Generación del 50 - Luis Martin-Santos (1924-1964) - Ana Maria Matute (1926-2014) - Luis Romero (1916-2009) - Rafael Sanchez Ferlosio (1927) - Jesús Fernández Santos (1926-1988) - Ignacio Aldecoa (1925-1969) - ...
Last update : 01/11/2017

 

Les années cinquante marquent l'entrée de l'Espagne à l'ONU (1955) : avec l'aide économique des Etats-Unis, le pays brise son ostracisme et se met en place, malgré les nombreux conflits sociaux, un capitalisme de base que vont encourager les technocrates de l'Opus Dei désormais au gouvernement. Dans un climat où la censure se relâche, où le parti communiste redresse la tête, où les premières grèves éclatent en Catalogne, la réalité peut être à nouveau évoquée et les prémisses d'une nouvelle orientation de la littérature émergent progressivement : dénommée "réalisme social", cette littérature débute avec "La Colmena" de Camilo José Cela (1951) et "La Noria" de Luis Romero (1952). Mais il faut attendre que s'exprime une nouvelle génération littéraire pour que ce réalisme social s'affirme totalement : paradoxalement, cette littérature qui se veut subversive parce que militante et idéalisant le prolétaire, qui est aussi un réalisme moralisateur, n'est que peu ou pas inquiété par la censure des années soixante. De plus, des auteurs comme Ignacio Augusti (1913-1974), Sebastian Juan Arbo (1902-1984), José Maria Gironella (1917), Juan Antonio de Zunzunegui (1901-1982), qui se lancent dans des sagas dans lesquelles dominent une critique sociale moralisatrice, ne rencontreront pas le public escompté. A la fin de ces années 1950, l'Espagne apparaît toujours économiquement affaiblie, isolée, et soumise à des troubles sociaux. Quelque part, la tentative esquissée de libéralisation du régime franquiste a montré ses limites : il faudra attendre le tournant économique des années 1960 pour que bouge véritablement l'Espagne franquiste.

 

Generación del 50, ou "del medio siglo" (de la moitié du siècle), ou encore "de los niños de la guerra",  (des enfants de la guerre), telles sont les dénominations attribuées, dans l'histoire de la littérature espagnole, à la génération littéraire des écrivains nés aux alentours des années vingt du XXe siècle et qui publient dans les années cinquante. Outre les tenants du "realismo social", tels que "El Fulgor y la Sangre", Ignacio Aldecoa (1954), "El Jarama",  Rafael Sánchez Ferlosio (1956), "Entre Visillos", Carmen Martín Gaite (1957), "Nuevas Amistades", Juan García Hortelano (1959), il faut aussi compter avec Juan Goytisolo (Juego de manos, 1954), Jesús Fernández Santos (Los bravos, 1954), Ana Maria Matute (Los niños tontos, 1956), Jesús López Pacheco (Central eléctrica, 1958), Antonio Ferres (La piqueta, 1959), Luis Goytisolo (Las afueras, 1958)...

Joan Miró - Pintura


Luis Martin-Santos (1924-1964)
Né à Larache (Maroc),  Luis Martin-Santos, mort prématurément et ayant peu publié, est un médecin psychiatre de son métier (Libertad, temporalidad y transferencia en el psicoanálisis existencial, 1964), touché par la littérature, fréquentant les écrivains de sa génération comme Ignacio Aldecoa, Rafael Sánchez Ferlosio et Juan Benet dans le cadre du fameux café Gijón (Madrid), ayant lu Sartre, Freud, Joyce, Kafka, Faulkner, s'étant intéressé à l'existentialisme et militant dans le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) clandestin. Loin du néo-réalisme banal dans lequel s'enlise la littérature narrative espagnole depuis l'installation du franquisme, il est l'auteur d'un roman qui fut considéré comme un évènement, "Tiempo de silencio" (Temps de silence), dont la rédaction s'acheva à la fin de 1960, fut publiée, tronquée par la censure franquiste, en 1962, et dont l'édition définitive date de 1981. Onze ans après sa mort, un deuxième roman, "Tiempo de destrucción" (1975,  Temps de destruction), fut publié, inachevé. Ses deux romans racontent l'expérience malheureuse d'un intellectuel se heurtant à une société qui le renvoie fatalement au silence et à la destruction, emblématique des frustrations et des impuissances de la plupart des jeunes intellectuels espagnols au lendemain de la guerre civile, et qui laisse, à observer cette Espagne moderne qui se reconstitue, un sentiment de médiocrité et de vide intellectuel et moral.

