Vietnam War - David Halberstam (1934-2007) - Norman Mailer (1923-2007) - Neil Sheehan (1936-2021) - Michael Herr (1940-2016) - Max Hastings (1945) - Robert Mason (1942)  - James Burnham (1905-1987) - Philip Caputo (1941) - Karl Marlantes (1944) - John Updike (1932-2009) - Larry Heinemann (1944-2019) - Walter Cronkite (1916-2009) - Newton Thornburg (1929-2011) - Gustav Hasford (1947-1993) - Robert Stone (1938-2015) - Robert Olen Butler (1945) - John M. Del Vecchio (1947) - Stephen Wright (1946) - Le Ly Hayslip (1949) - Kim Phuc (1963)....

Last update : 12/12/2020

Que restera-t-il pour les générations à suivre de cette tragi-comédie sanglante que fut la guerre du Vietnam, au-delà des clichés que véhiculent cinéma et réseaux télévisés, le balai incessant des hélicoptères au-dessus de la jungle verte, des vétérans de la guerre déjantés, des manifestations monstres de chevelus drogués : "most stories were clichés, opinions and partial truths focusing on drug use, atrocities, fraggings and rampant racism". Reste, au travers de toutes les témoignages de cette période, une dépersonnalisation brutale de la vie et de la mort... Les années 1960 ont connus sur la planète Terre bien des soubresauts qui ont transformés de fond en comble le monde d'hier, le Vietnam n'en est qu'un épisode, épouvantable en terme de destructions humaines, à mi-chemin de la fin de la Guerre froide et de Contre-culture américaine, depuis bien des plaies se sont refermées, des générations ont passé. Plus que la question de la légitimité de cette guerre, plus que celle de la crise démocratique et des jeux de pouvoir autour de l'opinion publique, plus que l'éruption de la contestation sur la scène politique, ce ne sont que les "séquelles psychologiques du Viêt-nam" que notre imaginaire est invité à privilégier, et la parenthèse se ferme lorsque, au début de la guerre en Irak, "Nous étions soldats" (2002) avec Mel Gibson, donne à nouveau une vision positive totalement assumée de l'intervention américaine...

"Living inside the system is like driving across the countryside in a bus driven by a maniac bent on suicide." ( Thomas Pynchon, "Gravity's Rainbow") - L'intervention des Etats-Unis dans la péninsule indochinoise, au sud de la Chine et à l'est de l'Inde, regroupant Birmanie, Cambodge, Laos, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Viêt Nam, débute immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, de Harry Truman et Dwight D. Eisenhower à Richard Nixon, les obscurs calculs géopolitiques des stratèges américains les ont conduit à se fixer sur la nécessité de mettre un terme à l'expansion communiste en Asie du Sud-Est. "J'étais un libéral, réfléchit tout haut l'écrivain John Updike qui tente de justifier  ses atermoiements face aux anti-guerre du Vietnam qui surgissent à partir de 1965 : "Ce sont les démocrates, et non les républicains, qui nous ont entraînés dans des guerres, pour rendre le monde meilleur, un monde plus proche de l'Amérique. Si nous avons approuvé le fait que Roosevelt nous pousse vers la Seconde Guerre mondiale et que Truman nous fasse rebondir en Corée un dimanche impétueux, pourquoi avons-nous tourné le dos au Vietnam ? Qu'est-ce que le Viêt Nam sinon la Corée, une Corée sans invasion ouverte, sans résolution de l'ONU et sans Syngman Rhee, mais une cause d'autant plus honorable qu'elle présente des difficultés supplémentaires ? Les gens du Département d'État ont-ils été complètement stupides de penser que nous ne devrions pas laisser l'Asie du Sud-Est s'effondrer ? Étions-nous vraiment assez sûrs - assez hauts, assez puissants et assez arrogants - pour devenir une nation pacifiste ? "

Vingt et une années (1954-1975), 9.087.000 militaires en service actif du 5 août 1964 au 7 mai 1975, 2.709.918 Américains en uniforme, furent employés à tenter d'imposer à la moitié Sud du Vietnam un gouvernement qui, par ailleurs, ne disposait d'aucun soutien dans la population, à l'opposé des forces nationalistes et communistes. Une quarantaine d'années après le retrait américain du Vietnam, les États-Unis continuent d'être hantés par l'impact de la guerre, les profondes lignes de fracture qu'elle a introduite dans le paysage politique américain. Un nombre extraordinaire d'œuvres, tant de fiction que de non-fiction, ont cherché à comprendre l'impact de la guerre ou simplement à exciser les longues blessures qui en ont résulté. Et si des universitaires et des historiens continuent de débattre de la justification - ou de l'absence de justification - de l'intervention américaine, on ne rencontre que très rarement incompréhension ou culpabilité : la nécessité de s'opposer au "communisme en marche" élude toute autre interrogation. Ce que nombre de commentateurs retiennent est principalement appréhendé comme "désillusion" et "crise de la démocratie", une appréhension plus redoutable pour les élites que la culpabilité ou l'incompréhension : des couches de la population ont échappé à tout contrôle et ébranlé les fondements politiques et culturels de la nation, accompagnant cette fameuse période des "sixties" dont le maître mot est "libération". 

Accolé à la Chine méridionale, divisé entre un Sud, agriculteur et grand producteur de riz, et un Nord où se concentre ressources minières et industrie lourde, le Vietnam figurait parmi les pays les plus pauvres de la planète en 1990, et depuis lors sort lentement des limbes. Son histoire est une longue litanie d'épreuves, intégré à l'Indochine française en 1869-1927, terre d'un premier éveil du nationalisme avec la naissance du parti communiste en 1930, puis du Front pour l'indépendance du Viêt Nam (Viêt-minh), fondé par Hô Chi Minh (mai 1941), qui profite de l'élimination de l'autorité française par les Japonais (9 mars 1945) pour proclamer une République démocratique indépendante, puis bascule dans la longue Guerre d'Indochine de 1946 à 1954 lorsque le Japon, vaincu, se retirent définitivement d’Asie du Sud-Est. Cette "guerre d'Indochine" que  mène une France largement soutenue matériellement par les Etats-Unis, prend fin en 1954 avec les accords de Genève. 

Ces derniers entérine une partition du Vietnam à hauteur du 17e parallèle et la tenue d'élection dans les deux ans dans l'ensemble du pays, en vue d'une réunification. Une réunification qui en fait ne pouvait se réaliser que sous l'autorité du Vietminh, impensable pour les Etats-Unis. La ligne de démarcation suit la rivière Ben Hôi, à proximité du mur de Dông Hoi construit en 1631 pour séparer les Nguyên des Trinh, et ressuscite une vieille séparation politique qui entre inéluctablement dans les faits. Le Nord se constitue en République démocratique du Viêt Nam, dont le président est Hô Chi Minh et installe sa capitale à Hanoi. Le controversé Ngo Dinh Diem proclame quant à lui une république du Sud-Vietnam en 1955, après un référendum discutable, et s'engage dans une répression continue à l'encontre du Vietminh et persécution de la majorité bouddhiste. 

Le New York Times de juin 1956 décrit le Vietnam comme un pays "déchiré entre le régime communiste au nord et un gouvernement démocratique au sud". A partir de 1957, éclate une insurrection communiste soutenue par le Vietnam du Nord, qui va s'organiser officiellement sous la bannière du du Front national de libération (FNL) qui regroupe les communistes (Viêt-cong) et leurs alliés et va mener une guérilla particulièrement active dans le delta du Mékong et la péninsule de Ca Mau. Dès lors s'installe dans les médias le discours qui voit s'instaurer au Vietnam un combat entre le communisme et le monde libre, Ho Chi Minh et le Vietminh sont des agents de Moscou et de Pékin recourant à la terreur pour enrôler les populations.  En 1963, les Etats-Unis renversent le régime de Diem, le pays bascule dans l'anarchie politique, et de très nombreux gouvernements se succèdent jusqu'en 1965, dominés surtout par les militaires. En juin 1965, c'est le général Nguyên Van Thiêu, qui fait fonction de chef de l'État et va progressivement consolider son régime de 1968 à 1971.  

1961-1964 - L'armée sud-vietnamienne encadrée en décembre 1961 par 15 000 « conseillers » américains (23000 en 1964), et entraînée en vue d'un conflit du type de la guerre de Corée, ne réussit pas à enrayer le développement du FNL. Face à l'échec politique et militaire du régime de Diêm, le président américain John Fitzgerald Kennedy autorise, dès le printemps 1961, des opérations de sabotage et de renseignement au nord du 17e parallèle, puis autorise un coup d'État de généraux qui Diêm et son frère le 2 novembre 1963. Trois semaines plus tard, J. F. Kennedy l’est à son tour, à Dallas. Son successeur, Lyndon Baines Johnson, assiste à la détérioration de la situation au Sud-Viêt Nam et, à la suite d'un incident naval dans le golfe du Tonkin, le Congrès américain vote le 7 août 1964 une résolution donnant au président toute liberté d'user de la force armée contre les «agressions communistes». Les Etats-Unis entrent dans l'engrenage fatidique quand le général Westmoreland obtient du président L.B.Johnson deux bataillons de Marines pour défendre la base aérienne de Da Nang alors menacée. Les "Pentagon Papers" révèleront que le gouvernement américain a délibérément étendu et intensifié la guerre du Viêt Nam en menant des bombardements secrets sur le Laos, des raids le long du littoral vietnamien, et en engageant les Marines dans des actions offensives, avant leur engagement officiel. Durant cette première moitié des années 1960, aucune opposition ne se manifeste, ni dans les médias ni dans l'opinion publique...

Entre 1962 et 1975, James Burnham (1905-1987) se livre à une analyse géopolitique de la guerre du Vietnam dans le contexte de la lutte plus large entre l'Occident et l'Union soviétique (National Review). Troskyste activiste dans les années 1930, auteur reconnu de "The Managerial Revolution" (1941), "The Struggle for the World" (1947), "The Coming Defeat of Communism" (1949), "Suicide of the West" (1964), analyste pour l'OSS pendant la Seconde Guerre mondiale et consultant pour la CIA au début de la guerre froide, Burnham a soutenu qu'en raison de la puissance destructrice sans précédent des armes atomiques, la troisième guerre mondiale ne serait probablement pas menée par des affrontements armés de masse directs entre les forces militaires américaines et soviétiques sur les principaux théâtres géographiques d'Europe et d'Extrême-Orient, mais qu'elle se déroulerait plutôt dans des régions périphériques via des forces mandatées par l'un ou l'autre des participants. Dans sa chronique du 13 mars 1962, Burnham identifie les armées communistes du Laos et du Sud-Vietnam comme des forces de substitution pour les régimes communistes nord-vietnamiens, chinois et soviétiques. L'objectif communiste était de "contrôler la péninsule du sud-est asiatique" et d'étendre le pouvoir communiste au détroit de Malacca à l'archipel indonésien, afin d'obtenir la domination stratégique du passage de la mer du Sud, et de menacer simultanément l'Inde, l'Australie et la ligne de défense avancée de l'Occident. En juin 1964, Burnham reprend la fameuse logique de la "théorie des dominos" (domino theory), proposée pour la première fois par le directeur général de l'OSS William Donovan pendant la guerre d'Indochine de 1947-54. Les forces américaines sont au Sud-Vietnam, écrit-il dans sa chronique du 23 mars 1965, parce que "notre propre sécurité" est en jeu. Les intérêts américains "seraient gravement menacés," a-t-il noté, "par l'avancée de l'entreprise communiste en Asie du Sud-Est et dans les mers du Sud." Mais Burnham sent très tôt que les décideurs politiques américains ne sont pas en mesure de concevoir et mettre en oeuvre une stratégie politique et militaire probante : "Nous perdons une autre guerre, cette fois au Vietnam. Plus de 10 000 Américains ont déjà été aspirés dans cette terre fumante de marais couverts de roseaux, de rizières, de jungles sans carte et de montagnes ahurissantes. Presque chaque jour, des noms américains figurent sur les listes des victimes", écrit-il le 29 janvier 1963. "The North Vietnamese leaders know that the Americans possess means which could transform the strategic character of the war, but they believe that political, ideological and moral inhibitions prevent use of these means..."

 

"We Were Soldiers Once…and Young", Lt. General Ha Moore and Joseph Galloway (1992)

En novembre 1965, quelque 450 soldats du 1er Bataillon du 7e Cavalerie sous le commandement du colonel Harold Moore ont été parachutés par hélicoptère dans une petite clairière de la vallée de la Drang. Ils ont été immédiatement encerclés par environ 2 000 soldats nord-vietnamiens. La bataille qui s'ensuivit, la première grande bataille de la guerre du Vietnam, fut une affaire sauvage et brutale. Le général Moore et Joseph Galloway, le seul journaliste présent sur le terrain tout au long des combats, ont interviewé des centaines d'hommes qui ont combattu là-bas, y compris les commandants nord-vietnamiens. Ce récit dévastateur dépasse l'épreuve spécifique qu'il relate pour présenter une image d'hommes confrontés au défi ultime. 

"We Were Soldiers Once ... and Young" fut adapté au cinéma par Randall Wallace en 2002, avec en vedette Mel Gibson dans le rôle principal.

"The Ia Drang campaign was to the Vietnam War what the terrible Spanish Civil War of the 1930s was to World War II: a dress rehearsal; the place where new tactics, techniques, and weapons were tested, perfected, and validated. In the Ia Drang, both sidesclaimed victory and both sides drew lessons, some of them dangerously deceptive, which echoed and resonated throughout the decade of bloody fighting and bitter sacrifice that was to come.

This is about what we did, what we saw, what we suffered in a thirty-four-day campaign in the Ia Drang Valley of the Central Highlands of South Vietnam in November 1965, when we were young and confident and patriotic and our countrymen knew little and cared less about our sacrifices."

"La campagne d'Ia Drang était à la guerre du Vietnam ce que la terrible guerre civile espagnole des années 1930 était à la Seconde Guerre mondiale : une répétition générale, le lieu où de nouvelles tactiques, techniques et armes étaient testées, perfectionnées et validées. Lors de la Drang, les deux camps ont crié victoire et les deux parties ont tiré des leçons, dont certaines dangereusement trompeuses, qui ont résonné et trouvé un écho tout au long de la décennie de combats sanglants et de sacrifices amers qui allait suivre. Il s'agit de ce que nous avons fait, de ce que nous avons vu, de ce que nous avons souffert au cours d'une campagne de trente-quatre jours dans la vallée d'Ia Drang, sur les hauts plateaux du centre du Sud-Vietnam, en novembre 1965, alors que nous étions jeunes, confiants et patriotes et que nos compatriotes ne savaient pas grand-chose et se souciaient moins de nos sacrifices."


