Paul Ricoeur (1913-2005), "De l'interprétation. Essai sur Freud" (1965), "Temps et récit" (1983-1985), "Soi-même comme un autre" (1990), "Lectures I. Autour de la politique" (1991), "Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle" (1995), - ...

Last update : 11/11/2016


"De Gabriel Marcel, nous expliquait Paul Ricoeur, je tiens la manière d'aborder les problèmes philosophiques à partir d'exemples vivants qui théâtralisent en quelque sorte les situations concrètes", d'Edmund Husserl, une philosophie du sens qui tente d'atteindre "ce qui peut être recueilli dans le langage sous forme de signification", et de Karl Jaspers, la notion d'existence comme structurée par le rapport entre liberté, situation et altérité. Ici, il n'est pas question de penser le monde ni de le modéliser via de grandes idées, mais d'exister et d'avancer dans cette existence au plus près de notre teneur humaine. Les problématiques philosophiques se renouvellent au rythme des évènements de pensée qui surgissent dans notre expérience et discours du quotidien, et aujourd'hui plus qu'hier dans ce qui constitue la trame des réseaux sociaux au travers desquels se formalisent nos échanges entre le moi, le soi et les autres. Mais ces évènements de pensée, bruts, le plus souvent à peine pensés bien qu'investis d'une charge émotionnelle souvent disproportionnée, ou réduits par nos contemporains à un sens privilégie appauvri, voient se disperser très rapidement les significations potentiellement philosophiques qui leur permettraient, qui nous permettraient, tout simplement de penser notre vie, notre existence. A cela s'ajoutent, pour le philosophe, la problématique de la sélection des évènements de pensée les plus pertinents, ou les plus génériques, puis celle de l'analyse en regard de l'histoire des doctrines philosophiques passées ou présentes. C'est ainsi que Paul Ricoeur pense l'intersubjectivité, l'identité qui se raconte, le moi qui agit, le soi vis-à-vis des autres ...


Paul Ricoeur (1913-2005)  

Issu d’une famille protestante, orphelin très jeune, Paul Ricoeur, agrégé de philosophie en 1935, découvre à Paris les « Vendredis » de Gabriel Marcel qui joue pour lui le rôle d’éveilleur, les écrits de Husserl et de Heidegger. Mobilisé, il est fait prisonnier dans la vallée de la Marne, est envoyé en Poméranie orientale pour toute la durée de la guerre. Après celle-ci, Paul Ricœur effectue comme beaucoup la traversée de l’existentialisme, mais d’un existentialisme nourri par la pensée de Gabriel Marcel, Jaspers et Kierkegaard. Il s’agit, à la différence de Sartre, non d’une liberté sortie d’un néant, mais de l’engagement d’un être comme acte, d’un être-avec. Au fond, pour lui, un être qui ne comprendrait pas la vie, le mouvement, le désir, la pensée, un être sans autre en quelque sorte, ne serait pas un être.

Ainsi marqué par la phénoménologie et l'existentialisme, Paul Ricoeur construit, en prenant en compte les apports de la psychanalyse, une philosophie de l'interprétation qui fait de lui un représentant majeur de l'herméneutique contemporaine.

En 1965, dans "De l’interprétation" ,  il conçoit la psychanalyse comme une sorte d’ascèse de la réflexion philosophique qui lui permet d’éliminer les illusions de la conscience. Freud lui permet également une réflexion sur l’action, dans la mesure où il nous enseigne une sorte d’éducation perpétuelle à la réalité. L’humain est un mixte de finitude et d’infinitude, qui porte, dès la dialectique de l’agir et du pâtir, une disproportion entre une face de responsabilité, de capacité, et une face de vulnérabilité, de fragilité. Dans cette disproportion se loge la faillibilité humaine, la possibilité d’être coupable, de faire le mal que l’on ne voulait pas. A partir de là, il s'attache à explorer les questions de la volonté, du temps, de l'altérité, des valeurs, dans la perspective morale d'un humanisme chrétien.

Dans les années 1980, Ricoeur interroge l'une des grandes inventions de la modernité, la science historique et pose la problématique de ce "temps du récit", pont jeté entre le temps objectif et le temps subjectif. Sa trilogie "Temps et Récits" (1980-1985) ouvre alors des interrogations sur notre relation au passé, et le jeu subtil de notions telles que la mémoire, l'Histoire, l'oubli.. A la fin des années 1990, c'est avec les neuro-sciences (Jean-Pierre Changeux, Paul Ricoeur, La Nature et les règles, 1998) qu'il entame un de ses ultimes dialogues : c'est toujours cet "horizon du sens" qu'il tente d'investir. Ricoeur découvre qu'au bout du compte, nous ne pouvons parvenir à quelque savoir ultime ou à une possible compréhension de notre monde, nous ne pouvons que rester au seuil de la formulation de nos interrogations et tentatives d'interprétation... 

 

Qui suis-je? Qui sommes-nous? et quelle est notre part dans la construction du monde en cours, n'en sommes-nous que témoins ou les artisans? Toujours ces mêmes interrogations auxquelles nous sommes confrontés jusqu'à notre mort, comment aborder la question du "sujet", d'un sujet qui vit, qui parle, qui agit, sans tomber dans des antinomies sans solution possible? Paul Ricoeur tente de répondre à la question par la notion d' "identité narrative". Qui suis-je? un sujet identique à lui-même sous la diversité de ses états, et répondre à cette question, c'est au fond raconter une vie...

Et se faire, c'est à la fois faire l'aveu du mystère du temps et de la recherche de notre identité narrative. Que ce soit dans "La Métaphore vive" (1975) ou dans "Temps et Récit" (1983-1985), Paul Ricoeur entreprend de cheminer selon la même méthode. Dans la Métaphore vive, nous parlons du langage humain, et de sa fonction poétique, de cette référence métaphorique qui donne la puissance  de "re-décrire" une réalité inaccessible, dans Temps et Récit, d'un temps humain qui se raconte... 

Dans le temps raconté s'entrecroisent le mode historique et le mode fictif du récit. Le récit a ce pouvoir d'éclairer et de transformer l'expérience du temps. Et ce même récit possède une fonction "mimétique" : toute intrigue est la "mimésis" d'une action, l'homme est une espèce qui imite par nature, disait Aristote, cette imitation est à la base des différents arts et permet tant d'explorer la réalité humaine que d'en approfondir la compréhension. C'est ainsi pour Ricoeur que l'on peut déceler dans tout récit une triple dimension de ce rapport mimétique : la "préfiguration", l'enracinement de l'intrigue dans la pré-compréhension familière que nous avons du monde de l'action; puis l'entrée proprement dite dans le monde de la fiction, le temps préfiguré est alors "refiguré" par la médiation d'un temps "configuré"; enfin, nous atteignons la dimension dite de la "re-figuration" de l'action par le récit....

Avec Paul Ricoeur se met en place une nouvelle représentation dynamique de l'identité, une identité qui a pris une nouvelle forme, l'identité est devenue l'histoire de soi que chacun se raconte. La narration de soi est, non pas une pure invention, mais une mise en récit de la réalité, un agencement d'évènements permettant de les rendre lisibles et de donner sens à l'action (Ricoeur, 1991). La "mise en intrigue" engendre "une dialectique de la mêmeté et de l'ipséité" (Ricoeur, 1990), qui résout le vieux dilemme de la philosophie (comment peut-on continuellement changer tout en restant identique?). "Il ressort que l'opération narrative développe un concept tout à fait original d'identité dynamique, qui concilie les catégories mêmes que Locke tenait pour contraires l'une à l'autre : l'identité et la diversité". La forme narrative opère en effet un glissement qui évacue l'idée de fixité au profit d'une logique d'enchaînement. chacun se raconte l'histoire de sa vie qui donne sens à ce qu'il vit. chacun se raconte des histoires et guette les histoires d'autrui pour nourrir sa propre imagination.... 

