Culturalisme - Ruth Benedict (1887-1948), "Pattern of Culture" (1934) - Margaret Mead (1901-1978) - Abram Kardiner (1891-1981), "The individual and his society" (1939, 1949), "The Psychological Frontiers of Society" (1945) - Ralf Linton (1893-1953), "The Study of Man" (1936), "The Cultural Background of Personality" (1945) - ....

Last update : 11/11/2016


Nous tirons notre existence individuelle d'une civilisation, d'une histoire familiale et sociale, culturelle et comportementale : d'emblée, nous pourrions orienter notre destin dans ce contexte sans nous poser d'autre question. L'anthropologie qui se construit et se développe dans les années 40s  remet en question cette évidence en mettant à jour d'autres "civilisations", d'autres comportements, et, sous-jacente, la possibilité d'étendre nos orientations existentielles.

Mais le rapport de l'individu à "sa civilisation", à "sa société", est si étroit, écrit Ruth Benedict dans "Échantillons de civilisation" (1950), "qu'il n'est pas possible d'argumenter sur les types de civilisation sans faire entrer spécialement en ligne de compte leurs rapports avec la psychologie individuelle" : "sa civilisation fournit les matériaux bruts avec lesquels l'individu construit sa vie. S'ils sont peu abondants, l'individu en souffre ; s'ils sont nombreux, l'individu a une chance de tirer un profit de cette occasion. Tout intérêt particulier de chaque homme et de chaque femme est servi par l'enrichissement des réserves traditionnelles de sa civilisation."

 

L'organisation sociale modèle les besoins de l'individu ...

Ruth Benedict et Margaret Mead ont travaillées toutes les deux à la même époque et  mené des enquêtes similaires, l'une auprès d'ethnies indiennes d'Amérique du Nord (1950), l'autre en Océanie (1963), pour aboutir toutes deux à montrer tant la spécificité des cultures que le relativisme culturel ...

Encore faut-il parvenir à trouver les instruments théoriques à même de penser cette diversité. Il appartiendra à l'ethnologue R.  Linton et au psychanalyste A. Kardiner de tenter de franchir cette étape. Ils vont proposer une distinction, institutions primaires et institutions secondaires, pour décrire la genèse de la "personnalité de base" que possèdera chaque individu. Et c'est l'ensemble des institutions d'une société donnée qui constitue sa culture et maintient sa cohérence...

Les institutions primaires, que sont la famille, les petits groupes, le type d'alimentation, etc, qui contribuent donc à forger la personnalité de base de chaque individu, sont par suite relayées par les institutions dites secondaires, la religion, les modes de pensée, etc. 

 


Ruth Benedict (1887-1948)
Déçue par les études de littérature anglaise qu'elle avait entreprises en 1905,  Ruth Benedict s'initia à l'ethnologie au sein de la New School for Social Research et se lia avec Franz Boas, dont elle fut l'assistante (1922-1923). Elle a d’abord étudié la mythologie des Indiens (Zuñi Mythology, 1935). Elle a surtout mis au point un important concept d’analyse, la notion de "pattern culturel", qu’elle a exposée dans "Patterns of Culture" (1934). À partir de la très grande différence de comportement culturel qu'elle avait notée entre les Indiens Pima et les Indiens Pueblo, ces derniers mettant l'accent sur l'harmonie et la modération alors que les premiers prônaient l'excès et l'exaltation, Ruth Benedict en vint à considérer la culture non pas seulement comme une matrice au sein de laquelle les personnalités particulières s'organisent, mais comme ayant elle-même une personnalité propre sur une échelle plus vaste, une tendance psychologique fondamentale, qui est le véritable lieu d'unification de cette culture : "une civilisation comme un individu représente un modèle plus ou moins net de pensées et d'actions. Dans chaque culture, on trouve des buts d'action caractéristiques qui ne sont forcément pas les mêmes dans d'autres types de société. En accord avec ces buts, chaque peuple ne cesse de consolider son expérience, et selon que cette manière de voir exerce une pression plus ou moins forte, les détails hétérogènes de la manière de vivre revêtent une forme plus ou moins adaptées à celle-ci. Adoptés par une culture bien établie, les actes les plus saugrenus reflètent les caractéristiques de ses buts particuliers, en subissant parfois d'incroyables métamorphoses. La forme que prennent ces actes, nous ne pouvons la comprendre qu'en comprenant d'abord les mobiles sentimentaux et intellectuels de cette société." Et c'est par l'intériorisation de cette même tendance fondamentale culturelle que les gens se trouvent avoir les mêmes structures psychologiques de base.