"Une autre histoire de guerre, dites-vous ? Pas exactement, car sur les plans les plus importants, c'est une histoire d'amour, racontée avec nos propres mots et par nos propres actions. Nous étions les enfants des années 50 et nous sommes allés là où on nous a envoyés parce que nous aimions notre pays. Nous étions des soldats, la plupart d'entre nous, mais nous étions fiers de pouvoir servir ce pays, tout comme nos pères avaient servi pendant la Seconde Guerre mondiale et nos frères aînés en Corée. Nous étions membres d'une division de combat expérimental d'élite, formée au nouvel art de la guerre aéromobile sur ordre du président John F. Kennedy.

Juste avant notre départ pour le Vietnam, l'armée nous a remis les couleurs de l'historique 1ère Division de Cavalerie et nous avons tous fièrement cousu les grandes épaulettes jaunes et noires avec la silhouette en tête de cheval. Nous sommes allés à la guerre parce que notre pays nous a demandé d'y aller, parce que notre nouveau président, Lyndon B. Johnson, nous a ordonné d'y aller, mais surtout parce que nous considérions que c'était notre devoir d'y aller. C'est une sorte d'amour.

Un autre amour, bien plus transcendant, nous est venu sans être interdit sur les champs de bataille, comme il l'est sur tous les champs de bataille de toutes les guerres que l'homme a connues. Nous avons découvert dans ce lieu déprimant, infernal, où la mort était notre compagnon de tous les instants, que nous nous aimions. Nous avons tué pour l'autre, nous sommes morts pour l'autre, et nous avons pleuré pour l'autre. Et avec le temps, nous en sommes venus à nous aimer comme des frères. Dans la bataille, notre monde s'est réduit à l'homme à notre gauche et à l'homme à notre droite et à l'ennemi tout autour. Nous avons tenu la vie de l'autre dans nos mains et nous avons appris à partager nos peurs, nos espoirs, nos rêves aussi facilement que nous partagions le peu de bien qui nous était arrivé.

Nous étions les enfants des années 1950 et les jeunes piliers de John F. Kennedy du début des années 1960. Il a dit au monde que les Américains "paieraient n'importe quel prix, supporteraient n'importe quel fardeau, feraient face à n'importe quelle épreuve" pour défendre la liberté. Nous étions l'acompte de ce contrat coûteux, mais l'homme qui l'a signé n'était pas là lorsque nous avons rempli sa promesse. John F. Kennedy nous attendait sur une colline du cimetière national d'Arlington, et avec le temps, nous sommes venus par milliers pour remplir ces pentes de nos marqueurs de marbre blanc et pour demander au murmure du vent si c'était vraiment l'avenir qu'il avait envisagé pour nous."

"Many of our countrymen came to hate the war we fought. Those who hated it the most—the professionally sensitive—were not, in the end, sensitive enough to differentiate between the war and the soldiers who had been ordered to fight it. They hated us as well, and we went to ground in the cross fire, as we had learned in the jungles.

In time our battles were forgotten, our sacrifices were discounted, and both our sanity and our suitability for life in polite American society were publicly questioned. Our young-old faces, chiseled and gaunt from the fever and the heat and the sleepless nights, now stare back at us, lost and damned strangers, frozen in yellowing snapshots packed away in cardboard boxes with our medals and ribbons.

We rebuilt our lives, found jobs or professions, married, raised families, and waited patiently for America to come to its senses...."

"Beaucoup de nos compatriotes en sont venus à haïr la guerre que nous avons menée. Ceux qui la détestaient le plus - les plus sensibles sur le plan professionnel - n'étaient finalement pas assez sensibles pour faire la différence entre la guerre et les soldats qui avaient reçu l'ordre de la mener. Ils nous détestaient aussi, et nous nous sommes retrouvés au milieu de tirs croisés, comme nous l'avions appris dans la jungle.

Avec le temps, nos batailles ont été oubliées, nos sacrifices ont été réduits à néant, et notre santé mentale et notre aptitude à vivre dans la société américaine polie ont été publiquement remises en question. Nos visages jeunes et âgés, ciselés et décharnés par la fièvre, la chaleur et les nuits blanches, nous regardent maintenant, étrangers perdus et damnés, figés dans des clichés jaunissants, emballés dans des boîtes en carton avec nos médailles et nos rubans. Nous avons reconstruit nos vies, trouvé des emplois ou des professions, nous nous sommes mariés, avons élevé des familles et avons attendu patiemment que l'Amérique retrouve ses esprits. ..."


Au fil des années, nous nous sommes cherchés et avons découvert que la fierté de servir, à moitié oubliée, était partagée par ceux qui avaient partagé tout le reste avec nous. Avec eux, et seulement avec eux, nous pouvions parler de ce qui s'était réellement passé là-bas - ce que nous avions vu, ce que nous avions fait, ce à quoi nous avions survécu.

Nous savions à quoi ressemblait le Vietnam, et comment nous avions l'air et agissions, parlions et sentaient. Personne en Amérique ne le savait. Hollywood s'est trompé à chaque fois, en aiguisant des couteaux politiques tordus sur les os de nos frères morts.

Alors une fois, juste cette fois : c'est comme ça que tout a commencé, comment c'était vraiment, ce que cela signifiait pour nous et ce que nous signifions les uns pour les autres. Ce n'était pas un film. Quand c'était fini, les morts ne se levaient pas pour se dépoussiérer et s'en allaient. Les blessés n'ont pas lavé le rouge et continué à vivre, indemnes. Ceux qui, miraculeusement, n'ont pas été griffés n'ont pas été épargnés. Aucun d'entre nous n'a quitté le Vietnam avec le même jeune homme qu'il était à son arrivée.

Cette histoire est donc notre testament et notre hommage aux 234 jeunes Américains qui sont morts à nos côtés pendant quatre jours dans la zone de débarquement X-Ray et la zone de débarquement Albany dans la vallée de la mort, en 1965. C'est plus d'Américains que n'importe quel autre régiment, du Nord ou du Sud, qui ont été tués à la bataille de Gettysburg, et bien plus que pendant toute la guerre du Golfe persique. Soixante-dix autres de nos camarades sont morts dans la Drang Ia, dans des escarmouches désespérées avant et après les grandes batailles de X-Ray et d'Albany. Tous les noms, 305 d'entre eux, dont un pilote de l'armée de l'air, sont gravés sur le troisième panneau à droite du sommet, le panneau 3-Est, du Vietnam Veterans Memorial à Washington, D.C., et sur nos coeurs. C'est aussi l'histoire de la souffrance des familles dont la vie a été brisée à jamais par la mort d'un père, d'un fils, d'un mari, d'un frère dans cette vallée.

Si ceux qui n'ont jamais connu la guerre n'en voient peut-être pas la logique, cette histoire est aussi un hommage aux centaines de jeunes hommes des 320e, 33e et 66e régiments de l'Armée populaire du Vietnam qui sont morts de notre main en ce lieu. Eux aussi ont combattu et sont morts courageusement. Ils étaient un ennemi digne de ce nom. Nous, qui les avons tués, prions pour que leurs os soient récupérés dans ce lieu sauvage et désolé où nous les avons laissés, et qu'ils soient ramenés chez eux pour un enterrement décent et honorable.

C'est notre histoire et la leur. Car nous avons été soldats autrefois, et jeunes." 

1965 - A partir de 1965 et jusqu'en 1975, la guerre du Vietnam va dominer le paysage américain. "It was the year America decided to directly intervene in the Byzantine affairs of obscure and distant Vietnam. It was the year we went to war. In the broad, traditional sense, that “we” who went to war was all of us, all Americans, though in truth at that time the larger majority had little knowledge of, less interest in, and no great concern with what was beginning so far away." 

En 1965, il n'existe aucune base politique populaire pour le gouvernement du Sud-Vietnam (J.P.Vann), et pourtant c'est l'année 1965 qui marque véritablement le début de l'intervention américaine et de l'escalade militaire :  bombardements sur le Nord (500 000 t de bombes de février 1965 à avril 1968), intervention directe dans le Sud à partir de mars 1965. L'armée sud-vietnamienne est portée à 700 000 réguliers et 200 000 miliciens. Les effectifs américains atteignent 536 000 hommes en 1968. Face à eux, le Viêt-cong passent de 135 000 hommes au début de 1965 à plus de 300 000 en 1968. En 1966, les opérations se concentrent autour de la zone du 17e parallèle, puis, dès 1967, plus au sud, autour de Da Nang, Quang Tri et même en Cochinchine, au nord-ouest de Saigon, capitale du Sud. Le bombardement des pistes Hô Chi Minh reste sans effet. 

Aux États-Unis, l'opinion publique est sensibilisée par l'envoi au Viêt Nam des «appelés» et par les images que diffuse la télévision alors que s'éloigne l'espoir d'une victoire rapide. Lorsque les avions américains commencent à bombarder régulièrement le Nord-Vietnam en février 1965, on commence à s'interroger sur  l'affirmation du gouvernement selon laquelle était menée une guerre démocratique pour libérer le peuple sud-vietnamien de l'agression communiste.

 

"One very hot day", David Halberstam (1967)

Le premier roman publié est "One very hot day" 1967 de David Halberstam (1934-2007), les suivants verront le jour dans les années soixante-dix. Correspondant du New York Times, David Halberstam a remporté le prix Pulitzer en 1964 pour ses reportages sur la guerre et la politique dans le Sud-Vietnam pendant le régime Diem. "One very hot day" ne s'intéresse pas tant à la guerre qui s'amplifiera par la suite au Viêt Nam qu'à l'époque précédant l'engagement total des États-Unis, celle où les conseillers américains n'accompagnaient les troupes vietnamiennes que pour apporter leur savoir-faire en matière de combat. Les deux conseillers américains qu'il met en scène  sont des figures chevronnées mais frustrées par les  conditions de leur intervention, le lieutenant Anderson, diplômé de West Point, et Beaupre, un capitaine cynique et alcoolique. Face à eux, une armée sud-vietnamienne sans expérience, mais pire encore totalement inapte au combat et tragiquement dépassée par les évènements...

 

"Why are we in Vietnam?", Norman Mailer (Pourquoi sommes-nous au Vietnam ?, 1967)

La renommée de Norman Mailer (1923-2007), romancier percutant de la non-fiction, à l'image d'un Truman Capote ou d'un Hunter S. Thompson, a débuté dès 1948 avec "The Naked and the Dead" est s'est poursuivi avec "An American Dream" (1965), "The Armies of the Night", - basé sur les manifestations pacifiques de Washington d'octobre 1967, au cours desquelles Mailer a été emprisonné et condamné à une amende pour un acte de désobéissance civile -, "Miami and the Siege of Chicago" (1968) et " The Executioner's Song" (1979). Norman Mailer participe le 21 octobre 1967 en compagnie de dizaines de milliers de manifestants à la marche sur le Pentagone à Washington, pour protester contre la guerre au Vietnam, et à partir de là, écrit l'un de ses chefs d'oeuvre, reportage en temps réel sur une autre Amérique. L'écrivain journaliste tisse ici une intrigue à trois personnages principaux originaires du Texas profond, Ranald "D.J." Jethroe, son ami Tex Hyde et son père Rusty lors d'un voyage de chasse en Alaska, alternant récit, style argotique et digressions rappelant Joyce et Burroughs. Alors que la guerre du Vietnam n'est mentionnée qu'à la dernière page du roman, tout le récit semble répondre à une seule et même question, pourquoi les Etats-Unis se sont-ils engagés dans une action militaire au Vietnam. On y suit Randy D.J. Jethroe qui, la veille de son départ en tant que soldat vers le Vietnam, se remémore une partie de chasse qui s'est déroulée en Alaska (Alaska's Brooks Range) avec son père, un personnage décrit comme le type même de ces hommes qui vont conduire l'Amérique à la guerre du Vietnam, un cadre d'entreprise dominateur obsédé par l'idée de tuer un grizzly et qui va recourir aux pires tactiques de chasse pour parvenir à ses fins. Le récit est totalement métaphorique, c'est bien une façon d'être et de penser qui a conduit inéluctablement l'Amérique sur le chemin de la guerre, l'élitisme des entreprises, l'impérialisme américain, l'hyper-masculinité agressive, une violence alimentée par le culte de la supériorité technologique qui permet aux chasseurs de dominer et de décimer les animaux qu'ils chassent et de s'imposer aux autres sans autre considération...

 

"On not being a Dove" (John Updike, 1966) - En 1966, l'image du conflit qui semblait s'imposer est celle de la lutte de la grande démocratie luttant contre le mal communiste, il fallut au moins 8 années pour que s'impose la métaphore du bourbier auquel on ne pouvait échapper. Au cours de l'été 1966, à Martha's Vineyard, l'écrivain John Updike (1932-2009), qui venait de remporte le National Book Award avec "The Centaur " (1963), reçut un questionnaire de quelques éditeurs britanniques lui demandant , "Êtes-vous pour ou contre l'intervention des États-Unis au Vietnam" et "Comment, selon vous, le conflit au Vietnam devrait-il être résolu ? L'écrivain se décida à répondre par désœuvrement et non sans une certaine irritation, ajoutera-t-il. 

"Like most Americans I am uncomfortable about our military adventure in South Vietnam; but in honesty I wonder how much of the discomfort has to do with its high cost, in lives and money, and how much with its moral legitimacy. I do not believe that the Vietcong and Ho Chi Minh have a moral edge over us, nor do I believe that great powers can always avoid using their power. I am for our intervention if it does some good—specifically, if it enables the people of South Vietnam to seek their own political future. It is absurd to suggest that a village in the grip of guerrillas has freely chosen, or that we owe it to history to bow before a wave of the future engineered by terrorists. The crying need is for genuine elections whereby the South Vietnamese can express their will. If their will is for Communism, we should pick up our chips and leave. Until such a will is expressed, and as long as no willingness to negotiate is shown by the other side, I do not see that we can abdicate our burdensome position in South Vietnam."

"Comme la plupart des Américains, je suis mal à l'aise à propos de notre aventure militaire au Sud-Vietnam ; mais en toute honnêteté, je me demande dans quelle mesure ce malaise est lié à son coût élevé, en vies et en argent, et dans quelle mesure il est lié à sa légitimité morale. Je ne crois pas que le Viêt-cong et Ho Chi Minh aient un avantage moral sur nous, et je ne crois pas non plus que les grandes puissances puissent toujours éviter d'utiliser leur pouvoir. Je suis favorable à notre intervention si elle fait du bien, en particulier si elle permet au peuple du Sud-Vietnam de rechercher son propre avenir politique. Il est absurde de suggérer qu'un village sous l'emprise de la guérilla a librement choisi, ou que nous devons à l'histoire de nous incliner devant une vague de l'avenir créée par les terroristes. Le besoin criant est d'organiser de véritables élections permettant aux Sud-vietnamiens d'exprimer leur volonté. Si leur volonté est pour le communisme, nous devrions ramasser nos puces et partir. Tant qu'une telle volonté n'est pas exprimée et tant que l'autre partie n'est pas disposée à négocier, je ne vois pas comment nous pourrions renoncer à notre position pesante au Viêt Nam du Sud."


