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Last update :  12/12/2017 


Japon des années 1950 - A la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, le Japon est vaincu et écrasé, totalement occupé pour la première fois de son histoire. Sa littérature tente de surmonter le cataclysme qui s'est abattu sur le pays, de sa décision d'entrée en guerre à sa capitulation. Le cheminement de cette entrée en guerre résulte d'une convergence de certaines attitudes bien connues : depuis les années 1860, le Japon dépend énormément des USA dans un certain nombre de domaines, dont le pétrole (d'où Pearl Harbor), depuis la fin de la première guerre mondiale, une doctrine ultranationaliste s'est emparée du Japon (la fameuse doctrine "hakko ichi'u" (les huit coins du monde sous un seul toit, qui sera à l'origine du phénomène des kamikazes), depuis les années 1930, le Japon menait une politique impérialiste visant à soumettre toute l'Asie à son hégémonie (et cela passera essentiellement par l'invasion de la Chine, la Mandchourie en 1931 constituant une première étape, et en 1941 le Japon envahit l'Indochine française). Et au centre, une attitude collective de mobilisation portant notamment sur deux piliers, le fameux "Bushidō" (1900, Inazō Nitobe, "Je fais du Ciel et de la Terre mes Parents : la vie entière est source de connaissance, d’expérience et de sagesse..") qui imprime l'idée de mort dans l'âme du Japon, et "yôhai", l'attitude de vénération pour un Empereur divinisé... 

Amputé de tous ses territoires extérieurs en 1945, notamment de la Corée et de Taiwan, le Japon sera occupé par les troupes américaines, la Constitution de 1946 accorde la souveraineté au peuple, relègue l'empereur dans une fonction symbolique et bannit tout éventuel recours à la force militaire. La Corée, pour sa part, est bien libérée de la colonisation japonaise, mais elle est immédiatement divisée, à la hauteur du 38° parallèle, en deux zones d'occupation, l'une soviétique, au nord, l'autre américaine, au sud. Quant à Hong-Kong et Singapour, libérées de l'occupation japonaise, elles retrouvent leur statut de colonies britanniques. Aidé par le contexte de Guerre froide et la Guerre de Corée, le Japon va progressivement reprendre une place importante sur l'échiquier extrême-oriental. Après de profondes réformes démocratiques imposées par les Etats-Unis, un traité de paix est signé à San Francisco le 8 septembre 1951, qui lui rend sa souveraineté. Dès lors, le Japon entre dans une nouvelle étape, de 1955 à 1964, franchissant, après la reconstruction, le seuil de la prospérité. L'entrée à l'ONU en 1956 marque la fin de l'après-guerre, sur le marché intérieur, il connaît l'ère des "trois trésors électriques" (machine à laver, réfrigérateur, télévision) à l'extérieur récupère ses marchés d'Asie. La fin de cette phase correspond à l'entrée du Japon dans l'OCDE, les jeux olympiques de Tokyo et l'Exposition universelle de 1970...


Yasunari Kawabata (1899-1972) 

Yasunari Kawabata est né à Osaka en 1899. Une solitude immense semble peser sur ses épaules, et ce depuis son enfance. La perte de ses parents et de son unique sœur, la mort de son grand-père en 1914, alors qu'il était âgé de quinze ans à peine, vont profondément marquer l”écrivain. Ecrite en 1914 et publiée onze ans plus tard, sa première œuvre (Le Journal intime de ma seizième année) est tout entière centrée sur le thème de la mort. Si elle peut être considérée comme le point de départ de la perpétuelle recherche de sérénité qu'a exprimée l'auteur tout au long de son œuvre, ce n'est qu'avec "La Danseuse d'lzu" qu'il formulera l'essence de sa recherche. L`observation attentive, parfois même un peu distante, de la nature et des sentiments humains, la sagesse de la solitude sont autant de thèmes qui réapparaissent fréquemment dans ses écrits. Cette approche esthétique et philosophique s'accompagne de la recherche d`un style neuf. Après s`être essayé à tous les genres littéraires, même le feuilleton, il invente le "roman miniature", genre où il excelle. En quelques dizaines de pages, il développe l'essentiel, amène doucement le lecteur, au rythme d'une respiration tranquille, à se laisser envahir par la sensibilité de ses écrits. Non pas que ses personnages soient des écorchés vifs, ni d'une sensiblerie hors de propos, non; ce que Kawabata met à jour, c'est le sentiment tel qu'il apparaît au travers des gestes quotidiens, au travers d'une pensée réfléchie. Sa trilogie ("Pays de neige" (1932), "Nuée d'oiseaux blancs" (1952), "Le Grondement de la montagne" (1954)) est tout entière tournée vers l'expression du sentiment humain. Dans "Pays de Neige", la description minutieuse des manifestations extrêmes de l'âme des personnages exprime avec force tout le drame de l'amour impossible qu'éprouve une femme du pays des neiges pour un citadin, jusqu'à son aboutissement ultime: la détresse, le désespoir dont l'image est renforcée par la description d'un gigantesque incendie. Mais ne nous y trompons pas! Ce qui fait la substance de l'œuvre de Kawabata, c'est moins le sentiment en lui-même que son esthétique, sa beauté, l'insondable de l'âme. Kawabata est de ceux qui ont permis à un large public occidental de découvrir l'esthétique japonaise, et contribué ainsi à la construction d'une identité moderne au sein de la littérature nippone. Le 16 avril 1972, dans un appartement en bord de mer, non loin de sa maison, Kawabata se donnait la mort. Nous ne saurons jamais ce qui motiva son geste...

 

"Yukiguni" (1948, Pays de neige, Snow Country)

 Kawabata Yasunari sort de la guerre profondément affecté par les événements et c'est en 1948 qu'il publie la version définitive de la première de ses "tragédies du sentiment humain". Il y relate une histoire d'amour malheureuse au cœur des montagnes de l'ouest du Japon. Shimamura, riche homme d'affaires rongé par l'ennui, rejoint une belle et mélancolique geisha, Komako, dans une station thermale. Le paysage reflète les sentiments des personnages, dont le désespoir et l'isolement. L'importance que Kawabata accorde à la vie intérieure et l'absence de référence à la Seconde Guerre mondiale qui fait rage au moment où il écrit sont pour lui une façon, écrira-t-on, de prendre position face au conflit.

 

"Sembazuru" (1952, Nuée d'oiseaux blancs, Thousand Cranes)

Premier auteur japonais à remporter le prix Nobel de littérature en 1968,Yasunari Kawabata tisse ici une toile délicate de relations sexuelles derrière le voile de la traditionnelle cérémonie du thé japonaise. Lorsque son père s'éteint, Kikují est attiré par son monde et sa maîtresse, madame Ota, avec qui il débute une liaison, tout en étant sous le contrôle de Chikako, l'amante éconduite de son père. En retrouvant ce dernier à travers les femmes de sa vie, Kikuji refuse de choisir un nouvel amour, bien qu'une jeune fille insaisissable et la fille de madame Ota soient des candidates potentielles. Tout comme les biens sont transférés d'une génération à l'autre, l'affection et les passions passent aussi par les mêmes mains, mais à travers des relations illicites et des ambitions suspectes. Kawabata a expliqué qu'il ne désirait pas évoquer la beauté mais "la vulgarité dans laquelle la cérémonie du thé est tombée". La frontière qui sépare le propre du sale et le désir du dégoût apparaît et disparaît constamment dans une recherche futile dé la pureté. L'ironie du titre reflète les lamentations de Kawabata devant l'érosion des traditions et la difficulté de l'épanouissement physique et spirituel. Une nuée d'oiseaux blancs, symbole traditionnel d'un mariage long et prospère, n'est qu'un rêve inaccessible. Kawabata subira le même sort que l'un de ses personnages en se suicidant...

 

"Yama no oto" (1949-1954, Le Grondement de la montagne, The Sound of the Mountain)

Considéré comme son chef d'oeuvre, Kawabata met en scène encore une fois un homme vieillissant qui n'a plus guère beaucoup d'attaches avec la vie, et c'est en la personne de sa jeune belle-fille, d'une grande beauté, qu'il se remémore la femme qu'il n'a jadis pas épouser et parvient à sauver une part de lui-même au milieu des années noires de l'après-guerre.

 

"Nemureru Bijo" (1960, Les Belles endormies, The House of the Sleeping Beauties)

La recherche de la sensation pure au sein de l'ambiguïté du désir charnel est le fil de cette oeuvre dite érotique, on y assiste ainsi à la lente transformation de l'état d'esprit d`Egushi, vieillard qui prend conscience progressivement de sa vieillesse, affronte l'attirance d'un corps jeune auquel il n'a rien à prouver, abandonne toute attitude agressive pour se lover dans une relation esthétique à cette belle endormie qui l'amène, silencieusement, à s'accepter tel qu'il est... 

"Autour des vieillards naissent innombrables les filles jolies, à la peau neuve, à la peau jeune. Les désirs rêvés à perte de vue par de misérables vieillards, les regrets des jours perdus à jamais..."  Sur les conseils d'un vieil ami, Egushi franchit pour la première fois le seuil des «belles endormies››, par curiosité. Dans cette maison, connue des seuls initiés et dont la porte ne s'ouvre que si l'on a atteint un âge vénérable, il est donné de passer la nuit au côté d'une jeune fille endormie. Ces vieillards «de tout repos », qui ont cessé d`être des hommes, s'adonnent, et Egushi en est persuadé, au plaisir malsain de posséder une jeune femme par le regard. Une fois étendu auprès de son endormie, sa première réaction est de la détailler, de vouloir la réveiller. Grâce à une pratique constante des plaisirs, Egushi n'a pas encore sombré dans l'horreur d`être vieillard, et tente vainement de se persuader de son bon droit. Mais bien vite, devant la vanité de ses efforts et la fascination qu”il éprouve face à ce corps de nacre, son attitude se modifie. La vue d'un sein, son odeur provoquent une vague. de souvenirs lointains: son premier enfant, l”odeur de nourrisson... Et de ces souvenirs naissent les interrogations... Le vieil Egushi n'avait jamais pensé qu”il puisse revenir une seconde fois. Mais la découverte de ce qu”était` réellement cette maison, de ce qufil ne rencontrerait jamais ces belles autrement qu'endormies, avait fait de cet endroit un lieu magique où peut s'accomplir la quête des vieillards et leur rêverie... Une fois encore, le long cérémonial du thé accompli, il pénètre dans la chambre tendue de velours rouge. Selon les dires de l”hôtesse, la jeune fille de cette seconde nuit est expérimentée. Comment peut-on être expérimentée alors que l'on dort d'un sommeil de plomb? Et pourtant, dès le premier regard, dès la première bouffée de parfum, le vieillard comprend. Une chaleur de jeune homme l'envahit et, troublé, il joue avec les dents de sa compagne, contemple son visage, se noie dans son odeur, se prépare à céder à la tentation de rompre les règles. Mais le signe évident d'une virginité l'arrête. Il tente alors de la réveiller et est surpris de l'entendre parler dans son sommeil. Et, comme la première fois, après avoir détaillé sa compagne, une bouffée de souvenirs l'envahit. Un parfum de fleurs lui rappelle le mariage de ses trois filles. Et le souvenir s”insinue, se prolonge, de détails en détails, la chaîne des images d'instants heureux se complète, se ramifie jusqu'à ce que vienne le sommeil et son cortège de rêves. La troisième visite que fit Egushi aux «belles endormies» fut marquée par sa rencontre avec une apprentie. C'était la première fois qu”on l'endormait. Elle avait un visage ingénu et la première impression qu”il en eut fut la chaleur que dégageait son corps. Egushi comprit que les vieillards venaient dans ce lieu pour retrouver leurs joies enfuies. Le sommeil imperturbable qu'exprimait tout le corps de la jeune ñlle plongea presque immédiatement le vieil homme dans l'abîme de ses pensées. Prit peu à peu corps l'image d'une jeune étrangère avec qui il avait passé une nuit à l'hôtel. Curieusement, c'était des petits détails qu'il gardait le souvenir le plus ému. Sa rencontre, la valise qu'elle avait rangée alors qu'il dormait. L'avant-demière visite qu'Egushi rendit à la maison du souvenir fut triste. Des visions de suicides et des envies d'assassinat effleuraient son esprit. La fille était bizarre, son odeur, clé des souvenirs, était forte, peut-être trop forte. Une impuissance à la réveiller, des idées d'atrocités laissèrent de cette visite un goût amer dans sa gorge. Le jour de l'an était passé lorsqu'Egushi rendit son ultime visite à la chambre tendue de velours rouge. Un vieillard y était mort peu de temps auparavant. Une belle mort, en douce compagnie, escortée d'un cortège de réminiscences heureuses, sans doute. Egushi passa cette dernière nuit au côté de deux endormies. La première, aux lèvres fardées, l`entraîna à la poursuite d'un baiser, voilà plus de quarante ans. Mais le souvenir fut de courte durée, le vieillard étant un peu dégoûté de la maison. Se tournant vers l'autre jeune fille, il tenta de comprendre leurs motivations. Et s'il mourait au milieu d'elles? N'est-ce pas ce qu'il pourrait désirer de mieux? Sa dernière femme... et la première? Le visage de sa mère lui apparut subitement, pour disparaître aussitôt. Une sensation de froid l`envahit soudain. Une des filles est morte; le somnifère sans doute...

