Caudillismo - Miguel Angel Asturias (1899-1974), "El señor Presidente" ( Monsieur le Président, 1946), "Hombres de maíz" (1949)  - Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888) , "Facundo" (1845) - José Mármol (1818-1871), "Amalia" (1855) - Ramón del Valle-Inclán (1866-1936), "Tirano Banderas" (1926) - Ciro Alegria (1909-1967), "El Mundo es ancho y ajeno" (1941, Vaste est le monde) - Martín Luis Guzmán (1887-1976), "La sombra del caudillo" (1928-1929) - Francisco Ayala (1906-2009), "Muertes de perro" (Morts de chien, 1958) - Augusto Roa Bastos (1917-2005),-  "Yo el Supremo" (Moi, le Suprême, 1974) - .....

Last update : 03/03/2017


La confiscation du pouvoir au profit d'un dictateur ou d'un groupe oligarchique est un phénomène politique  qui apparaît comme un mal endémique dont les racines plongent au plus profond des mentalités sud-américaines et qui remonte aux lendemains de l'éclatement de l'empire colonial espagnol. Avant la conquête, le cacique est le chef d'une tribu indienne. Après l'implantation espagnole, le cacique est un notable local, le chef d'une communauté au pouvoir patriarcal. Le "caudillo" est un chef militaire qui devient chef de bande puis chef d'Etat. Après le succès des luttes pour l'indépendance, bien des généraux n'acceptèrent qu'avec difficulté de rentrer dans le rang : ils profitèrent de leur puissance pour se tailler de petits empires qu'ils n'abandonnaient que lorsqu'un autre caudillo les renversait. Le caudillo désigne à la fois un pouvoir acquis par la violence et un type de rapport social fondé sur la seule force. Le "caudillismo" peut être un phénomène local, mais il prend souvent une dimension nationale à travers des personnages dont le charisme du cacique et la brutalité du caudillo mêlés font d'étonnants héros de roman...

 

Tous les personnages de caudillo reposent sur une expérience vécue par les écrivains et, bien souvent, sur la douloureuse épreuve personnelle de la prison et de l'exil. Parfois, le dictateur réel apparaît directement dans le roman : c'est le cas de Facundo Quiroza, dans "Facundo" (1845), de Sarmiento; de l'Argentin Rosas dans "Amalia" (1855), de José Marmol; du Mexicain Carranza dans "l'Aigle et le serpent" (1928), de M.J.Guzman; du Paraguyen Francia dans "Yo el Supremo" (1974), d'Augusto Roa Bastos. Mais le plus souvent le romancier campe un caudillo fictif qui sévit dans un pays à la situation spatiale et temporelle indécise mais qui fonctionne comme "un modèle réduit" de l'Amérique latine tout entière. Le roman du dictateur devient alors le roman de la dictature, conçue moins comme un régime inique que comme une dépravation profonde de la nature humaine, qui trouve dans le pouvoir absolu l'occasion de libérer et de satisfaire ses fantasmes :  le cubain Alejo Carpentier, dans "El recurso del método" (1974) ou le colombien Gabriel García Márquez, dans "El otoño del patriarca" (1976)... 


Miguel Angel Asturias (1899-1974) 

Né au Guatemala, Miguel Angel Asturias poursuit des études juridiques, participe dans les années 1920 au soulèvement contre le dictateur Manuel Estrada Cabrera, gagne Paris pour étudier l'anthropologie et commencer à écrire dans les années 1930; il entre en politique au Guatemala aux côtés de Jacobo Árbenz Guzmán, premier président du Guatemala à être élu au suffrage universel en 1951 et pourfendeur de l'explotation du pays par la United Fruit Company; il devient diplomate au Mexique, en Argentine, au Salvador, mais connaît l'exil en Argentine de 1954 à 1961, suite à  l'invasion du Guatemala par les marines nord-américains, qui renverse le régime. Il faudra attendre les années 1980 pour qu'un semblant de stabilisation s'impose enfin dans un pays déchiré pendant plusieurs décennies. Asturias est expulsé d'Argentine en 1962 pour ses positions en faveur de Castro, et trouve en Europe et en France la terre d'accueil qu'il recherche. Il reçoit le Prix Lénine pour la paix en 1966 et le Prix Nobel de littérature en 1967, puis est nommé ambassadeur par le gouvernement Méndez Montenegro de 1966 à 1970. Miguel Angel Asturias a écrit une trentaine d'ouvrages dont "El Señor Presidente", "Leyendas de Guatemala" (1930), publié en Espagne avec une lettre de Paul Valery en prologue, "Hombres de maíz" (1949, réputé pour sa complexité, "Mulata de tal" (1963), "Trilogía bananera" (Viento Fuerte, El Papa Verde, Los ojos de los enterrados, 1950-1960), "Week-end en Guatemala" (1956)...

 

"El señor Presidente" ( Monsieur le Président, 1946)

Asturias aborde le roman avec "El señor Presidente", caricature d'Estrada Cabrera auquel s'opposa Asturias, alors étudiant, au Guatemala: derrière la façade "de paix et de progrès" de la dictature, la peur, le désespoir, l'injustice rongent et décomposent toute la société avec son lot d'adulateurs, soutenu par l'armée et l'appareil de répression policière, de mouchards, de profiteurs malhonnêtes, et de prisonniers politiques...Ce n'est pas au Guatemala mais à Paris que fut écrit, entre 1925 et 1932, "Monsieur le Président", l'exemple le  plus représentatif, des lettres non seulement guatémaltèques mais hispano-américaines. Politiquement, socialement, littérairement, le roman exprime admirablement la pensée, l'idéologie de Miguel Angel Asturias. Ce roman est en effet la peinture, d'une dictature en Amérique centrale, celle du sinistre et solitaire Estrada Cabrera, figure historique (et qui devient ici mythique) du Guatemala au début de ce siècle. Monsieur le Président exerce son autorité, enfermé dans son palais, visible seulement de ses intimes; simple en apparence, mais dévoré par la passion du Pouvoir; affectueux avec ses familiers, mais hypocrite et prêt à les perdre au premier soupçon. C'est ce qui arrivera à son ami Miguel Visage d'Ange, coupable de ne pas avoir exécuté l'un de ses ordres monstrueux. Coupable par amour... Car Monsieur le Président est aussi l`histoire d'un amour - romantique parce qu'il est né du premier regard et pour toujours; "maléfique" dans un pays où chacun vit sous la menace, obligé de choisir entre la mort et la compromission (crime, malversation, délation).  On y retrouve l'écriture singulière d'Asturias, nourrie des rythmes narratifs propres aux mythes mayas aussi bien que du langage populaire guatémaltèque, et exaltée par une incessante invention d'images." (Editions Albin Michel, traduction par Georges Pillement et Dorita Nouhaud). Le roman fut tout d'abord un conte, "Los mendigos políticos" destiné à être publié dans un journal local, puis devint un roman avec un nouveau titre, "Tohil", en allusion à un dieu qui, dans la mythologie maya, exigeait des sacrifices humains pour étancher sa soif de sang. De retour en Amérique en 1946, le Fondo de Cultura Económica au Mexique refuse sa publication avec dit-on cette répartie, "Llévese a su señor presidente a otra imprenta" ("Emmenez votre Président dans une autre imprimerie") qui inspira le titre définitif. "Quienes lo sufrieron en la Guatemala de los años veinte pudieron verse retratados en lo que al sentimiento de vivir el pánico metido hasta los tuétanos se refiere", écrira Ariel Batres, "ceux qui l'ont souffert au Guatemala dans les années 1920 pourraient être dépeints via un sentiment de panique, qui se reflète dans la moelle de chacun.."

"Los pordioseros se arrastraban por las cocinas del mercado, perdidos en la sombra de la Catedral helada, de paso hacia la Plaza de Armas, a lo largo de calles tan anchas como mars, en la ciudad que se iba quedando atrás ingrima y sola.... Les rues apparaissaient peu à peu dans la clarté fuyante de l'aube, au milieu de toits et de champs qui dégageaient une fraîcheur d'avril. C'était par là-bas qu'apparaissaient au galop les mules qui livraient le lait, les oreilles des bidons de métal tintinnabulantes, harcelées par les cris et le fouet de leur muletier. C'était par là-bas que le jour se levait pour les vaches qu'on trayait au seuil des maisons riches ou aux coins des rues des quartiers pauvres, au milieu des clients qui, en voie de rétablissement ou de consomption, les yeux creux et vitreux, s'attardaient près de leur vache préférée et s'approchaient pour prendre le lait eux-mêmes, inclinant à merveille le verre pour y recevoir plus de liquide que de mousse. C'était par là-bas que passaient les porteuses de pain, la tête enfoncée dans le thorax, le dos rond, les jambes raidies et les pieds nus, traçant une piqûre de pas ininterrompus et hésitants sous le poids des énormes panières, panière sur panière, pagodes qui laissaient dans l'air une odeur de pâte feuilletée caramélisée et de sésame grillé. C'était par là-bas qu'on entendait l'aubade les jours de fête nationale, réveille-matin que promenaient des fantômes de cuivre et de vent, sons faits de saveurs, éternuements de couleurs, pendant que, l'aube pointi-pointant, sonnait dans les églises, timide et hardie, la cloche de la première messe, timide et hardie car si son tintement faisait partie du jour de fête à saveur de chocolat et de tourte de chanoine, les jours de fête nationale il sentait le fruit défendu. 

Fête nationale...

Des rues montait, avec une odeur de bonne terre, la joie des habitants qui jetaient de l'eau par les fenêtres afin qu'à leur passage soulèvent moins de poussière les soldats chargés de porter le drapeau jusqu'au Palais Présidentiel - drapeau fleurant bon le mouchoir tout neuf - ainsi que les voitures des notables qui se mettaient à la rue harnachés de pied en cap, docteurs en ceci ou cela trimbalant des armoires en redingote, généraux aux uniformes rutilants, empestant la chandelle - ceux-là coiffés de chapeaux de lumière, ceux-ci de tricornes de plumes - ainsi que le petit trot des employés subalternes dont l'importance se mesurait administrativement parlant d'après les frais d'enterrement que leur octroierait un jour l'Etat.

Seigneur! Seigneur! les cieux et la terre sont pleins de votre gloire! Le Président consentait à apparaître, satisfait du peuple qui le remerciait ainsi de toutes ses peines, isolé de tous, très loin, au milieu du groupe de ses intimes. Seigneur! Seigneur! les cieux et la terre sont pleins de votre gloire! Les femmes sentaient le divin pouvoir du Dieu Bien-Aimé. Les Princes de l'Eglise l'encensaient. Les journalistes du pays et de l'étranger se félicitaient d'être en présence d'une réincarnation de Périclès. Les juristes évoquaient un tournoi d'Alphonse le Sage. Les diplomates, Excellences de Tiflis, arboraient de grands airs, s'acceptant à Versailles, à la cour du Roi Soleil.