 

LE SYMBOLE DONNE A PENSER - Phénoménologue pratiquant l'analyse réflexive, Paul Ricoeur publie en 1950-1960 une "Philosophie de la volonté". Dans La symbolique du mal (Philosophie de la volonté, I I ), il propose une philosophie du symbole reposant sur la phénoménologie de la religion, des mythes et de la poésie et sur l'herméneutique qui dégage la signification des symboles ...

 

 "Il est tout à fait remarquable qu'il n'existe pas d'autre langage que symbolique de la culpabilité : ce sera d'abord le langage très archaïque de la souillure, où le mal est appréhendé comme une tache, une flétrissure, donc comme un quelque chose positif qui affecte du dehors et infecte. Ce symbolisme est absolument irréductible; il est susceptible d'innombrables transpositions et reprises, dans des conceptions de moins en moins magiques : ainsi le prophète Isaïe évoque en ces termes la vision du temple : "Malheur à moi! car je suis un homme aux lèvres impures et j'habite parmi un peuple aux lèvres impures". Un homme moderne parle encore d'une réputation ternie ou d'une intention pure.

Mais il y a d'autres symboles du mal humain : les symboles de la déviation, de l'insurrection, de l'errance et de la perdition, qui apparaissent dans le contexte hébraïque de l'Alliance, mais qu'on retrouve dans l'hybris et dans l'hamartêma des Grecs. Ce sera encore le symbole de la captivité, que les Juifs ont tiré de l'expérience historique de la sujétion en Égypte et en liaison avec celui de l'Exode qui en retour symbolise toute délivrance. Or il est tout à fait remarquable que ce symbolisme, que ces symbolismes, ne sont pas surajoutés à une prise de conscience du mal, mais sont le langage originaire et constituant de la confession des péchés. Ici le symbolisme est véritablement révélant : c'est le logos même d'un sentiment qui, sans lui, resterait vague, non explicité, incommunicable. Nous sommes en face d'un langage insubstituable.

Le symbole véritablement ouvre et découvre un domaine d'expérience.

Cet exemple peut encore être poussé plus loin, car il permet de surprendre l'articulation à ces symboles primaires - souillure, déviation, errance - de symboles secondaires et proprement mythiques, au sens qu'on a dit plus haut de récit élaboré : mythe de chaos, mythe de mélange, mythe de chute; leur fonction est d'abord d'universaliser l'expérience par la représentation d'un Homme exemplaire, d'un Anthropos, d'un Adam, voire d'un Titan qui désigne en énigme l'universel concret de l'expérience humaine ; elle est aussi d'introduire dans cette expérience une tension, une orientation, entre un commencement et une fin, entre une déchéance et un salut, entre une aliénation et une réappropriation, entre une séparation et une réconciliation. Du même coup le symbole devient non seulement un chiffre de l'allure de l'expérience humaine, mais un chiffre de la profondeur humaine, en désignant la suture de l'historique et de l'ontologique ou, en langage mythique, de la chute et de la création.

Voici donc le philosophe en proie aux symboles, instruit par la phénoménologie de la religion et par l'exégèse. Que peut-il faire à partir de là? Une chose essentielle, dont il est responsable dans l'autonomie de sa pensée : se servir du symbole comme d'un détecteur de réalité, et, ainsi guidé par une mythique, élaborer une empirique des passions qui trouve son centre de référence et de gravité dans les grands symboles du mal humain. Le philosophe n'a donc pas à faire une interprétation allégorisante du symbole, mais à déchiffrer l'homme à partir des symboles de chaos, de mélange et de chute. C'est ce qu'a fait par exemple Kant dans l'Essai sur le Mal radical, où le mythe de la chute lui sert de révélateur des passions et des maux et d'instrument de radicalisation de la conscience de soi. Il n'allégorise pas, mais il forme, en philosophe, l'idée d'une maxime mauvaise de toutes les maximes mauvaises qui consisterait dans la subversion, une fois pour toutes, de la hiérarchie entre la raison et la sensibilité.

Je ne veux pas dire que Kant ait épuisé par là les possibilités de penser à partir du mythe; je donne sa tentative comme le modèle méthodologique d'une réflexion aiguillonnée par le mythe et proprement responsable d'elle-même. Sans le ravitaillement en sous-main de la pensée par le mythe, le thème réflexif s'effondre et pourtant il ne s'insère dans la philosophie que comme idée, même si cette idée est "inscrutable", comme le dit Kant..."  (Philosophie de la volonté, II, 2, Aubier, éd.)


Paul Ricoeur, Histoire et vérité (1955)

Est-il possible de comprendre l’histoire révolue et aussi de vivre – et, pour une autre part, de faire – l’histoire en cours, sans céder à l’esprit de système des « philosophes de l’histoire », ni se livrer à l’irrationalité de la violence ou de l’absurde ? Quelle est alors la vérité du métier d’historien ? Et comment participer en vérité à la tâche de notre temps ? Tous les écrits de ce recueil débouchent sur ce carrefour d’interrogations. Ceux de la première partie, plus théoriques, sont inspirés par le métier de philosophe et d’historien de la philosophie, que pratique l’auteur. Dans la seconde partie, à travers des thèmes de civilisation et de culture (le travail, la violence, la parole, l’angoisse, la sexualité), Paul Ricœur s’interroge sur la manière dont la vérité advient dans l’activité concrète des hommes. (Editions du Seuil)

 


Paul Ricoeur, Finitude et culpabilité, 1960

L'itinéraire philosophique de Paul Ricoeur commence au début des années 1950 sous le signe de la philosophie de la volonté avec, en projet, l'objectif d'aboutir à une philosophie de l'action. Faisant suite à "Du volontaire et de l'Involontaire", publié en 1950, "Finitude et Culpabilité" comporte deux parties, "L'homme faillible" (1960) et "La Symbolique du mal" (1963). Ricoeur oppose le "cogito réflexif" qui se veut immédiateté et transparence, au "cogito herméneutique", un "cogito blessé" par nature et qui doit affronter l'opacité des symboles, de la souillure, du péché, de la culpabilité, de tous ces grands mythes qui racontent comment le mal est entré en humanité. Dans "L'homme faillible", est soutenue la thèse selon laquelle la fragilité ontologique issue de la «disproportion» de soi à soi-même, illustrée tour à tour dans l’ordre du penser, de l’agir, puis du sentir, n’est pas en soi mauvaise. La finitude n’est pas le mal. Dans "La Symbolique du mal", l'auteur tente de montrer que la condition mauvaise de la volonté est d’ordre contingent et historique par rapport à sa constitution essentielle et qu’elle relève d’une herméneutique des symboles et des mythes du mal qui structurent la mémoire de l’homme occidental, juif et grec.

