Albert Camus (1913-1960), "L’Etranger" (1942), "Le Mythe de Sisyphe " (1942), "Caligula" (1944), "La Peste" (1947), "L’Homme révolté " (1951) -  ...

Last update : 11/11/2016


Le bonheur peut-il naître de l'absence d'espoir? Philosophie et théâtre de l'absurde se rejoignent sur un même constat : au bout du compte, après avoir "retourné toutes les pierres pour ne laisser aucun asticot abandonné", la signification de toute chose échappe à l'entendement. Meursault, le narrateur de l'Etranger, d'Albert Camus, s'ouvre, dit-il, "pour la première fois à la tendre indifférence du monde"... Pourtant le théâtre de Camus, ou de Sartre, philosophes de l'absurde, de l'existence injustifiée, ne participent pas aux thématiques du théâtre d'un Ionesco ou d'un Beckett : pour ces derniers, raisonner pour dire qu'il est vain de raisonner ne remet rien en cause de bien fondamental. Le théâtre de l'absurde est cet acte dramatique par lequel des personnages sans épaisseur, sans identité, exhibent l'impuissance totale de toute parole : les mots viennent du rien et vont se perdre dans le néant.. 

Philosophy and theater of the absurd meet on the same observation: in the end, after having "turned over all the stones to leave no maggot abandoned", the meaning of everything escapes understanding. Meursault, the narrator of L'Etranger, by Albert Camus, opens himself, he says, "for the first time to the tender indifference of the world"... Yet the theatre of Camus, or of Sartre, philosophers of the absurd, of unjustified existence, do not participate in the themes of the theatre of an Ionesco or a Beckett: for the latter, reasoning to say that it is futile to reason does not call into question anything of fundamental good. The theatre of the absurd is this dramatic act by which characters without thickness, without identity, exhibit the total impotence of every word: words come from nothing and will get lost in nothingness...

Filosofía y teatro del absurdo se encuentran en la misma observación: al final, después de haber "volteado todas las piedras para no dejar a ningún gusano abandonado", el sentido de todo escapa a la comprensión. Meursault, el narrador del L'Etranger, de Albert Camus, se abre, dice, "por primera vez a la tierna indiferencia del mundo"... Pero el teatro de Camus, o de Sartre, filósofos del absurdo, de la existencia injustificada, no participa en los temas del teatro de un Ionesco o de un Beckett: para este último, razonar para decir que es inútil razonar no cuestiona nada del bien fundamental. El teatro del absurdo es este acto dramático por el cual los personajes sin grosor, sin identidad, exhiben la impotencia total de cada palabra: las palabras vienen de la nada y se perderán en la nada....

 


Albert Camus (1913-1960)

Bien qu'apparenté à l'existentialisme, Albert Camus s'en est par suite assez nettement séparé pour développer une théorie bien personnelle, la philosophie de l'absurde. Définie dans Le Mythe de Sisyphe (1942), reprise dans L'Etranger (1942), puis au théâtre dans Caligula (1944). 

Le sentiment de l'absurde peut surgir de la "nausée" qu'inspire le caractère machinal de l'existence sans but. Il peut aussi venir du sentiment d'être soudainement étranger au monde qui nous entoure. En fait, pour Camus, ce n'est pas le monde qui est absurde, mais la confrontation du caractère irrationnel de ce monde et du désir éperdu de clarté de l'homme. L'absurde n'est ni dans le monde, ni dans l'homme, mais naît de leur antinomie. Et Camus récuse ainsi toutes les attitudes d'évasion qui consisteraient à escamoter l'un ou l'autre terme. "Vivre, c'est faire vivre l'absurde. Le faire vivre, c'est avant tout le regarder..." L'homme absurde est profondément libre à partir du moment où il connaît avec lucidité sa condition sans espoir. Vivre dans un univers absurde consiste donc à multiplier avec passion les expériences lucides, pour "être en face du monde le plus souvent possible". Cette vision très sombre, qui constitue le "cycle de l'absurde", reste stérile, malgré tout, malgré le "cycle de la révolte" qui en prend la succession. Camus essaie d'imaginer une réponse à l'absurde par l'action, la fraternité, la création...


"Pour être, une fois, au monde, il faut à jamais ne plus être..." - Le Roman et la Réalité, si les matériaux peuvent venir de la réalité, l'unité de la conception générale n'est pas seulement celle d'un auteur, mais d'un destin qui va jusqu'au bout de lui-même...

"La  contradiction est celle-ci : l'homme refuse le monde tel qu'il est, sans accepter de lui échapper. En fait, les hommes tiennent au monde et, dans leur immense majorité, ils ne désirent pas le quitter. Loin de vouloir toujours l'oublier, ils souffrent au contraire de ne point le posséder assez, étranges citoyens du monde, exilés dans leur propre patrie. Sauf aux instants fulgurants de la plénitude, toute réalité est pour eux inachevée. Leurs actes leur échappent dans d'autres actes, reviennent les juger sous des visages inattendus, fuient comme l'eau de Tantale vers une embouchure encore ignorée. Connaître l'embouchure, dominer le cours du fleuve, saisir enfin la vie comme destin, voilà leur vraie nostalgie, au plus épais de leur patrie. Mais cette vision qui, dans la connaissance au moins. les réconcilierait enfin avec eux-mêmes, ne peut apparaître, si elle apparaît, qu'à ce moment fugitif qu'est la mort : tout s'y achève. Pour être, une fois, au monde, il faut à jamais ne plus être.

Ici naît cette malheureuse envie que tant d'hommes portent à la vie des autres. Apercevant ces existences du dehors, on leur prête une cohérence et une unité qu'elles ne peuvent avoir, en vérité, mais qui paraissent évidentes à l'observateur. Il ne voit que la ligne de faîte de ces vies, sans prendre conscience du détail qui les ronge. Nous faisons alors de l'art sur ces existences. De façon élémentaire, nous les romançons. Chacun, dans ce sens, cherche à faire de sa vie une œuvre d'art. Nous désirons que l'amour dure et nous savons qu'il ne dure pas; si même, par miracle, il devait durer toute une vie, il serait encore inachevé. Peut-être, dans cet insatiable besoin de durer, comprendrions-nous mieux la souffrance terrestre, si nous la savions éternelle. Il semble que les grandes âmes, parfois, soient moins épouvantées par la douleur que par le fait qu'elle ne dure pas. A défaut d'un bonheur inlassable, une longue souffrance ferait au moins un destin. Mais non, et nos pires tortures cesseront un jour. Un matin, après tant de désespoirs, une irrépressible envie de vivre nous annoncera que tout est fini et que la souffrance n'a pas plus de sens que le bonheur.

Le goût de la possession n'est qu'une autre forme du désir de durer; c'est lui qui fait le délire impuissant de l'amour. Aucun être, même le plus aimé, et qui nous le rende le mieux, n'est jamais en notre possession. Sur la terre cruelle où les amants meurent parfois séparés, naissent toujours divisés, la possession totale d'un être, la communion absolue dans le temps entier de la vie est une impossible exigence. Le goût de la possession est à ce point insatiable qu'il peut survivre à l'amour même. Aimer, alors, c'est stériliser l'aimé. La honteuse souffrance de l'amant, désormais solitaire, n'est point tant de ne plus être aimé que de savoir que l'autre peut et doit aimer encore. A la limite, tout homme dévoré par le désir éperdu de durer et de posséder souhaite aux êtres qu'il a aimés la stérilité ou la mort. Ceci est la vraie révolte. Ceux qui n'ont pas exigé, un jour au moins, la virginité absolue des êtres et du monde, tremblé de nostalgie et d'impuissance devant son impossibilité, ceux qui, alors, sans cesse renvoyés à leur nostalgie d'absolu, ne se sont pas détruits à essayer d'aimer à mi-hauteur, ceux-là ne peuvent comprendre la réalité de la révolte et sa fureur de destruction. Mais les êtres s'échappent toujours et nous leur échappons aussi; ils sont sans contours fermes. La vie de ce point de vue est sans style. Elle n'est qu'un mouvement qui court après sa forme sans la trouver jamais. L'homme, ainsi déchiré, cherche en vain cette forme  lui donnerait les limites entre lesquelles il serait roi. Qu'une seule chose vivante ait sa forme en ce monde et il sera réconcilié!

Il n'est pas d'être enfin qui, à partir d'un niveau élémentaire de conscience, ne s'épuise à chercher les formules ou les attitudes qui donneraient à son existence l'unité qui lui manque. Paraître ou faire, le dandy ou le révolutionnaire exigent l'unité, pour être, et pour être dans ce monde. Comme dans ces pathétiques et misérables liaisons qui se survivent quelquefois longtemps parce que l'un des partenaires attend de trouver le mot, le geste ou la situation qui feront de son aventure une histoire terminée, et formulée, dans le ton juste, chacun se crée ou se propose le mot de la fin. Il ne suffit pas de vivre, il faut une destinée, et sans attendre la mort. Il est donc juste de dire que l'homme a l'idée d'un monde meilleur que celui-ci. Mais meilleur ne veut pas dire alors différent, meilleur veut dire unifié. Cette fièvre qui soulève le cœur au-dessus d'un monde éparpillé, dont il ne peut cependant se déprendre, est la fièvre de l'unité. Elle ne débouche pas dans une médiocre évasion, mais dans la revendication la plus obstinée. Religion ou crime, tout effort humain obéit, finalement, à ce désir déraisonnable et prétend donner à la vie la forme qu'elle n'a pas. Le même mouvement, qui peut porter à l'adoration du ciel ou à la destruction de l'homme, mène aussi bien à la création romanesque, qui en reçoit alors son sérieux.

Qu'est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l'action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n'est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l'homme. Car il s'agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l'amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n'est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu'au bout de leur destin, et il n'est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu'à l'extrémité de leur passion, Kirilov et Stavroguine, Mme Graslin, Julien Sorel ou le prince de Clèves. C'est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n'achevons jamais.

Mme de La Fayette a tiré La Princesse de Clèves de la plus frémissante des expériences. Elle est sans doute Mme de Clèves, et pourtant elle ne Pest point. Où est la différence? La différence est que Mme de La Fayette n'est pas entrée au couvent et que personne autour d'elle ne s'est éteint de désespoir. Nul doute qu'elle ait connu au moins les instants déchirants de cet amour sans égal. Mais il n'a pas eu de point final, elle lui a survécu, elle l'a prolongé en cessant de le vivre, et enfin personne, ni elle-même n'en aurait connu le dessin si elle ne lui avait donné la courbe nue d'un langage sans défaut. Il n'est pas non plus d'histoire plus romanesque et plus belle que celle de Sophie Tonska et de Casimir dans Les Pléiades de Gobineau. Sophie, femme sensible et belle, qui fait comprendre la confession de Stendhal, "il n'y a que les femmes à grand caractère qui puissent me rendre heureux", force Casimir à lui avouer son amour. Habituée à être aimée, elle s'impatiente devant celui-ci qui la voit tous les jours et qui ne s'est pourtant jamais départi d'un calme irritant. Casimir avoue son amour, en effet, mais sur le ton d'un exposé juridique. Il l'a étudiée, la connaît autant qu'il se connaît, est assuré que cet amour, sans lequel il ne peut vivre, n'a pas d'avenir. Il a donc décidé de lui dire à la fois cet amour et sa vanité, de lui faire donation de sa fortune - elle est riche et ce geste est sans conséquences - à charge pour elle de lui servir une très modeste pension, qui lui permette de s'installer dans le faubourg d'une ville choisie au hasard (ce sera Vilna), et d'y attendre la mort, dans la pauvreté. Casimir reconnaît, du reste, que l'idée de recevoir de Sophie ce qui lui sera nécessaire pour vivre représente une concession à la faiblesse humaine, la seule qu'il se permettra, avec, de loin en loin, l'envoi d'une page blanche sous une enveloppe où il écrira le nom de Sophie. Après s'être montrée indignée, puis troublée, puis mélancolique, Sophie acceptera; tout se déroulera comme Casimir l'avait prévu. Il mourra, à Vilna, de sa passion triste. Le romanesque a ainsi sa logique. Une belle histoire ne va pas sans cette continuité imperturbable  qui n'est jamais dans les situations vécues, mais qu'on trouve dans la démarche de la rêverie, à partir de la réalité. Si Gobineau était allé à Vilna, il s'y serait ennuyé et en serait revenu, ou y aurait trouvé ses aises. Mais Casimir ne connaît pas les envies de changer et les matins de guérison. Il va jusqu'au bout, comme Heathcliff,  qui souhaitera dépasser encore la mort pour parvenir jusqu'à l'enfer.

Voici donc un monde imaginaire, mais créé par la correction de celui-ci, un-monde où la douleur peut, si elle le veut, durer jusqu'à la mort, où les passions ne sont jamais distraites, où les êtres sont livrés à 'idée fixe et toujours présents les uns aux autres. L'homme s'y donne enfin à lui-même la forme et la limite apaisante qu'il poursuit en vain dans sa condition. Le roman fabrique du destin sur mesure. C'est ainsi qu'il concurrence la création et qu'il triomphe, provisoirement, de la mort. Une analyse détaillée des romans les plus célèbres montrerait, dans des perspectives chaque fois différentes, que l'essence du roman est dans cette correction perpétuelle, toujours dirigée dans le même sens, que l'artiste effectue sur son expérience. Loin d'être morale ou purement formelle, cette correction vise d'abord à l'unité et traduit par là un besoin métaphysique. Le roman, à ce niveau, est d'abord un exercice de l'intelligence au service d'une sensibilité nostalgique ou révoltée." (A. Camus, Roman et Révolte, in L'Homme révolté, Gallimard 1951)


Albert Camus est né à Alger en 1913 et il était encore très jeune lorsque son père a trouvé la mort sur les champs de bataille de la guerre de 1914-18. Albert Camus est alors élevé par sa mère seule dans des conditions proches de la misère. Il termine en 1936 des études de philosophie à Paris mais la tuberculose l’empêche de s’engager dans une carrière d’enseignant. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, Camus rejoint les forces de la Résistance et publie abondamment dans le journal Combat. Après la Libération, Camus poursuit ses activités de journaliste, mais aussi d’écrivain et d’auteur de mises en scène théâtrales. 

En 1942, Camus publie deux ouvrages essentiels et complémentaires, L’Etranger et Le Mythe de Sisyphe. Ce dernier est un essai dans lequel Camus explore le thème de l’absurde en le rapportant à la légende de ce roi de Corinthe condamné par les dieux à pousser pour l’éternité un roc au sommet d’une montagne. Ce travail accompli, Sisyphe voit alors son roc rouler à nouveau vers le fond de la vallée. Sisyphe incarne la conscience humaine face à l’absurdité du monde. Seule une acceptation active de cet état de fait peut y être opposée, une acceptation fondée sur le défi et la révolte, la recherche de la liberté et enfin la passion..

Avec L’Etranger, un personnage déroutant fait son entrée dans la littérature. Indifférent, passif, Meursault éprouve le sentiment de l’absurde à travers sa vie monotone. Les romans, pièces de théâtre et essais philosophiques d’Albert Camus sont marqués par ce qui caractérise le mieux son époque : la prise de conscience que le monde ne peut être pensé qu’en termes d’absurdité absolue, de non-sens fondamental. La volonté humaine - son désir éternel de comprendre et de faire la lumière - bute sur l’irrationalité de ce qui l’entoure et qui n’a d’autre aboutissement que la mort. Selon Camus, le suicide (suppression de la conscience) ou la religion (rémission de la conscience) ne constituent pas des réponses satisfaisantes à cette situation angoissante vécue par l’homme-au-monde.  

"L'Envers et l'Endroit" (1937)

Cinq essais, la première œuvre d'Albert Camus publiée en son propre nom, à Alger en 1937 par Edmond Charlot, le quartier algérois de Belcourt et deux voyages, le premier aux Baléares et le second à Prague et Venise...

- "L'Ironie". "Une femme qu'on abandonne pour aller au cinéma, un vieil homme qu'on n'écoute plus, une mort qui ne rachète rien et puis de l'autre côté toute la lumière du monde. Qu'est-ce que ça fait, si on accepte tout. Il s'agit de trois destins semblables, et pourtant différents. La mort pour tous, mais à chacun sa mort. Après tout, le soleil nous chauffe quand même les os."

- "Entre oui et non". "Un jeune homme regarde sa mère. Sa noblesse, sa pauvreté, son silence. En quelques pages, le portrait d'une destinée émouvante et le secret à peine murmuré d'une vision de la vie".

- "La Mort dans l'âme". "Souvenirs d'un voyage à Prague. La solitude, l'angoisse du dépaysement, mais, aussi, le face à face avec soi-même, l'apparition ravissante du monde à travers le rideau déchiré des habitudes, les dons du dénuement. Puis voici l'Italie et l'amour sans mesure, la confrontation du désespoir humain et de l'indifférence de la beauté."

- "Amour de vivre". "Une passion silencieuse pour ce qui allait peut-être m'échapper, une amertume sous une flamme. Dans l'image qu'il contemple, se reflète un instant tout entière la vie du voyageur. Dépaysés, nous sommes à la surface de nous-mêmes. Ainsi nous pouvons rendre à chaque être, à chaque objet, sa valeur de miracle."

- "L'Envers et l'Endroit". "Une femme achète un caveau, y fait graver son nom et passe tous ses dimanches à l'intérieur, en face d'elle-même et de sa mort. Un homme dans sa chambre regarde le soleil jouer sur les rideaux et s'émerveille de vivre. Tous les deux ont les yeux ouverts sur la même réalité.

 

"Noces"  (1936-1937)

Ce recueil se compose de quatre essais écrits en 1936 et 1937. "Noces à Tipasa" évoque "un jour de noces avec le monde". Sur la plage de Tipasa, dans les odeurs sauvages de l'été d'Algérie, un jeune homme, fils d'une "race née du soleil et de la mer" chante sa joie de vivre dans la beauté et son orgueil de pouvoir aimer sans mesure.  "Le Vent à Djamila" - Au crépuscule, dans le décor tragique d'une ville morte traversée par le vent, l'auteur exprime sa "certitude consciente d'une mort sans espoir". Mais l'horreur même de cette mort ne l'en distraira pas. Jusqu'au bout, il se voudra lucide.

"L'Été à Alger". Description psychologique d'une ville sans passé qui ignore le sens du mot vertu, mais qui a sa morale et où les hommes trouvent "pendant toute leur jeunesse une vie à la mesure de leur beauté".

"Le Désert". Partant de la leçon des grands peintres toscans, l'auteur s'approche de cette "double vérité du corps et de l'instant... qui doit nous enchanter mais périr à la fois". Il découvre que l'accord qui unit un être à sa vie, dans un monde dont la beauté doit périr, est "la double conscience de son désir de durée et son destin de mort". Notre salut est sur la terre où le bonheur peut naître de l'absence d'espoir.

 

"Noces à Tipasa"

"Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.

Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis : "Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs." Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez ? Est-il même à Demeter ce vieil hymne à. quoi plus tard je songerai sans contrainte : "Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses." Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon? Aux mystères d'Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec de loin en loin un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent avec le glissement de l'eau le duvet blond et la poussière de sel.

Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens c'est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine des soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l'orgueil de ma condition d homme. Pourtant, on me l'a souvent dit : il n'y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C'est à conquérir cela qu'il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque : il me suffit d'apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tous leurs savoir-vivre..."

"L'Eté"

"il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd'hui, mourons de ce malheur..."

Une matinée liquide se leva, éblouissante, sur la mer pure. Du ciel, frais comme un oeil, lavé et relavé par les eaux, réduit par ces lessives successives à sa trame la plus fine et la plus claire, descendait une lumière vibrante qui donnait à chaque maison, à chaque arbre, un dessin sensible, une nouveauté émerveillée. La terre, au matin du monde, a dû surgir dans une lumière semblable. Je pris à nouveau la route de Tipasa.

