Structuralisme - Claude Lévi-Strauss (1908-2009), "Les Structures élémentaires de la parenté" (1949), "Tristes Tropiques" (1955), "La Pensée sauvage" (1962), "les Mythologiques" (1964-1971) - Michel Foucault (1926-1984) - Jacques Lacan (1901-1981) - ....

Last update : 11/11/2016


Le Structuralisme (1960s)

L'année 1966 voit paraître, en France,  "Les Ecrits" de Jacques Lacan ("l'inconscient est structuré comme un langage"), "Les Mots et les Choses" de Michel Foucault, "Critique et vérité" de Roland Barthes, "La Religion romaine archaïque" de Georges Dumézil , "Théorie de la littérature " de Tsvetan Todorov, "Sémantique structurale" d'Algirdas Greimas. Auparavant Louis Althusser, dans "Lire le Capital" (1965), a développé une théorie de la pratique collective comme processus de transformation sans sujet. La vague structuraliste achève de déferler sur le monde intellectuel français et diffuse la révélation selon laquelle toute production humaine est déterminée par des structures.

Au point de départ du structuralisme se situe la volonté de prendre en compte les apports d'une science nouvelle, la linguistique. Dans son "Cours de linguistique générale" (1916), Ferdinand De Saussure avait révolutionné l'approche du langage en montrant que toute langue constitue un système au sein duquel les signes se combinent et évoluent d'une façon qui s'impose aux locuteurs et selon des lois qui leur échappent. Claude Lévi-Strauss reprend cette méthode dans "les Structures élémentaires de la parenté" (1949) : toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques.

Cette notion, si elle ne génère pas une Ecole ou une philosophie, modifie notre façon de penser l'histoire, la culture, les phénomènes sociaux. L'être humain que nous sommes n'est plus conçu comme point de départ de ses actes, mais il est traversé par un ensemble de déterminations qui lui donnent substance. Le sujet ne parle pas, dira Lacan, mais "ça" parle en lui. Cette nouvelle approche ne peut être prise au pied de la lettre pour donner sens à notre existence, mais offre des outils d'interprétation explicitant une part de ce mélange de familiarité et d'étrangeté que nous pouvons éprouver dans le monde qui nous environne. 

The "Structuralisme", which developed in the Parisian intellectual circles of the 1960s, did not generate a School or a philosophy, but changed our way of thinking about history, culture and social phenomena. The human being that we are is no longer conceived of as the starting point for our actions, but is crossed by a set of determinations that give it substance. The subject does not speak, Lacan will say, but "it" speaks within him, every culture is a set of symbolic systems functioning according to a logic that is their own, will write Lévi-Strauus. This new approach cannot be taken literally in order to give meaning to our existence, but offers tools of interpretation that explain part of this mixture of familiarity and strangeness that we can experience in the world around us...

El "Structuralisme", que se desarrolló en los círculos intelectuales parisinos de los años 60, no generó una Escuela o una filosofía, sino que cambió nuestra forma de pensar sobre la historia, la cultura y los fenómenos sociales. El ser humano que somos ya no se concibe como el punto de partida de nuestras acciones, sino que está atravesado por un conjunto de determinaciones que le dan sustancia. El sujeto no habla, dirá Lacan, pero "él" habla dentro de él, cada cultura es un conjunto de sistemas simbólicos que funcionan según una lógica propia, escribirá Lévi-Strauus. Este nuevo enfoque no puede ser tomado literalmente para dar sentido a nuestra existencia, sino que ofrece herramientas de interpretación que explican parte de esta mezcla de familiaridad y extrañeza que podemos experimentar en el mundo que nos rodea...

 


"Le Déjeuner des structuralistes"

Dessin célèbre en son temps de Maurice Henry, paru dans la Quinzaine littéraire du 1er juillet 1967, et représentant de gauche à droite Michel Foucault, Jacques Lacan, Claude Lévi-Strauss et Roland Barthes...


Le structuralisme - C'est dans la linguistique telle qu'elle s'est développée à partir des travaux de Ferdinand de Saussure, chez Troubetzkoy notamment, que Claude Lévi-Strauss trouve le modèle d'une nouvelle méthode pour l'anthropologie, la méthode structurale ...

"Dans un article-programme N. Troubetzkoy ramène en somme, la méthode phonologique à quatre démarches fondamentales : en premier lieu, la phonologie passe de l'étude des phénomènes linguistiques conscients à celle de leur infra-structure inconsciente; elle refuse de traiter les termes comme des entités indépendantes, prenant au contraire comme base de son analyse les relations entre les termes; elle introduit la notion de système : "La phonologie actuelle ne se borne pas à déclarer que les phonèmes sont toujours membres d'un système, elle montre des systèmes phonologiques concrets et met en évidence leur structure"; enfin elle vise à la découverte de lois générales soit trouvées par induction, "soit... déduites logiquement, ce qui leur donne un caractère absolu". 

Ainsi, pour la première fois, une science sociale parvient à formuler des relations nécessaires. Tel est le sens de cette dernière phrase de Troubetzkoy, tandis que les règles précédentes montrent comment la linguistique doit s'y prendre pour parvenir à ce résultat. Il ne nous appartient pas de montrer ici que les prétentions de Troubetzkoy sont justifiées; la grande majorité des linguistes modernes semble suffisamment d'accord sur ce point. Mais quand un événement de cette importance prend place dans l'une des sciences de l'homme, il est non seulement permis aux représentants des disciplines voisines, mais requis d'eux, de vérifier immédiatement ses conséquences, et son application possible à des faits d'un autre ordre ...

(...)

Le principe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d'après celle-ci. Ainsi apparaît la différence entre deux notions si voisines qu'on les a souvent confondues, je veux dire celle de "structure sociale" et celle de "relations sociales". Les relations sociales sont la matière première employée pour la construction des modèles qui rendent manifeste la structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci ne saurait donc être ramenée à l'ensemble des relations sociales, observables dans une société donnée. Les recherches de structure ne revendiquent pas un domaine propre, parmi les faits de société; elles constituent plutôt une méthode susceptible d'être appliquée à divers problèmes ethnologiques, et elles s'apparentent à des formes d'analyse structurale en usage dans des domaines différents.

Il s'agit alors de savoir en quoi consistent ces modèles qui sont l'objet propre des analyses structurales. Le problème ne relève pas de l'ethnologie, mais de l'épistémologie, car les définitions suivantes n'empruntent rien à la matière première de nos travaux. Nous pensons en effet que pour mériter le nom de structure, des modèles doivent exclusivement satisfaire à quatre conditions.

En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle consiste en éléments tels qu'une modification quelconque de l'un d'eux entraîne une modification de tous les autres.

En second lieu, tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacune correspond à un modèle de même famille, si bien que l'ensemble de ces transformations constitue un groupe de modèles.

Troisièmement, les propriétés indiquées ci-dessus permettent de prévoir de quelle façon réagira le modèle, en cas de modification d'un de ses éléments.

Enfin, le modèle doit être construit de telle façon que son fonctionnement puisse rendre compte de tous les faits observés." (Anthropologie structurale, Plon, éd.)

 

Les relations humaines comme langage - Appliquant la méthode structurale à l'étude des formes de parenté, Lévi-Strauss montre que la parenté, comme le langage, est un système de communication ...

 

"Le Langage est un phénomène social, qui constitue un objet indépendant de l'observateur, et pour lequel on possède de longues séries statistiques. Double raison pour le considérer comme apte à satisfaire les exigences du mathématicien, telles que Wiener les a formulées.

De nombreux problèmes linguistiques relèvent des modernes machines à calculer. Si l'on connaissait la structure phonologique d'une langue quelconque et les règles qui président au groupement des consonnes et des voyelles, une machine dresserait facilement la liste des combinaisons de phonèmes formant les mots de n syllabes, existant dans le vocabulaire, et de toutes les autres combinaisons qui sont compatibles avec la structure de la langue, telle qu'elle aurait été définie préalablement. Une machine recevant les équations déterminant les divers types de structures connues en phonologie, le répertoire des sons que l'appareil phonateur de l'homme peut émettre, et les plus petits seuils différentiels entre ces sons, déterminés préalablement par des méthodes psycho-physiologiques (sur la base d'un inventaire et d'une analyse des phonèmes les plus rapprochés) pourrait fournir un tableau exhaustif des structures phonologiques à n oppositions (n pouvant être fixé aussi grand qu'on voudrait).

Ainsi obtiendrait-on une sorte de tableau périodique des structures linguistiques, comparable à celui des éléments dont la chimie moderne est redevable à Mendeleieff. Nous n'aurions plus alors qu'à repérer dans le tableau l'emplacement des langues déjà étudiées, à marquer la position, et les relations aux autres langues, de celles dont l'étude directe est encore insuffisante pour nous en donner une connaissance théorique, et même à découvrir l'emplacement de langues disparues, futures, ou simplement possibles...

(...)

J 'ai appliqué une méthode analogue à l'étude de l'organisation sociale, et surtout des règles du mariage et des systèmes de parenté. Ainsi a-t-il été possible d'établir que l'ensemble des règles de mariage observables dans les sociétés humaines ne doivent pas être classées -comme on le fait généralement - en catégories hétérogènes et diversement intitulées : prohibition de l'inceste, types de mariages préférentiels, etc. Elles représentent toutes autant de façons d'assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c'est-à-dire de remplacer un système de relations consanguines, d'origine biologique, par un système sociologique d'alliance. Cette hypothèse de travail une fois formulée, on n'aurait plus qu'à entreprendre l°étude mathématique de tous les types d'échange concevables entre n partenaires pour en déduire les règles de mariage à l'oeuvre dans les sociétés existantes. Du même coup, on en découvrirait d'autres, correspondant à des sociétés possibles. Enfin on comprendrait leur fonction, leur mode d'opération, et la relation entre des formes différentes.