"La première partie de ce travail est consacrée au concept de faillibilíté. En prétendant que la faillibilité est un concept, je présuppose au départ que la réflexion pure, c'est-à-dire une manière de comprendre et de se comprendre qui ne procède pas par image, symbole ou mythe, peut atteindre un certain seuil d'intelligibilité où la possibilité du mal paraît inscrite dans la constitution la plus intime de la réalité humaine. L'idée que l'homme est par constitution fragile, qu'il peut faillir, cette idée est, selon notre hypothèse de travail, entièrement accessible à la réflexion pure; elle désigne une caractéristique de l'être de l'homme. Comme dit Descartes au début de la IVe Méditation, cet être est tel que "je me trouve exposé à une infinité de manquements de façon que je ne me dois pas étonner si je me trompe".

Comment l'homme se "trouve exposé" à faillir, voilà ce que veut faire comprendre le concept de faillibilité. Mais comment faire apparaître cette idée de la faillibilité de l'homme ? Il faudrait pouvoir élaborer une série d'approches qui, bien que partielles, saisiraient chaque fois un caractère global de la réalité (ou de la condition) humaine où serait inscrite cette caractéristique ontologique. Ma seconde hypothèse de travail, qui concerne cette fois le fond et non plus seulement le style de rationalité de l'enquête, est que ce caractère global consiste dans une certaine non-coïncidence de l'homme avec lui-même; cette "disproportion" de soi à soi serait la ratio de la faillibilité. "Je ne me dois pas étonner" si le mal est entré dans le monde avec l'homme : car il est la seule réalité qui présente cette constitution ontologique instable d'être plus grand et plus petit que lui-même.

Poussons plus avant l'élaboration de cette hypothèse de travail. Nous cherchons la faillibilité dans la disproportion; mais où cherchons-nous la disproportion ? C'est ici que se propose à nous le paradoxe cartésien de l'homme fini-infini. Disons tout de suite que la liaison que Descartes établit entre ce paradoxe et une psychologie des facultés est absolument égarante; non seulement il ne nous est plus possible de conserver, du moins sous sa forme cartésienne, cette distinction d'un entendement fini et d'une volonté infinie, mais il faut entièrement renoncer à l'idée de lier le fini à une faculté ou fonction et l'infini à une autre faculté ou fonction. Aussi bien Descartes lui-même, au début de la IVe Méditation, prépare-t-il la voie à une saisie plus ample et plus radicale du paradoxe de l'homme, lorsqu'il embrasse du regard la dialectique d'être et de néant sous-jacente au jeu des facultés elles-mêmes : "Et de vrai, lorsque je ne pense qu'à Dieu, je ne découvre en moi aucune cause d'erreur ou de fausseté; mais puis après, revenant à moi, l'expérience me fait connaître que je suis néanmoins sujet à une infinité d'erreurs, desquelles recherchant la cause de plus près, je remarque qu'il ne se présente pas seulement à ma pensée une réelle et positive idée de Dieu, ou bien d'un être souverainement parfait, mais aussi, pour ainsi parler, une certaine idée négative du néant, c'est-à-dire de ce qui est infiniment éloigné de toute sorte de perfection; et que je suis comme un milieu entre Dieu et le néant, c'est-à-dire placé de telle sorte entre le souverain être et le non-être, qu'il ne se rencontre, de vrai, rien en moi qui me puisse conduire dans l'erreur, en tant qu'un souverain être m'a produit; mais que, si je me considère comme participant en quelque façon du néant ou du non-être, c'est-à-dire en tant que je ne suis pas moi-même le souverain être, je me trouve exposé à une infinité de manquements, de façon que je ne me dois pas étonner si je me trompe."

Que nous ne soyons pas en état d'aborder directement cette caractéristique ontologique de l'homme, cela n'est pas douteux; car l'idée d'intermédiaire impliquée dans celle de disproportion est elle aussi très égarante; dire que l'homme est situé entre l'être et le néant, c'est déjà traiter la réalité humaine comme une région, comme un lieu ontologique, comme une place logée entre d'autres places; or ce schème de l'intercalation est fort trompeur : il invite à traiter l'homme comme un objet dont la place serait repérée par rapport à d'autres réalités plus ou moins complexes que lui, plus ou moins intelligentes, plus ou moins indépendantes que lui; l'homme n'est pas intermédiaire parce qu'il est entre l'ange et la bête; c'est en lui-même, de soi à soi qu'il est intermédiaire; il est intermédiaire parce qu'il est mixte et il est mixte parce qu'il opère des médiations. Sa caractéristique ontologique d'être-intermédiaire consiste précisément en ceci que son acte d'exister, c'est l'acte même d'opérer des médiations entre toutes les modalités et tous les niveaux de la réalité hors de lui et en lui-même. C'est pourquoi nous n'expliquerons pas Descartes par Descartes, mais par Kant, Hegel et Husserl :  l'intermédiarité de l'homme ne peut être découverte que par le détour de la synthèse transcendantale de l'imagination ou par la dialectique entre certitude et vérité, ou par la dialectique de l'intention et de l'intuition, de la signification et de la présence, du Verbe et du Regard. Bref, pour l'homme, être-intermédiaire c'est faire médiation...." 


Paul Ricoeur, De l'interprétation. Essai sur Sigmund Freud (1965)

Peut-on écrire sur Freud sans être ni analyste ni analysé ? Non, s’il s’agit d’un essai sur la psychanalyse comme pratique vivante ; oui, s’il s’agit d’un essai sur l’œuvre de Freud comme document écrit. On est devant une interprétation de notre culture qui a changé la compréhension que les hommes ont d’eux-mêmes et de leur vie. Cette interprétation, il appartient au philosophe de la justifier, d’en déterminer le sens et les limites. Comme le montre Paul Ricœur, seule une méditation sur le langage peut accueillir l’exégèse freudienne de nos rêves, de nos mythes et de nos symboles. En retour, cette exégèse fait éclater la philosophie du sujet. Cet ouvrage ne se borne pas aux débats d’un philosophe avec Freud. Il libère l’horizon d’une recherche : la lecture de Freud devient l’instrument d’une ascèse du « je », d'un sujet délogé des illusions de la conscience immédiate. (Editions du Seuil)

 

"Ce livre est pour l'essentiel un débat avec Freud. Pourquoi cet intérêt pour la psychanalyse que ne justifient ni la compétence de l'analyste, ni l'expérience de l'analysé? On ne justifie jamais entièrement le parti-pris d'un livre : aussi bien nul n'est tenu d'exhiber ses motivations ni de s'égarer dans une confession. Le tenterait-on qu'on ne manquerait pas de se faire illusion. Mais le philosophe, moins que quiconque, ne peut refuser de donner ses raisons. Je le ferai en situant mon investigation dans un champ plus vaste d'interrogation et en rattachant la singularité de mon intérêt à une manière commune de poser les problèmes. Il me paraît qu'il est un domaine sur lequel se recoupent aujourd'hui toutes les recherches philosophiques, celui du langage. C'est là que se croisent les investigations de Wittgenstein, la philosophie linguistique des Anglais, la phénoménologie issue de Husserl, les recherches de Heidegger, les travaux de l'ecole bultmannienne et des autres écoles d'exégèse néo-testamentaire, les travaux d histoire comparée des religions et d'anthropologie portant sur le mythe, le rite et la croyance, - enfin la psychanalyse. 

