als ein Kranker? nichts zwingt ihn, sich dem Lebenskampf zu stellen, es steht ihm sogar frei zu sterben. Er ist nicht gezwungen, aus den Ereignissen, die der Tag ihm zuträgt, induktive Schlüsse zu ziehen, um danach sein Verhalten einzurichten, er darf in sein eigenes Denken eingesponnen bleiben, - eingesponnen in die Autonomie seines Wissens, darf er deduktiv, darf er theologisch denken. Wer vermag fröhlicher zu sein als der, der seinen Glauben denken darf!). - À l'âge de quarante-cinq ans, en 1931, Broch publie son premier roman, la trilogie "Les Somnambules" (Die Schlafwandler), une oeuvre proche de celle de Robert Musil (1880-1942), "L'Homme sans qualités" (Der Mann ohne Eigenschafte), une oeuvre inachevée (1930-1933); la montée du nazisme bouleversant la vie de Robert Musil qui devra fuir Berlin pour Vienne puis Zurich. Comme Robert Musil, Hermann Broch développe une nouvelle forme de narration et d'écriture, le bouleversement de l'homme par l'homme, une époque charnière à vocation universelle. 

Hermann Broch s'attaque au délabrement des valeurs de la société contemporaine à travers un tableau de l'Empire allemand durant le règne de Guillaume II de 1888 à 1918. Les trois livres, d'inégale longueur, analysent chacun une phase de l'apogée d'un monde et d'une époque : 1888, "Pasenow ou le Romantisme" ; 1903, "Esch ou l'Anarchie" ; 1918, "Huguenau ou le Réalisme"...

 

"Die Schlafwandler, Pasenow oder die Romantik" (Pasenow ou le Romantisme, 1888)

"Joachim moins que tout autre, ne peut dire alors où finit son moi, où commence l'uniforme" - Parodiant le réalisme bourgeois allemand à la manière de Theodor Fontane (1819-1898), Broch raconte comment un jeune hobereau prussien en garnison à Berlin, Joachim von Pasenow, héritier des traditions de sa classe, une aristocratie prussienne en déclin, connaît un moment d'égarement, un moment de rupture avec un contexte social vide, puis tout rentrera rapidement dans l'ordre. Se sentant protégé dans son bel uniforme contre toutes les tentations de l'existence, et amoureux d'une certaine Elisabeth depuis l'enfance, Joachim von Pasenow se perd dans une soudaine passion sensuelle et tombe sous l'influence de la belle Ruzena. Il lui restera comme un goût de liberté.

"... Joachim n'aimait pas rencontrer dans les chambrées des hommes à la tunique ouverte: il y avait là quelque chose d'indécent qui, pour une raison pas très transparente mais bien compréhensible, avait fait prescrire que la fréquentation de certains lieux et certaines autres situations érotiques comportaient le costume civil et qui, bien plus, donnait une apparence d'infraction au règlement au seul fait, pour des officiers et des sous-officiers, d'être marié. Le matin quand l'adjudant, homme marié, venait prendre son service et ouvrait deux boutons de sa tunique pour tirer de cette fente où apparaissait sa chemise à carreaux le gros registre de cuir rouge, Joachim portait presque toujours la main aux boutons de sa propre tunique et ne retrouvait sa sécurité qu'après s'être assuré qu'ils étaient tous fermés. Il était tout près de souhaiter que l'uniforme fût comme une émanation directe de la peau; parfois il songeait aussi que c'était la son vrai rôle ou que du moins le linge, à force d'insignes et de distinction, devait devenir partie de l'uniforme. Car il était inquiétant que chacun portât sous sa veste cet élément naturellement anarchique. Peut-être le monde serait-il complètement sorti de ses gonds si, au dernier moment, on n'avait inventé pour les civils le linge empesé qui transforme la chemise en une planche de blancheur et lui ôte son aspect de sous-vêtement.

Joachim gardait souvenir de l'ébahissement qu'il avait éprouvé, étant enfant, en devant constater sur le portrait de son grand-père que ce dernier portait non pas une chemise empesée mais un jabot de dentelle. Sans doute les hommes de ce temps possédaient une foi chrétienne plus fervente, plus profonde et n'avaient pas à chercher ailleurs une protection contre l'anarchie. Voilà bien des réflexions absurdes, fort probablement quelque réminiscence des propos saugrenus d'un Bertrand; Pasenow avait presque honte de nourrir de telles pensées en présence de l'adjudant et quand elles l'assaillaient, il les écartait vigoureusement et prenait, d'une secousse, l'attitude martiale de son état.

Mais il avait beau écarter ces pensées, les réputer absurdes et accepter l'uniforme comme une donnée naturelle. il se cachait là plus qu'une question de mise, il n'y allait pas seulement d`une chose donnant à sa vie non pas, certes, un contenu, mais une certaine tenue. Souvent il croyait pouvoir congédier cette question et Bertrand lui-même en invoquant la formule "camarades sous l'uniforme du roi", quoique fort éloigné de vouloir témoigner ainsi un respect particulier pour l'uniforme du roi ou de sacrifier à une excessive vanité; il avait même souci que son élégance n'allât pas au-delà ni ne s'écartât d'une connexion strictement réglementaire. Et c'est sans déplaisir qu'il entendit un jour, dans un cercle de dames, exprimer cet avis pertinent que la coupe longue et guindée de l'uniforme, les couleurs criardes du drap lui allaient assez mal, bien plus, qu'une veste de velours brun, à l`artiste, et une cravate lâchée lui siéraient mille fois mieux. 

Que l'uniforme eût néanmoins pour lui une bien plus haute signification s`explique en partie par une persévérance héritée de sa mère, laquelle s`attachait opiniâtrement aux habitudes une fois prises. Parfois, tout en gardant rancune à sa mère de sa soumission sans murmure aux décrets de l'oncle Bernhard, il avait le sentiment que cette tenue était la seule possible pour lui. Ce qui est fait est fait et quand on a pris l'habitude, dès sa dixième année, de porter l'uniforme, celui-ci vous entre dans la chair comme une tunique de Nessus et nul, Joachim moins que tout autre, ne peut dire alors où finit son moi, où commence l'uniforme. Et c'était aussi plus qu'une habitude.