 

"Tiempo de silencio" (Temps de silence, 1960, 1962, 1981)
A la suite d'un stupide accident survenu à Madrid, en 1949, le narrateur, Pedro, stagiaire en médecine en quête de souris pour son laboratoire, nous livre une véritable radiographie de la société madrilène des années 1940-1950 dans laquelle il tente de s'insérer: mais il se retrouve exclu par un enchaînement d'évènements qui finissent pas le pousser à l'exil provincial, définitif et sans espoir. On y retrouve les techniques narratives d'un Joyce, le monologue intérieur emboîté, la deuxième personne, le style indirect libre, de nombreuses digressions, des phrases longues épousant la fluidité de la conscience.

 

Fragmento: «Pero mejor esto de ahora en que –efectivamente– no se grita, sino que ni siquiera se siente dolor y por tanto no se puede servir de faro acústico a los incautos navegantes. Pero ahora no, estamos en el tiempo de la anestesia, estamos en el tiempo en que las cosas hacen poco ruido. La bomba no mata con el ruido sino con la radiación alfa que es (en sí) silenciosa […]. Pero yo, ya, total, para qué. Es un tiempo de silencio. La mejor máquina eficaz es la que no hace ruido. Este tren hace ruido […]. Por aquí abajo nos arrastramos y nos vamos yendo hacia el sitio donde tenemos que ponernos silenciosamente a esperar silenciosamente que los años vayan pasando y que silenciosamente nos vayamos hacia donde se van todas las florecillas del mundo»

 

"Tiempo de destrucción" (1975,  Temps de destruction)
Le texte, inachevé, prolonge "Tiempo de Silencio" en approfondissant sa confrontation avec le mode de vie et de penser du monde environnant...

"Une femme pâle, un homme jeune, un taxi, un chauffeur malodorant.
La descente de la Gran Via vers la Plaza de España.
Le bruit des pneumatiques sur les pavés.
Les lumières vertes des taxis libres qui remontent la rue.
La femme maquillée de rouge fait connaître son maquillage non par la couleur, que l'absence de lumière annule, mais par l'arôme légèrement vulgaire qui adhère à la crème grasse du colorent, et qu'on remarque quand l'essence plus puissante du parfum a été détruite par les acides de l'aisselle, tout au long d'une soirée où le corps a évolué sur une piste ronde, pleine de couples qui pratiquent le rite orchestré et géométrique, produisant ainsi une élévation de la température.
Ils sont assis en silence et regardent la nuque grossière du chauffeur de taxi, le vide qui entoure la nuque grossière du chauffeur.
La chair des deux corps est différente, mais, dans les deux cas, douce. Ils ont les mains sur leurs genoux. Ses mains à elle par hasard croisées en position de prière. Elle est vêtue de noir, couleur qu'on ne distingue pas de la nuit.
Le taxi a un sursaut : il a freiné devant un noctambule inerte.
En ligne continue, les réverbères vont à sa rencontre. Les phares des voitures. Un coup de klaxon solitaire.
Son corps à lui tend sa main vers elle et la situation, jusque là parallèle, des deux corps, se modifie et produit une certaine obliquité. Sa main à lui arrive presque à toucher son genou, mais la main de son corps à elle la retient puis l'enlace d'un croisement de doigts simultané.
L'automobile semble immobile, ruminant rauquement sa fatigue mécanique, devant la porte de la maison. Elle, sautant agilement, marchant sur les jambes de son corps, qui sont appuyées sur des talons hauts et minces, et qui font un son bref et répété, crépitant sur le sol. Un gros homme court en donnant des coups sur les pavés avec un fer. Elle actionne agilement une petite clef et la porte tourne sur ses gonds jusqu'à l'arrivée du sereno. "Donne-lui deux pésètes". "Il n'y a pas de lumière dans l'escalier. Voulez-vous ma lanterne, mademoiselle?"
Elle devant, prenant de la main son corps à lui. Le taxi qui fait demi-tour accorde une épiphanie provisoire au mannequin d'une boutique de mode pour messieurs. Avec ses yeux verts et une petite moustache, le mannequin observe l'obscurité de la rue. Le chauffeur change bruyamment de vitesse. Le sereno ferme la porte à clef et s'en va en se parlant à lui-même.
La main de son corps à elle le presse légèrement. Cette orientation muette et discrète suffit pour que les jambes de son corps à lui sachent où se mettre, de quelle façon équilibrer l'appareil de soixante-douze kilos masculins pour qu'il ne s'effondre pas sur le péristyle du temple, ni même dans l'introït, mais pour qu'il continue, d'une allure d'élève docile, jusqu'à l'autel proche, vraisemblablement situé à l'entresol gauche.
L'obscurité de trois heures du matin qui dans la rue est tempérée par les réverbères électriques et par les astres situés à longue distance, est totale à l'intérieur de l'antre baigné de chaleur. Les corps se rencontrent dans des frôlements épaule contre épaule, hanche contre cuisse, main - l'homme - contre taille - la femme. Les lignes de force descendantes de la jarretelle qui, à chaque pas, utilise l'élasticité de ses matériaux pour une plus grande efficacité de sa fonction antigravitatoire, ces lignes de force sont palpables.
On entend : "C'est ici". Son corps à elle s'arrête. Son corps à lui cogne plastiquement contre son immobilité. Ses lèvres effleurent la chevelure noire. Le parfum de l'air qui y loge différente de celui que sa main à elle a dû y mettre quelques heures plus tôt. C'est le parfum animal, de crin, qui, dans ses racines, se répand..."