Or, l'hypothèse initiale a été confirmée par la démonstration - obtenue de façon purement déductive - que tous les mécanismes de réciprocité connus de l'anthropologie classique (c'est-à-dire ceux fondés sur l'organisation dualiste et le mariage par échange entre des partenaires au nombre de 2, ou d'un multiple de 2) constituent des cas particuliers d'une forme de réciprocité plus générale, entre un nombre quelconque de partenaires. Cette forme générale de réciprocité était restée dans l'ombre, parce que les partenaires ne se donnent pas les uns aux autres (et ne reçoivent pas les uns des autres) : on ne reçoit pas de celui à qui l'on donne; on ne donne pas à celui de qui l'on reçoit. Chacun donne à un partenaire et reçoit d'un autre, au sein d'un cycle de réciprocité qui fonctionne dans un seul sens. 

Ce genre de structure, aussi important que le système dualiste, avait été parfois observé et décrit. Mis en éveil par les conclusions de l'analyse théorique, nous avons rassemblé et compilé les documents épars qui montrent la considérable extension du système. En même temps, nous avons pu interpréter les caractères communs à un grand nombre de règles du mariage : ainsi la préférence pour les cousins croisés bilatéraux, ou pour un type unilatéral, tantôt en ligne paternelle, tantôt en ligne maternelle. Des usages inintelligibles aux ethnologues sont devenus clairs, dès qu'on les a ramenés à des modalités diverses des lois d'échange. Celles-ci ont pu, à leur tour, être réduites à certaines relations fondamentales entre le mode de résidence et le mode de filiation.

Toute la démonstration dont on a rappelé ci-dessus les articulations principales, a pu être menée à bien à une condition : considérer les règles du mariage et les systèmes de parenté comme une sorte de langage, c'est-à-dire un ensemble d'opérations destinées à assurer, entre les individus et les groupes, un certain type de communication. Que le "message" soit ici constitué par les femmes du groupe qui circulent entre les clans, lignées ou familles (et non, comme dans le langage lui-même, par les mots du groupe circulant entre des individus) n'altère en rien l'identité du phénomène considéré dans les deux cas." (ibid.) 


Les penseurs regroupés sous l'étiquette de structuralistes appartiennent à des horizons très divers et ont en commun, tout au plus, une méthode d'approche des problèmes similaire et largement redevable à la linguistique de Saussure, - le structuralisme n'existerait pas sans sa linguistique qui a servi de modèle d'analyse -. On peut ainsi trouver du structuralisme chez tel ou tel penseur sans nécessairement voir en lui un structuraliste. Toutefois, entre un philosophe marxiste comme Louis Althusser, un psychanalyste comme Jacques Lacan, un théoricien de la littérature comme Roland Barthes, un historien comme Jean-Pierre Vernant, il y a un certain nombre de points communs dont la plupart se retrouvent dans l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss. A ce titre, ce dernier peut être considéré comme le penseur le plus représentatif de ce que l'on a appelé le "structuralisme", celui en tout cas qui a fait de la notion de "structure" l'usage le plus rigoureux et de façon permanente tout au long de son oeuvre, depuis "Les Structures élémentaires de la parenté" (1949), son premier ouvrage d'anthropologie. Mais c'est aussi aux mythes et aux rites, aux classifications totémiques, à la magie, à l'art que Lévi-Strauss appliquera sa méthode structurale ...

La notion de structure n'est pas nouvelle, mais ce qui est nouveau, comme l'a remarqué J. Derrida, c'est qu'elle est pensée désormais sans être rapportée à un centre ou à une origine. Cela implique un bouleversement de ce qu'on entend par "sujet" ; sans qu'on aille jusqu'à nier la réalité de celui-ci, il est défini et qualifié par un ensemble de relations qui le traversent de part en part. Il est possible d'affirmer que le concept de "structure" ainsi problématisé a modifié notre façon de penser l'histoire, la culture, les phénomènes sociaux en général, mais il serait exagéré d'en conclure qu'il y a une philosophie structuraliste, ou alors au sens où Deleuze a pu écrire que "le structuralisme n'est pas séparable d'un nouveau matérialisme, d'un nouvel athéisme, d'un nouvel anti-humanisme"....

 

Quel est ce modèle linguistique?

En s'attachant à donner à la linguistique un statut scientifique, Saussure en a fixé la terminologie, levant ainsi les ambiguïtés liées à la notion de langue. Avant lui, en effet, langue, langage et parole échangeaient, selon les auteurs, un certain nombre de leurs propriétés. Il en résultait un flou terminologique qui rendait impossible, tant qu'on n'y mettrait pas bon ordre, toute constitution d'une véritable théorie linguistique.

Débutons par la définition de la langue : "la langue, dit Saussure, est un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social pour permettre l'usage de la faculté du langage chez les individus. La faculté du langage est un fait distinct de la langue, mais qui ne peut s'exercer sans elle".  Qu'est-ce que la langue ? Un système de signes qui implique que la modification d'un élément entraîne celle de l'ensemble et que la valeur de chacun est fonction de celle de tous les autres. Chaque élément tire son identité de la relation qui l'oppose aux autres ; sa "plus exacte caractéristique, écrit Saussure, est d'être ce que les autres ne sont pas". On a ainsi une "chaîne du discours" qui s'articule de façon horizontale selon un axe syntagmatique (une unité ne pouvant se combiner avec n'importe quelle autre) et de façon verticale selon un axe paradigmatique (un terme faisant fond sur un ensemble d'autres termes qui ne sont pas lui et auxquels il est pourtant associé). Or, groupe syntagmatique et associations paradigmatiques seront sans cesse utilisés par l'analyse structurale...

 

Roman Jakobson et l'analyse phonologique des éléments différentiels de la  langue, le concept de structure qui en résulte...

Les analyses de la notion de "phonème" par Jakobson auront une grande importance pour le structuralisme, et notamment pour Lévi-Strauss. Les éléments qui constituent le système de la langue sont des signes composés d'un signifiant et d'un signifié (ou d'une image acoustique et d'un concept). Le mérite de Roman Jakobson est de s'être intéressé à ces images acoustiques, ou phonèmes, d'un point de vue linguistique - ce dont Saussure excluait la possibilité - en insistant sur leur fonction distinctive, qui opère toujours de façon binaire et que l'on retrouve selon lui dans toutes les langues. Les phonèmes, définis comme «traits

différentiels purs et vides», n'ont donc cette fonction que par leur opposition au sein du système mais opèrent en même temps au niveau inconscient.

«Le grand mérite de Saussure, dit Jakobson, est d'avoir exactement compris qu'une donnée extrinsèque existe inconsciemment» ; et Lévi-Strauss, qui cite ce texte, d'ajouter : «En effet, c'est seulement à la condition de reconnaître que le langage, comme toute autre institution sociale, présuppose des fonctions mentales opérant au niveau inconscient qu'on se met en mesure d'atteindre, par delà la continuité des phénomènes, la discontinuité des “principes organisateurs".» 

D'où ces propriétés de la structure : la relation prime sur les éléments, qui ne tirent leur sens que de la position qu'ils occupent à l'intérieur du système; toute structure est médiatrice et appartient comme telle à l'ordre du symbolique, dont le langage est le modèle ; enfin, la capacité différenciante de la structure opère à un niveau inconscient. C'est ainsi que les sujets sont saisis dans un tissu de relations qui les dépassent et en déterminent en même temps la «position» en les qualifiant comme sujets désirants, travaillants, produisants, etc. 

 

La "structure cachée" ...

«Toute culture, dit Lévi-Strauss, peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques», ce qui signifie que l'on analysera les phénomènes de culture à l'instar des phénomènes linguistiques en leur donnant un sens correspondant à la position respective qu'ils occupent au sein de l'ensemble culturel auquel ils appartiennent.

Or, cette place n'est pas seulement réelle ou imaginaire, mais également symbolique et c'est à ce niveau qu'il faut comprendre les rapports de parenté, les rites, la religion, l'art, etc. Les conduites individuelles ne sont jamais symboliques en elles-mêmes mais seulement au sein du social ; «elles sont, dit Lévi-Strauss, les éléments à partir desquels un système symbolique, qui ne peut être que collectif, se construit».

Ainsi, dans le cas du totémisme, il ne s'agit pas de l'identification imaginaire d'un individu à un animal mais d'une homologie structurale entre deux séries de termes, celle des espèces animales, d'une part, et celle des positions sociales, d'autre part.

Le symbolique, pour Lacan, qui se réfère souvent à Lévi-Strauss, c'est le rapport à l'Autre (avec majuscule), qui est constitutif du sujet en tant qu'il en structure l'inconscient comme langage. Cette dimension du symbolique s'oppose à celle de l'imaginaire, pour lequel l'autre n'est précisément, dans cette relation duelle, qu'un pôle imaginaire sur lequel le moi projette amour et haine mais par le moyen duquel aussi il opère un rapport d'identification à celui-là même qu'il désire être et dont il manque. D'où son ambivalence. Dans la dimension du symbolique, l'Autre est le troisième terme, celui du langage, qui donne présence au manque, celui de la Loi, c'est-à-dire de la Culture.

 

L'histoire, procès sans sujet...