Seigneur! Seigneur! les cieux et la terre sont pleins de votre gloire! Les poètes se croyaient à Athènes, ainsi le proclamaient-ils au monde. Un sculpteur de saints se prenait pour Phidias et souriait en levant les yeux au ciel et en se frottant les mains, au bruit des applaudissements qui saluaient dans les rues le nom de l'éminent politique. Seigneur! Seigneur! les cieux et la terre sont pleins de votre gloire! Un compositeur de marches funèbres, fervent de Bacchus et du Saint Enterrement, se penchait à un balcon, sa figure couleur tomate, pour voir où était la terre. Mais, si les artistes s'imaginaient être à Athènes, les banquiers juifs se croyaient à Carthage, car le chef de l'Etat avait placé sa confiance en eux et, dans leurs coffres-forts sans fond, les gros sous du pays, à zéro virgule rien pour cent, placement qui leur permettait de s'enrichir avec les dividendes et de convertir la monnaie sonnante et trébuchante en prépuces circoncis. Seigneur! Seigneur! les cieux et la terre sont pleins de votre gloire! 

Visage d'Ange se fraya un passage entre les invités. (Il était beau et méchant comme Satan).

- Le peuple vous réclame, Monsieur le Président!

- ...Le peuple ?

Le maître mit dans ces deux mots un bacille d'interrogation. Le silence régnait autour de lui. Sous le poids d'une grande tristesse qu'il combattit vite avec rage pour la faire disparaître de ses yeux, il se leva et se dirigea vers le balcon. Ses intimes l'entouraient quand il apparut devant la foule. Un groupe de femmes venait commémorer l'anniversaire du jour où il avait échappé à la mort. Celle qui était chargée de prononcer le discours commença en voyant le Président:

- Fils du peuple...

Le maître avala sa salive amère, évoquant peut-être ses années d'études auprès de sa mère sans ressources, dans une ville pavée de mauvaises volontés; mais le favori, qui cherchait à le flatter, hasarda à voix basse:

- Jésus aussi était fils du peuple !...

- Fils du peuple, répéta la femme au discours, du peuple, ai-je dit : le ciel, en ce jour de radieuse beauté, s'est vêtu de soleil, sa lumière protège tes yeux et ta vie, et sur l'exemple du travail sacro-saint il nous enseigne que dans la voûte céleste à la lumière succède l'ombre, l'ombre de la nuit noire et sans pardon d'où sortirent les mains criminelles qui, au lieu de semer les champs, comme toi, Maître, tu nous l'enseignes, semèrent sous tes pas une bombe qui, malgré sa scientifique fabrication européenne, te laissa indemne... 

Des applaudissements nourris étouffèrent la voix de Langue de Vache - c'était le surnom de la commère qui lisait le discours - et, tels des éventails, les vivats en série agitèrent l'air jusqu'au héros du jour et à sa suite.

- Vive Monsieur le Président!

- Vive Monsieur le Président de la République!

- Vive Monsieur le Président Constitutionnel de la République!

- Qu'un ban résonne dans tous les cieux du monde pour ne finir jamais! Vive Monsieur le Président Constitutionnel de la République! Bienfaiteur de la Patrie! Chef du Grand Parti Libéral! Libéral de cœur et protecteur de la Jeunesse Studieuse!

Langue de Vache continua:

- Le drapeau aurait été flétri dans la boue s'ils avaient réussi, ces mauvais fils de la Patrie, soutenus dans leur projet criminel par les ennemis de Monsieur le Président. Ils n'avaient jamais songé que la main de Dieu veillait et veille sur votre précieuse existence, avec l'approbation de tous ceux qui, vous sachant digne d'être le Premier Citoyen de la Nation, vous entourèrent dans cet instant «tra-chic››; et ils vous entourent encore, et vous entoureront toutes les fois que ce sera nécessaire !

Oui, messieurs... mesdames et messieurs, aujourd'hui plus que jamais nous savons que, si s'étaient accomplis les funestes desseins de ce jour, de triste mémoire pour notre pays qui marche à la tête des peuples civilisés, la Patrie serait restée orpheline de son père et protecteur, elle serait tombée entre les mains de ceux qui, dans l'ombre, fourbissent leurs poignards pour en frapper la poitrine de la démocratie, comme l'a dit ce grand tribun qui s'appela Juan Montalvo!  Grâce à vous, le pavillon flotte toujours, intact, et l'oiseau n'a pas fui le blason de la patrie, oiseau qui, comme le tennix, renaquit des cendres, des mains - se corrigeant - des "mâmes" qui déclarèrent l'indépendance nationale dans cette aurore de liberté d'Amérique, sans répandre une seule goutte de sang, ratifiant de telle sorte ce désir de liberté qu'avaient manifesté les "mâmes" -  se corrigeant - les "mâmes" des Indiens qui luttèrent jusqu'à la mort pour la conquête de la liberté et du droit!

Donc, messieurs, c'est pour cela que nous venons féliciter aujourd'hui le plus illustre protecteur des classes nécessiteuses, qui veille sur nous avec l'amour d'un père et qui mène notre pays, comme je l'ai déjà dit, à l'avant-garde du progrès auquel Fulton donna l'impulsion avec la découverte de la vapeur et que Juan Santa Maria défendit de l'intrusion du flibustier en mettant le feu à la poudrière fatale dans les terres de Lempira. Vive la Patrie! Vive le Président Constitutionnel de la République, Chef du Parti Libéral! Bienfaiteur de la Patrie, protecteur de la femme sans défense, de l'enfant et de l'instruction! "

Les vivats de Langue de Vache se perdirent dans un incendie de cris qu'une mer d'applaudissements éteignit. Le Président répondit quelques mots, la main droite crispée sur le balcon en marbre, de trois-quarts pour éviter d'exposer sa poitrine, promenant son visage d'une épaule à l'autre pour voir la foule, le sourcil froncé, les yeux baladeurs. Hommes et femmes essuyèrent plus d'une larme.

- Si Monsieur le Président rentrait, prit sur lui de dire Visage d'Ange en l'entendant renifler, cette populace l'affecte trop...

Le Président du Tribunal Spécial se précipita vers le Président qui revenait du balcon, entouré de quelques amis, pour lui faire part de la fuite du Général et le féliciter avant les autres de son discours; mais, comme tous ceux qui s'étaient approches dans cette intention, il s'arrêta à mi-chemin, retenu par une crainte étrange, par une force surnaturelle et, pour ne pas rester la main en l'air, il la tendit à Visage d'Ange.

Le favori lui tourna le dos, et c'est la main en l'air que le Président du Tribunal entendit alors la première d'une série d'explosions qui, comme dans une décharge d'artillerie, se succédèrent en un instant. Et on entend des cris; et on saute, et on court, on piétine les chaises renversées, et les femmes ont des crises de nerfs; et on entend les pas des soldats qui s'éparpillent comme des grains de riz, la main sur leur cartouchière qui ne s'ouvre pas assez vite, le fusil chargé, parmi des mitrailleuses, des miroirs brisés, des officiers, des canons... Un colonel se perdit vers le haut d'un escalier, rengainant son revolver. Un autre descendait un escalier en colimaçon  en rengainant son revolver. Ce n'était rien. Un capitaine franchit une fenêtre en rengainant son revolver. Un autre gagna la porte en rengainant son revolver. Ce n'était rien. Ce n'était rien! Mais l'atmosphère était glaciale. La nouvelle se répandit dans les salons en désordre. Ce n'était rien. Peu à peu les invités se rassemblèrent; celui-ci avait mouillé sa culotte de peur, celui-là en avait perdu ses gants, et ceux qui reprenaient des couleurs ne pouvait récupérer la parole, et ceux qui retrouvaient la parole manquaient toujours de couleurs. Ce que personne ne put dire ce fut par où et à quel moment avait disparu Monsieur le Président.

Par terre gisait, au pied d'un escalier, le premier tambour de la musique militaire. Il avait roulé depuis le premier étage avec son tambour et tout, leur faisant le coup du "sauve-qui-peut"....


 "Facundo" (1845), de Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888)

Natif de San Juan, aux pieds des Andes, l'argentin Domingo Faustino Sarmiento s'exila par deux fois au Chili en 1831 et 1840 pour dénoncer la dictature de Juan Manuel de Rosas (1835-1852), objet de son essai ""Facundo o Civilización y Barbarie, Vida de Juan Facundo Quiroga" (1845) : cette dictateure n'est au fond que la conséquence de deux visions antonomiques qui traversent la société argentine, le monde urbain, dit civilisé, d'origine européenne, et le monde rural, dominée par la personnalité du "gaucho", semi-nomade, individualiste et sauvage, dont le caudillo Juan Facundo Quiroga est l'archétype. Rosas, l'allié de ce dernier, est alors représenté ici, via des procédés parfois quelque peu romanesques, comme l'homme des trahisons. Le libéral Sarmiento restera partagé entre ces deux aspirations, le "gaucho" et le "désir d'accession à la civilisation" tout au long de d'un parcours qui le conduira à devenir député, sénateur, ministre d'État, ambassadeur aux États-Unis, et président de la République entre 1868 et 1874. Singulier parcours durant lequel il écrivit notamment "Recuerdos de provincia" (1850), autobiographique, "Viajes por África, Europa y América" (1849), récit de ses expériences à l'étranger, "Vida de Dominguito" (1886), récit portant sur la vie de son fils adoptif décédé au Paraguay, "Educación Popular"... "El que muere en esas ejecuciones del capataz no deja derecho a ningún reclamo, considerándose legítima la autoridad que lo ha asesinado. Así es como en la vida argentina empieza a establecerse el predominio de la fuerza bruta, la preponderancia del más fuerte, la autoridad sin límites y sin responsabilidad de los que mandan, la justicia administrada sin formas y sin debates", écrira-t-il...


