Generación del 36 - Camilo José Cela (1916-2002) - Carmen Laforet (1921-2004) - Gonzalo Torrente Ballester (1910-1999) - Miguel Delibes (1920-2010) - Antonio Buero Vallejo (1916-2000) - Ramón J. Sender (1901-1982) - Juan Gil-Albert (1906-1994) - Max Aub (1903-1972) - ...
Last update: 01/15/2017

 

Camilo José Cela, Carmen Laforet, Gonzalo Torrente Ballester, Miguel Delibes, Antonio Buero Vallejo, Miguel Hernández, Luis Romero ont tous moins ou aux environs d'une vingtaine d'années en 1936 et tous ont connu directement la Guerre civile qui déchire l'Espagne entre 1936 et 1939, puis les années noires (la "Noche negra") qui s'étendront jusqu'en 1959.
La guerre civile et l'instauration du régime franquiste bouleversent totalement les données de la création artistique en Espagne.

La mort de Lorca et d'autres écrivains, comme Miguel Hernández, l'exil de beaucoup d'autres (Rafael Alberti, Ramón Sender, etc.) signifient la rupture de la continuité littéraire. Seuls Azorin, Baroja et des traductions d'oeuvres étrangères dominent le début des années quarante. En 1942, la guerre civile devient un sujet tabou. Par ailleurs, le régime met en place un système de censure très répressif, et impose à tous les secteurs de la culture une orientation conforme à l'idéologie du parti unique, la Phalange.

Rien d'étonnant, donc, à ce qu'une des premières caractéristiques de la vie littéraire espagnole après la guerre civile soit la remise à l'honneur des écrivains du passé. José García Nieto (1914-2001) ou Dionisio Ridruejo (1912-1975) pratiquent une poésie intemporelle dont la sérénité est sans rapport avec le climat tendu qui règne dans le pays. Un mot clef, escapismo (fuite devant les réalités, refus de l'engagement), servira plus tard dans les débats autour de la littérature pour caractériser cette attitude qu'on retrouve tout particulièrement dans le théâtre où ce sont les gloires finissantes du début du siècle (Jacinto Benavente, Eduardo Marquina, les frères Quintero) qui tiennent le plus souvent le haut de l'affiche au titre de la modernité. Ces vieux dramaturges, ainsi que des auteurs plus jeunes comme Alfonso Paso, Juan Ignacio Luca de Tena ou Edgar Neville, fournissent un théâtre de distraction, très conventionnel, et d'autant plus inoffensif que le public auquel il s'adresse est de toute façon restreint à la bourgeoisie aisée de Madrid et de Barcelone.
(Joan Miró (1893-1983), Nature morte au vieux soulier, 1936)

 

1936-1939 - La "Guerra civil" débute le 18 juillet 1936 - particulièrement meurtrière, cette guerre opposent près de 800 000 nationalistes et un nombre équivalent de républicains. Suivent l'assassinat le 19 août de Federico García Lorca par les milices franquistes, l'intervention des brigades internationales pour soutenir les Républicains en novembre, le bombardement de Guernica le 26 avril 1937, pour voir Franco s'imposer en 1939 avec la chute de Barcelone (26 janvier), l'internement de l'armée républicaine en France (5 février) et le blocage de la flotte à Bizerte (27 février). La dictature est instaurée le 1er avril 1939 dans un pays totalement ruiné : on dénombre plus d'un million de victimes (145 000 morts, 134 000 fusillés, des représailles inexpiables des deux côtés, 630 000 morts de maladie, plus de 400 000 exilés). Et de 1939 à 1944, plus de cent mille personnes seront exécutés et deux cent milles contraintes à l'exil...

(José García Narezo (1922-1994), Defensa de Madrid, 1937 . Arte y Guerra Civil Museu)

 

1939-1945 (posguerra) - L'autarcie et un alignement très partiel sur les puissances de l'Axe marquent cette période qui voit le régime franquiste écarter progressivement les phalangistes les plus radicaux au profit des conservateurs plus traditionnels...

La Retirada (janvier - février 1939) - l'émigration vers la France s'accélère après la bataille de l'Èbre et dans les mois suivants, devient massif après la chute de Barcelone le 26 janvier 1939 (jusqu'à 465 000 exilés). Mais cette émigration atteint aussi l'Afrique du Nord et l'instauration du régime de Vichy en 1940 accroît particulièrement les difficultés d'existences des républicains espagnols en France (12 000 républicains espagnols seront acheminés vers des camps de concentration ou de travail entre août 1940 et mai 1945). La Génération de 27 sera aussi dispersée non seulement en Europe mais aussi en Amérique, près de 20000 vers le Mexique, mais aussi l'Argentine, le Venezuela, la Colombie, Cuba et les Etats-Unis..  La police franquiste continuera à poursuivre après la guerre les opposants et la "posguerra" se poursuivra de 1945 au début des années soixante...

 

Les exilés....

Ramón J. Sender (1901-1982), né à Chalamera (Huesca), est un précurseur du réalisme social; auteur reconnu de "Mister Witt en el cantón" (1935), qui évoque les temps arnarchiques de la Première République, il doit s'exiler en 1939 au Mexique et s'installer définitivement aux États-Unis en 1949 pour occuper une chaire de littérature espagnole. Il y écrit nombre d'œuvres dédiées à la guerre civile, comme "Contraataque" (1938), "El rey y la reina" (1947), "Los cinco libros de Ariadna" (1957) et "Réquiem por un campesino español" (1960).

 

 

Juan Gil-Albert (1906-1994),né à Alcoy (Alicante) est un essayiste et un poète ("Misteriosa presencia", "Candente horror") contraint à l'exil en 1939, au Mexique. Il retourne en Espagne en 1947 pour y mener une existence totalement retirée de toute vie publique, ponctuée d'une célèbre lecture en 1953 de son poème "Elegia a una de campo" (Valence), et d'une anthologie poétique en 1972 qui l'impose bien tardivement au public espagnol ("Fuentes de la constancia").

Max Aub (1903-1972), poète et écrivain, eut un parcours des plus atypiques, français et allemand, né à Paris, allemand par son père et français par sa mère, vit en Espagne dès 1913 et acquiert la nationalité espagnole, écrit en espagnol (Luis Álvarez Petrena, 1934), combat pour la République, est déporté puis s'exile au Mexique (1942) où il écrit une oeuvre abondante et exhubérante : une tétralogie sur la guerre civile, restée une référence tant il brosse avec minutie ces luttes fratricides et sanglantes ("El laberinto mágico",1943-1963: Campo cerrado, Campo de sangre, Campo abierto, Campo del moro), un roman sur l'avant-guerre, "Las Buenas Intenciones" (1959), un récit des plus barroques ("Qui n'a pas un jour de sa vie envie de tuer l'autre"), "Crimenes ejemplares" (1956) et, surtout, "Jusep Torres Campalans" (1958), son chef-d'œuvre, biographie imaginaire d'un peintre, où l'on retrouve du Picasso et toute la problématique de l'art contemporain du début du siècle. Il a fait partie de la délégation espagnole républicaine qui entrera en contact avec Pablo Picasso et lui commandera pour le compte du gouvernement républicain le fameux "Guernica", exposé le 12 juillet 1937 à Paris, à côté de la célèbre sculpture "La Montserrat" de Julio Gonzalez (1876-1942).

 

En 1942, l'Espagne est doublement isolée du reste du monde, par sa Guerre civile et par son retrait de la Seconde Guerre mondiale, et c'est dans ce climat très sombre que sont publiés Camilo José Cela, "La familia de Pascual Duarte" (1942), Gonzalo Torrente Ballester, "Javier Mariño" (1943), Carmen Laforet, "Nada" (1944), Miguel Delibes, "La sombra del ciprés es alargada" (1947)..

(Jose Gutierrez Solana)

1945-1957 - Après sa condamnation en décembre 1946 par une résolution des Nations Unies et l'instauration d'un boycott international, les années d'après-guerre sont marquées par une régression importante en matière d'économie. En 1947, l’Espagne est un royaume sans roi dont Franco est le régent. L'Espagne va progressivement amorcer une certaine libéralisation sous la double contrainte de l'aide économique américaine (la guerre froide permet en effet à Franco de bénéficier du plan Marshall en 1950) et du début du tourisme européen. Mais il faudra attendre le milieu des années 1950 pour que s'effrite réellement les conservatismes sociaux et politiques...


Camilo José Cela (1916-2002)
 Le prix Nobel de littérature attribué en 1989 à Camilo José Cela le distingue "pour la richesse et la puissance expressive de son art de prosateur, qui incarne, avec une compassion maîtrisée, une vision provocante de la détresse humaine". Dans l'univers multiple de cet écrivain prolifique, le premier centre d'intérêt, écrira-t-on, est toujours humain : "Ce qui nous intéresse est tout autour de nous, à côté, au-dessus, en dessous. Ce qui nous intéresse, ce sont ces hommes qui rugissent, ces femmes hiératiques, cet enfant qui rit, cette fillette effarouchée..."

Né à Iria-Flavia, village près de Padrón (La Coruña), en Galice, d'un père espagnol et d'une mère anglaise, Camilo José Cela voit ses études interrompues à Madrid par la guerre civile. La publication en 1942, de « la Famille de Pascual Duarte » scellera sa consécration définitive, malgré et à cause de l’énorme scandale soulevé par sa truculence et sa crudité. Ce titre sera suivi d’autres œuvres tout aussi importantes, comme « La Colmena » (1951), une formidable mosaïque du Madrid misérable des premières années de l’après-guerre.