Nous sommes aujourd'hui à la recherche d'une grande philosophie du langage qui rendrait compte des multiples fonctions du signifier humain et de leurs relations mutuelles. Comment le langage est-il capable d'usages aussi divers que la mathématique et le mythe, la physique et l'art? Ce n est pas un hasard si nous nous posons aujourd'hui cette question. Nous sommes précisément ces hommes qui disposent d'une logique symbolique, d'une science exégétique, d'une anthropologie et d'une psychanalyse et qui, pour la première fois peut-être, sont capables d'embrasser comme une unique question celle du remembrement du discours humain; en effet, le progrès même de disciplines aussi disparates que celles que nous avons nommées a tout à la fois rendu manifeste et aggravé la dislocation de ce discours; l'unité du parler humain fait aujourd'hui problème.

Tel est l'horizon le plus vaste sur lequel se découpe notre recherche. Cette étude ne prétend nullement offrir cette grande philosophie du langage que nous attendons. Je doute d'ailleurs qu'un seul homme puisse l'élaborer : le Leibniz moderne qui en aurait l'ambition et la capacité devrait être mathématicien accompli, exégète universel, critique versé dans plusieurs arts, bon psychanalyste. En attendant ce philosophe du langage intégral, peut-être est-il possible d'explorer quelques articulations maîtresses entre des disciplines ayant affaire au langage; c'est à cette investigation que le présent essai veut contribuer. Que le psychanalyste soit, si j'ose dire, partie prenante dans ce grand débat sur le langage, c'est ce que je veux établir dès maintenant.

D'abord la psychanalyse appartient à notre temps par l'œuvre écrite de Freud; c'est ainsi qu'elle s'adresse aux non analystes et aux non analysés; je sais bien que sans la pratique une lecture de Freud est tronquée et risque de n'étreindre qu'un fétiche; mais si cette approche de la psychanalyse par les textes a des limites que seule la pratique pourrait lever, elle a par contre l'avantage de rendre attentif à tout un aspect de l'œuvre de Freud que la pratique peut masquer et que risque d'omettre une science soucieuse seulement de rendre compte de ce qui se passe dans la relation analytique. Une méditation sur l'œuvre de Freud a le privilège d'en révéler le dessein le plus vaste; celui-ci fut non seulement de rénover la psychiatrie, mais de réinterpréter la totalité des productions psychiques qui ressortissent à la culture, du rêve à la religion, en passant par l'art et la morale. C'est à ce titre que la psychanalyse appartient à la culture moderne; c'est en interprétant la culture qu'elle la modifie; c'est en lui donnant un instrument de réflexion qu'elle la marque durablement. 

L'alternance dans l'œuvre même de Freud entre investigation médicale et théorie de la culture porte témoignage de l'amplitude du projet freudien. Certes, c'est dans la dernière partie de l'œuvre de Freud que se trouvent accumulés les grands textes sur la culture. Il ne faudrait pourtant pas se représenter la psychanalyse comme une psychologie de l'individu tardivement transposée dans une sociologie de la culture; un examen sommaire de la bibliographie freudienne montre que les premiers textes sur l'art, la morale, la religion suivent de peu l'Interprétation des Rêves, puis se développent parallèlement aux grands textes doctrinaux : Essais de Métapsychologie (1913-19I7), Au-delà du principe de plaisir (1920), Le moi et le ça (1923). En réalité il faut remonter plus haut pour saisir Pl'articulation de la théorie de la culture sur celle du rêve et de la névrose; c'est dans l'lnterprétation des Rêves de 1900 qu'est amorcé le rapprochement avec la mythologie et la littérature; que le rêve soit la mythologie privée du donneur et le mythe le rêve éveillé des peuples, que l'Oedipe de Sophocle et l'Hamlet de Shakespeare relèvent de la même interprétation que le rêve, voilà ce que dès 1900 la Traumdeutung proposait. Voilà ce qui pour nous fera problème.

Quoi qu'il en soit de cette difficulté, ce n'est pas uniquement par son interprétation de la culture que la psychanalyse s'inscrit dans le grand débat contemporain sur le langage. En faisant du rêve non seulement le premier objet de son investigation, mais un modèle -- au sens que nous discuterons plus loin - de toutes les expressions déguisées, substituées, fictives du désir humain, Freud invite à chercher dans le rêve lui-même l'articulation du désir et du langage; et cela de multiples façons : d'abord ce n'est pas le rêve rêvé qui peut être interprété, mais le texte du récit du rêve; c'est à ce texte que l'analyse veut substituer un autre texte qui serait comme la parole primitive du désir; ainsi c'est d'un sens vers un autre sens que se meut l'analyse; ce n'est point le désir comme tel qui se trouve placé au centre de l'analyse, mais bien son langage. Comment, dans le freudisme, cette sémantique du désir s'articule-t-elle sur la dynamique que désignent les notions de décharge, de refoulement, d'investissement, etc., c'est ce que nous discuterons plus loin. Mais ce qu'il importe de poser dès le début c'est que cette dynamique - voire cette énergétique, voire même cette hydraulique - du désir et du refoulement, ne s'énonce que dans une sémantique : les "vicissitudes des pulsions", pour reprendre un mot de Freud, ne peuvent être atteintes que dans les vicissitudes du sens. Là est la raison profonde de toutes les analogies entre le rêve et le mot d'esprit, entre le rêve et le mythe, entre le rêve et l'oeuvre d'art, entre le rêve et l'illusion religieuse..." 


Paul Ricoeur, Le Conflit des interprétations. Essais d'herméneutique I (1969)

Ces « essais d’herméneutique » réunissent des textes qui portent la marque du bouillonnement intellectuel des années 1960, auquel répond, en écho, la réflexion du philosophe, qui à la fois universalise et problématise les nouvelles questions. On constate à quel point les sciences humaines font éclater les cadres reçus de l’interprétation, comment et pourquoi, en réalité, elles créent un « conflit des interprétations ». Le premier mérite de Ricœur, infatigable lecteur, est peut-être de reprendre longuement ce que disent et comment procèdent les sciences de l’homme – linguistique, sémiologie, ethnologie, psychanalyse… – pour mesurer leur impact sur le problème herméneutique, lequel a lui-même de fortes incidences sur la « méthode phénoménologique ». (Editions du Seuil)

 


Paul Ricoeur, La Métaphore vive (1975)

Pour comprendre toutes les implications de la métaphore - en fait de la rhétorique et des «figures» dans le langage -, ces huit études suivent une progression qui va du mot à la phrase, puis au discours. Des origines à nos jours, la rhétorique a pris le mot pour unité de référence. En ce sens, la métaphore n'est que déplacement et extension du sens des mots. Dès lors que la métaphore est replacée dans le cadre de la phrase, elle n'est plus une dénomination déviante mais un énoncé impertinent. Emile Benveniste est ici l'auteur qui permet à l'analyse de franchir un pas décisif, avec l'opposition entre une sémiotique, pour laquelle le mot n'est qu'un signe dans le code lexical, et une sémantique, où la phrase porte la signification complète minimale. En passant de la phrase au discours proprement dit (poème, récit, discours philosophique), on quitte le niveau sémantique pour le niveau herméneutique. Ici, ce qui est en question n'est plus la forme de la métaphore (comme pour la rhétorique), ni son sens (comme pour la sémantique), mais sa référence, c'est-à-dire la «réalité» en dehors du langage. La métaphore, en dernier ressort, est pouvoir de redécrire la réalité, mais selon une pluralité de modes de discours qui vont de la poésie à la philosophie. Dans tous les cas, nous sommes fondés à parler de «vérité métaphorique». (Editions du Seuil)

 


Paul Ricoeur, Temps et récit (1983-1985)

"Temps et récit" défend la légitimité de la pratique de l'histoire mais ne peut soutenir une attitude de cette histoire qui se voudrait savoir objectif et transforme son sujet en "chose". Remettant en question l'orientation de l'école historique des Annales, il analyse la signification du récit historique et explore le phénomène central de l’innovation sémantique. Celle-ci consiste à inventer, grâce au récit, une intrigue : buts et causes sont rassemblés dans l’unité temporelle d’une action totale. La question philosophique posée par la narration est celle des rapports entre le temps du récit et le temps de la vie et de l’action effective. Plusieurs disciplines sont convoquées à la barre de ce grand débat, principalement la phénoménologie du temps, l’historiographie et la théorie du récit de fiction.