Car sans que sa profession militaire eût pris racine en lui ni lui en elle, l'uniforme lui était devenu un symbole à sens multiple et il l'avait, au cours des ans, étoffé et engraissé d'un si grand nombre de notions qu'il n'aurait guère pu s'en passer, désormais blotti et isolé en lui, isolé du monde et de la maison paternelle, épousant les bornes de cette sécurité et de cet isolement ou du moins ne remarquant guère que cet uniforme ne lui laissait qu'une étroite bande de liberté personnelle et humaine, pas plus large que celle des manchettes empesées permises aux officiers. Il n'aimait pas se mettre en civil et il n'était pas fâché que l`uniforme écartât de ces établissements louches où il s'attendait à rencontrer Bertrand en compagnie de femmes légères. Parfois, en effet, une angoisse inquiétante lui donnait a entendre qu'il pourrait bien être embarqué dans le même destin inexplicable que Bertrand. Et voila pourquoi il avait de l'humeur contre son père qui l'obligeait à le suivre, et à le suivre en civil, dans cette bamboche obligatoire à travers le Berlin nocturne par quoi s'achevait traditionnellement sa visite dans la capitale du Reich...." (traduction Editions Gallimard, 1956)

 

"Die Schlafwandler, Esch oder die Anarchie" (Esch ou l'Anarchie, 1903)

Le deuxième roman décrit dans le style naturaliste l'univers des ouvriers et petits employés de l'époque wilhelminienne. Illustrant le sort de tous ceux qui sont en bas de l'échelle sociale et doivent souffrir l'injustice du monde. Ainsi le comptable August Esch, qui a toujours cru en un ordre du monde, découvre soudain l'injustice : il est un jour congédié pour une faute qu'il n'a pas commise. Il tente de prendre en main sa vie et cherche à briser le cercle maléfique qui emprisonne les individus : il entre dans une puissante société de navigation, mais suite à une grève trop brutalement réprimée, quitte son poste pour devenir recruteur pour des exhibitions de lutte féminine, rêve de gagner l'Amérique, en vain, et regagne l'ordre petit-bourgeois...

"...Dans cette anxiété souveraine qui s'empare de chaque homme au sortir de l'enfance, à l'heure où le pressentiment l'envahit qu'il lui faudra marcher seul, tous ponts coupés, au rendez-vous de sa mort sans modèle, dans cette extraordinaire anxiété qu'il faut bien déjà nommer un effroi divin, l'homme cherche un compagnon afin de s'avancer avec lui, la main dans la main, vers le porche obscur, et pour peu que l'expérience lui ait appris quel délice il y a sans conteste à coucher auprès de son semblable, le voici persuadé que cette très intime union des épidermes pourra durer jusqu'au cercueil. Aussi, quelque rebutantes que soient certaines apparences, car l'on opère entre deux draps de toile grossière et mal aérés ou parce que l'on peut croire qu'une fille ne considère peut-être dans l'homme que le moyen d'assurer ses vieux jours, qu'on veuille bien ne jamais oublier que tout membre de l'humanité, même s'il a le teint jaunâtre, même s'il est anguleux et petit et marqué en haut à gauche d'un défaut de dentition, qu'un tel être, en dépit de son défaut de dentition appelle de ses cris cet amour qui doit pour l'éternité le ravir à la mort, à une peur de la mort qui redescend chaque soir avec la nuit sur la créature dormant dans la solitude, peur qui déjà la harcèle et la lèche comme le ferait une flamme à l'instant où elle se dépouille de ses vêtements ainsi que faisait alors Mlle Ema: elle ôta son corsage de velours rouge pâle, laissa tomber sa jupe de drap vert sombre et aussi son jupon. Elle retira également ses souliers; en revanche elle garda ses bas et son jupon empesé, elle ne put même se résoudre à ouvrir son corset. Elle avait peur, mais elle dissimulait cette peur sous un sourire futé et à la lumière vacillante de la bougie posée sur la table de nuit, elle se glissa dans le lit sans davantage se dévêtir.

ll advint un peu plus tard qu'elle entendit Esch traverser à plusieurs reprises le vestibule et faire un tapage excessif si l'on considère les opérations auxquelles il se livrait. Peut-être même ces opérations étaient-elles superflues, car à quoi bon aller chercher deux fois de l'eau? Et le seau n'était pas si lourd que de vous obliger à le déposer à grand fracas dans l'antichambre, justement devant la porte d'Ema. Chaque fois que ce tintamarre frappait ses oreilles, Mlle Erna ne voulait pas demeurer en reste et faisait également du bruit: elle s'étirait dans le lit grinçant, heurtait exprès le pied du lit et soupirait perceptiblement ainsi qu'une personne succombant au sommeil: «Ah! mon Dieu!» Elle eut même recours aux toussotements et autres raclements de gorge. Or, Esch était un homme de comportement impétueux et, après quelques échanges de semblables messages télégraphiques, promptement décidé, il entra chez elle.

Mlle Erna reposait sur sa couche; de sa bouche édentée elle lui adressa un sourire malin, futé, engageant même et, pour tout dire, ne lui plut pas beaucoup. Toutefois, il n'écouta pas ses injonctions: «Voyons, monsieur Esch, voulez-vous bien vite sortir», et resta paisiblement dans la chambre. Et s'il agit de telle manière, ce n'est pas seulement en vertu de cette sensualité grossière qui était la sienne comme bien entendu, chez la plupart des hommes; ce n'est pas seulement en vertu de cette loi qui veut que deux personnes de sexe différent vivant en étroite cohabitation ne puissent guère échapper au mécanisme de leur nature corporelle et s'y soumettent sans peine en se disant: «Pourquoi pas, après tout?» ; ce n'est pas seulement parce qu'il lui supposait des sentiments semblables et ne prenait pas ses injonctions au sérieux, ni certes uniquement pour satisfaire ses bas instincts, même si l'on range parmi ceux-ci la jalousie qui s'éveille en tout homme sitôt qu'il lui faut voir une jeune fille se frotter à un monsieur Gernerth, non! Mais, outre cela, il était vrai également pour l'homme Esch que le plaisir où l'homme croit tendre comme à une fin en soi est asservi à une fin plus haute qu'il pressent à peine et qui pourtant le domine et qui n'est rien autre que la tâche d'étourdir cette grande angoisse, cette angoisse incommensurable aux dimensions de son existence, quand même elle semblerait parfois identique à celle dont est victime le voyageur de commerce au moment de se glisser dans un lit d'hôtel solitaire, loin de sa femme et de ses enfants: angoisse et plaisir du voyageur qui vient s'étendre auprès de quelque laide et vieillotte femme de chambre, s'aidant quelquefois d'écœurantes grivoiseries, et en proie bien souvent à sa mauvaise conscience. 

Alors qu'il cognait son seau contre le plancher, Esch, naturellement, ne songeait plus à la solitude où il était retombé depuis son départ de Cologne, ni à la solitude qui pesait sur la scène avant que Teltscher fît siffler ses couteaux étincelants. Mais, tandis qu'assis au bord de son lit et penché sur elle, il désirait Mlle Ema, son attente allait bien au-delà de ce que l'on entend communément par les désirs d'un homme en rut; car derrière ce qui se donne pour tellement palpable et même trivial, se dresse toujours la nostalgie, la nostalgie de l'âme prisonnière appelant à la rédemption de sa solitude, exigeant une délivrance qui vaille pour l'un et pour l'autre, qui vaille peut-être même pour tous les hommes, et certainement aussi pour Ilona, délivrance qui ne pouvait lui venir que de Mlle Ema, ni elle, ni lui ne sachant ce qu'il cherchait. Aussi la colère qui le saisit quand elle lui refusa la suprême faveur et tendrement le repoussa: «Pas avant que nous soyons mari et femme», cette colère n'était pas seulement celle du mâle dupé, ni même la simple rage de découvrir la farce de l'accoutrement de sa partenaire, c'était davantage, et c'était du désespoir, bien que son attitude n'offrît guère les apparences d'une aspiration plus noble, quand, dégrisé, il répondit brutalement: «Alors, jamais.» Et quoique voyant dans ce refus une extraordinaire exhortation de Dieu à la chasteté, il quitta aussitôt la maison pour aller trouver une fille plus complaisante. Ema en fut vexée...." (traduction Editions Gallimard, 1956)

 

 "Die Schlafwandler, Hugenau oder die Saehliehheit" (Hugsnau ou le Réalisme, 1918)

 Le troisième roman rappelle la technique narrative de James Joyce, un flux de conscience interrompu par des digressions. Hugueneau est un chevalier d'industrie dénué de e toute conscience morale, un déserteur qui joue au super-patriote et vit de la décomposition des derniers mois de guerre, à Trêve, ruine et tue Pasenow et Each, les témoins du passé...