D'un profond pessimisme sur la nature humaine, Cela met en scène l'atrocité parfois bestiale de nos existences,  mise en scène poétisée, travaillée et retravaillée formellement, et qui n'est pas, au fond, dénuée d'un immense sentiment de compassion à notre égard.  D'un roman à l'autre, il ne cesse en effet d'innover, de renouveler ses techniques narratives, qui certes déroutent parfois la critique mais lui permettent d'affirmer sa volonté de liberté absolue : "Le roman c'est tout ce qui, édité sous forme de livre, admet sous le titre, et entre parenthèses, le mot de roman."

Son parcours n'est pas sans ambiguïté, il combat aux côtés des nationalistes, participe en 1940 au livre collectif publié à la gloire de l'armée franquiste (Laureados de España), et publiera par la suite nombre de romans, de nouvelles et d'essais guère favorables au régime. On lui reprocha surtout de mettre sa magie narrative au service d'une vision univoque de la nature humaine, sombre, cynique et abjecte à souhait. Mais il semble, plus que nombre d'écrivains, être de ce monde sans en être, "je ressens l'Espagne, écrira-t-il, plus comme hispaniste que comme Espagnol.."

La familia de Pascual Duarte (1942, La Famille de Pascal Duarte)
"La Familia de Pascual Duarte" se présente comme la confession écrite en prison, par paysan fruste d'une région aride d'Extrémadure, Pascual Duarte, alors âgé de cinquante-cinq ans, condamné à mort pour le meurtre de sa mère. Dans ce manuscrit, daté de 1937, découvert en 1939, est retranscrit fidèlement, à l'exception, est-il précisé, "de quelques passages trop crus", toute son enfance misérable, ses parents monstrueux, un père, brutal, autoritaire, ivrogne, une mère battue comme plâtre par son mari, mais aussi violente que lui, une sœur prostituée, un frère dégénéré auquel un porc mange les deux oreilles, et qui, à peine âgé de onze ans, se noie dans une bassine d'huile, tandis que son père, mordu par un chien enragé, meurt dans des souffrances atroces. Ce voyage halluciné aux limites de l'horreur, - cette réalité sociale misérable et absurde traitée avec un cynisme sans concession, - est publié en 1942, sous le régime franquiste, dans l'après-guerre civile. Ce premier roman de Camilo José Cela, alors phalangiste et âgé de vingt-six ans, inaugure non seulement une ère nouvelle pour le roman ("el tremendismo", de tremendo, terrible), mais installe définitivement l'écrivain sur la scène littéraire espagnole. La violence et la brutalité du récit, autant que la technique narrative, rapportant les faits plus horribles les uns que les autres sur un ton de froideur objective, dans un mélange étrange de cruauté et de tendresse, provoquèrent indignation et admiration. Le roman semble effectivement participer à l'affrontement idéologique que mène alors la Phalange à l'encontre de l'Eglise et montrer en fin de compte que la transgression criminelle est la seule voie d'expression dans un contexte familial et social devenu étouffant.

 

Fragmento: "La sombra de mi cuerpo iba siempre adelante, larga, muy larga, tan larga como un fantasma, muy pegada al suelo, siguiendo el terreno, ora tirando recta por el camino, ora subiéndose a la tapia del cementerio, como queriendo asomarse… Miré para el firmamento; no había una sola nube en todo su redor. La sombra había de acompañarme, paso a paso, hasta llegar… Quería poner tierra entre mi sombra y yo, entre mi nombre y mi recuerdo y yo, entre mis cueros y mí mismo, este mí mismo del que, de quitarle la sombra y el recuerdo, los nombres y los cueros, tan poco quedaría.."

 

"Moi, monsieur, je ne suis pas méchant et pourtant j'aurais mes raisons pour cela. Nous, mortels, nous avons tous en naissant la même peau, mais, à mesure que nous grandissons, le destin se plaît à nous diversifier, comme si nous étions de cire, et à nous mener par des sentiers multiples vers une seule fin : la mort. Il y a des hommes qui doivent prendre le chemin des fleurs, pendant que d'autres sont poussés à travers chardons et nopals. Les uns possèdent un regard tranquille et, au parfum de leur bonheur, ils sourient d'un visage innocent ;`les autres, accablés du soleil violent de la plaine, se hérissent comme la vermine pour se défendre. D'un côté, pour embellir son corps, le fard et les parfums; de l'autre, les tatouages que nul ensuite n'est capable d'effacer...

Je suis né voilà bien des années - cinquante-cinq pour le moins - dans un village perdu de la province de Badajoz. Il était accroupi à quelque deux lieues d'Almendralejo, sur une route monotone et longue comme un jour sans pain, monotone et longue comme les jours dont, pour votre bien, vous ne pouvez même imaginer la longueur ni la monotonie d'un condamné à mort...

C'était un village chaud et ensoleillé, assez riche d'oliviers et de cochons (sauf votre respect), avec des maisons si blanches que le souvenir m'en blesse encore les yeux, une place toute pavée et une belle fontaine à trois jets au milieu de la place. Depuis plusieurs années déjà, lorsque je quittai le village, l'eau ne jaillissait plus et, cependant, qu'elle nous semblait à tous gracieuse et élégante, la fontaine, avec son couronnement figurant un enfant nu, sa vasque au bord tout ondulé pareille aux coquilles des pèlerins! Sur la place s'élevait la mairie, grande et carrée, telle une caisse à tabac, avec une tour en son milieu et dans la tour une horloge, blanche comme une hostie, toujours arrêtée à neuf heures; sans doute le village n'avait-il pas besoin de ses services, mais seulement de sa parure. Dans le village, il y avait

naturellement de belles et de vilaines maisons, celles-ci étant, bien entendu et comme toujours, les plus nombreuses; il y en avait une, de deux étages, celle de don Jésus, qui faisait plaisir à voir avec son entrée toute décorée de carreaux de faïence et de vases. Don Jésus avait toujours été grand amateur de plantes et je parierais qu'il avait ordonné à sa gouvernante de veiller sur les géraniums, les héliotropes, les palmes et la menthe avec autant d'amour que sur des enfants, car la vieille était toujours à courir, une casserole à la main, pour arroser ses pots, avec un soin que les plantes devaient apprécier, tant elles poussaient vertes et vigoureuses. La maison de don Jésus était située, elle aussi, sur la place et, chose curieuse, car le propriétaire ne regardait pas à la dépense, elle tranchait sur les autres par tout le bien que j'en ai dit, mais aussi par un défaut qui lui était propre : sa façade avait gardé la couleur naturelle de la pierre, qui fait si vulgaire, et n'était pas blanchie, quand la plus pauvre elle-même l'était; don Jésus avait sans doute ses raisons. Au-dessus de la porte, on voyait des écussons de pierre, de grande valeur, disait-on, terminés par des têtes de guerriers antiques, casquées et empanachées, dont l'une regardait vers le Levant et l'autre vers le Ponant, comme pour indiquer qu'elles faisaient le guet des deux côtés. Derrière la place et vers la maison de don Jésus se trouvait l`église de la paroisse, avec son clocher de pierre et sa cloche, qui sonnait d'une manière que je ne saurais dire, mais que j'entends dans ma mémoire comme à deux pas d'ici... La tour du clocher était de même hauteur que celle de l'horloge et, l'été, les cigognes en arrivant reconnaissaient la tour qu'elles avaient habitée l'année précédente; la cigogne boiteuse qui resta là deux hivers était du nid de l'église, d'où elle avait dû tomber, toute petite encore, effrayée par le vautour.

Ma maison se trouvait à l'écart, à deux cents pas bien comptés des dernières du village. Elle était étroite et d”un seul étage comme il convenait à ma position; je l'aimais pourtant et il m'arrivait même quelquefois d'en être fier. En réalité, il n'y avait guère que la cuisine que l'on pût voir dans la maison ; on la trouvait tout de suite en entrant, toujours propre et blanchie à la perfection; il est vrai qu'elle avait un sol en terre, mais si bien battu, avec ses petits cailloux qui formaient des dessins, qu'elle ne le cédait en rien à toutes ces cuisines que le propriétaire a fait cimenter pour avoir l'air plus moderne....

..En vérité, la vie dans ma famille n'avait rien de drôle, mais nous n'avons pas le choix et parfois nous ne sommes pas nés que notre route est déjà tracée; je m'efforçai donc d`accepter mon sort, c'était la seule façon de ne pas désespérer... Tout petit, à cet âge où la volonté de l'homme est le plus maniable, on m'envoya quelque temps à l'école; la lutte pour la vie, disait mon père, était très dure et il fallait se préparer à l'aborder avec les seules armes capables de nous faire triompher, les armes de l'intelligence. Il me disait tout cela d'un trait, comme de mémoire, et sa voix me semblait alors se voiler et prendre des nuances que je ne lui connaissais pas... Il se reprenait bientôt et, se mettant à rire bruyamment, finissait toujours par me dire avec une sorte d'affection :

- Ne fais pas attention, mon garçon... Je me fais vieux! 

Et il restait pensif, répétant à voix basse et par deux fois : A - Je me fais vieux !... Je me fais vieux !...