Une telle conception est propre à bouleverser la notion traditionnelle de sujet, conçu comme point de départ substantiel de ses actes ; le sujet est ici traversé par un ensemble de déterminations qui inscrivent ses effets sur lui et le qualifient comme tel ou tel. Ce que montreront Michel Foucault, dans "les Mots et les Choses" (1966), Lévi-Strauss et Lacan. De même, Althusser, relisant les textes de Marx, s'attaque à l'historicisme en montrant qu'il n'y a pas de sujet de l'histoire, que les hommes ne font pas l'histoire. Il s'emploie à démontrer dans "Lire le Capital" que  "la structure des rapports de production détermine des places et des fonctions qui sont occupées et assumées par des agents de la production qui ne sont jamais que les occupants de ces places dans la mesure où ils sont les "porteurs” (Träger) de ces fonctions". 

Les vrais sujets ne sont donc pas les individus concrets, les «hommes réels», mais ce sont les "rapports de production", qui sont irréductibles à des rapports humains. Ces rapports de production jouent le rôle d'une structure de distribution entre ses différents agents par les rapports qu'elle tisse entre eux. Une structure qui n'est pas visible, ou du moins qui n'est visible que dans ses effets. Dominant la totalité du processus de production, elle demeure invisible comme telle. Et si l'histoire est bien celle des rapports de production et de leurs contradictions internes, elle est donc, dit Althusser, "un procès sans sujet", concept qui est ainsi, selon lui, "la dette principale positive de Marx à l'égard de Hegel" (Lénine et la philosophie, 1969). 

 

L'inconscient structuré comme un langage ...

Produit de la structure, le sujet l'est aussi bien, comme le montre Lacan, de l'« intérieur ». De fait, l'inconscient est « structuré comme un langage », selon la célèbre formule de ce dernier, cela signifie qu'il est « cette partie du discours concret en tant que trans-individuel qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient » (Ecrits, 1966). Et qu'il est donc par ce fait même « le discours de l'autre ». 

En effet, le sujet ne parle pas ; « ça » parle en lui...

Dès lors, « le sujet, c'est ce que le signifiant représente, et il ne saurait rien représenter que pour un autre signifiant » (Ecrits), ce qui ne peut se comprendre que si l'on considère l'inscription du sujet dans « la chaîne signifiante » qui le subordonne à l'effet de signifiant. Reprenant, en effet, la distinction saussurienne du signifiant et du signifié, Lacan fait du premier « la lettre » de l'inconscient (saisi dans son rapport différentiel aux autres signifiants), dont « je » reçois la signification dans la parole qui m'en libère et s'y inscrit à la fois...  

 

L'analyse des structures ne peut s'effectuer que par ce processus singulier qu'est l'actualisation : par lui se réalise les configurations symboliques dont chacun prend conscience ...

Pour le structuralisme, la structure est toujours inconsciente et n'a d'existence visible qu'à travers ses effets. Mais cette structure en s'actualisant produit une configuration symbolique dont les individus prennent conscience à travers certaines représentations, dont le mythe est la forme la plus ancienne. 

Tout un courant de pensée (Marcel Granet, Georges Dumézil, J-P. Vernant, Lévi-Strauss, etc.) a considéré le mythe dans sa relation au langage en en faisant « un système symbolique institutionnalisé, une conduite verbale codifiée, véhiculant comme la langue des façons de classer, de coordonner, de grouper et d'opposer les faits, de sentir à la fois ressemblances et différences, en bref d'organiser l'expérience » (J.-P. Vernant, Mythe et Société en Grèce ancienne).

Le modèle d'analyse va donc être de type linguistique et, dans le cas de Lévi-Strauss par exemple, la méthode utilisée s'inspirera très largement de la linguistique structurale héritée de Saussure.

Ainsi, un mythe ne doit jamais être interprété seul mais dans son rapport à un ensemble d'autres mythes qui, pris ensemble, constituent un groupe de transformation. De la même manière, un groupe de mythes doit être analysé en référence à d'autres groupes de mythes. Si les mythes comportent des variantes, aucune ne vaut plus qu'une autre. La méthode, en tout cas, consistera à distinguer le niveau manifeste du récit, son aspect proprement narratif, d'un niveau plus profond où chaque unité constitutive du mythe, ou myrhème, est considérée dans un rapport d'opposition ou d'homologie avec les autres, dans l'organisation linéaire du récit...

 

L'analyse des structures ne peut s'effectuer que par ce processus singulier qu'est l'actualisation, une actualisation impliquant diverses temporalités ...

Si la structure est un système d'éléments et de rapports différentiels, son actualisation impliquera des temporalités singulières et différentes. Ainsi, dit Lévi-Strauss, les dates que l'on utilise pour coder certaines périodes historiques sont en nombre variable; « il y a des chronologies “chaudes”, qui sont celles des époques où de nombreux événements offrent, aux yeux de l'historien, le caractère d'éléments différentiels » (La Pensée sauvage, 1962).

A d'autres époques, au contraire, il s'est passé peu de chose. On obtient ainsi des ensembles, des « classes de dates » qui se renvoient les unes des autres. Chaque classe relève de ce que Lévi-Strauss appelle « un domaine d'histoire». On peut alors considérer que « l'histoire est un ensemble discontinu formé de domaines d'histoire, dont chacun est défini par une fréquence propre et par un codage différentiel de l'avant et de l'après».

De la même manière, Michel Foucault insiste sur la discontinuité en histoire, qui «est devenue maintenant un des éléments fondamentaux de l'analyse historique» permettant de saisir différentes périodisations, différents types de temporalités, différentes séries d'événements. En fait, « l'histoire continue [...] est le corrélat de la conscience », et la mise au jour de déterminations matérielles extérieures à cette conscience, de processus inconscients, d'intentions « oubliées dans le mutisme des institutions et des choses» ( «Réponse au cercle d'épistémologie», Cahiers pour l'analyse, 1968) constitue une nouvelle approche qui requiert nécessairement une conception discontinue de l'histoire. Foucault se situe ainsi dans la tradition qui va de Canguilhem à Bachelard, à qui Althusser, de son côté, emprunte le concept de «coupure épistémologique», qu'il utilise pour distinguer «la pratique idéologique» d'une théorie de sa «pratique scientifique", ou plutôt pour caractériser la façon dont une théorie accède historiquement à un statut scientifique en rompant avec l'idéologie de son passé. Là encore, la coupure instaure une discontinuité dans le temps qui rompt avec la conception du savoir comme accumulation linéaire et indéfinie....


L'anthropologie structurale ...

L'anthropologie s'intéresse à l'ensemble des faits sociaux (arts, technique, langues, rites, etc.) sans séparer culture matérielle et culture spirituelle et en situant chacun de ses objets au niveau symbolique qui lui donne son sens et sa place dans le tout social.

Pour l'anthropologie structurale, qui s'inspire du modèle linguistique hérité de Saussure et de Jakobson, la structure qui organise le tout social obéit à deux conditions : « C'est, écrit Lévi-Strauss dans "l'Anthropologie structurale", un système régi par une cohésion interne ; et cette cohésion, inaccessible à l'observation d'un système isolé, se révèle dans l'étude des transformations, grâce auxquelles on retrouve des propriétés similaires dans des systèmes en apparence différents

Cette structure inconsciente qui oeuvre au sein du social et qui constitue une sorte de « terme médiateur entre moi et autrui » permet donc que du sens se communique et circule, déterminant des formes sociales données. L'étude synchronique de ce sens prévaut sur les considérations historiques, diachroniques. Toutes les sociétés sont régies par des règles, même si celles-ci varient d'un groupe à l'autre. Lévi-Strauss reconnaît avoir défini cette conception en filiation avec l'idée de Durkheim d'une « obscure psychologie » sous-jacente à la réalité sociale et avec ces symboles communs aux hommes que recherchait Mauss, qui ne leur permettent de communiquer « que parce qu'ils ont les mêmes instincts ».

Règles et normes relèvent de la culture et varient selon les sociétés. Tout ce qui est de l'ordre des besoins biologiques, en revanche, est universel et appartient à la nature. Mais le fait qu'il y ait des règles est pourtant universel et représente ainsi la prolongation de la nature dans la culture. Plus particulièrement, c'est la prohibition de l'inceste (et les règles de parenté qui en découlent) qui, faisant en quelque sorte la jonction, allie le caractère particulier de la norme et l'universalité de la nature. Saisir les grandes catégories de pensée qui fondent les cultures en dégageant les invariants qui déterminent l'activité inconsciente de l'esprit en tout temps et en tout lieu, telle était l'ambition de l'anthropologie structurale...


Michel Foucault (1926-1984) 

Michel Foucault, cheminant dans les allées de la théorie de la Normativité et du pouvoir social, entend élaborer une théorie de la société affranchie de tous les schémas de pensée propres à sa culture. L'entreprise naquit d'une intention, celle de procéder à une archéologie des sciences humaines, intention qui se traduit par la question des conditions historiques dans lesquelles a pu naître le concept d'être humain en tant que sujet-individu. Et l'on assiste, notamment avec L'Archéologie du savoir, à l'émergence d'une pensée pour laquelle coïncide singulièrement les hypothèses fondamentales du structuralisme sémiologique, acceptées en l'état sans discussion, et les préoccupations d'une ethnologie appliquée à notre propre culture ...

Dans cette décennie des années 1960 qui marque la pensée française, le philosophe va élaborer son oeuvre en se laissant "guider par les courants structuralistes de l'histoire et des sciences sociales" alors en plein effervescence : il en résulte les "Mots et des choses" et sa lecture par A. Honneth (1986) en illustre toutes les nouvelles potentialités...