"Amalia" (1855), de José Mármol (1818-1871)

On a pu dire que la littérature argentine est née de deux événements majeurs, l'apparition du Romantisme en 1830, puis l’exil massif des écrivains sous le gouvernement de Juan Manuel de Rosas dès 1838 : le gouverneur de Buenos Aires a gouverné l’Argentine une première fois entre 1829 et 1832 et une seconde fois entre 1835 et 1852, et c’est au cours de ce dernier mandat qu'il a acquis sa réputation de tyran. Natif de Buenos Aires, proche de cette fameuse génération "libérale" de 1838 que mena le poète et nouvelliste Esteban Echeverria (1805-1851) contre la dictature de Rosas (1835-1852), Mármol est emprisonné en 1839 et doit s'exiler à Montevideo : la plupart de ses œuvres datent de ces années d'exil pendant lesquelles il voyage à travers l'Amérique du Sud, et , en 1851, commence la publication de son célèbre roman, "Amalia" : il met en scène et dénonce à la façon d'un documentaire détaillé les mœurs policières dans le Buenos Aires de l'année 1840 et multiples horreurs engendrées par la dictature de Rosas au travers des amours tragiques de la belle Amalia et d'Eduardo Belgrano qui tentait de fuir le pays. Et l'auteur argentin mêle la fiction et sa propre histoire personnelle (prison et fuite)...

"El 4 de mayo de 1840, a las diez y media de la noche, seis hombres atravesaban el patio de una pequeña casa de la calle de Belgrano, en la ciudad de Buenos Aires. Llegados al zaguán, oscuro como todo el resto de la casa, uno de ellos se detiene, y dice a los otros:

-Todavía una precaución más.

-Y de ese modo no acabaremos de tomar precauciones en toda la noche -contesta otro de ellos, al parecer el más joven de todos, y de cuya cintura pendía una larga espada medio cubierta por los pliegues de una capa de paño azul que colgaba de sus hombros.

-Por muchas que tomemos, serán siempre pocas -replica el primero que había hablado-. Es necesario que no salgamos todos a la vez. Somos seis; saldremos primeramente tres, tomaremos la vereda de enfrente, un momento después saldrán los tres restantes, seguirán esta acera, y nuestro punto de reunión será la calle de Balcarce, donde cruza con la que llevamos.

-Bien pensado.

-Sea, yo saldré delante con Merlo, y el señor -dijo el joven de la espada a la cintura, señalando al que acababa de hacer la indicación.

Y, diciendo esto, tiró el pasador de la puerta, la abrió, se embozó en su capa, y atravesando a la acera opuesta con los personajes que había determinado, enfiló la calle de Belgrano, con dirección al río. Los tres hombres que quedaban salieron dos minutos después, y luego de haber cerrado la puerta, tomaron la misma dirección que aquéllos, por la acera prefijada..."


Dans les années 1910-1920, c'est le Mexique qui occupe le devant de la scène sud-américaine.  La révolution mexicaine,  qui entend renverser la dictature de Porfirio Díaz, se mue rapidement en une révolte générale. En 1913, Francisco Madero est chassé du pouvoir par celui qu'il a lui-même nommé à la tête de l'armée, le général Victoriano Huerta. Ce dernier ne reste au pouvoir que quelques mois, incapable de s'imposer ni aux groupes réclamant la réforme agraire conduits par Venustiano Carranza, Pancho Villa et Emiliano Zapata, ni aux Américains....


 "Tirano Banderas" (1926), de l'espagnol Ramón del Valle-Inclán (1866-1936)

En sous-titre de "Novela de tierra caliente", le roman "Tirano Banderas" inaugure, dit-on, la fameuse tradition du portrait du dictateur latino-américain. L'intrigue se déroule dans un pays imaginaire d'Amérique centrale, la Républica de Santa fe de Tierra firme, à la fin du XIXe siècle, sur lequel règne un Santos Bandera qu'une révolte libératrice va liquider en trois jours de complots et de tragédie. Le roman est construit avec une grande inventivité de langage et sous forme d'une quasi pièce de théâtre particulièrement éblouissante et efficace. Natif de Vilanova de Arosa (Pontevedra), le dramaturge, romancier et journaliste espagnol Ramón del Valle-Inclán assume un personnage de dandy, extravagant, contradictoire, conservateur et révolutionnaire, rénovateur de la littérature espagnole qui n'hésite pas à parcourir le Mexique en 1892 puis en 1922 en plein sursaut post-révolutionnaire. Galicien dans l'âme dans ses nombreux textes en prose, sa carrière théâtrale prend son essor après 1910 lorsqu'il accompagne en Argentine l'actrice Jesfina Blanco devenue son épouse (1907). Valle-Inclán les suivit tour à tour. Sa première manière, marquée par la mélodie des rythmes, l'éclat des images, l'exaltation et le raffinement des sensations, en fait, auprès de Rubén Darío et de Juan Ramón Jiménez, l'un des plus grands artistes du «  modernisme » en Espagne.

Sinfonía del Trópico-Primera Parte

"anta Fe de Tierra Firme —arenales, pitas, manglares, chumberas— en las cartas antiguas, Punta de las Serpientes. 

Sobre una loma, entre granados y palmas, mirando al vasto mar y al sol poniente, encendía  los azulejos de sus redondas cúpulas coloniales San Martín de los Mostenses. En el campanario sin campanas levantaba el brillo de su bayoneta un centinela. San Martín de los Mostenses, aquel desmantelado convento de donde una lejana revolución había expulsado a los frailes, era, por mudanzas del tiempo, Cuartel del Presidente Don Santos Banderas. —Tirano Banderas—. 

El Generalito acababa de llegar con algunos batallones de indios, después de haber fusilado a los insurrectos de Zamalpoa: Inmóvil y taciturno, agaritado de perfil en una remota ventana, atento al relevo de guardias en la campa barcina del convento, parece una calavera con antiparras negras y corbatín de clérigo. En el Perú había hecho la guerra a los españoles, y de aquellas campañas veníale la costumbre de rumiar la coca, por donde en las comisuras de los labios tenía siempre una salivilla de verde veneno. Desde la remota ventana, agaritado en una inmovilidad de corneja sagrada, está mirando las escuadras de indios, soturnos en la cruel indiferencia del dolor y de la muerte. A lo largo de la formación chinitas y soldaderas haldeaban corretonas, huroneando entre las medallas y las migas del faltriquero, la pitada de tabaco y los cobres para el coime. Un globo de colores se quemaba en la turquesa celeste, sobre la campa invadida por la sombra morada del convento. Algunos soldados, indios comaltes de la selva, levantaban los ojos. Santa Fe celebraba sus famosas ferias de Santos y Difuntos. Tirano Banderas, en la remota ventana, era siempre el garabato de un lechuzo..."


 "La sombra del caudillo" (1928-1929), de Martín Luis Guzmán (1887-1976)

Témoin privilégié des arcanes de la Révolution mexicaine, Martín Luis Guzmán a su démonter le fonctionnement du système politique mexicaine naissant et de ses dérives, notamment dans ses deux principales caractéristiques, le fameux "caudillisme" qui, sous une apparence populiste, ne fait qu'installer les éléments de sa prise de pouvoir et de conservation par tous les moyens de celui-ci, et l'apathie des masses populaires...

Natif de Chihuahua, le romancier mexicain Martin Luis Guzman devient le secrétaire de Pancho Villa après le coup d'Etat du général Victoriano Huerta qui renverse le président Francisco Madero en 1913. C'est aussi le point de départ du roman "El aguila y la serpiente" (L'Aigle et le serpent, 1928), qui va couvrir la phase la plus sanglante de la révolution, de 1913 à 1915 : il y révèle non seulement  sa fascination pour les grandes figures de la révolution de 1910 (Vasconcelos, Pancho Villa, Venustiano Carranza, Álvaro Obregón, Emiliano Zapata), et son attachements aux mythes fondateurs du Mexique, mais plus encore que les autres romanciers de la révolution mexicaine (Gregorio López y Fuentes (1895-1966), "La Tierra", 1933, "El Indio", 1935; Rafael Felipe Muñoz (1899-1972), "Vámonos con Pancho Villa!", 1931; Mariano Azuela (1873-1952),  "Los de abajo", 1916) Martín Luis Guzmán propose une analyse sans concession des différents protagonistes et épisodes avec un style suffisamment puissant pour donne une grande vérité à cette fresque par ailleurs mal équilibrée. Il vivra en Espagne de 1925 à 1936 puis regagnera sa patrie pour se consacrer à la littérature... 

 

Dans "La sombra del caudillo" (1928-1929, L'Ombre du caudillo), Martín Luis Guzmán évoque avec une précision d'autant plus froide et détaillée que l'on sent son regard désormais désabusé qu'il jette sur la révolution mexicaine, les machinations qui ont agité la fin de la présidence du général Álvaro Obregón (1920-1924)  et de celle de Plutarco Elias Calles (1924-1928). Son point de départ historique est l'assassinat du général Francisco Serrano, candidat à la présidence du Mexique en 1927, point de départ à partir duquel l'écrivain installe ses deux protagonistes, le général Ignacio Aguirre, honnête, idéaliste, démocrate, et Hilario Jimenez le corrompu, l'ambitieux, qui vont s'affronter dans un combat sans merci, fait d'attentats, de supplices et d'arrestations, au nom de la liberté... 

"El Cudillac del general Ignacio Aguirre cruzó los rieles de la calzada de Chapultepec y vino a parar, haciendo rápido esguince, a corta distancia del apeadero de "Insurgentes".

Saltó de su sitio, para abrir la portezuela, el ayudante del chofer. Se moüeron con el cristal, en reflejos pavonados, trozos del luminoso paisaje urbano en las primeras horas de la tarde -perfiles de casas, árboles de la avenida, azul de cielo cubierto a trechos por cúmulos blancos y grandes...

Y así transcurrieron varios minutos.

En el interior del coche seguían conversando, con la animación característica de los jóvenes políticos de México, el general Ignacio Aguirre, ministro de la Guerra, y su amigo inseparable, insubstituible, íntimo: el diputado Axkaná. Aguirre hablaba envolviendo sus frases en el levísimo tono de despego que distingue al punto, en México, a los hombres públicos de significación propia. A ese matiz reducía, cuando no mandaba, su autoridad inconfundible. Axkaná al revés: dejaba que las palabras fluyeran, esbozaba teorías, entraba en generalizaciones y todo lo subrayaba con actitudes que a un tiempo lo subordinaban y sobreponían a su interlocutor, que le quitaban importancia de protagonista y se la daban de consejero. Aguirre era el político militar; Axkaná, el político ciül; uno, quien actuaba en las horas decisivas de las contiendas públicas; otro, quien creía encauzar los sucesos de esas horas o, al menos, explicarlos.

-Por momentos, el estrépito de los tranvías -fugaces en su carrera a lo largo delacalzada-resonaba en el interior del coche. Entonces los dos amigos, forzando lavoz, dejaban traslucir nuevos matices de sus personalidades distintas. En Aguirre se manifestaban asomos de fatiga, de impaciencia. En Axkaná apuntaba una rara maestría de palabra y de gesto, sin menoscabo de su aire reflexivo, lleno de reposo.