Mon instruction scolaire dura peu. Mon père avait, je l'ai dit, un caractère violent et autoritaire pour certaines choses, mais il était faible et pusillanime pour d'autres; j'ai observé qu'en général il prenait seulement à cœur les affaires insignifiantes et banales, car, pour les questions d'importance, je ne sais si c'est crainte ou quoi, il était rare qu'il tînt bon. Ma mère ne voulait pas que j'aille à l'école et chaque fois qu'elle en avait l'occasion, parfois même sans l'avoir, elle me disait qu'on n'a pas besoin d'être savant pour rester gueux. Elle prêchait un converti, l'assistance aux classes ne me séduisant guère, et tous les deux, avec le temps, nous finîmes par persuader mon père, qui décida que j'abandonnerais les études. Je savais déjà lire, écrire, additionner, soustraire; c'était, en réalité, assez pour me débrouiller. Quand je quittai l'école, j'avais douze ans; mais n'allons pas si vite, car chaque chose doit venir en son temps et se lever tôt n'amène pas le jour. J'étais bien jeune quand naquit ma sœur Rosario. Je garde un souvenir confus de cette époque, et ma narration sera peut-être infidèle. Essayons pourtant. Si mon récit manque de précision, il sera toujours plus près de la réalité que les idées en l'air que vous pourriez vous faire. Je me rappelle qu'il faisait chaud l'après-midi où Rosario vint au monde; ce devait être en juillet ou en août. La campagne était calme et desséchée; les cigales avec leurs scies semblaient vouloir limer les os de la terre; les gens et les bêtes étaient à l'abri et le soleil, là-haut, comme le seigneur de tout, illuminant tout, brûlant tout... Les accouchements de ma mère furent toujours très durs et très douloureux; elle était à moitié flétrie, un peu sèche, et la douleur dépassait ses forces. Comme la pauvre ne fut jamais un modèle de vertu ni de dignité et qu'elle ne savait pas, comme moi, souffrir et se taire, crier était sa seule ressource...."

 

Fragmento: "Se mata sin pensar, bien probado lo tengo; a veces, sin querer. Se odia, se odia intensamente, ferozmente, y se abre la navaja y con ella bien abierta se llega, descalzo, hasta la cama donde duerme el enemigo. Es de noche, pero por la ventana entra el claror de la luna; se ve bien. Sobre la cama está echado el muerto, el que va a ser el muerto. Uno lo mira, lo oye respirar; no se mueve, está quieto como si nada fuera a pasar. Como la alcoba es vieja, los muebles nos asustan con su crujir que puede despertarlo, que a lo mejor había de precipitar las puñaladas. El enemigo levanta un poco el embozo y se da la vuelta: sigue dormido. Su cuerpo abulta mucho; la ropa engaña. Uno se acerca cautelosamente; lo toca con la mano con cuidado. Está dormido, bien dormido; ni se había de enterar..."

 

Pabellón de reposo (Pavillon de repos, 1943)
"La libertad es una sensación. A veces puede alcanzarse encerrado en una jaula, como un pájaro" (La liberté est une sensation. On peut parfois l'atteindre, enfermé dans une cage comme un oiseau). Au sortir de la guerre, Cela contracte la tuberculose et le sanatorium sera la matière de "Pavillon de repos". Ce roman se veut un "roman de l'inaction" et met en scène les monologues des pensionnaires d'un sanatorium, au cours desquels ils égrainent leurs rêves et leurs angoisses, autre forme de la tragédie de la solitude.

 

La Colmena (1951, La Ruche)
La publication de "La Colmena" fit sensation et fut par la suite maintes fois traduite en de nombreuses langues. Les censeurs franquistes rejetèrent la première version (une œuvre jugée "immorale") et c'est en effet une ville, un Madrid de l'après-guerre, abandonnée à la famine, au sordide, à la maladie, à la misère, à tous les débordements les plus abjectes que Cela nous livre, encore une fois, sans la moindre concession. La ville n'est plus qu'une immense ruche anonyme livrée à des insectes grégaires.

 

Fragmento: "Martín Marco vaga por la ciudad sin querer irse a la cama. No lleva encima ni una perra gorda y prefiere esperar a que acabe el metro, a que se escondan los últimos amarillos y enfermos tranvías de la noche. La ciudad parece más suya, más de los hombres que, como él, marchan sin rumbo fijo con las manos en los vacíos bolsillos -en los bolsillos que, a veces, no están ni calientes-, con la cabeza vacía, con los ojos vacíos, y en el corazón, sin que nadie se lo explique, un vacío profundo e implacable."

 

Mrs Caldwell habla con su hijo (1953, Mrs. Caldwell parle à son fils)
Mrs. Caldwell, inlassablement, parle à son fils Eliacin. Or, nous comprenons très vite qu'Eliacin est mort, mort en héros, noyé à l'âge de vingt ans dans les eaux de la mer Egée, et que la folie guette Mrs. Caldwell, car on ne s'entretient pas impunément avec un mort trop aimé. Tendres recommandations, méditations fantasques, souvenirs poignants ou drôles, jeux de l'humour, brusques colères... ce bavardage à bâtons rompus se fragmente en 213 chapitres, assemblés sans ordre apparent. Apparaît ainsi peu à peu le motif central de cette mosaïque : l'incestueux amour de Mrs. Caldwell pour son fils, son refus enfantin et désespéré d'une mort qu'elle ne supporte pas d'affronter, sa chute progressive, dans la folie...

 

Fragmento:"Todo es muy simple, Eliacim, de una simplicidad que sobrecoge. Una mujer nace, crece, se casa, va de compras, tiene un hijo, se ocupa aparentemente del hogar, pierde a su hijo, hace obras de caridad, se aburre y muere. Y así una vez, y otra vez más, y otra vez más aún, hijo mío"
"Tus labios, hijo mío, no eran inmensos y virtuosos, eran cometidos y de tamaño normal. Pero de haber sido inmensos y virtuosos, Eliacim, inmersos y virtuosos como el fuego, por ejemplo, yo no me hubiera atrevido a mirarlos con el descaro con el que, a veces, ¡Bien pocas, por cierto! Me atreví a hacerlo"

 

"4. Un tango du vieux temps

Quand je danse avec toi ce tango sinistre qui commence par "Reviens dans mes bras, oublie le passé", je me sens une petite fille. Nous sommes peu de choses, mon petit, peu, très peu de chose, Eliacin chéri! Tes cheveux cendrés... Quelle horreur! La bouche amère... Quelle horreur ! Le regard mort... Quelle horreur ! Mon enfant, danse avec moi ce tango, serre-moi bien contre toi, et fredonne tout bas ces paroles répugnantes qui me rendent la jeunesse et m'emplissent le cœur de mauvaises intentions. Sois docile, mon enfant, que personne ne puisse dire que tu désobéis à ta mère.

5. La tradition

Toi, mon enfant, tant que tu n'aimeras pas la tradition tu ne seras jamais tout à fait heureux; tu ne seras heureux qu'à tes moments perdus, lorsque, malgré ton obstination, tu ne pourras plus t'empêcher de l'être, comme ça, comme une bille qui, à force d'être beaucoup regardée, prend confiance et se transforme tout à coup en un scarabée aux élytres couleur de vieil or. Toi, mon enfant, tant que tu n'aimeras pas la tradition, tu ne verras pas pousser, fraîches dans ton cœur, les orchidées, ou plutôt les lys, les lys qui sont le signe de la bonne renommée, celle que l'on prise chez un jeune homme et qui fait dire de lui: "voilà un garçon charmant, vous verrez qu'il ira loin."  Toi, mon enfant, tant que tu n'aimeras pas, d'un amour non feint, la tradition, tu ne pondras pas l'œuf d'or. J''agis comme il convient en t'en faisant la remarque, c'est mon devoir. Maintenant, conduis-toi à ta guise!

6. Une partie de poker sans enjeu

Il y avait trois joueurs, mon enfant. Trois, et avec toi, quatre. Une heure du matin sonnait à la pendule, Le bar était bondé de dames et de messieurs. Cet Américain qui, quelques jours plus tard, fut reconduit à la frontière par la police, commençait sa péroraison comme tous les soirs: Ladies and gentlemen... Cela fait bien, ce Ladies and gentlemen. La jeune duchesse de Selsey racontait à grands cris cette histoire si leste du torero et du chien de chasse. L'amiral Mac Trevose, rose de bonheur, effleurait de son genou les genoux de Mrs. Stornoway, la timide rousse qui donne tant de soucis à son mari. Toi, mon enfant, absorbé par ta partie de poker, tu oubliais les lois les plus élémentaires de la mécanique céleste. Lui saisissant le poignet, tu as dit à Maria Rosa: "pardon, je préfère que vous ne trichiez pas"; alors son mari t'a donné ce terrible coup sur la bouche, et moi, tu peux me croire, je me suis sentie fière de toi.

7. Ce fut ensuite que les choses se gâtèrent

Tu étais un garçon tourmenté. Tu présentais aux gens un visage renfrogné. Tu te sentais peut-être plus compliqué que de raison. Tu composais des vers et de la prose sans grand bonheur, il faut bien l'avouer. Tu pensais, ou plutôt, tu rêvais avec un certain goût, avec une certaine rigueur même; les fragiles palpitations du pétale d'une fleur, ou le bruit étouffé du vol d'un papillon multicolore, ou le regard, à faire s'écrouler une cathédrale, d'un moineau amoureux, ou ton cœur lui-même, ton cœur solitaire, toutes ces choses te paraissaient semblables aux fous, aux tours, à la reine et aux pions du jeu d'échecs: des pièces purement conventionnelles. Ce fut ensuite que les choses se gâtèrent...."