"Temps et récit - I" (L'intrigue et le récit historique) Ricœur soutient la thèse selon laquelle le récit comporte trois rapports « mimétiques » : au temps agi et vécu, au temps propre à la mise en intrigue, au temps de la lecture. Ce schéma est vérifié ici à partir du récit historique.

"Temps et récit - II" (La configuration dans le récit de fiction) met à l’épreuve la théorie de la narrativité exposée dans la première partie de Temps et récit, dans la région non plus du récit historique mais du récit de fiction. Le courant narrativiste qui se développe alors aux Etats-Unis conçoit tout récit, historique ou littéraire, comme un "gisement de sens". La question philosophique posée par le travail de composition narrative est celle des rapports et des tensions entre le temps du récit et le temps de la vie et de l’action effective. Plusieurs disciplines sont convoquées à la barre de ce grand débat, principalement la phénoménologie du temps, l’historiographie et la théorie littéraire du récit de fiction. Au fond, raconter, c'est expliquer.

"Temps et récit - III" (Le temps raconté) s’attache à démontrer que la phénoménologie, après le long parcours de saint Augustin à Heidegger, aboutit inévitablement, à l’inverse de la sociologie, à une Aporétique du temps. La seconde section expose comment, à ces impasses de la pensée, la Poétique du récit répond en mobilisant, par le canal de la lecture, les ressources entrecroisées de l’histoire et de la fiction. (Editions du Seuil)

 


Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre (1990)

Dix études composent cet ouvrage pour aborder une réflexion sur le sens et le destin des philosophies du sujet.Le soi renvoie à la question de l’identité. Mais l’identité elle-même a deux facettes : d’un côté, elle renvoie au même, au semblable, celui dont il est question sur la « carte d’identité », par exemple ; d’autre part, elle signifie le « soi-même », le propre, l’unique que je suis par rapport à un autre, et l’autre que je suis par rapport à lui. Cette interrogation sur le même – idem– et le propre – ipse– renouvelle l’ancienne dialectique du Même et de l’Autre, puisque l’autre se dit de multiples façons et que le soi peut aussi être considéré en tant qu’autre. Soi-même comme un autre : l’ipséité est impossible sans l’invariant de l’identité, mais l’identité prend sens par la singularité affirmée de l’ipséité. (Editions du Seuil)

 


Paul Ricoeur, "Parcours de la reconnaissance", 2004

Paul Ricoeur nous propose ici une nouvelle expérience d'exercice de la philosophie. Nous partons du sens commun, d'un évènement de pensée qui surgit dans notre langage et comportement quotidien,  la "reconnaissance", en droite ligne de ses réflexions passées sur le moi, le soi, et les autres. Pourquoi la Reconnaissance? Nous aspirons tous à la reconnaissance, nous avons tous besoin d’être reconnu. Cette "reconnaissance" peut se décliner en un certain nombre d'attitudes:  passivement et dépendant, nous avons besoin que que l'autre atteste bien que nous sommes; puis, plus activement, nous avons à reconnaître l'autre; à nous reconnaître mutuellement; à ajuster nos images de soi respectives l'un vis-à-vis de l'autre; pour aboutir à la consolidation de la fameuse "reconnaissance de soi-même", et enfin atteindre le dernier et ultime stade de cette reconnaissance, "être reconnaissant". D'un mot, plus on se sent reconnu, plus on est reconnaissant...

Un "parcours" donc, et non pas une "théorie", qui débute par un constat, "celui d'une contradiction entre l'absence dans l'histoire des doctrines philosophiques d'une théorie de la "reconnaissance" comparable à celle de la "connaissance", et la cohérence qui, au plan lexicographique, permet de placer sous une unique entrée dans le dictionnaire la variété des acceptations du terme "reconnaissance", ou plus précisément du verbe "reconnaître", en cours dans la pratique du langage ordinaire": - 1) saisir (un objet) par l'esprit, par la pensée, identifier, distinguer, reconnaître quelque chose ou quelqu'un;  - 2) accepter, tenir pour vrai, assumer ses actes, sa responsabilité; - 3) témoigner par de la gratitude que l'on est redevable envers quelqu'un de quelque chose. Le travail entrepris sur la "reconnaissance" peut être considéré comme une expérience philosophique pouvant être étendue à d'autres évènements de pensée à venir. 

Le parcours philosophique qu'entreprend Ricoeur ne peut donc se limiter à reproduire la polysémie constatée du terme dans le langage courant, la philosophie étant par excellence le terrain où surgissent des questions inédites, à celle-ci revient les moyens d'instruire toute problématique. L'une des premières parades à ce désordre sémantique originel émanera d'une considération grammaticale concernant l'usage du verbe "reconnaître" : selon qu'il est pris à la voix active, "je reconnais", ou à la voix passive, "je suis reconnu". C'est alors que le parcours philosophique peut prendre forme, "à savoir le passage de la reconnaissance-identification, où le sujet de pensée prétend effectivement à la maîtrise du sens, à la reconnaissance mutuelle, où le sujet se place sous la tutelle d'une relation de réciprocité, en passant par la reconnaissance de soi dans la variété des capacités qui modulent sa puissance d'agir...". Trois études  vont donc s'articuler au cours de ce parcours philosophique, "la reconnaissance comme identification", "se reconnaître soi-même", "la reconnaissance mutuelle". 

1) "La Reconnaissance comme identification

« N’est ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ? Et si par bonheur, il m’arrive de l’être, ma gratitude va vers ceux qui, d’une manière ou d’une autre ont reconnu mon identité en me reconnaissant ». La question de l'identité est donc au centre de celle de la reconnaissance. «Pour identifier, il faut distinguer, c’est en distinguant qu’on identifie …. C’est à être distinguée qu’aspire une personne humiliée.» C’est donc être reconnue dans sa singularité la plus irréductible, mais l'analyse philosophique à laquelle sont conviés les grands auteurs, de Platon, Descartes à Kant, et toute la phénoménologie, nous révèle que le "moi substance" n'est plus ce "sens interne" pensé dans le cadre de la psychologie rationnelle, mais la "forme du temps". On peut mesurer le mystère auquel nous sommes confrontés lorsque nous sommes amenés à identifier quelqu'un que n'avons pas pu reconnaître. Et ce Temps, qui d'habitude n'est pas visible, le devient lorsqu'il s'empare  d'un corps ou d'un visage : "La reconnaissance serait-elle à son comble, du moins comme identification, lorsqu'elle doit être conquise sur le "méconnaissable"?" S'amorce la reconnaissance "en soi-même", "à la façon de la lecture d'une vie"....

2) "Se reconnaître soi-même"

La lecture d'une vie, d'une existence : la réflexion sur la dimension temporelle du soi va s'enrichir de la dimension temporelle de l'action, l'identité personnelle, considérée dans la durée, va être définie comme identité narrative...