Mon malaise s'est accru, poursuit John Updike, lorsque le New York Times, dans un article couvrant la publication de "Authors Take Sides on Vietnam" en Angleterre, a donné à ma réponse impromptue une importance qu'il n'espérait pas avoir. J'aurais été heureux, écrit-il "d'être libéré de la responsabilité d'avoir une opinion sur l'implication du Vietnam" et ma seule proposition concrète, concluera-t-il, serait que le président Johnson refuse de se présenter en 1968, et pourtant rappelera-t-il, "J'avais voté pour Lyndon Johnson, et j'avais ainsi gagné mon droit américain de ne pas prendre de décision politique pendant quatre années supplémentaires". Pour l'heure, sa longue lettre se poursuit, "J'ai écrit cette lettre au rédacteur en chef :

"Je me découvre nommé, dans le Times du 18 septembre, comme le seul écrivain américain "sans équivoque pour" (unequivocally for) l'intervention des Etats-Unis au Vietnam. Comment ne pas être au moins équivoque sur une action si coûteuse, si cruelle dans ses détails, si indécise dans ses résultats ? Ma déclaration, faite en réponse à un questionnaire anglais en août 1966, dit : "Je suis pour notre intervention si elle fait du bien, en particulier si elle permet au peuple du Sud-Vietnam de rechercher son propre avenir politique" (I am for our intervention if it does some good—specifically, if it enables the people of South Vietnam to seek their own political future). 

Au cours de l'année écoulée, les raisons s'accumulent pour douter qu'elle fasse suffisamment de bien. Le bombardement du Nord semble aussi futile que brutal et doit être arrêté. Notre présence militaire massive peut écraser l'initiative sud-vietnamienne qu'elle est censée encourager (The bombing of the North seems futile as well as brutal and should be stopped. Our massive military presence may be crushing the South Vietnamese initiative it is supposed to encourage). L'abondance de la terreur et de la coercition de toutes parts, pour autant qu'un lecteur de journal américain puisse en juger, diminue sérieusement l'importance de cet instrument de confiance qu'est l'élection populaire. Il ne fait aucun doute que l'histoire de notre engagement dans ce pays est marquée par le manque de scrupules et la stupidité ; il ne fait aucun doute que le Viêt-cong se nourrit du mécontentement et de l'injustice réels. Je soupçonne que le moment approche, comme pour l'Espagne en 1939, où la paix à tout prix, même sous une tyrannie, est préférable à une lutte continue (I suspect the point is approaching, as for Spain in 1939, when peace at any price, even under a tyranny, is preferable to a continuing struggle). Ces sentiments - présentés avec la conscience de l'ignorance, par une personne trop âgée pour le service militaire et dont les fils sont trop jeunes - sont mes sentiments actuels : ceux-ci, plus la consternation générale, je pense, face à l'énorme gaspillage de ressources matérielles, au coût croissant en vies humaines et à l'influence inexplicable de notre politique de parti sur les décisions justifiées par le sang humain. Je ne suis peut-être pas d'accord avec mes confrères, unanimement "dovish", pour attribuer à l'administration Johnson la bonne foi et un certain bon sens. Quiconque n'est pas un pacifiste rigoureux doit au moins considérer l'argument selon lequel cette guerre, aussi mauvaise soit-elle, est le moindre des maux disponibles, destiné à prévenir des guerres pires. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai, mais je suppose que c'est le raisonnement de ceux qui la poursuivent, plutôt que le maintien de la prospérité des entreprises ou l'entêtement fou du président. J'estime que les arguments de la colombe tels qu'ils m'ont été présentés sont trop esthétiques pour le président, même s'ils ne sont pas portés à la hauteur paranoïaque de MacBird ; même les meilleurs des comptes rendus négatifs de nos opérations au Sud-Vietnam, comme les rapports vivants de Mary McCarthy ou le récit de Jonathan Schell sur la destruction de Ben Sue, reposent trop sur des descriptions satiriques d'officiers américains et sur les grotesques superpositions culturelles..."

 

"A Bright Shining Lie : John Paul Vann and America in Vietnam ", Neil Sheehan (1988)

"I  came away with it realizing that the war - that there was a great sense of inevitability about the war, that given the political and military leadership of this country in the post-World War II period, we were destined to fight that tragic war in Vietnam and a tragedy for ourselves and for the people of Indochina. When you look at the men involved, the men who made the decisions and their view of the world, you realize that they wouldn't have done anything else other than what they did because they rejected alternative courses when they were offered to them." - Neil Sheehan (1936-2021) est un de ces journalistes qui, travaillant  pour le New York Times en 1971, ont pu exploiter ces fameux documents connus sous le nom de "Pentagon Papers" (United States-Vietnam Relations, 1945-1967: A Study Prepared by the Department of Defense) qui révélaient les éléments de prise de décisions propre au gouvernement fédéral des États-Unis dans la guerre du Viêt Nam entre 1955 et 1971.

Neil Sheehan fut l'un des douze correspondants à plein temps arrivés au Vietnam dès 1962 pour suivre une guerre aussi rapide qu'éclatante après le succès de la Seconde Guerre mondiale : l'Amérique était alors à l'apogée de sa puissance, de sa naïveté, en arrière-fond, le climat de la Guerre froide. Jeunes reporters et conseillers militaires sur le terrain partageaient alors une même assurance, celle de gagner une guerre et de bonne manière. Puis les premiers revers ont volé en éclaté cette belle certitude : la bataille d'Ap Bac,  au sud-est de Saïgon, dans le delta du Mékong, vit la première victoire majeure le 2 janvier 1963 du Front national de libération contre les troupes régulières du Viêt Nam du Sud. 

"A Bright Shining Lie " est un livre fleuve de Neil Sheehan, l'un des meilleurs récits de la guerre : le personnage principal est un lieutenant-colonel de l'armée américaine, John Paul Vann, conseiller du régime de Saigon au début des années 1960 et particulièrement crtique vis-à-vis des stratégies mises en oeuvre par un régime qu'il juge corrompu. C'est bien toute l'implication du gouvernement américain et de son état-major militaire qui fait ici l'objet d'une minutieuse enquête à charge au travers du personnage principal. La critique Vann va ainsi s'étendre progressivement au commandement militaire américain lui-même, en particulier sous William Westmoreland, et son incapacité à affronter une guérilla populaire tout en soutenant un régime condamnable de part en part. N'étant pas écouter, il utilise le corps de presse de Saigon, et notamment Sheehan, David Halberstam et Malcolm Browne, pour diffuser ses opinions. Le livre s'ouvre par un prologue qui rend compte des funérailles de Vann le 16 juin 1972, après sa mort dans un accident d'hélicoptère au Vietnam...

"Ce livre, écrit Neil Sheehan dans son avant-propos, m'a contraint à affronter intellectuellement la tragique réalité de la guerre du Vietnam et à constater que nous ne l'aurions jamais gagnée. Dans le passé, la guerre avait toujours été une expérience "positive" de la culture américaine, une croisade morale qui renforçait l'unité des participants. Mais celle-ci, qu'on la considère comme mal conduite ou moralement condamnable, était de toute façon menée en vain. Ce fut la première guerre "négative" de l`histoire de l'Amérique et le pays a eu beaucoup de difficultés à l`accepter. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, nos chefs étaient en symbiose avec la réalité. Mais, ensuite, nous sommes devenus si riches et si puissants que notre commandement a perdu sa faculté de penser d`une façon créatrice. L`arrogance a remplacé le réalisme. Au Vietnam, nos chefs militaires et civils ne pouvaient tout simplement pas admettre que nous puissions perdre. Les administrations successives s'illusionnaient et se complaisaient dans le phantasme que nous pourrions maintenir éternellement une présence des États-Unis dans ce pays. Le soldat américain devint ainsi la victime de son propre commandement, plus que de l'ennemi. Quelle amère leçon, difficile à admettre! Si nous étions restés au Vietnam nous n`aurions pu le faire qu'au prix d'une ponction lourde et permanente sur notre économie. Mais, surtout, nous aurions souffert d'une plaie morale persistante en essayant de dominer un peuple qui ne nous aurait à aucun moment acceptés. Car les Vietnamiens n'ont jamais toléré une domination étrangère. Toute leur histoire montre qu`ils n`ont cessé de repousser victorieusement les envahisseurs, qu'ils soient chinois, mongols, mandchous, français et, bien entendu, américains..." 

"Ils étaient tous venus à ses funérailles, tous réunis dans la chapelle en brique rouge à côté de la porte du cimetière. Six chevaux gris étaient attelés au caisson qui transporterait le cercueil jusqu'à la tombe. La fanfare militaire attendait. La garde d`honneur du plus ancien régiment, dont les annales remontaient à la Révolution, était alignée devant le portique blanc de la chapelle. Les soldats portaient leur uniforme de parade, bleu marine brodé d'or, les couleurs de cette armée de l`Union qui avait préservé l'intégrité de la nation. Une tenue trop chaude pour la température et l'humidité de ce vendredi matin d'été à Washington, mais ces funérailles officielles justifiaient bien ce désagrément. John Paul Vann, soldat de la guerre du Vietnam, était enterré à Arlington le 16 juin 1972. Cette guerre avait déjà duré plus longtemps qu'aucune autre de l'histoire des Etats-Unis et avait plus divisé les Américains qu'aucun autre conflit depuis la guerre de Sécession. De ces combats sans héros, l'homme qu'on enterrait avait été une des personnalités les plus fascinantes. La force et l'originalité de son caractère, le courage dont il avait fait preuve dans les drames de sa vie semblaient résumer toutes les qualités que les Américains vénèrent. Sa dévotion à la guerre, inflexible jusqu'à l'obsession, en faisait le symbole de l'engagement américain au Vietnam. Il en était devenu l'exemple type par ses chimères, ses bonnes intentions avortées, son orgueil et sa volonté de vaincre. Alors que d'autres avaient été vaincus et découragés au cours des années, ou avaient perdu leurs illusions et s'étaient opposés à cette guerre, il avait persévéré dans sa croisade pour sauver l'irrémédiable, pour ressaisir la victoire dans cette entreprise condamnée. Après dix ans de luttes, il avait été tué une semaine plus tôt lorsque, une nuit, son hélicoptère s'était écrasé et avait brûlé dans la pluie et le brouillard des hauts plateaux du Sud Vietnam. Il venait juste d'enrayer, près de la ville de Kontum, une offensive de l'armée nord-vietnamienne qui aurait pu se terminer en désastre pour les Etats-Unis. Tous ceux qui étaient réunis pour ses obsèques symbolisaient les divisions et les blessures que cette guerre avait infligées à la société américaine...."

 

"Dispatches", Michael Herr (Putain de mort, 1977)

Michael Herr (1940-2016) fut correspondant de guerre au Vietnam  pour le magazine Esquire (1967-1969) et contribua tant à la narration du film "Apocalypse Now" de Coppola en 1979 qu'au scénario du film "Full Metal Jacket" (1987) de Stanley Kubrick. Il retrace ici, dans un livre qui fit date, les années passées au Vietnam, 1967-1968, où il assista à certains des combats les plus violents et à certains évènements parmi les plus connus, dont l'offensive du Têt et le siège de Khe Sanh. Loin d'un journalisme conventionnel, le récit se veut sincère et brut, brossant le portrait des soldats de 2e classe, non sans compassion, mais en décrivant à vif leur peur, leur ennui, leur cynisme parfois, leur folie nourrie de drogues, avec, au bout un sentiment qui surpasse tout autre, celui d'être encore en vie.

"Pour les sorties de nuit les médecins vous donnaient des pilules, la Dexedrine et son haleine de serpents morts gardés trop longtemps dans un pot. Moi je n'en ai jamais eu besoin, un léger contact avec l'ennemi ou n'importe quel bruit du même genre m'excitait à haute dose. Quand j'entendais le moindre son hors de notre petit cercle crispé je flippais en priant Dieu de ne pas être le seul à l'avoir entendu. Deux rafales dans la nuit à un kilomètre de là et j'avais un éléphant à genoux sur la poitrine, il fallait que j'aille chercher l'air jusque dans mes bottes. Une fois j'ai cru voir une lueur bouger dans la jungle et je me suis surpris à presque murmurer : "je ne suis pas prêt à ça, je ne suis pas prêt à ça." C'est là que j'ai décidé de laisser tomber et de faire autre chose de mes nuits. Et je n'allais pas aussi loin que ceux qui tendaient des embuscades ou que les Lurps (Long Range Reconnaissance Patrol), les patrouilles de reconnaissance en profondeur, qui sortaient toutes les nuits pendant des semaines et des mois, allant ramper près des camps de base VC ou le long des colonnes des Nord-Vietnamiens. Déjà je vivais trop près de mes os, je n'avais plus qu'à l'accepter. En tout cas je gardais les pilules pour plus tard, pour Saigon et la déprime horrible que j'y trouvais chaque fois. Je connaissais un Lurp de la 4° Division qui prenait ses pilules à pleines poignées, les dépresseurs dans la poche gauche de sa combinaison léopard et le speed dans la poche droite, une pour lui frayer un chemin et l'autre pour l'y envoyer. Il me disait que ça lui mettait les choses bien en place, qu'il pouvait voir la nuit dans cette bonne vieille jungle comme s'il avait un viseur infrarouge. "Sûr, ça me donne la distance", disait-il. C'était son troisième séjour. En 1965, il avait été le seul survivant d'une section de la Cavalerie héliportée liquidée en entrant dans la vallée de Ia Drang. Il était revenu en 1966 avec les Forces spéciales et un matin après une embuscade il était resté caché sous les cadavres de ses coéquipiers pendant que les VC faisaient le tour avec des couteaux, pour être sûrs. Ils avaient déshabillé les corps, pris même les bérets, et étaient finalement partis en riant. Après ça, dans cette guerre, il ne lui restait plus que les Lurps. "C'est seulement que je ne peux pas m'y retrouver dans le reste du Monde", a-t-il dit. Il m'a dit que la dernière fois qu'il était rentré chez lui il était resté toute la journée assis dans sa chambre en sortant de temps en temps un fusil de chasse par la fenêtre, visant les gens et les voitures qui passaient devant chez lui, jusqu'à ce que toutes ses sensations se soient concentrées au bout de son doigt. "Chez moi, ça les énervait vraiment", dit-il. Mais même ici il énervait les gens, vraiment. 