 

Viaje a la Alcarria (Voyage en Alcarria, 1958)
"L’Alcarria est une région naturelle de la Nouvelle-Castille aux limites imprécises. Peu fréquentée, elle est pittoresque et accidentée, bien arrosée et fertile dans les vallées. La steppe et le maquis occupent une bonne partie de son sol avec une flore aromatique variée et abondante qui produit un miel excellent. Camilo José Cela, maître incontesté du roman espagnol du XXe siècle, a passé jadis quelques jours en Alcarria. Pendant ses allées et venues à travers la région, il a consigné dans un carnet tout ce qu’il voyait : ces notes ont formé le canevas de ce livre qui a été écrit en se promenant et «à la bonne franquette». C’est un livre d’évasion écrit avec bonheur par quelqu’un qui a «pris la clé des champs». " (éditions Gallimard). Camilo José Cela, au-delà de la critique acerbe qu'il applique à la société de son temps, sans concession aucune, reste un passionné de l'Espagne profonde et rurale, les chemins, villages et paysages de l’Alcarria, en Castille-La Manche, fuyant la ville dont il a horreur. Il reprend à son compte en le renouvellant le genre du voyage littéraire, à la façon des écrivains de la « génération de 98 » (Unamuno, Azorín, Pío, Baroja...) : "Viaje a la Alcarria" (1948) ; "Ávila" (1952) ; "Judíos, moros y cristianos" (1956) ; "Primer viaje andaluz" (1959) ; "Viaje al Pirineo de Lerida" (1965) ; "Del Miño al Bidasoa" (1981) ; "Nuevo viaje à la Alcarria" (1986).

Fragmento:
 «El viajero escucha cómo el buhonero perdió la pata.
-Ya le digo. El día de San Enrique del año de la República, me dije: Estanislao, esto hay que acabarlo. Eres un desdichado, ¿no ves que eres un desdichado? Hacía un calor que no se podía aguantar. Yo estaba en Camporreal, me acerqué hasta Arganda y me acosté en la vía. Cuando venga el tren -pensé-, Estanislao se va para el otro mundo. Pero, ¡sí, sí! Yo estaba muy tranquilo, se lo juro, pero era mientras no venía el tren. Cuando el tren asomó yo noté como si se me soltara el vientre. Aguanté un poco, pero, cuando ya estaba encima, me dije: ¡escapa, Estanislao, que te trinca! Di un salto, pero la pata se quedó atrás. Si no es por unos de la fábrica de azúcar que me recogieron, allí me desangro como un gorrino. Me llevaron a la casa del médico y allí me curaron y me pusieron el mote al ver cómo tenía los pantalones. Uno de los que me cogieron llevaba la pata en la mano, agarrada por la bota, no hacía más que preguntar: Oiga, ¿qué hago con esto? El médico se conoce que no sabía qué hacer, porque lo único que le contestaba era: Eso se llama pierna, mastuerzo, eso se llama pierna.
El viajero cree más prudente interrumpirle. El buhonero, hablando de la pierna que se dejó en Arganda, había adquirido un aire triste, un ademán cabizbajo.»

 

San Camilo 1936 (San Camilo 1936, 1969)
La fête de San Camillo, qui tombe un 18 juillet, correspond à la date à laquelle éclata, en 1936, la guerre civile espagnole. Camillo José Cela se lance ici dans l’un de ses meilleurs exercices d’expérimentation littéraire, - un monologue ininterrompu à la manière d' "Ulysse" (1922) de James Joyce -, pour restituer toute l'atmosphère de la première semaine qui précéda la guerre d'Espagne : nombre de personnages aux conditions variées déroulent ainsi leur quotidien sans prendre conscience de la tragédie qui approche, et pourtant on commence "à sentir le cadavre", le sang, le sexe et la mort, ce "trinôme typiquement espagnol" (Antonio Otero Seco) ne tardent pas à s'exprimer au travers des peurs, des angoisses et du désespoir.. On retrouvera cette inspiration dans la longue litanie poétique et abjecte de "Cristo versus Arizona" (1994) où, à chaque page, de cinq à dix personnages, apparaissent pour livrer un ou deux comportements marquants de leur vie, le plus souvent sexuel, révélant le monde primaire et brutal dans lequel nous vivons...

 

Mazurca para dos muertos (1983, Mazurka pour deux morts)
Un village de Galice entame une mazurka autour des cadavres de deux hommes, l'un victime de la guerre civile, l'autre d'une vengeance, danse macabre via laquelle Camilo José Cela, dans une prose obscène et poétique, il fustige la sexualité, la barbarie et la violence physique et collective, renvoyant dos à dos les belligérants de toutes les guerres passées, présentes et à venir. Le succès de ce roman fut immense en Espagne.

 

Fragmento:
"Llueve mansamente y sin parar, llueve sin ganas pero con una infinita paciencia, como toda la vida, llueve sobre tierra que es del mismo color que el cielo, entre blando verde y blando gris ceniciento, y la raya del monte lleva ya mucho tiempo borrada.
-¿Muchas horas?.
-No, muchos años. la raya del monte se borró cuando la muerte de Lázaro Codesal, se conoce que Nuestro Señor no quiso que nadie volviera a verla"


"A veces un gusto amargo

Un olor malo, una rara

Luz, un tono desacorde,

Un contacto que desgana,

Como realidades fijas

Nuestros sentidos alcanzan

Y nos parecen que son

La verdad no sospechada..."

 

"Parfois, une saveur amère, 

Une mauvaise odeur, un bizarre

Jeu de lumière, un son discordant, 

Un contact un peu nauséeux,

S'emparent de nos sens

Telles des réalités définitives. 

Et nous apparaissent comme

La Vérité insoupçonnée.."


Carmen Laforet (1921-2004)
"Me gusta la gente con ese átomo de locura que hace que la existencia no sea monótona, aunque sean personas desgraciadas y estén siempre en las nubes..."
Née à Barcelone, ayant passé son enfance et son adolescence aux Canaries, Carmen Laforet s'installe à Barcelone en 1939 puis à Madrid en 1942. Elle a 23 ans lorsqu'elle publie "Nada", peu après "La Familia de Pascual Duarte" (1942) de Camilo José Cela : il est, avec ce dernier, l'un des livres espagnols les plus traduits dans le monde, après Don Quichotte, et reste emblématique du mal-être de cette "génération du silence" qui fut marquée par la dictature franquiste et tente d'exister sa jeunesse malgré tout. Romancière précoce mais trop rapidement retirée de toute vie publique, elle persévéra toutefois à exprimer sa sensibilité de femme éprise de liberté et qui doit s'opposer sans cesse à l'inertie ou à l'hostilité de son environnement : "La isla y los demonios" (1950, L'île et ses démons), "La mujer nueva" (1955, Une nouvelle femme), "La insolación" (1963). A sa mort, Juan Manuel de Prada rendit hommage à cette femme encore bien peu reconnue, comme "le désir radical d'une autre vie, différente et plus accomplie, en conflit permanent avec une réalité étouffante et dangereuse rendant difficile la réalisation des aspirations..."

 

Nada  (1944)
"Ayant eu, au dernier moment, des difficultés avec mon billet, je n’arrivai à Barcelone qu’à minuit par un autre train que celui que je devais prendre. Personne ne m’attendait. C’était la première fois que je voyageais seule, mais je n’en étais pas impressionnée, au contraire. Cette profonde liberté dans la nuit avait un goût piquant d’aventure. Après le voyage long et fatigant, mon sang recommençait à circuler dans mes jambes engourdies ; je regardais avec un sourire étonné la vaste gare de France, les gens venus attendre l’express et nous, qui arrivions avec trois heures de retard." Ainsi débute le récit autobiographique d'une jeune fille pauvre de dix-huit ans, venue faire ses études à l'université de Barcelone. L'intrigue se déroule en 1939-1940. Le spectacle de cette ville, grise et vaincue d'après-guerre, fascine Andrea. Mais la réalité s'avère encore plus difficile à surmonter quand elle pénètre dans le sordide appartement de sa grand-mère maternelle, où habitent également les enfants de celle-ci : Román, musicien de talent, exalté et sadique, qui finira par se suicider ; Juan, peintre raté, qui ne cesse de battre sa femme ; Angustias, vieille fille toquée, qui finira sa vie au couvent. Tout un microcosme familial inquiétant, suggéré avec autant d'intensité dramatique que de sobriété, et qui constitue une représentation fidèle de la petite bourgeoisie catalane ravagée par la guerre. Ena, une compagne d'études, va faire découvrir à Andrea une société plus huppée, celle des riches industriels catalans. Les milieux sociaux s'entremêlent quand Ena, ayant appris que sa mère avait été jadis éperdument amoureuse de Román, cherche à comprendre et à venger cette fascination. Ainsi le petit monde où est enfermée Andrea s'ouvre-t-il à d'autres horizons : l'égoïste et luxueuse bourgeoisie barcelonaise, les cercles bohèmes et fantasques des fils de nantis....