Il n'est pas pour moi un seul de ces soixante-neuf kilomètres de route qui ne soit recouvert de souvenirs et de sensations. L'enfance violente, les rêveries adolescentes dans le ronronnement du car, les matins, les filles fraîches, les plages, les jeunes muscles toujours à la pointe de leur effort, la légère angoisse du soir dans un cœur de seize ans, le désir de vivre, la gloire, et toujours le même ciel au long des années, intarissable de force et de lumière, insatiable lui-même, dévorant une à une, des mois durant, les victimes offertes en croix sur la plage, à l'heure funèbre de midi. Toujours la même mer aussi, presque impalpable dans le matin, que je retrouvai au bout de l'horizon dès que la route, quittant le Sahel et ses collines aux vignes couleur de bronze, s'abaissa vers la côte. Mais je ne m'arrêtai pas à la regarder. Je désirais revoir le Chenoua, cette lourde et solide montagne, découpée dans un seul bloc, qui longe la baie de Tipasa à l'ouest, avant de descendre elle-même dans la mer. On l'aperçoit de loin, bien avant d'arriver, vapeur bleue et légère qui se confond encore avec le ciel. Mais elle se condense peu à peu, à mesure qu'on avance vers elle, jusqu'à prendre la couleur des eaux qui l'entourent, grande vague immobile dont le prodigieux élan aurait été brutalement figé au-dessus de la mer calmée d'un seul coup. Plus près encore, presque aux portes de Tipasa, voici sa masse sourcilleuse, brune et verte, voici le vieux dieu moussu que rien n'ébranlera, refuge et port pour ses fils, dont je suis.

C'est en le regardant que je franchis enfin les barbelés pour me retrouver parmi les ruines. Et sous la lumière glorieuse de décembre, comme il arrive une ou deux fois seulement dans des vies qui, après cela, peuvent s'estimer comblées, je retrouvai exactement ce que j'étais venu chercher et qui, malgré le temps et le monde, m'était offert, à moi seul vraiment, dans cette nature déserte. Du forum jonché d'olives, on découvrait le village en contre-bas. Aucun bruit n'en venait : des fumées légères montaient dans l'air limpide. La mer aussi se taisait, comme suffoquée sous la douche ininterrompue d'une lumière étincelante et froide. Venu du Chenoua, un lointain chant dc coq célébrait seul la gloire fragile du jour. Du côté des ruines, aussi loin que la vue pouvait porter, on ne voyait que des pierres grêlées et des absinthes, des arbres et des colonnes parfaites dans la transparence de l'air cristallin. Il semblait que la matinée se fût fixée, le soleil arrêté pour un instant incalculable.

Dans cette lumière et ce silence, des années de fureur et de nuit fondaient lentement. J'écoutais en moi un bruit presque oublié, comme si mon coeur, arrêté depuis longtemps, se remettait doucement à battre. Et maintenant éveillé, je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence : la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers, la vibration des arbres, le chant aveugle des colonnes, les froissements des absinthes, les lézards furtifs. J'entendais cela, j'écoutais aussi les flots heureux qui montaient en moi. Il me semblait que j'étais enfin revenu au port, pour un instant au moins, et que cet instant désormais n'en finirait plus. Mais peu après le soleil monta visiblement d'un degré dans le ciel. Un merle préluda brièvement et aussitôt, de toutes parts, des chants d'oiseaux explosèrent avec une force, une jubilation, une joyeuse discordance, un ravissement infini. La journée se remit en marche. Elle devait me porter jusqu'au soir.

A midi sur les pentes à demi sableuses et couvertes d'héliotropes comme d'une écume qu'auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d'un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu'on ne peut tromper longtemps sans que l'être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd'hui, mourons de ce malheur. C'est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même; la longue revendication de la justice épuise l'amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l'amour est impossible et la justice ne suffit pas. C'est pourquoi l'Europe hait le jour et ne sait qu'opposer l'injustice à elle-même. Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu'une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu'il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l'injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l'ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m'avait jamais quitté. C'était lui qui pour finir m'avait empêché de désespérer. J'avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. O lumière! c'est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible.

J'ai quitté de nouveau Tipasa, j'ai retrouvé l'Europe et ses luttes. Mais le souvenir de cette journée me soutient encore et m'aide à accueillir du même coeur ce qui transporte et ce qui accable. A l'heure difficile où nous sommes, que puis-je désirer d'autre que de ne rien exclure et d'apprendre à tresser de fil blanc et de fil noir une même corde tendue à se rompre? Dans tout ce que j'ai fait ou dit jusqu'à présent, il me semble bien reconnaître ces deux forces, même lorsqu'elles se contrarient. Je n'ai pu renier la lumière où je suis né et cependant je n'ai pas voulu refuser les servitudes de ce temps. Il serait trop facile d'opposer ici au doux nom de Tipasa d'autres noms plus sonores et plus cruels : il y a pour les hommes d'aujourd'hui un chemin intérieur que je connais bien pour l'avoir parcouru dans les deux sens et qui va des collines de l'esprit aux capitales du crime. Et sans doute on peut toujours se reposer, s'endormir sur la colline, ou prendre pension dans le crime. Mais si l'on renonce à une part de ce qui est, il faut renoncer soi-même à être; il faut donc renoncer à vivre ou à aimer autrement que par procuration.

Il y a ainsi une volonté de vivre sans rien refuser de la vie qui est la vertu que j'honore le plus en ce monde. De loin en loin, au moins, il est vrai que je voudrais l'avoir exercée. Puisque peu d'époques demandent autant que la nôtre qu'on se fasse égal au meilleur comme au pire, j'aimerais, justement, ne rien éluder et garder exacte une double mémoire. Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l'entreprise, je voudrais n'être jamais infidèle ni à l'une, ni aux autres. 

Mais ceci ressemble encore a une morale et nous vivons pour quelque chose qui va plus loin que la morale. Si nous pouvions le nommer, quel silence!

Sur la colline de Sainte-Salsa, à l'est de Tipasa, le soir est habité. Il fait encore clair, à vrai dire, mais, dans la lumière, une défaillance invisible annonce la fin du jour. Un vent se lève, léger comme la nuit, et soudain la mer sans vagues prend une direction et coule comme un grand fleuve infécond d'un bout à l'autre de l'horizon. Le ciel se fonce. Alors commence le mystère, les dieux de la nuit, l'au-delà du plaisir.

Mais comment traduire ceci? La petite pièce de monnaie que j'emporte d'ici a une face visible, beau visage de femme qui me répète tout ce que j'ai appris dans cette journée, et une face rongée que je sens sous mes doigts pendant le retour. Que peut dire cette bouche sans lèvres, sinon ce que me dit une autre voix mystérieuse, en moi, qui m'apprend tous les jours mon ignorance et mon bonheur : 

"Le secret que je cherche est enfoui dans une vallée d'oliviers, sous l'herbe et les violettes froides, autour d'une vieille maison qui sent le sarment. Pendant plus de vingt ans, j'ai parcouru cette vallée, et celles qui lui ressemblent, j'ai interroge des chevriers muets, j'ai frappé à la porte de ruines inhabitées. Parfois, à l'heure de la première étoile dans le ciel encore clair, sous une pluie de lumière fine, j'ai cru savoir. Je savais en vérité. Je sais toujours, peut-être. Mais personne ne veut de ce secret, je n'en veux pas moi-même sans doute, et je ne peux me séparer des miens. Je vis dans ma famille qui croit régner sur des villes riches et hideuses, bâties de pierres et de brumes. Jour et nuit, elle parle haut, et tout plie devant elle qui ne plie devant rien : elle est sourde à tous les secrets. Sa puissance qui me porte m'ennuie pourtant et il arrive que ses cris me lassent. Mais son malheur est le mien, nous sommes du même sang. Infirme aussi, complice et bruyant, n'ai-je pas crié parmi les pierres? Aussi je m'efforce d'oublier, je marche dans nos villes de fer et de feu, je souris bravement à la nuit, je hèle les orages, je serai fidèle. J'ai oublié, en vérité : actif et sourd, désormais. Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais." (Retour à Tipasa).


1942 - L’Etranger

"L’Etranger" met en scène un individu médiocre, Meursault, vivant à Alger dans une sorte d’indifférence et de torpeur, où tout "lui est égal", même jusqu’au meurtre qu’il commet sans motif apparent. Meursault perçoit l’absurde du monde de manière intuitive mais n’a pas atteint cette prise de conscience qui lui permettrait de réagir. "L’Etranger" est le roman emblématique de l’étrangeté au monde, de l’absence. Le style indirect utilisé pour la narration crée une atmosphère étouffante que Camus juge essentielle pour saisir l’inanité du monde.

L’action se déroule en Algérie française. Meursault (le narrateur) apprend par un télégramme la mort de sa mère. Il se rend en autocar à l’hospice, près d’Alger. Il n’exprime ni tristesse ni émotion. Il refuse de voir le corps, mais veille le cercueil comme c’est la tradition, en fumant et buvant du café. Aux funérailles, il ne montre aucun chagrin, ne pleure pas, et se contente d’observer les gens qui l’entourent.

 

Le lendemain, de retour à Alger, Meursault va nager dans la mer et rencontre une jeune fille, Marie, une dactylo qui avait travaillé dans la même société que lui et qu'il connaît vaguement. Le soir, ils se rendent au cinéma puis reviennent à l'appartement de Meursault et couchent ensemble. Une relation se développe entre eux, au cours de laquelle il ne montre pas plus de sentiment ou d'affection envers Marie qu’à l'enterrement de sa mère.

 

"Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.  

L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.  

J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : « On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.  

J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler.  

L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j’ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j’ai vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’était un petit vieux, avec la Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si long- temps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m’a dit : « Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : « Vous n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici. » J’ai dit : « Oui, monsieur le Directeur. » Il a ajouté : « Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d’un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s’ennuyer avec vous. »  

C’était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était à l’asile, elle pleurait souvent. Mais c’était à cause de l’habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si on l’avait retirée de l’asile. Toujours à cause de l’habitude. C’est un peu pour cela que dans la dernière année je n’y suis presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche – sans compter l’effort pour aller à l’autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route.  

Le directeur m’a encore parlé. Mais je ne l’écoutais presque plus. Puis il m’a dit : « Je suppose que vous voulez voir votre 

mère. » Je me suis levé sans rien dire et il m’a précédé vers la porte. Dans l’escalier, il m’a expliqué : « Nous l’avons transportée dans notre petite morgue. Pour ne pas impressionner les autres. Chaque fois qu’un pensionnaire meurt, les autres sont nerveux pendant deux ou trois jours. Et ça rend le service difficile. » Nous avons traversé une cour où il y avait beaucoup de vieillards, bavardant par petits groupes. Ils se taisaient quand nous passions. Et derrière nous, les conversations reprenaient. On aurait dit d’un jacassement assourdi de perruches. À la porte d’un petit bâtiment, le directeur m’a quitté : « Je vous laisse, monsieur Meursault. Je suis à votre disposition dans mon bureau. En principe, l’enterrement est fixé à dix heures du matin. Nous avons pensé que vous pourrez ainsi veiller la disparue. Un dernier mot : votre mère a, paraît-il, exprimé souvent à ses compagnons le désir d’être enterrée religieusement. J’ai pris sur moi de faire le nécessaire. Mais je voulais vous en informer. » Je l’ai remercié. Maman, sans être athée, n’avait jamais pensé de son vivant à la religion.  

Je suis entré. C’était une salle très claire, blanchie à la chaux et recouverte d’une verrière. Elle était meublée de chaises et de chevalets en forme de X. Deux d’entre eux, au centre, supportaient une bière recouverte de son couvercle. On voyait seulement des vis brillantes, à peine enfoncées, se détacher sur les planches passées au brou de noix. Près de la bière, il y avait une infirmière arabe en sarrau blanc, un foulard de couleur vive sur la tête.  

À ce moment, le concierge est entré derrière mon dos. Il avait dû courir. Il a bégayé un peu : « On l’a couverte, mais je dois dévisser la bière pour que vous puissiez la voir. » Il s’approchait de la bière quand je l’ai arrêté. Il m’a dit : « Vous ne voulez pas ? » J’ai répondu : « Non. » Il s’est interrompu et j’étais gêné parce que je sentais que je n’aurais pas dû dire cela. Au bout d’un moment, il m’a regardé et il m’a demandé : « Pourquoi ? » mais sans reproche, comme s’il s’informait. J’ai dit : « Je ne sais pas. » Alors, tortillant sa moustache blanche, il a déclaré sans me regarder : « Je comprends. » Il avait de beaux yeux, bleu clair, et un teint un peu rouge. Il m’a donné une chaise et lui-même s’est assis un peu en arrière de moi. La garde s’est levée et s’est dirigée vers la sortie. À ce moment, le concierge m’a dit : « C’est un chancre qu’elle a. » Comme je ne comprenais pas, j’ai regardé l’infirmière et j’ai vu qu’elle portait sous les yeux un bandeau qui faisait le tour de la tête. À la hauteur du nez, le bandeau était plat. On ne voyait que la blancheur du bandeau dans son visage.  

Quand elle est partie, le concierge a parlé : « Je vais vous laisser seul. » Je ne sais pas quel geste j’ai fait, mais il est resté, debout derrière moi. Cette présence dans mon dos me gênait. La pièce était pleine d’une belle lumière de fin d’après-midi. Deux frelons bourdonnaient contre la verrière. Et je sentais le sommeil me gagner. J’ai dit au concierge, sans me retourner vers lui : « Il y a longtemps que vous êtes là ? » Immédiatement il a répondu : « Cinq ans » – comme s’il avait attendu depuis toujours ma demande.  

Ensuite, il a beaucoup bavardé. On l’aurait bien étonné en lui disant qu’il finirait concierge à l’asile de Marengo. Il avait soixante-quatre ans et il était Parisien. À ce moment je l’ai interrompu : « Ah ! vous n’êtes pas d’ici ? » Puis je me suis souvenu qu’avant de me conduire chez le directeur, il m’avait parlé de maman. Il m’avait dit qu’il fallait l’enterrer très vite, parce que dans la plaine il faisait chaud, surtout dans ce pays. C’est alors qu’il m’avait appris qu’il avait vécu à Paris et qu’il avait du mal à l’oublier. À Paris, on reste avec le mort trois, quatre jours quelquefois. Ici on n’a pas le temps, on ne s’est pas fait à l’idée que déjà il faut courir derrière le corbillard. Sa femme lui avait dit alors : « Tais-toi, ce ne sont pas des choses à raconter à monsieur. » Le vieux avait rougi et s’était excusé. J’étais intervenu pour dire : « Mais non. Mais non. » Je trouvais ce qu’il racontait juste et intéressant. "

 

Le dimanche, Marie et Meursault prennent le bus avec Raymond pour rejoindre le cabanon de Masson. Ils sont suivis par un groupe d’Arabes, dont le frère de la maîtresse de Raymond contre lequel Meursault a témoigné. Après déjeuné, les trois hommes vont se promener sur la plage, sous un soleil de plomb. Ils croisent à nouveau le groupe d’Arabes. Une bagarre éclate : Raymond est blessé au visage d’un coup de couteau. En remontant au cabanon, Meursault obtient de Raymond qu’il lui confie son revolver afin d’éviter qu’il ne tue quelqu’un. Meursault retourne sur la plage. La chaleur est accablante. Il rencontre un des Arabes qui sort un couteau. Meursault, ébloui par le reflet du soleil sur la lame, sort le revolver dans sa poche puis tout s’enchaîne : « La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et, c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé [...]. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » Ces cinq coups de revolver excluent la légitime défense et l’homicide involontaire. Meursault ne donne au lecteur aucune raison particulière pour son crime, le fait qu’il ait tiré sur le cadavre à quatre reprises ou sur les émotions qu'il éprouve, mis à part le fait qu'il a été gêné par la chaleur et la lumière du soleil.

 

"C’était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et étouffée de ses petites vagues. Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler sous le soleil. Toute cette chaleur s’appuyait sur moi et s’opposait à mon avance. Et chaque fois que je sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je fermais les poings dans les poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu’il me déversait. À chaque épée de lumière jaillie du sable, d’un coquillage blanchi ou d’un débris de verre, mes mâchoires se crispaient. J’ai marché longtemps.  

Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher entourée d’un halo aveuglant par la lumière et la poussière de mer. Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J’avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l’effort et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver l’ombre et son repos. Mais quand j’ai été plus près, j’ai vu que le type de Raymond était revenu.  

Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J’ai été un peu surpris. Pour moi, c’était une histoire finie et j’étais venu là sans y penser.  

Dès qu’il m’a vu, il s’est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j’ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s’est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J’étais assez loin de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l’air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu’à midi. C’était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée n’avançait plus, deux heures qu’elle avait jeté l’ancre dans un océan de métal bouillant. À l’horizon, un petit vapeur est passé et j’en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n’avais pas cessé de regarder l’Arabe.  

J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. "

 

Condamné à mort, Meursault refuse les consolations de l'aumônier venu lui parler de Dieu, de religion et de péché. La question de Dieu ne l'intéresse pas, la seule réalité est celle de cette Terre, de cette vie et de cette mort  qui va venir. Et dans un ultime sursaut, libéré de sa colère, de tout espoir, il va s'ouvrit "pour la première fois à la tendre indifférence du monde..."

 

"Quand je l'ai vu, j'ai eu un petit tremblement. Ii s'en est aperçu et m'a dit ne pas avoir peur. Je lui ai dit qu'il venait d'habitude à un autre moment. Il n'avait rien à voir avec mon pourvoi dont il ne savait rien. Il s'est assis sur ma couchette et m'a invité à me mettre près de lui. J'ai refusé. Je lui trouvais tout de même un air très doux. 

Il est resté un moment assis, les avant-bras sur les genoux, la tête baissée, à regarder ses mains. Elles étaient fines et musclées, elles me faisaient penser à deux bêtes agiles. Il les a frottées lentement l'une contre l'autre. Puis il est resté ainsi, la tête toujours baissée, pendant si longtemps que j'ai eu l'impression, un instant, que Je l'avais oublié.

Mais il a relevé brusquement la tête et m'a regardé en face : "Pourquoi, m'a-t-il dit, refusez-vous mes visites?" J'°ai répondu que je ne croyais pas en Dieu. Il a voulu savoir si j'en étais bien sûr et j'ai dit que je n'avais pas à me le demander : cela me paraissait une question sans importance. Il s'est alors renversé en arrière et s'est adossé au mur, les mains à plat sur les cuisses. Presque sans avoir l'air de me parler, il a observé qu'on se croyait sûr, quelquefois, et, en réalité, on ne l'était pas. Je ne disais rien. Il m'a regardé et m'a interrogé : "Qu'en pensez-vous ?" J'ai répondu que c'était possible. En tout cas, je n'étais peut-être pas sûr de ce qui m'intéressait réellement, mais j'étais tout à fait sûr de ce qui ne m'intéressait pas. Et justement, ce dont il me parlait ne m'intéressait pas.

Il a détourné les yeux et, toujours sans changer de position, m'a demandé si je ne parlais pas ainsi par excès de désespoir. Je lui ai expliqué que je n'étais pas désespéré. J'avais seulement peur, c'était bien naturel. "Dieu vous aiderait alors, a-t-il remarqué. Tous ceux que j'ai connus dans votre cas se retournaient vers lui." J'ai reconnu que c'était leur droit.  Cela prouvait aussi qu'ils en avaient le temps. Quant à moi, je ne voulais pas qu'on m'aidât et justement le temps me manquait pour m'intéresser à ce qui ne m'intéressait pas.