"Le chemin est long pour l'homme "agissant et souffrant" jusqu'à la reconnaissance de ce qu'il est en vérité, un homme "capable" de certains accomplissements. Encore cette reconnaissance de soi requiert-elle, à chaque étape, l'aide d'autrui, à défaut de cette reconnaissance mutuelle, pleinement réciproque, qui fera de chacun des partenaires un être-reconnu comme il sera montré dans la troisième étude. La reconnaissance de soi dont il sera question dans la présente étude demeurera non seulement inachevée, comme le restera à vrai dire la reconnaissance mutuelle, mais de plus mutilée, en raison de la dissymétrie persistante du rapport à autrui sur le modèle de l'aide, mais aussi de l'empêchement réel". 

Mais comment se reconnaître à travers nos changements? Reconnaître n’est pas forcément connaître, c’est plus fondamentalement ne pas enfermer l’autre dans une connaissance. Paul Ricœur fait alors appel à deux concepts, la "mêmeté", ce qui reste identique sous les changements, et l’ "ipséité", la part de la conscience réflexive de soi-même impliquée dans la reconnaissance de soi, et cette dernière notion nous ouvre de nouvelles perspectives.

Dans l'histoire de la philosophie, nous savons que c'est l'avènement du cogito cartésien qui nous a introduit à une nouvelle façon de penser, c'est par lui que la réflexion sur soi est devenu une thématique incontournable. Mais pourtant, et c'est d'autant plus vrai au niveau de ses ses successeurs, cette thématique de la reconnaissance de soi ne s'est pas exprimée pour autant comme un espace de réflexion distinct, autonome, pouvant être pensée pour elle-même. L'exigence d'autonomie qu'elle portait est absorbée par la morale kantienne, le dédoublement effectué par la "Critique" entre raison théorique et raison pratique est réalisé au bénéfice de la philosophie morale et de la philosophie du droit. "Comment expliquer cet effacement de l'ipséité dans le traitement de l'autonomie morale? Je répondrai: en raison de l'absence d'une thématisation de l'action en tant que champ pratique placé sous l'emprise des normes." C'est ainsi que Ricoeur va, pour la suite, se fonder sur deux perspectives, une "phénoménologie de l'homme capable" que complète la fameuse proposition de "l'identité narrative". 

"A ces deux premiers traits d'une herméneutique du soi : prise en compte des capacités qui trouvent l'expression dans la forme modale du "je peux", détour par l'objectal pour donner valeur réflexive au soi-même, s'en ajoute un troisième, constitué par la dialectique entre identité et altérité. Cette dernière considération est de la plus grande importance au regard des ambitions affichées de la philosophie de la reconnaissance pour laquelle je plaide. Sur le trajet ouvert par l'acte souverain de la reconnaissance/identification, traité dans la première étude, la reconnaissance de soi, en vertu de cette dernière dialectique, met sur le chemin de la problématique de l'être reconnu, impliqué par la demande de reconnaissance mutuelle dont traitera la troisième étude..."

"Qui parle?", "Qui agit?", "Qui se raconte?", et "Qui est capable d'imputation?". Pouvoir dire, Je peux faire, Pouvoir raconter et se raconter. Toute identité est une identité narrative qui articule "mêmeté", identité immuable, et "ipséité", identité mobile, apprendre à se raconter, c'est apprendre à se raconter autrement, et plus encore l’ipséité s’ordonne et l’identité se structure dans une dimension éthique : j'agis, je me pense agir, je me pense me racontant, Je me souviens, mais Qui se souvient, je suis donc acteur des mes gestes, de mes paroles, de mes attitudes, je suis donc comptable de mes actes. "Comment un sujet d'action pourrait-il donner à sa propre vie une qualification éthique, si cette vie ne pouvait être rassemblée en forme de récit?"...

Au cours de sa quête de la "reconnaissance", Paul Ricoeur rencontre la notion de "capacité",  l'ancrage objectif de la reconnaissance serait, pour un individu, ses capacités. Le développement de tout être humain est en relation avec sa capacité effective à choisir sa vie, à révéler ses compétences, à fortifier son autonomie. La reconnaissance à laquelle nous aspirons n'est pas une reconnaissance superficielle ou vide, mais celle  de nos aptitudes, de notre utilité, de notre singularité.

S'intéresser à notre capacité à accomplir une action impose de prendre en compte la structure sociale et économique dans laquelle nous évoluons, au cours de laquelle s'exprime notre capacité personnelle à nous réaliser. Le philosophe entreprend alors une incursion dans le vaste chantier des sciences humaines, en l'occurrence des sciences historiques (Bernard Lepetit, Les Formes de l'expérience, 1995) et de la science économique (Amartya Sen, On Ethics and Economics, 1987) car comment aborder une transition entre la reconnaissance de soi et la reconnaissance mutuelle, si ce n'est en travaillant le lien entre la "capacité collective à faire l'histoire" et "les formes d'identité qui sont l'enjeu de l'instauration du lien social", si ce n'est en s'interrogeant sur l'identité des acteurs sociaux engagés dans une action collective. La notion d'identité narrative ne rend pas suffisamment compte de ce nouveau degré de complexification, il faut alors repartir de ce socle parfaitement stable qu'est "la puissance d'agir" et rattacher l'idée de "capacités individuelles" à celle, de complexité croissante, de "capabilités sociales". 

Le terme de "capabilité" s'est imposé à partir des travaux portant sur la justice sociale développée par l’économiste et philosophe Amartya Sen depuis les années 1980 : la «capabilité» prend acte que les individus n’ont pas les mêmes besoins pour être en mesure d’accomplir le même acte, elle désigne donc la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les atteindre effectivement. De fait ces «capabilités»  constituent les enjeux véritables de la justice sociale et du bonheur humain, mais au fond on y retrouve l’essentiel des droits humains universaux. Une nouvelle chaîne conceptuelle est ainsi mise à jour, une certaine convergence s'établit entre formes d'identité, représentations collectives et lien social, entre capacité et droits à certaines capabilités. Ce détour permet d'évoquer la notion de lutte pour la reconnaissance, part essentielle dans la conduite, libre, de notre vie...

3) "La reconnaissance mutuelle"

"L'investigation de la reconnaissance mutuelle peut se résumer comme une lutte entre la méconnaissance d'autrui en même temps qu'une lutte pour la reconnaissance de soi-même par les autres." La réciprocité ne va jamais de soi, mais elle est incontournable. Reconnaître l'autre, c'est se reconnaître soi-même, c'est tout simplement exister... En fin de parcours, après avoir philosophiquement exploré les thématiques de la lutte pour la reconnaissance, de l'échange des dons aux "états de paix", Paul Ricoeur s'interroge, "la demande de reconnaissance ne risque-t-elle pas d'être interminable?"...

"La nouvelle étape de notre parcours porte sur la scène philosophique la troisième occurrence du vocable "reconnaissance"; après le moment kantien de la "Rekognition", le moment bergsonien de la reconnaissance des images, voici le moment hégélien de l' "Anerkennung".