"... Avait-il commis un meurtre? Avait-il accompli un acte révolutionnaire? Il était inutile qu'il y réfléchit, et d'ailleurs il n'y réfléchit point. Mais s'il l'avait fait, il eût seulement pu dire que sa manière d'agir avait été rationnelle, et que chacun des notables de la localité, au nombre desquels il pouvait après tout se compter à juste titre, n'eût pas agi autrement.

Car il existait une limite nettement tracée entre le raisonnable et le déraisonnable, entre le réel et l'irréel, et Huguenau eût tout au plus admis qu'en des temps moins guerriers ou moins révolutionnaires, il se fût dispensé de cet acte, ce qui eût été dommage. Et, il eût sans doute ajouté d'un ton méditatif: « Il y a un temps pour tout. » Mais il n'eut pas l'occasion de prononcer cette parole, parce qu'en fait, il ne pensait jamais à cet acte-là et que, d'ailleurs, il n'y penserait jamais plus.

Huguenau ne pensait pas à cet acte-là, et il avait encore moins conscience de l'irrationalité dont sa manière d'agir avait été remplie, tellement remplie qu'on pouvait carrément parler d'une résurgence de l'irrationnel; toujours l'homme ignore tout de l'irrationalité qui constitue l'essence de son activité silencieuse, il ne sait rien de «l'irruption des bas-fonds» à laquelle il est exposé, il ne peut rien en savoir, car à chaque instant de sa vie il se trouve à l'intérieur d'un système de valeurs, système dont le seul but est de recouvrir et de maîtriser l'irrationnel qui forme le support de la vie empirique, liée à la terre: non seulement la conscience, mais l'irrationnel lui aussi est, pour parler un langage kantien, un véhicule accompagnant toutes les catégories - c'est l`absolu de la vie, qui avec tous ses instincts, ses volitions, ses émotions, chemine cote à côte avec l'absolu de la pensée. Non seulement le système des valeurs lui-même repose sur l'acte spontané de position de valeurs, qui est un acte irrationnel, mais le sentiment du monde, qui se trouve derrière tout système de valeurs est, lui aussi, aussi bien dans son origine que dans son être, soustrait à l'évidence rationnelle. Et le puissant appareil, édifié autour des faits matériels pour fournir une plausibilité intellectuelle, possède la même fonction que cet appareil non moins puissant destiné à fournir une plausibilité éthique aux actions humaines qui se meuvent à l'intérieur de ses limites: ce sont des ponts jetés par la raison, qui s'élancent et s'entrecroisent, leur seul but c'est d'éloigner l'existence terrestre de son irrationalité inéluctable, de sa  «perversité» et de la guider vers un sens «rationnel» supérieur et vers cette valeur spécifiquement métaphysique, dans la structure déductive de laquelle il est possible à l'homme d'assigner au monde, aux choses et à ses propres actions, la place qui leur revient, se retrouvant ainsi lui-même afin que son regard ne se laisse pas égarer et ne se perde pas. Il n'est pas étonnant que dans de telles circonstances, Huguenau ignorât tout de sa propre irrationalité.

Tout système de valeurs procède de tendances irrationnelles et la tâche de refondre la perception irrationnelle du monde, sans valeur éthique, pour lui donner une forme rationnelle absolue, cette tâche spécifique et radicale de «formation» devient le but éthique de tout système de valeurs supra-personnel. Et tout système de valeurs s'achoppe à cette tâche. Car la méthode du rationnel est toujours une méthode d'approche, elle est une méthode d'enveloppement qui cherche à atteindre l'irrationnel en le circonscrivant dans des cercles sans doute toujours plus réduits, mais sans jamais l'atteindre, qu'il se manifeste sous la forme de l'irrationalité du sentiment interne, de l'inconscience de cette vie et de l'expérience vécue, ou de l'irrationalité des événements du monde et de l'infinie complexité de la figure du réel: le rationnel n'est pas capable d'autre chose que d'atomiser. Et au fond du dicton populaire: «Un homme sans cœur n'est pas un homme», on retrouve un peu de la même idée qu'il subsiste un reliquat indissoluble d'irrationnel sans lequel aucun système de valeurs ne peut exister et grâce auquel le rationnel demeure préservé d'une autonomie véritablement funeste, d'une « ultra-rationalité », qui sous l'angle du système est, du point de vue éthique, encore plus condamnable, si possible, encore plus «perverse», encore plus «entachée de péché» que l'irrationnel: c'est la raison pure, la raison dialectique et déductive, la raison devenue autonome, qui, à l'opposé de l'irrationnel, susceptible de recevoir une forme, ne tolère plus aucune mise en forme et qui, dans sa rigidité abolissant sa propre logique, se heurte à la barrière de l'infinité logique; la raison devenue autonome est radicalement perverse, elle abolit la logique du système et s'abolit ainsi elle-même: elle est l'artisan de sa dégradation et de son éclatement définitif.

Pour tout système de valeurs, il existe une étape où la compréhension du rationnel et de l'irrationnel atteint son maximum, il existe un état de saturation et d'équilibre, où la perversité des deux parties adverses devient sans effet, invisible, inoffensive: ce sont des époques de zénith et de style parfait! Car l'on pourrait presque définir le style d'une époque par cette compénétration: si nombreux que soient les pores par lesquels le rationnel affleure dans la vie, il est assujetti à la vie et à la volonté centrale de valeur; quand cette époque de zénith est atteinte, et si nombreuses que soient les artères du système, dans lesquelles l'irrationnel puisse couler, il est pour ainsi dire canalisé, même dans ses plus fines ramifications, il est destiné à servir la volonté centrale de valeur et à lui donner une impulsion ; l'irrationnel en soi et le rationnel en soi sont tous deux sans style, ou plus exactement ils sont affranchis de style, celui-ci, affranchi de style comme la nature, celui-là affranchi de style comme la mathématique, mais c'est dans leur union, dans la maîtrise qu'ils ont l`un sur l'autre, dans cette vie de l'irrationnel sous la maîtrise de la raison, - c'est là qu'apparait le phénomène qu'on peut appeler le style spécifique d'un système de valeurs.