- "Non mec, désolé, il est trop cinglé pour moi, a dit un de ses coéquipiers. Tu n'as qu'à le regarder dans les yeux, on y voit toute cette putain de guerre."

- "Ouais, mais tu ferais mieux de faire vite, a dit un autre. je veux dire, vaudrait mieux pas qu'il s'en aperçoive."

Mais il avait toujours l'air d'être aux aguets justement, je crois qu'il dormait les yeux ouverts et, de toute façon, j'avais peur de lui. J'ai quand même réussi à jeter un bref coup d'oeil dedans, et c'était comme le fond d'un océan. Il avait une boucle d'oreille en or et un serre-tête taillé dans un morceau de parachute camouflé, et comme personne n'allait lui dire de se couper les cheveux ils lui tombaient plus bas que les épaules, recouvrant une large cicatrice rougeâtre. Même à la division il n'allait jamais nulle part sans prendre au moins un 45 et un poignard, et il trouvait que j`étais un fou parce que je n avais pas d'arme.

- "Tu n'as jamais rencontré de journaliste?

- Des cheveux sur la soupe, a-t-il dit. Le prends pas pour toi."

Mais quelle histoire il m'a racontée! Aussi partiale et aussi vibrante que toutes les histoires de guerre, il m'a fallu un an pour la comprendre :

- "Une patrouille est partie dans la montagne. Un homme est revenu. Il est mort avant de nous dire ce qui s'était passé."

J'ai attendu la suite, mais ce n'était pas ce genre d'histoire. Quand je lui ai demandé ce qui s'était passé, il m'a juste regardé avec l`air de me plaindre, de dire que, putain, il n'allait pas perdre son temps à raconter des histoires à un con comme moi. Pour sortir de nuit il se peignait le visage, une vision de terreur, pas comme les visages maquillés que j'avais vus quelques semaines avant à San Francisco, l'autre extrême du même théâtre. Il passait des heures debout dans la jungle aussi calme et anonyme qu'un arbre mort et que Dieu aide ses adversaires s'il n'y en avait pas au moins une demi-section - c'était un bon tueur, un de nos meilleurs. Le reste de son équipe était réuni hors de la tente, un peu à part des autres unités de la division, avec leurs propres latrines, inventées par eux, et leurs propres rations congelées, de la bouffe trois étoiles, la même qu'on vend chez Abercrombie & Fitch. Les soldats normaux faisaient presque un détour quand ils devaient passer dans le coin en allant ou en revenant de la tente qui servait de mess. Si durs qu'ils soient devenus avec la guerre, c'étaient encore des innocents comparés aux Lurps. Quand l'équipe s'est regroupée, ils se sont mis en file pour descendre la pente, traverser la piste jusqu'à l'enceinte et passer dans les bois. Je ne lui ai jamais reparlé, mais je l'ai revu. Quand ils sont revenus le lendemain matin il avait avec lui un prisonnier, les yeux bandés et les coudes étroitement liés dans le dos. La zone Lurp était catégoriquement interdite pendant l'interrogatoire et de toute façon j'étais déjà descendu sur la piste pour attendre l'hélicoptère qui viendrait m'enlever de là...."

"... La nuit, il y avait des moments où tous les bruits de la jungle s'arrêtaient en même temps. Ils ne s'éloignaient pas, ne baissaient pas graduellement, tout se taisait instantanément comme si les êtres vivants avaient reçu un signal : chauves-souris, oiseaux, serpents, singes, insectes, tous branchés sur une fréquence qu'un millier d'années dans la jungle pourrait peut-être vous apprendre à capter et qui vous laissait pour ainsi dire stupéfaits de ce que vous n'entendiez plus, tendant l'oreille au moindre son, à la moindre information. Je l'avais déjà entendu dans d'autres jungles, en Amazonie et aux Philippines, mais ces jungles étaient "sûres", il y avait peu de chances pour qu'il y ait des centaines de Vietcong allant et venant tout autour, en train de remuer, d'attendre, de rester en vie dans la seule idée de vous nuire. Cette idée pouvait faire de n'importe quel silence inattendu un espace à remplir avec tout le calme que vous aviez en vous, elle pouvait même vous faire approcher la clairvoyance auditive. On se mettait à entendre des choses impossibles : le souffle humide des racines, la sueur des fruits, l'activité passionnée des insectes, les battements de cœur d'animaux minuscules. On pouvait conserver longtemps cette sensibilité, jusqu'à ce que les jacassements, les pépiements et les cris de la jungle recommencent ou qu'un bruit familier vous en sorte, un hélicoptère au-dessus de la tente ou plus près de vous le bruit étrangement rassurant d'un voisin allant se soulager. Une fois, on a entendu quelque chose de vraiment effrayant qui nous hurlait dessus depuis une sono volante des Psyops (Psychological Warfare Operations, la guerre psychologique..), un cri de bébé en train de pleurer. Même en plein jour on n'aurait pas voulu entendre un bruit pareil, encore moins la nuit, et ce beuglement déformé par l'épaisseur du feuillage nous figeait tous sur place. L'hystérie soutenue du message qui suivait ne nous soulageait guère, c' était hyper-vietnamien comme un poinçon dans l'oreille, quelque chose du genre : "Bébé Ami, Bébé GVN, Ne Laisse Pas Faire Ça à Ton Bébé, Résiste au Viet Cong Maintenant!" 

Parfois on était si fatigués qu'on oubliait où on était et qu'on s'endormait comme cela ne nous était pas arrivé depuis l'enfance. Beaucoup de gens ne se sont jamais réveillés de ce genre de sommeil; certains disaient qu'ils avaient eu de la chance (n'a jamais su ce qui l'a tué) ; d'autres trouvaient qu'ils s'étaient fait baiser (s`il avait monté la garde...) mais c'était plus qu'académique, on discutait de tous les genres de mort, c'était pour influencer le hasard, renverser la chance, et un vrai sommeil en était la récompense. (J'ai rencontré un éclaireur-recondo qui pouvait s'endormir à volonté, il disait: "Je crois que je vais en écraser"; il fermait les yeux, qu'il fît jour ou nuit, qu'il fût assis ou couché, et certaines choses le réveillaient et pas d'autres: la radio à fond ou un 105 tirant à côté de la tente ne le gênait pas, mais un frémissement des buissons à 50 mètres, ou une dynamo qui s'arrêtait). Ce qu'on trouvait comme sommeil était plutôt du genre agité, on croyait dormir alors qu'en fait on était en attente. Les sueurs nocturnes, les fonctions brutales de la conscience entraient et sortaient de votre tête épinglée quelque part sur un lit en toile, les yeux sur un plafond inconnu ou le regard fixé hors de la tente sur le ciel nocturne et miroitant d'une zone de combat. Sommeiller dans une mare de sueur visqueuse, s'éveiller sous la moustiquaire en voulant aspirer un air qui ne soit pas à 99% d'humidité, une bouffée d'air frais pour sécher l'angoisse et l'odeur d'eau croupie de votre propre corps. Mais tout ce que vous obtenez, et il n'y a rien d'autre, ce sont des caillots de brouillard qui vous rongent l'appétit, vous brûlent les yeux et donnent aux cigarettes un goût d'insectes gonflés, roulés et fumés vivants, humides et crépitants. Dans la jungle, il y avait des endroits où il fallait tout le temps garder une cigarette allumée, qu'on fume ou pas, pour empêcher les moustiques de s'engouffrer dans votre bouche. La guerre sous l'eau, la fièvre des marais, maigrir instantanément et sans le vouloir, la malaria qui vous brûle et vous dévore, vingt-trois heures de sommeil sans une minute de repos, ça vous permet d'entendre la transe musicale qui vient, dit-on, quand le cerveau est définitivement ramolli. ("Prends tes pilules, baby, m'a dit un médecin de Can Tho. Une grosse orange chaque semaine, une petite blanche tous les jours et, quoi que tu fasses, n'en manque pas une. Il y a ici des souches qui peuvent lessiver un costaud comme toi en huit jours.") Quelquefois on ne supportait plus et on se précipitait vers l'air conditionné de Danang ou de Saïgon. Et parfois la seule raison qui vous empêchait de paniquer c'était qu'on n'en avait plus la force.

Chaque jour des gens mouraient à cause d'un détail minuscule auquel ils n'avaient pas voulu faire attention. Imaginez que vous êtes trop fatigué pour tirer la fermeture d'un blouson, pour nettoyer votre fusil, pour surveiller une lampe, trop fatigué pour maintenir le centimètre de marge de sécurité nécessaire pour traverser la guerre, au point de dire merde et de crever au bout de l'épuisement. Il y avait des fois où la guerre elle-même semblait vidée de toute vitalité : un énervement épique, une machine déprimée, sans conviction, tournant au ralenti sur les restes dilués de l`énergie guerrière de l'an passé. Des divisions entières fonctionnaient comme dans un mauvais rêve, faisaient des séries de gestes étranges sans rapport avec leur origine. Une fois, j'ai bavardé peut-être cinq minutes avec un sergent qui venait de ramener son escouade d'une longue patrouille avant de comprendre que le voile devant ses yeux de mannequin drogué et ses propos abstraits et de haut vol venaient du plus profond sommeil. Il était au bar du club des NCO, debout, les yeux ouverts et une bière à la main, poursuivant une conversation de rêve qui se passait dans sa tête, très loin. Ça m'a vraiment donné le frisson - c'était le deuxième jour de l'offensive du Têt, notre installation était plus ou moins encerclée, la seule route sûre pour en sortir était jonchée de Vietnamiens..."

 

"Vietnam, The Disaster That Was the Vietnam War, An Epic Tragedy, 1945-1975, Max Hastings 

Max Hastings (1945), historien britannique et correspondant de guerre pour la BBC et l'Evening Standard, a écrit un monumental récit de plus de 750 pages dans lequel les différents protagonistes, les Etats-Unis et ses alliés sud-vietnamiens, les communistes, font tous assauts de brutalité, d'incompétence et de duplicité. "Si les dirigeants américains ont souvent affiché leur inhumanité, celle du Nord-Vietnam est allée de pair avec la cruauté, pour la cruauté", laissant la malheureuse majorité de la population vietnamienne en subir les conséquences. Bien que les forces américaines aient souvent combattu efficacement sur le champ de bataille, affirme Hastings, ces succès se sont avérés inutiles devant l'échec des Américains à mettre en place un Etat sud-vietnamien digne de foi : les dirigeants de Saigon n'avaient pas cette légitimité relative que certains commentateurs leur attribuent, ce n'était que des autocrates corrompus dépendant des États-Unis et non intéressés par le bien-être de leur peuple. A travers des récits vivants de batailles et de souffrances, Hastings montre que la machine de guerre américaine a dévasté la société qu'elle entendait sauver, en utilisant une puissance de feu énorme qui a fait plus pour démoraliser la population sud-vietnamienne que pour vaincre les communistes. La destruction pure et simple a également nui à l'effort de guerre aux yeux de l'opinion publique américaine et mondiale, qui, écrit Hastings, était prête à soutenir la guerre". Et parmi les dirigeants civils et militaires américains qu'égratigne l'historien réserve au président Richard Nixon et à son principal collaborateur en matière de politique étrangère, Henry Kissinger, un traitement particulier :  les deux hommes ont certes compris que les États-Unis ne pouvaient plus atteindre leurs objectifs au Vietnam après 1968, mais les calculs politiques les ont amenés à continuer à se battre pendant quatre ans encore, au prix de 21 000 vies américaines, pour ensuite accepter en 1973 un accord de paix qu'ils savaient n'avoir aucune chance de tenir. Les Nord-Vietnamiens n'échappent pas aux charges d'Hastings. S'il reconnaît que les les communistes "ont travaillé avec le grain de la société rurale", répondant avec plus de succès que le gouvernement de Saigon au quotidien de la population, les adversaires de l'Amérique sont décrits comme des idéologues impitoyables prêts à verser n'importe quelle quantité de sang pour conquérir le Sud, et Ho Chi Minh, loin d'être cet aimable nationaliste que l'on dépeint, était en fait un despote impitoyable qui infligeait des "cruautés systémiques" à son peuple. Lê Duẩn (1960-1986),  l'homme fort du Parti communiste vietnamien qui se substitue à un Hô Chi Minh déclinant et mort en 1969, est ici décrit comme un fanatique méconnu qui escaladé une "montagne de cadavres de son peuple" pour remporter la victoire finale sur le Sud en 1975. Hastings se focalise ainsi plus sur les conséquences humaines que sur les présupposés d'un conflit où s'affrontaient impitoyablement des idéologies concurrentes qui s'accordent mal avec les besoins de la société vietnamienne....

 

1967 - La contestation gagne progressivement les Etats-Unis à partir des campus universitaires. En décembre 1964, seulement 25000 personnes avait participé à la première marche contre la guerre, à Washington. Bien que lourdement frappé, le Nord ne cède pas, l'assistance matérielle de l'URSS et de la Chine permet à l'Armée populaire viêt-cong d'acquérir un armement moderne et standardisé. En 1967, un groupe d'éminents universitaires, sous la direction de Bertrand Russell, dénonçait l'usage par les États-Unis d'armes interdites par le droit international,  telles que le napalm et l'agent orange. Mais la contestation la plus forte portait sur la conscription. Si environ les deux tiers des troupes américaines étaient composés de volontaires, le tiers restant était composé d'appelés issus d’un milieu ouvrier ou défavorisé,  : il fut donc décidé de mettre en place pour ces derniers un recrutement par tirage au sort en décembre 69, système qui fut abandonné en 1973 pour privilégier un système d’engagement volontaire. Durant toute cette période la résistance au recrutement fut constante. 

En novembre 1967, les effectifs américains au Vietnam approchaient les 500 000 hommes et les pertes américaines s'élevaient à 15 058 tués et 109 527 blessés. Chaque jour, le nombre de victimes au Vietnam augmentait, alors même que les commandants américains exigeaient plus de troupes :  jusqu'à 40 000 jeunes hommes étaient appelés à servir chaque mois. Et le président Lyndon B. Johnson savait que si la guerre se poursuivait, il serait finalement obligé de commencer à recruter des étudiants...

De plus la guerre du Vietnam coûtait aux États-Unis quelque 25 milliards de dollars par an, provoquant augmentation des impôts sur le revenu et réduction du programme de lutte contre la pauvreté, touchant ainsi directement la communauté noire ("America would never invest the necessary funds or energies in rehabilitation of its poor as long as Vietnam continued to draw men and skills and money like some demonic, destructive suction tube",  Martin Luther King).