A ce moment, ses mains ont eu un geste d'agacement, mais il s'est redressé et a arrangé les plis de sa robe. Quand il a eu fini, il s'est adressé à moi en m'appelant "mon ami" : s'il me parlait ainsi ce n'était pas parce que j'étais condamné à mort; à son avis, nous étions tous condamnés à mort. Mais je l'ai interrompu en lui disant que ce n'était pas la même chose et que, d'ailleurs, ce ne pouvait être, en aucun cas, une consolation. "Certes, a-t-il approuvé. Mais vous mourrez plus tard si vous ne mourez pas aujourd'hui. La même question se posera alors. Comment aborderez-vous cette terrible épreuve ?" J'ai répondu que je l'aborderais exactement comme je l'abordais en ce moment.

Il s'est levé à ce mot et m'a regardé droit dans les yeux.  C'est un jeu que je connaissais bien. Je m'en amusais souvent avec Emmanuel ou Céleste et, en général, ils détournaient leurs yeux. L'aumônier aussi connaissait bien ce jeu, je l'ai tout de suite compris : son regard ne tremblait pas. Et sa voix non plus n'a pas tremblé quand il m'a dit : « N'avez-vous donc aucun espoir et vivez-vous avec la pensée que vous allez mourir tout entier? - Oui », ai-je répondu.

Alors, il a baissé la tête et s'est rassis. Il m'a dit qu'il me plaignait. Il jugeait cela impossible à supporter pour un homme. Moi, j'ai seulement senti qu'il commençait à m'ennuyer. Je me suis détourné à mon tour et je suis allé sous la lucarne. Je m'appuyais de l'épaule contre le mur. Sans bien le suivre, j'ai entendu qu'il recommençait à m'interroger. Il parlait d'une voix inquiète et pressante. J'ai compris qu'il était ému et je l'ai mieux écouté.

Il me disait sa certitude que mon pourvoi serait accepté, mais je portais le poids d'un péché dont il fallait me débarrasser. Selon lui, la justice des hommes n'était rien et la justice de Dieu tout. J'ai remarqué que c'était la première qui m'avait condamné. Il m'a répondu qu'elle n'avait pas, pour autant, lavé mon péché. Je lui ai dit que je ne savais pas ce qu'était un péché. On m'avait seulement appris que j'étais un coupable. J'étais coupable, je payais, on ne pouvait rien me demander de plus. A ce moment, il s'est levé à nouveau et j'ai pensé que dans cette cellule si étroite, s'il voulait remuer, il n'avait pas le choix.

Il fallait s'asseoir ou se lever.

J'avais les yeux fixés au sol. Il a fait un pas vers moi et s'est arrêté, comme s'il n'osait avancer. Il regardait le ciel à. travers les barreaux. "Vous vous trompez, mon fils, m'a-t-il dit, on pourrait vous demander plus. On vous le demandera peut-être. - Et quoi donc ? - On pourrait vous demander de voir. - Voir quoi ?"

Le prêtre a regardé tout autour de lui et il a répondu d'une voix que j'ai trouvée soudain très lasse : «Toutes ces pierres suent la douleur, je le sais. Je ne les ai jamais regardées sans angoisse. Mais, du fond du cœur, je sais que les plus misérables d'entre vous ont vu sortir de leur obscurité un visage divin. C'est ce visage qu'on vous demande de voir.»

Je me suis un peu animé. J'ai dit qu'il y avait des mois que je regardais ces murailles. Il n'y avait rien ni personne que je connusse mieux au monde. Peut-être, il y a bien longtemps, y avais-je cherché un visage. Mais ce visage avait la couleur du soleil et la flamme du désir : c'était celui de Marie. Je l'avais cherché en vain. Maintenant, c'était fini. Et dans tous les cas, je n'avais rien vu surgir de cette sueur de pierre.

L'aumônier m'a regardé avec une sorte de tristesse. J'étais maintenant complètement adossé à la muraille et le jour me coulait sur le front. Il a dit quelques mots que je n'ai pas entendus et m'a demandé très vite si je lui permettais de m'embrasser : « Non», ai-je répondu. Il s'est retourné et a marché vers le mur sur lequel il a passé sa main lentement : «Aimez-vous donc cette terre à ce point ?» a-t-il murmuré.

Je n'ai rien répondu.

Il est resté assez longtemps détourné. Sa présence me pesait et m'agaçait. J'allais lui dire de partir, de me laisser, quand il s'est écrié tout d'un coup avec une sorte d'éclat, en se retournant vers moi : «Non, je ne peux pas vous croire. Je suis sûr qu'il vous est arrivé de souhaiter une autre vie.» Je lui ai répondu que naturellement, mais cela n'avait pas plus d'importance que de souhaiter d'être riche, de nager très vite ou d'avoir une bouche mieux faite. C'était du même ordre. Mais lui m'a arrêté et il voulait savoir comment je voyais cette autre vie. Alors, je lui ai crié : «Une vie où je pourrais me souvenir de celle-ci», et aussitôt je lui ai dit que j'en avais assez. Il voulait encore me parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui et j'ai tenté de lui expliquer une dernière fois qu'il me restait peu de temps. je ne voulais pas le perdre avec Dieu. Il a essayé de changer de sujet en me demandant pourquoi je l'appelais «monsieur» et non pas «mon père». Cela m'a énervé et je lui ai répondu qu'il n'était pas mon père : il était avec les autres.

"Non, mon fils, a-t-il dit en mettant la main sur mon épaule. Je suis avec vous. Mais vous ne pouvez pas le savoir parce que vous avez un cœur aveugle. Je prierai pour vous."

Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. je me suis mis à crier à plein gosier et je l'ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l'avais pris par le collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l'air si certain, n'est-ce pas ? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n'était même pas sûr d'être en vie puisqu'il vivait comme un mort. Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais j'étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n'avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu'elle me tenait. J'avais eu raison, j'avais encore raison, j'avais toujours raison. J'avais vécu de telle façon et j'aurais pu vivre de telle autre. J'avais fait ceci et je n'avais pas fait cela. Je n'avais pas fait telle chose alors que j'avais fait cette autre. Et après? C'était comme si j'avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié. Rien, rien n'avait d'importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j'avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n'étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu'on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. Que m'importaient la mort des autres, l'amour d'une mère, que m'importaient son Dieu, les vies qu'on choisit, les destins qu'on élit, puisqu'un seul destin devait m'élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mes frères. Comprenait-il, comprenait-il donc ? Tout le monde était privilégié. Il n'y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu'importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie que je l'épouse. Qu'importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui? Qu'importait que Marie donnât aujourd'hui sa bouche à un nouveau Meursault? Comprenait-il donc, ce condamné, et que du fond de mon avenir... J'étouffais en criant tout ceci. Mais, déjà on m'arrachait l'aumônier des mains et les gardiens me menaçaient. Lui, cependant, les a calmés et m'a regardé un moment en silence. Il avait les yeux pleins de larmes. Il s'est détourné et il a disparu.

Lui parti, j'ai retrouvé le calme. J'étais épuisé et je me suis jeté sur ma couchette. Je crois que j'ai dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu'à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. A ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m'était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien longtemps, j'ai pensé à maman. Il m'a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d'une vie elle avait pris un "fiancé", pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s'éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s'y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n'avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, Je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine." (Seconde partie, V).

 


1942 – Le Mythe de Sisyphe 

 «Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide.» Avec cette formule foudroyante, qui semble rayer d'un trait toute la philosophie, un jeune homme de moins de trente ans commence son analyse de la sensibilité absurde. Il décrit le «mal de l'esprit» dont souffre l'époque actuelle : «L'absurde naît de la confrontation de l'appel humain avec le silence déraisonnable du monde.» 

Cet ouvrage peut être considéré comme l'essai philosophique central de l'oeuvre de Camus, dans la mesure où s'y trouve exposée la «philosophie de l'absurde» autour de laquelle s'ordonnent tous les autres thèmes de la pensée et de l'action de Camus (par exemple le thème de la révolte). L’expérience camusienne de l'absurde rappelle la nausée sartrienne: une «lassitude teintée d'écoeurement» devant la banale et machinale répétition des moments de l'existence. La perspective de la mort, la nécessité de faire sa part à l'irrationnel dans le monde, tout cela contribue à préciser la notion de l'absurde. Ce n'est pas le monde qui, en soi, est absurde; ce n'est pas davantage l'homme. L’absurde naît de la confrontation de ce monde et du désir humain de clarté et de rationalité. L'homme est un Sisyphe qui accomplit sans cesse et en toute inutilité des tâches dérisoires et vaines, oui, et alors, serait-on tenter d'ajouter?

 

"Comme les grandes œuvres, les sentiments profonds signifient toujours plus qu'ils n'ont conscience de le dire. La constance d'un mouvement ou d'une répulsion dans une âme se retrouve dans des habitudes de faire ou de penser, se poursuit dans des conséquences que l'âme elle-même ignore. Les grands sentiments promènent avec eux leur univers, splendide ou misérable. Ils éclairent de leur passion un monde exclusif où ils retrouvent leur climat. Il y a un univers de la jalousie, de l'ambition, de l'égoïsme ou de la générosité. Un univers, c'est-à-dire une métaphysique et une attitude d'esprit. Ce qui est vrai de sentiments déjà spécialisés le sera plus encore pour des émotions à leur base aussi indéterminées à la fois aussi confuses et aussi « certaines », aussi lointaines et aussi « présentes » que celles que nous donne le beau ou que suscite, l'absurde. Le sentiment de l'absurdité au détour de n'importe quelle rue peut frapper à la face de n'importe quel homme. Tel quel, dans sa nudité désolante, dans sa lumière sans rayonnement, il est insaisissable. Mais cette difficulté même mérite réflexion. Il est probablement vrai qu'un homme nous demeure à jamais inconnu et qu'il y a toujours en lui quelque chose d'irréductible qui nous échappe. Mais pratiquement, je connais les hommes et je les reconnais à leur conduite, à l'ensemble de leurs actes, aux conséquences que leur passage suscite dans la vie. De même tous ces sentiments irrationnels sur lesquels l'analyse ne saurait avoir de prise, je puis pratiquement les définir, pratiquement les apprécier, à réunir la somme de leurs conséquences dans l'ordre de l'intelligence, à saisir et à noter tous leurs visages, à retracer leur univers. Il est certain qu'apparemment, pour avoir vu cent fois le même acteur, je ne l'en connaîtrai personnellement pas mieux. Pourtant si je fais la somme des héros qu'il a incarnés et si je dis que je le connais un peu plus au centième personnage recensé, on sent qu'il y aura là une part de vérité. Car ce paradoxe apparent est aussi un apologue. Il a une moralité. Elle enseigne qu'un homme se définit aussi bien par ses comédies que par ses élans sincères. Il en est ainsi, un ton plus bas, des sentiments, inaccessibles dans le cœur, mais partiellement trahis par les actes qu'ils animent et les attitudes d'esprit qu'ils supposent. On sent bien qu'ainsi je définis une méthode. Mais on sent aussi que cette méthode est d'analyse et non de connaissance. Car les méthodes impliquent des métaphysiques, elles trahissent à leur insu les conclusions qu'elles prétendent parfois ne pas encore connaître. Ainsi les dernières pages d'un livre sont déjà dans les premières. Ce nœud est inévitable. La méthode définie ici confesse le sentiment que toute vraie connaissance, est impossible. Seules les apparences peuvent se dénombrer et le climat se faire sentir. Cet insaisissable sentiment de l'absurdité, peut-être alors pourrons-nous l'atteindre dans les mondes différents mais fraternels, de l'intelligence, de l'art de vivre ou de l'art tout court. Le climat de l'absurdité est au commencement. La fin, c'est l'univers absurde et cette attitude d'esprit qui éclaire le monde sous un jour qui lui est propre, pour en faire resplendir le visage privilégié et implacable qu'elle sait lui reconnaître...."

 

"Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu'au sommet d'une montagne d'ou la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu'il n'est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir." Evoquant la légende de ce personnage à qui son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie avaient valu "ce supplice indicible où tout l'être s'emploie à ne rien achever", Camus montre qu'en prenant conscience de la vanité de ses efforts sans espoir, Sisyphe se rend supérieur à ce qui l'écrase ; s'emparant de son propre destin, il fonde sa grandeur sur la lutte et tire de cet univers sans maître le seul bonheur qui soit accessible à l'homme...

"Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine. C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même. Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd) mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. 

Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition: c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n'est pas de trop. J'imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au cœur de l'homme: c'est la victoire du rocher, c'est le rocher lui-même. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent d'être reconnues. Ainsi, OEdipe obéit d'abord au destin sans le savoir. A partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c'est la main fraîche d'une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors: "Malgré tant d'épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien." L'OEdipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoïevsky, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l'héroïsme moderne.

On ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire quelque manuel du bonheur. "Eh! quoi, par des voies si étroites... ?" Mais il n'y a qu'un monde. Le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. L'erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l'absurde naisse du bonheur. "Je juge que tout est bien", dit OEdipe, et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l'univers farouche et limité de l'homme. Elle enseigne que tout n'est pas, n'a pas été épuisé. Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l'insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d'homme, qui doit être réglée entre les hommes.

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l'homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L'homme absurde dit oui et son effort n'aura plus de cesse. S'il y a un destin personnel, il n'y a point de destinée supérieure ou du moins il n'en est qu'une dont il juge qu'elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours. A cet instant subtil où l'homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l'origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux."

(Le Mythe de Sisyphe, éditions Gallimard).


1944 – Caligula

Cette pièce en quatre actes, écrite en 1938, fut publiée seulement en 1944 et créée en 1945. L'empereur romain Caligula, qui a régné de 37 à 41, s'est distingué par sa folie. Camus en a pris les traits chez Suétone (Vie des douze Césars) mais pour les organiser, écrit-il, en une tragédie de l'intelligence, en choisissant d'expliquer la conduite de Caligula par la révolte contre la condition humaine.

PREMIER PATRICIEN - Toujours rien.

LE VIEUX PATRICIEN - Rien le matin, rien le soir.

DEUXIÈME PATRICIEN - Rien depuis trois jours.

LE VIEUX PATRICIEN - Les courriers partent, les courriers reviennent. Ils secouent la tête et disent : « Rien. »

DEUXIÈME PATRICIEN - Toute la campagne est battue. il n'y a rien à faire. 

PREMIER PATRICIEN - Pourquoi s'inquiéter à l'avance ? Attendons. Il reviendra peut-être comme il est parti.

LE VIEUX PATRICIEN - Je l'ai vu sortir du palais. Il avait un regard étrange.

PREMIER PATRICIEN - J'étais là aussi et je lui ai demandé ce qu'il avait.

DEUXIÈME PATRICIEN - A-t-il répondu ?

PREMIER PATRICIEN - Un seul mot : « Rien. » Un temps. Entre Hélicon, mangeant des oignons.

DEUXIÈME PATRICIEN, toujours nerveux. - C'est inquiétant.

PREMIER PATRICIEN - Allons, tous les jeunes gens sont ainsi.

LE VIEUX PATRICIEN - Bien entendu, l'âge efface tout.

DEUXIÈME PATRICIEN - Vous croyez ?

PREMIER PATRICIEN - Souhaitons qu'il oublie.

LE VIEUX PATRICIEN - Bien sûr ! Une de perdue, dix de retrouvées. 

HÉLICON - Où prenez-vous qu'il s'agisse d'amour ?

PREMIER PATRICIEN - Et de quoi d'autre ?

HÉLICON - Le foie peut-être. Ou le simple dégoût de vous voir tous les jours. On supporterait tellement mieux nos contemporains s'ils pouvaient de temps en temps changer de museau. Mais non, le menu ne change pas. Toujours la même fricassée.

LE VIEUX PATRICIEN - Je préfère penser qu'il s'agit d'amour. C'est plus attendrissant.

HÉLICON - Et rassurant, surtout, tellement plus rassurant. C'est le genre de maladies qui n'épargnent ni les intelligents ni les imbéciles.

PREMIER PATRICIEN - De toutes façons, heureusement, les chagrins ne sont pas éternels. Etes-vous capable de souffrir plus d'un an ?

DEUXIÈME PATRICIEN - Moi, non.

PREMIER PATRICIEN - Personne n'a ce pouvoir.

LE VIEUX PATRICIEN - La vie serait impossible.

PREMIER PATRICIEN - Vous voyez bien. Tenez, j'ai perdu ma femme, l'an passé. J'ai beaucoup pleuré et puis j'ai oublié. De temps en temps, j'ai de la peine. Mais, en somme, ce n'est rien.

LE VIEUX PATRICIEN - La nature fait bien les choses.

HÉLICON - Quand je vous regarde, pourtant, j'ai l'impression qu'il lui arrive de manquer son coup.

Entre Cherea.

PREMIER PATRICIEN - Eh bien ?

CHEREA - Toujours rien.

HÉLICON - Du calme, Messieurs, du calme. Sauvons les, apparences. L'Empire romain, c'est nous. Si nous perdons la figure, l'Empire perd la tête. Ce n'est pas le moment, oh non ! Et pour commencer, allons déjeuner, l'Empire se portera mieux.

LE VIEUX PATRICIEN - C'est juste, il ne faut pas lâcher la proie pour l'ombre.

CHEREA - Je n'aime pas cela. Mais tout allait trop bien. Cet empereur était parfait.

 

Acte I - Scène IV - La scène reste vide quelques secondes. Caligula entre furtivement par la gauche. Il a l'air égaré, il est sale, il a les cheveux pleins d'eau et les jambes souillées. Il porte plusieurs fois la maín à sa bouche. Il avance vers le miroir et s'arrête dès qu'il aperçoit sa propre image. Il grommelle des paroles indistinctes, puis va s'asseoir, à droite, les bras pendants entre les genoux écartés. Helicon entre à gauche. Apercevant Caligula, il s'arrête à l'extrémité de la scène et l'observe en silence. Calígula se retourne et le voit. Un temps.

 

Acte I - Scène V.

HÉLICON, d'un bout de la scène à l'autre. - Bonjour, Caïus.

CALIGULA, avec naturel. - Bonjour, Hélicon.

(Silence.)

HÉLICON. - Tu sembles fatigué ?

CALIGULA. - J'ai beaucoup marché.

HÉLICON. - Oui, ton absence a duré longtemps.

(Silence.)

CALIGULA. - C'était difficile à trouver.

HÉLICON. - Quoi donc ?

CALIGULA. - Ce que je voulais.

HÉLICON. - Et que voulais-tu ?

CALIGULA, toujours naturel. - La lune.

HÉLICON. - Quoi?

CALIGULA. - Oui, je voulais la lune.

HÉLJCON. - Ah!

(Silence. Hélicon se rapproche.)

HÉLICON. - Pour quoi faire ?

CALIGULA. - Eh! bien... C'est une des choses que je n'ai pas.

HÉLICON. - Bien sûr. Et maintenant, tout est arrangé ?

CALIGULA. - Non, je n'ai pas pu l'avoír.

HÉLICON. - C'est ennuyeux.

CALIGULA. - Oui, c'est pour cela que je suis fatigué.

(Un temps.)

CALIGULA. - Hélicon!

HÉLICON. - Oui, Caius.

CALIGULA. - Tu penses que je suis fou.

HÉLICON. - Tu sais bien que je ne pense jamais.

CALIGULA. - Oui. Enfin! Mais je ne suis pas fou et même, je n'ai jamais été aussi raisonnable. Simplement, je me suis senti tout d'un coup un besoin d'impossible. (Un temps.) Les choses, telles qu'elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes.

HÉLICON. - C'est une opinion assez répandue.