Mais cet état d`équilibre n'est pas durable, il n'est toujours qu'un stade de transition: la logique des faits pousse le rationnel vers l'ultra-rationnel, elle pousse l'ultra-rationnel vers sa limite d'infinité ; elle prépare le processus de dégradation des valeurs, la dissolution du système total en structures partielles, et à l'extrémité de ce processus apparaît l'autonomie d'une vie irrationnelle déchaînée. Certes, la raison pénètre également dans les systèmes partiels, et même elle les conduit à une infinité particulière et autonome, mais l'étendue assignée au développement de la raison à l'intérieur du système partiel est enserrée dans les limites de la technique envisagée. C'est ainsi qu'il y a une pensée commerciale ou une pensée militaire spécifique, dont chacune vise avec conséquence à un absolu sans compromis, dont chacune élabore un schème de plausibilité déductive correspondant, élabore sa «théologie», sa «théologie personnelle», s'il est permis de l'appeler ainsi ; et tout de même qu'une semblable théologie militaire et commerciale entre en action pour édifier un organon rapetissé, lié à ses propres objets tout de même des irrationalités restent latentes à l'intérieur de chacun des domaines partiels; car les domaines partiels, eux aussi, sont des images reflétées du Moi et, eux aussi, ils se trouvent dans un état d'équilibre, ou bien ils s'efforcent de l'atteindre, de telle sorte que l'on peut, précisément en considération de cet équilibre, parler d'un style de vie militaire ou commercial. Cependant à mesure que le système se rapetisse, que sa capacité d'expansion éthique, sa volonté éthique s'amoindrissent, il devient plus insensible et indifférent à l'égard du mal, insensible et indifférent à l'égard de l'ultra-rationnel et de l'irrationnel qui est encore actif en lui, le nombre des forces latentes se réduit tandis qu'augmente le nombre de celles auxquelles il est indifférent et qu'il considère comme une «affaire personnelle» de l'individu. Plus la dislocation du système total progresse, plus la raison du monde se libère de tout frein, plus l'irrationnel devient visible, agissant. Le système total de la religion rationalise le monde sur lequel il a étendu sa domination, le déchaînement de la raison doit de la même manière libérer le mutisme qui accompagne tout irrationnel.

L'ultime élément de la dislocation, dans la dégradation des valeurs, c'est l'individu humain. Et moins cet individu participe à un système qui le dépasse, plus il en est réduit à sa propre autonomie empirique, - en quoi il est également l'héritier de la Renaissance et de l'individualisme, dont les premiers traits apparaissent déjà à cette époque - plus sa théologie personnelle se rétrécit et devient plus modeste et plus celle-ci devient incapable de saisir n'importe quelles valeurs en dehors de son domaine personnel le plus étroit. Ce qui se passe en dehors de son cercle de valeurs le plus étroit ne peut plus guère être accepté que comme une matière brute, informée, en un mot ne peut plus guère être accepté que dogmatiquement ; il se produit ce jeu vide et dogmatique de conventions, donc de supra-rationalités de très petites dimensions, qui caractérise le boutiquier (personne ne déniera à Huguenau ce qualificatif), il se produit cette action parallèle, cette interaction d'une activité vitale dévolue à l'irrationnel et d`un ultra-rationnel, qui tourne à vide, mort et fantomatique, et n'a plus qu'une fonction: servir cet irrationnel; tous deux, sans style et affranchis de toute contrainte, sont unis dans un disparate qui n'est plus capable de former une valeur. L'homme expulsé de tout système de valeurs organisé, devenu le réceptacle exclusif de la valeur individuelle, l'homme métaphysiquement «banni», banni parce que l'organisation s'est dissoute et réduite en poussière d'individus, l'homme est affranchi des valeurs, affranchi du style, et la seule détermination qu'il peut recevoir lui vient de l'irrationnel. 

Huguenau, homme affranchi des valeurs, appartenait, il est vrai au système commercial; c'était un homme qui jouissait d'une bonne réputation auprès des confrères de sa branche, il était un commerçant consciencieux et avisé et il avait toujours obéi complètement et sans réticence, et même d'une manière tout à fait radicale à ses obligations de commerçant.

L'assassinat de Esch n'entrait pas sans doute dans le cercle de ses obligations commerciales, mais n'était pas non plus en contradiction avec les us et coutumes du commerce. Cela avait été une sorte d'action intérimaire, accomplie à une époque ou même le système de valeurs commerciales était aboli et où il ne restait plus que l'individualisme. En revanche, il était dans la ligne de l'éthique commerciale, à laquelle Huguenau était revenu, qu'en considération des débuts de dévaluation du mark, après la conclusion de la paix, il adressât à Mme Gertrude Esch la lettre suivante..." (traduction Editions Gallimard, 1956)

 

Hermann Broch , "La Mort de Virgile" (Der Tod des Virgil, 1945)

"La route suivie par Enée n'est-elle pas aussi ta route, Virgile? Toi aussi, tu pénétras dans les ténèbres pour rentrer te préparer à la traversée dans la lumière frissonnante de la marée montante..." Et le souverain Auguste d'ajouter : "quel était le but que ta poésie se proposait d'atteindre, puisque ce ne devait pas être la connaissance de la vie. - La connaissance de la mort", répond Virgile : "Il y eut un silence: la légère oscillation sismique de l'existence persistait..."

Commencé en Autriche, à Vienne, et achevé en exil, le chef d'oeuvre de Broch, "La Mort de Virgile", paraît en 1945 aux États-Unis en 1945, dans une traduction anglaise, avant d'être publiée en allemand après la guerre. Le roman est réputé difficile d'accès, il est vrai ne respectant aucune loi du genre : c'est un long monologue intérieur, truffé d'une centaine de citations poétiques de Virgile (Enéide, Géorgiques) qui raconte les dernières dix-huit heures du poète latin. Avec l'Enéide, le plus riche poème de toute la littérature latine, Virgile (70-19 av. JC) avait quitté, pour on ne sait quelle raison, le monde des réalités concrètes qu'il avait chanté dans les "Bucoliques" et les "Géorgiques", pour concevoir, sur le modèle de l'Iliade et de l'Odyssée, l'épopée du Troyen Énée, rescapé avec quelques compagnons de l'incendie de Troie : la descente aux enfers (chant VI) en constitue l'épisode central, et, comme on l'a déjà dit, à la différence des poèmes homériques, l'Enéide n'est pas une épopée du divin, mais "de l'humain transporté dans la légende".

Le 21 septembre, l'an 19 av. JC, Virgile revient d'un voyage en Grèce, arrive à Brindisi (Italie)  et est porté au palais impérial. Il sait qu'il va mourir, il a ramené avec lui une oeuvre inachevée, l'Enéide, et toute l'intrigue tourne autour de sa décision de brûler le manuscrit (il fut publié inachevé sur l'ordre d'Auguste après la mort du poète et contre sa volonté). On peut imaginer des préoccupations identiques de la part de Broch s'embarquant pour l'exil. Virgile s'approche de la mort, débat avec lui-même et avec ses amis, puis avec l'empereur, de l'usage de la poésie, de la relation entre la religion et l'Etat. Les phrases sont interminables et fluides, hallucinées, expériences de l'instant et pensées se déroulent simultanément, le tout offrant une complexité intellectuelle d'une réelle intensité. Pourquoi brûler l'Enéide? L'angoisse de s'être égaré et d'avoir égaré l'humanité en poursuivant une perfection uniquement esthétique. La justification de l'art dans la société, société de la dislocation de Rome ou de Vienne, est une question qui hante et tourmente Broch: comment et à quoi bon opposer des constructions esthétiques, - élever des épopées ou des romans - , aux horreurs d'un monde qui se voue par nature à la destruction... 