L'opposition la plus spectaculaire à la guerre est venue des soldats eux-mêmes. Entre 1960 et 1973, 503 926 membres des forces armées américaines ont déserté. De nombreux soldats ont commencé à remettre en question la moralité de la guerre dès qu'ils ont commencé à se battre au Vietnam et c'est en 1967 qu'était constituée la "Vietnam Veterans Against the War"...

Le 21 octobre 1967, se déroule l'une des plus importantes manifestations anti-guerre, quelque 100 000 manifestants sont rassemblés au Lincoln Memorial et environ 30 000 d'entre eux ont poursuivi leur marche sur le Pentagone plus tard dans la nuit. Après un affrontement brutal avec les soldats et les U.S. Marshals qui protégeaient le bâtiment, des centaines de manifestants ont été arrêtés. L'un d'entre eux était l'auteur Norman Mailer, qui a fait la chronique des événements dans son livre "Les armées de la nuit", publié l'année suivante et largement acclamé. Et lors d'une marche de plus de 5.000 manifestants à Chicago, Illinois, le 25 mars 1967, Martin Luther King qualifie la guerre du Vietnam de "blasphème contre tout ce que l'Amérique représente". La première chanson de John Lennon après avoir quitté les Beatles, "Give Peace a Chance", est diffusée sur les ondes en 1966, tandis que se répandent les chansons de protestation, "Bring 'Em Home" de Pete Seeger (1966), "Saigon Bride" de Joan Baez (1967), 'Backlash Blues" (1967) de Nina Simone,  "What's Going On ?" de Marvin Gaye (1971)...

 

John Updike, plus faucon que colombe, livre ses hésitations à propos du Vietnam et de l'opinion publique américaine qui se cristallise : "Dans les moments de détente de la banlieue, dans notre cercle de maisons semi-bohémiennes, nous fumions de l'herbe, portions des dashikis et des perles d'amour, et nous faisions mousser pendant que les Beatles et Janis Joplin chantaient sur la chaîne hi-fi. J'étais assez heureux pour lécher le sucre de la contre-culture ; c'était la pilule de la protestation anti-guerre, anti-administration, "anti-impérialiste" que je trouvais étrangement amère (I was happy enough to lick the sugar of the counterculture; it was the pill of antiwar, anti-administration, “anti-imperialist” protest that I found oddly bitter. I was, perhaps, the most Vietnam-minded person I knew). J'étais, peut-être, la personne la plus tournée vers le Vietnam que je connaisse. Ceux qui déploraient la guerre intégraient les protestations qu'ils pouvaient dans leur emploi du temps de banlieue et les rejetaient d'un geste de dégoût automatique ; les technocrates de notre connaissance, les ingénieurs électroniciens et les agents de change et les professeurs d'économie, avaient tendance à voir cette implication comme une bévue administrative, à laquelle ils ne pouvaient attacher aucune passion. 

Mais moi, dont les actions en tant qu'auteur américain comprenaient une intuition dans la conscience de masse et une identification avec nos fortunes nationales (an intuition into the mass consciousness and an identification with our national fortunes), je me sentais obligé de défendre Johnson et Rusk et Rostow, puis Nixon et Kissinger, pendant qu'ils manœuvraient, avec beaucoup de bluff solennel et de raids aériens tonitruants, notre engagement "quagmirish" et notre longue désincarcération. Mon visage devenait chaud, ma voix haute et tendue et bégayait sauvagement ; je sentais mon cœur s'emballer dans une sorte de panique à chaque fois que le sujet se présentait, et mon excitation menaçait de m'étouffer.

De tous les partis en lice avec lesquels il aurait été possible de sympathiser, les Viêt-congs dans leurs tunnels, qui repoussent les bombardiers avec des pieux "punji" ; les Nord-Vietnamiens et les vieux Vietminh, condamnés à faire la guerre après la guerre ; Ho Chi Minh, avec son expression innocente, les sourcils levés et sa sainte barbichette blanche ; les enfants napalmés ; les arbres défoliés et les rizières empoisonnées ; les moines bouddhistes qui s'auto-immolent ; les soldats américains, ridiculisés et moqués chez eux et entourés de villageois impénétrables et implacablement hostiles au Vietnam - je me suis senti obligé de m'identifier aux administrations américaines et, dans une moindre mesure, aux Sud-vietnamiens, de Diem à Ky et Thieu en passant par les chefs de village enterrés vivants et autrement horriblement assassinés, qui essayaient de diriger un pays non communiste..."

1968 - Le nombre de soldats américains au Vietnam atteint un sommet en 1968, avec 540 000 hommes, et plus de 300 Américains tués chaque semaine. L'offensive du Têt en 1968 , menée par les forces du FNL sud-vietnamien dans toutes les villes et bourgades du pays, est un nouveau tournant dans la guerre, et c'est avec les images de la sanglante bataille de "Hamburger Hill" (1969) que l'opinion publique américaine prend la mesure du conflit. Si cette offensive n'est pas précisément un succès pour le Viêt-cong, l'armée américaine a été mise en difficulté et il apparaît dès lors que le prix à payer est désormais trop élevé pour les Etats-Unis.  Les années 1967 à 1969 sont parmi les plus meurtrières pour les troupes américaines. L. B. Johnson renonce à un nouveau mandat et décide d'arrêter sans conditions les bombardements au Nord (mai 1968). Des négociations préliminaires aboutissent à l'ouverture officielle de la conférence de Paris (janvier 1969). La guerre du Vietnam va dès lors envahir la littérature américaine directement ou indirectement (Norman Mailer, John Updike), "Authors take sides on Vietnam", Cecil Woolf, John Bagguley (1967), mais elle généra principalement sa propre littérature...

 

"The Short Timers", Gustav Hasford (1968)

Comment entrer et sortir d'un univers de guerre totalement déshumanisé, sans le moindre sas de passage pour en atténuer la brutalité. Gustav Hasford (1947-1993), correspondant de presse pendant la guerre du Viêt Nam avec la première division des marines américains en 1968, s'inspire de cette expérience pour écrire un roman "The Short Timers" (Le Merdier, 1979) qui a inspiré le film "Full Metal Jacket" réalisé en 1987 par Stanley Kubrick. Un  "short-timer" est un soldat qui approche de la fin de son service au Vietnam, 385 jours pour les Marines et 365 jours pour les membres d'autres services armés. James T. "Joker" Davis en est le héros et on suit son parcours au travers de trois épisodes et de personnages auxquels il s'attache mais qui tous connaîtront une fin brutale, Cowboy, Leonard Pratt dit Gomer Pyle, Rafter Man. "The Spirit of the Bayonet" décrit sa formation dans le corps des Marines : le sergent d'artillerie Gerheim se charge de briser le moral des hommes et de les reconstruire en véritables tueurs, mais il est tué par une recrue à bout de nerf. "Body Count", en 1968, le plonge en tant que correspondant dans un Vietnam totalement déjanté, couvrant batailles et massacres. "Grunts" le précipite dans la jungle et les combats, des compagnons de guerre à bout, obligé d'achever l'un de ses camarades de formation, Cow-Boy... 

"The pistol falls. The sniper has put a bullet through the center of Cowboy's right hand.

The squad bunches up behind the boulder again. I study the dirty faces of all my bearded children: Animal Mother, Donlon, Lance Corporal Stutten, Berny, Harris, Rick Berg, Hand-Job, Thunder, The Kid from Brooklyn, Hardy, Liccardi, and Daddy D.A. "Stutten, take your people back."

Lance Corporal Stutten looks at Animal Mother, takes a step toward him. The squad is going to follow Mother and commit suicide for a tradition. Mother checks his M-60. His face is wet with tears, Viking-wild, red with rage. "We'll go for Cowboy, give the sniper too many targets. We can save him."

I take a step into Animal Mother's path. Animal Mother raises his weapon. He holds the M-60 waist high. His eyes are red. He growls deep in his throat. "This ain't no Hollywood movie, Joker. Stand down or I will cut you in half..."

I look into Animal Mother's eyes. I look into the eyes of a killer. He means it. I know that he means it. I turn my back on him. Animal Mother is going to waste me. The barrel of the M-60 probes my back. The squad is silent, waiting for orders.

I raise my grease gun and I aim it at Cowboy's face. Cowboy looks pitiful and he's terrified. Cowboy is paralyzed by the shock that is setting in and by the helplessness. I hardly know him. I remember the first time I saw Cowboy, on Parris Island, laughing, beating his Stetson on his thigh. I look at him. He looks at the grease gun. He calls out: "I NEVER LIKED YOU, JOKER. I NEVER THOUGHT YOU WERE FUNNY--"

Bang. I sight down the short metal tube and I watch my bullet enter Cowboy's left eye. My bullet passes through his eye socket, punches through fluid-filled sinus cavities, through membranes, nerves, arteries, muscle tissue, through the tiny blood vessels that feed three pounds of gray butter-soft high protein meat where brain cells arranged like jewels in a clock hold every thought and memory and dream of one adult male Homo sapiens.

My bullet exits through the occipital bone, knocks out hairy, brain-wet clods of jagged meat, then buries itself in the roots of a tree.

Silence. Animal Mother lowers his M-60.

Animal Mother, Donlon, Lance Corporal Stutten, Harris, and the other guys in the squad do not speak. Everyone relaxes, glad to be alive. Everyone hates my guts, but they know I'm right. I am their sergeant; they are my men.

Cowboy was killed by sniper fire, they'll say, but they'll never see me again; I'll be invisible.

"Saddle up," I say, and the squad responds. Packs are hefted up. The flap and rattle of equipment. A grunt, a growl, and the Lusthog Squad is ready to move. I study their faces. Then I say, "Man-oh-man, Cowboy looks like a bag of leftovers from a V.F.W. barbecue. Of course, I've got nothing against dead people. Why, some of my best friends are dead!"

Silence. They all look at me. I have never felt so alive.

Semper Fi, Mom and Dad, Semper Fi, my werewolf children. Payback is a motherfucker.

They shift their gear to more comfortable positions. They wait for an order. I pick up Cowboy's muddy Stetson. I wave my hand and the squad moves out, moves back down the trail.

Nobody talks. We're all too tired to talk, to joke, to call each other names. The day has been too hot, the hump too long. We've shot up our share of Victor Charlie jungle plants and we are wasted. We wrap ourselves in pastel fantasies of varied designs and "X" another day off our short-timer's calendars. We look forward to imaginary bennies: hot showers, cold beer, a fix of Coke (because things go better with Coke), juicy steaks, mail from hone, and a moment of privacy in which to massage our wands, inspired by fading photographs of loving wives and girlfriends back in the World.

The showers will be cold, the beer, if there is any, will be hot. No steak. No Cokes. The mail, if there is any, will not be from sweethearts. The mail from hometown America, like the half dozen letters I carry unopened in my rucksack, will say: Write more often be careful if you think it's tough there bought this used car what a report card mother is taking shots nothing good on TV don't write depressing letters so maybe send me fifty bucks new furniture

in the dining room for a ring quick buddy she's pregnant be real careful write more often and so on and so on until you feel like you just got a Dear John letter from the whole damned world." 

1969 - Plus de 500 000 militaires américains sont stationnés au Vietnam. Richard Nixon succède à L. B. Johnson au début de 1969 et va engager la "vietnamisation" du conflit : il vise à un retrait total des forces terrestres américaines après renforcement des armées sud-vietnamiennes. En revanche, les forces navales et aériennes bénéficient d'un accroissement notable. Nixon a affirmé dans un discours célèbre que les manifestants anti-guerre constituent une minorité, bien que bruyante, à opposer à la "majorité silencieuse" du peuple américain. Mais en décembre 1969, le gouvernement institue la première loterie américaine par tirage au sort depuis la Seconde Guerre mondiale, ce qui pousse de nombreux jeunes hommes à fuir au Canada pour éviter la conscription, et les tensions s'accroissent. 

De 1969 à 1972, événements militaires et diplomatiques sont étroitement liés. Mais la poussée des forces américaines et sud-vietnamiennes au Cambodge (30 avril 1970), destinée à saper le soutien logistique des pistes Hô Chi Minh, entraîne la suppression par le Congrès américain des pouvoirs spéciaux du président concernant la guerre du Viêt Nam...

 

"Matterhorn: A Novel of the Vietnam War", Karl Marlantes (2010)

Karl Marlantes (1944) est un vétéran de la guerre du Vietnam auteur de "Matterhorn: A Novel of the Vietnam War" (2010), "What it is Like to go to War" (2011), et "Deep River" (2019). Il a servi pendant la guerre du Vietnam au sein du 1er bataillon, 4e marine, d'octobre 1968 à octobre 1969, et a mis 30 ans à écrire "Matterhorn", plus de 1 600 pages manuscrites. réduites à 550 pages. "Matterhorn" se déroule en 1969 et porte le nom de code d'une base d'appui dans la province Quảng Trị, à la frontière du Laos. Nous vivons et mourons pendant un mois avec le sous-lieutenant Waino Mellas, récemment diplômé de l'université, et ses hommes de la compagnie Bravo (fictive), des jeunes hommes de toutes races, issus de petites villes et de ghettos urbains, la plupart sortant tout juste de l'adolescence et qui vont endurer les pires conditions possibles. Les voici dans un avant-poste isolé situé au sommet d'une colline de la jungle vietnamienne, ayant reçu l'ordre d'abandonner leur position à la recherche d'un ennemi invisible, puis le contrordre de reprendre la colline où l'ennemi a pris le temps de construire des bunkers et de se retrancher. La souffrance de ces hommes dans une jungle implacable, leurs difficultés de relations, la menace perpétuelle d'un ennemi redoutable sont physiquement perceptibles...

 

La guerre du Viétnam fut la première guerre télévisée, avec ses images marquantes de la réalité du combat. Il est notamment admis que les médias "ont fait perdre la guerre", retournant l'opinion publique en livrant à l'Amérique la réalité des champs de bataille. En fait la guerre du Vietnam fut toujours soutenue par la très grande majorité de l'opinion publique, la couverture télévisuelle étant uniquement focalisée sur les Américains, ce qui s'est cristallisé soudainement dans cette opinion c'est une "désillusion" sur fond d'un patriotisme exacerbé, seul le coût à payer par les Etats-Unis pour la majorité, la conscription pour les plus jeunes, posèrent véritablement problème...