CALIGULA. - Il est vrai. Mais je ne le savais pas auparavant. Maintenant, je sais. (Toujours naturel) Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.

HELICON. - C'est un raisonnement qui se tient. Mais, en général, on ne peut pas le tenir jusqu'au bout.

CALIGULA, se levant, mais avec la même simplicité - Tu n'en sais rien. C'est parce qu'on ne le tient jamais jusqu'au bout que rien n'est obtenu. Mais il suffit peut-être de rester logique jusqu'à la fin.

(Il regarde Hélicon.)

CALIGULA. - Je sais aussi ce que tu penses. Que d'histoires pour la mort d'une femme! Mais ce n'est pas cela. Je crois me souvenir, il est vrai, qu'iI y a quelques jours, une femme que j'aimais est morte. Mais qu'est-ce que l'amour ? Peu de chose. Cette mort n'est rien, je te Ie jure; elle est seulement le signe d'une vérité qui me rend la lune nécessaire. C'est une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter.

HÉLICON. - Et qu'est-ce donc que cette vérité ?

CALIGULA, détourné sur un ton neutre. - Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.

HÉLICON, après un temps. - Allons, Caïus, c'est une vérité dont on s'arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n'est pas cela qui les empêche de déjeuner.

CALIGULA, avec un éclat soudain. - Alors, c'est que tout, autour de moi, est mensonge, et moi, je veux qu'on vive dans la vérité! Et justement, j'ai les moyens de les faire vivre dans la vérité. Car je sais ce qui leur manque, Hélicon. Ils sont privés de la connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle.

HÉLICON. - Ne t'offense pas, Caïus, de ce que je vais te dire. Mais tu devrais d'abord te reposer.

CALIGULA, s'asseyant et avec douceur. - Cela n'est pas possible Hélicon, cela ne sera plus jamais possible.

HÉLICON - Et pourquoi donc?

CALIGULA. - Si je dors, qui me donnera la lune ?

HÉLICON, après un silence. - Cela est vrai.

(Caligula se lève avec un effort visible.)

CALIGULA. - Écoute, Hélicon. J'entends des pas et des bruits de voix. Garde le silence et oublie que tu viens de me voir.

HÉLICON - J'ai compris.

(Caligula se dirige vers la porte. Il se retourne.)

CALIGULA. - Et, s'il te plaît, aide-moi désormais.

HÉLICON. - Je n'ai pas de raisons de ne pas le faire, Caïus. Mais je sais peu de choses et peu de choses m'intéressent. A quoi donc puis-je t'aider?

CALIGULA. - A l'impossible.

HÉLICON. - Je ferai pour le mieux.

(Caligula sort. Entrent rapidement Scipion et Caesonia.)

 

Acte II - Scène XIV - Chez Caligula la passion de vivre, de dominer, de mépriser, son besoin de se mettre au-dessus des dieux en mimant leur indifférence, le lyrisme dément qui le possède l'incitent à imposer de force au monde la certitude qui aurait pu l'y faire renoncer. Puisque rien n'a de sens, tout est permis. Il est celui qui détruit sans raison ou épargne de même. Alors quand le mal sera devenu le bien, que son refus aura tout nivelé autour de lui, obtiendra-t-il peut-être "quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde"...

 

CALIGULA. - Ah! c'est toi.

(II s'arrête, un peu comme s'il cherchait une contenance.)

CALIGULA. - Il y a longtemps que je ne t'ai vu. (Avançant lentement vers lui.) Qu'est-ce que tu fais ? Tu écris toujours ? Est-ce que tu peux me montrer tes dernières pièces?

LE JEUNE SCIPION, mal à l'aise, lui aussi partagé entre sa haine et il ne sait pas quoi. - J'ai écrit des poèmes, César.

CALIGULA. - Sur quoi ?

LE JEUNE SCIPION. - Je ne sais pas, César. Sur la nature, je crois.

CALIGULA, plus à l'aise. - Beau sujet. Et vaste. Qu'est-ce qu'elle t'a fait, la nature ?

LE JEUNE SCIPION, se reprenant, d'un air ironique et mauvais. - Elle me console de n'être pas César.

CALIGULA. - Ah! et crois-tu qu'elle pourrait me consoler de l'être ?

LE JEUNE SCIPION, même jeu. - Ma foi, elle a guéri des blessures plus graves.

CALIGULA, étrangement simple. - Blessure ? Tu dis cela avec méchanceté. Est-ce parce que j'ai tué ton père ? Si tu savais pourtant comme le mot est juste. Blessure! (Changeant de ton.)Il n'y a que la haine pour rendre les gens intelligents.

LE JEUNE SCIPION, raidi. - J'ai répondu à ta question sur la nature.

(Caligula s'assied, regarde Scipion, puis lui prend brusquement les mains et l'attire de force à ses pieds. Il lui prend le visage dans ses mains.)

CALIGULA. - Récite-moi ton poème.

LE JEUNE SCIPION. - Je t'en prie, César, non.

CALIGULA. - Pourquoi ?

LE JEUNE SCIPION. - je ne l'ai pas sur moi.

CALIGULA. - Ne t'en souviens-tu pas ?

LE JEUNE SCIPION. - Non.

CALIGULA. - Dis-moi du moins ce qu'il contient.

LE JEUNE SCIPION, toujours raidi et comme à regret. - J'y parlais d'un certain accord...

CALIGULA, l'interrompant, d'un ton absorbé. - ...  de la terre et du pied.

LE JEUNE SCIPION, surpris, hésite et continue. - Oui, c'est à peu près cela, et aussi de la ligne des collines romaines et de cet apaisement fugitif et bouleversant qu'y ramène le soir...

CALIGULA. - ...  Du cri des martinets dans le ciel vert.

LE JEUNE SCIPION, s'abandonnant un peu plus. - Oui, encore. Et de cette minute subtile où le ciel encore plein d'or brusquement bascule et nous montre en un instant son autre face, gorgée d'étoiles luisantes.

CAUGULA. - De cette odeur de fumée, d'arbres et d'eaux qui monte alors de la terre vers la nuit.

LE JEUNE SCIPION, tout entier. -  Le cri des cigales et la retombée des chaleurs, les chiens, les roulements des derniers chars, les cris des fermiers...

CALIGULA. - ...  Et les chemins noyés d'ombre dans les lentisques et les oliviers...

LE JEUNE SCIPION. - Oui, oui. C'est tout cela! Mais comment l'as-tu appris ?

CALIGULA, pressant le jeune Scipion contre lui. - Je ne sais pas. Peut-être parce que nous aimons les mêmes vérités. Peut-être aussi parce qu'on peut toujours s'entendre sur des sentiments imprécis.

LE JEUNE SCJPION, frémissant, cache sa tête contre la poitrine de Calígula. - Oh! qu'importe, puisque tout prend en moi le visage de l'amour.

CALIGULA, toujours caressant. - C'est la vertu des grands cœurs, Scipion. Si du moins je pouvais connaître ta transparence! Mais je sais trop la force de ma passion pour la vie, elle ne se satisfera pas de la nature. Tu ne peux pas comprendre cela. Tu es d'un autre monde. Tu es pur dans le bien, comme je suis pur dans le mal.

LE JEUNE SCIPION. - Je peux comprendre.

CALIGULA. - Non. Ce quelque chose en moi, ce lac de silence, ces herbes pourries. (Changeant brusquement de ton.) Ton poème doit être beau. Mais si tu veux mon avis...

LE JEUNE SCIPION. - même jeu. - Oui.

CALIGULA. - Tout cela manque de sang.

(Scipion, comme piqué par une vipère, se rejette brusquement en arrière et regarde Caligula avec horreur. Toujours reculant, il parle d'une voix sourde, devant Caligula qu'il regarde avec intensité.)

LE JEUNE SCIPION. - Oh! le monstre, l'infect monstre. Tu as encore joué. Tu viens de jouer, hein? Et tu es content de toi ?

CALIGULA, avec un peu de tristesse. - Il y a du vrai dans ce que tu dis. J'ai joué.

LE JEUNE SCIPION, même jeu. - Quel coeur puant et ensanglanté tu dois avoir. Oh! comme tant de mal et de haine doivent te torturer!

CALIGULA, doucement. - Tais-toi, maintenant.

LE JEUNE SCIPION. - Comme je te plains et comme je te hais!

CALIGULA, avec colère. - Tais-toi.

LE JEUNE SCIPION. - Et quelle immonde solitude doit être la tienne!

CALIGULA éclatant, se jette sur lui et le prend au collet, il le secoue. - La solitude ! Tu la connais, toi, la solitude? Celle des poètes et celle des impuissants. La solitude ? Mais laquelle? Ah! tu ne sais pas que seul, on ne l'est jamais. Et que partout le même poids d'avenir et de passé nous accompagne. Les êtres qu'on a tués sont avec nous. Et pour ceux-là, ce serait encore facile. Mais ceux qu'on a aimés, ceux qu'on n'a pas aimés et qui vous ont aimé, les regrets, le désir, l'amertume et la douceur, les putains et la clique des dieux. (Il le lâche et recule vers sa place.) Seul! ah! si du moins, au lieu de cette solitude empoisonnée de présences qui est la mienne, je pouvais goûter la vraie, le silence et le tremblement d'un arbre! (Assis, avec une soudaine lassitude.) La solitude! Mais non, Scipion. Elle est peuplée de grincements de dents et tout entière retentissante de bruits et de clameurs perdues. Et près des femmes que je caresse, quand la nuit se referme sur nous et que je crois, éloigné de ma chair enfin contentée, saisir un peu de moi entre la vie et la mort, ma solitude entière s'emplit de l'aigre odeur du plaisir aux aisselles de la femme qui sombre encore à mes côtés. (Il a l'air exténué. Long silence. Le jeune Scipion passe derrière Caligula et s'approche, hésitant. Il tend une main vers Caligula et la pose sur son épaule. Caligula sans se retourner la couvre d'une des siennes.)

LE JEUNE SCIPION. - Tous les hommes ont une douceur dans la vie. Cela les aide à continuer. C'est vers elle qu'ils se retournent quand ils se sentent trop usés.

CALIGULA. - C'est vrai, Scipion.

LE JEUNE SCIPION. - N'y a-t-il donc rien dans la tienne qui soit semblable, l'approche des larmes, un refuge silencieux ?

CALIGULA. - Si, pourtant. 

Le JEUNE SCIPION. - Et quoi donc ?

CALIGULA, lentement. - Le mépris.

(Rideau.)

 

Actuelles I, Chroniques 1944-1948 (1950)

Dans un avant-propos, Camus présente ainsi ce recueil : ce volume résume l'expérience d'un écrivain mêlé pendant quatre ans à la vie publique de son pays. On y trouvera un choix des éditoriaux publiés dans Combat jusqu'en 1946 et une série d'articles ou de témoignages suscités par l'actualité de 1946 à 1948. Il s'agit donc d'un bilan. "C'est en ne refusant rien de ce qui a été pensé et vécu à cette époque, c'est en faisant l'aveu du doute et de la certitude, en consignant l'erreur qui, en politique, suit la conviction comme son ombre, que ce livre restera fidèle à une expérience qui fut celle de beaucoup de Français et d'Européens. Aussi longtemps que, serait-ce dans un seul esprit, la vérité sera acceptée pour ce qu'elle est et telle qu'elle est, il y aura place pour l'espoir. (...) .. Le vrai désespoir ne naît pas devant une adversité obstinée, ni dans l'épuisement d'une lutte inégale. Il vient de ce qu'on ne connaît plus ses raisons de lutter et si, justement, il faut lutter. Les pages qui suivent disent simplement que si la lutte est difficile, les raisons de lutter, elles du moins, restent toujours claires."

 

LE SANG DE LA LIBERTÉ (Combat, 24 août 1944) - "Paris fait feu de toutes ses balles dans la nuit d'août. Dans cet immense décor de pierres et d'eaux, tout autour de ce fleuve aux flots lourds d'histoire, les barricades de la liberté, une fois de plus, se sont dressées. Une fois de plus, la justice doit s'acheter avec le sang des hommes. Nous connaissons trop ce combat, nous y sommes trop mêlés par la chair et par le cœur pour accepter, sans amertume, cette terrible condition. Mais nous connaissons trop aussi son enjeu et sa vérité pour refuser le difficile destin qu'il faut bien que nous soyons seuls à porter.

Le temps témoignera que les hommes de France ne voulaient pas tuer, et qu'ils sont entrés les mains pures dans une guerre qu'ils n'avaient pas choisie. Faut-il donc que leurs raisons aient été immenses pour qu'ils abattent soudain leurs poings sur les fusils et tirent sans arrêt, dans la nuit, sur ces soldats qui ont cru pendant deux ans que la guerre était facile.

Oui, leurs raisons sont immenses. Elles ont la dimension de l'espoir et la profondeur de la révolte. Elles sont les raisons de l'avenir pour un pays qu'on a voulu maintenir pendant si longtemps dans la rumination morose de son passé. Paris se bat aujourd'hui pour que la France puisse parler demain. Le peuple est en armes ce soir parce qu'il espère une justice pour demain. Quelques-uns vont disant que ce n'est pas la peine et qu'avec de la patience Paris sera délivré à peu de frais. Mais c'est qu'ils sentent confusément combien de choses sont menacées par cette insurrection, qui resteraient debout si tout se passait autrement.

Il faut, au contraire, que cela devienne bien clair : personne ne peut penser qu'une liberté, conquise dans ces convulsions, aura le visage tranquille et domestique que certains se plaisent à lui rêver. Ce terrible enfantement est celui d'une révolution. On ne peut pas espérer que des hommes qui ont lutté quatre ans dans le silence et des jours entiers dans le fracas du ciel et des fusils, consentent à voir revenir les forces de la démission et de l'injustice sous quelque forme que ce soit. On ne peut pas s'attendre, eux qui sont les meilleurs, qu'ils acceptent à nouveau de faire ce qu'ont fait pendant vingt -cinq ans les meilleurs et les purs, et qui consistait à aimer en silence leur pays et à mépriser en silence ses chefs. Le Paris qui se bat ce soir veut commander demain. Non pour le pouvoir, mais pour la justice, non pour la politique, mais pour la morale, non pour la domination de leur pays, mais pour sa grandeur.

Notre conviction n'est pas que cela se fera, mais que cela se fait aujourd'hui, dans la souffrance et l'obstination du combat. Et c'est pourquoi, par-dessus la peine des hommes, malgré le sang et la colère, ces morts irremplaçables, ces blessures injustes et ces balles aveugles, ce ne sont pas des paroles de regret, mais ce sont des mots d'espoir, d'un terrible espoir d'hommes isolés avec leur destin, qu'il faut prononcer.

Cet énorme Paris noir et chaud, avec ses deux orages dans le ciel et dans les rues, nous parait, pour finir, plus illuminé que cette Ville Lumière que nous enviait le monde entier. Il éclate de tous les feux de l'espérance et de la douleur, il a la flamme du courage lucide, et tout l'éclat, non seulement de la libération, mais de la liberté prochaine.

 

LA NUIT DE LA VÉRITÉ (Combat, 25 août 1944) - La grandeur de l'homme est dans sa décision d'être plus fort que sa condition.  - "Tandis que les balles de la liberté sifflent encore dans la ville, les canons de la libération franchissent les portes de Paris, au milieu des cris et des fleurs. Dans la plus belle et la plus chaude des nuits d'août, le ciel de Paris mêle aux étoiles de toujours les balles traçantes, la fumée des incendies et les fusées multicolores de la joie populaire. Dans cette nuit sans égale s'achèvent quatre ans d'une histoire monstrueuse et d'une lutte indicible où la France était aux prises avec sa honte et sa fureur.

Ceux qui n'ont jamais désespéré d'eux-mêmes ni de leur pays trouvent sous ce ciel leur récompense. Cette nuit vaut bien un monde, c'est la nuit de la vérité. La vérité en armes et au combat, la vérité en force après avoir été si longtemps la vérité aux mains vides et à la poitrine découverte. Elle est partout dans cette nuit où peuple et canon grondent en même temps. Elle est la voix même de ce peuple et de ce canon, elle a le visage triomphant et épuisé des combattants de la rue, sous les balafres et la sueur. Oui, c'est bien la nuit de la vérité et de la seule qui soit valable, celle qui consent à lutter et à vaincre.

Il y a quatre ans, des hommes se sont levés au milieu des décombres et du désespoir et ont affirmé avec tranquillité que rien n'était perdu. Ils ont dit qu'il fallait continuer et que les forces du bien pouvaient toujours triompher des forces du mal à condition de payer le prix. Ils ont payé le prix. Et ce prix sans doute a été lourd, il a eu tout le poids du sang, l'affreuse pesanteur des prisons. Beaucoup de ces hommes sont morts, d'autres vivent depuis des années  entre des murs aveugles. C'était le prix qu'il fallait payer. Mais ces mêmes hommes, s'ils le pouvaient, ne nous reprocheraient pas cette terrible et merveilleuse joie qui nous emplit comme une marée.

Car cette joie ne leur est pas infidèle. Elle les justifie au contraire et elle dit qu'ils ont eu raison. Unis dans la même souffrance pendant quatre ans, nous le sommes encore dans la même ivresse, nous avons gagné notre solidarité. Et nous reconnaissons avec étonnement dans cette nuit bouleversante que pendant quatre ans nous n'avons jamais été seuls. Nous avons vécu les années de la fraternité.

De durs combats nous attendent encore. Mais la paix reviendra sur cette terre éventrée et dans ces coeurs tortures d'espérances et de souvenirs. On ne peut pas toujours vivre de meurtres et de violence. Le bonheur, la juste tendresse, auront leur temps. Mais cette paix ne nous trouvera pas oublieux. Et pour certains d'entre nous, le visage de nos frères défigurés par les balles, la grande fraternité virile de ces années ne nous quitteront jamais. Que nos camarades morts gardent pour eux cette paix qui nous est promise dans la nuit haletante et qu'ils ont déjà conquise.

Notre combat sera le leur.

Rien n'est donné aux hommes et le peu qu'ils peuvent conquérir se paye de morts injustes. Mais la grandeur de l'homme n'est pas là. Elle est dans sa décision d'être plus fort que sa condition. Et si sa condition est injuste, il n'a qu'une façon de la surmonter qui est d'être juste lui-même. Notre vérité de ce soir, celle qui plane dans ce ciel d'août, fait justement la consolation de l'homme. Et c'est la paix de notre coeur comme c'était celle de nos camarades morts de pouvoir dire devant la victoire revenue, sans esprit de retour ni de revendication : "Nous avons fait ce qu'il fallait."

 

"Le Malentendu"

Pièce de théâtre en trois actes écrite pendant l'hiver 1942-1943, annoncée dans "L'Etranger" sous la forme d'un fait divers lu par Meursault dans sa cellule, et dont la première représentation date du 24 juin 1944, au théâtre des Mathurins, "Le Malentendu" met en scène deux femmes, Martha et sa mère, qui tiennent une auberge en Bohême et endorment les riches voyageurs pour les jeter à la rivière après les avoir dépouillés. Un soir, un inconnu se présente à l'auberge. C'est Jan, le fils, qui revient après une absence de vingt ans pour emmener sa mère et sa sœur vivre avec lui sur les rivages de soleil où Martha, justement, espère trouver le bonheur. Par goût du jeu, par curiosité, il décide de ne pas dévoiler tout de suite sa véritable identité. Mais en dépit de toutes les occasions qu'il ne peut s'empêcher de susciter il ne sera pas reconnu. Une fois le crime commis, seulement, les deux femmes apprendront le nom de leur victime. La mère va rejoindre son fils dans le lit de la rivière. Martha se pend. Ce "malentendu" est considéré comme la plus désespérée de ses oeuvres, une souffrance sans témoin, sans le moindre signe de Dieu ...