Ambos, al fin, dieron señales de despedirse mientras reducían a conclusiones breves el tema de su charla.

Dijo Aguirre:

-Quedamos entonces en que tú convencerás a Olivier de que no puedo aceptar la candidatura a la Presidencia de la República...

-Por supuesto.

-Y que él y todos deben sostener aliménez, que es el candidato del Caudillo...

-También. Axkaná tendió la mano. Aguirre insistió:

-¿Con los mismos argumentos que acabas de exponerme?

-Con los mismos.

Las manos se juntaron.

-¿Seguro?

-Seguro.

-Hasta la noche entonces.

-Hasta la noche.

Y Axkaná brincó fuera del auto con ágil movimiento..."

 

L'adaptation cinématographique que réalisa Julio Bracho Pérez-Gavilán (1909-1978) de "La sombra del caudillo" (1960), avec Tito Junco dans le rôle d'Ignacio Aguirre et Carlos López Moctezuma Pineda, se heurta à la censure pendant pratiquement une trentaine d'années tant le texte de Martín Luis Guzmán se montre corrosif dans son évocation implacable de la conduite du pouvoir qui suit la Révolution mexicaine...


Dans les années 1930, au Nicaragua,  Tacho Somoza, assassin de Cesar Augusto Sandino, prend le pouvoir en 1936, soutenu par les Etats-Unis, et établit une dictature fortement anticommuniste que ses descendants perpétueront jusqu'en 1979. Gerardo Machado (1871-1939), élu président à Cuba transforme son régime en dictature et ne sera chassé du pouvoir qu'en 1933.  

Dans les années 1940, Getulio Vargas qui a  instauré en 1937, au Brésil, "l'Etat Nouveau", est chassé par un coup d'Etat militaire en 1945, avant d'être élu en 1951 président de la République. En Argentine, après une première tentative ratée de coup d'Etat en juin 1943, l'armée réussit "le coup d'Etat des colonels", et, en 1946, Juan Domingo Peron, colonel de la junte, est élu président de la République. Au Salvador, le général Salvador Castañeda accède au pouvoir par un coup d'Etat en 1945 et dirige le pays jusqu'en 1948, date à laquelle lui succède "un conseil révolutionnaire civil et militaire". Au Pérou, le général Manuel Odria (1897-1974) est porté au pouvoir par un coup d’État militaire en octobre 1948 et se retire du pouvoir en 1956 en ayant mené un mélange de populisme et de répression. 


Dans les années 1950, au Guatemala, le gouvernement élu de Jacobo Arbenz est renversé par un putsch soutenu par les Etats-Unis, marquant le début de 40 années d'exactions des escadrons de la mort, qui feront plus de 200 000 victimes. Au Paraguay, le général Alfredo Stroessner prend le pouvoir en 1954 et instaure une longue dictature, alliage de népotisme, de corruption et de violences, et qui perdurera jusqu'en 1989.  Le Costa Rica fera lui l'objet de plusieurs tentatives de renversement du régime du président José Figueres dans les années 1950 puis dans les années 1970.


"El Acoso" (1958, Chasse à l'homme), d'Alejo Carpentier (1904-1980) 

"Mucho me interesaba observar el vuelo de las aves de la tierra y del mar, pues estas suelen ser más avisadas que el hombre en escoger los rumbos que le convienen.." - Natif de La Havane, d'un père français et d'une mère russe, émigrés en 1902 à Cuba, toute la vie d'Alejo Carpentier, si sensible à la littérature et à la musique, fut marquée par les dictatures et les régimes autoritaires. Son enfance coïncide avec les premières années de la jeune République Indépendante de Cuba, suite à la défaite de l'Espagne dans sa guerre contre les Etats-Unis. En 1926, Alejo Carpentier voyage au Mexique et fait la connaissance de Diego Rivera. Mais dès 1927, il est emprisonné pendant sept mois pour avoir signé un manifeste s'opposant au dictateur Machado, et c'est par l'intermédiaire du poète Robert Desnos qu'il quitte Cuba pour la France, y reste onze années et fréquente les surréalistes, le "merveilleux" d'André Breton, Leiris, Artaud, Prévert, Vitrac, Paul Eluard, Pablo Picasso, puis c'est en Espagne, celle de Federico García Lorca, Rafael Alberti Merello, José Bergamín et Pedro Salinas, qu'il apprend la défaite de Machado à Cuba. En 1937, il regagne Cuba résolu "à peindre le monde l'Amérique". Le "réalisme magique", son long séjour au Venezuela (14 ans) et sa prose classico-baroque forment la matière de ses romans à partir de 1949 :  "Los pasos perdidos" (Le Partage des eaux, 1953), journal imaginaire d'un musicien cubain qui essaie de définir la vraie relation établie entre l'Espagne et l'Amérique après la conquête espagnole, "El reino de este mundo" (Le Royaume de ce monde, 1948), qui traite de la révolution haïtienne et du tyran Henry Christophe qui prit le pouvoir à Haïti en 1811, "El Siglo de las Luces" (Le siècle des Lumières, 1962), roman historique dont l'action se situe dans les Antilles à l'époque révolutionnaire,  "El acoso", "El Derecho de Asilo", "El recurso del método", "Concierto barroco" (1976), dans lequel il expose ses opinions sur le mélange des cultures en Amérique latine, "El arpa y la sombra" (1979). Entre-temps, il aura intégré définitivement à Cuba en 1959, sur les pas du triomphe de la Révolution cubaine, pour être nommé administrateur général de la Editorial de Libros Populares de Cuba y el Caribe.

 

"El Acoso" (1958, Chasse à l'homme)

 "El Acoso" a pour cadre la "longue période de désordres" qui suivit la tyrannie du président Machado (1925-1933) : "histoire de factions déchirées, quand l'idéal cède la place à la lutte pour le pouvoir à tout prix, et que les membres de l'ancien clan ne savent plus très bien qui est qui, ni pour qui ni pour quoi. Quand, écrivait Fuentes, la guerre ne se fait plus sur les champs de bataille de l'honneur militaire, mais dans les arrière-boutiques de la terreur politique". (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Cuba) par René L.-F. Durand). Le récit tient dans les quarante-six minutes que dure l'exécution de la Symphonie héroïque de Beethoven, à l'intérieur du théâtre où l'étudiant pourchassé par les camarades qu'il a dénoncé va être abattu. 

"« Sinfonia Eroica, composta per festeggiare il souvenire di un grand'Uomo, e dedícata a Sua Alteza Serenissima il Principe di Lobkowítz, da Luigi Van Beethoven, op. 53, N° III delle Sinfonie... ›› Et ce fut le claquement de porte qui le fit sursauter, brisant l'orgueil puéril qu'il éprouvait à comprendre ce texte. Les franges du rideau balayèrent sa tête, puis revinrent à leur place en tournant plusieurs pages du livre. Tiré de sa lecture, il associa des idées de surdité - le Sourd, les inutiles cornets acoustiques... - à la sensation qu'il avait de percevoir à nouveau le vacarme qui l'entourait. Surpris par l'averse, les spectateurs dispersés sur le grand escalier d'honneur regagnaient le vestibule tout en riant et en bousculant les gens serrés qui s'interpellaient à tue-tête par-dessus les épaules nues, prisonniers de la pluie qui s'accumulait dans les creux des bâches et se déversait ensuite, comme à pleins seaux, sur les marches de granit. Bien que la sonnerie eût retenti pour la seconde fois, ils demeuraient tous là, serrés comme harengs en caque, afin de respirer l'odeur d'humidité, de ficus verts, de pelouses mouillées, qui rafraîchissait les visages en sueur, mêlée aux exhalaisons de la terre et des écorces, dont les fissures se refermaient, au bout d'une longue sécheresse. Après un crépuscule étouffant, les corps paraissaient relâchés, et partageaient le soulagement des plantes épanouies dans les pergolas du parc. Les plates-bandes, encadrées de buis, exhalaient des vapeurs de champ fraîchement labouré. «C'est un temps à faire ce que je sais ››, murmura quelqu'un, tout en regardant la femme qui s'adossait au grillage de la caisse, dont un renard cachait le profil, et qui ne semblait pas considérer comme un homme celui qui était derrière elle, puisqu'elle venait de soulager la gêne que lui causait un dessous très intime - peu lui importait, naturellement, qu'il le vît - d'un geste précis et désinvolte. "Derrière une grille comme les singes", disaient les ouvreurs pour se moquer de ce caissier différent des autres, qui restait jusqu'à la fin des concerts, alors qu'il pouvait s'en aller après la vérification de dix heures, bien que le règlement spécifiât: "Une demi-heure avant la fin du spectacle." Il voulut humilier la femme au renard, en lui faisant comprendre qu'il l'avait vue, et, avec des ruses de comptable, laissa tomber une poignée de pièces sur le marbre étroit de sa caisse. L'autre, dégageant son profil, regarda les mains suspendues sur les pièces - on ne regardait jamais que ses mains - et refit le geste. Pareille impudeur signifiait qu'il n'existait pas pour les femmes qui emplissaient le hall, tâchant de demeurer à l'endroit où un miroir pût leur renvoyer l'image de leurs coiffures et de leurs atours. Les fourrures, portées par une telle chaleur, faisaient perler des gouttes de sueur sur les cous et les décolletés; pour se libérer de leur poids, elles les laissaient glisser, les suspendant de coude à coude tels des trophées de chasse. Le regard du caissier s'évada de ce monde tout proche et cependant inaccessible. Au-delà des corps, il y avait le parc aux colonnes abandonnées à l'averse, et au-delà du parc, derrière les arcades enveloppées de ténèbres, la grande maison du Mirador -- autrefois villa entourée de cyprès, flanquée maintenant de l'affreux édifice où il vivait sous les dernières cheminées, dans la chambre de bonne dont la lucarne ajoutait le dessin de sa forme géométrique aux losanges, aux cercles et aux triangles d'une décoration abstraite. Dans l'immeuble, dont le vieux matériau, tout écaillé sur les vases et les balustres, conservait tout au moins le prestige d'un style, on devait veiller un mort: des ombres en effet avaient empli la terrasse toujours déserte à cause du soleil trop violent ou de la nuit trop dense, jusqu'au premier coup de tonnerre. D'en bas il contemplait avec tendresse cet étage délabré, tombé entre les mains peu soigneuses de locataires pauvres, et qui ressemblait tant aux maisons mal éclairées de son village, où allumer des cierges funéraires, entre des murs à la peinture écaillée et des cages recouvertes de nappes, équivalait à l'illumination somptueuse d'un tabernacle, au milieu de meubles dont l'étincelante dorure des candélabres faisait ressortir la pauvreté. On connaissait alors la pompe d'une veillée sous le toit rempli de gouttières; l'argent et le bronze brillaient, des dignitaires en deuil la rehaussaient de leur solennelle présence et de trop hautes lumières faisaient apparaître parfois les toiles d'araignées tendues entre les poutres piquées des vers. (Puis, ceux qui, comme lui, étudiaient un instrument, devaient expliquer aux voisins que la révision des exercices ne signifiait pas une transgression du deuil, et que l'apprentissage de la «musique classique» était compatible avec la douleur éprouvée à la mort d'un parent...) "Dans ces moments, il cache aux hommes sa maladie; il vit seul à seul avec ses démons: l'amour blessé, l'espoir et la douleur." Il était là, juché sur son tabouret, adossé contre le rideau de damas élimé, dans cette caisse large comme un tiroir, parce qu'il comprenait ce qui est grand, qu'il admirait ce que d'autres entouraient de portes fermées à sa pauvreté. Cette conscience lui rendait sa fierté devant les molles épaules, marquées comme par la pression d'un pouce aux omoplates, que la femme appuyait, après avoir laissé glisser son renard, contre les minces barreaux, là, à portée de sa main. " “Le courage qui souvent me possédait, aux jours d'été, a disparu”, écrit-il dans le Testament. Et c'est le froid de la fosse et l'odeur du Néant. Dans la maison perdue d'Heiligenstadt, à cette époque sans lumière, Beethoven hurle à la mort." Il avait repris la lecture du livre, sans plus penser aux êtres qui allaient, dans l'éclat des bijoux et du linge empesé, des glaces aux colonnes, du perron aux lyres et aux sistres des statues, au cours de cet entracte trop prolongé par le Maestro, qui faisait encore travailler aux cors le trio du Scherzo et retentir des sonates de vénerie dans l'arrière-fond de la scène. "Derrière une grille comme les singes". Mais lui savait du moins comme le Sourd, un jour, après avoir brisé le buste d'un Puissant, lui avait crié au visage: Prince, ce que vous êtes, vous l'êtes par le hasard de la naissance; ce que je suis, je le suis par moi!..."