Dans la première étude, l'identification était celle d'un quelque chose en général: le rapport entre le même et l'autre était alors un rapport d'exclusion, qu'il s'agisse du jugement théorétique de perception ou du jugement pratique de choix. Dans le premier cas, identifier, c'est distinguer: l'un n'est pas l'autre; quelque chose paraît, disparaît, réapparaît; après hésitation, en raison d'une altération de l'apparence ou de la longueur de l'intervalle, on le reconnaît: c'est bien la même chose et non une autre; le risque est ici de se méprendre, de prendre une chose pour une autre; à ce stade, ce qui est vrai des choses l'est aussi des personnes: la méprise est seulement plus dramatique, l'identification se trouvant confrontée à I'épreuve de la méconnaissance; on se souvient à cet égard de l'épisode du dîner chez le prince de Guermantes vers la fin du "Temps retrouvé" de Proust. Les personnes jusque-là familières, et que les ravages de l'âge ont défigurées, semblent s'être 'fait une tête", et la question revient, lancinante: est-ce encore la même personne ou une autre? C'est en tremblant que le spectateur de cette scène s'écrie : "Oui, c'est bien elle! C'est bien lui! " Ce rapport d'exclusion entre le même et l'autre n'est pas moins net lorsque le jugement de perception cède la place au jugement de préférence. Le choix prend la forme d'une alternative: l'un ou l'autre. L'hésitation une fois tranchée, c'est l'un plutôt que l'autre.

Dans la deuxième étude, ce sont encore sur des procédures d'identification que repose la reconnaissance : le soi a pris la place du quelque chose en général. A cet égard, la bifurcation de l'identité entre mêmeté et ipséité n'a pas affaibli l'opposition de principe entre le même et l'autre, sinon que par le même, il faut entendre moi et pas l'autre, autrui, l'autre homme. Locke a donné à ce rapport d'exclusion sa forme canonique: le soi est même que lui-même et non une autre chose. Dans son vocabulaire, "identity" s'oppose à "diversity".

Mais la reconnaissance de soi par soi impliquait plus qu'une substitution du soi au quelque chose en général; à la faveur de la proximité sémantique entre la notion de reconnaissance et de celle d'attestation, un vaste domaine d'expériences s'est ouvert à la description et à la réflexion, celui des capacités que chacun a la certitude et la confiance de pouvoir exercer. La reconnaissance de soi trouvait ainsi dans le déploiement des figures du "je peux", qui ensemble composent le portrait de l'homme capable, son espace propre de signification. Mais le plus important pour la poursuite du parcours de la reconnaissance est que l'identification qui n'a cessé de constituer le noyau dur de l'idée de reconnaissance n'a pas seulement changé de vis-à-vis en passant du quelque chose au soi, mais s'est élevée d'un statut logique, dominé par l'idée d'exclusion entre le même et l'autre, à un statut existentiel en vertu duquel l'autre est susceptible d'affecter le même. La deuxième étude n'a fait qu'effleurer cette dialectique sous les idées d'aide et d'empêchement à l'exercice des capacités propres. Ce sera la tâche de la troisième étude de prendre pour cible la dialectique de la réflexivité et de l'altérité sous la figure de la reconnaissance mutuelle. La réciprocité et la mutualité (que nous ne distinguons pas au départ) donneront à ce que depuis Kant on appelle "causalité réciproque" ou "communauté", au sens catégoriel du mot, son espace de manifestation.

Les Grecs avaient un seul terme pour dire ce rapport de mutualité: allèlôn (gén.) réciproquement, qui se traduit par "les uns les autres", ou, plus brièvement, par "l'un l'autre". C'est sur la structure catégoriale du "l'un l'autre" que nous nous arrêterons d'abord pour y discerner un paradoxe qui nous accompagnera tacitement jusqu'à la conclusion de notre entreprise entière, à savoir la résistance qui oppose à l'idée de réciprocité la dissymétrie originaire qui se creuse entre l'idée de l'un et l'idée de l'autre. Cette préface catégoriale aura valeur d'avertissement pour toute la suite de notre enquête, dans la mesure où l'éloge de la réciprocité, sous la figure plus intime de la mutualité, risque de reposer sur l'oubli de l'indépassable différence qui fait que l'un n'est pas l'autre au cœur même de l'allèlôn, du "l'un l'autre".

Cet avertissement une fois prononcé et mis en réserve, nous appliquerons au thème de la reconnaissance mutuelle la même méthode généalogique que dans les études précédentes, à savoir la considération de la chaîne "d'évènements de pensée" dont l'avènement du moment hégélien de l'Anerkennung constitue le chaînon central. Une hypothèse prévaudra dans la première partie du parcours, à savoir que l'Anerkennung hégélienne se donne à comprendre comme réplique à un défi majeur, celui que Hobbes a jeté à la face de la pensée de l'Occident sur le plan politique. La reconstruction du thème de l'Anerkenmmg, tel qu'il a été articulé par Hegel à l'époque d'Iéna, sera guidée par l'idée d'une réplique au défi de Hobbes, où le désir d'être reconnu occupe la place tenue par la peur de la mort violente dans la conception hobbesienne de l'état de nature. Cette reconstruction, traitée comme une explication de texte, servira à son tour d'introduction à quelques tentatives de réactualisation de la thématique hégélienne, sous le titre de "La lutte pour la reconnaissance". Ces tentatives seront conduites jusqu'à un point de doute concernant l'idée même de lutte, qui me donnera l'occasion de former l'hypothèse selon laquelle la lutte pour la reconnaissance se perdrait dans la conscience malheureuse s'il n'était pas donné aux humains d'accéder à une expérience effective, quoique symbolique, de reconnaissance mutuelle, sur le modèle du don cérémoniel réciproque..." (Paul Ricoeur, Parcours de la Reconnaissance, Editions Stock, collections "Les Essais", Paris, 2004)

 


POUR NE PAS CONCLURE ...

"- Trois philosophes vous ont particulièrement marqué : Gabriel Marcel, Husserl et Karl Jaspers.

Que vous ont-ils apporté ?

Ils représentent en effet la première couche de ma formation philosophique. De Gabriel Marcel, je tiens la manière d'aborder les problèmes philosophiques à partir d'exemples vivants qui théâtralisent en quelque sorte les situations concrètes. Ça n'est pas un hasard si Gabriel Marcel est aussi un auteur de théâtre. Dans une pièce, les personnages ont leurs raisons dont l'auteur rend compte sans exercer de jugement sur eux. J'ai aussi appris de lui que le désespoir est toujours à notre porte, que c'est toujours un mouvement à contresens que d'espérer malgré tout. A cet égard, je dirai que Gabriel Marcel est un penseur tragique. De son côté, Husserl est l'auteur d'une philosophie du sens. La méthode de réduction qu'il préconise apparaît comme le contraire de l'incarnation marcellienne. Elle n'est pourtant pas une façon de se détourner de l'expérience, mais d'en atteindre les noyaux significatifs, c'est-à-dire ce qui peut être recueilli dans le langage sous forme de signification. Il y a ainsi de la signification au-delà de ce qui peut être logicisé sous une forme déductive ou expérimentale. La logique constitue un îlot interne au monde de la signification.

J'ai été conduit enfin à Karl Jaspers par Gabriel Marcel qui a souligné deux aspects fondamentaux de sa pensée : d'une part, le fait que la condition humaine s'éprouve au contact de situations indépassables, constitutives de l'être homme (la solitude, la souffrance, l'échec, la faute, la mort) et, d'autre part, la notion d'existence comme étant structurée par le rapport entre trois éléments : la liberté, la situation et l'altérité. C'est chez Jaspers que j'ai rencontré le problème de l'intersubjectivité comme constitutive de la personnalité. Le rapport à l'autre est ensuite devenu un terme classique de la philosophie contemporaine, que l'on retrouve magnifié chez Emmanuel Levinas."