 

Acte III, scène II - (Martha court vers la porte, la ferme brutalement, se colle contre elle. Elle éclate en cris sauvages.)

MARTHA.

Non! je n'avais pas à veiller sur mon frère, et pourtant me voilà exilée dans mon propre pays; il n'est plus de lieu pour mon sommeil, ma mère elle-même m'a rejetée. Mais je n'avais pas à veiller sur mon frère et ceci est l'injustice qu'on fait à l'innocence. Car le voilà qui a obtenu maintenant ce qu'il voulait tandis que je reste solitaire, loin de la mer dont j'avais soif. Oh! je le hais! Toute, ma vie s'est passée dans l'attente de cette vague qui m'emporterait et je sais qu'elle ne viendra plus! Il me faut demeurer avec, à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, une foule de peuples et de nations, de plaines et de montagnes qui arrêtent le vent de la mer et dont les jacassements et les murmures étouffent son appel répété. (Plus bas.) D'autres ont plus de chance! Il est des lieux pourtant éloignés de la mer où le vent du soir, parfois, apporte une odeur d'algue. Il y parle de plages humides, toutes sonores du cri des mouettes ou de grèves dorées dans des soirs sans limites. Mais le vent s'épuise bien avant d'arriver ici plus jamais je n'aurai ce qui m'est dû. Quand même je collerais mon oreille contre terre, je n'entendrai pas le choc des vagues glacées ou la respiration mesurée de la mer heureuse. je suis trop loin de ce que j'aime et ma distance est sans remède. Je le hais, je le hais pour avoir obtenu ce qu'il voulait! Moi, j'aí pour patrie ce lieu clos et épais où le ciel est sans horizon, pour ma faim l'aigre prunier de Moravie et rien pour ma soif, sinon le sang que j 'ai répandu. Voilà le prix qu'il faut payer pour la tendresse d'une mère!

Qu'elle meure donc, puisque je ne suis pas aimée! Que les portes se referment autour de moi! Qu'on me laisse à ma juste colère! Car, avant de mourir, je ne lèverai pas les yeux pour implorer le Ciel. Là-bas où l'on peut fuir, se délivrer, presser son corps contre un autre, rouler dans la vague, dans ce pays défendu par la mer, les dieux n'abordent pas. Mais ici où le regard s'arrête de tous côtés, toute la terre est dessinée pour que le visage se lève et que le regard quémande. Je hais ce monde où nous en sommes réduits à Dieu. Mais moi, qui souffre d'injustice, on ne m'a pas fait droit et je ne m'agenouillerai pas. Et privée de ma place sur cette terre, rejetée par ma mère, seule au milieu de mes crimes, je quitterai ce monde sans être réconciliée. 

( On frappe à la porte.) 

 

Acte III, Scène III.

MARTHA. - Qui est là ?

MARIA. - Une voyageuse.

MARTHA. - On ne reçoit plus de clients.

MARIA. - Mais je viens rejoindre mon mari.

(Elle entre.)

MARTHA, la regardant. - Qui est votre mari ?

MARIA. - Il est arrivé ici hier et devait me rejoindre ce matin. Je suis étonnée qu'il ne l'ait pas fait.

MARTHA. - Il avait dit que sa femme était à l'étranger.

MARIA. - C'est qu'il a ses raisons pour cela. Mais nous devions nous retrouver maintenant.

MARTHA, qui n'a pas cesse de la regarder. - Cela vous sera difficile. Votre mari n'est plus ici.

MARIA. - Que dites-vous là. ? N'a-t-il pas pris une chambre chez vous ?

MARTHA. - Il est vrai qu'il avait pris une chambre, mais il l'a quittée dans la nuit.

MARIA. - je ne puis le croire, car je sais toutes les raisons qu'il a de rester dans cette maison. Mais votre ton m'inquiète. Dites-moi ce que vous avez à me dire.

MARTHA. - Je n'ai rien à vous dire, sinon que votre mari n'est plus là.-

MARIA. - Il n'a pu partir sans moi et ge ne vous comprends pas. Vous a-t-il quittées définitivement ou a-t-il prévenu qu'il reviendrait?

MARTHA. - Il nous a quittées définitivement.

MARIA. - Écoutez. Depuis hier, je supporte, dans ce pays étranger, une attente qui a épuisé toute ma patience. Je suis venue, poussée par l'inquiétude, et je ne suis pas décidée à repartir sans avoir vu mon mari ou sans savoir où le retrouver. C'est là votre affaire, ce n'est pas la mienne.

MARIA. - Vous vous trompez. C'est aussi votre affaire. Je ne sais pas si mon mari approuvera ce que je vais vous dire, mais je suis lasse de ces jeux et de ces complications. L'homme qui est arrivé chez vous, hier matin, est le frère dont vous n'entendiez plus parler depuis des années.

MARTHA. - Vous ne m'apprenez rien.

MARIA, avec éclat. - Mais alors, qu'est-il donc arrivé? Et si tout s'est enfin éclairci, pourquoi  votre frère n'est-il pas dans cette maison? Ne l'avez-vous pas reconnu et, votre mère et vous, n'avez-vous pas été heureuses de ce retour ?

MARTHA. - Mon frère n'est plus là parce qu'il est mort.

(Maria a un sursaut et reste un moment silencieuse, regardant fixement Martha. Puis elle fait mine de l'approcher d'elle et sourit.)

MARIA. - Vous plaisantez, n'est-ce pas ? Jan m'a souvent dit que, petite fille, déjà, vous vous plaisiez à déconcerter les gens. Nous sommes presque sœurs et...

MARTHA. - Ne me touchez pas. Restez à. votre place. Il n'y a rien de commun entre nous. (Un temps.) Votre mari est mort cette nuit, et je vous assure que cela n'est pas une plaisanterie. Vous n'avez plus rien à faire ici. 

MARIA. - Mais vous êtes folle, folle à lier! On ne meurt pas comme cela quand on est attendu. C'est trop soudain et je ne peux pas vous croire. Faites que je le voie et alors seulement je croirai ce que je ne puis même pas imaginer.

MARTHA. - C'est impossible. Il est maintenant au fond de la rivière... 

(Maria a un geste vers elle)

MARTHA. - Ne me touchez pas et restez où vous êtes... Il est au fond de la rivière où ma mère et moi l'avons porté, cette nuit, après l'avoir endormi. Il n'a pas souffert, mais il n'empêche qu'il est mort, et c'est nous, sa mère et moi, qui l'avons tué.

MARIA, elle recule. - C'est moi qui suis folle et qui entends des mots qui n'ont encore jamais retenti sur cette terre. Je savais que rien de bon ne m'attendait ici, mais je ne suis pas prête à entrer dans cette démence. Et, au moment même où vos paroles arrêtent toute vie en moi, je crois vous entendre parler d'un autre être que celui qui partageait mes nuits et d'une histoire lointaine où mon cœur n'a jamais eu de part.

MARTHA. - Mon rôle n est pas de vous persuader, mais seulement de vous informer. Vous viendrez de vous-même à l'évidence.

MARIA, avec une sorte de distraction. - Mais pourquoi, pourquoi avez-vous fait cela?

MARTHA. - Au nom de quoi me questionnez-vous ?

MARIA, dans un cri. - Mais au nom de mon amour!

MARTHA. - Qu'est-ce que ce mot veut dire ?

MARIA. - Il veut dire tout ce qui, à présent, me déchire et me mord, ce délire qui ouvre mes mains pour le meurtre. Il veut dire ma joie passée, la douleur toute fraîche que vous m'apportez. N'était cette incroyance entêtée qui me reste dans le cœur, vous apprendriez, folle, ce que ce mot veut dire, en sentant votre visage se déchirer sous.. mes ongles.

MARTHA. - Vous parlez décidément un langage que je ne comprends pas. J'entends mal les mots d'amour, de joie ou de douleur.

MARIA, avec un grand effort. - Écoutez, Martha,  - car vous vous appelez ainsi, n'est-ce pas ? - Cessons ce jeu, si c'en est un. Ne nous égarons pas en paroles vaines. Dites-moi, bien clairement, ce que Je veux savoir bien clairement, avant de m'abandonner.

MARTHA. - Il est difficile d'être plus claire que je l'ai été. Nous avons tué votre mari cette nuit, pour lui prendre son argent, comme nous l'avions fait déjà pour quelques voyageurs avant lui.

MARIA. - Sa mère et sa sœur étaient donc des criminelles ?

MARTHA. - Oui, mais c'était leur affaire.

MARIA, toujours avec le même effort. - Aviez-vous appris déjà qu'il était votre frère ?`

MARTHA. - Si vous voulez le savoir, il y a eu malentendu. Et pour peu que vous connaissiez le monde, vous ne vous en étonnerez pas.

MARIA, retournant vers la table, les poings contre la poitrine, d'une voix sourde. - Oh! mon Dieu, je savais que cette comédie ne pouvait être que sanglante, et que lui et moi serions punis de nous y prêter. Le malheur était dans ce ciel.

(Elle s'arrête devant la table et parle sans regarder Martha.)

Il voulait se faire reconnaître de vous, retrouver sa maison, vous apporter le bonheur, mais il ne savait pas trouver la parole qu'il fallait. Et pendant qu'il cherchait ses mots, on le tuait. (Elle se met à pleurer.) Et vous, comme deux insensées, aveugles devant le fils merveilleux qui vous revenait... car il était merveilleux, et vous ne savez pas quel cœur fier, quelle âme exigeante vous venez de tuer! Il pouvait être votre orgueil, comme il a été le mien. Mais, hélas, vous étiez son ennemie, car où trouvez-vous assez de force pour parler froidement de ce qui devrait vous jeter dans la rue et vous tirer tous les cris de la bête ?

MARTHA. - Ne jugez de rien, car vous ne savez pas tout. A l'heure qu'il est, ma mère a rejoint son fils. Ils sont tous les deux collés contre les douves du barrage, et le flot, qui commence à les ronger, les pousse sans répit contre le bois pourri. On les en sortira bientôt et ils se retrouveront dans la même terre. Mais je ne vois pas qu'il y ait encore là de quoi me tirer des cris. Je me fais une autre idée du cœur humain et, pour tout dire, vos larmes me répugnent.

MARIA, se retournant contre elle avec haine. - Ce sont les larmes des joies perdues à jamais et du bonheur frustré. Cela vaut mieux pour vous que cette douleur sèche qui va bientôt me venir et qui pourrait vous tuer sans un tremblement.

MARTHA. - Il n'y a pas là de quoi m'émouvoir et, vraiment, ce serait peu de chose. Car, moi aussi, j'en ai assez vu et entendu, j'ai décidé de mourir à. mon tour. Mais je ne veux pas me mêler à eux. Et en vérité, qu'ai-je à faire dans leur compagnie ? Je les laisse à leur tendresse retrouvée, à leurs caresses obscures. Ni vous ni moi n'y avons plus de part, ils nous sont infidèles à jamais. Heureusement, il me reste ma chambre et la poutre en est solide.

MARIA. - Et que me fait que vous mouriez ou que croule le monde entier, si, par votre faute, j'ai perdu celui que j'aime et s'il me faut maintenant vivre dans cette terrible solitude où la mémoire est un supplice.

(Martha vient derrière elle et parle par-dessus sa tête.)

MARTHA. - N'exagérons rien. Vous avez perdu votre mari et j'ai perdu ma mère. Nous sommes quittes. Mais vous ne l'avez perdu qu'une fois, après en avoir joui pendant des années et sans qu'il vous ait rejetée. Moi, ma mère m'a rejetée. Maintenant elle est morte et je l'ai perdue deux fois.

MARIA. - Peut-être, en effet, serais-je tentée de vous plaindre et de vous faire entrer dans ma douleur, si je ne savais ce que lui attendait, seul dans sa chambre, au moment même où vous prépariez sa mort.

MARTHA, avec un accent soudain désespéré. - Je suis quitte aussi avec votre mari, car j'ai connu sa détresse. Je croyais comme lui avoir ma maison. J'imaginais que le crime était notre foyer et qu'il nous avait unies, ma mère et moi, pour toujours. Et vers qui donc, dans le monde, aurais-je pu me tourner, sinon vers celle qui avait tué en même temps que moi? Mais je me trompais. Le crime aussi est une solitude, même si on se met à mille pour l'accomplir. Et il est juste que je meure seule, après avoir vécu et tué seule.

(Maria se tourne vers elle dans les larmes.)

MARTHA, reculant et reprenant sa voix dure. - Ne me touchez pas, je vous l'ai déjà dit. A la pensée qu'une main humaine puisse m'imposer sa chaleur avant de mourir, à la pensée que n'importe quoi qui ressemble à la hideuse tendresse des hommes puisse me poursuivre encore, je sens toutes les fureurs du sang remonter à mes tempes.

(Maria s'est levée et elles se font face, très près l'une de l'autre).

MARIA. - Ne craignez rien. Je vous laisserai mourir comme vous le désirez. Car il me semble qu'avec cette atroce douleur qui me serre le ventre, me vient un aveuglement où disparaît tout ce qui m'entoure. Et ni votre mère, ni vous, ne serez jamais que des visages fugitifs, rencontrés et perdus au cours d'une tragédie qui n'en finira pas. Je ne sens pour vous ni haine, ni compassion. Je ne peux plus aimer ni détester personne. (Elle cache soudain son visage dans ses mains.) Et en vérité, j'ai à peine eu le temps de souffrir ou de me révolter. Le malheur était plus grand que mol.

(Martha, qui s'est détournée et a fait quelques pas vers la porte, revient vers Maria.)

MARTHA. - Mais pas encore assez grand puisqu'il vous a laissé des larmes. Et avant de vous quitter pour toujours, je vois qu'il me reste quelque chose à faire. Il me reste à vous désespérer.

MARIA, la regardant avec effroi. - Oh! laissez-moi, allez-vous-en et laissez-moi!

MARTHA. - Je vais vous laisser, en effet, et pour moi aussi ce sera un soulagement, je supporte mal votre amour et vos pleurs. Mais je ne puis mourir en vous laissant l'idée que vous avez raison, que l'amour n'est pas vain, et que ceci est un accident. Car c'est maintenant que nous sommes dans l'ordre. Il faut vous en persuader. 

MARIA. - Quel ordre ?

MARTHA. - Celui où personne n'est jamais reconnu.

MARIA, égarée. - Que m'importe, je vous entends à peine. Mon cœur est déchiré. Il n'a de curiosité que pour celui que vous avez tué.

MARTHA, avec violence. - Taisez-vous! je ne veux plus entendre parler de lui, car je le déteste. Il ne vous est plus rien. Il est entré dans la maison amère où l'on est exilé pour toujours. L'imbécile! il a ce qu'il voulait, il a retrouvé celle qu'il cherchait. Nous voilà tous dans l'ordre. Comprenez que ni pour lui ni pour nous, ni dans la vie ni dans la mort, il n'est de patrie ni de paix. (Avec un rire méprisant.) Car on ne peut appeler patrie, n'est-ce pas, cette terre épaisse, privée de lumière, où l'on s'en va nourrir des animaux aveugles.

MARIA, dans les larmes. - Je ne peux pas, Je ne peux pas supporter votre langage. Et lui non plus ne l'aurait pas supporté. C'est pour une autre patrie qu'il s'était mis en marche.

MARTHA, qui a atteint la porte, se retournant brusquement. - Cette folie a reçu son salaire. Vous recevrez bientôt le vôtre. (Avec le même rire.) Nous sommes volés, je vous le dis. A quoi bon ce grand appel de l'être, cette alerte des âmes ? Pourquoi crier vers la mer ou vers l'amour P Cela est dérisoire. Votre mari connaît maintenant la réponse, cette maison épouvantable où nous serons enfin serrés les uns contre les autres. (Avec haine.) Vous la connaîtrez aussi, et si vous le pouviez alors, vous vous souviendriez avec délices de ce jour où pourtant vous vous croyez entrée dans le plus déchirant des exils. Comprenez que votre douleur ne s'égalera jamais à l'injustice qu'on fait à l'homme. Et pour finir, écoutez mon conseil. Car je vous dois bien un conseil, puisque je vous ai tué votre mari. 

Priez votre Dieu qu'il vous fasse semblable à la pierre. C'est le bonheur qu'il prend pour lui, c'est le seul vrai bonheur. Faites comme lui, rendez-vous sourde à tous les cris, rejoignez la pierre pendant qu'il en est temps. Mais si vous vous sentez trop lâche pour entrer dans cette paix aveugle, alors venez nous rejoindre dans notre maison commune. Adieu, ma sœur! Tout est facile, vous le voyez. Vous avez à choisir entre la stupide félicité des cailloux et le lit gluant où nous vous attendons.

(Elle sort et Maria, qui a écouté avec égarement, oscille sur elle-même, les mains en avant.)

MARIA, dans un cri - Oh! mon Dieu! je ne puis vivre dans ce désert! C'est à vous que je parlerai et je saurai trouver mes mots. (Elle tombe à genoux.) Car c'est à vous que je m'en remets. Ayez pitié de moi, tournez-vous vers moi! Entendez-moi, Seigneur, donnez-moi votre main! Ayez pitié de ceux qui s'aiment et qui sont séparés.

(La porte s'ouvre et le vieux domestique paraît.)

 

Acte III, Scène IV

LE VIEUX, d'une voix nette et ferme. - Quel est ce bruit ? Vous m'avez appelé ?

MARIA, se tournant vers lui. - Oh! je ne sais pas! Mais aidez-moi, car j'ai besoin qu'on m'aide. Ayez pitié et consentez à m'aider!

LE VIEUX, de la même voix. - Non!

Rideau.


1947 – La Peste 

 "La Peste" est publié en 1947 et vaut à Albert Camus son premier grand succès de librairie. Rieux, docteur lucide et généreux, lutte contre l'épidémie de peste qui ravage Oran; Tarrou, intellectuel et désabusé, se porte volontaire pour l'aider tout en s'interrogeant sur le sens de l'engagement. "Peut-on être un saint sans Dieu, c'est le seul problème concret que je connaisse aujourd'hui."

C'est ici qu'apparaît la portée symbolique de l'oeuvre : au fléau qui ronge les corps correspond la peste intérieure, le mensonge, l'orgueil, la haine, la tyrannie, dont il faut endiguer la redoutable contagion. Dans sa soif d'innocence, de fraternité, Tarrou aspire à devenir "un saint sans Dieu". Ambition qui semble démesurée aux yeux de Rieux qui, soignant les corps et les souffrances morales en véritable médecin, n'a pas d'autres prétentions que "d'être un homme".

 

"« J’ai compris alors que moi, du moins, je n’avais pas cessé d’être un pestiféré pendant toutes ces longues années où pour- tant, de toute mon âme, je croyais lutter justement contre la peste. J’ai appris que j’avais indirectement souscrit à la mort de milliers d’hommes, que j’avais même provoqué cette mort en trouvant bons les actions et les principes qui l’avaient fatale- ment entraînée. Les autres ne semblaient pas gênés par cela ou du moins ils n’en parlaient jamais spontanément. Moi, j’avais la gorge nouée. J’étais avec eux et j’étais pourtant seul. Quand il m’arrivait d’exprimer mes scrupules, ils me disaient qu’il fallait réfléchir à ce qui était en jeu et ils me donnaient des raisons souvent impressionnantes, pour me faire avaler ce que je n’arrivais pas à déglutir. Mais je répondais que les grands pestiférés, ceux qui mettent des robes rouges, ont aussi d’excellentes raisons dans ces cas-là, et que si j’admettais les raisons de force majeure et les nécessités invoquées par les petits pestiférés, je ne pourrais pas rejeter celles des grands. Ils me faisaient remarquer que la bonne manière de donner raison aux robes rouges était de leur laisser l’exclusivité de la condamnation. Mais je me disais alors que, si l’on cédait une fois, il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Il me semble que l’histoire m’a donné raison, aujourd’hui c’est à qui tuera le plus. Ils sont tous dans la fureur du meurtre, et ils ne peuvent pas faire autrement.  