"..Et pourtant, et pourtant! Bien que la vie humaine n'aille pas au-delà de ce que l'on voit et que l'on entend, que le cœur ne puisse résonner plus longtemps qu'il ne bat, que l'harmonie se dresse devant l'homme comme une suprême dignité, une suprême valeur destinées par le sort à être forme et exclusivement forme, tout ce qui n'est fait que pour la seule beauté doit rester le partage du vide et du néant et mérite d'être condamné ; car même dans la froideur de l'équilibre harmonieux qu'elle se propose, cette entreprise ressortit encore à l'ivresse, n'est que régression, n'est que pure représentation, et elle ne vise pas à la connaissance qui est la résidence exclusive des dieux. Oh! malheur à la vision, qui embrasse la beauté de l'existence, toute d'or resplendissant! Elle n'en reste pas moins aveugle dans un cachot de plomb! Ô monde rempli de beauté, orné de beauté! C'était dans ce monde que Rome était édifié, riche en jardins, riche en palais, image de la cité, image éminente, et elle se rapprochait de plus en plus, exaltée en elle-même et pourtant proche, remplissant l'azur; la maison d'Auguste et la maison de Mécène, et non loin de là, sa propre maison sur l'Esquilin, les rues ornées de colonnes, les places et les jardins ornés de statues; il voyait le cirque et les amphithéâtres, grondant du jeu furieux des orgues, il voyait des gladiateurs agoniser en râlant, des bêtes féroces et des hommes, traqués, pour la beauté, il voyait la foule se presser en jubilant autour d'une croix à laquelle un esclave récalcitrant était cloué, hurlant de douleur, gémissant de douleur - ivresse de sang, ivresse de mort, qui n'est rien d'autre qu'une ivresse de beauté -, et il voyait les croix devenir de plus en plus nombreuses, se multiplier, léchées par les torches, léchées par les flammes ; il voyait les flammes monter du bois crépitant, de la foule hurlante, une mer de flammes qui déferlait au-dessus de la cité de Rome pour ne rien laisser en se retirant que des ruines noircies, des fûts de colonnes éclatés, des statues écroulées et une terre livrée à la broussaille. Il voyait cela, et il savait qu'il en adviendrait ainsi, car la vraie loi de la réalité se venge et doit sans refus

possible se venger sur l'homme, lorsque, plus grande que toute manifestation de beauté, elle est confondue avec celle-ci, offensée par cette confusion et rendue méprisable par cette inobservance; bien au-dessus de la loi de la beauté, bien au-dessus de la loi de l'artiste, avide seulement de vibrer à l'unisson, - il y a la loi de la réalité, il y a - sagesse divine de Platon - Éros au centre du déroulement de l'existence, il y a la loi du coeur, et malheur à un monde qui a oublié cette réalité dernière ! Pourquoi fallait-il qu'il fût le seul à le savoir ? Les autres étaient-ils donc plus aveugles que lui-même, plus aveugles ses proches amis, au point de ne voir ni saisir? Fallait-il qu'il fût lui-même paralysé, affaibli, muet pour ne pouvoir le leur faire sentir? Ou bien était-ce son propre aveuglement qui l'en rendait incapable? Il voyait du sang devant lui, il avait un goût de sang dans la bouche, un soupir s'échappa de sa poitrine en raclant, le raclement traversa sa gorge, et il dut laisser retomber sa tête sur les oreillers...." (traduction Editions Gallimard, 1955).

 

Cette exploration de la relation entre la vie et la mort, tel un long poème en prose, est composé de quatre parties correspondant aux quatre éléments, l'eau, le feu, la terre, l'air, au cours desquelles, par thématiques successives, défilent toutes les possibilités d'un flux de conscience, souvenirs, poésie, emprise du pouvoir, en dernière fin de son existence...

"L'Eau, l'Arrivée" (Der Tod des Virgil, Wasser – Die Ankunft)

Virgile est transporté du quai du navire, à travers le quartier portuaire bondé de Brundisium, le bidonville en forte pente, jusqu'au palais impérial, où il est soigné par des esclaves dans une chambre d'amis. La raison de cette foule de gens est l'arrivée et l'anniversaire prochain de l'empereur. La marche des porteurs à travers la "brume multiple des animaux humains" est guidée par Lysanias, qui s'avance et se fraye un chemin à travers la foule, proclamant qu'il est un magicien et un grand poète, mais sans impressionné le moins du monde la populace: "même hors de portée pour entendre la ruelle de misère, il croyait pourtant sentir les insultes stridentes et glapissantes dans son oreille, comme auparavant, et même il lui semblait qu'elles l'avaient personnellement poursuivi, pour le traquer et le tourmenter..." Le palais atteint, Virgile sent qu'il va mourir et tente de saisir les pensées qui l'assaillent malgré lui au moment de glisser lentement entre lumière et obscurité...

"... Demeurons encore une fois dans la caverne flottante de la nuit, une seule fois encore, prêtons l'oreille ensemble à la nuit et au flottement de ses rêves, au défi qui accepte son royaume intermédiaire et sa douce réalité ; tu ne sais pas encore, mon petit frère, car tu es jeune, tu ne sais pas encore de quel tréfonds de notre moi s'élève l'espérance nocturne, si universellement compréhensive et si pleine de l'âme universelle dans sa persistance immuable, nostalgie si doucement et si légèrement prometteuse - même dans sa détresse, - qu'il nous faut très longtemps avant de l'entendre elle et sa détresse, - espérance qui nous environne comme des montagnes d'échos aux parois de résonance échelonnées les unes derrière les autres, comme un paysage inconnu et pourtant comme un appel de notre propre cœur, oui, pourtant, comme un appel qui nous environne si impérieusement qu'on croirait que tout l'éclat nocturne d'un passé depuis longtemps vécu va de nouveau briller, oh ! pourtant si rassurant, qu'on pourrait le prendre comme prophétie infaillible promettant un retour définitif, - oh! petit frère, j'en ai fait l'expérience parce que je suis vieux, plus vieux que mon âge, parce que je sens en moi tous les délabrements et toutes les décompositions, bref, j'en ai fait l'expérience parce que j'approche de ma fin; hélas, ce n'est qu'en aspirant à la mort que nous aspirons à la vie, et aussi loin en arrière que remonte ma pensée, j'ai toujours senti en moi les pulsations incessantes, toutes les soifs de la mort, dans leur travail de sape et de dislocation sans relâche, évoquant à la fois angoisse de la vie et angoisse de la mort: oh! les nombreuses nuits au seuil desquelles je me suis tenu, sur les rives des nuits que j'ai entendues mugir au passage, grandissant la connaissance nocturne, la connaissance de la séparation, la connaissance de l'adieu qui commence avec le crépuscule, et c'était l'agonie que je voyais couler, qui m'atteignait de sa marée montante, m'humectait, m'entourait, venant de l'extérieur et pourtant du fond de moi-même, ma propre agonie! Seul l'agonisant connaît l'amour, connaît le royaume intermédiaire, car ce n'est que dans le crépuscule et dans l'adieu que nous connaissons le sommeil, dont la plus obscure communion est sans luxure, et nous connaissons qu'à notre départ ne doit plus jamais succéder de retour, nous connaissons le germe de la luxure, qui réside dans le retour et seulement dans le retour; ah! mon petit compagnon de nuit, toi aussi tu connaîtras cela un jour, toi aussi tu seras un jour assis sur le seuil du rivage, sur le rivage de ton royaume intermédiaire, sur le rivage de l'adieu et du crépuscule... Tant que nous composons des poèmes, nous ne partons pas..."  (traduction Editions Gallimard, 1955).