Ana Maria Matute (1926-2014)
Né à Barcelone, Ana Maria Matute eut une enfance marquée par la maladie par les conséquences de la guerre civile. L’atmosphère de l’Espagne de l’après-guerre vue à travers le regard d’une enfant, avec ses horreurs, ses privations et ses misères, constitue le thème central de nombre de ses œuvres. Ecrivain précoce, son premier roman, "Los Abel", centré sur les haines fratricides, est publié en 1948,  et nombre de ses ouvrages emportent l'idée que tout est dit dès notre enfance et "qu'adulte nous ne soyons qu'une aveugle répétition de nous-mêmes" : vie rurale, lyrique et brutale de Castille, avec "Fiesta al noroeste" (1952); monde onirique du port basque d'Oiquixa où débarque un personnage étrange, Marco, d'une beauté irrésistible, avec "Pequeño Teatro" (1954); saga d'une famille de grands propriétaires terriens divisée par la guerre, dans "Los Hijos muertos" (1958, Plaignez les loups); trilogie "Los mercaderes" qui retrace les destins brisés, qu'ils soient vainqueurs ou vaincus, des républicains ou franquistes: "Primera Memoria" (1959, Les Brûlures du matin), "Los Soldados lloran de noche" (1964, Les soldats pleurent la nuit ), "La Trampa" (Le Piège, 1969). "Sólo un pie descalzo" (1983) plonge dans cette littérature et contes pour enfants qu'elle affectionne, développant ici ses thèmes de prédilection, la solitude, l’insécurité, la timidité d'une petite fille face au manque d’attention ou de tendresse de la part de sa mère. Sa trilogie médiévale, qui traite sur le mode de l'allégorie et du fantastique des passions humaines sur fond de la guerre, comporte "La torre de vigía" (1971), "Olvidado Rey Gudú" (1996), "Aranmanoth" (2000).

 

"Primera Memoria" (1959, Les Brûlures du matin)
"Así estábamos, desde hacía más de un mes, sin nada. ‘Cuando acabe la guerra.' ‘La guerra será cosa de días', dijeron, pero resultaba algo rara allí en la isla. La abuela escudriñaba el mar con sus gemelos de teatro, que desempañaba con una punta de su pañuelo, y nada, nada. Un par de veces, muy altos, pasaron aviones enemigos. Sin embargo, algo había, como un gran mal, debajo de la tierra, de las piedras, de los tejados, de los cráneos."
Dans les premiers mois de la guerre civile, Matia, une jeune fille de quatorze ans, au sortir du monde magique et hors du temps de l'enfance, affronte le milieu traditionnel et oppressant qu'elle doit traverser pour gagner l'âge adulte.