"« ET veuillez éviter, je vous en prie, les taquineries de mauvais goût! N'essayez pas de mettre les doigts dans la bouche de la petite qui dort! Ça ne serait pas convenable! ››  recommanda l'hôtesse au vieil Eguchi. Au premier étage, il n'y avait que deux pièces, celle de huit nattes où s'entretenaient Eguchi et la femme, et celle d'à côté, une chambre à coucher probablement; quant à l'étroit rez-de-chaussée qu'il avait vu en passant, il ne semblait pas comporter de salon, de sorte que la maison ne méritait pas le nom d'hôtel. Nulle enseigne n'indiquait du reste que ce fût une auberge. D'ailleurs, le mystère de cette maison interdisait sans doute pareille publicité. L'on n'y entendait pas le moindre bruit. Hormis la femme qui avait accueilli le vieil homme au portail verrouillé et avec qui il conversait en ce moment même, il n'avait aperçu âme qui vive; mais Eguchi, dont c'était la première visite, n'avait pu démêler si elle était la patronne ou une employée. Quoi qu'il en fût, mieux valait sans doute que le visiteur s'abstînt de poser des questions superflues. La femme, dans la quarantaine, était menue, sa voix était jeune, avec des inflexions comme à dessein atténuées. Elle remuait ses lèvres minces sans les écarter, et elle évitait de regarder le visage de son interlocuteur. Dans ses prunelles d'un noir épais, il y avait un reflet qui désarmait la méfiance de l'autre, mieux, une tranquille familiarité, comme si, de son côté, pareillement, toute méfiance eût été bannie. Dans la bouilloire posée sur le brasero de bois de paulownia, de l'eau chauffait; de cette eau, la femme s'était servie pour faire infuser le thé, et ce thé, remarquable par sa qualité et sa préparation, réellement surprenantes en pareil lieu et pareille circonstance, avait détendu le vieil Eguchi. Dans le toko-no-ma était suspendue une peinture de Kawai Gyokudô, une reproduction sans aucun doute, d'un paysage de montagne aux chaudes couleurs de l'automne. Rien n'indiquait que cette pièce de huit nattes pût dissimuler quoi que ce soit d'insolite.

« Ne cherchez pas à réveiller la petite. Car quoi que vous fassiez pour essayer de la réveiller, jamais elle n'ouvrira les yeux... Elle est profondément endormie et ne se rend compte de rien, répéta la femme. « Car la fille dort tout d'une traite, et du début à la fin elle ignore tout. Même avec qui elle aura passé la nuit... N'ayez donc aucune inquiétude. »

Divers soupçons effleurèrent l'esprit du vieil Eguchi, mais il n'en formula aucun. « C'est une belle fille! Et d'ailleurs, nous ne recevons ici que des clients de tout repos... ›› Eguchi, our détourner les yeux, laissa tomber son regard sur sa montre-bracelet. « Quelle heure est-il?  - Onze heures moins le quart!  - Si tard déjà! Les vieux messieurs, semble-t-il, se couchent tôt et se lèvent de bon matin; aussi, quand il vous plaira !... ››

Ce disant, la femme se leva et tourna la clef de la porte qui donnait dans la chambre voisine. Etait-elle gauchère? Toujours est-il qu'elle s'était servie de la main gauche. Le détail était insignifiant, mais Eguchi, suspendu aux gestes de la femme qui tournait la clef, retint son souffle. La femme, la tête inclinée dans Pentrebâillement de la porte, regardait dans l'autre pièce. Elle avait l'habitude sans aucun doute de regarder ainsi dans la chambre voisine, et sa silhouette vue de dos n'avait rien que de banal, mais Eguchi la trouva étrange. Sur le nœud de sa ceinture s'étalait l'image d'un curieux oiseau. Pourquoi donc avait-on doté cet oiseau stylisé d'yeux et de pattes réalistes? Bien sûr, l'oiseau n'avait rien d'inquiétant, et ce n'était rien d'autre qu'un dessin maladroit, mais ce qui, à la silhouette de cette femme, donnait un côté inquiétant, c'était précisément cet oiseau. Le fond de la ceinture était jaune clair, presque blanc. La chambre voisine semblait plongée dans la pénombre. La femme referma la porte et, sans avoir.tourné la clef, elle déposa celle-ci sur la table, devant Eguchi. Rien dans son expression n'indiquait le résultat de son examen, et ses inflexions restaient les mêmes.

« Voici la clef, reposez-vous à votre aise. Si par hasard vous n'arriviez pas à vous endormir, vous trouverez un somnifère à votre chevet.

- N'auriez-vous pas quelque liqueur?

- Non. Nous ne servons pas d'alcool.

- Pas même un peu de saké pour dormir?

- Non. 

- La jeune personne se trouve dans la chambre voisine, n'est-ce pas?

- Elle est déjà endormie et elle vous attend.

- Ah! bon? » Eguchi eut un léger sursaut. Cette fille, quand donc était-elle entrée dans la pièce voisine ? Depuis quand dormait-elle donc? Si la femme avait entrouvert la porte et jeté un coup d'œil, sans doute était-ce pour s'assurer du sommeil de la fille. Que celle-ci l'attendrait plongée dans le sommeil et ne se réveillerait pas, il l'avait su par un vieil ami qui connaissait la maison, mais maintenant qu'il s'y trouvait, la chose lui paraissait incroyable.

« Voulez-vous vous changer ici? ›› La femme semblait disposée à l'aider. Eguchi ne répondit point.

« On entend le bruit des vagues. Et le vent...

- Le bruit des vagues ?

- Dormez bien! » dit la femme, et elle se retira.

Resté seul, le vieil Eguchi parcourut des yeux la pièce de huit nattes, innocente et sans mystère, puis son regard s'arrêta sur la porte de la chambre voisine. C'était une porte en bois de cryptomère, large d'une demi-toise. Elle ne datait pas de l'époque où cette maison avait été construite, mais semblait avoir été rajoutée par la suite. Il regarda plus attentivement : il était probable qu'à la place de la cloison qui séparait les deux pièces, il y avait eu à l'origine des panneaux mobiles que l'on avait ensuite remplacés par- cette cloison pour ménager la chambre secrète des « Belles Endormies ». La peinture de cette cloison était de même couleur que le reste, mais elle paraissait récente. Eguchi prit en main la clef que la femme lui avait laissée en partant. C'était une clef toute simple. Prendre la clef, c'était se préparer à passer dans l'autre pièce, mais Eguchi ne se leva point. Ainsi que l'avait fait observer la femme, le bruit des vagues était rude. On les entendait comme si elles battaient le pied d'une haute falaise. Et comme si cette petite maison se dressait sur l'arête de la falaise. Le vent était le bruit annonciateur de l'hiver. S'il le ressentait de la sorte, était-ce cette maison qui en était la cause, ou était-ce son propre cœur, le vieil Eguchi n'en savait rien; toujours est-il qu'il ne faisait pas froid, bien qu'il n'y eût là qu'un brasero. C'était du reste une région au climat chaud. Rien n'indiquait que le vent dispersât les feuilles des arbres. Eguchi était arrivé tard dans la nuit, aussi n'avait-il pu distinguer la disposition des lieux, mais il percevait l'odeur de la mer. Passé le portail, il y avait un jardin relativement vaste pour une pareille maison, avec un certain nombre de pins et d'érables de taille respectable. Sur le ciel obscur, les aiguilles des pins noirs se dessinaient avec vigueur. Ç'avait dû être autrefois une maison de vacances. La clef à la main, Eguchi alluma une cigarette, en tira une ou deux bouffées, puis en écrasa l'extrémité à peine entamée sur le cendrier, mais il en reprit aussitôt une seconde qu'il prit le temps de fumer. Il eût voulu se moquer du léger émoi qu'il éprouvait, mais plus encore l'envahissait un sentiment déplaisant de vide. D'ordinaire, Eguchi usait d'une goutte d'alcool pour s'endormir, mais il avait le sommeil léger et il était sujet aux cauchemars. Dans un de ses poèmes, une poétesse morte jeune d'un cancer avait dit à propos des nuits d'insomnie : Voici que la nuit me prépare des crapauds, des chiens crevés, des noyés.