 

"Le Feu, la Descente" (Der Tod des Virgil, Feuer – Der Abstieg)

Virgile se sent de plus en plus envahi par l'ombre de la mort et s'interroge sur la destinée de l'Enéide. Cloué dans son lit, alors que son unité physique  devient de plus de plus une unité illusoire, Virgile il ne pense pas seulement à sa vie, mais aussi à la façon dont sa poésie capture la réalité, son existence et sa poésie étaient une "écoute unique et infinie" des courants de vie qui l'entouraient, descendant dans l'abîme de "l'obscurité terrestre" et remontant dans les éternelles "sphères de lumière céleste". Maintenant, il s'écoute mourant et voit que la mort comme horizon de l'être s'est dessinée en lui dès le début, il doit s'avouer à lui-même que l'espoir du mortel de connaître le monde était présomptueux. Bien qu'il n'ait pas acquis un savoir supérieur et universel, c'est une consolation pour lui d'avoir acquis de l'expérience dans le monde, et il a la certitude que rien n'a été fait en vain et qu'il y a un sens à tout cela. Et c'est en regardant le ciel étoilé qu'il a la vision d'une harmonie globale qui dissout les contraires, là se révèle à  l'attrait d'un immense désir primitif de briser l'univers, de briser le monde et de briser l'ego. Virgile regrette sa "surestimation criminelle de la poésie" et s'est comparé au chanteur Orphée, dont les belles chansons n'étaient efficaces que le temps de leur exécution, mais ne pouvaient pas dissiper les craintes des gens à long terme, il n'était qu'un "porteur d'ivresse", il ne pouvait atteindre un peuple, une "populace" qui suit plutôt le souverain avec ses instincts terrestres, qui les attire et les dirige avec des jeux de cirque, du vin et de la farine. En mourant, il perd tout, "crâne aveugle, roulé dans les décombres de pierre sur le rivage obscur de l'oubli, Il n'était rien d'autre qu'un œil aveugle qui fixe, il était sans corps, sans voix, sans poumons, sans souffle, exposé, oui, il a été jeté dans le monde souterrain, aveugle sans air",  sa tâche était de déplacer les pierres de la tombe, afin que l'être humain puisse renaître, que la création vivante puisse devenir loi, mais il est resté dans le vide glacé de la surface.  Lorsque Virgile réussit enfin à regarder par la fenêtre et que Lysanias lui offre du vin, un sentiment de calme revient, il peut se libérer des images apocalyptiques de la peur, il a maintenant besoin de se détacher de ses écrits et de les brûler : "La langue était incompréhensible, illisible, inaudible." Lorsque Lysanias lui récite quelques versets , le poème lui semble "revenu à la nudité sans enveloppe de sa pré-natalité, à l'invisibilité sonore d'où provient toute la poésie, reprise de la forme pure, se retrouvant en elle comme un écho d'elle-même, comme l'âme qui résonne dans son écrin de cristal". A l'aube, le rêve et la réalité se mélangent pour lui. De plus, les vers de l'Énéide  cités par Lysanias sont en accord avec la situation de Virgile, le retour d'Énée du royaume des morts...

"... Il prêtait l'oreille à l'inaudible, il prêtait l'oreille avec toute la force, avec toute la ferveur dont sa volonté était capable, mais au-dessus des mers de silence, au-dessus des paysages voiles du son initial évanoui dans le commencement et dans la fin originels, sous la silencieuse voûte du ciel sonore de la connaissance originelle, ne flottait plus qu'un souffle qui s'évanouissait, enfermé dans l'oubli, enfermant des choses oubliées, une rosée très ténue, dont la vapeur s'élevait des plaines de la transparence, et vibrantes et incolores, de leurs champs silencieux et vibrants; il ne flottait plus que l'image de la voix enfantine, seule encore présente, seule encore révélée et révélatrice, mais qui déjà se revoilait elle-même, - résonance terrestre qui n'est plus parole, qui n'est plus poésie, ni couleur, ni absence de couleur, ni transparence, - mais seulement sourire, image de jadis, image d'un sourire. Des noms, des vers ? Y avait-il eu un poème? Avait-ce été l'Énéide ? Lançait-elle en s'enfuyant encore un dernier éclat dans ce nom d'Énée, comme s'il avait renfermé en lui le pressentiment du grand et du bienveillant commandement qui avait été à jamais perdu? Mais on ne pouvait plus rien trouver; tout ce qui avait été vécu, tout ce qui avait été créé, tout le large cours de la vie écoulée avec tout ce qu'elle contenait s'estompait ; tout était effacé; en recherchant dans sa mémoire, il ne trouvait plus ni années, ni jours, ni époques; il ne trouvait plus rien qu'il eût connu; il prêtait l'oreille à son souvenir, et son écoute ne lui apportait qu'une confusion limpide qui, tout en étant encore terrestre, était déjà détachée du temps terrestre, soustraite au souvenir terrestre, une confusion de formes, mélodique, limpide et fiévreuse, éclose dans le non-temporel, et plus sa mémoire cherchait les traces de l'Énéide, plus celle-ci se dissolvait rapidement, chant après chant, dans l'enchevêtrement mélodieux du reflet cristallin; était-ce un retour aux origines du poème ?

Tout le contenu re-mémorable s'évanouissait, tout ce que le poème avait pu chanter: navigation et rives ensoleillées, guerre et bruit des armes, sort des dieux et mouvements des astres parcourant leurs orbites, tout cela et bien d'autres choses, couchées par écrit ou non, se détachait; le poème s'en dépouillait, il l'avait rejeté comme un vêtement inutile et il retournait dans la nudité sans voile précédant sa naissance, dans l'invisibilité mélodique où prend racine toute poésie; il était résorbé par la forme pure, s'y retrouvant soi-même comme un écho de soi-même, semblable à l'âme qui vibre pour soi, dans sa coquille de cristal; le superflu était rejeté, tout en étant conservé, il avait acquis une valeur durable dans une forme impérissable dont la pureté ne tolère pas l'oubli et qui confère même aux choses les plus transitoires la qualité de l'éternité. Poème et langue n'existaient plus, mais leur âme commune continuait à exister, subsistait dans le miroir cristallin qui les reflétait, et si l'âme de l'homme avait dépéri jusqu'à la plus profonde absence de souvenirs, la langue de son âme vivait et conservait son existence dans la clarté mélodique de sa forme; âme et langage, séparés l'un de l'autre, tout en étant dans la même trame et s'entre-reflétant, ne recevaient-ils pas cette lumière reflétée de cet abîme inabordable d'où tout procède et où tout revient? ..." (Editions Gallimard, 1956)

 

"La Terre, l'Attente" (Der Tod des Virgil, Erde – Die Erwartung)

C'est un chapitre de fond, qui met en scène un exercice d'intimidation et de domination particulièrement cruel, le souverain joue de son autorité face à l'artiste cloué sur son lit de mort. Le souverain exige l'Enéide pour tout simplement illustrer son règne. "Je n'ai pas atteint mon but", se défendra Virgile, "Je n'ai que faire de cette explication", lui rétorquera Auguste. 