 

"El recurso del metodo" (1974, Le recours de la méthode), d'Alejo Carpentier (1904-1980) 

Nueva Cordoba est un tyran "éclairé" qui parle peinture et musique dans les salons parisiens de la Belle Epoque, loin apparemment de tout comportement autoritaire. Mais un soulèvement militaire dans son pays l'oblige à intervenir et ce "cartésien" dans ses discours se révèle barbare dans son comportement répressif. "L'histoire déboussolée de l'Amérique latine dépasse, sous la plume d'Alejo Carpentier, la plus folle des fictions et devient fresque baroque où se pressent les archétypes du Nouveau Monde : généraux, séditieux, intellectuels, rêveurs, politiciens véreux. Parmi eux l'Étudiant, incarnation de l'espoir. Derrière lui, tout un peuple analphabète et haut en couleur dont le romancier cubain décrit, comme nul autre, les fêtes et les défaites. Mais aussi le Dictateur, dont on suit les aventures depuis le début du siècle jusqu'à son expulsion de son propre pays, vers les années vingt, et sa mort à Paris aux alentours de 1930. L'Amérique hispanique, selon Alejo Carpentier, est le monde anticartésien par essence. Pour la décrire, il faut inventer l'envers du Discours de la méthode. Tel est le sens de ce Recours, des mille péripéties fantastiques du vécu décrites dans une langue dont la perfection éblouit autant que l'humour." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Cuba) par René L.-F. Durand)

"Primer capítulo

 … pero, si acabo de acostarme. Y ya suena el timbre. Seis y cuarto.

       No puede ser. Siete y cuarto, acaso. Más cerca. Ocho y cuarto. Este despertador será un portento de relojería suiza, pero sus agujas son tan finas que apenas si se ven. Nueve y cuarto. Tampoco. Los espejuelos. Diez y cuarto. Eso sí. Además, el día se pinta en color de media mañana sobre el amarillo de las cortinas. Y es lo mismo de siempre cuando vuelvo a esta casa: abro los ojos con la sensación de estar allá, por la hamaca esta que me acompaña a todas partes —casa, hotel, castillo inglés, Palacio nuestro… — porque nunca he podido descansar en rígida cama de colchón y travesaño. Necesito un acunado de chinchorro para ovillarme, con su cabuyera para mecerme. Y es otra mecida y un bostezo, y otra mecida al sacar las piernas y poner los pies a buscar mis pantuflas que se me extravían en los colores de la alfombra persa. (Allá, siempre atenta a mis despertares, me las hubiera calzado ya la Mayorala Elmira, que debe estar durmiendo en su camastro de campaña —ella también tiene sus manías—, de pechos sueltos y enaguas por las caderas, en la noche del otro hemisferio). Unos pasos hacia la claridad.

       Halar el cordón de la derecha y se abre, con ruido de anillas, arriba, el escenario de la ventana. Pero, en vez de un volcán —nevado, majestuoso, lejano, antigua Morada de Dioses— se me acerca el Arco de Triunfo detrás del cual está la casa de mi gran amigo Limantour, que fue ministro de Don Porfirio, y con quien tanto se aprende cuando se pone a hablar de economía y jodederas nuestras. Leve ruido de puerta. Y aparece Sylvestre, con su chaleco rayado, alzando la bandeja de plata —espesa y hermosa plata de mis minas: Le café de Monsieur. Bien fort comme il l’aime. A la façon de lábas… Monsieur a bien dormi?… Las tres cortinas de brocado son corridas, ahora, una tras otra, mostrando, en buen sol para jornada hípica, las esculturas de Rude. El niño-héroe de los cojoncillos al aire, llevado a combate por un caudillo desmelenado y corajudo de los que —¡si lo sabré yo!— aullando epinicios pasan de la vanguardia a la retaguardia si la cosa se pone fea. Le Journal, ahora L’Excelsior, cuyas páginas, por sus muchas fotos, vienen a ser un cinematógrafo de la actualidad. L’Action Française, con las recetas gastronómicas de Pampille que mi hija señala cada día, con lápiz rojo, a la atención de nuestro excelente cocinero, y el imprecatorio editorial de Léon Daudet, cuyas geniales, apocalípticas injurias —expresión suprema de la libertad de prensa— promoverían duelos, secuestros, asesinatos y balaceras cotidianas en nuestros países. Le Petit Parisien: Sigue la rebelión de Ulster, con gran concertante de ametralladoras y arpas irlandesas: universal indignación produce la segunda recogida de perros de Constantinopla, condenados a devorarse, unos a otros, sobre una isla desierta; nuevos bochinches en los Balcanes, eterno avispero, polvorín de siempre, que mucho se me parecen, por ello, a nuestras provincias andinas. Todavía me acuerdo —era en mi pasado viaje— las ceremonias de recibimiento del Rey de los Búlgaros. Pasó por aquí, junto al Presidente Fallières, exhibiendo su empenachada y entorchada majestad (se me pareció por un momento al Coronel Hoffmann) en un soberbio landó de aparato, mientras la banda de la Guardia Republicana, apostada al pie del monumento napoleónico, tocaba Platcha divitza, Chuma Maritza, con gran lujo de trompetas, clarinetes y bombardinos, realzado por una casi zarzuelera combinación de flautín y triángulo. Vive le Roi! Vive le Roi!, gritaba una multitud republicana, añorante, en el fondo, de tronos, coronas, cetros y maceros, muy pobremente sustituidos, en cuanto a espectáculo, por los presidentes de frac y banda escarlata en el chaleco, que mueven la chistera, de cabeza a rodillas, en gesto de saludo harto parecido al de los ciegos que piden limosna después de haber buscado el sonsonete de La jambe en bois en las negras honduras de una ocarina. Once menos veinte. Felicidad de una agenda cerrada —tirada— en el velador arrimado a la hamaca, sin un horario de audiencias, visitas oficiales, presentación de credenciales, o alardosa entrada de militares que te llegan así, de repente, fuera de programa, a compás de botas y espuelas. Pero he dormido más de lo acostumbrado y es que anoche, claro, anoche —y muy tarde— me he tirado a una hermanita de San Vicente de Paul, vestida de azul añil, con toca de alas almidonadas, escapulario entre las tetas, y disciplina de cuero de Rusia en la cintura."


"Muertes de perro" (Morts de chien, 1958), Francisco Ayala (1906-2009)

Natif de Grenade, l'espagnol Francisco Ayala, professeur de droit politique et de sociologie jeté dans l'exil par la Guerre civile, en 1939, - réfugié à Buenos Aires, à Porto-Rico, aux Etats-Unis, jusqu'en 1980 -, entend dénoncer de manière caricaturale les dictatures sous toutes leurs formes, notamment à travers un dictateur centre-américain, Ramon Bocanegra. Dans "Muertes de perro" (1958), puis dans "El fondo del vaso" (1962), Francisco Ayala entend mettre en garde contre les effets de cette corruption politique que fait subir le mécanisme de la dictature au tissu social tout entier : le fait que l'assassinat du dictateur puisse plonger son pays dans un chaos insondable sans qu'aucun ordre social semble semble ne pouvoir se substituer révèle tout le pessimisme de l'écrivain quant à notre monde contemporain ("El jardin de las delicias", 1971).

 

"Muertes de perro" (Morts de chien, 1958)

"Muertes de perro" est l'un des romans les plus impressionnants écrits en espagnol sur l'arbitraire, l'abus de pouvoir, la dégradation humaine et la corruption qui caractérisent les dictatures. Au fur et à mesure que son récit progresse, reconstituant la vie d'Antón Bocanegra, despote tout-puissant d'un petit pays tropical du continent américain, le narrateur, Pinedo, témoin invalide de cette "grotesca danza de la muerte", va se révéler dans toute son abjection, soutenu dans son récit par le Journal intime de Tadeo Raquena, le secrétaire particulier du dictateur. Au-delà de la reconstitution détaillée d'une dictature, qui se veut défendre la Vérité, c'est pour Pinedo l'enjeu de se faire une place dans l'Histoire et, pour se faire aller, ne pas reculer devant un meurtre...