Eguchi avait retenu ces vers et ne les pouvait plus oublier. Cette fois encore, se souvenant de ce poème, il se demanda si la fille qui était endormie, ou plutôt que l'on avait endormie dans la chambre voisine, n'était point de l'espèce de ces « noyés », et cela le faisait hésiter à se lever pour la rejoindre. On ne lui avait pas dit par quel moyen on l'avait endormie, mais quoi qu'il en fût, puisqu'elle était, selon toute apparence, plongée dans l'inconscience d'un lourd sommeil qui ne pouvait être naturel, sans doute avait-elle, comme les drogués, le teint plombé, les yeux cernés, les côtes saillantes, et tout le corps maigre et sec comme du bois mort. Peut-être aussi était-ce une fille flasque, froide et bouffie. Peut-être découvrait-elle des gencives violettes et malsaines qui laissaient échapper un léger ronflement. Le vieil Eguchi, au cours des soixante-sept années de sa vie, avait connu bien entendu des nuits déplaisantes avec des femmes. Et c'étaient des déconvenues de ce genre que précisément il n'avait pu oublier. Or, ces déconvenues n'étaient point dues à quelque disgrâce physique, mais provenaient d'une déviation malheureuse dans la vie de ces femmes. Eguchi n'éprouvait nulle envie, à l'âge qu'il avait, de faire l'expérience d'une nouvelle déconvenue avec une femme. Il était venu dans cette maison, et voilà quelles étaient ses pensées à l'instant présent. Et pourtant, pouvait-il exister chose plus horrible qu'un vieillard qui se disposait à coucher une nuit entière aux côté d'une fille que l'on avait endormie pour tout ce temps et qui n'ouvrirait pas l'œil? Eguchi n'était-il pas venu dans cette maison pour rechercher cet absolu dans l'horreur de la vieillesse ? « Des clients de tout repos ››, avait dit la femme, et il était vraisemblable en effet que ceux qui venaient dans cette maison étaient tous « des clients de tout repos ››. Celui qui avait indiqué la maison à Eguchi était lui-même un vieil homme de cette sorte, un vieillard qui déjà avait cessé d'être un homme. Et qui devait avoir supposé qu'Eguchi était lui aussi tombé dans la même disgrâce. L'hôtesse, habituée probablement à ne traiter que des vieillards de cette espèce, n'avait accordé à Eguchi le moindre regard de pitié, ni témoigné à son encontre le moindre soupçon. Le vieil Eguchi toutefois, grâce à la pratique constante des plaisirs, n'était pas encore ce que la femme appelait « un client de tout repos ››, mais il pouvait l'être de par sa propre volonté, selon l'humeur du moment, selon le lieu, ou encore selon la partenaire. Et voilà que le talonnait déjà l'horreur de la vieillesse, et que, songeait-il, la misère des vieux clients de cette maison n'était plus très éloignée de lui. Son envie de venir ici en était le signe, et rien d'autre. C'est pourquoi Eguchi ne pensait pas le moins du monde à enfreindre les interdits horribles, ou pitoyables, imposés en ces lieux aux vieillards. S'il entendait ne pas les enfreindre, il le saurait bien. Sans doute pouvait-on appeler cela un club secret, mais les vieillards qui en étaient les membres paraissaient être peu nombreux, et quant à Eguchi, il n'avait le dessein ni de dénoncer les méfaits du club, ni de contrevenir à ses usages. Que la curiosité même n'eût pas agi sur lui avec plus de force trahissait déjà le désarroi de la vieillesse.

« Il y a des clients qui disent qu'ils ont fait de beaux rêves pendant qu'ils dormaient. Et d'autres que ça leur a rappelé le temps de leur jeunesse. ›› Ces paroles de la femme revinrent à l'esprit du vieil Eguchi quand, sans même un sourire amer sur son visage, il se leva en prenant d'une main appui sur la table et qu'il ouvrit la porte qui donnait dans la chambre voisine. 

"Ah!"

Ce qui avait provoqué cette exclamation d'Eguchi, c'était la tenture de velours cramoisi. Dans l'éclairage diffus, la couleur en paraissait plus profonde, de sorte que l'on avait l'impression qu'il y avait, en avant de la tenture, une zone de lumière ténue, comme si l'on pénétrait dans un monde fantomatique. La tenture entourait la chambre des quatre côtés. La porte par où Eguchi était entré devait être elle aussi dissimulée par la tenture, dont le bord était froissé à cet endroit. Eguchi ferma la porte à clef puis, écartant la tenture, il regarda la fille endormie. Ce n'était pas un sommeil feint, car il pouvait entendre sa respiration qui indiquait sans conteste qu'elle dormait profondément. Devant la beauté imprévue de la fille, le vieil homme eut le souffle coupé. Sa beauté n'était pas la seule chose imprévue. Sa jeunesse l'était tout autant. Elle lui faisait face, étendue sur le côté gauche, le visage seul découvert; son corps était invisible, mais sans doute n'avait-elle pas vingt ans encore. Dans la poitrine d'Eguchi, ce fut comme si un cœur nouveau déployait ses ailes..." (traduction R. Sieffert, Albin Michel)


Ibuse Masuji (1898-1993)

Né à Fukuyama, près d'Hiroshima, Masuji traverse le siècle animé par une constante amertume teintée d'humour après avoir surmonté bien des vexations et des déceptions dans sa vie propre. Ses nouvelles empruntent souvent la métaphore pour traduire les malheurs ordinaires vécus dans un quotidien finement détaillé, "Sanshōuo" (La Salamandre, Salamander and Other Stories, 1929), "Koi" (1928, La Carpe), "Yane no ue no Sawan" (1929, Sawan, l'oie sauvage sur le toit), "Le Voyage de la collecte", "Nuit noire et pruniers en fleurs" et "Honjitsu kyûshin" (Aujourd'hui Pas de consultation, No Consultations Today, 1949), "Yôhai taichô" (1950, Lieutenant Ma révérence, Lieutenant Lookeast and other stories), "Kakitsubata" (L'iris fou)... Il servira la propagande de son pays pendant la guerre et  deviendra célèbre en 1966 avec le roman particulièrement dramatique, "Kuroi ame" (Pluie Noire, Black Rain), qui relate les conséquences sur une famille de l'explosion de la première bombe atomique à Hiroshima...

 

"Yôhai taichô" (1950, Lieutenant Ma révérence, Lieutenant Lookeast and other stories)

Nouvelle dans laquelle un ex-lieutenant, rapatrié du front de Malaisie, rendu à demi-fou par une blessure à la tête, va perturber par ses extravagances tout un village.

"Dans le parler de cette région, si quelque chose ne tourne pas rond au village, on dit : Y a d'la billebaude au village". Et si c'est dans un des hameaux que quelque chose va de travers, on dit: "Y a d'la billebaude dans le coin." "Dans le coin", c'est le hameau ou son voisinage, et "y a d'la billebaude" signifie qu'un détraquement s'est produit, rompant ainsi la paisible uniformité de la vie quotidienne. Et, même dans notre hameau de Sasayama, il arrive aussi que, de temps à autre, il y ait de la billebaude et cela perturbe la population. La cause principale en est le bizarre comportement du nommé Yûichi Okazaki, ex-lieutenant de l'armée de terre. Yûichi Okazaki (trente-deux ans) a l'esprit dérangé, mais la plupart du temps il est plutôt docile. Néanmoins, comme il vit encore dans l'illusion que la guerre se poursuit et qu'il s'imagine toujours être dans l'armée, sous bien des aspects ses façons d'agir ne diffèrent pas tellement de celles d'un combattant. Au moment des repas, par exemple, il se fige subitement devant la table dans une attitude solennelle et se met à débiter les cinq articles du rescrit militaire impérial: "le premier devoir du soldat est de servir l'Empereur avec loyauté, etc, etc". Ou bien, quand sa mère lui achète du tabac, il proclame ce tabac présent de l'Empereur et, d'un air profondément ému, se tourne vers l'Orient pour saluer respectueusement. Ou encore, lorsqu'il se promène, il lance soudain de toutes ses forces l'ordre de se mettre au pas. Pendant la guerre, on avait l'habitude de voir faire ce genre de choses par les militaires et personne n'y trouvait à redire; mais aujourd'hui, cela passe tout bonnement pour de la bouffonnerie. Toutefois Yûichi ne s'adresse pas à des tiers et ne s'intéresse qu'à son plaisir personnel. A ce stade il n'est pas trop dérangeant et, puisque c'est dû à sa folie, en général les gens du coin font comme s'ils ne s'apercevaient de rien. Par contre, au moment des crises, ses agissements prennent un tour beaucoup plus affirmé. Il se met dans la tête que les simples particuliers sont des soldats de sa section et il fait indifféremment pleuvoir ses ordres sur les habitants du hameau. L'existence de Yûichi se divise approximativement en périodes de calme où il croit effectuer son service en métropole et en périodes de crise où il s'imagine être sur le champ de bataille..." (traduction Claude Péronny, Gallimard).

 

 "Kuroi ame" (1966, Pluie noire, Black Rain)

Cinq ans après l'explosion de la bombe, la jeune Yasuko vit avec son oncle et sa tante dans un village proche d'Hiroshima où ils se sont réfugiés après la destruction de la ville. Gracieuse, intelligente et douce, Yasuko ne parvient pourtant pas à se marier. En effet, le bruit court qu'elle a reçu l'averse de pluie noire qui retomba sur tout l'ouest de la ville, après que s'était élevé dans le ciel le monstrueux nuage atomique. Cette pluie était radioactive. Puisque Yakuso ne présent aucun signe de maladie, son oncle entreprend de démontrer qu'elle n'a pas été atteinte. Il a donc recours au journal qu'il tenait en 1945 et à celui de la jeune fille. Tel est le parti - romanesque - pris par l'écrivain pour établir la plus extraordinaire, la plus exacte des relations sur un événement dont l'atrocité devait définitivement modifier les conditions de l'emploi de la force et du recours à la guerre dans le monde. (Gallimard,  Trad. du japonais par Takeko Tamura et Colette Yugué)

 

Shōhei Imamura (1926-2006),  associé à la Nouvelle vague japonaise au même titre que Nagisa Oshima et Kiju Yoshida, réalisateur de "Narayama bushikō" (La Ballade de Narayama, 1983) et de "Unagi" (L'Anguille, 1997), adapte "Pluie Noire" (Kuroi Ame) en 1989 et les premières séquences filmées tout juste après le bombardement d'Hiroshima sont terrifiantes : le film s'ouvre à Hiroshima le 6 août 1945, les gens partent au travail lorsque soudain, un éclair blanc déchire le ciel, se lève un souffle terrible et l'enfer se déchaîne, des fantômes mutilés errent dans les amas de ruines...

 

Deux écrivains assistèrent au bombardement atomique d'Hiroshima le 6 août 1945, bientôt suivi de celui de Nagasaki, le 9 août, qui certes contribua à la reddition sans condition du Japon, mais firent de 95 000 à 166 000 morts pour le premier et de 60 000 à 80 000 morts, pour le second. Hara Tamiki (1905-1951) n'aura de cesse, jusqu'à son suicide, de consigner sa douleur, "Natsu no hana" (Fleurs d'été) fut censuré par les autorités américaines jusqu'en 1947. Ôta Yôkô (1903-1963), auteur reconnue en 1940 avec "Sakura no kuni", fut aussi exposée aux rayons de la bombe atomique larguée sur Hiroshima et son roman "Shikabane no Machi " (La Ville des cadavres) connut le même destin que celui écrit par Tamiki...

 

"Avec le jour, les gémissements de la nuit s'étaient tus.." Tamiki Hara (1905-1951), poète, romancier, né à Hiroshima en 1905, diplômé de littérature anglaise, auteur de poèmes et de nouvelles (Flammes), touché par le marxisme, il perd sa femme, Sadae, en 1944, et alors que la guerre fait rage, se réfugie à Hiroshima : en août 1945, c'est la bombe atomique, il est miraculeusement épargné, témoin d'une nouvelle forme d'horreur dont il fait le récit dans "Natsu no hana" (Fleurs d'été) en 1947. Suivront "Haikyou kara" (Des Ruines, From the Ruins, 1947), "Kaimetsu no joukyoku" (Prélude à la destruction, Prelude to Annihilation, 1949), "Chinkonka" (Requiem, 1949). En mars 1951 éclate la guerre de Corée qui lui inspire "Shingan no kuni" (Le Pays de désir du cœur, The Land of the Heart's Desire, 1951)  et le 13 mars 1951, désespéré par la tournure de l'Histoire, Tamiki Hara se donne la mort en se jetant sous un train...