Le jour se lève, les amis du poète, Lucius Varius et Plotius Tucca,  viennent à son chevet et l'empereur Auguste tente de sauver le destin de l'Enéide. L'Énéide de Virgile appartient à la catégorie des grandes œuvres immortelles, telles que les épopées d'Homère, et ne doit pas être brûlé. Pour Virgile, "la réalité est l'amour", tente-t-il de partager avec ses amis, qui ne le conteste pas, mais un poète ne peut créer qu'un amour sublime. "Et pourtant, et pourtant! Bien que la vie humaine n'aille pas au-delà de ce que l'on voit et que l'on entend, que le coeur ne puisse résonner plus longtemps qu'il ne bat, que l'harmonie se dresse devant l'homme comme une suprême dignité, une suprême valeur destinées par le sort à être forme et exclusivement forme, tout ce qui n'est fait que pour la seule beauté doit rester le partage du vide et du néant et mérite d'être condamné; car même dans la froideur de l'équilibre harmonieux qu'elle se propose, cette entreprise ressortit encore à l'ivresse, n'est que que régression, n'est que pure représentation, et elle ne vise pas à la connaissance qui est la résidence exclusive des dieux..."

Charondas de Kos, le médecin personnel d'Augustus, l'examine et lui lave le corps avec du vinaigre chaud. "Certes, son corps à qui l'on prodiguait tant de soins était un corps de désintégration et même de désintégration immédiate, mais la conscience qu'il avait de son image reflétée lui permettait de conserver sa forme, une forme lâche et flottante, flottant en sécurité entre le passé et l'avenir..." Virgile se sent mieux et tombe dans un état extatique, une hallucination mêlant jungle exotique et amours de d'Enée et de Didon. 

Mais ce rêve s'efface lorsque paraît l'empereur ("le silence accueillit le personnage sacré") et que se joue alors l'une des questions essentielles qui préoccupa Broch dans les années 1920 et 1930, du danger de l'instrumentalisation de l'art par l'État. Auguste demande la classification de la poésie dans son art étatique, l'Ordre qu'il édifier se veut une structure d'harmonie et il attend la même chose de l'architecture et de la littérature. Il revendique ainsi l'Énéide comme une épopée nationale et le "symbole de l'esprit romain" pour son peuple. Une œuvre aussi parfaite n'appartient pas seulement au poète.  Pour Virgile, en revanche, sa poésie est uniquement le produit de son expérience personnelle et donc sa propriété jusqu'à sa publication. Il considère que l'Énéide est inachevé, tout simplement parce qu'il lui manque la connaissance de sa mort et ne contient qu'une connaissance superficielle de la vie, Salluste et Tite-Live n'ont-ils pas plus d'autorité que mes poèmes? "La mort n'est rien, il est superflu de parler d'elle", lui répond Auguste. "Que fais-tu de la conscience de ton devoir?". Ce sont deux discours parallèles qui s'instaurent, le souverain a bien d'autres préoccupations, l'ordre du monde, d'un peuple qui n'a que peu d'intérêt pour la connaissance de la vérité, mais par la nourriture, les divertissements et les simples plaisirs de la vie. Ils doivent donc être contrôlés et guidés par un État fort. Auguste trouvera les arguments à même de culpabiliser le poète et de le faire céder...

".... Quelque chose dans les yeux de l'homme irrité trahit qu'il ne prenait pas tout à fait sa colère au sérieux, que sa bienveillance subsistait comme auparavant; si l'on parvenait à ramener cette bienveillance à se manifester, tout pouvait encore être sauvé: « Je ne me soustrais à aucun devoir et à aucune responsabilité, Auguste, tu le sais, mais je ne serai vraiment capable de servir l'humanité et l'État que lorsque j'aurai vraiment progressé dans la connaissance, car ce qui est en jeu c'est le devoir de secourir, et il est impossible d'accomplir ce devoir sans connaissance.» 

Effectivement, la colère de César s'adoucit: « Alors, nous allons pour le moment conserver soigneusement l'Énéide en la considérant comme une connaissance provisoire... si nous ne la considérons pas comme un symbole de la mort, puisque tu lui dénies cette qualité, considérons-la, toutefois, comme un symbole de l'esprit romain et du peuple romain, dont elle est la propriété, d'autant plus qu'avec tes allégories, soi-disant inexactes, tu as été et tu resteras toujours le meilleur auxiliaire de ton peuple.

- César, c'est ton oeuvre, ton État qui représente l'allégorie pleinement valable de l'esprit romain et non pas l'Énéide, et c'est pourquoi ton oeuvre subsistera alors que l'Énéide est destinée à l'oubli ; il faut donc la vouer au trépas.

- Le monde n'a-t-il donc pas de place pour le voisinage de deux symboles pleinement valables ? N'a-t-il pas de place pour cela? Et même si, comme je te l'accorde volontiers, l'État romain était le symbole pleinement valable de l'esprit romain, n'aurais-tu pas à plus forte raison le devoir... dont rien ne saurait te dispenser, le devoir de t'insérer avec ton œuvre dans ce symbole plus vaste et de le servir ? » 

La colère lançait de nouveau des lueurs dans son visage tendu, c'était maintenant une méfiance irritée: « Mais toi, tu t'en moques. Par ton orgueil, tu te dresses contre tes devoirs; ton orgueil ne trouve pas suffisant d'assigner à l'art, je veux dire à ton art, le rôle d'un serviteur de l'État, et plutôt que de le laisser servir tu préfères l'anéantir entièrement...

- Octave, me connais-tu comme un homme arrogant?

- Pas jusqu'à présent, mais, cependant, tu parais l'être.

- Eh bien, Auguste, je sais que l'homme doit s'efforcer à l'humilité, et j'espère avoir réussi à me conformer à ce devoir; en revanche, quand il s'agit de l'art, je suis arrogant, si tu veux appeler cela de ce nom. Je reconnais à l'homme tous les devoirs, car lui seul est le support du devoir, mais je sais que l'on ne peut imposer à l'art aucun devoir, ni le devoir de servir l'État ni aucun autre; on en ferait autrement un art factice, et quand les devoirs de l'homme, comme c'est le cas aujourd'hui, ont un autre objet que l'art, il n'a d'autre choix que de renoncer à l'art, ne serait-ce que par respect pour lui... Précisément, cette époque requiert de l'individu la modestie la plus profonde, et c'est par cette modestie très profonde et, même davantage, c'est par l'effacement de son nom qu'il doit servir, comme l'un des nombreux serviteurs anonymes de l'État, en qualité de soldat ou dans tout autre emploi, mais non pas par des œuvres poétiques sans consistance, et qui sont plutôt le plus arrogant des arts factices, - qui doivent être nécessairement un art factice, - dans la mesure où elles prétendent être utiles au bien de l'État en vertu de leur existence particulière superflue. ..