 


L'Amérique latine des années 1960 subit une dizaine de coups d'Etat contre des gouvernements pour la plupart démocratiquement élus : au Salvador, une  junte, inspirée par l'expérience cubaine, renverse en octobre 1960 le pouvoir que détient le Parti révolutionnaire de l'Unité démocratique depuis la révolution de 1948, mais est elle-même renversée en janvier 1961 par un coup d'Etat du lieutenant-colonel Julio Rivera. En 1962 puis en 1966, les gouvernements argentins sont destitués par des coups d'Etat. En juillet 1963, l'armée renverse Carlos Julio Arosemena, le président de l'Equateur en poste depuis 1961, mais la junte militaire est elle-même renversée à son tour en mars 1966. En Bolivie, le coup d'Etat du colonel Barrientos en 1964 marque le début d'une succession de régimes militaires et la dictature est véritablement  instaurée à partir de 1974.  Au Brésil, le coup d'Etat militaire de 1964 renverse le président élu Joao Goulart et instaure une dictature violemment anti-communiste, qui va sévir pendant plus de 15 ans. En 1968, le Pérou voit le commandant Juan Velasco Alvarado, renversent le président élu Fernando Belaunde Terry. Enfin, le Général Omar Torrijos Herrera prend le pouvoir au Panama et le conservera jusqu'à sa mort en 1981.


Parallèlement, c'est en 1966 que, soutenue par la Révolution cubaine et l'argentin Che Guevara, fut lancée une guérilla marxiste-léniniste (Ejército de Liberación Nacional de Bolivia), internationaliste par volonté politique, en charge de s'implanter en Bolivie et de se diffuser à l'ensemble du continent. Mais l'arrestation de la plupart de ses membres et l'exécution du Che en octobre 1967 interrompirent toute vélléité de révolution globale et entraînèrent le repli des différents mouvements dans les frontières de leurs différentes nations : Tupamaros, en Uruguay, communistes du Sendero Luminoso (Sentier lumineux) de Abimael Guzmán, au Pérou, Ejército Popular de Liberación, en Colombie, Fuerzas Armadas Revolucionarias, en Argentine...


 "Yo el Supremo" (Moi, le Suprême, 1974), de l'argentin Augusto Roa Bastos (1917-2005)

D'origine métisse, portugaise et guarani, natif d'Asunción, Augusto Roa Bastos est devenu écrivain pour n'avoir connu que des exils successifs: "Je dois à l'exil d'innombrables révélations. En dépit des tristesses qu'il m'a causées, sans l'exil je ne serais jamais devenu écrivain". À quinze ans, il prend part à cette terrible guerre du Chaco, contre la Bolivie (1932-1935), séjourne deux ans à Londres, se réfugie en Argentine pour fuir la longue dictature du général Stroessner, puis gagne l'Europe en 1976 pour la dictature militaire qui s'installe en Argentine. Il aura publié un recueil de nouvelles, "El Trueno entre las hojas" (1953), témoignage de la lutte pour la vie des populations indigènes du Paraguay, "Hijo de Hombre" (1960, Fils d'homme) souvent  présenté comme le chant de la "douleur paraguayenne", poursuivi sa défense des Indiens Guaranis et dénoncé leur exploitation (Los Pies sobre el agua, 1967 ; Madera quemada, 1967 ; Moriencia, 1967 ; Cuerpo presente y otros cuentos, 1971 ; Contar un cuento y otros relatos, 1984) : mais c'est avec  "Yo el Supremo" (Moi, le Suprême) qui paraît à Buenos Aires en 1974 et connaît rapidement de très nombreuses rééditions en langue espagnole, que Roa Bastos livre une voix, celle d'un homme malade, solitaire, sans âge et sans visage, José Gaspar Rodríguez de Francia, "Suprême Dictateur", qui régna sans partage sur le Paraguay de 1814 à 1840. Le père fondateur de l'indépendance du Paraguay est aussi son premier dictateur, celui qui crée la nation et se met lui-même en scène, de sa prise de pouvoir à sa mort, dans un pays livré à l'inculture et à l'obéissance. "Je n'ai jamais aimé personne. Je m'en souviendrais. Quelque trace en serait restée dans ma mémoire. Sauf dans les rêves, et alors il s'agissait d'animaux. D'animaux de rêve, d'outre-monde. Des figures humaines d'une perfection indescriptible..." 

 

 "Yo el Supremo" (Moi, le Suprême, 1974)

Le Paraguayen Augusto Roa Bastos a toujours été un auteur discret que renforce un style bien sobre, usant de lettres, de témoignages anonymes, de monologues, d'une polyphonie loin de l'écriture plus baroque, pour ne pas dire brillante, d'un García Márquez ou d'un Alejo Carpentier. Ici, le protagoniste n'est pas un dictateur archétype rassemblant tous les traits des dictateurs latino-américains, mais un personnage historique reconstruit non tant pour le diaboliser que pour atteindre une certaine crédibilité : José Gaspar Rodríguez de Francia, dictateur du Paraguay au début du XIXe siècle, dit "dit El Supremo", fanatique, idéaliste et cruel, est aussi une figure paradoxale très éloignée du despote commun, un solitaire dont la puissance surprenait l'observateur étranger : "le peuple du Paraguay ne subit pas la tyrannie, mais s'y complaît et l'aime, le joug ne lui pèse pas, il ne désire pas entrer en communication avec les autres Nations, il ne comprend même pas que la situation politique et économique qui lui est faite est anormale et il n'en demande pas d'autre" (Charles Quentin, 1865). Nous ne sommes plus tout à fait dans un roman de la dictature, mais dans celui de la puissance exercée par un homme à l'éthique singulière, liquidant les vestiges de l'ancienne puissance coloniale qui l'avait humiliée, contraignant ses concurrents à l'exil ou les emprisonnant,  annihilant l'indépendance de l'Église actrice de son accusation d'être mulâtre. "El tema del poder, para mí, écrira-t-il, en sus diferentes manifestaciones, aparece en toda mi obra, ya sea en forma política, religiosa o en un contexto familiar. El poder constituye un tremendo estigma, una especie de orgullo humano que necesita controlar la personalidad de otros. Es una condición antilógica que produce una sociedad enferma. La represión siempre produce el contragolpe de la rebelión. Desde que era niño sentí la necesidad de oponerme al poder, al bárbaro castigo por cosas sin importancia, cuyas razones nunca se manifiestan" ("Le sujet du pouvoir, pour moi, dans ses différentes formes, est le sujet du pouvoir. Dans tous mes travaux, que ce soit dans un contexte politique, religieux ou familial. Le pouvoir est un énorme stigmate, une sorte de fierté humaine qui doit contrôler le pouvoir de la personnalité des autres. C'est une condition non logique qui produit une société malade. La répression produit toujours la contre-attaque de la rébellion. Depuis mon enfance, j'ai ressenti le besoin de m'opposer au pouvoir, à la punition barbare pour des choses sans importance, dont les raisons ne se manifestent jamais.").


"El otono del patriarca" (L'Automne du patriarche, 1976), de Gabriel Garcia Marquez (1927-2014)

"Le patriarche est un dictateur dans la grande tradition de l'Amérique latine, un despote inculte et ubuesque du colombien qui pourrit dans son palais envahi par les charognards. C'est un vieux général (il a "entre 107 et 232 ans"...), un tyran méfiant et délirant. Les structures minables de son pays le vouent à des aventures cauchemardesques que l'imagination de Garcia Marquez transforme en épopées drolatiques..." (Editions Grasset) Roman souvent sous-estimé en regard de ses oeuvres plus commerciales, Gabriel Garcia Marquez  campe ici un dictateur paradoxal, archétype de tous les autocrates qui ont régné au cours du XXe siècle : paradoxe de cruauté et de désespoir, paranoïaque et solitaire, le "patriarche" tient sous son emprise une population qui ne peut échapper à l'aura mythique qu'il s'est forgée. Le tout dans un style débridé et un minimum de ponctuation...

 

"El General en su laberinto" (1989, Le Général dans son labyrinthe), de Gabriel Garcia Marquez (1927-2014)

Le roman qui semble se donner comme une démystification de la figure de Simon Bolivar en le représentant dans son déclin au cours de son dernier voyage sur le fleuve Magdalena, de Bogota à la côte nord de la Colombie, alors qu'il cherche à quitter l'Amérique du Sud pour s'exiler en Europe, fit scandale. Gabriel Garcia Marquez le montre dans un dénuement tragique, dévoré par la fièvre, consumé par la tuberculose, abandonné à des pratiques médicales personnelles et fantastiques, évoquant dans de brusques mouvements de lucidité ou de fièvre, ses conquêtes, ses infidélités, ses échecs, sa marque dans l'Histoire et le le labyrinthe dans lequel il s'est lui-même, implacablement, enfermé. 

 

"Buen viaje, señor presidente", première des douze récits que comporte le recueil "Doce cuentos peregrinos", Gabriel Garcia Marquez (1927-2014) - Un ancien président d'un pays inconnu des Caraïbes, renversé par un coup d'Etat militaire gagne Genève à la recherche d'un remède qui pourrait le soigner,  mais un soir, dans un café, croit reconnaître un homme déjà aperçu en d'autres endroits, il s'agit d'un compatriote, Homero Rey, qui travaille comme chauffeur d'ambulance et ancien membre du parti du président..

"Estaba sentado en el escaño de madera bajo las hojas amarillas del parque solitario, contemplando los cisnes polvorientos con las dos manos apoyadas en el pomo de plata del bastón, y pensando en la muerte. Cuando vino a Ginebra por primera vez el lago era sereno y diáfano, y había gaviotas mansas que se acercaban a comer en las manos, y mujeres de alquiler que parecían fantasmas de las seis de la tarde, con volantes de organdí y sombrillas de seda. Ahora la única mujer posible, hasta donde alcanzaba la vista, era una vendedora de flores en el muelle desierto. Le costaba creer que el tiempo hubiera podido hacer semejantes estragos no sólo en su vida sino también en el mundo.

Era un desconocido más en la ciudad de los desconocidos ilustres. Llevaba el vestido azul oscuro con rayas blancas, el chaleco de brocado y el sombrero duro de los magistrados en retiro. Tenía un bigote altivo de mosquetero, el cabello azulado y abundante con ondulaciones románticas, las manos de arpista con la sortija de viudo en el anular izquierdo, y los ojos alegres. Lo único que delataba el estado de su salud era el cansancio de la piel. Y aun así, a los setenta y tres años, seguía siendo de una elegancia principal. Aquella mañana, sin embargo, se sentía a salvo de toda vanidad. Los años de la gloria y el poder habían quedado atrás sin remedio, y ahora sólo permanecían los de la muerte..."