 

"Por dificultades en el último momento para adquirir billetes, llegué a Barcelona a medianoche, en un tren distinto del que había anunciado y no me esperaba nadie. Era la primera vez que viajaba sola, pero no estaba asustada; por el contrario, me parecía una aventura agradable y excitante aquella profunda libertad en la noche. La sangre, después del viaje largo y cansado, me empezaba a circular en las piernas entumecidas y con una sonrisa de  asombro miraba la gran estación de Francia y los grupos que se formaban entre las personas que estaban aguardando el expreso y los que llegábamos con tres horas de retraso.

El olor especial, el gran rumor de la gente, las luces siempre tristes, tenían para mí un gran encanto, ya que envolvía todas mis impresiones en la maravilla de haber llegado por fin a una ciudad grande, adorada en mis ensueños por desconocida.

Empecé a seguir —una gota entre la corriente— el rumbo de la masa humana que, cargada de maletas, se volcaba en la salida. Mi equipaje era un maletón muy pesado —porque estaba casi lleno de libros— y lo llevaba yo misma con toda la fuerza de mi juventud y de mi ansiosa expectación.

Un aire marino, pesado y fresco, entró en mis pulmones con la primera sensación confusa de la ciudad: una masa de casas dormidas; de establecimientos cerrados; de faroles como centinelas borrachos de soledad. Una respiración grande, dificultosa, venía con el cuchicheo de la madrugada. Muy cerca, a mi espalda, enfrente de las callejuelas misteriosas que conducen al Borne, sobre mi corazón excitado, estaba el mar.

Debía parecer una figura extraña con mi aspecto risueño y mi viejo abrigo que, a impulsos de la brisa, me azotaba las piernas, defendiendo mi maleta, desconfiada de los obsequiosos camalics.

Recuerdo que, en pocos minutos, me quedé sola en la gran acera, porque la gente corría a coger los escasos taxis o luchaba por arracimarse en el tranvía. Uno de esos viejos coches de caballos que han vuelto a surgir después de la guerra se detuvo delante de mí y lo tomé sin titubear, causando la envidia de un señor que se lanzaba detrás de él desesperado, agitando el sombrero. Corrí aquella noche en el desvencijado vehículo, por anchas calles vacías y atravesé el corazón de la ciudad lleno de luz a toda hora, como yo quería que estuviese, en un viaje que me pareció corto y que para mí se cargaba de belleza. El coche dio la vuelta a la plaza de la Universidad y recuerdo que el bello edificio me conmovió como un grave saludo de bienvenida. Enfilamos la calle de Aribau, donde vivían mis parientes, con sus plátanos llenos aquel octubre de espeso verdor y su silencio vivido de la respiración de mil almas detrás de los balcones apagados. Las ruedas del coche levantaban una estela de ruido, que repercutía en mi cerebro. De improviso sentí crujir y balancearse todo el armatoste. Luego quedó inmóvil.

—Aquí es —dijo el cochero.

Levanté la cabeza hacia la casa frente a la cual estábamos. Filas de balcones se sucedían iguales con su hierro oscuro, guardando el secreto de las viviendas. Los miré y no pude adivinar cuáles serían aquellos a los que en adelante yo me asomaría. Con la mano un poco temblorosa di unas monedas al vigilante y cuando él cerró el

portal detrás de mí, con gran temblor de hierro y cristales, comencé a subir muy despacio la escalera, cargada con mi maleta.

Todo empezaba a ser extraño a mi imaginación; los estrechos y desgastados escalones de mosaico, iluminados por la luz eléctrica, no tenían cabida en mi recuerdo.

Ante la puerta del piso me acometió un súbito temor de despertar a aquellas personas desconocidas que eran para mí, al fin y al cabo, mis parientes y estuve un rato titubeando antes de iniciar una tímida llamada a la que nadie contestó. Se empezaron a apretar los latidos de mi corazón y oprimí de nuevo el timbre. Oí una voz temblona: «¡Ya va! ¡Ya va!».

Unos pies arrastrándose y unas manos torpes descorriendo cerrojos. Luego me pareció todo una pesadilla. Lo que estaba delante de mí era un recibidor alumbrado por la única y débil bombilla que quedaba sujeta a uno de los brazos de la lámpara, magnífica y sucia de telarañas, que colgaba del techo. Un fondo oscuro de muebles colocados unos sobre otros como en las mudanzas. Y en primer término la mancha blanquinegra de una

viejecita decrépita, en camisón, con una toquilla echada sobre los hombros. Quise pensar que me había equivocado de piso, pero aquella infeliz viejecilla conservaba una sonrisa de bondad tan dulce, que tuve la seguridad de que era mi abuela.

—¿Eres tú, Gloria? —dijo cuchicheando. Yo negué con la cabeza, incapaz de hablar, pero ella no podía verme en la sombra..."

 

"Ayant eu, au dernier moment, des difficultés avec mon billet, je n'arrivai à Barcelone qu'à minuit par un autre train que celui que je devais prendre. Personne ne m'attendait. C'était la première fois que je voyageais seule, mais je n'en étais pas impressionnée, au contraire. Cette profonde liberté dans la nuit avait un goût piquant d'aventure. Après un voyage long et fatigant, le sang  recommençait à circuler dans mes jambes engourdies; je regardais avec un sourire étonné la vaste gare de France, les gens venus attendre l'express et nous, qui arrivions avec trois heures de retard.

L'odeur particulière des gares, leur brouhaha, leurs lumières tristes, avaient pour moi un grand charme. J 'étais plongée dans cette merveille: être enfin dans la grande ville adorée en rêve, parce que inconnue.

Je me mis à suivre - goutte dans le courant - le flot humain, chargé de bagages, qui s'écoulait vers la sortie. Le mien consistait en une seule valise, très grande et très lourde, presque entièrement pleine de livres, que je portais moi-même, avec toute la force de la jeunesse et de mon anxieuse attente.

Un air marin, dense et frais, entra dans mes poumons, avec la première sensation confuse de la ville: une masse de maisons somnolentes, de boutiques fermées, de réverbères pareils à des sentinelles ivres de solitude. Une respiration vaste, laborieuse, venait avec le chuchotement du petit matin. Tout près, dans mon dos, face aux ruelles mystérieuses qui mènent au quartier du Borne, sur mon cœur battant, la mer. Avec mon air rieur et mon vieux manteau qui me battait les jambes, je devais avoir l'allure d'un étrange personnage, en train de défendre sa valise contre les porteurs obséquieux. En quelques minutes, je me trouvai seule sur le vaste trottoir; les gens se jetaient sur les rares taxis ou se battaient pour s'accrocher aux tramways. Un de ces vieux fiacres qui ont reparu depuis la guerre s'arrêta devant moi; je montai sans hésiter, au nez d'un brave type qui se mit à courir après désespérément en agitant son chapeau. Le vieux fiacre démantibulé suivait de larges rues vides, traversait le cœur de la ville, débordant à toute heure de lumière - comme j'avais voulu qu'il le fût - le long d'une expédition qui me parut courte et chargée de beauté. Il fit le tour de la place de l'Université (dont le bel édifice m'émut comme un grave salut de bienvenue). Puis nous enfilâmes la rue Aribau, où habitait ma famille. Dans son silence épaissi par les platanes verts, la respiration de mille êtres palpitait derrière les fenêtres sans lumière. Les roues du fiacre laissaient derrière elles un sillage de bruit dont l'écho résonnait dans ma tête. Tout à coup, je sentis grincer et vaciller toute la guimbarde ; puis elle s'immobilisa.

- "C'est ici", dit le cocher.

Je levai les yeux sur la maison. Des rangées de fenêtres toutes pareilles, avec leurs rampes en fer sombres, gardaient le secret des logis. Quelles étaient celles où, désormais j'allais me pencher? D'une main un peu tremblante, je tendis quelques sous au veilleur de nuit. Dans un grand fracas de fer et de vitres, il referma la porte sur moi. Je me mis à monter très lentement, chargée de ma valise. Tout commençait à me devenir étranger. Avec ses marches étroites, usées, recouvertes de carreaux de faïence, brillant sous la lumière électrique, cet escalier n'avait point sa place dans mon souvenir.

Devant la porte de l'appartement, je fus saisie par la crainte soudaine d'éveiller ces inconnus qui étaient malgré tout mes parents. J 'hésitai un moment. Je sonnai timidement. Personne ne répondit. Mon cœur se mit à battre plus vite. Je sonnai de nouveau. Une voix chevrotante répondit:

- "J 'arrive, j'arrive."

Des pas traînants, des mains maladroites qui tirent le verrou: une vision de cauchemar. 

Devant moi, un vestibule éclairé par la seule chétive ampoule accrochée à l'une des branches d'un lustre magnifique, couvert de toiles d'araignée. Un fond sombre de meubles entassés les uns sur les autres, comme dans les déménagements. Au premier plan, la tache blanchâtre d'une petite vieille décrépite, en longue chemise de nuit, avec un fichu jeté sur ses épaules. Je pense m'être trompée d'étage, mais ce pauvre être falot a un sourire de bonté si doux, qu'une certitude m'en vient: voilà ma grand-mère.

- "C'est toi, Gloria", chuchota-t-elle..."