- Eschyle s'est inséré avec son œuvre poétique superflue dans l'État, cet État dont Clisthène avait fait son œuvre propre, et c'est ainsi qu'Eschyle a survécu à l'État athénien... je désirerais que mon œuvre durât aussi longtemps que l'Énéide.»

Cela était dit avec une grande franchise, il fallait seulement en retirer la gentillesse dont César avait l'habitude, depuis toujours, d'agrémenter son amitié.

«Ce qui est valable pour Eschyle, mon César, ne s'applique pas à moi; c'était une autre époque.

- Sans aucun doute, mon Virgile, cinq cents ans se sont écoulés ; il est difficile de le nier, mais c'est la seule différence.

- Tu parlais des devoirs, Auguste, et certainement le devoir de porter secours subsistera, immuable, à travers toutes les époques, mais le genre de secours qui est requis se modifie et, aujourd'hui, l'art ne peut plus l'accorder... le devoir subsiste, mais ses tâches se modifient avec le temps... ce n'est que dans une région hors du devoir que le temps reste immuable.

- L'art n'est lié à aucun temps, et ces cinq cents ans témoignent du contenu éternel de la poésie.

- Ils témoignent de l'effet. éternel de l'œuvre d'art authentique, et rien de plus, Octave... Eschyle a pu créer des œuvres valables pour l'éternité, parce que par leur moyen, il a accompli une tâche de son époque, et c'est pourquoi son art fut également une connaissance... C'est l'époque qui prescrit dans quelle direction les tâches doivent être accomplies, et celui qui va a l'encontre de cette direction doit nécessairement faillir. .. Un art, créé en dehors de cette direction, et qui ne s'acquitte donc plus d'aucune tâche, n'est ni une connaissance ni un secours; bref, il n'est plus un art et il n'a pas de consistance.»

César avait marché de long en large sur le sol qui oscillait, il faisait demi-tour à chaque creux de la vague, si bien qu'il remontait toujours la pente, et maintenant il était sans doute arrivé sur la crête, car il s'arrêta - peut-être percevait-il aussi le mouvement déchaîné par Poseidon - et il se retint au candélabre: «Tu recommences à parler de choses qui ne peuvent être prouvées...." (traduction Editions Gallimard, 1956)

 

"L'Ether, le Retour" (Der Tod des Virgil, Äther – Die Heimkehr)

L'agonie de Virgile. La nuit, le jardin lumineux se transforme en un bosquet inondé d'eau avec "des pousses et des engrenages sans cesse renouvelés", en une éclipse primitive avec un dôme d'étoiles et un soleil "en concurrence fluide" dans l'espace infini. Le firmament et la végétation qui pousse vers le haut se battent l'un contre l'autre. Il regarde "vers le ciel" et voit l'étoile de l'Est, "dont la lumière infinie avait été sa compagne", mais étoile après étoile s'écrase dans les sous-bois. La végétation se flétrit en un paysage de pierre nue sous une "nuit mondiale à couper le souffle". Dans l'étape de "l'accouchement du néant", il reçoit "l'ordre de se retourner", et une nouvelle création avec le Paradis commence, cette fois liée à la symbolique Mère-Fils avec des associations à l'image du Christ et une espérance de rédemption. La boucle du temps s'était fermée...

".. Mais où était son propre visage dans cet univers ? Était-il déjà accueilli dans le réceptacle cristallin des sphères ou se trouvait-il dans un néant, exclu de toute intériorité et de toute extériorité? Existait-il encore de quelque manière, lui qui ne flottait même plus, qu'aucune main ne soutenait plus ? Oh ! il était, car il contemplait; il était, car il attendait; mais sa contemplation, extasiée, transfusée dans le rayonnement était en même temps l'élément cristallin lui-même, et son attente, cette attente nostalgique de la main qui soutient, de la main qui fit vibrer la transparence universelle, qui fit vibrer le coeur de l'univers, le cœur de l'attente et de celui qui attend; cette attente sans expectative était en même temps celle du cristal même, la conscience qu'il a de sa croissance, c'était le cristal ayant la volonté consciente de se développer en une unité encore plus compréhensive, en un équilibre encore plus pur, en une respiration silencieuse encore plus parfaite; c'était à tel point la volonté du cristal, à tel point un écho avant-coureur de la future harmonie des sphères, encore à retentir, à tel point un écho avant-coureur de l'éther, que la lumière fit encore une fois irruption dans les ténèbres, dans un ultime embrasement de l'univers, dans un ultime embrasement de la création, tandis que les ténèbres s'ouvraient encore une fois, lumière et ténèbres unies, dans la plongée et la contre-plongée, en une unité qui n'était plus cristal mais plus que radiation d'une obscurité absolue, n'ayant plus aucune qualité, même plus celle du cristal, mais qui était la non-qualité en soi, l'abîme universel sans limite, la matrice de toutes les qualités essentielles; le milieu de l'étoile s'était ouvert, le milieu de l'anneau, le néant qui enfante, s'ouvrant au regard de celui qui est sans regard - la cécité voyante.

Alors, il lui fut permis de se retourner, alors l'ordre lui vint de se retourner, alors une force le retourna.

Alors, devant son œil qui recommençait à voir, le néant subit une métamorphose infinie et devint le présent et le passé, il recommença à s'élargir infiniment pour former le cycle des temps, afin que le cycle, devenu infini, se refermât encore une fois; infini, l'orbe du ciel, infinie la voûte céleste qui recommençait à s'incurver, infini, le bouclier infini du monde frange de l'arc aux sept couleurs, dans un souvenir sans fin. Encore une fois, il y eut la lumière et l'obscurité, encore une fois, le jour et la nuit, encore une fois les jours et les nuits, et encore une fois l'immensité s'ordonna en hauteur, largeur et profondeur et les directions du ciel se déterminèrent selon le principe du carré sans limites, il y eut en haut et en bas, le nuage et la mer; et au milieu de la mer, la terre, l'île verte du monde, recommença à s'élever, couverte de plantes, couverte de pâturages, - comme autant de mutations au sein de l'immuable. Et le soleil de se lever à l'orient pour commencer sa course au-dessus de l'orbe du monde, et les étoiles de lui succéder, la nuit, s'étageant jusqu'au pôle nord, au centre sans étoiles duquel trône la Justice portant sa balance illuminée par les rayons de la Croix du Nord qui la domine. Et dans la lumière matinale, l'aigle et la mouette sillonnèrent les hauteurs des airs, planèrent autour de l'île, et les dauphins émergèrent pour écouter le chant muet des sphères. Du couchant, arriva la file des animaux; ils allaient au-devant du soleil et des étoiles, ils allaient à leur rencontre, les animaux du désert et ceux de la prairie, dans une union pacifique et paisible, le loup, le taureau, l'agneau et la chèvre aux pis gonflés; ils se dirigeaient vers l'orient, cherchant le Berger oriental, se dirigeant vers le Visage humain. Et au centre du bouclier du monde, voici que ce Visage apparut au fond d'une profondeur infinie, au sein de l'existence et de la condition infiniment humaine, pour la dernière et cependant pour la première fois : la paix sans conflit, le Visage humain dans la paix sans conflit, s'offrant au regard sous l'image de l'Enfant dans les bras de la Mère..." (traduction Editions Gallimard, 1956)