"Je ne sais comment, mais ce fut soudain l'hiver. Peut-être n'était-ce pas encore vraiment l'hiver, mais je me souviens qu'il faisait froid. De la mer, par-dessus la falaise, montait un froid humide. Les arbres noirs se détachant sur la mousseline dorée qui flottait sur les rochers à pic, avaient quelque chose de mélancolique et de sinistre, protestation muette dressée derrière la maison. La lumière prenait une couleur de chartreuse dorée dans les feuilles des oliviers. Les pigeons s'envolaient des amandiers vers Son Major ou la maison de Manuel. Parfois c'était leur roucoulement sous ma fenêtre qui me réveillait. Dans la grande salle brûlait déjà un feu de bois et, le soir, Antonia chauffait les draps à l'aide d'une petite bassinoire de cuivre remplie de braises. Les papillons, les abeilles et presque tous les oiseaux disparurent, sauf les mouettes qui dessinaient toujours une frange blanche sur le rivage. Borja et moi, nous échangeâmes nos sandales contre de gros souliers à semelles de crêpe et Antonio sortit des armoires des lainages sentant la naphtaline. Quand elle nous fit essayer nos chandails, la grand-mère déclara que nous avions trop grandi durant l'été : ils nous serraient aux entournures et les manches atteignaient à peine nos poignets. Un jour, la tante Emilia nous emmena en ville et nous rééquipa de pied en cap. Borja, dans son pantalon de flanelle grise, avait l'air d'un homme et il me semblait bizarre de ne plus voir ses jambes dorées, presque sans poils, sortant du vieux pantalon bleu, à fond râpé, retroussé au-dessus des genoux. Mon odieuse jupe blanche à plis et mes blouses sans manches furent remplacées par des jupes plissées écossaises tout aussi antipathiques et des pulls à col montant et à manches longues qui piquaient la peau. Je me refusai à porter des bas, et la tante Emilia m'acheta des chaussettes hautes (de "sport", comme elle disait) avec d'affreuses rayures vertes, grises et jaunes. On coupa mes tresses et mes cheveux raides retombèrent sur ma nuque, retenus par un ruban de velours noir qui me transformait en une Alice approximative. Quand la grand-mère nous passa en revue, elle déplora une fois de plus la marche rapide des années et regretta nos inégalables costumes marins. Pourtant, je crois bien que jamais elle n'attacha la moindre importance à la fuite du temps, pas plus d'ailleurs qu'à ces costumes marins dont on faisait tant de cas et qui, sur les anciennes photos de Borja conservées dans l'album de tante Emilia, rappelaient les portraits du dernier Tsar et de ses enfants..."


Luis Romero (1916-2009)
Né à Barcelone, emprisonné par les républicains pendant la guerre civile dans le château de Montjuïc et ancien combattant de la División Azul, Luis Romero a vécu à Paris et Buenos Aires, et se fait reconnaître en 1951 avec "La noria" (La roue), série de de séquences dans lesquelles apparaissent et disparaissent des personnages sur fond du Barcelone de l'après-guerre. Suivent "Los otros" (1956), histoire de la tentative tragique de vol à main armée d'un ouvrier tentant de sortir de la misère, "Libro de las tabernas de España" (1956), suite de confidences partagées avec de pauvres hères dont il partage le vin, "Tuda" (1957) sur son expérience russe, "El cacique" (1963) parabole politique et sociale sur les suites de la mort du chef d'un village. Il est aussi le biographe et ami de Salvador Dalí au travers de trois livres de référence, "Aquel Dalí", "Todo Dalí en un rostro" (1975), "Dedálico Dalí" (1989). Enfin, il est un historien de la Guerra Civil qu'il relate, des premiers aux derniers jours,  comme un véritable roman-vérité, avec "Tres días de julio" (1967) et "Desastre en Cartagena" (1971).

 

"La noria" (1951, La roue)
Le Barcelone de l'après-guerre est pour Romero un monde d'incommunicabilité et d'oppression, "es el mundo de la soledad, de unas soledades yuxtapuestas, de las soledades de seres incapaces de comunicarse entre sí... Una soledad que se halla, paradójicamente, en los lugares donde hay más gente: en las calles, en los tranvías y en el metro", "El cine Publi es el refugio de los que necesitan asesinar aproximadamente una hora.... Mujeres en el Salón Rosa. Puros años cincuenta. Tiempos de contactos furtivos...", le tout exposé et écrit avec une apparente neutralité qui renforce l'impression de témoignage direct et objectif.