 

 

Edgar Neville (1899-1967) adapta "Nada" à l'écran en 1947, avec Conchita Montes.
Mais le film fut censuré et toutes les prises extérieures réalisées à Barcelone furent supprimées.

 

 

 

 

La isla y los demonios (1950, L'île et ses démons)
Marta, 16 ans, vit dans l'île de Grande Canarie. Fuyant la Guerre civile espagnole, des cousins de Madrid s'installent dans l'île. Rien ne sera plus comme avant. Marta reconsidère sa vie, porte sur elle un regard inédit, et donne chair à ses propres démons intérieurs: le désir, la création, l'indépendance. L'île, blanche et bleue, présentée avec maîtrise, constitue la toile de fond lumineuse de ce roman virtuose où Carmen Laforet campe avec grâce et vigueur l'éternel personnage de la jeune fille. (Editions Bartillat)

 

La mujer nueva (1955,Une nouvelle femme)
"Paulina, la trentaine se sépare de son mari et décide de vivre seule à Madrid en assumant la charge de son enfant. Pleine d’espoirs nouveaux , elle découvre la passion et entretient une intense liaison amoureuse. Tout ceci pourrait paraître banal si Une nouvelle femme n’avait pas été écrit dans les années cinquante en plein après-guerre et dans une grande période de répression franquiste. La libération de Paulina va passer par une intense quête spirituelle, qui n’est pas sans rappeler l’ascétisme et la violence des grandes mystiques espagnoles. Une nouvelle femme, une œuvre qui nous fait entrer au cœur de l’âme féminine, est un regard d’une grande beauté sur les ressorts d’une extraordinaire personnalité qui n’est pas sans rappeler la romancière elle-même."  (Éditions Bartillat)


Gonzalo Torrente Ballester (1910-1999)
Né à Serantes (El Ferrol), Gonzalo Torrente Ballester se consacre à l'enseignement et au journalisme, et devient l'un des membres de la fameuse triades des écrivains espagnols nés dans les années 1910-1920, Camilo José Cela et Miguel Delibes, Gonzalo Torrente Ballester entame sa carrière littéraire avec "Javier Mariño" (1943) qui évoque, dans le Paris de 1936, les velléités politiques, amoureuses et religieuses d'un aristocrate galicien, qui finit par rejoindre les rangs franquistes. Fortement imprégné par sa Galice natale, il mêle, dans une œuvre abondante, parfois difficile, la réalité et le fantastique, avec une verve puissante, une critique sociale non dénuée d'ironie, et un halo d'irréalité ne cesse d'auréoler ses personnages. "Les Délices et les ombres" (Los gozos y las sombras, 1957-1962) est une fresque décrivant les déchirements de la société provinciale d'un petit port de pêche galicien, pendant la seconde République espagnole, à la veille de la guerre civile. "Off side" (1969), dénonce les mœurs de l'Espagne contemporaine. "Don Juan" (1972), réinterprète le mythe du séducteur à l'aune d'une imagination sans bornes. "La Saga/Fuga de J.B" (1972) entraîne dans une fantaisie expérimentale débridée toute une ville de Galicie qui entre en lévitation et s'évanouit dans le ciel. "La isla de los jacintos cortados" (1980, L'île des jacinthes coupées) est une de ses oeuvres les plus représentatives.

 

Javier Mariño (1943)
Ce premier roman de Gonzalo Torrente Ballester est partiellement autobiographique. Javier, jeune bourgeois galicien, quitte Madrid en 1936 pour vivre à Paris quelques mois : il y rencontre Magdalena de Hauteville, une aristocrate communiste dont il tombe amoureux. Après bien des passions et quelques hésitations, il regagne l'Espagne pour soutenir les insurgés. La surabondance des images lascives provoqua la censure de l'ouvrage.

 

El golpe de estado de Guadalupe Limón (1946)
Dénonciation qui se veut satirique des régimes dictatoriaux latino-américains, et que l'on a étendu, par interprétation, au régime franquiste et à ses tentatives d'escamotage de toute réalité.

 

 

 

Fragmentos de Apocalipsis (1977, Fragments d'apocalypse)
"Impénitent bâtisseur de fiction, Gonzalo Torrente Ballester présente ici, "en temps réel", le frénétique journal de travail d’un écrivain dont il met en scène le combat contre les résistances du matériau romanesque. Architecte d’une ville aux fondations improbables, agent secret en butte à la perversité de ses propres personnages, historien confondu par les complots du temps (que fomentent quelques anarchistes et autres prophètes), joyeux paranoïaque et amant blessé par des amours imaginaires, telles sont les variations de ce portrait du romancier en héros, bouffon et martyr.
Pris d’une irrésistible émulation, chaque personnage de ces Fragments d’apocalypse apporte en effet à son créateur son tribut d’intrigues contradictoires et l’encombrante moisson de ces "mots qui font et défont toute chose" au point de mettre le romancier en présence du plus gênant des protagonistes : son "double" prédateur qui prétend non seulement le terrasser dans le tournoi de la fiction mais détourner de lui le plus aimable produit de ses rêves, la belle Lénoutchka…
En présentant ici le roman comme un champ de forces abritant les très redoutables conspirations de l’imaginaire, Torrente Ballester rappelle la nature exacte des exigences et de l’engagement que requiert l’exercice de la "liberté" dans la création littéraire." (Actes Sud)

 

La isla de los jacintos cortados (1980, L'île des jacinthes coupées)
"Un professeur d'université tente de séduire une étudiante, Adriadna, en lui contant l'histoire exquise et diabolique de l'île de la Gorgone. Gouvernée par un pouvoir occulte, trois sorcières volantes, une femme séduisante et à poigne, l'île est le théâtre d'une conspiration internationale. Une nuit douce, un peu coquine, trois comploteurs de haut vol, Metternich, Chateaubriand et Nelson - pas moins -, décident d'inventer un général pour contrer les effets de la Révolution française. Il s'appellera Napoléon... Enserrée dans le filet soyeux des mots du professeur, Adriadna se laisse bercer par ce récit fabuleux. Mais le songe la séduit plus que le conteur." (Editions Gallimard)

 


Miguel Delibes (1920-2010)
Né à Valladolid, Miguel Delibes, qui est, avec Camilo José Cela et Gonzalo Torrente Ballester, l'une des grandes figures de la littérature de l'après-guerre civile (1936-1939), a 17 ans quand la guerre civile fait rage et, pour éviter les combats d'infanterie, il choisit de s'engager dans la marine. Il mène par la suite de front une carrière de professeur de droit, de caricaturiste et de journaliste (il est rédacteur en chef au journal de Valladolid, El Norte de Castilla, de 1958 à 1963, date à laquelle la censure franquiste le contraint à démissionner), et bien-entendu d'écrivain. Traduite dans le monde entier, son œuvre romanesque reflète les changements qui ont marqué l'Espagne de son temps.
Tournée vers l'apprentissage de la vie et la découverte du monde des adultes par les yeux de l'enfance, son oeuvre est aussi celle de l'évocation des êtres défavorisés ou marginaux, ce qui ne va pas sans une critique acerbe de la bourgeoisie de province. Partant d'un réalisme traditionnel, - le roman, déclare-t-il, "c'est l'homme dans ses réactions authentiques, spontanées, sans mystification", - son univers foisonne de personnages, surtout centré sur la Castille profonde (Diario de un cazador, 1955; Las ratas, 1962; Los santos inocentes, 1982), et, dans les registres les plus divers de son style, tend un véritable miroir à son époque tout en emportant ses lecteurs dans les reflets doux-amers de la vie et de la mort.

Son premier roman, à 28 ans, "La sombra del ciprés es alargada" (L'ombre du cyprès est allongée, 1947), est l'histoire d'un orphelin à jamais meurtri par une éducation dommageable; "Aún es de día" (Il fait encore jour, 1949) prolongera ce pessimisme foncier qui le caractérise. Les difficultés de l'enfance consituent le premier thème privilégié de "El Camino" (Le Chemin, 1950), "Mi idolatrado hijo Sisí" (Sissi mon fils adoré, 1953) et "El Príncipe destronado" (Le Prince détrôné, 1973). L'hypocrisie de la petite bourgeoisie de province est aussi l'une de ses cibles favorites. "Cinco horas con Mario" (1966, Cinq heures avec Mario), souvent considéré comme son plus grand roman, dresse le portrait d'une femme, Carmen,  qui s'allonge dans le cercueil, une bible à la main, où gît son mari, Mario, qui vient de mourir, et se livre à une confession surprenante, aussi mesquine que réactionnaire : ah! si seulement Mario avait été plus conciliant avec le régime, explique en substance Carmen, leur vie en aurait été totalement autre! En 1991, "Senora de rojo sobre fondo gris" évoque la mort, à 50 ans, de la femme tant aimée de Miguel Delibes qui entre alors dans une profonde dépression. Son dernier roman, « L’hérétique », qui sera publié en 1998, offre non seulement une extraordinaire fresque historique du Valladolid à l'époque de Charles Ier, mais livre, dans la complexité des relations humaines et des passions, un dernier message prônant la tolérance et la liberté de conscience.