« Mon affaire à moi, en tout cas, ce n’était pas le raisonne- ment. C’était le hibou roux, cette sale aventure où de sales bouches empestées annonçaient à un homme dans les chaînes qu’il allait mourir et réglaient toutes choses pour qu’il meure, en effet, après des nuits et des nuits d’agonie pendant lesquelles il attendait d’être assassiné les yeux ouverts. Mon affaire, c’était le trou dans la poitrine. Et je me disais qu’en attendant, et pour ma part au moins, je refuserais de jamais donner une seule rai- son, une seule, vous entendez, à cette dégoûtante boucherie. Oui, j’ai choisi cet aveuglement obstiné en attendant d’y voir plus clair.  

« Depuis, je n’ai pas changé. Cela fait longtemps que j’ai honte, honte à mourir d’avoir été, fût-ce de loin, fût-ce dans la bonne volonté, un meurtrier à mon tour. Avec le temps, j’ai simplement aperçu que même ceux qui étaient meilleurs que d’autres ne pouvaient s’empêcher aujourd’hui de tuer ou de laisser tuer parce que c’était dans la logique où ils vivaient et que nous ne pouvions pas faire un geste en ce monde sans risquer de faire mourir. Oui, j’ai continué d’avoir honte, j’ai appris cela, que nous étions tous dans la peste, et j’ai perdu la paix. Je la cherche encore aujourd’hui, essayant de les comprendre tous et de n’être l’ennemi mortel de personne. Je sais seulement qu’il faut faire ce qu’il faut pour ne plus être un pestiféré et que c’est là ce qui peut, seul, nous faire espérer la paix, ou une bonne mort à son défaut. C’est cela qui peut soulager les hommes et, sinon les sauver, du moins leur faire le moins de mal possible et même parfois un peu de bien. Et c’est pourquoi j’ai décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir.  

« C’est pourquoi encore cette épidémie ne m’apprend rien, sinon qu’il faut la combattre à vos côtés. Je sais de science certaine (oui, Rieux, je sais tout de la vie, vous le voyez bien) que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne. Et qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. L’honnête homme, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distraction possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait ! Oui, Rieux, c’est bien fatigant d’être un pestiféré. Mais c’est encore plus fatigant de ne pas vouloir l’être. C’est pour cela que tout le monde se montre fatigué, puisque tout le monde, aujourd’hui, se trouve un peu pestiféré. Mais c’est pour cela que quelques-uns, qui veulent cesser de l’être, connaissent une extrémité de fatigue dont rien ne les délivrera plus que la mort.  

« D’ici là, je sais que je ne vaux plus rien pour ce monde lui-même et qu’à partir du moment où j’ai renoncé à tuer, je me suis condamné à un exil définitif. Ce sont les autres qui feront l’histoire. Je sais aussi que je ne puis apparemment juger ces autres. Il y a une qualité qui me manque pour faire un meurtrier raisonnable. Ce n’est donc pas une supériorité. Mais maintenant, je consens à être ce que je suis, j’ai appris la modestie. Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. Cela vous paraîtra peut-être un peu simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est vrai. J’ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me tourner la tête, et qui ont tourné suffisamment d’autres têtes pour les faire consentir à l’assassinat, que j’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi- même, du moins, je n’y suis pas consentant. J’essaie d’être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition.  

« Il faudrait, bien sûr, qu’il y eût une troisième catégorie, celle des vrais médecins, mais c’est un fait qu’on n’en rencontre pas beaucoup et que ce doit être difficile. C’est pourquoi j’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts. Au milieu d’elles, je peux du moins chercher comment on arrive à la troisième catégorie, c’est-à-dire à la paix. »   

En terminant, Tarrou balançait sa jambe et frappait doucement du pied contre la terrasse. Après un silence, le docteur se souleva un peu et demanda si Tarrou avait une idée du chemin qu’il fallait prendre pour arriver à la paix.  

– Oui, la sympathie.  

Deux timbres d’ambulance résonnèrent dans le lointain. Les exclamations, tout à l’heure confuses, se rassemblèrent aux confins de la ville, près de la colline pierreuse. On entendit en même temps quelque chose qui ressemblait à une détonation. Puis le silence revint. Rieux compta deux clignements de phare. La brise sembla prendre plus de force, et du même coup, un souffle venu de la mer apporta une odeur de sel. On entendait maintenant de façon distincte la sourde respiration des vagues contre la falaise.  

– En somme, dit Tarrou avec simplicité, ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment on devient un saint.  

– Mais vous ne croyez pas en Dieu.  

– Justement. Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui.  

Brusquement, une grande lueur jaillit du côté d’où étaient venus les cris et, remontant le fleuve du vent, une clameur obscure parvint jusqu’aux deux hommes. La lueur s’assombrit aussitôt et loin, au bord des terrasses, il ne resta qu’un rougeoie- ment. Dans une panne de vent, on entendit distinctement des cris d’hommes, puis le bruit d’une décharge et la clameur d’une foule. Tarrou s’était levé et écoutait. On n’entendait plus rien. "

 

(La Peste, deuxième partie) - Dans la ville d'Oran isolée par la peste, les hommes vivent et meurent en essayant de combattre le fléau, chacun dans la mesure de sa vocation. Trois figures de volontaires se détachent : le docteur Rieux qui trouve dans l'exercice de son métier le sens et la justification de son existence d'homme; Tarrou qui après avoir accepté la logique du meurtre s'est résolu de "refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu'on fasse mourir"; Rambert, le journaliste, étranger à Oran, qui essaie de s'enfuir de la ville pour rejoindre la femme qu'il aime jusqu'au jour où, s'étant aperçu qu' "il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul", décide lui aussi de combattre la peste. La lutte contre l'épidémie, la souffrance de l'exil, l'horreur de l'agonie et de la mort, mais aussi l'amitié des hommes qui s'efforcent de conjurer la peste, leur courage lucide et leur révolte contre le mal forment le sujet de cette chronique dont nous apprenons à la fin qu'elle est l'œuvre du docteur Rieux. Après un long combat, la peste sera vaincue, les portes de la ville de nouveau s'ouvriront, et la foule, délivrée du fléau, se livrera à l'allégresse. Mais le fléau n'aura rien appris aux hommes, si avides d'oubli...

 

"C'est Tarrou qui avait demandé à Rieux l'entrevue dont il parle dans ses carnets. Le soir où Rieux l'attendait, le docteur regardait justement sa mère, sagement assise dans un coin de la salle à manger, sur une chaise. C'est là qu'elle passait ses journées quand les soins du ménage ne l'occupaient plus. Les mains réunies sur les genoux, elle attendait. Rieux n'était même pas sûr que ce fût lui qu'elle attendît. Mais, cependant, quelque chose changeait dans le visage de sa mère lorsqu'il apparaissait. Tout ce qu'une vie laborieuse y avait mis de mutisme semblait s'animer alors. Puis, elle retombait dans le silence. Ce soir-là, elle regardait par la fenêtre, dans la rue maintenant déserte. L'éclairage de nuit avait été diminué des deux tiers. Et, de loin en loin, une lampe très faible mettait quelques reflets dans les ombres de la ville.

«Est-ce qu'on va garder l'éclairage réduit pendant toute la peste ? dit Mme Rieux.

- Probablement.

- Pourvu que ça ne dure pas jusqu'à l'hiver. Ce serait triste, alors.

- Oui », dit Rieux.

Il vit le regard de sa mère se poser sur son front. Il savait que l'inquiétude et le surmenage des dernières journées avaient creusé son visage. 

- Ça n'a pas marché, aujourd'hui?, dit Mme Rieux.

- Oh! comme d'habitude."

Comme d'habitude! C'est-à-dire que le nouveau sérum envoyé par Paris avait l'air d'être moins efficace que le premier et les statistiques montaient. On n'avait toujours pas la possibilité d'inoculer les sérums préventifs ailleurs que dans les familles déjà atteintes. Il eût fallu des quantités industrielles pour en généraliser l'emploi. La plupart des bubons se refusaient à percer, comme si la saison de leur durcissement était venue, et ils torturaient les malades. Depuis la veille, il avait dans la ville deux cas d'une nouvelle forme de l'épidémie. La peste devenait alors pulmonaire. Le jour même, au cours d'une réunion, les médecins harassés, devant un préfet désorienté, avaient demandé et obtenu de nouvelles mesures pour éviter la contagion qui se faisait de bouche à bouche, dans la peste pulmonaire. Comme d'habitude, on ne savait toujours rien. 

Il regarda sa mère. Le beau regard marron fit remonter en lui des années de tendresse.

- Est-ce que tu as peur, mère?

- A mon âge, on ne craint plus grand'chose.

- Les journées sont bien longues et je ne suis plus jamais là..

- Cela m'est égal de t'attendre si je sais que tu dois venir. Et quand tu n'es pas là, je pense à ce que tu fais. As-tu des nouvelles ?

- Oui, tout va bien, si j'en crois le dernier télégramme. Mais je sais qu'elle dit cela pour me tranquilliser."

La sonnette de la porte retentit. Le docteur sourit à sa mère et alla ouvrir. Dans la pénombre du palier, Tarrou avait l'air d'un grand ours vêtu de gris. Rieux fit asseoir le visiteur devant son bureau. Lui-même restait debout derrière son fauteuil. Ils étaient séparés par la seule lampe allumée de la pièce, sur le bureau.

- "Je sais, dit Tarrou sans préambule, que je puis parler tout droit avec vous."

Rieux approuva en silence.

- "Dans quinze jours ou un mois, vous ne serez d'aucune utilité ici, vous êtes dépassé par les événements.

- C'est vrai, dit Rieux.

- L'organisation du service sanitaire est mauvaise. Vous manquez d'hommes et de temps."

Rieux reconnut encore que c'était la vérité.

- "J'ai appris que la préfecture envisage une sorte de service civil pour obliger les hommes valides à participer au sauvetage général. 

- Vous êtes bien renseigné. Mais le mécontentement est déjà grand et le préfet hésite.

- Pourquoi ne pas demander des volontaires?

- On l'a fait, mais les résultats ont été maigres.

- On l'a fait par la voie officielle, un peu sans y croire. Ce qui leur manque, c'est l'imagination. Ils ne sont jamais à l'échelle des fléaux. Et les remèdes qu'ils imaginent sont à peine à la hauteur d'un rhume de cerveau. Si nous les laissons faire, ils périront, et nous avec eux.

- C'est probable, dit Rieux. je dois dire qu'ils ont cependant pensé aussi aux prisonniers, pour ce que j'appellerai les gros travaux.

- J'aimerais mieux que ce fût des hommes libres.

- Moi aussi. Mais pourquoi, en somme ?

- J'ai horreur des condamnations à mort."

Rieux regarda Tarrou :

- "Alors ?,  dit-il.

- Alors, j'ai un plan d'organisation pour des formations sanitaires volontaires. Autorisez-moi à m'en occuper et laissons l'administration de côté. Du reste, elle est débordée. J'ai des amis un peu partout et ils feront le premier noyau. E1 naturellement, j'y participerai.

- Bien entendu, dit Rieux, vous vous doutez que j'accepte avec joie. On a besoin d'être aidé, surtout dans ce métier. Je me charge de faire accepter l'idée à la préfecture. Du reste, ils n'ont pas le choix. Mais... "

Rieux réfléchit.

- "Mais ce travail peut être mortel, vous le savez bien. Et dans tous les cas, il faut que je vous en avertisse. Avez-vous bien réfléchi ? "

Tarrou le regardait de ses yeux gris. 

- "Que pensez-vous du prêche de Paneloux, docteur?"

La question était posée naturellement, et Rieux y répondit naturellement.

- "J'ai trop vécu dans les hôpitaux pour aimer l'idée de punition collective. Mais, vous savez, les chrétiens parlent quelquefois ainsi, sans le penser jamais réellement. Ils sont meilleurs qu'ils ne paraissent.

- Vous pensez pourtant, comme Paneloux, que la peste a sa bien aisance, qu'elle ouvre les yeux, qu'elle force à penser!"

Le docteur secoua la tête avec impatience.

- "Comme toutes les maladies de ce monde. Mais ce qui est vrai des maux de ce monde est vrai aussi de la peste. Cela peut servir à grandir quelques-uns. Cependant, quand on voit la misère et la douleur qu'elle apporte, il faut être fou, aveugle ou lâche pour se résigner à la peste."

Rieux avait à peine élevé le ton. Mais Tarrou fit un geste de la main comme pour le calmer. Il souriait.

- "Oui, dit Rieux en haussant les épaules. Mais vous ne m'avez pas répondu. Avez-vous réfléchi?"

Tarrou se carra un peu dans son fauteuil et avança la tête dans la lumière.

- "Croyez-vous en Dieu, docteur?"

La question était encore posée naturellement. 

Mais, cette fois, Rieux hésita.

- "Non, mais qu'est-ce que cela veut dire ? je suis dans la nuit, et essaie d'y voir clair. Il y a longtemps que j'ai cessé e trouver ça original.

- N'est-ce pas ce qui vous sépare de Paneloux ?

- Je ne crois pas. Paneloux est un homme d'études. Il n'a pas vu assez mourir et c'est pourquoi il parle au nom d'une vérité. Mais le moindre prêtre de campagne qui administre ses paroissiens et qui a entendu la respiration d'un mourant pense comme moi. Il soignerait la misère avant de vouloir en démontrer l'excellence."

Rieux se leva, son visage était maintenant dans l'ombre.

- "Laissons cela, dit-il, puisque vous ne voulez pas répondre."

Tarrou sourit sans bouger de son fauteuil.

- "Puis-je répondre par une question ?"

A son tour le docteur sourit :

- "Vous aimez le mystère, dit-il. Allons-y.

 - Voilà, dit Tarrou. Pourquoi vous-même montrez-vous tant de dévouement puisque vous ne croyez pas en Dieu? Votre réponse m'aidera peut-être à répondre moi-même."

Sans sortir de l'ombre, le docteur dit qu'il avait déjà répondu, que s'il croyait en un Dieu tout-puissant, il cesserait de guérir les hommes, lui laissant alors ce soin. Mais que personne au monde, non, pas même Paneloux qui croyait y croire, ne croyait en un Dieu de cette sorte, puisque personne ne s'abandonnait totalement et qu'en cela du moins, lui, Rieux, croyait être sur le chemin de la vérité, en luttant contre la création telle qu'elle était.

- "Ah! dit Tarrou, c'est donc l'idée que vous vous faites de votre métier ?

- A peu près", répondit le docteur en revenant dans la lumière.

Tarrou siffla doucement et le docteur le regarda.

- "Oui, dit-il, vous vous dites qu'il y faut de l'orgueil. Mais je n'ai que l'orgueil qu'il faut, croyez-moi. Je ne sais pas ce qui m'attend ni ce qui viendra après tout ceci. Pour le moment il y a des malades et il faut les guérir. Ensuite, ils réfléchiront et moi aussi. Mais le plus pressé est de les guérir. Je les défends comme je peux, voilà tout.

- Contre qui?"

Rieux se tourna vers la fenêtre. Il devinait au loin la mer à une condensation plus obscure de l'horizon. Il éprouvait seulement sa fatigue et luttait en même temps contre un désir soudain et déraisonnable de se livrer un peu plus à cet homme singulier, mais qu'il sentait fraternel.

- "Je n'en sais rien, Tarrou, je vous jure que je n'en sais rien. Quand je suis entré dans ce métier, je l'ai fait abstraitement, en quelque sorte, parce que j'en avais besoin, parce que c'était une situation comme les autres, une de celles que les jeunes gens se proposent. Peut-être aussi parce que c'était particulièrement difficile pour un fils d'ouvrier comme moi.

Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu'il y a des gens qui refusent de mourir ? Avez-vous jamais entendu une femme crier : "jamais!" au moment de mourir ? Moi, oui. Et je me suis aperçu alors que je ne pouvais pas m'y habituer. J'étais jeune alors et mon dégoût croyait s'adresser à l'ordre même du monde. Depuis, je suis devenu plus modeste. Simplement, je ne suis toujours pas habitué à voir mourir. Je ne sais rien de plus. Mais après tout... "

Rieux se tut et se rassit. Il se sentait la bouche sèche.

- "Après tout ? dit doucement Tarrou.

- Après tout..., reprit le docteur, et il hésita encore, regardant Tarrou avec attention, c'est une chose qu'un homme comme vous peut comprendre, n'est-ce pas, mais puisque l'ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui et qu'on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait.

- Oui, approuva Tarrou, je peux comprendre. Mais vos victoires seront toujours provisoires, voilà tout."

Rieux parut s'assombrir.

- "Toujours, je le sais. Ce n'est pas une raison pour cesser de lutter.

- Non, ce n'est pas une raison. Mais j'imagine alors ce que doit être cette peste pour vous.

- Oui, dit Rieux. Une interminable défaite."

Tarrou fixa un moment le docteur, puis il se leva et marcha lourdement vers la porte. Et Rieux le suivit. Il le rejoignait déjà quand Tarrou, qui semblait regarder ses pieds, lui dit :

- "Qui vous a appris tout cela, docteur ?"

La réponse vint immédiatement :

- "La misère".

Rieux ouvrit la porte de son bureau et, dans le couloir, dit à Tarrou qu'il descendait aussi, allant voir un de ses malades dans les faubourgs. Tarrou lui proposa de l'accompagner et le docteur accepta. Au bout du couloir, ils rencontrèrent Mme Rieux à qui le docteur présenta Tarrou.

- "Un ami, dit-il. 

- Oh! fit Mme Rieux, je suis très contente de vous connaître."

Quand elle partit, Tarrou se retourna encore sur elle. Sur le palier, le docteur essaya en vain de faire fonctionner la minuterie. Les escaliers restaient plongés dans la nuit. Le docteur se demandait si c'était l'effet d'une nouvelle mesure d'économie. Mais on ne pouvait pas savoir. Depuis quelque temps déjà, dans les maisons et dans la ville, tout se détraquait. C'était peut-être simplement que les concierges, et nos concitoyens en général, ne prenaient plus soin de rien. Mais le docteur n'eut pas le temps de s'interroger plus avant, car la voix de Tarrou résonnait derrière lui :

- "Encore un mot, docteur, même s'il vous paraît ridicule : vous avez tout à fait raison."

Rieux haussa les épaules pour lui-même, dans le noir.

- "Je n'en sais rien, vraiment. Mais vous, qu'en savez-vous ?

- Oh! dit l'autre sans s'émouvoir, j'ai peu de choses à apprendre."

Le docteur s'arrêta et le pied de Tarrou, derrière lui, glissa sur une marche. Tarrou se rattrapa en prenant l'épaule de Rieux.

- "Croyez-vous tout connaître de la vie ?", demanda celui-ci. 

La réponse vint dans le noir, portée par la même voix tranquille :

- "Oui".

Quand ils débouchèrent dans la rue, ils comprirent qu'il était assez tard, onze heures peut-être. La ville était muette, peuplée seulement de frôlements. Très loin, le timbre d'une ambulance résonna. Ils montèrent dans la voiture et Rieux mit le moteur en marche.

- "Il faudra, dit-il, que vous veniez demain à l'hôpital pour le vaccin préventif. Mais, pour en finir et avant d'entrer dans cette histoire, dites-vous que vous avez une chance sur trois d'en sortir.