 

Foucault va donc situer à la fin du XVIIIe siècle "l'apparition de la modernité européenne, dont le produit est, à ses yeux, la figure de pensée de la philosophie du sujet ; son hypothèse est que, au seuil du XIXe siècle, alors que l'époque classique - monde de la représentation porté par la conviction que la réalité peut se traduire sous la forme de signes - commence à s'effondrer, échouant contre le fait que, dans la nature organique comme dans le monde social, les sciences se heurtent à des ensembles de phénomènes d'une nature propre, c'est-à-dire à une réalité irréductible à sa fonction de signe, subitement l'être humain se trouve placé au centre de l'espace culturel de la perception. Il assume dorénavant, dans la modernité européenne, la fonction cognitive clé qui était censé posséder le langage dans le modèle théorique de l'époque classique, parce que celui-ci représentait l'unique médium entre un système de signes enveloppant tout et une réalité reposant sur elle-même. L'individu qu'est l'être humain peut alors venir prendre sa place, parce que, à la suite d'une transformation de l'ensemble du système de savoir, il devient d'un seul coup un élément constitutif non seulement du versant sujet, mais aussi du versant objet de la connaissance, à savoir la condition transcendant: de de la possibilité d'une connaissance dirigée vers l'être humain empirique et son monde ..."

 

Pour se distancer de sa propre culture, semble-t-il, Foucault prête à ses recherches le titre d' "ethnologie". Cette "analyse des faits culturels qui caractérisent notre culture" peut être comparée à "une ethnologie de la culture à laquelle nous appartenons". Il lui faut, nous dit-il (entretien avec P. Caruso) se situer à l'extérieur de la culture à laquelle il appartient et "en analyser les conditions formelles pour en faire la critique" et "voir comment elle a pu effectivement se constituer". Des recherches qui intègrent tout autant une "analyse des conditions de notre rationalité" : ce qui signifie mettre en question le langage et analyser le mode suivant lequel celui-ci a pu surgir. 

Les propositions méthodologiques mises en oeuvre par Michel Foucault sont à interpréter dans le contexte des arguments avec lesquels le structuralisme sémiologique a réagi à la philosophie de la conscience que soutenait alors la tradition phénoménologique, dominante en France, dans les années 1950. Pour le structuralisme sémiologique, les opérations  porteuses de sens du sujet sont tributaires de l'ordre d'un système de signes indépendant de ce sujet. Le concept linguistique de culture, via des notions telles que l'épistémè ou le discours, est conçu de telle sorte qu'il permet d'assigner à une société particulière, dans sa globalité, un schéma de pensée  déterminant un certain espace-temps. 

 

Structuralisme, sémiologique et Ethnologie - Foucault accorde à l'ethnologie une place privilégiée comparée aux autres sciences humaines. L'ethnologie étudie les modes d'intégration des sociétés primitives et peut ainsi pourvoir l'étude  des sociétés développées industrielles en expérience de la différence empiriquement attestée. Mais ce point de vue, retenu par exemple par l'école de Durkheim, n'est pas celui de Foucault. Pour lui, ce qui fait l'intérêt de l'ethnologie, c'est que l'être humain n'est pas considéré comme une "donnée" mais comme le produit de codifications cognitives et normatives d'une culture. Ce n'est pas tant l'expérience humaine qui alimente l'histoire qu'elle tente de saisir, mais ce "tout" qui rend possible l'expérience de soi sur un plan culturel. C'est une sorte d' "inconscient culturel" qu'elle tente de mettre à jour, et nous verrons "Les Mots et les choses" de Michel Foucault  conclure sa recherche sur l'histoire des conditions culturelles de la connaissance, déterminante pour la naissance des sciences humaines modernes par ce passage ...

 

"L'ethnologie, comme la psychanalyse, interroge non pas l'homme lui-même, tel qu'il peut apparaître dans les sciences humaines, mais la région qui, en général, rend possible un savoir sur l`homme; comme la psychanalyse, elle traverse tout le champ de ce savoir dans un mouvement qui tend à en rejoindre les limites. [...]  l'ethnologie, elle, se loge à l'intérieur du rapport singulier que la ratio occidentale établit avec toutes les autres cultures ; et à partir de là, elle contourne les représentations que les hommes, dans une civilisation, peuvent se donner d'eux-mêmes, de leur vie, de leurs besoins, des significations déposées dans leur langage ; et elle voit surgir derrière ces représentations les normes à partir desquelles les hommes accomplissent les fonctions de la vie, mais en repoussent leur pression immédiate, les règles à travers lesquelles ils éprouvent et maintiennent leurs besoins, les systèmes sur fond desquels toute signification leur est donnée. Le privilège de l'ethnologie et de la psychanalyse, la raison de leur profonde parenté et de leur symétrie, il ne faut donc pas les chercher dans un certain souci qu'elles auraient l'une et l'autre de percer la profonde énigme, la part la plus secrète de la nature humaine; en fait ce qui miroite dans l`espace de leur discours, c'est beaucoup plutôt l'a priori historique de toutes les sciences de l'homme -les grandes césures, les sillons, les partages qui, dans l'épistémè occidentale, ont dessiné le profil de l`homme et l'ont disposé pour un savoir possible" (Les Mots et les choses, Gallimard, p.389-390). 

 

Et c'est bien à L'Anthropologie structurale de Lévi-Strauss que songe le philosophe car celle-ci ne s'empare-t-elle pas de l'ensemble des phénomènes intéressant l'ethnologie, comme par exemple les procédures de mariages ou le récit des mythes, ne soumet elle pas l'étude des sociétés archaïques à une procédure scientifique. Ne les aborde-t-il pas, dans un premier temps, du de point de vue de la linguistique, comme des Systèmes de signes clos sur eux-mêmes, puis, dans un second temps, les découpant en unité d'information, et, pour finir, en reconstituant les règles à chaque fois spécifiques de leur articulation. C'est ainsi que semble se dégager un bout de la logique inconsciente d'une culture. Et on a pu ainsi noter que ce n'est pas tant la description méthodologique de l'ethnologie comme science de l'inconscient culturel, notion qui en détachant l'ethnologie de sa référence aux civilisations primitives et la présentant comme une science générale du "système d'une culture donnée", comme théorie des postulats inconscients qui sous-tendent toute pensée, ainsi que des systèmes normatifs de toute culture, et dans un sens terriblement global, la fameuse "approche archéologique du savoir" qui suscita tant d'interrogations dans la mouvance du structuralisme ... 

Foucault, au détour de l'Archéologie du savoir, va réécrire l'histoire, en ethnologue et sous la la bannière du structuralisme sémiotique. D'une part, l'ordre cognitif du monde social est compris comme le produit d'un système de signes dépourvu de sujet. Les ordonnancements de signes, synthétisés par la force anonyme de règles, ne se reconstituent pas sous l'impulsion de quelques problèmes de la connaissance auxquels ils ne répondent pas, ni même ne réadaptent leur cours continu pour répondre à des initiatives venues de sujets humains. D'autre part, l'approche archéologique de l'histoire se tourne vers les fonds documentés du savoir de la tradition européenne comme autant d'édifices assemblés antérieurs à tout sens..


Les analyses de Lacan le rangent dans le camp du « structuralisme », il est de ceux qui, avec Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss et, dans un autre domaine, Louis Althusser, refusent de donner un statut privilégié au sujet dans la formation de la connaissance et même dans l'histoire. L'une des formules les plus discutées de Jacques Lacan est « ça parle », analogue au « ll y a de la pensée » de Michel Foucault. Le sujet est "décentré" au profit d'un système, d'une structure qui le modèle, aussi bien dans l'ordre de l'inconscient que dans celui de la conscience. Ce sont de telles implications philosophiques qui opposent, par exemple,  les conceptions de Jacques Lacan à celles de Jean-Paul Sartre pour qui l'initiative du sujet reste primordiale. Lacan, pour Lacan, c'est donc le sens d'un retour à Freud, c'est-à-dire le retour "au sens de Freud". Les psychanalystes se voient reprocher d'avoir méconnu Freud ou de prétendre le dépasser. Les postfreudiens seraient retombés dans la psychologie traditionnelle en objectivant des notions (le ça, le mol, le surmoi et surtout les instincts) qui pour Freud n'avaient que valeur de symbole. La psychanalyse est une conscience qui' porte sur le langage de l'lnconscient non sur des phénomènes biologiques ou psychologiques individuels observables. La tâche du psychanalyste est celle d'un déchiffreur. La découverte de Freud n'est pas celle de la sexualité, le plaisir dont il parle est avant tout plaisir au niveau des représentations. C'est pourquoi la pratique psychanalytique ne porte que sur des "représentants", des "signifiants" de types divers (images de rêves, lapsus, etc.). Dans les manifestations de l'inconscient, la psychanalyse retrouve des lois analogues à celles de la linguistique, car l'inconscient est «structuré comme un langage»...


Un mythe n'est pas quelque chose de faux, mais c'est un contexte culturel partagé pour communiquer, c'est un code dialectique qui traverse les histoires comme une partition musicale et qui contient les structures universelles de la pensée. Comme l'a montré Lévi-Strauss, les mythes peuvent varier par quantité de détails tout en ayant en commun un modèle qui s'identifie avec le modèle de la pensée elle-même. Lévi-Strauss écrit que "ce que disent les hommes, le langage le dit; et ce que dit le langage est dit par la société". Il s'ensuit que les catégories utilisées par les sociétés primitives pour inventer des mythes et les organiser, sont aussi les catégories de base de ces esprits qui ont formé ces sociétés. Par conséquent, les catégories sociales peuvent être lues, en retour, dans les structures de la pensée. Lévi-Strauss en déduit que la pensée fonctionne sur un mode d'opposition dans lequel chaque point conscient à un contrepoint inconscient. Quoique indéfiniment variés dans leurs détails, les mythes contiennent une logique non-rationnelle, primitive, universelle qui, dans les sociétés contemporaines, a été ensevelie sous couvert de raison technique.