Indéniablement, la télévision est devenue la principale source d'information pour une majorité d'Américain : de 1950 à 1966, le pourcentage d'Américains possédant un téléviseur s'est multiplié, passant de 9 % à 93 %. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les équipes de tournage restèrent dans les zones de non-combat et les médias se concentrèrent sur le moral des troupes et le soutien à l'effort de guerre. Les évènements du Vietnam furent au contraire rapportés par les trois grands réseaux (ABC, CBS et NBC) en clips de trois minutes chaque soir et les manifestations contre cette guerre purent ainsi être planifiées en tenant compte de ces créneaux. Le 1er avril 1968, le lendemain du jour où le président Lyndon B. Johnson a annoncé qu'il ne se présenterait pas aux élections, il prenait acte de ce changement de perception : "Alors que j'étais assis dans mon bureau hier soir, attendant de parler, j'ai pensé aux nombreuses fois où, chaque semaine, la télévision apporte la guerre dans le foyer américain. Personne ne peut dire exactement quel effet ces scènes vivantes ont sur l'opinion américaine. Les historiens doivent seulement deviner l'effet que la télévision aurait eu lors de conflits antérieurs sur l'avenir de cette nation : pendant la guerre de Corée, par exemple, à l'époque où nos forces ont été repoussées à Pusan ; pendant la Seconde Guerre mondiale, la bataille des Ardennes, ou lorsque nos hommes se sont battus en Europe ou lorsque la majeure partie de notre armée de l'air a été abattue ce jour-là, en juin 1942, au large de l'Australie." (As I sat in my office last evening, waiting to speak, I thought of the many times each week when television brings the war into the American home. No one can say exactly what effect those vivid scenes have on American opinion. Historians must only guess at the effect that television would have had during earlier conflicts on the future of this Nation: during the Korean war, for example, at that time when our forces were pushed back there to Pusan; of World War II, the Battle of the Bulge, or when our men were slugging it out in Europe or when most of our Air Force was shot down that day in June 1942 off Australia). 

Le spectacle télévisé de cette contribua à accentuer les antagonismes du pays, renforçant la perception de chacun des deux camps vis-à-vis de ces centaines de milliers de "garçons américains" qui s'embourbaient dans une guerre à la dramaturgie quotidienne...

"L'époque du Vietnam n'a pas été un pique-nique ensoleillé pour moi ; je m'en souviens comme d'une époque collante, stridente, conflictuelle, une époque avec un fond de honte sanglant télévisé. Faucon, colombe, soldat, fuyard, et même maître de maison de la classe moyenne étaient pris dans un tissu de contradictions alors qu'un empire tentait de mener une action frontalière hideuse sous le regard de la télévision. Le feuilleton du journal télévisé du soir et la clameur d'une génération de collégiens qui n'avait pas été élevée pour être de la chair à canon (élevée, au contraire, à la demande de nourriture tolérée par le Dr Spock et la durée d'attention de six minutes inculquée par la télévision) ne permettaient à personne de détourner le regard."

"The Vietnam era was no sunny picnic for me; I remember it as a sticky, strident, conflicting time, a time with a bloody televised background of shame. Hawk, dove, soldier, draft evader, and even middle-class householder were caught in a web of contradictions as an empire tried to carry out an ugly border action under the full glare of television. The soap opera of the nightly news and the clamor of a college generation that had not been raised to be cannon fodder (raised, rather, on the demand feeding condoned by Dr. Spock and the six-minute attention span instilled by television) permitted no one to look away."

"Ma disposition à prendre des positions contraires et à rechercher des nuances dans le cadre normal ne me convenait pas pour le débat national ; je trouvais le pays si affligeant dans sa fureur civile que j'ai emmené ma famille à Londres pour l'année scolaire 1968-69. Pour la deuxième élection présidentielle consécutive, j'ai voté à l'étranger, dans une ambassade américaine. J'ai voté, bien sûr, pour le démocrate, Hubert Humphrey, un démocrate qui avait des difficultés et des problèmes. À mon grand soulagement, il a perdu : Le Vietnam n'était plus une guerre de démocrates, et appartenait au Nixon bavard et rusé que j'avais hué dans la salle commune de Lowell House. J'avais de la peine pour lui et je savais pourquoi il devait continuer à bluffer et à bombarder, mais je n'ai eu aucun mal à voter en 1972, alors que les fantômes de mon grand-père et de mon père, récemment décédé, regardaient, pour le démocrate, l'invraisemblable McGovern à la bouche de lapin. J'étais en Afrique, en janvier 1973, lorsque la nouvelle est arrivée que Nixon et Kissinger nous avaient enfin démêlés, dans des conditions misérables, du Vietnam ; j'étais assis sur une scène à Nairobi et un professeur noir m'a demandé sardoniquement dans le public ce que je pensais de la grande victoire américaine. J'ai répondu, spontanément et sincèrement, que notre sortie ressemblait à une victoire pour moi. Les Américains dans le public ont applaudi. Nous en étions tous morts de fatigue ; même la protestation avait épuisé son accueil, et n'était plus à la mode. Nous pouvions recommencer à respirer." (John Updike)

"I covered the Vietnam War. I remember the lies that were told, the lives that were lost - and the shock when, twenty years after the war ended, former Defense Secretary Robert S. McNamara admitted he knew it was a mistake all along" (J'ai couvert la guerre du Vietnam. Je me souviens des mensonges qui ont été racontés, des vies qui ont été perdues - et du choc lorsque, vingt ans après la fin de la guerre, l'ancien secrétaire à la défense Robert S. McNamara a admis qu'il savait depuis le début que c'était une erreur) - Pionnier et  légende du journal télévisé au calme imperturbable, Walter Cronkite (1916-2009) a accompagné la montée en puissance de la télévision comme le premier média d'information pour les Américains en tant présentateur des actualités du soir de CBS Evening News de 1962 à 1981. Il fut correspondant de guerre pendant la Seconde guerre mondiale, assista au débarquement allié sur les plages de Normandie, couvrit les procès de Nuremberg, et rendit compte des moments les plus traumatisants et triomphants de la vie américaine dans les années 1960, de l'assassinat du président américain John F. Kennedy en 1963 à l'alunissage d'Apollo 11 en 1969. “The most trusted man in America” a joué un rôle important pendant la guerre du Vietnam. Après avoir adhéré aux explications de l'armée et de la Maison Blanche, de 1964 à 1967 (In the early stages of our involvement in Vietnam, basically I felt that our course was right. My concern grew with the concern of the American people), il s'est rendu sur place début 1968, après l'offensive du Têt. C'est à son retour, le 17 février 1968, quittant sa objectivité habituelle, qu'il déclare que cette  guerre est dans l'impasse (“mired in stalemate”), une prédiction qui ébranla le président Johnson... 

"...  it seems now more certain than ever that the bloody experience of Vietnam is to end in a stalemate. This summer’s almost certain standoff will either end in real give-and-take negotiations or terrible escalation; and for every means we have to escalate, the enemy can match us, and that applies to invasion of the North, the use of nuclear weapons, or the mere commitment of one hundred, or two hundred, or three hundred thousand more American troops to the battle. And with each escalation, the world comes closer to the brink of cosmic disaster. To say that we are closer to victory today is to believe, in the face of the evidence, the optimists who have been wrong in the past. To suggest we are on the edge of defeat is to yield to unreasonable pessimism. To say that we are mired in stalemate seems the only realistic, yet unsatisfactory, conclusion.

On the off chance that military and political analysts are right, in the next few months we must test the enemy’s intentions, in case this is indeed his last big gasp before negotiations. But it is increasingly clear to this reporter that the only rational way out then will be to negotiate, not as victors, but as an honourable people who lived up to their pledge to defend democracy and did the best they could.

This is Walter Cronkite. Good night."

 

.".. il semble maintenant plus certain que jamais que l'expérience sanglante du Viêt Nam va se terminer par une impasse. Il est presque certain que l'impasse de cet été se terminera soit par de véritables négociations de concessions mutuelles, soit par une terrible escalade ; et pour chaque moyen d'escalade, l'ennemi peut nous égaler, et cela vaut pour l'invasion du Nord, l'utilisation d'armes nucléaires ou le simple engagement de cent, deux cents ou trois cent mille soldats américains supplémentaires dans la bataille. Et à chaque escalade, le monde se rapproche du bord du désastre cosmique. Dire que nous sommes plus près de la victoire aujourd'hui, c'est croire, face à l'évidence, les optimistes qui se sont trompés par le passé. Dire que nous sommes au bord de la défaite, c'est céder à un pessimisme déraisonnable. Dire que nous sommes enlisés dans une impasse semble la seule conclusion réaliste, mais insatisfaisante.

Au cas où les analystes militaires et politiques auraient raison, nous devons, dans les prochains mois, tester les intentions de l'ennemi, au cas où ce serait son dernier grand souffle avant les négociations. Mais il est de plus en plus clair pour ce journaliste que la seule issue rationnelle sera alors de négocier, non pas en tant que vainqueur, mais en tant que peuple honorable qui a tenu sa promesse de défendre la démocratie et a fait de son mieux.

Voici Walter Cronkite. Bonne nuit".

 


"Chickenhawk", Robert Mason (1983)

Plus d'un demi-million d'exemplaires de "Chickenhawk" ont été vendus depuis sa première publication en 1983, enrichi de nombreuses prises par l'auteur pendant le conflit. Vétéran pilote de plus de mille missions de combat, Robert Mason (1942) livre en détail son expérience au coeur des combats et dévoile cette fameuse guerre des hélicoptères (Helicopter War) qui constitue l'une des caractéristiques de la guerre du Vietnam, fortement exploité par la suite au cinéma. Il s'est avéré très rapidement que les vastes jungles et montagnes vietnamiennes ne se prêtaient pas à des mouvements de troupes terrestres, et pour ce faire fut conçu de nouveaux modèles d'hélicoptère - des hélicoptères qui avait fait leurs preuves -dessus de la Corée dans les années 1950. Pour la plupart des combattants américains qui ont servi au Vietnam, l'image classique de la "guerre des hélicoptères" était le "Huey", comme le Bell UH-1D. Le Huey possédait des capacités de décollage et d'atterrissage verticaux qui permettait de précipiter les soldats dans les jungles, les vallées et les sommets des collines, mais aussi facilitait leurs extractions. Leur capacité à évacuer les blessés et à les transporter rapidement vers une installation médicale a fait la différence entre la vie et la mort pour des dizaines de milliers de victimes : plus de 390 000 blessés furent transportés par les les unités Dust-Off .  Au fur et à mesure que la guerre s'est étendue, des hélicoptères spécialisés ont été développés pour diverses tâches, des hélicoptères de combat (Bell AH-1 Cobra) et des hélicoptères lourdement armés, utilisant canons et roquettes pour faire face aux terribles mitrailleuses de 12,7 mm utilisées par les nord-vietnamiens. Un intense combat a fait des ravages parmi les 12 000 hélicoptères qui ont servi au Vietnam, 1211 hueys furent perdus en situation de combat contre 1380 dans des accidents opérationnels, les années 1968-1970 furent des périodes d'intense activité...

 

Au milieu de l'année 1971, la publication des premiers documents identifiés "Pentagon Papers" révèle que les administrations successives ont accentué l'implication des États-Unis dans la guerre et intensifié les attaques sur le Vietnam du Nord tout en dissimulant leurs doutes sur les chances de succès, et conduit de plus en plus d'Américains à s'interroger sur la responsabilité du gouvernement. Cet épisode sera porté à l'écran en 2018, "The Post", réalisé par Steven Spielberg, avec Tom Hanks et Meryl Streep dans les rôles respectifs de Benjamin Bradlee et Katharine Graham....

1972 voit une offensive généralisée du Nord Vietnam. Profitant du retrait unilatéral des États-Unis, la République démocratique du Viêt Nam lance une attaque généralisée le 30 mars 1972. Les Américains réagissent en minant par avion les ports d'arrivée des cargos soviétiques et chinois ; l'armée sud-vietnamienne réussit à dégager An Lôc, Kontum et la route de Phnom Penh, capitale du Cambodge. Jane Fonda, Donald Sutherland, associés au célèbre activiste Fred Gardner (The Unlawful Concert, 1970), inaugurent quant à eux une tournée dans les bases militaires américaines du Pacifique avec un spectacle itinérant, tout à l'opposé des spectacles de Bob Hope, contre la guerre intitulé FTA  ("Fuck-free the Army"), même si la guerre peut être drôle, il n'y a pas de quoi rire...

En 1973, Richard Nixon annonce à la télévision son intention de mettre fin à la guerre du Vietnam. Alors que les manifestations contre la guerre se multiplient aux États-Unis, le président Nixon ouvre la voie à un accord en acceptant le rapatriement des unités de combat américaines. Un accord de cessez-le-feu est signé à Paris le 27 janvier 1973. Le 15 août, le congrès américain met fin au financement accordé aux activités militaires US au Cambodge, Laos, Nord et Sud-Vietnam. Le Sud-Viêt Nam de Thiêu et le Nord-Viêt Nam communiste sont désormais seuls face à face, un général Thiêu, qui lance un appel au combat, tandis que le Nord défend une stratégie de réunification du pays par la force... 

 

"A Rumor of War", Philip Caputo (1977, Rumeur de guerre)

"Les choses que les hommes font à la guerre et les choses que la guerre fait aux hommes" (the things men do in war and the things war does to men), le roman autobiographique de l'indifférence du public à la guerre et des des généraux et des politiciens à la souffrance des soldats américains au Vietnam - C'est à partir des années soixante-dix que se multiplient les romans portant sur la Guerre du Vietnam, et parmi ceux-ci "A Rumor of War" est considéré comme le roman le plus poignant sur cette guerre. Elevé dans un milieu bien traditionnel et confortable de Chicago, entre base-ball et pêche, Philip Caputo (1941) s'ennuie et rêve de violence et d'action, d'héroïsme et de virilité. Il se  porte volontaire pour le programme ROTC des Marines à l'université et entre dans l'armée en tant que sous-lieutenant après avoir obtenu son diplôme. Soldat inexpérimenté de vingt ans, le lieutenant Caputo arrive en mars 1965 au Vietnam, avec les premières troupes de combat: il y découvre progressivement une brutalité sanglante, une totale déshumanisation alimentée par le seul désir de violence et de vengeance envers ses camarades tombés au combat. Dans la jungle montagneuse du Vietnam, sa petite compagnie d'infanterie - la compagnie Charlie du 2e peloton, 1er bataillon, 3e marine - tente de rechercher et de détruire l'ennemi, mais les ennemis sont divers, aussi meurtriers les uns que les autres, une chaleur implacable, une jungle verte épaisse et impénétrable, et des Viêt-congs qui tendent sans cesse des embuscades aux forces américaines. Très rapidement ses compagnons ne parviennent plus à supporter un stress psychologique constant et sombrent dans une quasi folie destructrice, à l'égard des soldats Viêt-congs qu'ils rencontrent. Caputo enchaîne rage meurtrière, culpabilité et remords, mais doit avant tout protéger ses hommes et répondre aux attentes de son supérieur. Transféré à un poste de bureau au quartier général pendant quelques mois, Caputo est alors obsédé par le décompte des corps américains et souffre d'hallucinations. La destruction massive des villages au napalm et le massacre de ces mêmes villageois par ses hommes érodent ces dernières croyances en quelque finalité et juste cause de cette guerre. Une certaine réalité se dissout progressivement. Renvoyé au combat et à ses hommes, à la chaleur et aux pluies incessantes de la mousson d'été,  la guerre n'est plus qu'une véritable boucherie, constellée de quelques actes de sollicitude décalés. 