 

"Natsu no hana" (Fleurs d'été, Summer Flowers, 1947)

"J'eus la vie sauve parce que j'étais aux cabinets. Ce matin du 6 août, je m'étais levé vers huit heures. La veille au soir il y avait eu deux alertes aériennes, mais il ne s'était rien passé. Un peu avant l'aube je m'étais déshabillé et, chose que je n'avais pas fait depuis longtemps, je m'étais couché et endormi en kimono de nuit. Je me levai et entrai dans les cabinets sans répondre à ma sœur qui, me voyant encore en caleçon grommela que je me levais bien tard. Quelques secondes plus,tard, je ne sais plus exactement,  il y eut un grand coup au-dessus de moi et un voile noir tomba devant mes yeux. Instinctivement je me mis à hurler et, prenant ma tête entre mes mains, je me levai. Je n'y voyais plus rien et n'avais conscience que du bruit : c'était comme si quelque chose telle une tornade s'était abattue sur nous. J'ouvris à tâtons la porte des cabinets et trouvai la véranda. J'entendais encore distinctement les hurlements que je venais de pousser au milieu d'un bruit de rafale, mais  mes yeux ne voyaient plus et l'angoisse me saisit. Cependant, en avançant sur la véranda, les maisons détruites commencèrent peu à peu à m'apparaître dans une vague luminosité. Je repris mes esprits. Cela ressemblait à un moment terrible d'un horrible cauchemar. Tout d'abord à l'instant où avait retenti le choc au-dessus de ma tête et où j'avais été complètement aveuglé, j'avais compris que je n'étais pas mort. Mais j'avais eu un mouvement de colère à l'idée de la situation catastrophique dans laquelle je me trouvais. Le hurlement que j'avais poussé me semblait venir d'une autre personne tant je n' avais pu reconnaître ma propre voix. Puis lorsque, dans le vague, j'avais pu distinguer les environs, j'avais eu le sentiment d'être au cœur d'une terrible tragédie. J'avais déjà été témoin de ce genre de scène mais seulement au cinéma. Petit à petit des pans de ciel bleu apparurent, puis se multiplièrent, à travers la poussière qui obscurcissait tout. Des rayons de lumière pénétraient par les murs troués, venant de directions inattendues. Je m'avançais avec précaution sur le plancher : les tatami avaient été soufflés et projetés de tous côtés. Je vis alors ma sœur se précipiter vers moi: "Tu n'as rien? Tu n'es pas blessé ? Ça va ?", cria-t-elle, "tes yeux saignent, va vite te les laver", me dit-elle en m'apprenant qu'il y avait encore de l'eau à l'évier. Me rendant compte que j'étais complètement nu, je me retournai et lui demandai si elle n°avait pas au moins quelque chose à me donner pour m'habiller. Elle réussit à tirer un caleçon d'un placard qui avait échappé au désastre. À ce moment-là, quelqu'un fit irruption avec des gestes étranges. L'homme avait le visage en sang et ne portait qu'une chemise. C'était quelqu'un de l'usine. En me voyant, il laissa échapper : "Vous avez de la chance, vous, vous n'avez rien", puis il marmonna quelque chose comme "Un téléphone, un téléphone, il faut que je téléphone..." et partit comme s'il avait beaucoup à faire. Partout il y avait des fissures. Les cloisons et les tatami arrachés, on voyait à nu les piliers et l'armature des pièces de la maison. Pendant un moment il y eut un silence insolite. C'est le dernier souvenir que je garde de cette maison. Après, j'ai appris que dans ce quartier la plupart des habitations s'étaient effondrées et étaient détruites. Dans le cas de la nôtre, l'étage n'était pas tombé et le sol avait tenu bon. C'était vraiment de la bonne construction ! C'est mon père, homme très méticuleux, qui l'avait fait construire quarante ans auparavant. Je traversai les pièces sur les tatami et les cloisons renversés en quête de quelque vêtement. Je trouvai rapidement une veste; cherchant ensuite un pantalon, je pris brusquement conscience du désordre qui régnait. Le livre que je lisais la veille au soir était par terre, les pages tournées. Le tableau accroché à l'étagère du haut était tombé et cachait le bas du tokonoma d'un air meurtrier. Bizarrement, je trouvai un bidon d'eau, venu d'on ne sait où, puis un chapeau. Ne voyant toujours pas de pantalon, je cherchai quelque chose à me mettre aux pieds. C'est alors que K..., un employé des bureaux, apparut à la véranda du salon et me supplia d'une voix douloureuse : "Oh... Oh... Aidez-moi, je suis blessé...", et il s'assit là comme pour ne plus bouger. Du sang coulait un peu de son front, il avait les yeux noyés de larmes. Je lui demandai où il était blessé, et il me montra son genou en appuyant dessus, tandis que se tordait son visage blême et tout ridé..." (traduction de Brigitte Allioux, Gallimard).


Tamura Taijirô (1911-1983)

Natif de Yokkaichi, Mie, et ayant étudié la littérature et travaillé pour de nombreux magazines, c'est au travers de deux romans qui évoque la prostitution née de l'occupation et du chaos matériel et moral d'un Japon totalement vaincu, qu'il accède à une grande notoriété : "Nikutai no akuma" (Le démon de la chair) en 1946, "Nikutai no mon" (La porte de la chair) en 1947...

 

"Nikutai no akuma" (Le démon de la chair, Gate of Flesh, 1946)

Dans un Tokyo de l'après-guerre, un groupe de prostituées tentent de survivre dans les décombres au milieu des soldats américains et yakuza japonais, surviennent une nouvelle femme Maya (Yumiko Nogawa) qui intègre le groupe en s'initiant à ses codes, et un ancien soldat, Shintaro Ibuki (Joe Shishido), qui va perturber les équilibres fragiles de leurs existences...

 


Jun Ishikawa (1899-1987)

Ishikawa Kiyoshi, né à Asakusa, est un érudit reconnu en poésie tant chinoise que japonaise, ouvert aux littératures occidentales qu'il pratique, dont la littérature française qu'il traduira (André Gide, par exemple). L'Histoire, les symboles, les mythes constituent son territoire, puisant tant dans la littérature française que dans la littérature populaire de l'époque d'Edo. Il est ainsi l'un de ces écrivains de la "transition morale" que traverse le Japon après 1945, et sait exprimer le délabrement de la société en usant d'un style souvent surréel, "décadent", écriront certains, des textes souvent très ambitieux et difficiles d'accès : "Yakeato no Iesu" (1946, Jésus dans les décombres), "Ogon Densetsu" (La légende dorée), "Shojo kaitai" (L'Immaculée Conception), et s'adonne à une véritable esthétique de l'étrange : "Taka" (1953, Le Faucon), "Shion monogatari " (1956, Les Asters), "Kyôfû-ki" (1980, Chronique du vent fou). En 1967, il défendra avec ABE Kôbô, KAWABATA Yasunari et MISHIMA Yukio la liberté intellectuelle durant la Révolution culturelle en Chine (Seiyu Nichiroku)...

 

"Yakeato no Iesu" (1946, Jésus dans les décombres)

Nouvelle qui plonge dans le Tokyo de l'immédiat après-guerre et suit le parcours d'un jeune vagabond, l'enfant du désastre qui apparaît ici comme l'incarnation de Jésus au Golgotha. 

"Vraiment, quand ce gamin apparut au milieu du chemin, ceux qui se tenaient dans les baraques avoisinantes comme ceux qui passaient leur chemin, tous eurent le même tressaillement; courbant l'échine comme l'homme aux godillots, ils restaient pétrifiés. Et ils se trouvaient, semble-t-il, forcés de s'avouer sans détour, eux pourtant si pleins de hargne, que ce qui leur avait à tous imposé la même surprenante réaction, était le fait d'un sentiment violent qui soudain les avait assaillis, et que ce sentiment n'était autre que la peur. Tout bien considéré, cela faisait déjà belle lurette que l'homme avait totalement oublié ce qu'était la crainte. Que l'on fasse seulement le calcul à compter de l'année 1941, si proche dans le temps : pour ce qui est de la signification historique, cela faisait cinq bons millénaires. Il suffisait d'ailleurs de se fondre dans ce marché poussé sur un sol ravagé par un feu meurtrier, sur ses ruines: on était bien en peine d'y trouver un seul faciès rappelant ces survivants du siècle précédent, ce fameux peuple du "Pays de la Sagesse"; c'était à croire que chacun, ayant inopinément germé sur ce sol, s'était à la même seconde retrouvé à l'âge d'homme et que, du même coup, le monde humain frais inventé était une spécialité de l'endroit, sa dernière nouveauté. Les énergumènes qui rôdaillaient dans ces parages avaient tous une mine d'anarchistes en matière de morale, de forbans dans leurs moyens de subsistance; ils n'avaient d'ores et déjà pas d'hier, ni non plus de lendemain. Le ciel ne leur avait jamais fait peur; gruger les autres était pour l'heure un commerce luctatif. Rien ne leur imposait de suivre un calendrier: le jour d'aujourd'hui pouvait bien être le temps de quand on voulait, ils n'en avaient cure... Ils étaient corps et âme accaparés par des transactions où l'ignominie se portait bien, mais c'était là, semble-t-il, l'héritage ancestral des siècles passés et, jadis déjà, mais encore bien davantage à présent, au milieu de toute cette agitation, il n'existait sans doute pas la moindre absurde petite faille qui permît de prendre bêtement conscience que cet aujourd'hui si important était somme toute un moment de ce bas monde finalement voué à disparaître. La saleté, la puanteur du gamin, dont la subite apparition les avait ainsi surpris sans défense, brillaient de façon peu ordinaire, de l'éclat du jais, et quand il se redressa, captivant d'autant plus splendidement les regards dans ce marché où la crasse et la puanteur régnaient en maîtres, même les parias insolents qu'avaient produits ces lieux furent parcourus d'un frisson pareil à un cri de terreur, comme si involontairement renvoyés à leur propre image, ils se trouvaient frappés d'effroi devant leur propre abjection..." (traduction Edwige de Chavanes, Gallimard).