 


Claude Lévi-Strauss (1908-2009)

Il est le plus célèbre représentant du structuralisme, celui qui a fait de la notion de structure l'usage le plus rigoureux depuis son premier grand ouvrage d'anthropologie, "Les Structures élémentaires de la parenté" (1949). Pour faire court, Lévi-Strauss réduit la vie sociale aux conditions de la pensée symbolique dont le fondement est constitué par "la structure inconsciente de l'esprit humain". 

Après sa rencontre avec le linguiste américain Jakobson, en 1941, il a en effet l'idée d'appliquer le concept de structure aux phénomènes humains et, pour commencer, à la parenté. Par la suite, il applique sa méthode structurale aux mythes, aux rites, aux classifications totémiques, à la magie, à l'art. Et Lévi-Strauss tire les leçons de ses travaux d’ethnologue pour méditer sur les structures de l’humain. "Je hais les voyages et les explorateurs" C'est par cette phrase provocatrice que débute "Tristes Tropiques" (1955), dans lequel il raconte la naissance de sa vocation d'ethnologue lors de sa première expédition chez les Indiens du Brésil. Fort de son expérience et de sa connaissance des anthropologies américaine et anglo-saxonne, Lévi-Strauss popularise cette discipline en France, et conclut que «l'anthropologue est l'astronome des sciences sociales: il est chargé de découvrir un sens à des configurations très différentes, par leur ordre de grandeur et leur éloignement, de celles qui avoisinent immédiatement l'observateur». Par la suite, Lévi-Strauss donnera à sa démarche le nom d'«anthropologie structurale».

En 1962 paraissent "Le totémisme aujourd'hui et La pensée sauvage". Il applique ensuite la méthode structurale à l'étude des mythes. "Les Mythologiques" paraissent en quatre volumes : Le cru et le cuit (1964), Du miel aux cendres (1967), L'origine des manières de table (1968) et L'homme nu (1971). Puis il publie en 1975 "La voie des masques". Il continue son enseignement au Collège de France jusqu'en 1982, date de son départ à la retraite. Il continue à publier : "Le regard éloigné" (1983), "La potière jalouse" (1985), "De près et de loin" (1988) et "Histoire de lynx" (1991)...

 

Le monde a rétréci - "..Sur une Terre plus petite, où s’agite une population de plus en plus dense, il n’est plus de fraction de l’humanité, aussi lointaine et arriérée qu’elle puisse encore paraître, qui ne soit, directement ou indirectement, en contact avec toutes les autres, et dont les émotions, les ambitions, les prétentions et les peurs ne concernent, dans leur sécurité, leur prospérité et leur existence même, celles auxquelles le progrès matériel avait semblé conférer une intangible souveraineté. Dans un monde fini, la vogue de l’anthropologie – cet humanisme sans restrictions et sans limites – apparaît donc comme la conséquence assez naturelle d’un concours de circonstances objectives. Même si nous le voulions, nous ne serions plus libres de ne pas nous intéresser, disons, aux derniers chasseurs de têtes de la Nouvelle-Guinée, pour la raison bien simple que ceux-ci s’intéressent à nous, et que, comme un résultat imprévu de nos démarches et de notre conduite à leur égard, eux et nous faisons déjà partie du même monde, et bientôt, de la même civilisation.

Des cheminements insidieux amènent, par toutes sortes de détours connus et inconnus, les formes de pensée les plus éloignées les unes des autres, et les habitudes divergentes depuis des millénaires, à se compénétrer. En se répandant sur toute la Terre, les civilisations qui – à tort ou à raison – se jugeaient les plus hautes : la chrétienne, l’islamique et la bouddhiste, et, sur un autre plan, cette civilisation mécanique qui les rassemble, s’imprègnent de genres de vie, de modes de penser et d’agir, qui sont ceux-là même dont l’anthropologie fait son objet d’étude, et qui, sans que nous en ayons clairement conscience, les transforment par le dedans. Car les peuples dits « primitifs » ou « archaïques » ne tombent pas dans le néant. Ils se dissolvent plutôt, en s’incorporant, de façon plus ou moins rapide, à la civilisation qui les entoure. En même temps, celle-ci acquiert un caractère mondial.." (Unesco, 1961)

 


1949 – Les Structures élémentaires de la parenté

"Tout mariage est une rencontre dramatique entre la nature et la culture, entre l'alliance et la parenté" - Par cet ouvrage, en révélant les fondements sociologiques de phénomènes tels que le mariage, et en montrant que les règles de mariage et le système des privilèges et interdits (tels que la prohibition de l'inceste) sont des aspects indissociables d'une même réalité, la "structure du système considéré", Lévi-Strauss ouvre de nouveaux horizons à l'ethnologie : celle-ci entend ainsi devenir la science de l'articulation du naturel et du culturel ...

La prohibition de l'inceste "est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même, allume l'étincelle sous l'action de laquelle une structure d'un nouveau type  et plus complexe se forme et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples qu'elle-même de la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue l'avènement d'un ordre nouveau". Et cet ordre nouveau, c'est la culture...

Ainsi une même force reste constamment à l'œuvre, quel que soit le type de société, et pour la comprendre, Lévi-Strauss va chercher à pénétrer les structures fondamentales de l'esprit humain; voici posé le point de départ de sa recherche. Les structures mentales sont au nombre de trois : "L'exigence de la Règle comme Règle; la notion de réciprocité considérée comme la forme la plus immédiate sous laquelle puisse être intégrée l'opposition de moi et autrui; enfin, le caractère synthétique du Don, c'est-à-dire le fait que le transfert consenti d'une valeur d'un individu à un autre change ceux-ci en partenaires et ajoute une qualité nouvelle à la valeur transférée" (Structures élémentaires de la parenté, p. 98.) Et de même que la langue est entièrement réductible aux lois de la syntaxe par un jeu différentiel d'oppositions et de corrélations, de même Lévi-Strauss va ramener les expressions culturelles à un langage, qui procède lui aussi d'une syntaxe opérant également au niveau de l'inconscient. C'est ainsi qu'il explique le système de la parenté, pour lequel les femmes sont ce que les mots sont à la langue, les éléments d'un ensemble significatif. L'analyse des termes de la parenté et des attitudes prescrites permet de les différencier en couples d'opposition régis par une loi qui est la structure du système. L'analyse structurelle va permettre de comprendre les règles du jeu social en mettant à nu la logique qui les détermine....

 

Lévi-Strauss considère que la prohibition de l'inceste occupe une position unique dans l'ensemble des faits humains : alors que ceux-ci se divisent en faits naturels, caractérisés par leur universalité et leur spontanéité, et faits culturels, qui sont astreints à une norme, relatifs et particuliers. la prohibition de l`inceste échappe à cette classification : elle est universelle puisqu`elle apparait dans toutes les sociétés, et cependant elle a un caractère normatif. A son propos, on a avancé trois types d`explication, un interdit social fondé sur un intérêt biologique, un fait purement naturel, un phénomène exclusivement culturel (Durkheim), trois interprétations qui ne rendent pas compte de la spécificité de la prohibition de l`inceste, qui est de constituer le moment même du passage de LA NATURE A LA CULTURE. Ce passage se produit sur le terrain de la vie sexuelle, car c`est là que, par le choix du partenaire, le phénomène biologique se fait en même temps rapport avec autrui. Dans la parenté, le lien avec autrui est donné; dans l'alliance au contraire, le partenaire n`est pas donné par la nature et l'homme doit assumer sa condition naturelle dans un rapport humain. C`est donc à travers la prohibition de l`inceste que nous pouvons étudier la constitution de la société comme univers de règles. 

La prohibition de l`inceste organise la répartition des femmes entre les membres du groupe. Dans les sociétés primitives, la femme a un rôle essentiel par son travail et la valeur affective qu'elle représente, à tel point que le célibataire est économiquement et socialement un paria. La prohibition de l'inceste a pour but d'empêcher la monopolisation des femmes au sein du groupe familial. Leur place dans la société ne doit pas être déterminée par leur répartition naturelle. En interdisant à la famille de conserver la femme comme partenaire sexuelle. on met la répartition des femmes sous le contrôle du groupe dans son ensemble. Si la prohibition de l`inceste apparaît au premier abord comme un interdit, elle garantit surtout à chaque membre de la société le droit à une épouse, puisque la renonciation de chacun à ses proches parentes donne aux autres la possibilité de les obtenir comme femme. La prohibition de l`inceste instaure donc dans le groupe une réciprocité qui se manifeste par l`échange des femmes. La sexualité donne naissance à un système de communication par lequel les hommes échangent les femmes. Et Lévi-Strauss souligne ici que ce n'est pas entre les hommes et les femmes que s'établit la réciprocité, mais entre les hommes au moyen des femmes. Il y a là une asymétrie entre les sexes. Lévi-Strauss poursuit sa démonstration par l'analyse concrète des formes de mariage. Il étudie d'abord l'organisation dualiste dans laquelle la société est divisée en deux groupes exogamiques. L`auteur s'attache particulièrement à l`étude du mariage entre cousins croisés. Dans de nombreuses sociétés primitives, le mariage est interdit entre cousins parallèles, c'est-à-dire issus de deux frères ou de deux sœurs, et recommandé entre cousins croisés, c`est-à-dire issus d'un frère et d`une sœur. Cette forme de mariage montre bien que la prohibition de l'inceste ne prend pas en considération la parenté biologique, qui est ici équivalente dans les deux cas, mais au