Près de dix ans plus tard, Caputo retourne au Vietnam, en tant que correspondant du Chicago Tribune, pour rendre compte de la chute de Saïgon aux Nord-Vietnamiens. L'occasion pour lui de réfléchir à cette guerre, à cette perte de l'humanité qu'il a tant éprouvé, à la vaine destruction de tant de vies humaines. Il quitte le Vietnam le 29 avril 1975.

Considéré comme un classique de la littérature de guerre, "A Rumor of War" fut traduit en 15 langues et s'est vendu à plus de 1,5 million d'exemplaires depuis sa publication. Philip Caputo a publié en 2005, "Acts of Faith", une histoire sur la guerre, l'amour et la trahison des idéaux dans un Soudan déchiré par la guerre, en 2009, "Crossers", avec pour toile de fond le trafic de drogue et d'immigrants illégaux à la frontière mexicaine, en 2013, le mémoire de voyage et d'aventure de 4 mois, "The Longest Road : A la recherche de l'Amérique par voie terrestre, de Key West à l'océan Arctique"...

 

"Close Quarters", Larry Heinemann (1974) 

Larry Heinemann (1944-2019) participe à la guerre du Viêt Nam comme conscrit, dans le 25e division d'infanterie, de 1967 à 1968. A son retour, il se lance dans une autobiographie et dès la publication de son premier roman, "Close Quarters", Larry Heinemann devient l'un des grands chroniqueurs du conflit vietnamien, Philip Caputo, Tim O'Brien et Gustav Hasford. Dans le langage dépouillé, direct, sans concession, d'un soldat ordinaire, écrit à la première personne, le jeune dessinateur Philip Dosier (Flip) raconte l'histoire de sa guerre, à fleur de peau ("Je sens ce grincement, ce craquement de peau, quelque chose qui me démange tout le temps, et qui est gras"). Dès sa sortie du lycée, trop jeune pour voter ou s'offrir un verre, il entre dans un autre monde, un de boue et de chaleur, de sang et de corps, d'embuscades et de combats, un monde dans lequel il peut tuer, jurer, fumer de l'herbe, boire et mourir pour son pays, tout cela sans explication ni compréhension. Dans les accalmies entre les embuscades, les missions et les fusillades inattendues, ces hommes créent des liens, des liens d'autant plus étroits qu'ils se confient les uns les autres leurs vies. La relation tragique de Dosier et de Quinn et ses conséquences lorsque meurt ce dernier en est l'un des épisodes les plus significatifs. C'est là que l'on s'engage sur le chemin brutal d'une sorte de sagesse qui attend chaque soldat et qui va profondément le changer sans qu'il s'en rende tout à fait compte, une guerre qui restera toujours présente...

 

"Paco's story", Larry Heinemann  (1986)

"Paco's story" nous plonge dans la violence et la cruauté de la guerre du Vietnam et de ses conséquences destructrices lorsqu'on a réussi à y survivre. Paco Sullivan, spécialisé dans les pièges et les bombes, est le seul homme de la compagnie Alpha à avoir survécu à une violente attaque vietnamienne  sur la base de tir Harriette au Vietnam. Un médecin parvient à sauver Paco presque deux jours plus tard, mais il attend de mourir, mouches et asticots couvrant son corps brûlé et brisé. Il rentre aux États-Unis, les jambes pleines d'épingles, avec des rations quotidiennes de Librium et de Valium, sans savoir quoi faire ensuite, pense en avoir fini avec la guerre et la souffrance, mais en pure perte. Un soir, à la suite d'un orage, il descend du bus en boitant et se rend dans la petite ville de Boone, déterminé à trouver un vrai travail et un vrai lit - mais peu importe les efforts qu'il déploie, rien n'étouffe l'angoisse de son esprit et de son corps, et de son âme : Paco a perdu toute innocence au Vietnam et le souvenirs de nombre d'atrocités viennent sans rémission le hanter...

 

"No Bugles, No Drums", Charles Durden (1976)  

Comme dans le plus grand nombre des romans de guerre sur la guerre du Vietnam, c'est un récit de désintégration psychique et morale mais traité sur le ton du cynisme et du nihilisme, on s'y drogue, on organise des loteries, on se livre au marché noir, on philosophe, puis la guerre les rattrapent, mais en fin de compte les obus d'artillerie sont moins à craindre que les mauvais gars...

 

"Dog Soldiers", Robert Stone (1974) 

Stone est de ces romanciers qui mettent en exergue au début des années 1970 cette nouvelle " drugs-and-Vietnam generation" qui va inspirer pour quelques années nombre de réalisateurs américains. Robert Stone (1938-2015) a écrit 8 romans et quelques recueils de nouvelles, eut une enfance et une adolescence particulièrement difficile pour s'engager dans la marine à 17 ans. Au début des années 1970, il est envoyé au Vietnam en tant que reporter par un petit journal britannique, de cette expérience naîtra son roman "Dog Soldiers", qui a remporté le National Book Award en 1975. "Dog Soldiers"s'ouvre en pleine guerrre du Vietnam sur les traces d'un écrivain en mal d'inspiration, John Converse, devenu correspondant de guerre  par défaut et qui tente, contre-culture des années 1960 oblige, de faire passer trois kilos d'héroïne pure aux Etats-Unis. Participent à cette affaire, un ancien ami, Ray Hicks, ex-Marine qui s'adonne au bouddhisme zen et navigue entre le Vietnam et Oakland, en Californie, et la femme de Converse, Marge, une droguée aux analgésiques qui réside à Berkeley. Stone aime particulièrement peindre des personnages mal dans leur peau. Mais tout ne se passe pas comme prévu, l'intrigue s'enchaîne sans répit dans une Amérique des années 1970 investie par la violence, Hicks et Marge se retrouvent poursuivis par une bande hétérogène de narcotiques et de psychopathes et tout finit par une fusillade sauvage près de la frontière mexicaine. Le livre a été adapté dans un scénario co-écrit par Stone pour un film intitulé "Who'll Stop the Rain" (1978), réalisé par Karel Reisz avec Nick Nolte, Tuesday Weld, Michael Moriarty. 

 

"Cutter and Bone", Newton Thornburg (Fin de fiesta à Santa Barbara, 1976)

Avec Newton Thornburg (1929-2011), écrivain de romans noirs à succès tels que "To Die in California" (1973) et "Knockover" (1968),  l'Amérique post-vietnamienne entre en littérature, avec deux personnages particulièrement emblématiques, Alex Cutter, ancien combattant de la guerre du Vietnam et alcoolique, désabusé et handicapé, et Richard Bone, un gigolo et oisif professionnel. Richard Bone aperçoit une nuit quelqu'un se débarrassant du cadavre d'une femme dans une poubelle. Ayant identifié le tueur, un magnat de l'agroalimentaire nommé J.J.Wolfe qui accorde plus d'importance à l'alimentation des poulets qu'aux personnes, Cutter et Bone décident de le faire chanter mais se retrouvent happés dans une folle et sombre errance qui s'enracine dans l'expérience même du Vietnam.

Le roman fut adapté au cinéma en 1982 sous le titre de "Cutter's Way", réalisé par Ivan Passer, avec Jeff Bridges, John Heard, Lisa Eichhorn, et devint un film culte...

 

En 1974, Peter Davis (1937) remporte l'oscar du meilleur film documentaire avec "Hearts and Minds" dont le titre reprend une citation du président Lyndon B. Johnson, "la victoire finale dépendra du cœur et de l'esprit des gens qui vivent réellement là-bas" (the ultimate victory will depend on the hearts and minds of the people who actually live out there). 1974 est l'année du Watergate et de la démission du président Nixon, que remplace Gerald Ford. Et pendant que le Congrès diminue l'aide financière apportée au Sud-Vietnam, à cette date, un premier recensement effectué depuis 1965, estime à 1 353 000 le nombre total de morts au Nord et au Sud du Vietnam...

En mars 1975, les communistes lancent une nouvelle offensive d'envergure, Quang Tri, Huê, Da Nang sont abandonnées presque sans combat. Thiêu quitte le pouvoir (21 avril), les États-Unis se désintéressent désormais totalement de leurs anciens protégés . Le 30 avril 1975, le gouvernement du Viêt-nam du Sud capitule, suite à l'entrée des troupes du Nord-Vietnam et du Viêt-cong dans Saigon. Une semaine plus tôt, l'aéronavale des États-Unis a évacué en catastrophe les derniers Américains du pays ainsi que 70.000 Vietnamiens, mettant fin à plus de dix ans d'assistance militaire au gouvernement du Sud. L'opération d'évacuation a donné lieu à des scènes de panique et les téléspectateurs du monde entier ont pu voir des fugitifs désespérés s'accrocher aux hélicoptères sur le toit de l'ambassade américaine. Les guerres civiles laotienne et cambodgienne qui accompagnent le conflit vietnamien s'achèvent par le passage des trois pays au communisme : Pol Pot prend le contrôle du Cambodge et lance ses Khmers rouges dans des représailles sanglantes. Le nouvel Etat, unifié, prend le 2 juillet 1976, le nom de République socialiste du Viêt Nam, dont la constitution est celle de l’ancien Nord Viêt Nam. Une réunification qui se fait non sans douleur et dont témoignent les drames de la rééducation et de l'émigration des boat people : les premiers réfugiés arrivent en Australie. La même année, 1976, Steve Jobs et Steve Wozniak créent la société Apple, ".. tout ce qu'une pomme représente de sain, de personnel, à la maison...". 

 

Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, la guerre du Vietnam n'inspira à Hollywood que très peu de films patriotiques. "The Green Berets" (Les Berets verts, 1968), réalisé par Ray Kellogg et John Wayne, souvent cité comme l'unique film tourné pour soutenir la guerre, n'a su privilégier qu'une perspective des plus simpliste. Les films réalisés à la fin des années 1960 et au début des années 1970 ont abordés la guerre de manière indirecte. Alors que la jeunesse se porte vers "Woodstock", "Mash" (1970), de Robert Altman (1925-2006), avec Donald Sutherland, Elliott Gould, se déroule durant une guerre de Corée revisitée par la guerre du Vietnam et tourne essentiellement sur un rejet cynique de toute forme d'autorité. On a pu voir le flamboyant western de Robert Aldrich, Ulzana's Raid (Fureur apache, 1972), avec Bruce Davison, Joaquín Martínez, comme la métaphore brutale d'une guerre perdue d'avance, l'épopée tragique d'un détachement de cavalerie envoyé à la poursuite d'un groupe d'Apaches. Des films comme "Alice's Restaurant" (1969) et "Graffiti Party" (1978) mettent en scène des insoumis et de risibles militaires américains. 

Puis le cinéma va s'emparer du sujet et remodeler la réalité, reconduisant l'image du peuple indien dans les westerns de jadis qui laisse intact à la bonne conscience du patriotisme blanc et américain : le vétéran du Vietnam totalement déjanté, le mythe des prisonniers abandonnés, la violence et la duplicité des communistes asiatiques, telles sont les quelques thématiques favorites des années 1970, avec ce qu'il faut de clichés relatifs à la contre-culture, la drogue, la violence, la prostitution. 

Cinq films s'imposent au final, "Platoon" (1968), dans les années 1970, "Le Retour" (1978), "Voyage au bout de l'enfer" (1978), "Apocalypse Now" (1979), et "Full Metal Jacket" en 1987...

 

"Platoon", 1968, Oliver Stone, avec Tom Berenger, Willem Dafoe,  Charlie Sheen, Keith David, McGinley, Forest Whitaker.

Le réalisateur et scénariste Oliver Stone (1946) est le premier vétéran du Viêt-nam a se faire un nom à Hollywood et à pouvoir ainsi réaliser un film autobiographique sur le conflit, en fait une trilogie consacrée à différents aspects de la guerre : "Platoon" (1986), "Born on the Fourth of July" (Né un quatre juillet, 1989), avec Tom Cruise et Kyra Sedgwick, fondé sur les mémoires d'un vétéran handicapé et pacifiste, Ron Kovic, "Heaven & Earth" (Entre ciel et terre, 1993), avec Tommy Lee Jones et Joan Chen, qui raconte l'histoire véridique d'une jeune vietnamienne mariée à un soldat traumatisé, adapté de deux ouvrages écrits par Le Ly Hayslip sur son expérience de la guerre du Viêt Nam, "When Heaven and Earth Changed Places" et "Child of War, Woman of Peace". "Platoon" met en scène Chris Taylor (Charlie Sheen), un jeune idéaliste qui rejoint un régiment d'infanterie au Viêtnam et se trouve écartelé entre deux figures paternelles, le sergent Elias (Willem Dafoe), officier sensible  et dévoué qui fume de la marijuana et écoute de la musique soul avec les G. l. noirs, et le sergent Barnes (Tom Berenger), personnage sadique au visage balafré, qui boit et écoute de la musique country avec les blancs du sud. Suit un parcours initiatique qui mène le jeune soldat à perdre toute foi en son pays : Chris s'affirme non en faisant face a l'ennemi mais en tuant un de ses supérieurs. Quatre scènes figurent parmi les plus significatives, l'arrivée de la nouvelle recrue au Vietnam, le massacre perpétré par des G.I. à bout de nerfs dans un village vietnamien, le martyr du sergent Barnes qui meurt les bras en croix abandonné aux Vietcongs, enfin le départ du "vétéran", en sang, qui a perdu toutes ses illusions...

"Deer Hunter", Michael Cimino  (1978, Voyage au bout de l'enfer), Christopher Walken, Robert DeNiro, John Savage, Meryl Streep, John Cazale...

Premier grand film américain sur la guerre du Vietnam, ses traumatismes, "Voyage au bout de I'enfer" a recueilli cinq Oscars. Grâce à l'impact du film, Hollywood découvrait un public prêt à entendre parler de cette guerre désastreuse. Mike (Robert De Niro), Nick (Chistopher Walken) et Steve (John Savage) racontent l'amitié de trois ouvriers sidérurgistes originaires d'une petite ville industrielle de Pennsylvanie, réunis par la chasse au daim et le mariage de Steve et d'Angela, partis comme soldats combattre au Viêt Nam. Projetés dans un véritable enfer, marqués par la fameuse scène tant décriée de la roulette russe, ils resteront marqués à vie par des séquelles physiques ou psychologiques, Stevie termine en fauteuil roulant, Nick se suicide, et il revient à Mike de tout tenter pour sauver ses deux amis et d'incarner quelque espoir...