Osamu Dazai (1909-1948)

"Pour moi, pour la plante que je suis, vivre dans l’atmosphère et sous la lumière de ce monde est difficile" - Shuji Tsushima, natif de Tsugaru, dans une riche et puissante famille, connut un parcours particulièrement désespéré, alternant débauche, excès, dépression et suicides, le plus souvent par Shinjū, le fameux "suicide amoureux". Elève particulièrement doué en littérature, il surmonta difficilement le suicide en 1927 de son idole, l'écrivain Ryūnosuke Akutagawa, auteur de plus d'une centaines de nouvelles, écrivain sombre et exprimant toute la difficulté d'être Japonais, cherchant sa voie entre les classiques orientaux (japonais et chinois) et la littérature occidentale de son époque et que deux nouvelles puissantes et baroques, "Rashōmon" (1915) et "Yabu no Naka" (1922, Dans le fourré) - récit du meurtre d'un aristocrate par trois personnages s'en réclamant l'auteur et base de l'intrigue du film de Akira Kurosawa, "Rashōmon" (1950) -, propulsèrent sur la scène littéraire. Une constante, le sentiment du déclassement social qui rend inéluctable la décomposition sociale de l'existence. On retrouve Shuji en 1929 fuyant avec la geisha Hatsuyo Oyama, allant jusqu'à une tentative de suicide pour l'épouser, inquiété pour ses liens avec le Parti communiste japonais, alors clandestin, puis se décidant enfin sous les conseils de l'écrivain Masuji Ibuse à écrire et publier sous le nom de Osamu Dazai. Période pacifiée de courte durée, hospitalisé il devient morphinomane, sombre dans des crises de démence, tente une nouvelle fois de se suicider, exprime sa solitude et ses souffrances dans des nouvelles telles que "Dōke no hana" (1935), "Gyakkō" (1935, A rebours), "Kyōgen no kami" (1936). L'année 1939 restera son année la plus sereine, il vient alors d'épouser Michiko Ishihara, puis se décide à renouer avec la littérature classique japonaise (Tsugaru, 1944). C'est après la guerre que ses oeuvres atteignent une certaine notoriété, trois romans qui livrent, non sans ironie, un Japon détruit, sans âme, sans illusion : "Biyon no Tsuma" (La Femme de Villon, 1947), une femme qui tente de survivre malgré la misère et le viol, "Shayo" (1947, Soleil couchant), déchéance de la noblesse japonaise après la guerre, "Ningen Shikkaku" (1948, La déchéance d'un homme), semi-autobiographique. Il mourut noyé en juin 1948, à 39 ans, dans les eaux du barrage Tamagawa, à Tokyo, suicide partagé avec Tomie Yamazaki, sa dernière maîtresse...

 

 "Shayô" (1947, Soleil couchant. Crépuscule de l'aristocratie, The Setting Sun)

L'oeuvre qui donne notoriété à Osamu Dazai. Le Pays du soleil Levant dans le contexte de l'après-guerre tel que relaté à partir du journal intime de Shizuko Ōta que l'écrivain rencontra en 1941. Une femme de l'aristocratie nippone doit quitter pendant la guerre son hôtel particulier de Tokyo pour aller vivre modestement dans un petit châlet de montagne. Sa fille, Kazuko, mobilisée, travaille la terre. Son fils, Naoji, revient de la guerre intoxiqué par la drogue. Le frère et la sœur se durcissent contre le malheur des temps et clament leur révolte et leur désespoir. (Gallimard, Trad. du japonais par Hélène de Sarbois)

 

"Ningen shikkaku" (1948, La déchéance d'un homme, No Longer Human)

Le chef d'oeuvre d'Osamu Dazai, de l'incommunicabilité et de l'impossibilité de de révéler aux autres. «Je suis devenu bouffon. C'était mon ultime demande adressée aux hommes. Extérieurement, le sourire ne me quittait pas; intérieurement, en revanche, c'était le désespoir.» Ainsi se présente Yôzô, né dans une famille riche du nord du Japon, qui veut être peintre, abandonne ses études au lycée de Tôkyô pour travailler dans des ateliers, mais s'initie plus vite au saké et aux filles qu'au dessin et à la peinture. D'amours malheureuses en amours malheureuses, après n'avoir été qu'un médiocre caricaturiste de revues de second ordre, il échoue à vingt-sept ans, malade, tel un vieillard, dans une vieille chaumière, irréparable d'où il rédige l'histoire de sa vie, «vécue dans la honte», et alors qu'il ne connaît plus désormais ni le bonheur ni le malheur. (Gallimard, Trad. du japonais par Gaston Renondeau)


Ango Sakaguchi (1906-1955)

Heigo Sakaguchi, natif de Niigata, associé un temps au mouvement des Décadents (Buraiha), est, comme beaucoup d'écrivains japonais, très tôt sensible à des écrivains occidentaux comme Edgar Allan Poe et Charles Baudelaire. Il va privilégier la provocation et l'anticonformisme pour tenter d'être lui-même, et au plus loin de cette morale héroïque que la société japonaise impose pendant la guerre. "Daraku-ron" (La Chute, Discourse on Decadence), en 1947, tire une conclusion quasi blasphématoire de l'expérience de la guerre, la remise en question d'un certain nombre d'illusions nourries notamment par le fameux Bushido : "Le Japon a perdu, l'éthique des guerriers est morte mais, de cette matrice de vérité qu'est la déchéance, sont enfin nés des êtres humains." Mourir pour l'Empereur? Beaucoup de jeunes hommes qui ont professé ces paroles sont tombés au combat comme des fleurs fanées, d'autres ont survécu et ont regagné leurs maisons pour construire notre marché noir... Et la même année, alors que "Sakura no Mori no Mankai no Shita" se veut parodie grotesque des contes traditionnels japonais, sa célèbre nouvelle "Hakuchi" (L'Idiote) le voit se ranger aux côtés des porcs, chiens, poules, canards et marginaux qui tentent de survivre en préservant l'individualité de leur destin. "Ishi no omoi" (Souvenirs d'une pierre) constitue une critique virulente des préjugés et du Japon bien-pensant de l'après-guerre. En 1948, le roman policier lui permet toutes les audaces,  "Furenzoku satsujin jiken" (Meurtres sans série), puis après l'écriture de "Ango shin-Nippon chiri" (Nouvelle géographie du Japon d'Ango, 1951), tombe dans un quasi mélancolie délirante qu'alimentent alcool et barbituriques, pour mourir à Kiryū dans la solitude et la misère...

 

"Hakuchi" (1946, L'Idiote, The Idiot)

"La guerre. C’était drôle mais il n’y avait pas plus saine amnésie. L’incroyable pouvoir destructeur de la guerre, son ahurissante capacité à bouleverser l’espace – en une journée, ça vous chambardait tout comme en cent ans d’histoire ; un événement ancien d’une semaine semblait vieux de plusieurs années et ce qui datait d’un an était déjà loin, enseveli dans le tréfonds le plus obscur de la mémoire. A peine quelques jours plus tôt, à proximité de chez lui, un certain nombre de routes et de bâtiments aux alentours des usines avaient sauté et tout le quartier avait évacué les lieux dans la poussière d’un affolement fébrile ; et alors qu’on n’avait même pas déblayé les décombres, toute cette fièvre était déjà loin, presque oubliée, et dès le lendemain, on regardait l’énorme bouleversement qui avait radicalement modifié la physionomie de la ville comme un paysage parfaitement normal.- Récit de la survie dans un Tokyo livré aux bombardements américains, Izawa, un apprenti réalisateur de pitoyables films de propagande, qui n'a que mépris pour ce qu'il fait, se lie à  l'Idiote, la femme de son voisin, un fou qui vit reclus au fond d'une impasse, elle, une femme qui ne parle pas, ne comprend pas bien ce qu'on lui dit, une chair sans âme, et avec laquelle, au milieu des scènes de bombardements, d'incendie et de cadavres, il s'interroge sur le monde à venir et et voit poindre l'horizon troublant de ses pulsions charnelles. Un second court récit est souvent associé à ce premier texte, "Je voudrais étreindre la Mer". Un couple dans l'après-guerre, et un homme qui s'interroge sur la nature de son désir, son épouse, impulsive, une ancienne prostituée qui se donne par habitude mais reste frigide : "la femme ignorait le plaisir des sens et dans cette ignorance, j'avais découvert ma patrie. Ce vide jamais comblé ne fût-ce que d'une ombre, purifiait toujours mon coeur. Je pouvais en toute quiétude succomber à la tentation de mon propre désir ; parce que rien, absolument rien ne lui répondait". Un jour qu’ils se promènent tous deux sur une plage un jour de tempête, l’homme observe sa femme dont le corps souple, tandis qu’elle ramasse des coquillages, s’harmonise avec la houle, la mer... "Je restais ébloui par la grandeur de la fantaisie de l’eau qui, creusant une vaste et profonde vallée de jade sombre s’était enflée et élevée pour, l’espace d’une seconde, cacher la femme dans la gerbe de ses embruns. J’avais vu un corps encore plus impitoyable, plus insensible, plus souple que celui de la femme. Quel jeu immense et grandiose que celui-ci !"...


Fumiko Hayashi (1904-1951)

Poète et romancière née à Shimonoseki dans un milieu très pauvre de marchands ambulants. Après une scolarité souvent interrompue, en 1922, Fumiko Hayashi  se rendit seule à Tôkyô où elle s'engagea à faire des ménages, puis comme vendeuse, ouvrière, garde-malade, serveuse, etc. En 1928-1929, elle publie un premier récit, "Hôrô-ki" (Chronique de mon vagabondage, Diary of a Vagabond) qui la place au premier rang de la littérature féminine japonaise. Elle s'éloigne par la suite de l'autobiographie et écrit des nouvelles inspirées de la vie quotidienne, "Hone" (Cendres, 1947), Shitamachi" (La Ville, 19449) d'où émanent tristesse et compassion. Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, Hayashi Fumiko fit de nombreux reportages en Corée et en Chine. Elle écrivit aussi des œuvres plus amples sur le pathos féminin: "Bangiku" (Chrysanthèmes sur le tard, Late Chrysanthemum, 1948), sur les retrouvailles d'amants vieillis, ou les souffrances et le courage des femmes dont l'existence a été ravagée par la guerre, "Ukigumo" (Nuages flottants, Floating Cloud, 1949-951). Les derniers écrits de l'auteur sont empreints de pessimisme et elle mourut d'épuisement en 1951. A Shinjuku, Tokyo, dans le quartier de Nakai-Ochiai, Hayashi Fumiko a vécu de 1941 jusqu’à sa mort dans une petite maison qu'elle avait faite construire selon ses rêves et devenue un musée qui lui est consacré...

 

"Hōrōki" (Chronique de mon vagabondage, Diary of a Vagabond, 1927)

Fumiko Hayashi (Hideko Takamine) ne trouve que des emplois de  serveuse de bar et d'ouvrière d'usine et tente de relater ses difficiles conditions d'existence dans une autobiographie qu'elle tente de faire publier : en vain pour un temps, et rencontre un autre aspirant écrivain, Fukuchi (Akira Takarada), qui abuse d'elle, puis un certain Yasuoka qui saura l'aider à franchir le pas...

 

"Ukigumo" (Nuages flottants, Floating Cloud, 1949-951)

Au long de ce récit une femme, Yukiko Koda, de retour de l'Indochine française, tente de retrouver sa place dans le Japon de l'après-guerre, sentimentalement et professionnellement, mais en vain...

 

 

 

 

Mikio Naruse (1905-1969) adapta au cinéma nombre d'oeuvres de Fumiko KHayashi, dont "Bangiku" (Late Chrysanthemums), en 1954, "Ukigumo" (Floating Clouds), un classique du cinéma japonais, et "Hourou-ki" (A Wanderer's Notebook, Her Lonely Lane), tous deux en 1962. Le réalisateur porte un regard pessimiste sur le Japon d'après-guerre, les classes laoborieuses (shomin-geki), les femmes qui tentent d'y survivre (incarnées par des actrices telles que  Hideko Takamine, Kinuyo Tanaka, Setsuko Hara), la cellule familiale où s'oppose ancien et nouveau Japon. En 1960, il réalise "Onna ga kaidan o agaru toki" (When a Woman Ascends the Stairs) dans lequel une jeune veuve, Keiko Yashiro (Hideko Takamine), devient hôtesse dans les Ginza nightclubs de Ginza (mizu shōbai) et, se sentant vieillir, mais ne pouvant plus espérer se marier ni ne voulant déshonorer son défunt mari à la mémoire duquel elle est toujours dévouée, tente d'ouvrir son propre bar...