 


Rafael Sanchez Ferlosio (1927)
Né à Rome, d'un père espagnol et écrivain d'extrême droite, Rafael Sánchez Mazas, et d'une mère italienne, Liliana Ferlosio, Rafael Sanchez Ferlosio publie en 1951 "Industrias y andanzas de Alfanhul" qui sera quelque peu étouffé par le succès de "La colmena" de Cela. Récit fantastique et allégorique, - la rencontre étrange d'un enfant et du coq de fer d'une girouette -, il est emblématique d'un écrivain à la lisière du nouveau roman et de la narration onirique, attentif à cette rencontre souvent déchirante entre le monde heureux de l'enfance et celui des adultes. Son livre suivant, "El Jarama" (1956), restitue toute une jeunesse espagnole à travers une journée, un dimanche, seize heures, du matin au soir, une guinguette dressée sur ce qui fut un champ de bataille de la guerre civile, au bord du Jarama : des jeunes viennent y pique-niquer, classes moyennes et travailleuses madrilènes s'y retrouvent dans un paysage connoté historiquement, les dialogues y sont vides, seule semble demeurer la permanence historique du drame.. En 1994, Ferlosio publie un recueil d'essais et d’aphorismes "Vendrán más años malos y nos harán más ciegos".

 

El jarama (1956, Les eaux du Jarama)
"Un dimanche d'été comme les autres, sur les bords du Jarama, à seize kilomètres de Madrid. Le matin monte, lumineux, sur San Fernando et, dans son petit café-guinguette, Mauricio sert son premier client, le vieux Lucio qui restera là, sur sa chaise, sans bouger, jusqu'à la nuit. Il va faire très chaud. Il y aura beaucoup de monde sur le Jarama, cet après-midi... Un jeune homme et une jeune fille arrivent en moto. Leurs camarades les suivent, bigarrés, joyeux, excités. Onze en tout, filles et garçons (mais le chiffre est impair) : Sebastian , Carmen, Tito , Mely, Paulina, Miguel, Alicia, Daniel, Luci, Fernando, Santos. Loin du garage, de la boutique, du stand, de l'atelier où ils ont travaillé six longs jours, ils viennent s'offrir le repos du septième jour, trop attendu. Nons les suivons pas à pas, tout du long de leur démarche : rires et disputes, soucis, joies, désirs et peines : tout cela est franc, violent, profond et jeune. Cependant, dans le petit café de Mauricio où l'auteur nous ramène constamment, à travers les chemins poudreux du coteau, dans ce paysage caniculaire de garrigues, les habitués arrivent, boivent, discutent, s'en vont pour déjeuner, reviennent : les deux bouchers, le coiffeur, le garde-barrière, le sergent de ville, le secrétaire de mairie, un berger, un jardinier, un maçon, un chauffeur de camion, et Don Marnal poussant la chaise roulante de Coca, l'infirme pétulant, farceur , querelleur, inoubliable. On joue à la grenouille et aux dominos, on parle de ses problèmes, de la vie en général, on est heureux d'être ensemble.
Sur la rive du Jarama, où le soir est venu, Daniel, Luci (la petite fille seule, timide et pudique), et Tito, pour tromper la tristesse et la solitude, se sont mis à boire. Pour rire . Mais la tête de Luci tourne : elle se fait embrasser par Tito... Et tandis que la majorité de la bande danse chez Mauricio au son d'un vieux phono avec une autre bande amie, Luci se noie : Tito , Sebastian et Paulina étaient entrés dans l'eau avec elle, pour une dernière baignade ; ils l'ont vue se débattre... Quand on a repêché son corps, elle était morte.
Le dimanche s'épuise. Le corps de Luci git au milieu de ses camarades bouleversés. Dans la cave de la guinguette, le juge procède aux interrogatoires d'usage. Là-haut, les uns après les autres, les clients de Mauricio s'en vont. Pour nos jeunes gens aussi, maintenant, c'est le départ, sauf pour Luci qui reste, nue, sur la table de marbre du cimetière. La lune s'est levée. Lucio s'en va à son tour. Mauricio éteint la salle. En bas, solitaire, le Jarama roule ses eaux rouges, maintenant argentées, vers le fleuve qui les emportera vers la mer.
Un dimanche comme les autres vient de s'écouler – et c'est toute la jeunesse d'Espagne que nous avons appris à connaître à travers ses heures. Par cette œuvre qui a obtenu le prix Nadal, le Goncourt espagnol, Ferlosio, dont on a aimé "Les Inventions et Périgrinations d'Alfanhuí", s'affirme comme l'un des talents les plus rigoureux de sa génération." (Editions Gallimard)