 

« Paul Ricoeur ou la confrontation des héritages »- Entretien réalisé par Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard en 1992, à l’occasion de la sortie de Lectures 1 : autour du politique. Entretien publié dans : France catholique, n°2338-17 janvier 1992

 

"- Venons-en aux thèmes que vous avez vous même développés. Parmi eux, la fonction narrative et l'expérience temporelle ont une place particulière. Comment articulez-vous ces deux thèmes l'un par rapport à l'autre ?

 

Il faut partir de mon travail sur La symbolique du mal, qui a suivi celui sur La philosophie de la volonté, centré sur la découverte que l'expérience humaine du mal se raconte dans des grands récits fondateurs, que l'on appelle des mythes. Je me suis exercé à une typologie des mythes qui ont structuré la mémoire et me suis donc intéressé à la tragédie grecque et aux grands mythes mésopotamiens. La force de ces mythes est qu'avant de me raconter moi-même dans mon caractère daté, concret, je suis adossé à des grandes figures narratives ou fondatrices. Il en va de même avec les prophètes bibliques. C'est tout à fait fondamental que ce soit en racontant des histoires que l'on se rende compte de ce qui a surgi dans l'expérience humaine comme étant inscrutable par la voie réflexive. Je m'appuie là sur les réflexions de Kant sur la religion : il y a quelque chose de l'expérience humaine du mal qui résiste à l'explication et même à la compréhension et que l'on ne peut appréhender que par la métaphore et le récit.

Vous me posez également la question du rapport au temps, qui a toujours été pour moi un problème central. Je me souviens avoir fait des cours sur le temps chez Florin, saint Augustin, Aristote ou Kant. Je ne l'ai abordé avec des ressources propres, c'est-à-dire autrement qu'en historien de la philosophie, que lorsque j'ai réalisé cette conjonction entre la forme narrative du langage et l'expérience du temps. Ces deux questions sont en général traitées par des auteurs différents : les physiciens, les biologistes ou, pour la philosophie, des phénoménologues comme Husserl ou Heidegger, pour la question du temps ; les historiens ou les critiques littéraires pour celle du récit. Certains romans m'ont paru particulièrement suggestifs parce qu'ils ont le temps pour héros. C'est pourquoi je me suis intéressé à Proust, Virginia Woolf et Thomas Mann.

Cette jonction entre le narratif des historiens, celui des romanciers et la phénoménologie du temps, jonction qui a permis cette réflexion des structures narratives dans les structures du temps est sans doute mon travail le plus créateur." 

 

« Paul Ricoeur ou la confrontation des héritages »- Entretien réalisé par Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard en 1992, à l’occasion de la sortie de Lectures 1 : autour du politique. Entretien publié dans : France catholique, n°2338-17 janvier 1992

 

"- Vous êtes mondialement reconnu comme un des principaux représentants de la philosophie herméneutique contemporaine. Il n'est sans doute pas inutile de rappeler ce qu'est l'herméneutique et comment s'est effectuée la découverte de ce problème. 

 

Pour expliquer le mot herméneutique, il suffit de le retraduire du grec au français. Il s'agît simplement du problème de l'interprétation. Faisons un bref rappel historique. L'herméneutique est née d'une réflexion de second degré sur l'interprétation directe des textes. Ce sont les textes bibliques qui ont, les premiers, occasionné ce travail. L'herméneutique, en s'interrogeant sur les règles de lecture, est en quelque sorte une exégèse de deuxième degré. Quand on parle de la signification d'un texte, il s'agit d'une signification pour quelqu'un de précis, ce qui suppose une implication personnelle dans l'interprétation. Là où il y a signification, il y a possibilité de plusieurs interprétations. Le domaine biblique est remarquable à cet égard. L'admirable liberté herméneutique de l'Église primitive est d'avoir gardé quatre évangiles, dont on ne peut pas faire un seul, pour rendre compte du rapport du Jésus de l'histoire au Christ de la foi. Ces quatre lectures se superposent tout en restant très distinctes. C'est particulièrement vrai pour l'évangile de saint Jean. On pourrait dire la même chose de l'Ancien Testament que l'on peut voir comme la relecture d'un événement fondateur : l'Exode ; en outre chaque alliance est la réinterprétation d'une alliance précédente, jusqu'à l'attente d'une nouvelle alliance annoncée par Jérémie ou Ezéchiel. Tous ces exemples pour montrer que l'interprétation n'est pas une invention des modernes mais est constitutive du travail des textes sur eux-mêmes. A sa manière, saint Paul a proposé une première herméneutique en voyant dans les personnages de l'Ancien Testament une préfiguration de ceux du Nouveau Testament. A l'autre extrémité de cette grande tradition chrétienne, on doit citer les travaux du père de Lubac sur ce qui est désigné comme les quatre sens de l'Écriture.

Avec Kant, l'herméneutique a pris un tour plus critique mais le rapport entre exégèse biblique et herméneutique a constitué l'un des piliers de l'herméneutique moderne, parallèlement à la grande philologie, principalement allemande, sur les textes classiques de l'antiquité grecque et romaine. Sur ces deux grands domaines de l'exégèse biblique et de la philologie classique, se sont greffés d'autres domaines, grâce aux sciences sociales et humaines. Le champ humain, et principalement ce qui relève de l'action, est un des milieux privilégiés de l'herméneutique, parce que l'action humaine a aussi des caractères de lisibilité, presque de textualité. A cela s'ajoute le domaine juridique puisque le droit ne vit que par les interprétations dans des situations nouvelles, ce qui donne lieu à la jurisprudence. La jurisprudence est aux lois ce que l'exégèse est aux textes sacrés ou profanes.

 

- Vous êtes entré dans l'herméneutique par la réflexion sur la symbolique du mal. On pouvait alors penser que cette herméneutique régionale déboucherait sur une théorie générale de l'interprétation. Pourquoi ne l'avez vous finalement pas élaborée ?

Je ne souffre pas du manque d'une herméneutique générale. Elle doit s'exercer chaque fois en situation. Il en existe cependant des fragments : je pense à ma conception du conflit des interprétations et à mon étude du rapport expliquer / comprendre ou j'ai essayé de construire le concept d'interprétation comme une articulation entre expliquer et comprendre. Une troisième tentative d'herméneutique générale est marquée par la place très importante que je donne à la notion d'attestation. Ainsi, dans Soi même comme un autre, j'essaie de montrer que les structures fondamentales de l'agir humain (aux plans verbal, pratique, moral ou politique) ne peuvent pas prouver que je suis cet être capable de décisions et d'initiatives. Je ne peux donc que l'attester. Mais je ne m'attendais pas à ce que vous me caractérisiez dans le champ philosophique par l'herméneutique, qui est d'ordre méthodologique. Ma démarche peut être mieux caractérisée dans l'ordre thématique parce qu'en constitue la ligne directrice la préoccupation de l'agir humain. Je me suis d'abord intéressé à la structuration de l'agir humain sur le plan du volontaire et de l'involontaire, puis au désir dans ses structures inconscientes, puis au rapport entre le narratif et le temporel..."

 

« Paul Ricoeur ou la confrontation des héritages »- Entretien réalisé par Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard en 1992, à l’occasion de la sortie de Lectures 1 : autour du politique. Entretien publié dans : France catholique, n°2338-17 janvier 1992