La sombra del ciprés es alargada (L'ombre du cyprès est allongée, 1947)
Pedro est un petit orphelin qui grandit loin de toute affectation et chaleur humaine, d'abord élevé par un oncle et puis par Don Mateo, un enseignant qui lui transmet une vision pessimiste de la vie. La mort de son grand ami Alfredo le précipite dans une crise existentielle profonde qui l'amène à embrasser la carrière de marin et à vivre ainsi sans amour et sans attache. Pourtant, surgit dans son existence Jane, une jeune américaine pleine de vitalité, qui semble lui ouvrir d'autres possibles perspectives de vie, mais la réalité ne le lui permettra pas...

 

El camino (Le Chemin, 1950)
Ce roman, l'un des plus traduits de Miguel Delibes, est souvent associé à deux autres romans, Les Rats (1962) et Les Saints Innocents (1981) sous le titre "La Trilogia del campo".  Il conte avec une tendresse très retenue la vie d'un petit garçon, - Daniel le Hibou, "el Mochuelo", 11 ans -,  la vie de son village de Castille qu'il va quitter pour la ville, les arbres, les oiseaux, les jeux, les rires, les pleurs, un monde, "son monde" dont il doit faire le deuil au nom du nécessaire "progrès" de sa vie comme des hommes, une ville, une idée du progrès qui sépare les hommes et les déracine...

 

"— Descends vite ; elle doit être là.
Daniel le Hibou et Germán le Teigneux avançaient courbés en deux pour mieux supporter les énormes brassées de pommes. Le Hibou eut une peur terrible que quelqu’un puisse le surprendre ainsi. Il soutint le parti du Teigneux avec véhémence :
— Allez, descends, Bouseux. On a assez de pommes.
La crainte lui faisait perdre son calme. Sa voix était agitée, un ton au-dessus d’un simple murmure. Roque le Bouseux cassa une branche sous le poids de son corps en essayant de descendre précipitamment. Cela claqua comme un coup de fusil dans cette atmosphère paisible de frôlements et de chuchotements. Son excitation augmentait :
— Attention, Bouseux !
— J’arrive.
— Zut !
— Celui qui saute le mur le premier est une mauviette.
Ce n’est pas facile de déterminer d’où surgit l’apparition. Après cela, Daniel le Hibou se mit à croire aux sorcières, aux esprits et aux fantômes. Elle, la Mica, était devant eux, grande et svelte, moulée dans une robe d’un blanc spectral. Dans les ténèbres épaisses, sa silhouette prenait une allure surnaturelle, un peu comme le Pico Rando, mais plus vague et plus fuyante.
— Comme ça, c’est vous qui volez les pommes, hein ? dit-elle.
Daniel le Hibou et Germán le Teigneux laissèrent rouler les fruits un à un jusqu’au sol. La consternation les tétanisait. La Mica parlait tout naturellement, sans emportement dans le ton de sa voix :
— Vous aimez les pommes ?
Un instant, l’affirmation apeurée de Daniel le Hibou trembla dans l’air :
— Ou… i.
On entendit le rire étouffé de la Mica, comme s’il venait par à-coups d’une secrète satisfaction. Ensuite elle leur dit :
— Prenez deux pommes chacun et venez avec moi.
Ils lui obéirent. Tous les quatre, ils se dirigèrent vers l’entrée. Une fois arrivés, la Mica tourna un commutateur caché derrière une colonne et la lumière se fit. Daniel le Hibou remercia la colonne charitable qui s’interposa entre la lampe et son visage abattu. La Mica rit de nouveau, sans raison. Daniel le Hibou fut assailli par la crainte qu’elle aille les livrer à la garde civile.
Il n’avait jamais vu la fille de l’Américain d’aussi près ; son visage et sa silhouette lui faisaient oublier par moment cette situation compromettante. Sa voix aussi, qui avait les doux accents modulés d’un chardonneret. Sa peau était lisse et brune et ses yeux obscurs assombris par des cils très noirs. Ses bras étaient minces et souples, et comme ses jambes longues et sveltes, ils offraient la teinte dorée de la poitrine des perdrix mâles. Quand elle se déplaçait, la légèreté de ses mouvements donnait la sensation qu’elle pourrait s’envoler et se perdre dans l’espace comme une bulle de savon.
— Bien, dit-elle soudain, comme ça vous êtes tous les trois des petits voleurs.
Daniel le Hibou s’avoua qu’il pourrait passer sa vie à l’écouter dire qu’il était un petit voleur sans se lasser le moins du monde. Quand elle disait « petit voleur » c’était comme si elle lui caressait les joues de ses mains, de ses deux petites mains légères et pleines de vie."
(Edition Verdier)

377A, madera de héroe (L'Etoffe d'un héros, 1987)
Qu'est-ce que l'héroïsme dans un monde que le soulèvement franquiste va totalement brouiller et qui va produire ces tragédies interchangeables de croyants crucifiés par des "rouges" et des rouges martyrisés par des "croisés". Comme Gervaisio, né dans une famille chaleureuse et étriquée de la petite bourgeoisie traditionaliste, quelques êtres vont être ici aspirés entre enfance et adolescence dans le tourbillon sanglant de la Guerre civile. Le destin de Gervaiso est d'autant plus emblématique qu'il est doté d'une intense émotivité qui semble le destiner à un destin héroïque irrépressible.

 

"Une fois que l’enfant Gervasio García de la Lastra éprouva ces étranges phénomènes, que les membres les plus pieux de la famille attribuèrent à des causes surnaturelles et les autres, plus sceptiques, à de purs phénomènes physiques opérant sur une sensibilité délicate, ce fut, comme il ressort des journaux du colonel de cavalerie aujourd’hui disparu don Felipe Neri Luna (1881-1953), au cours de la veillée familiale du samedi 11 février 1927, bien que – c’est ce qui apparaît dans ces mêmes cahiers, trois jours avant – certains indices se soient déjà manifestés lorsque le petit, faisant irruption comme un ouragan dans le cabinet de son grand-père maternel don León de la Lastra alors qu’il déjeunait de son habituel chocolat et biscottes, lui avait demandé à brûle-pourpoint :
Papa León, je peux être un héros sans mourir ?"                                                                  (Edition Verdier)

 

El loco (1953, Le Fou)
Delibes entame ici la chronique intimiste d'un homme ordinaire qui verse dans la nouvelle fantastique. Dans une taverne où il est entré par hasard, un petit employé de banque rencontre un homme étrange qu’intuitivement il sent lié à son passé. Dès lors cette sensation ne le quitte plus. Tandis que sa vie devient un enfer, son entourage juge ses désordres de plus en plus inquiétants. De surprise en révélation, sa quête effrénée d’une nouvelle rencontre avec le personnage de la taverne l’entraînera jusqu’en France, à Pau, où sa famille a vécu bien des années auparavant. Là, les visages et les lieux reconnus retisseront les liens perdus de la mémoire, le piège se refermera et l’intrigue se dénouera autour de la figure obsédante.

 

Las ratas (Les Rats, 1962)
"Les Rats, c’est le destin du paysan de Castille contraint par une nature inclémente à trouver dans son propre dénuement sa dignité, mais c’est aussi la tragédie d’une société dont les fondements vacillent et qui accule les hommes à leur propre destruction. Toute l’ingénuité et le savoir du Nini, l’enfant rebelle, ne parviendront pas à rédempter cette humanité condamnée ; le chasseur de rats affirmera dans la fureur sa liberté… Cet univers où les personnages nous sont donnés dans leur existence élémentaire, manifeste à la fois une profonde complicité avec le monde et une cruauté portée à son expression la plus pure et la plus dépouillée."

 

 ''Cinco horas con Mario'' (''Cinq heures avec Mario'', 1971)
Le roman connut un succès retentissant dans une Espagne soldant le franquisme, on y découvre via le personnage d'une veuve, Carmen, au cours d'un soliloque de lieux communs, toute la médiocrité et le conformisme de la petite bourgeoisie des années 1960, mais aussi  les frustrations et la solitude de la femme, de l'épouse, dans une société refermée sur elle-même.

Fragmento:

"Y no es que yo vaya a decir que no haya injusticias, ni corrupción, ni cosas de esas que tú dices, pero siempre las ha habido, ¿no?, como siempre hubo pobres y ricos, Mario, que es ley de vida, desengáñate. Yo me troncho contigo, cariño, "nuestra obligación es denunciarlas", así, lo dijo Blas, punto redondo, pero, ¿quién te ha encomendado a ti esa obligación, si puede saberse? Tu obligación es enseñar, Mario, que para eso te hiciste catedrático, que para denunciar la injusticia ya están los jueces y para remediar las penas, la beneficencia, que os ponéis insoportables con tantas ínfulas..."
"Y no es que yo vaya a decir que no haya injusticias, ni corrupción, ni cosas de esas que tú dices, pero siempre las ha habido, ¿no?, como siempre hubo pobres y ricos, Mario, que es ley de vida, desengáñate. Yo me troncho contigo, cariño, "nuestra obligación es denunciarlas", así, lo dijo Blas, punto redondo, pero, ¿quién te ha encomendado a ti esa obligación, si puede saberse? Tu obligación es enseñar, Mario, que para eso te hiciste catedrático, que para denunciar la injusticia ya están los jueces y para remediar las penas, la beneficencia, que os ponéis insoportables con tantas ínfulas..."