contraire tend à établir un équilibre dans la répartition des femmes entre les membres du groupe. Cette forme de mariage instaure une organisation dualiste de la société en répartissant ses membres par paires qui échangent leurs sœurs ou leurs filles. Mais cette organisation ne résulte pas d'une planification consciente; les indigènes au contraire vont appréhender spontanément leurs filles et leurs sœurs comme valeurs offertes et les filles et les sœurs d`autrui comme valeurs exigibles. Lévi-Strauss aborde ensuite l`échange généralisé - par lequel, en Australie, des relations de réciprocité sont établies entre un nombre quelconque de partenaires, au moyen du mariage matrilatéral, où le jeune homme doit épouser la fille de son oncle maternel -, puis passe à des  systèmes plus complexes comme ceux de la Chine, des Indes, et des Indiens d`Amérique. L'échange généralisé instaure, aux dépens de la sécurité de l'échange restreint, des possibilités inépuisables d`extension pour le cycle de circulation des femmes. A partir de ce cycle ouvert, on peut intégrer des éléments qui, comme l'achat de la femme, ont permis au mariage de se dégager de la parenté immédiate ; à partir de là l`auteur étudie les institutions dont l'évolution a abouti au mariage dans la société occidentale moderne, où la seule renonciation à la sœur et à la fille ouvre le droit de prétendre à l'alliance avec n'importe laquelle des autres femmes. Ainsi l`exogamie vise à assurer la circulation totale et continue des femmes et des filles; la prohibition de l'inceste est la loi du don, c'est l'instauration de la culture au sein de la nature. 

 


1955 – Tristes Tropiques

On sait que Lévi-Strauss rend ici hommage au "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes" de Jean-Jacques Rousseau (1762), reprenant la mise en garde contre les préjugés de notre civilisation envers toute autre civilisation. Notre civilisation occidentale n'est au bout du compte qu'une représentation sociale et un mode d'existence possibles parmi d'autres. Lévi-Strauss n'a de cesse de critiquer l'idée selon laquelle certaines sociétés seraient plus "avancées" que d'autres, et par ailleurs toute pseudo-avancée constatée dans telle ou telle société correspond le plus souvent une régression à tel ou tel autre niveau de l'organisation de l'existence. Dès 1952, dans "Race et Histoire", il avait rappelé qu'il était inutile de combattre l’idée de l’inégalité des "races" si on laissait perdurer l’idée de l’inégalité des apports culturels des différentes sociétés ayant composé ou composant notre monde : "la diversité des cultures humaines est, en fait dans le présent, en fait et aussi en droit dans le passé, beaucoup plus grande et plus riche que tout ce que nous sommes destinés à en connaître jamais […] La notion de la diversité des cultures humaines ne doit pas être conçue d’une manière statique. […] Beaucoup de coutumes sont nées, non de quelque nécessité interne ou accident favorable, mais de la seule volonté de ne pas demeurer en reste par rapport à un groupe voisin qui soumettait à un usage précis un domaine où l’on n’avait pas songé soi-même à édicter des règles..." Ici donc Lévi-Strauss retrace l'itinéraire qui l'a mené à l'ethologie, raconte ses travaux sur le terrain : il part en 1934 pour Sao-Paulo et évoque son premier contact avec le Brésil, puis la vie qu'il passe dans quatre tribus indiennes, les Caduveo, les Bororo, les Nambikwara et les Tupi-Kawahib. Dans chacune d'entre elles, il met en exergue telle ou telle singularité, pratique, représentation ou organisation, comme autant de signes à déchiffrer de notre humanité.

 

"Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m'y résoudre! Quinze ans ont passé depuis que j'ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j'ai souvent projeté d'entreprendre ce livre; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m'en ont empêché. Eh quoi? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d'événements insignifiants? L'aventure n'a pas de place dans la profession d'ethnographe; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin; des heures oisives pendant que l'informateur se dérobe; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie; et toujours, de ces mille corvées qui rongent les jours en pure perte et réduisent la vie dangereuse au cœur de la forêt vierge à une imitation du service militaire... Qu'il faille tant d'efforts, et de vaines dépenses pour atteindre l'objet de nos études ne confère aucun prix à ce qu'il faudrait plutôt considérer comme l'aspect négatif de notre métier. Les vérités que nous allons chercher si loin n'ont de valeur que dépouillées de cette gangue. On peut, certes, consacrer six mois de voyage, de - privations et d'écœurante lassitude à la collecte (qui prendra quelques jours, parfois quelques heures) d'un mythe inédit, d'une règle de mariage nouvelle, d'une liste complète de noms claniques, mais cette scorie de la mémoire : "A 5 h 30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que piaillaient les mouettes et qu'une flottille de marchands de fruits exotiques se pressait le long de la coque", un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer ?

Pourtant, ce genre de récit rencontre une faveur qui reste pour moi inexplicable. L'Amazonie, le Tibet et l'Afrique envahissent les boutiques sous forme de livres de voyage, comptes rendus d'expédition et albums de photographies où le souci de l'effet domine trop pour que le lecteur puisse apprécier la valeur du témoignage qu'on apporte. Loin que son esprit critique s'éveille, il demande toujours davantage de cette pâture, il en engloutit des quantités prodigieuses. C'est un métier, maintenant, que d'être explorateur; métier qui consiste, non pas, comme on pourrait le croire, à découvrir au terme d'années studieuses des faits restés inconnus, mais à parcourir un nombre élevé de kilomètres et à rassembler des projections fixes ou animées, de préférence en couleurs, grâce à quoi on remplira une salle, plusieurs jours de suite, d'une foule d'auditeurs auxquels des platitudes et des banalités sembleront miraculeusement transmutées en révélations pour la seule raison qu'au lieu de les démarquer sur place leur auteur les aura sanctifiées par un parcours de vingt mille kilomètres. Qu'entendons-nous dans ces conférences et que lisons-nous dans ces livres ? Le détail des caisses emportées, les méfaits du petit chien du bord, et, mêlées aux anecdotes, des bribes d'information délavées, traînant depuis un demi-siècle dans tous les manuels, et qu'une dose d'impudence peu commune, mais en juste rapport avec la naïveté et l'ignorance des consommateurs, ne craint pas de présenter comme un témoignage, que dis-je, une découverte originale. Sans doute il y a des exceptions, et chaque époque a connu des voyageurs honnêtes; parmi ceux qui se partagent aujourd'hui les faveurs du public, j'en citerais volontiers un ou deux. Mon but n'est pas de dénoncer les mystifications ou de décerner des diplômes, mais plutôt de comprendre un phénomène moral et social, très particulier a la France et d'apparition récente, même chez nous..."

 

« L'ensemble des coutumes d'un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n'existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines comme les individus -dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires -ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu'il serait possible de reconstituer. En faisant l'inventaire de toutes les coutumes observées, de toutes celles imaginées dans les mythes, celles aussi évoquées dans les jeux des enfants et des adultes, les rêves des individus sains ou malades et les conduites psycho-pathologiques, on parviendrait à dresser une sorte de tableau périodique comme celui des éléments chimiques, où toutes les coutumes réelles ou simplement possibles apparaîtraient groupées en familles, et où nous n'aurions plus qu'à reconnaître celles que les sociétés ont adoptées. »

 


1958 - Anthropologie structurale

Suite au succès de son livre "Tristes Tropiques",  Lévi-Strauss est confronté à une récupération de sa méthode par des auteurs venus d’horizons variés et relayés par les médias : sémiotique (Greimas), critique littéraire (Barthes), philosophie (Foucault, Althusser), psychanalyse (Lacan) notamment. "Anthropologie structurale" constitue un recueil d'articles, publiés depuis 1945 ou inédits, est entièrement consacré à l'anthropologie comme discipline scientifique. L'ouvrage comprend des analyses particulières, qui illustrent la méthode et portent sur des questions de parenté, d'organisation sociale, de religion et d'art, mais aussi porte son attention à l'analyse des mythes, aux rapports de l'anthropologie avec d'autres disciplines, aux modèles, aux méthodes et leur enseignement. Au fond, l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss s'attache plus aux formes abstraites (les modèles hypothético-déductive) qu'aux rapports réels auxquels celles-ci réfèrent, privilégie plus les discours que les sociétés tiennent sur elles-mêmes (le langage de la parenté, le langage de la mythologie) que les pratiques sociales (le fonctionnement concret de ces systèmes). 

 

Le mythe - La même méthode appliquée aux relations humaines (les relations humaines comme langage) peut être reprises pour l'étude des mythes et l'on découvrira que les mythes ont une objectivité et une structure indépendamment de leur contenu ...

"L'étude des mythes nous amène à des constatations contradictoires. Tout peut arriver dans un mythe; il semble que la succession des événements n'y soit subordonnée à aucune règle de logique ou de continuité. Tout sujet peut avoir un quelconque prédicat; toute relation concevable est possible. Pourtant, ces mythes, en apparence arbitraires, se reproduisent avec les mêmes détails, dans diverses régions du monde. D'où le problème : si le contenu du mythe est entièrement contingent, comment comprendre que, d'un bout à l'autre de la Terre, les mythes se ressemblent tellement? C°est seulement à la condition de prendre conscience de cette antinomie fondamentale, qui relève de la nature du mythe, qu'on peut espérer la résoudre. En effet, cette contradiction ressemble à celle qu'ont découverte les premiers philosophes qui se sont intéressés au langage, et, pour que la linguistique pût se constituer comme science, il fallut d'abord que cette hypothèque fût levée. Les anciens philosophes raisonnaient sur le langage comme nous faisons toujours sur la mythologie.