"Las venas abiertas de América Latina" (1971, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine) d' Eduardo Galeano (1940-2015)

Natif de Montevideo, en Uruguay, dans une famille très aisée et catholique, Eduardo Galeano débute en 1960 une carrière de journaliste, en tant que rédacteur de "Marcha", l'hebdomadaire des intellectuels latino-américains de gauche fondé en 1939. Le coup d'Etat du 27 juin 1973, qui instaura une des plus extrêmes répression politique connue dans le monde (sans doute plus de dix mille détenus dans un pays de trois millions d'habitants), l'oblige à quitter l'Uruguay pour aller vivre en Argentine : il y rencontre sa muse, Helena Villagra, et y écrit un classique de la gauche latino-américaine,  "Las venas abiertas de América Latina" (1971, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine). Mais il doit affronter la mise en place d'une dictature après le coup d'Etat du 24 mars 1976 qui place le général Jorge Rafael Videla à la tête de l'Argentine : le voici dans l'obligation de s'exiler en Espagne, à Barcelone : il y écrit l'une de ses plus belles oeuvres "Memoria del fuego" ("Mémoires du Feu"), immense fresque inspirée par l’histoire d'une Amérique latine qui ploie sous la misère sociale et l'exploitation, des peuples précolombiens au XXe siècle,  composée de trois tomes, "Los nacimientos" (1982, Les Naissances), "Las caras y las máscaras" (1984, Les Visages et les Masques) et "El siglo del viento" (1986, Le Siècle du vent). C'est en 1985 qu'Eduardo Galeano peut enfin revenir en Uruguay, alors que se met en place la transition démocratique, et s'installer à Montevideo où il poursuit son engagement politique. 

 

"Las venas abiertas de América Latina" (1971, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine) 

Traduit dans une vingtaine de langues, c'est l'histoire sans concession et la dénonciation implacable du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, les multinationales, monstres hybrides des temps modernes, opèrent avec cohésion dans cet ensemble d’îles solitaires qu’est l’Amérique latine, chaque pays est conduit à plier sous le poids conjugué de ses divisions sociales, de ses armées, de ses polices qui l’enfoncent dans l’échec politico-économique et dans la misère la plus profonde. 


Les années 1970 continuent et amplifient  le mouvement de la décennie précédente. Cette longue période de régimes militaires autoritaires  se poursuit au Chili en 1973, qui voit le général Augusto Pinochet, soutenu par les Etats-Unis, renverser le gouvernement de Salvador Allende et instaurer un régime d'une rare violence (3000 morts dénombrés dès les premiers mois, des milliers de disparu, et des dizaines de milliers de personnes torturées). En Uruguay, le régime du président Bordaberry est renversé en 1973 par une junte militaire qui entreprend le contrôle systématique de la population. En Argentine, après le retour, la réélection puis la mort de Juan Peron, une junte militaire s'empare du pouvoir en 1976 et les sept années de dictature que subiront la population se solderont par plus de 10000 morts et disparus. Et c'est au milieu des années 1970 (novembre 1975), que l'ensemble des dictatures militaires alors en place, Augusto Pinochet, à Santiago du Chili, Alfredo Stroessner, à Asuncion, Jorge Rafael Videla, à Buenos Aires, Juan Bordaberry, à Montevideo, Hugo Banzer, à Sucre, Ernesto Geisel, à Brasilia, soutiennent la tragique "Operación Cóndor", avec le soutien tacite des Etats-Unis, qui a pour projet de mener une lutte anti-guerilla et une campagne d'assassinats politiques des différents opposants exilés aux Etats-Unis et en Europe. Durant cette période, les coups d'Etats militaires ont aussi pour finalité première d'éradiquer par tous les moyens les "guérilleros terroristes gauchistes" : Tupamaros (1965-2010) en Uruguay, Mouvement de la gauche révolutionnaire chilienne, Montoneros (1970-1979) en Argentine, etc. 

 

Le roman du dictateur devient alors le roman de la dictature, conçue moins comme un régime inique que comme une dépravation profonde de la nature humaine, qui trouve dans le pouvoir absolu l'occasion de libérer et de satisfaire ses fantasmes :  le cubain Alejo Carpentier, dans "El recurso del método" (1974) ou le colombien Gabriel García Márquez, dans "El otoño del patriarca" (1976). .. 


"La fiesta del chivo" (La Fête au bouc, 2000), Mario Vargas Llosa (1936)

Le romancier péruvien Mario Vargas Llosa, auteur bien connu de "Conversacion en la Catedral, 1969)  dénonce le terrorisme du "Sendero Luminoso" des années 1980 dans "Lituma en los Andes" (Lituma dans les Andes, 1993), armée sans visage génératrice d'angoisse dans un pays qui ne semble pas pouvoir échapper à une violence native, puis la dictature de Trujillo (1930-1961) en République Dominicaine dans "La fiesta del chivo". 

"Que vient chercher à Saint-Domingue cette jeune avocate new-yorkaise après tant d'années d'absence ? Les questions qu'Urania Cabral doit poser à son père mourant nous projettent dans le labyrinthe de la dictature de Rafael Leonidas Trujillo (1891-1961), au moment charnière de l'attentat qui lui coûta la vie en 1961. Dans des pages inoubliables - et qui comptent parmi les plus justes que l'auteur nous ait offertes -, le roman met en scène le destin d'un peuple soumis à la terreur et l'héroïsme de quatre jeunes conjurés qui tentent l'impossible : le tyrannicide. Leur geste, longuement mûri, prend peu à peu tout son sens à mesure que nous découvrons les coulisses du pouvoir : la vie quotidienne d'un homme hanté par un rêve obscur et dont l'ambition la plus profonde est de faire de son pays le miroir fidèle de sa folie. Jamais, depuis "Conversation à La Cathédrale», Mario Vargas Llosa n'avait poussé si loin la radiographie d'une société de corruption et de turpitude. Son portrait de la dictature de Trujillo, gravé comme une eau-forte, apparaît, au-delà des contingences dominicaines, comme celui de toutes les tyrannies - ou, comme il aime à le dire, de toutes les «satrapies»." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan)

 


Isabel Allende (1942)

Native de Lima (Pérou), Isabel Allende s'installe au Chili au divorce de ses parents. En 1973, lorsque Pinochet assassine son oncle, le président  Salvador Allende, et que débute une dictature militaire qui a vu onze mille Chiliens périr sous la torture, elle entreprend de recueillir les témoignages des survivants du régime. "De amor y de sombra" (D'amour et d'ombre, 1987) fait référence à la découverte des corps des "desaparecidos" (les disparus) dans un puits de mine en 1978. L'intrigue du roman repose sur une trame autobiographique, la jeune journaliste qui découvre le corps des victimes des forces de sécurité de Pinochet ressemble dans son parcours à l'évolution que connut Isabel Allende elle-même, fuyant avec sa mère le Chili vers l'Europe, s'exilant au Vénézuela avec enfant et premier mari, d'éducation catholique et conservatrice, journaliste frivole découvrant le féminisme et l'activisme politique. Il reste quelques traces de cette première existence, ne serait-ce, dans ce roman, que la coexistence d'un récit engagé politiquement et d'une histoire d'amour de type "novela rosa" tant apprécié des lectrices de toutes conditions. Au-delà de ce mixte populisme-politique, c'est bien une page d'histoire, souvent oubliée, qui est ainsi évoquée. C'est avec "La casa de los espiritus", en 1982, qu'Isabel Allende débarque en littérature et acquiert immédiatement une belle notoriété (plus de 65 millions d'exemplaires de ses oeuvres traduits dans plus de 30 langues) : "De amor y de sombra" (1987), "Eva Luna" (1987),  "Los cuentos de Eva Luna" (1988), "Paula" (1994), "Retrato en sepia" (2000), "La ciudad de las bestias" (2002), "Inès del Alma Mia" (2006), "La Isla bajo el mar" (2009), "El Juego de Ripper" (2014)...

 

"La casa de los espiritus" (1982, La maison aux esprits)

 La historia de la familia Trueba a lo largo de cuatro generaciones, una historia de amor y dolor, de identidad y de historia... Le roman s'ouvre sur une lettre écrite au grand-père mourant d'Allende, qui raconte l'histoire de la famille Trueba, avec, en fond, l'accession de Salvador Allende (le Candidat) au pouvoir jusqu'à son assassinat en 1973. C'est une chronique, qui débute dans un style proche du réalisme magique - la sage du clan Trueba avec son patriarche, les femmes de la maison, les domestiques, les paysans du domaine, leurs des relations marquées par l’absolu de l’amour, la familiarité de la mort, la folie douce ou bestiale - et gagne progressivement en puissance, chronique saisissante d'une période sombre et sanglante. (Trad. Claude et Carmen Durand, Fayard)

 

"De amor y de sombra" (1984, D'amour et d'ombre)

Una historia de amor que acontece durante la dictadura militar de Chile.. "Un roman solaire: Irène, fille d'une grande bourgeoise excentrique et déchue qui a transformé sa résidence en hospice de vieillards, noue avec Francisco, fils d'émigrants rescapés de la guerre civile espagnole, une relation d'amitié complice que l'épreuve transmue peu à peu en un amour indissoluble. Un roman des ténèbres: journaliste, Irène se trouve incidemment à l'origine de la révélation d'un de ces massacres politiques dont abondent les annales des dictatures d'Amérique du Sud. La répression se tourne alors contre elle, contre Francisco, manque plusieurs fois de les faire disparaître et les condamne finalement à l'exil, nouveaux émigrants d'une nouvelle guerre civile... Passant sans cesse de l'ombre à la lumière et de l'amour à la terreur, ce second roman d'Isabel Allende fait vivre des dizaines de personnages pathétiques ou burlesques, de la jeune paysanne épileptique et faiseuse de miracles au général fantoche qui régit le pays depuis son bunker, du prêtre-ouvrier des bidonvilles à l'inventeur de la machine à cueillir les noix de coco, du clown à la retraite à l'officier tortionnaire, du vieil anarchiste impénitent au coiffeur pour dames homosexuel et résistant _ et, surtout, ces inoubliables figures de mères, d'épouses, de filles, qui font de l'auteur de La Maison aux Esprits la romancière par excellence du destin des femmes latino-américaines." (Trad. Claude et Carmen Durand, Fayard)

 

"Eva Luna" (1987, Eva Luna)