- Ces évaluations n'ont pas de sens, docteur, vous le savez comme moi. Il y a cent ans, une épidémie de peste a tué tous les habitants d'une ville de Perse, sauf précisément le laveur des morts qui n'avait jamais cessé d'exercer son métier.

- Il a gardé sa troisième chance, voilà tout, dit Rieux d'une voix soudain plus sourde. Mais il est vrai que nous avons encore tout à apprendre à ce sujet."

Ils entraient maintenant dans les faubourgs. Les phares illuminaient les rues désertes. Ils s'arrêtèrent. Devant l'auto, Rieux demanda à Tarrou s'il voulait entrer et l'autre dit que oui. Un reflet du ciel éclairait leurs visages. Rieux eut soudain un rire d'amitié :

- "Allons, Tarrou, dit-il, qu'est-ce qui vous pousse à vous occuper de cela ?

- Je ne sais pas. Ma morale peut-être.

- Et laquelle?

- La compréhension."

Tarrou se tourna vers la maison et Rieux ne vit plus son visage jusqu'au moment où ils furent chez le vieil asthmatique."

 

(Troisième partie)"je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés..." - Le scandale de la souffrance et de la mort de l'innocence suppliciée, frappée aveuglément par la peste, ici la mort n'est plus abstraction, mais une terrible réalité qui en dit long sur notre existence et nos réelles possibilités ou choix de la penser, colère et sourde révolte. La scène est crue, atroce, tragique. "Mon Dieu, sauvez cet enfant", mais l'enfant continuait de crier ...

 

"L'enfant, sorti de sa torpeur, se tournait convulsivement dans les draps. Le docteur Castel et Tarrou, depuis quatre heures du matin, se tenaient près de lui, suivant pas à pas les progrès ou les haltes de la maladie. A la tête du lit, le corps massif de Tarrou était un peu voûté. Au pied du lit, assis près de Rieux debout, Castel lisait, avec toutes les apparences de la tranquillité, un vieil ouvrage. Peu à peu, à mesure que le jour s'élargissait dans l'ancienne salle d'école, les autres arrivaient. Paneloux, d'abord, qui se plaça de l'autre côté du lit, par rapport à Tarrou, et adossé au mur. Une expression douloureuse se lisait sur son visage, et la fatigue de tous ces jours où il avait payé de sa personne avait tracé des rides sur son front congestionné. A son tour, Joseph Grand arriva. Il était sept heures et l'employé s'excusa d'être essoufflé. Il n'allait rester qu'un moment, peut-être savait-on déjà quelque chose de précis. Sans mot dire, Rieux lui montra l'enfant qui, les yeux fermés dans une face décomposée, les dents serrées à la limite de ses forces, le corps immobile, tournait et retournait sa tête de droite à gauche, sur le traversin sans draps. Lorsqu'il fit assez jour, enfin, pour qu'au fond de la salle, sur le tableau noir demeuré en place, on pût distinguer les traces d'anciennes formules d'équation, Rambert arriva. Il s'adossa au pied du lit voisin et sortit un paquet de cigarettes. Mais après un regard à l'enfant, il remit le paquet dans sa poche.

Castel, toujours assis, regardait Rieux par-dessus ses lunettes :

- "Avez-vous des nouvelles du père ?

- Non, dit Rieux, il est au camp d'isolement."

Le docteur serrait avec force la barre du lit où gémissait l'enfant. Il ne quittait pas des yeux le petit malade qui se raidit brusquement et, les dents de nouveau serrées, se creusa un peu au niveau de la taille, écartant lentement les bras et les jambes. Du petit corps, nu sous la couverture militaire, montait une odeur de laine et d'aigre sueur. L'enfant se détendit peu à peu, ramena bras et jambes vers le centre du lit et, toujours, aveugle et muet, parut respirer plus vite. Rieux rencontra le regard de Tarrou qui détourna les yeux.

Ils avaient déjà vu mourir des enfants puisque la terreur, depuis des mois, ne choisissait pas, mais ils n'avaient jamais encore suivi leurs souffrances minute après minute, comme ils le faisaient depuis le matin. Et, bien entendu, la douleur infligée à ces innocents n'avait jamais cessé de leur paraître ce qu'elle était en vérité, c'est-à-dire un scandale. Mais jusque là, du moins, ils se scandalisaient abstraitement, en quelque sorte, parce qu'ils n'avaient jamais regardé en face, si longuement, l'agonie d'un innocent. 

Justement l'enfant, comme mordu à l'estomac, se pliait à nouveau, avec un gémissement grêle. Il resta creusé ainsi pendant de longues secondes, secoué de frissons et de tremblements convulsifs, comme si sa frêle carcasse pliait sous le vent furieux de la peste et craquait sous les souffles répétés de la fièvre. La bourrasque passée, il se détendit un peu, la fièvre sembla se retirer et l'abandonner, haletant, sur une grève humide et empoisonnée où le repos ressemblait déjà à la mort. Quand le flot brûlant l'atteignit à nouveau pour la troisième fois et le souleva un peu, l'enfant se recroquevilla, recula au fond du lit dans l'épouvante de la flamme qui le brûlait et agita follement la tête, en rejetant sa couverture. De grosses larmes, jaillissant sous ses paupières enflammées, se mirent à couler sur son visage plombé, et, au bout de la crise, épuisé, crispant ses jambes osseuses et ses bras dont la chair avait fondu en quarante-huit heures, l'enfant prit dans le lit dévasté une pose de crucifié grotesque.

Tarrou se pencha et, de sa lourde main, essuya le petit visage trempé de larmes et de sueur. Depuis un moment, Castel avait fermé son livre et regardait le malade. Il commença une phrase, mais fut obligé de tousser pour pouvoir la terminer, parce que sa voix détonnait brusquement :

- "Il n'y a pas eu de rémission matinale, n'est-ce pas, Rieux ? "

Rieux dit que non, mais que l'enfant résistait depuis plus longtemps qu'il n'était normal. Paneloux, qui semblait un peu affaissé contre le mur, dit alors sourdement :

- "S'il doit mourir, il aura souffert plus longtemps."

Rieux se retourna brusquement vers lui et ouvrit la bouche pour parler, mais il se tut, fit un effort visible pour se dominer, et ramena son regard sur l'enfant.

La lumière s'enflait dans la salle. Sur les cinq autres lits, des formes remuaient et gémissaient, mais avec une discrétion qui semblait concertée. Le seul qui criât, à l'autre bout de la salle, poussait à intervalles réguliers de petites exclamations qui paraissaient traduire plus d'étonnement que de douleur. Il semblait que, même pour les malades, ce ne fût pas l'effroi du début. Il y avait même, maintenant, une sorte de consentement dans leur manière de prendre la maladie. Seul, l'enfant se débattait de toutes ses forces. Rieux qui, de temps en temps, lui prenait le pouls, sans nécessité d'ailleurs et plutôt pour sortir de l'immobilité impuissante où il était, sentait, en fermant les yeux, cette agitation se mêler au tumulte de son propre sang. Il se confondait alors avec l'enfant supplicié et tentait de le soutenir de toute sa force encore intacte. Mais une minute réunies, les pulsations de leurs deux cœurs se désaccordaient, l'enfant, lui échappait, et son effort sombrait dans le vide. Il lâchait alors le mince poignet et retournait à sa place.

Le long des murs peints à la chaux, la lumière passait du rose au jaune. Derrière la vitre, une matinée de chaleur commençait à crépiter. C'est à peine si on entendit Grand partir en disant qu'il reviendrait. Tous attendaient. L'enfant, les yeux toujours fermés, semblait se calmer un peu. Les mains, devenues comme des griffes, labouraient doucement les flancs du lit. Elles remontèrent, grattèrent la couverture près des genoux, et, soudain, l'enfant plia ses jambes, ramena ses cuisses près du ventre et s'immobilisa. Il ouvrit alors les yeux pour la première fois et regarda Rieux qui se trouvait devant lui. Au creux de son visage maintenant figé dans une argile grise, la bouche s'ouvrit et, presque aussitôt, il en sortit un seul cri continu, que la respiration nuançait à peine, et qui emplit soudain la salle d'une protestation monotone, discorde, et si peu humaine qu'elle semblait venir de tous les hommes à la fois. Rieux serrait les dents et Tarrou se détourna. Rambert s'approcha du lit près de Castel qui ferma le livre, resté ouvert sur ses genoux. Paneloux regarda cette bouche enfantine, souillée par la maladie, pleine de ce cri de tous les âges. Et il se laissa glisser à genoux et tout le monde trouva naturel de l'entendre dire d'une voix, un peu étouffée, mais distincte derrière la plainte anonyme qui n'arrêtait pas : "Mon Dieu, sauvez cet enfant."

Mais l'enfant continuait de crier et, tout autour de lui, les malades s'agitèrent. Celui dont les exclamations n'avaient pas cessé, à l'autre bout de la pièce, précipita le rythme de sa plainte jusqu'à en faire, lui aussi, un vrai cri, pendant que les autres gémissaient de plus en plus fort. Une marée de sanglots déferla dans la salle, couvrant la prière de Paneloux, et Rieux, accroché à sa barre de lit, ferma les yeux, ivre de fatigue et de dégoût.

Quand il les rouvrit, il trouva Tarrou près de lui.

- "Il faut que je m'en aille, dit Rieux. Je ne peux plus les supporter."

Mais brusquement, les autres malades se turent. Le docteur reconnut alors que le cri de l'enfant avait faibli, qu'il faiblissait encore et qu'il venait de s'arrêter. Autour de lui, les plaintes reprenaient, mais sourdement, et comme un écho lointain de cette lutte qui venait de s'achever. Car elle s'était achevée. Castel était passé de l'autre côté du lit et dit que c'était fini. La bouche ouverte, mais muette, l'enfant reposait au creux des couvertures en désordre, rapetissé tout d'un coup, avec des restes de larmes sur son visage.

Paneloux s'approcha du lit et fit les gestes de la bénédiction. Puis i ramassa ses robes et sortit par l'allée centrale. 

- "Faudra-t-il tout recommencer ?" demanda Tarrou à Castel.

Le vieux docteur secouait la tête.

- "Peut-être, dit-il, avec un sourire crispé. Après tout, il a longtemps résisté."

Mais Rieux quittait déjà la salle, d'un pas si précipite, et avec un tel air, que lorsqu'il dépassa Paneloux, celui-ci tendit le bras pour le retenir.

- "Allons, docteur", lui dit-il.

Dans le même mouvement emporté, Rieux se retourna et lui jeta avec violence :

- "Ah! celui-là, au moins, était innocent, vous le savez bien!"

Puis il se détourna et, franchissant les portes de la salle avec Paneloux, il gagna le fond de la cour d'école. Il s'assit sur un banc, entre les petits arbres poudreux, et essuya la sueur qui lui coulait déjà dans les yeux. Il avait envie de crier encore pour dénouer enfin le nœud violent qui lui broyait le cœur. La chaleur tombait lentement entre les branches des ficus. Le ciel bleu du matin se couvrait rapidement d'une taie blanchâtre qui rendait l'air plus étouffant. Rieux se laissa aller sur son banc. Il, regardait les branches, le ciel, retrouvant lentement sa respiration, ravalant peu à peu sa fatigue.

- "Pourquoi m'avoir parlé avec cette colère?, dit une voix derrière lui. Pour moi aussi, ce spectacle était insupportable."

Rieux se retourna vers Paneloux :

- "C'est vrai, dit-il. Pardonnez-moi. Mais la fatigue est une folie. Et il y a des heures dans cette ville où je ne sens plus que ma révolte.

- je comprends, murmura Paneloux. Cela est révoltant parce que cela passe notre mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre."

Rieux se redressa d'un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion dont il était capable, et secouait la tête.

- "Non, mon père, dit-il. Je me fais une autre idée de l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés."

Sur le visage de Paneloux, une ombre bouleversée passa.

- "Ah! docteur, fit-il avec tristesse, je viens de comprendre ce qu'on appelle la grâce."

Mais Rieux s'était laissé aller de nouveau sur son banc. Du fond de sa fatigue revenue, il répondit avec plus de douceur :

- "C'est ce que je n'ai pas, je le sais. Mais je ne veux pas discuter cela avec vous. Nous travaillons ensemble pour quelque chose qui nous réunit au delà des blasphèmes et des prières. Cela seul est important."

Paneloux s'assit près de Rieux. Il avait l'air ému.

- "Oui, dit-il, oui, vous aussi vous travaillez pour le salut de l'homme."

Rieux essayait de sourire.

- "Le salut de l'homme est un trop grand mot pour moi. Je ne vais pas si loin. C'est sa santé qui m'intéresse, sa santé d'abord."

Paneloux hésita.

- "Docteur", dit-il.

Mais il s'arrêta.. Sur son front aussi la sueur commençait à ruisseler. Il murmura : "Au revoir" et ses yeux brillaient quand il se leva. Il allait partir quand Rieux, qui réfléchissait, se leva aussi et fit un pas vers lui.

- "Pardonnez-moi encore, dit-il. Cet éclat ne se renouvellera plus."

Paneloux tendit sa main et dit avec tristesse :

- "Et pourtant je ne vous ai pas convaincu!

- Qu'est-ce que cela fait? dit Rieux. Ce que je hais, c'est la mort et le mal, vous le savez bien. Et que vous le vouliez ou non, nous sommes ensemble pour les souffrir et les combattre."

Rieux retenait la main de Paneloux.

- "Vous voyez, dit-il en évitant de le regarder, Dieu lui-même ne peut maintenant nous séparer."

 

(Troisième partie) - Pouvons-nous continuer à vivre dans la peste et cesser de tout aimer? ...

 

"Le vent se levait à nouveau et Rieux sentit qu'il était tiède sur sa peau. Tarrou se secoua :

- "Savez-vous, dit-il, ce que nous devrions faire pour l'amitié?

- Ce que vous voulez, dit Rieux.

- Prendre un bain de mer. Même pour un futur saint, c'est un plaisir digne."

Rieux souriait.

- "Avec nos laissez-passer, nous pouvons aller sur la jetée. A la fin c'est trop bête de ne vivre que dans la peste. Bien entendu, un homme doit se battre pour les victimes. Mais s'il cesse de rien aimer par ailleurs, à. quoi sert qu'il se batte ?

- Oui, dit Rieux, allons-y."

Un moment après, l'auto s'arrêtait près des grilles du port. La lune s'était levée. Un ciel laiteux projetait partout des ombres pâles. Derrière eux s'étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d'y arriver, l'odeur d 'iode et des algues leur annonça la mer. Puis ils l'entendirent.  

Elle sifflait doucement aux pieds des grands blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête. Ils s'installèrent sur les rochers tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d'un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n'oubliait rien, pas même l'assassinat. 

Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d'abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d'automne qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait régulièrement. Le battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement d'écume, l'eau fuyait le long de ses bras pour se coller a ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d'étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement un bruit d'eau battue, étrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui et il dut précipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s'arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer. 

Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils avaient le même cœur et le souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu'il fallait maintenant recommencer."

 


1948 - L'Etat de Siège

Pièce de théâtre écrite par Albert Camus en 1948 et qui traite de la mise en place d'un régime totalitaire par l'instrumentalisation de la peur. Annoncée par une comète, Ia peste apparaît dans Cadix sous les traits d'un gros homme, suivi par sa secrétaire, la mort. Il oblige le gouverneur à lui céder sa place au terme d'un accord mutuel et librement conclu. Puis les portes de la ville se referment : le ministère du fléau commence. Il se manifeste d'abord par le règne du règlement absurde, de l'arbitraire et de la peur. A la grande joie de Nada, le nihiliste, plus personne ne se comprend, les mots perdent leur sens. Mais Diego l'étudiant est le premier dans la révolte à surmonter sa peur. Dès lors la peste est sans pouvoir sur lui. Sous sa direction la résistance s'organise, les hommes relèvent le front et déjà le fléau recule quand on apporte sur une civière la fiancée de Diego, Victoria. La peste propose au jeune homme de la guérir et de les laisser fuir tous les deux s'ils le laissent régner dans la ville. Diego refuse le marché : il restera parmi les siens. Mais sa mort ressuscite Victoria et délivre Cadix. 

 

1949 – Les Justes

 "La liberté est un bagne aussi longtemps qu'un seul homme est asservi sur la terre. J'étais libre et je ne cessais de penser à la Russie et à ses esclaves."

Dans sa pièce Les Justes, Camus met en scène un groupe de jeunes révoltés qui projettent un attentat, en 1905, à Moscou. Créée en 1959, cette pièce pose la question de l’engagement, de la légitimité de l’action révolutionnaire. Camus soulève le problème des limites de l’action violente, des conditions dans lesquelles elle peut être considérée comme « juste ». Pour lui, c’est la solidarité avec les autres et la compassion qui donnent un sens à la révolte. 

L'action se passe donc en Russie au début de notre siècle. Le Parti Socialiste Révolutionnaire a décidé d'exécuter à la bombe le grand-duc Serge pour hâter la libération du peuple russe. Trois terroristes de l'Organisation de combat apparaissent au premier plan : Yvan Kaliayev, qui croit à la beauté et à la joie et n'accepte de tuer que pour donner une chance à la vie, Stepan Fedorov, qui lui ne croit plus qu'à la haine, et Dora Doulebov, une jeune fille qui n'a pas renoncé à son coeur dans son amour de la justice. C'est Kaliayev qui doit lancer la bombe, mais au moment de la jeter il aperçoit dans la calèche les neveux du grand-duc et il suspend son geste. L'attentat est remis malgré Stepan qui estime que "la terreur ne convient pas aux délicats". Et quelques jours plus tard Kaliayev tue le grand-duc. Arrêté, il reçoit la visite, dans sa prison, de la grande duchesse qui lui dit qu'elle demandera sa grâce afin que Dieu le sauve. Mais Kaliayev le lui défend. Skouratov, directeur du département de la police, lui annonce que, s'il ne dénonce pas ses amis, il publiera le lendemain dans les journaux la nouvelle de son entrevue avec la grande duchesse et l'aveu de son repentir. Kaliayev lui dit que ses amis n'y croiront pas. Mais ceux-ci, malgré tout, s'interrogent sur son comportement - s'est-il oui ou non repenti et a-t-il demandé sa grâce au tsar ? - quand Stepan vient leur annoncer son exécution. Il n'a donc pas trahi. Dora qui n'attend plus que de mourir sur le même échafaud que son ami obtient d'être la première à lancer la prochaine bombe.


1951 – L’Homme révolté 

 «Je me révolte, donc nous sommes», affirme Albert Camus. La révolte est le seul moyen de dépasser l'absurde. Mais le véritable sujet de L'homme révolté est comment l'homme, au nom de la révolte, s'accommode du crime, comment la révolte a eu pour aboutissement les États policiers et concentrationnaires du XXe siècle. Comment l'orgueil humain a-t-il dévié? De violentes polémiques ont accompagné la sortie de cet essai. Les contemporains de Camus n'étaient pas mûrs pour admettre des vérités qui s'imposent désormais et mettent L'homme révolté en pleine lumière de l'actualité.

Toute l'oeuvre de Camus est hantée par l'absurde et la révolte. Mais ce qui n'était qu'essai littéraire (Noces, l'Été, le Mythe de Sisyphe, l'Étranger) devient, avec l'Homme révolté, une interrogation philosophique. La révolte est totale: contre la mort, la maladie, la misère, contre toutes les formes de sagesse (cf . Caligula). Mais quand on observe sa nature intime, la révolte apparaît comme sous-tendue par la soif d'absolu, par le goût du sacré, de la permanence. Camus reconnaît pourtant que cette soif reste à jamais inassouvie. Après avoir examiné l'oeuvre de Proust et celle de Nietzsche, après avoir analysé la littérature russe dans son aspect nihiliste et révolutionnaire, Albert Camus en arrive à un relativisme qui se veut rassurant, mais dans lequel on ne manque pas de sentir une désillusion totale. Face à son désir d'absolu, l'homme est démuni. La seule façon de vivre est d'accepter notre humanité telle qu'elle est, c'est-à-dire fragmentaire et souffrante dans son être.