"Si nous avons de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous sommes comblés. Ceux qui veulent s’enrichir succombent aux tentations, aux embûches, aux multiples envies folles et pernicieuses qui entraînent les hommes à leur perte et à leur ruine, car la racine de tous les maux, c’est l’avidité, c’est bien pour ça qu’il me sera très difficile de te pardonner, mon cœur, même si je vis mille ans, de m’avoir fait renoncer à mon envie d’une voiture. Je comprends que juste après notre mariage, c’était un luxe, mais aujourd’hui tout le monde a une 600, Mario, même les concierges si tu veux le savoir, il suffit d’ouvrir les yeux. Tu ne le comprendras jamais, mais une femme, comment te dire ça, est humiliée de voir toutes ses amies en voiture et elle toujours à pinces, parce que, je te le dis franchement, chaque fois qu’Esther ou Valentina ou même Crescente, l’épicier, me parlaient de leur balade du dimanche, j’en étais malade, ma parole. Même si ce n’est pas à moi de te le dire, tu as eu la chance de tomber sur une femme d’intérieur, une femme qui se dépatouille avec un rien et tu t’es laissé aimer, Mario, c’était bien commode, et tu crois qu’avec une broche à trois sous ou une petite attention pour ma fête tu étais quitte, mais pas du tout, bougre d’âne, et je me suis épuisée à te dire que tu vivais dans un autre monde, mais toi, cause toujours ! Et ça, tu sais ce que c’est, Mario ? De l’égoïsme pur, si tu veux le savoir, et je sais bien qu’un professeur de lycée n’est pas millionnaire, hélas, mais il ne s’agit pas de ça, à mon avis, au jour d’aujourd’hui personne ne se contente d’un seul emploi. Bien sûr, tu vas me dire que tu avais tes livres et El Correo, mais si je te disais que tes livres et ta feuille de chou ne nous ont rapporté que des ennuis, je mentirais peut-être ? Ne dis pas le contraire, mon grand, des ennuis avec la censure, des ennuis avec les gens, et tout ça pour quatre sous. Et je n’en suis pas du tout surprise, Mario, parce que comme je dis : qui aurait pu lire ces malheureuses histoires de gens qui meurent de faim et se vautrent dans la fange comme des porcs ? Voyons voir, fais travailler ta tête, qui aurait pu lire ce bla-bla du Château de sable où on ne parle que de philosophie ? Et toi toujours avec ta thèse et l’impact et toutes ces histoires, peux-tu me dire comment on peut avaler ça ? Les gens s’en moquent comme de leur première chemise des thèses et des impacts, crois-moi, et toi, mon amour, ce sont ceux de ton Cercle qui ont causé ta perte, Aróstegui et Moyano, l’autre barbu, parce que ce sont des inadaptés. Et ce n’est pas que papa ne t’ait pas averti, le brave homme, parce qu’il a lu tes livres à la loupe, Mario, scrupuleusement, tu m’entends, et il a dit que non, que si tu écrivais pour t’amuser, d’accord, mais si tu espérais la gloire ou l’argent, il te fallait choisir une autre voie, tu te souviens ? Mais toi, bien sûr, têtu comme une mule. Et je comprends que tu te fiches de ce que peut dire tel ou tel, mais papa, un homme objectif comme lui, ne me dis pas, qui collabore au cahier illustré de l’ABC, depuis sa fondation je crois bien, qui est si dévoué – s’agissant d’autre chose, je ne dis pas, mais pour ce qui est d’écrire, il en connaît un rayon, on peut le dire ! Et moi-même, Mario, je ne t’ai pas dit moi-même mille fois de chercher un bon sujet, sans aller plus loin : l’histoire de Maximino Conde, celui qui s’est marié avec cette veuve et puis qui est tombé amoureux de sa belle-fille ? Ce sont des sujets comme ça qui intéressent les gens, Mario, ouvre les yeux, je sais bien qu’il était un peu… disons un peu cru, d’accord, mais il fallait faire réagir le héros de manière décente quand elle, la fille, se donne à lui, et de cette façon le roman aurait même pu être édifiant. Mais toi, tu n’en fais qu’à ta tête, ça rentre par une oreille et ça sort par l’autre, deux ans après tu as publié Le Patrimoine, une histoire irrésistible, je te le dis franchement, parce qu’on ne sait pas par quel bout l’attraper, mais : est-ce que tu crois, Mario, que ça peut intéresser quelqu’un, un livre qui se passe dans un pays qui n’existe pas et dont le héros est un troufion qui a mal aux pieds ?" (Edition Verdier)

Los santos inocentes (Les Saints Innocents, 1982)
Décrivant le quotidien du monde rural dans l'Estrémadure de l’après-guerre, Delibes aborde l'humiliation et le mépris avec lesquels les propriétaires terriens imposent leur tyrannie sur  toute cette couche sociale de domestiques et de paysans qui ne peuvent que subir, enfermés qu'ils sont dans le dénuement et l'inculture. L’Azarías est un de ces êtres rustiques qui sourient au ciel et parlent aux oiseaux, et dans le même temps obéissent aux maîtres sans la moindre hésitation. Un petit drame entamera pourtant la torpeur de ce monde innocent... En 1984, Mario Camus en réalise l’adaptation cinématographique qui valu à ses acteurs, Francisco Rabal et Alfredo Landa, le prix de la meilleure interprétation masculine au festival de Cannes.

 

Senora de rojo sobre fondo gris (1991, Dame en rouge sur fond gris)
Admirable portrait de la femme aimée que la maladie a trop tôt enlevé à l’affection de l’époux désemparé, Miguel Delibes lui-même. La mort d’Ángeles, la mère de ses sept enfants, est exprimé sur le mode d'un monologue d'une extrême retenue, murmuré à l’une de ses filles, donnant à la grisaille des jours, au goût âcre de la maladie, une inépuisable leçon de vie...

 

"Ses cheveux étaient pour moi une chose tellement essentielle que j’ai retardé leur sacrifice jusqu’au dernier moment. Alicia nous a accompagnés et sa coiffeuse, dont elle m’avait parlé comme d’une fille irresponsable, a pris soin de sa tête avec une sollicitude extrême. Je ne sais si ma présence l’intimidait, mais elle n’osait pas parler. Elle se contentait de répondre à ta mère par monosyllabes et une fois que ta sœur s’est assise près du balcon et a ouvert une revue, elle s’est enfermée dans un mutisme complet. Moi, je la regardais faire, appuyé au montant de la porte, sans me résoudre à entrer. Nous essayions tous de donner un air de geste quotidien à ce rituel, alors qu’à la vérité la tension était telle que l’on aurait cru assister aux préparatifs de sa décapitation. La fille a soulevé timidement les cheveux de la nuque : Je coupe ici. Ses yeux brillaient quand ta mère lui a donné courage : Coupe, ne t’inquiète pas. Elle a donné le premier coup de ciseaux et dans le silence de la petite pièce a résonné le léger impact de la mèche au contact du parquet. Ta mère serrait sur sa poitrine la perruque qu’elle avait achetée la veille. Elle l’avait essayée des douzaines de fois à la maison : les unes sur le front, les autres enfoncée sur la nuque ; comme une calotte, ensuite. À chaque fois, elle accompagnait l’essayage d’un commentaire ironique et elle contrefaisait quelqu’un. Tu veux bien me peigner cette perruque ? Tout à coup, elle a dit : Elle est horrible, d’une seule pièce, comme un casque, je ne peux pas la supporter. La fille séparait les mèches de cheveux et plaçait les ciseaux à leur base. Inopinément, elle a levé une main et interrompu l’opération. Elle m’a dit : Pourquoi tu n’irais pas faire un tour ? On n’a pas besoin de toi ici. Comment pourrais-je te laisser seule ? Je jouais les indispensables, le rôle de l’homme fort. Elle a ajouté : Alicia est là pour me tenir compagnie, ça me suffit. Je me suis empressé de déserter. Je me suis senti excusé et j’ai fui, j’ai descendu les escaliers quatre à quatre, sans me soucier de l’ascenseur." (Edition Verdier)


Antonio Buero Vallejo (1916-2000)
Né à Guadalajara, Antonio Buero Vallejo est considéré comme le chef de file de la "génération réaliste", qui compte les dramaturges Alfonso Sastre (1926), Alfonso Paso (1926-1978), Lauro Olmo (1922-1994), Antonio Gala (1930), génération du réalisme social des années 1950 qui entend mettre en scène les conflits de l'après-guerre civile, à l'identique de Sartre, Camus, O'Neill ou Peter Weiss dans les autres pays européens. "Escuadra hacia la muerte", célèbre pièce de Sastre, qui sera jouée à Madrid et rapidement interdite, relate comment une escouade de soldats condamnés à mort et envoyés en mission-suicide, se retrouve confronter à l'absurdité de leur destin lorsque leur chef d'escouade est assassiné. "El Pan de todos" (1955), toujours de Sastre, a pour protagoniste un communiste qui se suicide après avoir tué sa mère, tandis que "La Mordaza" (1954) transposait au sein de la famille le problème de la tyrannie. Antonio Buero Vallejo, gracié après avoir été condamné à mort pour son engagement dans les troupes républicaines, est révélé par "Historia de una escalera" (1948), drame de la frustration et des illusions perdues, qui met en scène trois générations de gens modestes. "En la ardiente oscuridad" (1950) relate l'assassinat d'un jeune aveugle dans un établissement destiné à l'éducation de jeunes infirmes, assassinat provoqué par le conformisme et la résignation de ses condisciples qui ne peuvent supporter sa quête de lucidité.