 Una narrativa poética a la vez que extravagante.. "Elle s'appelle Eva, qui veut dire vie, sa mère ayant voulu qu'elle y morde à belles dents; Eva Luna, parce qu'elle fut conçue par un Indien de la tribu des Fils de la Lune piqué par un aspic, que sa mère arracha à l'agonie en lui faisant l'amour. Petite bonniche rebelle et émerveillée, écoutant aux portes et abreuvée de feuilletons radiophoniques, elle a le don d'inventer des histoires rocambolesques, improbables, renversantes, drôles et dramatiques comme la vie même, ce qui lui vaudra plus tard de sortir de la misère, de la servitude et de l'anonymat. Entre-temps, son destin aura croisé celui de dizaines de personnages plus hauts en couleur les uns que les autres _ sa marraine, qui donnera le jour à un monstre à deux têtes, l'une blanche et l'autre noire; grand-mère Elvira, qui couche dans son cercueil et sera sauvée par cette arche de fortune lors d'une inondation catastrophique; la Madame, puissante maquerelle de la capitale, et Mimi, travesti promu star de la télévision nationale; Huberto Naranjo, gosse de la rue qui grandira dans les maquis de la guérilla; oncle Rupert et tante Burgel, aubergistes et fabricants de pendules à coucous dans un village danubien au coeur des montagnes tropicales; leurs filles dodues à ravir et voluptueuses à souhait; et un dictateur, un tortionnaire au gardénia à la boutonnière, un commerçant moyen-oriental au coeur tendre et aux caresses savantes, sa femme Zulema, vaincue par la fatigue de vivre, un gros journaliste sagace et épicurien, un ministre déféquant sur une chaise percée tendue de velours épiscopal..., sans oublier Rolf en qui Eva reconnaîtra l'homme de sa vie, puisque à en vivre une, il lui faut bien concevoir que certaines histoires finissent bien." (Trad. Claude et Carmen Durand, Fayard)

 

"Los cuentos de Eva Luna" (1988, Les Contes d'Eva Luna)

"Le personnage d'Eva Luna, dans le roman du même nom, n'avait pas sa pareille pour raconter des histoires aussi extraordinaires que véridiques, tirées notamment de la chronique du village d'Agua Santa. C'est un vaste éventail de ces "contes" de la moderne Shéhérazade latino-américaine que rassemble ce livre. En fait, vingt-trois petits romans dont chacun est un condensé de la virtuosité et de la richesse narratives d'Isabel Allende. Unité d'inspiration dans la formidable variété des situations, permanence de l'ironie sensible et foisonnante dans des registres qui vont du burlesque au lugubre, de l'ingénuité au deuil, de la nostalgie à la colère, de l'amour à la révolte. Ces vingt-trois petits chefs-d'oeuvre sont à dévorer d'une traite ou à déguster, mais plus probablement encore destinés à connaître successivement les deux lectures." (Trad. Claude et Carmen Durand, Fayard)

"Une petite perverse

A onze ans, Elena Mejías était encore un jeune chiot sous-alimenté avec sa peau sans éclat d'enfant solitaire, les brèches de sa bouche dues à une dentition tardive, ses cheveux souris, et une ossature saillante qui paraissait disproportionnée pour sa taille, menaçant de percer aux genoux et aux coudes. Rien dans son allure ne laissait soupçonner ses rêves torrides ni deviner la créature passionnée qu'elle était en réalité. Elle passait inaperçue parmi le mobilier quelconque et les rideaux fanés de la pension que tenait sa mère. Elle n'était rien d'autre qu'une petite chatte mélancolique jouant au milieu des géraniums poussiéreux et des hautes fougères de la courette intérieure, ou bien encore transitant du fourneau de la cuisine aux tables de la salle à manger avec les assiettes du dîner. Rares étaient les fois où un client la remarquait et s'il le faisait, c'était uniquement pour lui ordonner de répandre de l'insecticide sur les nids de cafards ou d'aller remplir le broc du cabinet de toilette quand la carcasse cliquetante de la pompe refusait de faire monter l'eau jusqu'à l'étage. Epuisée par la chaleur et les travaux domestiques, sa mère n'avait pas le cœur à lui prodiguer des marques de tendresse, ni même le temps de la regarder, si bien que le jour où Elena commença à se métamorphoser en un être différent, elle ne se rendit compte de rien. Durant sa prime enfance, ç'avait été une petite fille timide et taciturne, s'amusant toute la sainte journée à des jeux mystérieux, parlant toute seule dans les coins et suçant son pouce. Elle ne sortait que pour se rendre à l'école ou au marché et ne semblait prêter aucun intérêt à la meute turbulente des gosses de son âge qui jouaient dans la rue. La transformation d'Elena Mejías coïncida avec l'arrivée de Juan Iosé Bernal, le Rossignol, comme lui-même s'était surnommé et comme le proclamait l'affiche qu'il avait punaisée au mur de sa chambre. Les pensionnaires étaient composés en majorité d'étudiants et d'employés de quelque obscure succursale de l'administration. Des messieurs-dames comme il faut, disait la mère qui se glorifiait de ne point accepter n'importe qui sous leur toit, uniquement des personnes de valeur exerçant une activité connue, des gens de bonnes vie et mœurs, suffisamment solvables pour verser le mois d'avance et disposés à se conformer au règlement de la pension, plus proche de celui d'un séminaire que des usages d'un hôtel. Une veuve doit veiller à sa réputation et savoir se faire respecter, je ne veux pas que mon établissement devienne un repaire de vagabonds et de dépravés, répétait à tout bout de champ la mère, afin que personne - Elena moins que tout autre - ne vînt à l'oublier. Une des tâches de la fillette consistait à surveiller les hôtes et à mettre sa mère au courant du moindre détail suspect. Ce travail d'espionne n'avait fait qu'accentuer son côté incorporel: sa présence silencieuse se fondait dans l'ombre des chambres, puis elle réapparaissait subitement, comme finissant par s'en revenir de sphères invisibles. Mère et fille s'activaient de concert aux multiples besognes de la pension, chacune s'immergeant dans sa routine muette, sans nul besoin de communiquer avec l'autre. Elles se parlaient en vérité fort peu, et quand elles le faisaient, profitant du répit de l'heure de la sieste, c'était à propos des clients. Elena s'efforçait parfois d'enjoliver l'existence grisâtre de ces hommes et de ces femmes de passage, transitant par chez elles sans y laisser de souvenirs; elle les gratifiait de tel ou tel événement extraordinaire, les peignant en couleurs grâce aux cadeau d'amours clandestines ou de quelque drame, mais sa mère avait un flair infaillible pour détecter ses affabulations..."

 

"El plan infinito" (1991, Le Plan infini)

 "Ce nouveau roman d'Isabel Allende plonge ses lecteurs dans un monde à la fois familier et inédit. Familier parce qu'on y retrouve cette saga d'un groupe humain que la romancière chilienne cultive d'un livre à l'autre, avec ses conflits, ses drames, ses joies, sa chaleur, cette humanité qu'Isabel Allende excelle à capter dans ses manifestations les plus universelles et les plus quotidiennes à la fois. Inédit parce qu'ici le cadre n'est plus le Chili, comme dans les romans précédents de l'auteur, mais les Etats-Unis et plus précisément ce monde particulier, chatoyant et excessif qu'est la Californie. Deux familles croisent ici leurs destinées. Celle d'un prédicateur qui sillonne l'Ouest américain dans un camion pittoresque et vétuste, sorte de nouvelle arche de Noé. Si elle a fait du fils de cette famille, Gregory Reeves, le personnage central de son roman, Isabel Allende brosse un portrait saisissant du père, homme sévère et torturé, dont la mort viendra démentir la vie, une vie passée à prêcher la recherche de ce " plan infini ", de cet " harmonieux éther " qui attend chaque être après sa mort. L'autre famille, celle des Morales, vient du Mexique et s'efforce de survivre, dans le maintien de ses valeurs et de sa dignité, dans un " quartier " de Los Angeles où la violence ponctue la vie quotidienne. Avec beaucoup d'habileté, Isabel Allende croise et décroise les fils de ces différentes trajectoires qui finissent par tisser la toile d'une fresque contemporaine, d'où se détachent les mythes et les drames de notre XXe siècle finissant: l'explosion urbaine, la marginalisation et l'exclusion de groupes sociaux, le développement du mouvement hippie et du " Flower Power ", la guerre du Vietnam, l'avènement du féminisme et la libération des moeurs, la banalisation de la drogue, la course à l'argent des classes moyennes. Le lecteur est projeté d'une séquence à l'autre, comme dans un film au montage précis et haletant, jusqu'au dénouement final où l'auteur elle-même se trouve impliquée." (Trad. Claude et Carmen Durand, Fayard)

 

"Paula" (1994)

La historia de su familia a su propia hija en coma y que finalmente falleció... "Depuis la Maison aux esprits, Isabel Allende se plaît à explorer l'univers passionnant des sagas familiales. Mieux que quiconque, elle sait décrire les avatars à travers le temps de ces tribus dont tous les membres, proches ou lointains, se rejoignent pour former une chaîne que les vicissitudes les plus diverses ne peuvent rompre, car l'amour en soude les multiples maillons. La mort elle-même est impuissante: les esprits habitent les mémoires et s'unissent aux vivants. Le 8 décembre 1991, la fille d'Isabel, Paula, sombre dans un profond coma dont l'issue est incertaine. Sa mère entame alors un douloureux combat contre la maladie, contre le temps qui passe, aussi, et emporte chaque jour un peu plus son enfant. Dans sa détresse, elle décide de s'en remettre à l'écriture, qui lui permettra de remonter le fil du temps et d'appeler à l'aide sa longue lignée d'ancêtres, selon la tradition instaurée par son " clan ". Elle évoque ainsi l'histoire, tantôt amusante, tantôt bouleversante, des grands-parents de Paula, se laisse emporter dans un récit où se mêlent souvenirs d'enfance, témoignages historiques, voire confidences, tous adressés à la jeune malade. La tragédie qui frappe sa fille la conduit à jeter sur son passé un regard lucide et critique, et c'est avec une simplicité parfois empreinte d'ironie qu'elle nous raconte l'éveil de ses sens, ses difficultés d'épouse et de mère, ses efforts pour s'affirmer dans une société machiste ou son exil, après le coup d'Etat militaire. Tout au long de cette oeuvre qu'elle voudrait salutaire, Isabel Allende tente à la fois d'exorciser sa propre angoisse et d'éloigner sa fille du gouffre: peut-être, en fouillant sa mémoire, trouvera-t-elle dans quelque recoin un remède pour échapper à l'horreur clinique du moment et, surtout, faire revenir Paula à la vie." (Trad. Claude et Carmen Durand, Fayard)

 


Les années 1980 se caractérisent par un reflux des régimes autoritaires. Les nouveaux gouvernements qui s'installent en Argentine et au Brésil naissent d'une aspiration généralisée pour des institutions stables et participatives. Même le régime chilien, qui a longtemps été le symbole de l'autoritarisme, doit organiser dans les formes les plus démocratiques un référendum. Les régimes dictatoriaux prennent ainsi fin en en Bolivie (1982), Uruguay (1985) où les Tupamaros se transforment en mouvement politique légaliste...