Shōhei Ōoka (1909-1988)

Parmi ces écrivains qui furent envoyés au front, le raffiné Shōhei Ōoka (1909-1988), natif de Tokyo, allie son amour de Stendhal ("Musashino fujin", La Dame de Musashino, A Wife in Musashino, 1950) et de la littérature française à son expérience de la guerre, expérience d'une guerre qu'il connut malgré lui, à 35 ans, en humaniste et en homme de culture. Mobilisé en mars 1944, envoyé dans les Philippines, épuisé par la malaria, fait prisonnier en janvier 1945 par les troupes américaines, il devient écrivain avec "Furyoki" (Mémoires d'un prisonnier, Prisoner of War, 1948-1952) et des romans psychologiques ou de guerre, "Hoshô no me ni tsuite" (Le regard de la sentinelle, 1950), le célèbre "Nobi" (Les Feux, Fires on the Plain, 1951), qui raconte l'histoire de Tamura, un soldat japonais livré à lui-même, malade et errant dans la jungle philippine au lendemain de la guerre, devenu fou et sauvé par sa foi chrétienne, "Leyte senki" (1967-1971, Chronique de la bataille de Leyte, A Record of the Battle of Leyte) qui décrit de façon impressionnante la tragédie des combats de la guerre du Pacifique: si résignation à l'obéissance et lutte pour la survie conduisent ainsi les hommes à des actes les plus extrêmes (implosion des forces vitales dans les Mémoires d'un prisonnier, cannibalisme dans Les Feux), pourtant ces hommes ne sont aux yeux de Shōhei Ōoka que "des victimes pitoyables dont les mauvais instincts ont été libérés par leurs chefs qui ont pu les tromper sans qu'ils sachent pour cette raison ce qu'ils faisaient individuellement." En 1958, Ōoka publie "Kaei" (L'Ombre des fleurs, The Shade of Blossoms), relatant l'existence sans espoir d'une hôtesse de boîte de nuit dans le Ginza décadent de la fin des années 50...

 

"Hoshô no me ni tsuite" (Le regard de la sentinelle, 1950)

Shōhei Ōoka raconte ici sensations et pensées qui l'agitaient lors de ses tours de garde pendant la guerre. "Les voyageurs racontent souvent que, sous les tropiques, il n'y a pas de crépuscule; mais à mon avis, dans la région centrale des Philippines, au dixième degré de latitude nord, les soirs ne sont pas tellement plus courts qu'au Japon. Les Japons n'auraient-ils pas tout bonnement gobé telles quelles les impressions de voyage relatées  par des Européens, habitués, eux, aux longs crépuscules des régions septentrionales? La plupart de nos idées sur les tropiques se sont formées à partir de ce que les Occidentaux y ont découvert : sous l'influence, par exemple, des films américains sur les animaux sauvages et des chroniques de Gauguin. Le clair-obscur porte une ombre violet foncé sur le pied des herbes, teinte d'un blanc laiteux le manteau des collines et des montagnes qui s'étendent au loin...Sentinelle mélancolique, je fredonne Soir embrasé de Chûya Nakahara. Le vent emporte cette mélodie de ma façon et, pour qu'elle n'atteigne ni le corps de garde ni les baraquements, je vais sans me presser jusqu'aux limites du terrain et chante tout bas..."


Hiroshi Noma (1915-1991)

Natif de Kobe, Noma Hiroshi navigue entre ses convictions bouddhiques héritées de son père, son engagement aux côtés du Parti communiste (dont il est expulsé en 1964), et ses goûts littéraires, la poésie française symboliste et des écrivains tels que James Joyce, André Gide et Marcel Proust. Mobilisé pendant la Seconde guerre mondiale, il est envoyé dans les Philippines puis au Nord de la Chine, mais connut la prison militaire dans les années 1943–44 pour attitude subversive. Marxiste, il est aussi anti-militariste lorsqu'il rédigera la vaste autobiographie de sa jeunesse, "Seinen no wa" (Le Cercle des adolescents, 1947-1971), entre en littérature en racontant une journée d'avant-guerre avec "Kurai e" (1946, Sombre Tableau, Dark Painting), référence aux tableaux apocalyptiques de Brueghel, poursuit ses réflexions sur le destin de jeunes hommes qui ne sortent pas indemnes de la guerre, au travers de cinq autres nouvelles, dont "Futatsu no Nikutai", "Korekidoru e", "Dai sanju-roku go", "Hokai-Kankaku", "Kao no naka no akai tsuki" (1947, A Red Moon in Her Face). En 1952, Noma Hiroshi publie l'un des meilleurs romans dur la guerre, "Shinkū chitai" (Zone de vide, Zone of Emptiness).

 

"Shinkû chitai" (1952, Zone de vide, Zone of Emptiness) 

Le récit plonge deux personnages, un petit bourgeois cultivé et idéaliste et un jeune paysan quelque peu désorienté, dans le tourbillon de la guerre.

 


Taijun Takeda  (1912-1976)

"Rien ne put m’empêcher de sombrer peu à peu dans un silence vide, au point que les mouvements de mes propres organes venaient un à un retentir à mes oreilles". Natif de Tokyo, Takeda Taijun est un alliage littéraire singulier, spécialiste de la littérature chinoise, il fréquenta l'extrême-gauche à 18 ans et choisi d'être ordonné prêtre de la religion bouddhique. Les oeuvres des maîtres chinois est l'une de ses premières passions : la monumentale fresque "Le Rêve dans le pavillon rouge" de Cao Xueqin (1715-1763), qui déroule ses intrigues et près de 500 personnages sur fond de décadence de la classe dirigeante chinoise (la célèbre citation "chaque mot m'a coûté une goutte de sang"), mais aussi Hu Shi et Lu Xun, des intellectuels influents durant le Mouvement du 4 mai 1919 dirigé contre les prétentions de l'empire du Japon sur la Chine. Il fut en 1937 enrôlé et envoyé sur le front, dans le centre de la Chine, Chine dont il ne cessa de s'interroger quant à ses relations avec le Japon : "Shiba Sen" (1943), biographie critique de l'historien des Han, "Shinpan" (Le Jugement), "Mamushi no ue" (Race de vipères, 1947), directement inspirés de son expérience de l'occupation japonaise en Chine et qui l'installent au premier rang de la littérature de l'après-guerre. "La destruction, écrira-t-il, n’était dans l’esprit des intellectuels japonais qu’une chose très partielle encore. Face à elle, ils étaient encore vierges." Il confirme cette position, le plus souvent sous inspiration bouddhique, glissant du réel à la fiction avec un style qui fait sa singularité :"Ai no katachi" (Figures de l'amour, 1948), "Igyô no mono" (Une personne d'étrange apparence, The Misshapen Ones, 1950), "Fûbaika" (Fleur pollinisée par le vent, 1952), une volumineuse fresque sur les Ainu, "Mori to mizuumi no Mattsuri" (La forêt et les lacs en fête, 1955-1958), "Fuji" (1969-1971), intrigue qui se déroule derrière les murs d'un hôpital psychiatrique, "Keraku" (L'extase), "Memai no suru sampô" (La promenade vertigineuse)...


Toshio Shimao (1917-1986)

Natif de  Yokohama, Shimao Toshio connut une expérience singulière qui hanta douloureusement toute son oeuvre à venir, être dans l'obligation d'exister et d'attendre la mort après avoir accepté le sacrifice volontaire de sa vie : destiné en effet durant la Seconde Guerre mondiale à la mort, en octobre 1944, dans une escouade de kamikaze (Tokkōtai) basée sur les îles Amami - il était commandant d’un escadron naval avec pour mission de conduire des bateaux torpilles, chargés d’explosifs, à l’assaut des vaisseaux américains -, la capitulation mit fin à cette attente de dix mois, en août 1945. Une première partie de son oeuvre court au bout de cette attente de la mort projetée, roman de la guerre sans guerre passée sur l’île de Kakeromajima, avec "Shima no hate" (1946, A l'extrémité de l'île), "Yoru no nioi" (L'odeur de la nuit), "Shutsukotôki" (1949, Chronique du départ de l'île), "Shuppatsu wa tsui ni otozurezu" (1962, De Départ, il n'y en eut point). Une seconde période succède à celle-ci, dans une continuité tragique, la démence de sa femme, lorsque celle-ci découvre ses aventures extraconjugales : l’auteur va l'accompagner jusqu’au bout de son tragique destin, "Ware fukaki fuchi yori" (D’un précipice si profond, 1954), et surtout son autobiographie proche du shishōsetsu, "Shi no toge" (L'aiguillon de la mort, The Sting of Death, 1960-1977), dix-sept ans d'écriture d'une puissance insoutenable...

 

 "Shi no toge" (L'aiguillon de la mort, The Sting of Death, 1960-1977)

Dans les années 1950, un couple est conduit à s'isoler du monde extérieur, un homme choisit de partager, quoi qu'il en coûte,  le quotidien de sa femme dans un hôpital psychiatrique, celle-ci ayant plongé dans la démence après avoir découvert l'infidélité de son mari.

 


Yutaka Haniya (1910-1997)

Natif de Taiwan pendant l’occupation japonaise dans une famille de samouraï, proche un temps du Parti communiste, Haniya Yutaka se passionne pour le cinéma et la lecture d'auteurs russes tels que Gontcharov, Lermontov et Dostoïevski, puis se lance en littérature le jour de la défaite : il s'attelle ainsi à des romans-sommes, proches du fantastique, "Shirei" (Les Âmes mortes, Death Spirits, 1946-1996), "Yami no naka no kuroi uma" (Chevaux noirs dans l'obscurité et autres histoires, Black Horses in the Darkness and other stories, 1970).

 

"Shirei" (Les Âmes mortes, Death Spirits, 1946-1996)

Immédiatement après la guerre, Haniya Yutaka publie les premiers chapitres de son immense roman, Âmes mortes, "événements de cinq jours" qui s'ouvrent sur une perspective apocalyptique. Interrompu par la maladie en 1950, ce roman, devenu légendaire, sera repris en 1975  et restera inachevé à sa mort. 