Jesús Fernández Santos (1926-1988)
Né à Madrid, licencié en philosophie, auteur et metteur en scène associé au Teatro Español Universitario, critique de cinéma et réalisateur de documentaire, Jesus Fernadez Santos est considéré comme l'un des promoteurs du "realismo social" dès son premier roman, "Los bravos" (les Fiers), publié en 1952. Il n'entend pas dénoncer mais dresser un constat avec une précision souvent diabolique sur la société qui l'entoure. Dans nombre de ses romans, l'individu semble engagé dans une impasse quasi infranchissable, sa réflexion emprunte les chemins du collectif humain, un personnage s'y distingue et l'intrigue débute au moment où il peut encore réfléchir sur son passé et espérer une vie meilleure:  mais aucun de ses protagonistes ne semble en mesure de surmonter les quelques perspectives que les retours arrières pouvaient permettre d'espérer. Cette exploration du collectif dans lequel les individus s'efforcent, en vain, de surmonter leurs nostalgies, se retrouve dans "En la hoguera" (1957), centrée sur une communauté villageoise, et dans "Libro de las memorias de las cosas" (1970) dont le récit prend naissance dans une communauté évangélique.La technique narrative déployée dans sa nouvelle "Cabeza rapada" est connue pour être un modèle du genre: ""Todos miraron las baldosas, como si cada cual no pudiera soportar la mirada de los otros, y un hombre joven, de cara macilenta, maldijo muchas veces en voz baja.."

 

"Los bravos" (1952, Les Fiers)
"Aunque él hubiera pensado en marcharse, en acceder, ella quedaría allí desamparada un tiempo, sin un solo pariente, en situación más apurada que antes. Y aquél modo sumiso de hacerse culpable, de aceptar voluntariamente su pena... Se veía metido en un extraño empeño. Aquella gente creía odiarle; pensaba que les había perjudicado, y sin embargo, nunca había estado su corazón más cerca de ellos...En aquel momento se negaba a dejarlos. No iba su orgullo en ello. Podían huirlo, murmurarlo, vejarlo. Un amor animal le atraía a su vida como al río, a la tierra, a los vecinos..."
Un village isolé entre Asturias et Léon où vivent dans une atmosphère étouffante une cinquante de personnes, les femmes à l'ombre des hommes, les hommes en quête de survie, - un village perdu et arriéré où  Fernández Santos a lui-même vécu quelque temps -, et dont l'équilibre est progressivement perturbée par l'arrivée de deux étrangers, un médecin et un vendeur ambulant. Avec une technique narrative éprouvée, quasi cinématographique, on suit ainsi les intrigues nouées et dénouées derrière les portes closes jusqu'à la découverte du protagoniste principal qui exerce sur l'ensemble de la population une tyrannie inexpugnable..

 

Fragmento:  “Este Cecilio salió y le dijo al chofer: ‘¡Eh, compañero! ¿Qué te pasa?’, y el chofer le preguntó quién podría por allí hacerle una chapuza, pero ¡qué chapuzas ni que historias si tenía el palier roto! Le contestó: ‘Compañero, como no te traigan un palier nuevo te haces viejo en este pueblo’. Entonces le preguntó a cuánto de allí estaba el control. Estaba a unos treinta kilómetros –estalló en un golpe de risa. ¡No quieres saber cómo se puso el tío! Empezó a soltar injurias que no paraba. Creo que decía: ‘¿Y tú crees que me voy a andar treinta kilómetros con el palier a cuestas como un burro?’, y sacó la pistola. Entonces, éste se dio cuenta de que iba a quemarlo y le ofreció la burra para que trajese el palier si quería.
- La burra por el carro, ¡menudo cambio! –dijo Pepe que, oyendo hablar de camiones, había salido de la cocina.
- El otro dudaba todavía y le tuvo que invitar a unos blancos. Total: que a la media hora se marchaba el chofer con la burra, y… ¡hasta ahora!"

 

Extramuros (1977)
Roman historique dont la trame principale relate la relation amoureuse passionnée, et coupable, de deux religieuses, et qui révèle, dans un couvent reculé de l’Espagne du début du XVIIe siècle, toute la violence contenue, la sexualité réprimée et le mysticisme théologique omnipotent promu par Fray Luis de León, saint Jean de la Croix et sainte Thérèse de Jésus. La détérioration morale du couvent est telle que les deux religieuses imagineront alors un faux miracle pour ramener la communauté à la quiétude.