 


L'approche culturaliste qui privilégie l'institution et la culture dans le développement de la personnalité, a pour premier effet de remettre totalement en cause les conceptions rigides des rôles des sexes et de la sexualité alors dominantes dans les sociétés occidentales : nombre d'attitudes sociales sont ainsi détachées de toute référence biologique au sexe : la distribution sexuelle des rôles est une création sociale et culturelle. Avec la Seconde Guerre mondiale, des millions de femmes britanniques et américaines endossent "le travail des hommes", l'emblématique Rosie the Riveter symbolisant cette gigantesque féminisation qui s'opèrent par exemple dans l'industrie de l'armement.  Vers 1930, Margaret Mead prolonge en le conceptualisant ce mouvement en montrant que les tendances dites "naturelles" des sexes varient selon les culture, thématique à laquelle s'alimentera le mouvement féministe à venir. La voici étudiant la différenciation  des sexes dans trois sociétés océaniennes et aboutissant à la conclusion suivante : la personnalité des hommes et des femmes est moins déterminée par leur sexe biologique que par le modèle (pattern) culturel transmis par chaque société et imposé dès le plus jeune âge ..

 

"Coming of age : the sexual awakening of Margaret Mead" (Deborah Blum, 2017) - "Coming of Age se concentre sur cinq années de la jeune vie de Mead, au cours desquelles elle a commencé à remettre en question les attitudes traditionnelles à l'égard de la sexualité, des fréquentations et du mariage qui dominaient le début du 20e siècle. L'histoire commence en 1921, alors que Mead est une jeune femme de vingt ans, étudiante au Barnard College de New York. Suffisamment conventionnelle pour accepter le rôle que la société lui a donné, et assez provocante pour s'élever contre elle, elle s'efforce de trouver sa propre voie. La vie commence à changer lorsqu'elle noue de nouvelles amitiés et vit de nombreuses premières fois, notamment un mariage et une liaison. En 1925, suite à son intérêt pour l'anthropologie, Mead prend une décision qui choque à la fois sa famille et ses collègues. Elle décide de se rendre seule à Samoa pour étudier comment les filles de cette culture très différente deviennent des femmes. Là, sur une île minuscule du Pacifique Sud, avec un océan entre elle et les gens qu'elle aime, elle commence à comprendre comment les chaînes invisibles de la société peuvent emprisonner le corps et l'esprit d'une personne. Le voyage de Mead à la découverte d'elle-même est à la fois douloureux, passionnant et instructif. Elle revient de son travail sur le terrain prête à faire ce qu'aucune femme avant elle n'a osé faire : écrire avec franchise et clarté sur l'éveil sexuel des jeunes filles. Et il s'avère que l'Amérique est prête à entendre ce qu'elle a à dire. S'appuyant sur des lettres, des journaux intimes et des mémoires, Blum reconstruit la vie colorée et dramatique de l'un des penseurs les plus provocateurs du XXe siècle.

 

Margaret Mead (1901-1978)
Margaret Mead fut une des dernières étudiantes de Franz Boas et publia notamment "Coming of Age in Samoa" (1928), "Sex and Temperament in Three Primitive Societies" (1935) décrivant une société mélanésienne de tolérance, sans conflit, où "l'activité sexuelle est une chose naturelle et agréable", confortant ainsi l'hypothèse culturaliste, par comparaison avec une société américaine puritaine, que les traits de caractère de l’homme et de la femme sont le résultat d’un conditionnement social : la nature est malléable car "elle obéit aux impulsions que lui communique le corps social".

On reprocha à Margaret Mead de s'attacher au comportement des individus sans pour cela décrire les rouages compliqués de l'organisation sociale, ou de dégager des typologies de culture fondées sur des traits trop généraux (le tempérament culturel), comme l'appétit sexuel. Elle n'a certes jamais remis en cause son engagement pour une libération des mœurs dans la société américaine. Après la guerre, en 1948, Margaret Mead publia "Male and Female", où elle discute, à partir de la diversité du comportement humain,  des moyens d'instaurer un certain bonheur entre les hommes et les femmes d'une société industrielle de type américain...

Et, en 1972, dans "Sex, Gender and Society", la sociologue britannique Ann Oakley verra dans la notion de "genre"  un artefact culturel...


Abraham Kardiner (1891-1981)
Né à New York, Abraham Kardiner va séjourner en 1921 à Vienne auprès de Freud, mais ce qu'il poursuit est une théorie de l'adaptation et de la socialisation. Il publiera notamment "The Individual and His Society. The Psychodynamics of Primitive Social Organization" (1939), A. Kardiner, R. Linton et al., "The Psychological Frontiers of Society" (1945); A. Kardiner & E. Prebble, They Studied Man (1961).
Ruth Benedict et Margaret Mead attribuaient une grande importance à la notion de personnalité typique et au rapport de l’individu à la culture, mais sans expliquer le phénomène d’intériorisation des conduites, des valeurs et des normes. Abraham Kardiner se tourne alors vers la psychanalyse pour éclairer ce double processus de transmission de la culture du groupe à l'individu (enculturation) et inversement : il propose les concepts de "personnalité de base" (basic personality type) et d' "institution". On notera que tant Freud que ses disciples n'ont jamais été particulièrement intéressé par ce problème de modelage réciproque où s'interpénètrent personnalité et société.