 


Yasushi Inoue (1907-1991)

Natif d'Asahikawa, Yasushi Inoué, diplômé de philosophie de l'université de Tokyo devenu journaliste et critique d'art, a grandi non pas auprès de ses parents, mais de la maîtresse de son arrière-grand-père, une ancienne geisha, avec qui il tissera une relation toute de tendresse et de complicité qui inspireront une oeuvre multiple reconnue dès 1949, avec deux nouvelles, "Ryôjû" (Le Fusil de chasse, The Hunting Gun) et "Tōgyū" (Combats de taureaux, The Bullfight). Suivent des romans modernes, "Hyôheki" (La Muraille de glace, 1957), dans lequel le héros s'obstine à faire la lumière sur un accident de montagne, "Keyaki no ki" (1970, Les dimanches de Monsieur Ushioda), tranches d'existence de Ki-itchiro Ushioda, patron d'entreprise à trois ans de son soixantième anniversaire dans le contexte des années 1960; autobiographiques, dans lesquels il privilégie l'évocation de la région d'Izu, où il a grandi, plus que sa propre personne, cherchant à cerner le désir d'échapper à leur vie qui habite certains membres de sa famille, notamment dans "Waga haha no ki" (Histoire de ma mère, Chronicle of My Mother, 1975); tandis que "Shirobamba" (1960-1962), que tout Japonais connaît par coeur, raconte l'enfance au début du siècle d'un petit garçon qui s'appelait Kôsaku et évoque avec une grande simplicité le personnage le plus attachant de son enfance, Kano, une vieille femme autrefois entretenue par son arrière-grand-père et qui, malgré la réprobation familiale, devient pour lui la plus tendre des grand-mères; poétiques, "Yoru no koe" (Une voix dans la nuit, 1952); historiques, enfin, l'histoire du Japon dans toutes ses périodes, celle de la Chine et des cités-oasis aux confins de l'empire chinois, avec "Tenpyō no iraka" (1957, La Tuile de Tenpyō, The Roof Tile of Tempyo), qui relate les périls affrontés par le moine Ganjin quittant la Chine des Tang pour le Japon, "Honkaku bō ibun" (1981, Le Maître de thé) dans lequel un moine , disciple du grand maître de thé Sen no Rikyū, relate sa mort mystérieuse, "Lôulàn" (1959), dédié à l'histoire de ce petit pays coincé entre les Han et les hordes de barbares, "Confucius" (1989), découverte d'une sagesse pour notre temps dans l'œuvre du philosophe chinois...

 

"Ryoju" (1949, Le fusil de chasse et autres récits, The Hunting Gun)

"Il me semble qu'un homme est bien fou de vouloir qu'un autre le comprenne." Deux chefs-d'oeuvre, "Le fusil de chasse", composé d'un poème et de trois lettres retraçant la découverte d'un adultère et le vécu de celui-ci au travers du ressenti émotionnel de trois femmes, la nouvelle la plus connue au-delà du Japon, et "Combat de taureaux", peinture réaliste de l'ambiance d'Ōsaka dans l'immédiat après-guerre, ouvrent ce recueil qui rassemble l'intégralité des nouvelles de Yasushi Inoué publiées aux éditions Stock. Toutes s'inscrivent dans la veine intimiste de son oeuvre. Sur fond d'un Japon en pleine mutation au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les personnages qui traversent ces récits se heurtent à la dure réalité de l'existence. Nombre d'entre eux vivent des amours que le poids des tabous sociaux et le sentiment dévorant de culpabilité rendent impossibles. Dans un style sobre et élégant, l'auteur dresse le portrait d'artistes ratés, d'intellectuels négligeant les contingences matérielles ou encore d'êtres épris de sagesse fuyant la compagnie de leurs semblables. Autant d'histoires d'individus dont les ambitions et les désirs les tiennent à la lisière de l'univers normé que délimite la civilisation. En choisissant souvent une narratrice ou en donnant à ses protagonistes féminins des rôles de premier plan, Yasushi Inoué exprime son admiration pour le courage et la ténacité des femmes qui ont su défier les valeurs patriarcales de la société japonaise de l'époque. Être humain, suggère Inoue, c'est être seul...

 

"Tōgyū" (1949, Combats de taureaux, The Bullfight)

Tsugami, le rédacteur en chef d'un journal du soir d'Osaka, marqué par la guerre, accepte de parrainer une corrida, métaphore de la nécessaire, et inaccessible peut-être, revitalisation du Japon d'après-guerre, cette décision va progressivement consommer toute son énergie et remettre en question sa relation avec sa maîtresse Sakiko : chacun des deux personnages assume une retenue pleine de dignité dans l'expression de leurs sentiments, Tsugami semble ainsi pouvoir s'enfermer dans une indifférence qu'il souhaite peut-être, s'il allait au bout de ses pensées, et Sakiko semble partagée entre son désir toujours aussi vif vis-à-vis de son amant et celui de le voir se consumer et se détruire...

"...Une fois l'idée en tête, elle ne put tenir en place. Le lendemain, elle devait retourner à son travail, un atelier de couture à Shinsaibashi. De plus, l'inquiétude qu'elle avait éprouvée dans la nuit de l'an ne s'était pas dissipée, laissant dans son cœur un poids étrange. Elle téléphona au journal où on lui dit que, depuis deux ou trois jours, Tsugami était au stade de base-ball Hanshin, là où se déroulerait le combat de taureaux, et qu'il y passait même ses nuits. Il lui avait déjà dit maintes fois et avec insistance qu'en aucun cas elle ne devait venir le voir à son travail, mais elle partit tout de même pour le stade. C'était l'après-midi d'un jour froid, avec un pâle soleil. La neige aurait pu se mettre à tomber d'un moment à l'autre. Sakiko descendit à la gare de Nishinomiya-Kitaguchi. Elle le voyait toujours du train, mais c'était la première fois qu'elle entrait dans la construction moderne qu'était l'énorme stade rond. Allant jusqu'au bord de ce dôme vide et désert, elle tourna à gauche pour trouver un bureau exigu comme une cabine de bateau qui jurait affreusement avec l'ensemble massif.

Elle poussa la porte et vit quatre ou cinq hommes assis autour d'un brasero, dans un nuage de fumée de cigarette. Elle ne savait pas si c'étaient des journalistes ou des visiteurs. Au fond de la pièce, Tsugami, le col de son manteau relevé, plaquant contre son oreille le combiné du téléphone posé sur la table, parlait d'une voix forte. Ses yeux qui virent entrer Sakiko la transpercèrent d'un éclair froid. C'était un regard de reproche, sans la moindre affection. Quand il eut fini sa longue communication, Tsugami se leva et sortit du bureau. Précédant la jeune femme, il s'engagea dans le sombre couloir de béton qui, selon un tracé en zigzag, montait en pente douce. Avec mauvaise humeur, l'homme faisait résonner dans le bâtiment le bruit de ses chaussures. Arrivé au troisième étage, au bout du couloir qui menait aux gradins, il s'arrêta pour attendre Sakiko. Quand elle s'approcha, il lui adressa enfin la parole.

- "Mais qu'est-ce que tu viens faire ici?"

Il était pâle, les traits terriblement marqués. Comme il faisait toujours lorsqu'il était de mauvaise humeur, il jeta un coup d'oeil perçant à Sakiko, puis détourna le regard.

- "Je n'ai pas le droit de venir te voir sans raison spéciale?"

Sakiko enfonça son visage dans le col de son manteau bleu marine et, en regardant Tsugami de côté, elle s'efforça de prendre un ton léger. Sinon, elle risquait de dire des choses blessantes. Ils étaient en haut des gradins dont ils dominaient du regard la vaste et déserte étendue. Il n'y avait rien que des bancs de bois fixés grossièrement sur le sol. Descendant par paliers vers le terrain central, ils faisaient comme un triste motif à rayures. Le vent semblait plus fort qu'en bas, le pâle soleil d'après-midi donnait un aspect désolé et abrupt à la masse des bâtiments gris du stade.

- "Je t'ai bien dit que j'étais débordé!

- C'est la première fois que nous nous voyons depuis le nouvel an. Ne prends pas cet air fâché, comme pour dire : “ Mais pourquoi es-tu là? ”! Qu'est-ce que je suis donc pour toi?

- Ne recommence pas avec ça! Je suis terriblement fatigué."

Tsugami avait pris un ton sans réplique. Sakiko qui avait elle aussi pâli leva la tête vers le journaliste pour le regarder droit dans les yeux. Les cheveux ébouriffés par le vent glacial, il fumait une cigarette d'un air boudeur. S'apercevant qu'ils étaient debout, face à face comme pour un duel, l'homme finit tout de même par dire :

- "Allez, assieds-toi donc."

Il se mit sur le banc qui était juste en dessous de lui. Elle prit place à ses côtés. Entourant le stade à l'est comme à l'ouest, le paysage dénudé de l'hiver s'étendait à perte de vue. Pendant la guerre, les principales usines d'Osaka et de Kôbé qui fournissaient l'armée avaient toutes trouvé refuge dans cette vaste plaine entre les deux villes. Etrangement dépourvues l'épaisseur, ces bâtisses semblaient éparpillées parmi les champs comme des morceaux de papier. Certaines pointaient vers le ciel de grands pans de leur charpente

métallique, pareilles à des bateaux échoués, d'autres avaient dans leur périmètre des monceaux de ferraille semblables à de petites montagnes. En regardant avec plus d'attention, on découvrait une multitude de cheminées et de poteaux électriques dont les

lignes quadrillaient la plaine de long en large, comme une toile d'araignée. Parfois tel un jouet, un train de banlieue passait à grand-peine entre les usines, les forêts et les collines. Beaucoup plus loin, dans la direction du nord-ouest, se profilaient les sommets du mont Rokkô. Et, par-dessus ce morne tableau où se mêlaient le désordre de la civilisation et la rigueur hivernale de la nature, le ciel nuageux était lourd et bas. Sans rien dire, Sakiko regardait ce triste paysage, mais en elle-même elle calculait déjà la douleur qu'elle ressentirait après, quand elle rentrerait chez elle, à cause de la froideur que lui témoignait Tsugami. Et elle se rendit compte qu'elle était venue tout exprès pour recevoir quelques miettes d'amour, un peu de chaleur. Elle se dit que même un mensonge la contenterait, que si Tsugami prononçait quelques mots gentils, cela la réchaufferait. Oui, qu'importe si l'affection qu'il lui manifestait était d'une fausseté cruelle! Elle regarda le profil du journaliste assis à côté d'elle, totalement étranger à sa souffrance. Et elle sentit de nouveau la colère l'envahir face à cet homme qui ne se donnait même pas la peine de mentir. Elle prit alors un ton sec comme celui qu'on prend pour exiger le remboursement d'une dette et, alors qu'elle n'en avait nullement le projet, elle lui demanda de l'accompagner au temple Ninna-ji où une de ses amies de Kyôto l'avait invitée à une cérémonie du thé. Mais Tsugami refusa tout net, comme si la proposition était trop saugrenue pour être seulement envisagée..." (traduction Catherine Ancelot, éditions Stock).


Kōbō Abe (1924-1993)

"Notre monde a décidé que les gens doivent avoir des résidences précises et que les fuyards doivent être ramenés chez eux la corde au cou. Mais jusqu'à quel point cette conception de l`existence est-elle valable?"  Fils aîné d'un professeur de médecine à l'université de Moukden, né à Tōkyō, Abe Kōbō passe toutefois en Mandchourie ses années d'enfance et d'adolescence jusqu'en 1943, et cette distance d'avec le Japon et sa culture se retrouve dans le sentiment d'étrangeté ou d'exclusion qui caractérisent ses personnages : c'est après 1945 que disparaissent ses paysages d'enfance et qu'il retrouve un Japon défait et inconnu. Il abandonne en 1948 les études de médecine entreprises à l'université de Tōkyō et, dans une misère noire, se consacre à la littérature avec pour modèles Rilke et Edgar Poe, Kafka, l'existentialisme et le surréalisme. En 1951, Kōbō Abe publie un recueil de nouvelles, "Kabe" (Le Mur), ici un homme perd son nom, un autre n'a pas de maison où entrer et frappe à une porte au hasard, recueil qui lui ouvre la notoriété, la même année il s'inscrit au Parti communiste, est invité à Prague par l'Union des écrivains tchèques en 1956, et connaît une consécration internationale à partir de 1962 grâce à "Suna no onna" (La Femme des sables) et le film du même nom, dont il écrit le scénario, est primé en 1964 au festival de Cannes. Nous suivons ici les heurs et malheurs d'un homme, qui, parti à la recherche d'un insecte des sables, échoue dans un petit village perdu au fond des dunes et tombe sous l'emprise d'un étrange cauchemar. 