 

"Qu'est-ce qu'un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce « non » ? Il signifie, par exemple, « les choses ont trop duré », « jusque-là oui, au-delà non », « vous allez trop loin », et encore, « il y a une limite que vous ne dépasserez pas ». En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On retrouve la même idée de limite dans ce sentiment du révolté que l'autre « exagère », qu'il étend son droit au-delà d'une frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d'un bon droit, plus exactement l'impression, chez le révolté, qu'il est « en droit de... ». La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en lui quelque chose qui « vaut la peine de... », qui demande qu'on y prenne garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre. En même temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu'il le maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien et, dans certains cas, c'est ne désirer rien en effet. Le désespoir, comme l'absurde, juge et désire tout, en général, et rien, en particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. S'agit-il au moins d'une valeur ? Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu'il y a dans l'homme quelque chose à quoi l'homme peut s'identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu'ici n'était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d'insurrection, l'esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu'il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l'impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s'étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L'esclave, à l'instant où il rejette l'ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l'état d'esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu'il n'était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu'il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en égal. Ce qui était d'abord une résistance irréductible de l'homme devient l'homme tout entier qui s'identifie à elle et s'y résume. Cette part de lui-même qu'il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste, et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l'es-clave se jette d'un coup (« puisque c'est ainsi... ») dans le Tout ou Rien. La conscience vient au jour avec la révolte. Mais on voit qu'elle est conscience, en même temps, d'un tout, encore assez obscur, et d'un « rien » qui annonce la possibilité de sacrifice de l'homme à ce tout. Le révolté veut être tout, s'identifier totalement à ce bien dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu'il soit, dans sa personne, reconnu et salué - ou rien, c'est-à-dire se trouver définitivement déchu par la force qui le domine. À la limite, il accepte la déchéance dernière qui est la mort, s'il doit être privé de cette consécration exclusive qu'il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux....."

 

1956 – La Chute 

 «Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation... J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui s'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement.»

"La Chute", roman insolite qui prend la forme d’un monologue dramatique, est directement inspirée par ce climat d’incompréhension et d’accusation. Mais au-delà de l’ironie et des sarcasmes de Jean-Baptiste Clamence, ce «prophète vide pour temps médiocres», cet «homme de notre temps» au «lyrisme cellulaire», qui exerce les étranges fonctions de «juge-pénitent», et, par l’aveu de sa culpabilité, veut entraîner son interlocuteur muet – ou son lecteur – à sa propre confession, Camus exprime une fois encore sa nostalgie de l’innocence et de la communion entre les êtres, dans un monde où chacun rêve de pouvoir, et où «le dialogue» a été «remplacé par le communiqué».

 

"Sans doute, je faisais mine, parfois, de prendre la vie au sérieux. Mais, bien vite, la frivolité du sérieux lui-même m’apparaissait et je continuais seulement de jouer mon rôle, aussi bien que je pouvais. Je jouais à être efficace, intelligent, vertueux, civique, indigné, indulgent, solidaire, édifiant… Bref, je m’arrête, vous avez déjà compris que j’étais comme mes Hollandais qui sont là sans y être : j’étais absent au moment où je tenais le plus de place. Je n’ai vraiment été sincère et enthousiaste qu’au temps où je faisais du sport, et, au régiment, quand je jouais dans les pièces que nous représentions pour notre plaisir. Il y avait dans les deux cas une règle du jeu, qui n’était pas sérieuse, et qu’on s’amusait à prendre pour telle. Maintenant encore, les matches du dimanche, dans un stade plein à craquer, et le théâtre, que j’ai aimé avec une passion sans égale, sont les seuls endroits du monde où je me sente innocent. Mais qui admettrait qu’une pareille attitude soit légitime quand il s’agit de l’amour, de la mort et du salaire des misérables ? Que faire pourtant ? Je n’imaginais l’amour d’Yseult que dans les romans ou sur une scène. Les agonisants me paraissaient parfois pénétrés de leurs rôles. Les répliques de mes clients pauvres me semblaient toujours conformes au même canevas. Dès lors, vivant parmi les hommes sans partager leurs intérêts, je ne parvenais pas à croire aux engagements que je prenais. J’étais assez courtois, et assez indolent, pour répondre à ce qu’ils attendaient de moi dans mon métier, ma famille ou ma vie de citoyen, mais, chaque fois, avec une sorte de distraction, qui finissait par tout gâter. J’ai vécu ma vie entière sous un double signe et mes actions les plus graves ont été souvent celles où j’étais le moins engagé. N’était-ce pas cela, après tout, que, pour ajouter à mes bêtises, je n’ai pu me pardonner, qui m’a fait regimber avec le plus de violence contre le jugement que je sen- tais à l’œuvre, en moi et autour de moi, et qui m’a obligé à cher- cher une issue ? Pendant quelque temps, et en apparence, ma vie continua comme si rien n’était changé. J’étais sur des rails et je roulais. Comme par un fait exprès, les louanges redoublaient autour de moi. Justement, le mal vint de là. Vous vous rappelez : « Mal- heur à vous quand tous les hommes diront du bien de vous ! » Ah ! celui-là parlait d’or ! Malheur à moi ! La machine se mit donc à avoir des caprices, des arrêts inexplicables. 

C’est à ce moment que la pensée de la mort fit irruption dans ma vie quotidienne. Je mesurais les années qui me séparaient de ma fin. Je cherchais des exemples d’hommes de mon âge qui fussent déjà morts. Et j’étais tourmenté par l’idée que je n’aurais pas le temps d’accomplir ma tâche. Quelle tâche ? Je n’en savais rien. À franchement parler, ce que je faisais valait-il la peine d’être continué ? Mais ce n’était pas exactement cela. Une crainte ridicule me poursuivait, en effet : on ne pouvait mourir sans avoir avoué tous ses mensonges. Non pas à Dieu, ni à un de ses représentants, j’étais au-dessus de ça, vous le pensez bien. Non, il s’agissait de l’avouer aux hommes, à un ami, ou à une femme aimée, par exemple. Autrement, et n’y eût-il qu’un seul mensonge de caché dans une vie, la mort le rendait défini- tif. Personne, jamais plus, ne connaîtrait la vérité sur ce point puisque le seul qui la connût était justement le mort, endormi sur son secret. Ce meurtre absolu d’une vérité me donnait le vertige. Aujourd’hui, entre parenthèses, il me donnerait plutôt des plaisirs délicats. L’idée, par exemple, que je suis seul à con- naître ce que tout le monde cherche et que j’ai chez moi un objet qui a fait courir en vain trois polices est purement délicieuse. Mais laissons cela. À l’époque, je n’avais pas trouvé la recette et je me tourmentais. Je me secouais, bien sûr. Qu’importait le mensonge d’un homme dans l’histoire des générations et quelle prétention de vouloir amener dans la lumière de la vérité une misérable tromperie, perdue dans l’océan des âges comme le grain de sel dans la mer ! Je me disais aussi que la mort du corps, si j’en jugeais par celles que j’avais vues, était, par elle-même, une punition suffisante et qui absolvait tout. On y gagnait son salut (c’est-à- dire le droit de disparaître définitivement) à la sueur de l’agonie. Il n’empêche, le malaise grandissait, la mort était fidèle à mon chevet, je me levais avec elle, et les compliments me de- venaient de plus en plus insupportables. Il me semblait que le mensonge augmentait avec eux, si démesurément, que jamais plus je ne pourrais me mettre en règle. 

Un jour vint où je n’y tins plus. Ma première réaction fut désordonnée. Puisque j’étais menteur, j’allais le manifester et jeter ma duplicité à la figure de tous ces imbéciles avant même qu’ils la découvrissent. Provoqué à la vérité, je répondrai au dé- fi. Pour prévenir le rire, j’imaginai donc de me jeter dans la dérision générale. En somme, il s’agissait encore de couper au jugement. Je voulais mettre les rieurs de mon côté ou, du moins, me mettre de leur côté. Je méditais par exemple de bousculer des aveugles dans la rue, et à la joie sourde et imprévue que j’en éprouvais, je découvrais à quel point une partie de mon âme les détestait ; je projetais de crever les pneumatiques des petites voitures d’infirmes, d’aller hurler « sale pauvre » sous les échafaudages où travaillaient les ouvriers, de gifler des nourrissons dans le métro. Je rêvais de tout cela et n’en fis rien, ou, si je fis quelque chose d’approchant, je l’ai oublié. Toujours est-il que le mot même de justice me jetait dans d’étranges fureurs. Je continuais, forcément, de l’utiliser dans mes plaidoiries. Mais je m’en vengeais en maudissant publiquement l’esprit d’humanité ; j’annonçais la publication d’un manifeste dénonçant l’oppression que les opprimés faisaient peser sur les honnêtes gens. Un jour où je mangeais de la langouste à la terrasse d’un restaurant et où un mendiant m’importunait, j’appelai le patron pour le chasser et j’applaudis à grand bruit le discours de ce justicier : « Vous gênez, disait-il. Mettez-vous à la place de ces messieurs-dames, à la fin ! » Je disais aussi, à qui voulait l’entendre, mon regret qu’il ne fût plus possible d’opérer comme un propriétaire russe dont j’admirais le caractère : il faisait fouetter en même temps ceux de ses paysans qui le saluaient et ceux qui ne le saluaient pas pour punir une audace qu’il jugeait dans les deux cas également effrontée. "

 

1957 - L’exil et le royaume, nouvelles 

C'est la dernière oeuvre de Camus publiée de son vivant. Ce recueil de nouvelles brise le long silence qui, selon Roger Quilliot (cf. Edition de La Pléiade des Oeuvres complètes de Camus, tome I), traduisait une crise chez Camus, un certain tarissement de son œuvre. Camus semblait préparer d'autres projets, dont il ne reste que Le Premier Homme, inachevé, mais publié en 1995. Le recueil est composé de six nouvelles : "La Femme adultère", "Le Renégat ou un esprit confus", "Les Muets", "l’Hôte", "Jonas ou l’artiste au travail" et "La Pierre qui pousse".

 

(La Femme adultère) "Une mouche maigre tournait, depuis un moment, dans l'autocar aux glaces pourtant relevées. Insolite, elle allait et venait sans bruit, d'un vol exténué. Janine la perdit de vue, puis la vit atterrir sur la main immobile de son mari. Il faisait froid. La mouche frissonnait à chaque rafale du vent sableux qui crissait contre les vitres. Dans la lumière rare du matin d'hiver, à grand bruit de tôles et d'essieux, le véhicule roulait, tanguait, avançait à peine. Janine regarda son mari. Des épis de cheveux grisonnants plantés bas sur un front serré, le nez large, la bouche irrégulière, Marcel avait l'air d'un faune boudeur. À chaque défoncement de la chaussée, elle le sentait sursauter contre elle. Puis il laissait retomber son torse pesant sur ses jambes écartées, le regard fixe, inerte de nouveau, et absent. Seules, ses grosses mains imberbes, rendues plus courtes encore par la flanelle grise qui dépassait les manches  de chemise et couvrait les poignets, semblaient en action. Elles serraient si fortement une petite valise de toile, placée entre ses genoux, qu’elles ne paraissaient pas sentir la course hésitante de la mouche. Soudain, on entendit distinctement le vent hurler et la brume minérale qui entourait l’autocar s’épaissit encore. Sur les vitres, le sable s’abattait maintenant par poignées comme s’il était lancé par des mains invisibles. La mouche remua une aile frileuse, fléchit sur ses pattes, et s’envola. L’autocar ralentit et sembla sur le point de stopper. Puis le vent parut se calmer, la brume s’éclaircit un peu et le véhicule reprit de la vitesse. Des trous de lumière s’ouvraient dans le paysage noyé de poussière. Deux ou trois palmiers grêles et blanchis, qui semblaient découpés dans du métal, surgirent dans la vitre pour disparaître l’instant d’après. -Quel pays ! dit Marcel.

L’autocar était plein d’Arabes qui faisaient mine de dormir, enfouis dans leurs burnous. Quelques-uns avaient ramené leurs pieds sur la banquette et oscillaient plus que les autres dans le mouvement de la voiture. Leur silence, leur impassibilité finissaient par peser Janine ; il lui semblait qu’elle voyageait depuis des jours avec cette escorte muette. Pourtant, le car était parti à l’aube, du terminus de la voie ferrée, et, depuis deux heures, dans le matin froid, il progressait sur un plateau pierreux, désolé, qui, au départ du moins, étendait ses lignes droites jusqu’à des horizons rougeâtres. Mais le vent s’était levé et, peu à peu, avait avalé l’immense étendu. A partir de ce moment, les passagers n’avaient plus rien vu ; l’un après l’autre, ils s’étaient tus et ils avaient navigué en silence dans une sorte de nuit blanche essuyant parfois leurs lèvres et leurs yeux irrités par le sable qui s’infiltrait dans la voiture. « Janine ! » Elle sursauta à l’appel de son mari. Elle pensa une fois de plus combien ce prénom était ridicule, grande et forte comme elle était. Marcel voulait savoir où se trouvait la mallette d’échantillons. Elle explora du pied l’espace vide sous la banquette et rencontra un objet dont elle décida qu’il était la mallette. Elle ne pouvait se baisser, en effet, sans étouffer un peu. Au collège pourtant, elle était première en gymnastique, son souffle était inépuisable. Y avait-il si longtemps de cela ? Vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans n’étaient rien puisqu’il lui semblait que c’était hier qu’elle hésitait entre la vie libre et le mariage, hier encore qu’elle pensait avec angoisse à ce jour où, peut-être, elle vieillirait seule. Elle n’était pas seule, et cet étudiant en droit qui ne voulait jamais la quitter se trouvait maintenant à ses côtés. Elle avait fini par l'accepter, bien qu'il fût un peu petit et qu'elle n'aimât pas beaucoup son rire avide et bref, ni ses yeux noirs trop saillants. Mais elle aimait son courage à vivre, qu'il partageait avec les Français de ce pays. Elle aimait aussi son air déconfit quand les événements, ou les hommes, trompaient son attente. Surtout, elle aimait être aimée, et il l'avait submergée d'assiduités. À lui faire sentir si souvent qu'elle existait pour lui, il la faisait exister réellement. Non, elle n'était pas seule... "

 

"Le premier Homme" (inachevé, publié en 1994)
"Le Premier homme" est un roman inachevé, le roman auquel travaillait Camus au moment de mourir, un roman aux accents autobiographiques qui relate les réflexions d'un personnage, alter ego romancé de Camus, Jacques Cormery, un homme de 40 ans qui retourne dans son Algérie natale d'avant guerre sur les traces de son enfance,  y retrouve sa mère, une femme encore belle, mais sourde et distante, et la tombe de son père, un père qu'il n'a pas connu, mort au tout début de la première guerre mondiale, qui n'a cessé de le hanter, qui a peut-être tenu sa main d'écrivain : à 40 ans, il semble reconnaître "qu'il a besoin de quelqu'un qui lui montre la voie et lui donne blâme ou louange"....

"Quand il réfléchissait, Jacques se rendait compte que c'était de ce vieil instituteur perdu maintenant de vue qu'il avait appris le plus de choses sur son père. Mais rien de plus, sinon dans le détail, que ce que le silence de sa mère lui avait fait deviner. Un homme dur, amer, qui avait travaillé toute sa vie, avait tué sur commande, accepté tout ce qui ne pouvait s'éviter, mais qui, quelque part en lui-même, refusait d'être entamé. Un homme pauvre enfin. Car la pauvreté ne [se] choisit pas, mais elle peut se garder. Et il essayait d'imaginer, avec le peu qu'il savait par sa mère, le même homme, neuf ans plus tard, marié, père de deux enfants, ayant conquis une situation un peu meilleure et rappelé à Alger pour la mobilisation, le long voyage de nuit avec la femme patiente et les enfants insupportables, la séparation à la gare et puis, trois jours après, dans le petit appartement de Belcourt, son arrivée soudaine dans le beau costume rouge et bleu à culottes bouffantes du régiment des zouaves, suant sous la laine épaisse, dans la chaleur de juillet, le canotier à la main, parce qu`il n'y avait ni chéchia ni casque, après avoir quitté clandestinement le dépôt sous les voûtes des quais, et couru pour venir embrasser ses enfants et sa femme, avant l'embarquement du soir pour la France qu'il n'avait jamais vue, sur la mer qui ne l'avait jamais porté, et il les avait embrassés, fortement, brièvement, et il était reparti du même pas, et la femme au petit balcon lui avait fait un signe auquel il avait répondu en pleine course, se retournant pour agiter le canotier, avant de se remettre à courir dans la rue grise de poussière et de chaleur et de disparaître devant le cinéma, plus loin, dans la lumière éclatante du matin pour ne plus jamais revenir.
Le reste, il fallait l'imaginer. Non pas à travers ce que pouvait lui dire sa mère, qui ne pouvait même pas avoir l'idée de l'histoire ni de la géographie, qui savait seulement qu'elle vivait sur de la terre près de la mer, que la France était de l'autre côté de cette mer qu'elle non plus n'avait jamais parcourue, la France étant d'ailleurs un lieu obscur perdu dans une nuit indécise où l'on abordait par un port appelé Marseille qu'elle imaginait comme le port d'Alger, où brillait une ville qu'on disait très belle et qui s'appelait Paris, où enfinn se trouvait une région appelée l'Alsace dont venaient les parents de son mari qui avaient fui, il y avait longtemps de cela, devant des ennemis appelés Allemands pour s'installer en Algérie...."

Carnets I, II, III. Mai 1935 - décembre 1959 

 Dans ses Carnets, Albert Camus se confronte au monde autant qu’à lui-même. Curieux de tous et de tout, il raconte une anecdote, épingle une sensation, fixe pour y revenir idées et citations. Le premier volume rassemble les notes prises de 1935 à 1942, alors qu’Albert Camus rédige, entre autres livres, Noces, L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe. 

Entre 1942 et 1951, Albert Camus rédige, entre autres, La Peste, Les Justes et L’Homme révolté. Le deuxième volume des Carnets témoigne de ces créations en devenir, il accueille aussi les instants essentiels d’une vie et l’histoire en train de se faire – l’épuration, la guerre froide.... S’y révèlent une conscience en action, un homme dans toute sa fragilité, épris de beauté. 

Entre 1951 et 1959, Albert Camus écrit L’Été, La Chute, L’Exil et le royaume. Il réagit aux polémiques déclenchées par L’Homme révolté, à la tragédie de la guerre d’Algérie, voyage en Italie et en Grèce, reçoit le prix Nobel… Ses Carnets témoignent de son désir d’harmonie, auquel il tend «à travers les chemins les plus raides, les désordres, les luttes».

 

ALBERT CAMUS, Discours de Suède

Discours de réception du Prix Nobel de littérature,

prononcé à Oslo, le 10 décembre 1957

"...Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m'obligeait particulièrement à porter, tel que j'étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment ou s'installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, à l'Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd'hui élever leurs fils et leurs oeuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimistes. Et je suis même d'avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l'époque. Mais il reste que la plupart d'entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire. Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se dé- fasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée  jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l'occasion, sait mourir sans haine pour lui. C'est elle qui mérite d'être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C'est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l'honneur que vous venez de me faire ..."