Ils constataient que dans chaque langue, certains groupes de sons correspondaient à des sens déterminés, et ils cherchaient désespérément à comprendre quelle nécessité interne unissait ces sens et ces sons. L'entreprise était vaine, puisque les mêmes sons se retrouvent dans d'autres langues, mais liés à des sens différents. Aussi la contradiction ne fut-elle résolue que le jour où on s'aperçut que la fonction significative de la langue n'est pas directement liée aux sons eux-mêmes, mais à la manière dont les sons se trouvent combinés entre eux ..

(...)

Il ne suffit pas d'inviter le mythologue à comparer la situation incertaine qui est la sienne avec celle du linguiste à l'époque pré-scientifique. Car nous risquerions fort, si nous nous en tenions là, de tomber d'une difficulté dans une autre. Rapprocher le mythe du langage ne résout rien : le mythe fait partie intégrante de la langue ; c'est par la parole qu'on le connaît, il relève du discours.

Si nous voulons rendre compte des caractères spécifiques de la pensée mythique, nous devrons donc établir que le mythe est simultanément dans le langage, et au delà. Cette nouvelle difficulté n'est pas, elle non plus, étrangère au linguiste : le langage n'englobe-t-il pas lui-même des niveaux différents?

En distinguant entre la langue et la parole, Saussure a montré que le langage offrait deux aspects complémentaires : l'un structural, l'autre statistique; la langue appartient au domaine d'un temps réversible., et la parole., à celui d`un temps irréversible. S' il est déjà possible d'isoler ces deux niveaux dans le langage, rien n'exclut que nous puissions en définir un troisième.

On vient de distinguer la langue et la parole au moyen des systèmes temporels auxquels elles se réfèrent l'une et l'autre. Or, le mythe se définit aussi par un système temporel, qui combine les propriétés des deux autres. Un mythe se rapporte toujours à des événements passés : "avant la création du monde",  ou "pendant les premiers âges", en tout cas, "il y a longtemps". Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que ces événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. Une comparaison aidera à préciser cette ambiguïté fondamentale. 

Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l'idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être celle-ci a-t-elle seulement remplacé celle-là. Or, que fait l'historien quand il évoque la Révolution française? Il se réfère à une suite d'événements passés, dont les conséquences lointaines se font sans doute encore sentir à travers toute une série, non-réversible, d'événements intermédiaires.

Mais, pour l'homme politique et pour ceux qui l'écoutent, la Révolution française est une réalité d'un autre ordre; séquence d'événements passés, mais aussi schème doué d'une efficacité permanente, permettant d'interpréter la structure sociale de la France actuelle, les antagonismes qui s'y manifestent et d'entrevoir les linéaments de l'évolution future. Ainsi s'exprime Michelet, penseur politique en même temps qu'historien : "Ce jour-là, tout était possible... L'avenir fut présent... c'est-à-dire, plus de temps, un éclair de l'éternité." Cette double structure, à la fois historique et anhistorique, explique que le mythe puisse simultanément relever du domaine de la parole (et être analysé en tant que tel) et de celui de la langue (dans laquelle il est formulé) tout en offrant, à un troisième niveau, le même caractère d'objet absolu. Ce troisième niveau possède aussi une nature linguistique, mais il est pourtant distinct des deux autres." (Ibid.)

 


Claude Lévi-Strauss, L'Anthropologie face aux problèmes du monde moderne (Seuil, 2011)

"L'anthropologue invite seulement chaque société à ne pas  croire que ses institutions, ses coutumes et ses croyances sont les seules possibles"
"Les anthropologues sont là pour témoigner que la manière dont nous vivons, les valeurs auxquelles nous croyons, ne sont pas les seules possibles; que d'autres genre de vie, d'autres systèmes de valeurs ont permis, permettent encore à des communautés humaines de trouver le bonheur. L'anthropologie nous invite donc à tempérer notre gloriole, à respecter d'autres façons de vivre, à nous remettre en question par la connaissance d'autres usages qui nous étonnent, nous choquent ou nous répugnent - un peu à la façon de Jean-Jacques Rousseau qui préférait croire que les gorilles, récemment décrits par les voyageurs de son temps, étaient des hommes, plutôt que de courir le risque de refuser la qualité d'hommes à des êtres qui, peut-être, révélaient un aspect encore inconnu de la nature humaine. Les sociétés qu'étudient les anthropologues administrent des leçons d'autant plus dignes d'être écoutées que par toutes sortes de règles où, je le disais tout à l'heure, nous aurions tort de ne voir que des superstitions, elles ont su réaliser entre l'homme et le milieu naturel un équilibre que nous ne savons plus assurer...
Tout autre est le monde où nous pénétrons à présent : monde où l'humanité se trouve abruptement confrontée à des déterminismes plus durs. Ce sont ceux résultant de son énorme effectif démographique, de la quantité de plus en plus limitée d'espace libre, d'air pur, d'eau non polluée dont elle dispose pour satisfaire ses besoins biologiques et psychiques. En ce sens, on peut se demander si les explosions idéologiques qui se produisent depuis bientôt un siècle et continuent de se produire - celles du communisme et du marxisme, celle du totalitarisme, qui n'ont pas perdu leur force dans le tiers-monde, celle plus récente de l'intégrisme islamique - ne constituent pas des réactions de révolte devant des conditions d'existence en rupture brutale avec celles du passé.
Un divorce s'est produit, un fossé se creuse entre les données de la sensibilité, qui n'ont plus pour nous de signification générale en dehors de celles, restreintes et rudimentaires, qu'elles nous fournissent sur l'état de notre organisme, et une pensée abstraite où se concentrent tous nos efforts pour connaître et pour comprendre notre univers. Rien ne nous éloigne davantage de ces peuples qu'étudient les anthropologues, pour qui chaque couleur, chaque texture, chaque odeur, chaque saveur ont un sens.
Ce divorce est-il irrévocable? Notre monde va peut-être vers un cataclysme démographique ou une guerre atomique qui exterminera les trois quarts de l'humanité. Dans ce cas, le quart restant retrouvera des conditions d'existence pas tellement différentes de celles des sociétés en cours de disparition dont j'ai parlé.
Mais, même en écartant des hypothèses aussi terrifiantes, on peut se demander si des sociétés qui deviennent énormes chacune pour son compte, et qui tendent à devenir pareilles les unes aux autres, ne recréeront pas fatalement dans leur propre sein des différences situées sur d'autres axes que ceux où se développent des similarités. peut-être existe-t-il un optimum de diversité qui, toujours et partout, s'impose à l'humanité pour qu'elle reste viable. Cet optimum varierait en fonction du nombre des sociétés, de leur importance numérique, de leur éloignement géographique et des moyens de communication dont ils disposent....
Sans doute les hommes ont-ils élaboré des cultures différentes en raison de l'éloignement géographique, .caractéristiques particulières du milieu où ils se trouvaient, de l'ignorance où ils étaient d'autres types de sociétés. Mais, à côté des différences dues à l'isolement, il y a celles, tout aussi importantes, dues à la proximité: désir de s'opposer, de se distinguer, d'être en soi. Beaucoup de coutumes sont nées, non de quelque nécessité interne ou accident favorable, mais de la seule volonté de ne pas demeurer en reste vis-à-vis d'un groupe voisin qui soumettait à des normes précises un domaine de pensée ou d'activité où l'on n'avait pas songé soi-même à édicter des règles.
L'attention et le respect portés par l'anthropologue aux différences entre les cultures comme à celles propres à chacune constituent l'essentiel de sa démarche. L'anthropologue ne cherche pas ainsi dresser une liste de recettes où chaque société irait puiser selon son humeur, chaque fois qu'elle perçoit en son sein une imperfection ou une lacune . Les formules propres à chaque société ne sont pas transposables à n'importe quelle autre. L'anthropologue invite seulement chaque société à ne pas  croire que ses institutions, ses coutumes et ses croyances sont les seules possibles; il la dissuade de s'imaginer que du fait qu'elle les croit bonnes, ces institutions, coutumes et croyances sont inscrites dans la nature des choses et qu'on peut impunément les imposer à d'autres sociétés dont le système de valeurs est incompatible avec le sien.....


1962 – La Pensée sauvage 

Dans la Pensée sauvage, Lévi-Strauss montre, contrairement à la notion de mentalité primitive "pré-logique", que celle-ci est guidée par une logique rigoureuse, classificatrice.

Dès le milieu des années 1940, Lévi-Strauss manifeste sa volonté d'interpréter la vie des sociétés et des cultures en termes de logique inconsciente. Les propriétés de ce qu'il va qualifier de «pensée sauvage» sont à la fois structurées et structurantes. Le primat des formes inconscientes vient de ce qu'elles fonctionnent comme un langage, donc comme une structure, mais aussi de ce qu'elles expriment un mode de lecture, voire de fabrication, du monde.

Alors que Lévi-Strauss se penche, dès 1955, sur la structure des mythes, c'est l'analyse du phénomène totémique, et notamment la critique des théories victimes de l'«illusion» qu'il représente, qui vont le conduire à employer, en 1962, l'expression de «pensée sauvage». Il l'emploie pour décrire le fonctionnement de la pensée à l'état brut, «naturel», «sauvage» en quelque sorte, telle qu'on peut l'observer même dans les sociétés où se développe une pensée scientifique, et non pour qualifier celle des peuples dits sauvages. Cette pensée est «rationnelle»: ses visées explicatives ont une portée scientifique. En effet, la pensée sauvage «codifie, c'est-à-dire classe rigoureusement en s'appuyant sur les oppositions et les contrastes, l'univers physique, la nature vivante et l'homme même tel qu'il s'exprime dans ses croyances et ses institutions. Elle trouve son principe dans une science du concret, une logique des qualités sensibles telle qu'on la retrouve dans certaines activités comme le bricolage». 