À la même époque, il est exclu du Parti communiste pour déviation trotskiste. Dans ses romans, policier, psychologique ou de science-fiction, le personnage principal est le plus souvent emporté par un processus qui le coupe du monde, devrait le réduire à néant, mais survient parfois une présence, un événement qui semble ménager une ouverture dans l'existence  : "Tanin no kao" (La Face d'un autre, The Face of Another, 1967), un mari se fabrique un masque pour redevenir un inconnu et séduire sa femme, "Moetsukita chizu" (Le Plan déchiqueté, 1967), où le détective, renonçant à pourchasser son gibier, finit par se trouver lui-même, "Hako-otoko" (L'Homme-boîte, The Box Man, 1973), un homme vit caché de ses semblables grâce a la boîte en carton qu”il porte sur la tête, "Kangaru noto" (Cahier Kangourou, Kangaroo Notebook, 1991), dans lequel un homme se réveille un matin, les mollets recouverts d'une espèce de légume qui ressemble à de la luzerne, "Mikkai" (Rendez-vous secret, 1977) qui voit une femme disparaître, emmenée à l'aube en ambulance, "Hakobune Sakuramaru" (L'Arche en toc), 

Dans ce monde où l'être humain semble vivre dans l'angoisse constante d'être regardé ou de regarder, où les personnages sont toujours en fuite, ou en passe de l'être, il existe toujours un moment où, bousculant je-ne-sais-quoi, ils donnent un signe de vie et montrent qu'après tout il faut s'accrocher à ce bout de monde, fut-il absurde : "Dans le secret de notre cœur, nous désirons que tout soit sale dans l'existence, mais nous nous arrangeons toujours pour récupérer le respect de nous-mêmes et pour découvrir une lumière et une espérance dans notre vie..."

 

"Suna no onna" (La Femme des sables, The Woman in the Dunes, 1962)

C'est le roman le plus connu de Kôbô Abé. En 1955, Jumpei Niki, instituteur de Tokyo, visite un village de pêcheurs pour ramasser des insectes. Mais il manque le dernier bus et, marque semble-t-il d'hospitalité, est conduit, par les villageois à une maison dans les dunes qui n'est accessible que par une échelle de corde. Le lendemain matin, l'échelle a disparue et il s'aperçoit qu'on attend de lui qu'il garde la maison libre de sable avec la femme qui y habite, avec laquelle il doit aussi élever des enfants. Il finit par cesser d'essayer de s'échapper quand il réalise que le retour à son ancienne vie ne lui donnerait pas plus de liberté. Le prisonnier du sable découvre enfin la paix. Après sept ans, il est proclamé officiellement mort.

 

"Moetsukita chizu" (Le Plan déchiqueté, The ruined map, 1967)

Un homme qui jusqu'alors menait une vie sans histoire, sans imagination, s'évanouit dans la nature. Un détective, largué par sa femme et qui se définit comme un roquet syphilitique, est chargé de le retrouver. Les personnages laissés en rade par le disparu sont : une femme enfant qui parle toute seule, sirote de la bière et sombre doucement dans l'alcoolisme, son frère, maître chanteur, chef d'une organisation mafieuse, en fait un réseau de prostitués, enfin un jeune employé qui a des tendances suicidaires et un goût prononcé pour les photos pornographiques. Le décor est une ville labyrinthe, un parking, un café et un appartement aux rideaux jaune citron. Les indices : une boite d'allumettes, un journal, un numéro de téléphone et la photo du disparu. l'intrigue policière n`est qu`un prétexte dont se sert Kôbô Abé pour nous conduire aux confins de la vie et nous permettre de visiter la galerie des "délaissés élus", parmi lesquels il faut compter les vagabonds, les disparus, mais aussi les femmes et les détectives. Ces inadaptés cherchent à échapper aux "fichiers de l`existence". lls dérèglent la vie, larguent les amarres, rompent la monotonie de la répétition. Ils nous introduisent dans le contre-monde.  En fait, Le Plan déchiqueté relate l'histoire d'une étrange métamorphose: ou comment un chasseur devient sa proie. Insensiblement l'identité, le moi, la personnalité se confondent avec un «autre» mystérieux. Phénomène de mimétisme et de dissolution de soi...

"..Ma main s'arrêta d'écrire et je fermai les yeux, en proie à une insoutenable sensation de faiblesse. Mes yeux n'étaient pas seuls en cause. J'aurais voulu mettre en sommeil mes nerfs, mes sens, mon être tout entier. La salle de lecture de la bibliothèque était presque pleine mais presque aussi silencieuse qu'un désert. De temps en temps, quelqu'un reniflait, raclait des pieds, tournait une page. L'odeur d'encaustique bon marché qui avait servi à cirer le plancher me monta aux narines. Derrière mes paupières closes, tout vira au jaune citron. J'imaginai l'ourlet de l'oreille de la femme, d'un jaune citron brillant, éclairé par la lumière que reflétaient les rideaux jaune citron. Un parfum jaune citron... Du jaune citron... Ridicule. Pourquoi pas du jaune banane ou du jaune potiron? Non, nous n'étions pas sur un champ de bataille, il ne s'agissait pas d'une exécutions. Je n'avais pas le droit de blesser ma cliente même par une piqûre superficielle. Tout ce que je pouvais faire : continuer à rédiger mes rapports. Le client a toujours raison. Même s'il ment et affirme qu'il dit la vérité, il dit la vérité. A ce moment-là, les faits ne sont plus nécessaires et il devient; déraisonnable de s'intéresser aux mobiles en oubliant les faits. Si je m'obstinais à déterrer des faits, je ne pouvais m'attendre qu'à faire le désespoir de ma cliente. Je poursuivais ma ronde, à une certaine distance, autour de faits dénués de sens et j'essayais d'expliquer l'inexplicable. Soudain, l'étudiante assise à ma gauche s'appuya contre la table et son buste apparut au-delà de la petite paroi qui nous séparait; puis elle se pencha et lacéra une photographie avec une lame de rasoir. A mon tour, je me penchai et, mal à l'aise, je poursuivis la rédaction de mon rapport.  Toutefois, rien ne prouve qu'il a utilisé son imperméable ce jour-là. Il est même probable qu'il ne l'a pas utilisé car, durant la semaine qui s'est écoulée entre le 29 et sa disparition, le temps s'était mis relativement au beau et la température était assez élevée. Nous sommes conduits à envisager qu'on avait déjà utilisé, avant cette date, le journal et la boîte d'allumettes, ou du moins le numéro de téléphone imprimé sur l'étiquette. Ces faits démontrent ce qui suit : il est impossible de nier que la disparition de l'homme, objet de cette enquête, n'était pas inattendue, et il est impossible de nier qu'il ait pu dresser des plans et faire des préparatifs en vue de cette disparition.

La fille, à ma gauche, finissait de déchiqueter la photo. J'arrachai un bout de la dernière page de mon bloc-notes et je griffonnai quelques mots : « Je vous ai vue. Je ne dirai rien si vous venez avec moi. Si vous êtes d'accord, froissez ce papier et renvoyez-le-moi. » Je pliai la feuille en deux et je la glissai doucement sous le coude de la fille. Effarée, elle recula et me regarda, mais je me mis à ranger ma table, sans me soucier d'elle. Elle ouvrit le papier et se mit à lire avec agitation; subitement, ses joues rebondies et son nez épaté se marbrèrent de taches rouges. Elle se figea et sa respiration même parut suspendue. J 'attendis patiemment sa réponse; le moment avait pour moi une saveur piquante, épicée.  Enfin, la Fille me jeta un coup d'œil hésitant. Ses épaules s'affaissèrent et elle poussa un soupir. Puis, elle froissa le papier et en fit une boulette qu'elle renvoya vers moi d'une chiquenaude. Mais elle avait mal visé; la boulette tomba sur le plancher. Tout en me penchant pour la ramasser, je regardai ma voisine. Je ne sais pourquoi, j'eus l'impression que, sous ses épaisses chevilles, ses souliers noirs à talons plats, usés, éraillés, étaient incapables de supporter son poids. Seule l'ombre qui remplissait le creux, derrière ses genoux, avait une nature de féminité. La fille arrivait à la fin de l'adolescence; elle entrait dans cette période où l'on se sent perturbé comme quand on a un rhume de cerveau. Elle se rendit sans doute compte que je l'examinais et les tendons de ses jambes se crispèrent. Je ramassai la boulette de papier, la fourrai dans ma poche, repliai la photocopie du journal, plaçai mon bloc-notes et mon stylo dans ma sacoche et me levai comme si rien ne s'était passé. Sans regarder en arrière, je traversai le plancher trop ciré du pas posé qu'il convient de prendre dans une bibliothèque et je me dirigeai vers le bureau des prêts. Après avoir rendu le journal, je me tournai vers la fille; elle n'avait pas encore quitté son siège et ses yeux m'épiaient au-dessus de la paroi. Je lui fis un petit signe et allai m'asseoir sur un banc dans le fumoir, entre la salle de lecture et la sortie; puis j'allumai une cigarette. J'avais à peine tiré quatre bouffées que la fille se dirigeait à son tour, d'une démarche guindée, vers le bureau des prêts. Elle ne me vit pas sur mon banc car, nerveusement, elle me cherchait à l'extérieur du bâtiment. Elle rendit ses livres à la hâte, prit son manteau au vestiaire et se précipita vers la porte. Au même instant, elle m'aperçut; le rythme de ses pas se ralentit comme si elle avait trébuché. Sans perdre de temps, je me levai et allai vers la sortie. La fille me suivit en faisant des pas légèrement plus courts que les miens mais sans tenter de s'enfuir. Quand je ramenai ma voiture du parking, la fille était immobile au milieu des marches..." (traduction Jean-Gérard Chauffeteau, Stock)

 

"Mikkai" (Rendez-vous secret, 1985)

Une femme disparaît. Emmenée à l'aube en ambulance. Hospitalisation forcée? Enlèvement? Fugue d'adultère? Son mari enquête, de plus en plus certain d'être privé de son libre arbitre. Dans les souterrains d'un hôpital labyrinthique, structuré comme une ville fantôme sous surveillance électronique, entre des ruines de fondations, au milieu des préparatifs tragi-comiques d'une sinistre fête de commémoration, l'«homme» ne cesse d'errer, tout en rédigeant minutieusement des cahiers d'enquête. Un cheval qui mène l'opération. Une secrétaire nymphomane, conçue in vitro. Une fillette prostituée et mourante qui rétrécit d'heure en heure. Les figures que le narrateur croise appartiennent à un monde dominé par le sexe, l'angoisse, les manipulations scientifico-policières, le grotesque. Dosant avec une fascinante maîtrise l'absurde et le rationnel, Kôbô Abé signe avec Rendez-vous secret un roman policier, un livre pornographique, une fable poétique, un exercice de style de haute virtuosité. (Trad. du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Gallimard).