"Une institution, écrit Kardiner, peut être définie comme tout mode établi de pensée ou de comportement observé par un groupe d'individus (c'est-à-dire une société) qui peut être communiqué, c'est-à-dire reconnu par tous, et dont la transgression ou la dérivation crée un trouble chez l'individu ou dans le groupe." Les individus vivant dans une même société et soumis à un même ensemble d'institutions partagent donc le même type de personnalité. Chaque culture détermine les conditions dans lesquelles se trouvent satisfaits des besoins aussi fondamentaux que la faim et la sexualité. Le concept de personnalité de base rend compte de cet impact du social sur le psychique et garantit la stabilité culturelle. Introjection et projection sont les mécanismes qui président à la fois à la formation de la personnalité de base et à celle de la culture dans ses aspects idéologiques : la religion, la morale, les modes de pensées sont l’effet d’une projection de la personnalité de base, au sens que les psychanalystes donnent à ce terme : ainsi, pour les habitants des îles Marquises, des divinités femelles toutes-puissantes et menaçantes sont la projection des sentiments de crainte due à la carence maternelle.


Ralf Linton (1893-1953)
Son œuvre majeure, "The Cultural Background of Personality" (1945), a été le point de départ des recherches modernes sur les phénomènes d'acculturation et de l'ethnopsychiatrie. Après avoir pratiqué quelques années l'archéologie, Ralph Linton s'orienta vers l'anthropologie culturelle. Nommé en 1922 assistant d'ethnologie au Field Museum, à Chicago, il fut envoyé à Madagascar où il étudia, de 1925 à 1928, les Betsileo et les Tanala. Il devint l'un des chefs de file de l'école « culture et personnalité » en s'associant avec Abram Kardiner pour élaborer la théorie de la personnalité de base. La culture induit donc des attitudes individuelles ; elle suscite des dispositions à agir et à réagir d’une manière particulière, c’est-à-dire à répondre d’une façon identique à des situations "perçues comme équivalentes". Ces systèmes "valeurs-attitudes" agissent de façon automatique et inconsciente. Linton entreprend ainsi un important travail de conceptualisation, forgeant définitions, articulation des notions (statut, rôle, culture, modèle, etc.), et distinctions entre culture réelle et culture construite, entre acculturation dirigée et acculturation spontanée. Conscient d'une certaine simplification de son approche face à la complexité des attitudes sociales, Linton développe, à côté de la personnalité de base, la notion de "personnalité de statut", qui tient compte de la place de l’individu dans la hiérarchie sociale, mais aussi de son sexe et de son âge (The Tree of Culture, 1957).

 

On a pu ainsi synthétiser la pensée dite "culturaliste" : 

- ce n'est pas la production matérielle qui caractérise chaque société particulière, mais sa culture, et toute culture peut être définie par un ensemble de traits culturels.

- c'est par le biais d'un sustème de valeurs dominantes qu'un modèle est érigé et que la cohérence de ces traits culturels est assurée.

 

- et c'est par l'intériorisation de cet ensemble de traits culturels que chaque individu, dans une société donnée, acquiert une "personnalité de base" (basic personality) ...

 

Chaque société nous offre donc un ou des types de personnalité de base, une gamme de personnalités de statut, lesquels diffèrent toujours en quelque manière de ce qu’ils sont dans une autre société. Et chaque fois qu'il y a persistance ou transmission de ces méthodes organisées de transmission, nous avons une culture. C'est ainsi que la culture contribue à façonner notre personnalité et nos stratégies existentielles. Il nous appartient d'identifier au mieux ces systèmes de "valeurs-actes" donnés en l'état, pour éventuellement les assumer en toute connaissance. Selon les culturalistes, partout où il y a des groupements organisés d'êtres humains (tribu, clan ...) il y a une certaine régularité de l'organisation des relations entre les individus. Le monde du travail et des interactions sociales fournissent pourtant une logique qui ne parvient pas à s'intégrer totalement dans les analyses proposées. Les notions de rôle et de hiérarchie, de concurrence et de domination viennent complexifier nos désirs de clarification de nos existences. L'ensemble de ces dispositifs de reproduction sociale ou culturelle ne visent au bout du compte qu'à assurer l'homogénéité des comportements et la cohérence globale de nos sociétés ...