 

La notion de société primitive est un leurre "...Toutes ces sociétés – depuis le puissant empire des Incas, qui était parvenu à organiser plusieurs millions d’hommes dans un système économico-politique d’une rare efficacité, jusqu’aux petites bandes nomades de ramasseurs de plantes sauvages en Australie – sont comparables sous un rapport au moins : elles étaient, ou sont encore ignorantes de l’écriture. De leur passé, elles ne pouvaient conserver que ce qu’une mémoire humaine est capable de retenir. Cela reste vrai, même pour le petit nombre de celles qui avaient, à défaut d’écriture, développé certains procédés mnémotechniques (ainsi les cordelettes nouées péruviennes ou les symboles graphiques de l’île de Pâques et de certaines tribus africaines). Bien que ces sociétés ne soient, à parler strictement, pas plus «primitives» que les nôtres, leur passé est néanmoins d’une autre qualité. Ce ne pouvait être un passé que l’écriture permettait de mettre en réserve, pour l’utiliser à chaque instant au profit du présent ; ce passé fluide n’était préservable qu’en petite quantité, et le surplus, au fur et à mesure qu’il se constituait, était condamné à s’échapper sans espoir de retour.

Pour emprunter une comparaison au langage de la navigation, les sociétés à écriture ont le moyen de garder trace de leur marche et donc de se maintenir, pendant une longue période, dans la même direction, tandis que les sociétés sans écriture sont réduites à une marche fluctuante qui peut, en définitive (et bien que le trajet parcouru soit aussi long dans les deux cas) les ramener très près de leur point de départ ou tout au moins les priver du moyen de s’en éloigner systématiquement, c’est-à-dire en un sens, de progresser.

On ne saurait donc trop recommander aux lecteurs – et aux savants eux-mêmes – de se méfier de termes aussi ambigus que ceux de sauvage, de primitif, ou d’archaïque. En prenant comme critère exclusif la présence ou l’absence d’écriture dans les sociétés que nous étudions, nous faisons d’abord appel à un caractère objectif, qui n’implique aucun postulat d’ordre philosophique ou moral. Et nous invoquons en même temps le seul caractère propre à interpréter la différence réelle qui les distingue de nous. La notion de société primitive est un leurre. Celle de société sans écriture nous fait au contraire accéder à un aspect essentiel du développement de l’humanité ; elle explique l’histoire, permet de prévoir l’avenir de ces peuples et peut-être de l’influencer." (Unesco, 1954)


"Les Mythologiques" - "Le cru et le cuit" (1964),

suivi de "Du miel aux cendres" (1967), "L'origine des manières de table" (1968), "L'homme nu" (1971).

D'une certaine façon, les Mythologiques ne sont que la longue et complexe vérification de l'hypothèse de la pensée sauvage, puisque «les mythes signifient l'esprit qui les élabore au moyen du monde dont il fait lui-même partie». Les mythes ne présentent aucun sens premier, ni dans leur intrigue ni dans leur symbolique. C'est leur travail sur et dans la nature, ainsi que leurs rapports («les mythes se pensent entre eux») qui leur permettent de signifier. C'est donc ce renvoi et ce comparatisme de mythe (ou ensemble de mythes) à mythe qui constituent la matière première de l'anthropologue. 

La méthode de démonstration fonctionne à trois niveaux: celui d'un mythe donné, celui d'un ensemble de mythes voisins avec leurs variantes et enfin celui de tous les mythes possibles qui valident la logique structurale et binaire de la pensée sauvage grâce aux procédures d'opposition, d'homologie, de symétrie, d'inversion ou encore d'équivalence. La première tâche est donc d'ordre ethnographique, puisqu'il faut reconnaître avec précision les catégories empiriques (cru, cuit, pourri, frais, mouillé, brûlé, etc.) qui vont devenir autant d'outils conceptuels. Le comparatisme systématique, l'usage de signes logico-mathématiques (sous la forme d'équations, de transformations ou d'isomorphisme sur lesquels l'anthropologue a peu d'illusions) permettent d'identifier des mythèmes qui valident telle ou telle hypothèse particulière: les mythèmes sont les plus petits éléments du mythe, brefs exposés de la succession des événements dans la narration.

Certes, les mythes ne sont pas que des machines abstraites; ils produisent bien un sens: l'origine de la cuisson des aliments, la raison de telle coutume matrimoniale, la place rituelle de telle ou telle espèce, etc. Ce sens n'apparaît pas à ceux qui produisent ou transmettent les mythes; le travail de déconstruction, d'une part, l'établissement de la chaîne référentielle des éléments mythiques et des mythes, de l'autre, ressortissent au savoir et au savoir-faire de l'anthropologue.

Les mythes sont des moyens d'enseigner les réalités inobservables via des symboles observables. La nature contradictoire de la vie sociale peut être ainsi transmise par des porteurs de la tradition, pour que soient comprises les frustrations de l'idéal qu'impose le réel. Puisque les mythes sont transmis oralement, il y aura des lacunes et des distorsions, mais une quasi "partition musicale" qui se répète et véhicule ainsi la structure primitive en dépit des parties manquantes....


Ethnologie et humanisme - La pensée sauvage soutiendra que "le but dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre (..), de réintégrer la culture dans la nature, et finalement la vie dans l'ensemble de ses conditions physico-chimiques". Cela n' empêche pas certaines pages de Lévi-Strauss (dans Tristes Tropiques notamment) d'avoir un accent authentiquement humaniste ...

 

"Aucune société n'est parfaite. Toutes comportent par nature une impureté incompatible avec les normes qu'elles proclament et qui se traduit concrètement par une certaine dose d'injustice, d'insensibilité, de cruauté. Comment évaluer cette dose? L'enquête ethnographique y parvient. Car, s'il est vrai que la comparaison d'un petit nombre de sociétés les fait apparaître très différentes entre elles, ces différences s'atténuent quand le champ d'investigation s'élargit.

On découvre alors qu'aucune société n'est foncièrement bonne; mais aucune n'est absolument mauvaise; toutes offrent certains avantages à leurs membres, compte tenu d'un résidu d'iniquité dont l'importance paraît approximativement constante et qui correspond peut-être à une inertie spécifique qui s'oppose, sur le plan de la vie sociale, aux efforts d'organisation ...

(...)

L'étude de ces sauvages apporte autre chose que la révélation d'un état de nature utopique ou la découverte de la société parfaite au cœur des forêts ; elle nous aide à bâtir un modèle théorique de la société humaine, qui ne correspond à aucune réalité observable, mais à l'aide duquel nous parviendrons à démêler, "ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme et à bien connaître un état qui n'existe plus, qui peut-être n'a point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent". 

J'ai déjà cité cette formule pour dégager le sens de mon enquête chez les Nambikwara; car la pensée de Rousseau, toujours en avance sur son temps, ne dissocie pas la sociologie théorique de l'enquête au laboratoire ou sur le terrain dont il a compris le besoin. L'homme naturel n'est ni antérieur, ni extérieur à la société. Il nous appartient de retrouver sa forme, immanente à l'état social hors duquel la condition humaine est inconcevable; donc, de tracer le programme des expériences qui "seraient nécessaires pour parvenir à connaître l'homme naturel" et de déterminer "les moyens de faire ces expériences au sein de la société". Mais ce modèle - c'est la solution de Rousseau - est éternel et universel.

Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous n'avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. A les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c'est la seule dont nous devions nous affranchir : nous le sommes par état des autres. Nous nous mettons ainsi en mesure d'aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d'aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu'il nous sera possible d'appliquer à la réforme de nos propres mœurs, et non de celles des sociétés étrangères : en raison d'un privilège inverse du précédent, c'est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire; car ces changements viennent aussi d'elle, que nous y introduisons.

En plaçant hors du temps et de l'espace le modèle dont nous nous inspirons, nous courons certainement un risque, qui est de sous-évaluer la réalité du progrès. Notre position revient à dire que les hommes ont toujours et partout entrepris la même tâche en s'assignant le même objet et, qu'au cours de leur devenir, les moyens seuls ont différé. J'avoue que cette attitude ne m'inquiète pas ; elle semble la mieux conforme aux faits, tels que nous les révèlent l'histoire et l'ethnographie; et surtout elle me paraît plus féconde. Les zélateurs du progrès s'exposent à méconnaître, par le peu de cas qu'ils en font, les immenses richesses accumulées par l'humanité de part et d'autre de l'étroit sillon sur lequel ils gardent les yeux fixés; en surestimant l'importance d'efforts passés, ils déprécient tous ceux qu'il nous reste à accomplir. Si les hommes ne se sont jamais attaqués qu'à une besogne, qui est de faire une société vivable, les forces qui ont animé nos lointains ancêtres sont aussi présentes en nous. Rien n'est joué; nous pouvons tout reprendre. Ce qui fut fait et manqué peut être, refait : « L'âge d'or qu'une aveugle superstition avait placé derrière (ou devant) nous, est en nous". La fraternité humaine acquiert un sens concret en nous présentant dans la plus pauvre tribu notre image confirmée et une expérience dont, jointe à tant d'autres, nous pouvons nous assimiler les leçons. Nous retrouverons même à celles-ci une fraîcheur ancienne. Car, sachant que depuis des millénaires, l'homme n'est parvenu qu'à se répéter, nous accèderons à cette noblesse de la pensée qui consiste, par delà toutes les redites, à donner pour point de départ à nos réflexions la grandeur lndéfinissable des commencements." (Tristes Tropiques, Plon, éd.)