"Coming home", Hal Ashby (Le Retour, 1978),

avec Jon Voight, Jane Fonda

 A partir d'un scénario écrit par Waldo Salt et Robert C. Jones sur une histoire de Nancy Dowd, "Coming home" a été réalisé à l'instigation de Jane Fonda (1937), qui a milité ardemment contre la guerre du Vietnam. Elle s'était d'amitié avec Ron Kovic, un vétéran paraplégique, qu'elle avait rencontré lors d'un rassemblement anti-guerre, et venait de provoquer le scandale:  photographiée assise sur un canon anti-aérien à Hanoi ("Hanoi Jane", 1972). Le film conte l'histoire d'amitié puis d'amour qui naît dans un hôpital militaire entre un vétéran du Vietnam, Luke Martin (Jon Voight), condamné au fauteuil  roulant, et une aide-soignante bénévole, Sally (Jane Fonda), femme de militaire loyale et conservatrice, mariée à Bob Hyde (Bruce Dern), un capitaine du corps des Marines. Bob rentre du Vietnam et découvre la liaison de Sally et, renonçant à les tuer, un jour, se déshabille sur une plage, plie soigneusement son uniforme, et s'enfonce dans l'océan, nu, se suicidant...

 

"Apocalypse, now", Francis Ford Coppola  (1979),

avec Marlon Brando, Robert Duvall, Martin Sheen

"Apocalypse Now" ressemble à ce qu'était le Vietnam pour les soldats américains, "nous sommes devenus fous..." C'est" Apocalypse Now" que réalisa Francis Ford Coppola (1939) qui offre la représentation la plus puissante et la plus marquante que Hollywood ait produite du conflit. Le scénario fut co-écrit par Coppola et John Milius, qui n'avait pu intégrer le corps des Marines pendant la guerre du Vietnam, la narration écrite par Michael Herr et s'inspirant de la nouvelle "Heart of Darkness" (1899) de Joseph Conrad, avec le changement de décor de la fin du 19ème siècle au Congo à la guerre du Vietnam. Le conflit vietnamien déborda de ses frontières pour toucher le Cambodge quand les troupes américaines se retirèrent, en 1975. Plus de trois millions de Cambodgiens furent massacrés par les Khmers rouges, comme le montre le film britannique "La Déchirure" (1984, The Killing Fields), réalisé par Roland Joffé avec Sam Waterston. L'histoire suit un voyage fluvial du Sud-Vietnam au Cambodge entrepris par le capitaine Benjamin L. Willard (Sheen), qui est en mission secrète pour assassiner le colonel Kurtz (Brando), un officier renégat des forces spéciales de l'armée accusé de meurtre et qui est présumé fou, un parcours ponctué de séquences cauchemardesques ou épiques : les hélicoptères survolant la jungle en flamme au son de "The End" des Doors, l'attaque aérienne d'un village vietcong menée par le colonel Kilgore (Robert Duvall) au son de la chevauchée des Walkyries de Wagner,  le massacre accidentel d'un sampan rempli de paysans, jusqu'à la rencontre finale avec Marlon Brando, alias Kurtz, devenu un véritable dieu tribal au Cambodge, citant T.S.Eliot et Joseph Conrad, et vivant dans l'attente de son meurtrier. Ce chef d'oeuvre constituera un véritable choc visuel et ses séquences surréalistes magnifieront plus que tout autre le chaos et l'horreur de la guerre du Viêt-nam...


"Vietnam Veterans"

Entre 2,7 millions et 3,2 millions de GI ont servi au Vietnam entre 1954 et 1975. Les hommes qui ont servi au Vietnam et qui ont survécu à des horreurs indicibles, n'ont pas connu la bienveillance et la notoriété accordées à la génération de la Seconde Guerre mondiale. La guerre du Vietnam a duré de 1964 à 1973, ce fut la plus longue guerre de l'histoire américaine (dépassée depuis par celle d'Afghanistan), les militaires y effectuaient généralement des périodes de service d'un an et revenaient par eux-mêmes plutôt qu'avec leurs unités ou compagnies. Enfin, et surtout, le Vietnam fut représenté comme une guerre non seulement brutale mais perdue, la première grande guerre perdue à l'étranger dans l'histoire américaine, et dans un contexte économique particulièrement problématique. Aux traumatismes physiques et psychologiques se sont ajoutés l'invective et le rejet social. Ils sont ainsi devenus les personnages emblématiques de nombre de films, mutilés, déjantés, drogués, brisés, incapables de se réinsérer, ils furent les protagonistes favoris des films sombres et violents des années 1970 et 1980. Les guerres suivantes, l'Afghanistan, le Koweit, l'Irak, réutiliseront à profusion ces fabriques à traumatismes qui font oublier les véritables victimes des conflits...

Dans "Taxi Driver" (1976), réalisé par Martin Scorsese, Robert De Niro campe un vétéran du Viet-Nam perturbé devenu chauffeur de taxi, Travis Bickle, en quête d'une finalité dans sa vie et conduit à la tentative d'un assassinat politique, puis au sauvetage d'une prostituée mineure (Jodie Foster). Dans "Les Guerriers de l'enfer" (1978, Who'll Stop the Rain), réalisé par Karel Reisz, avec Jonathan Banks, Nick Nolte, un vétéran du Viêt-nam et la femme de son meilleur ami se retrouvent en cavale en Californie avec une cargaison d'héroïne vietnamienne. Dans "Cutter's way" (1981), réalisé par Ivan Passer avec Jeff Bridges, John Heard, les ravages de la guerre sont exprimés à travers le personnage d'un vétéran mutilé et paranoïaque. Et comment oublier "First Blood" (1982), le premier de la saga cinématographique Rambo fondée sur le roman de David Morrell, cinq films qui se succèdent jusqu'en 2019, avec Sylvester Stallone, la fiction reprend ici ses droits...

 

"Full Metal Jacket",  Stanley Kubrick  (1987), avec Matthew Modine, R. Lee Ermey, Vincent D'Onofrio, Adam Baldwin

Près de vingt ans après les faits relatés (le roman de Gustav Hasford,"The short-timers", 1978) , et alors que les plus connus des films sur la guerre du Viêt Nam étaient déjà sortis (Voyage au bout de l'enfer, 1978, Apocalypse Now, 1979, Platoon, 1986), Stanley Kubrick reconstitue une guerre du Vietnam brutale, dépouillée, sans concession, une première partie met en scène l'entraînement et le conditionnement psychologique, à Parris Island, d'un groupe de jeunes soldats du corps des Marines à la fin des années 1960, puis on les suit dans la seconde partie affrontant les combats urbains de l'offensive du Tết : l'intensité et crédibilité des scènes de combat est extrême, rendue par des visuels efficaces et des effets sonores impressionnants...


Stephen Wright, "Meditations in Green" (1983)

"Green is the color of the future. Think green!" - Le Vietnam semble à un moment donné avoir dépassé la péninsule d'Indochine pour devenir un véritable état mental. Premier roman écrit par Stephen Wright (1946), qui a servi sur la base de combat de Phu Bai pendant la guerre du Vietnam, considéré par beaucoup comme le meilleur roman de la guerre du Vietnam, un album de collages superposant monologues, missions, et singuliers personnages, le pervers Winky, qui a choisi l'armée pour se soustraire à l'aide sociale, Wendell, obsédé par sa vision cinématographique qui finira par filmer sa propre mort, le campagnard Claypool, irrémédiablement condamné à un sort pire que la mort, et Griffin qui se bat désespérément pour garder le contrôle de la réalité et de sa raison. On y suit les membres du 1069e groupe de renseignement militaire chargés d'interroger les prisonniers de guerre, d'analyser les photographies aériennes et de déterminer les villages à bombarder et les parcelles de jungle à défolier avec l'agent orange. Ils ne participent directement à aucune mission sur le terrain et vivent des conséquences de la bataille, passant le reste de leur temps à jouer au Scrabble, de coucher avec des vietnamiennes, et se droguer...

 

"When Heaven and Earth Changed Places : A Vietnamese Woman's Journey from War to Peace", Le Ly Hayslip and Jay Wurts (1989)

Le récit d'une jeune vietnamienne qui parvient à survivre, comme son pays, entre Nord et Sud. Le Ly Hayslip (1949) avait 12 ans lorsque les premiers hélicoptères américains ont atterri dans son village, sur la côte centrale du Vietnam. Elle était la plus jeune des six enfants d'un couple de paysans, une mère aimante, Huyen, et un père, Trong, qui l'initie à la sagesse bouddhiste. Son village est tiraillé entre le Nord et le Sud, à l'image de ses propres frères, et de nombreuses familles changent de camp pendant la guerre, le jour, favorable au Sud, et la nuit, aux Viêt-congs, ces derniers étant les plus proches de ces villageois en terme de croyances et de valeurs. Mais tout change lorsqu'elle est violée et exilée du village, la voici, rejointe par sa mère, dans l'obligation de fuir à Saigon. La ville est intimidante mais elles finissent par trouver du travail auprès d'un riche homme d'affaires, Anh, et de sa famille. Le Ly devient la gouvernante de ses enfants et la bonne de sa femme malade, et Huyen, sa mère, femme de ménage. Le Ly tombe amoureuse d'Anh, et lorsque son employeur et maître découvre qu'elle est enceinte, elles se retrouvent toutes deux à la rue. Elle vit alors comme elle peut, avec sa sœur Lan et ses petits amis américains souvent peu douteux. Après la naissance de son fils, Le Ly va soutenir sa famille et notamment son père, mais celui-ci n'a pas la force intérieure de sa fille, trop attaché à ses traditions ancestrales, il ne peut, enfermé dans sa solitude, supporter la guerre et se suicide. Avec lui, c'est symboliquement la vie traditionnelle du peuple vietnamien qui succombe face à la guerre et aux idéologies communistes et capitalistes....

Le Ly a subi des brutalités tant des Viêt-congs que des républicains, et connaîtra bien des dégradation de la part des GI américains, mais elle a aussi trouvé dans chacun des camps suffisamment de positif pour rester suffisamment forte et pardonner : le pouvoir du pardon est un enseignement de son père. Au cours des années suivantes, Le Ly travaille dans un hôpital et dans des bars de GI, rencontre de nombreux petits amis américains, Red, un infirmier de la marine, Jimmy, sino-américain ivrogne violent, Paul, un officier de l'armée de l'air, et Ed Monroe, un entrepreneur civil plus âgé. Le Ly épouse ce dernier, voit naître son deuxième fils, et quitte sa patrie, incertaine de pouvoir y revenir un jour. Pourtant elle revient plus tard, dans les années 1980, revoit sa famille et découvre un pays envahi par la peur. Elle-même a changé, la guerre lui a laissé un mélange de traditions et de nouvelles valeurs occidentales. Et si elle revient vers les siens, c'est pour en partie aider à réparer ce que la guerre a détruit tant dans son pays que dans sa famille. Que retenir, si ce n'est que le seul véritable ennemi est la guerre elle-même (et non un camp ou une idéologie particulière), pour reprendre les paroles de son père, que la guerre modifie l'identité de chacun, et que si la guerre sépare de nombreuses familles, c'est dans les liens familiaux et ancestraux que l'on peut puiser la force de sa survie. Le livre inspira le film "Heaven and Earth" réalisé par Oliver Stone en 1993...

 

"The Things They Carried", Tim O'Brien (A propos du courage, 1990)

"Can the foot soldier teach anything important about war, merely for having been there? I think not. He can tell war stories" - Tim O'Brien, fraîchement diplômé en sciences politiques de Macalester College, est en 1968 enrôlé dans l'armée américaine et envoyé à Viêt Nam, où sert de 1968 à 1970 dans le 5e bataillon de la 23e division d'infanterie, une division dont l'une des unités fut impliquée dans ce qu'on a appelé le massacre de Mỹ Lai. 

Sa carrière d'écrivain est lancée en 1973 avec la sortie de "If I Die in a Combat Zone, Box Me Up and Ship Me Home" (Si je meurs au combat. Mettez-moi dans une boîte et renvoyez-moi à la maison), où il raconte son expérience de la guerre, non pour enseigner, dira-t-il, quelque chose d'essentiel, mais pour raconter une guerre dans laquelle il fut envoyé par des gens qui ignorait tout du Vietnam, pour ne pas dire du monde. "Going After Cacciato" (1978) traite du traumatisme psychologique de la guerre du Vietnam, rien ne peut être pensé au sujet de cette guerre d'une façon univoque et logique, à l'exemple de ces deux protagonistes, Paul Berlin, un soldat frustré qui rêve beaucoup, notamment de Paris, et Cacciato, le bienheureux que la guerre ne semble pas éprouvé plus que de mesure, dans une intrigue déroutante apparentée au réalisme magique. "The Things They Carried" (1990) est un recueil de nouvelles écrit pour combler l'ignorance de ses contemporains, mêlant fictions et réalités, fiction est la compagnie dont Tim O'Brien se charge de présenter les protagonistes, la compagnie Alpha, réaliste les éléments que ses camarades ont rapporté de leurs missions, la culpabilité, la peur, la morphine, des fusils M-16, des bonbons M&M's. Les membres de cette compagnie vont apparaître dans plusieurs nouvelles, Ted Lavender, gère son anxiété face à la guerre en prenant des tranquillisants et en fumant de la marijuana, et reçoit une balle en pleine tête alors qu'il revenait d'aller aux toilettes. Son supérieur, le lieutenant Jimmy Cross, poursuivi par la culpabilité, songe à Martha ("Love"), une culpabilité que partage le narrateur, O'Brien ("On the Rainy River"), qui a songé à éviter la conscription. Curt Lemon, qui s'est évanoui chez un dentiste de l'armée ("The Dentist"), tente de sauver la face mais est tué par un obus. Dans "The Man I Killed", O'Brien imagine la vie de sa victime, de son enfance à la façon dont les choses auraient tourné pour lui si O'Brien ne l'avait pas repéré sur un chemin et jeté une grenade à ses pieds. Dans "Ambush", O'Brien imagine comment il pourrait transmettre l'histoire de l'homme qu'il a tué à sa fille de neuf ans, Kathleen. Dans "Speaking of Courage", Norman Bowker, de retour chez lui, a tout perdu, son ancienne petite amie a épousé quelqu'un d'autre, ses amis les plus proches sont morts, il ne reste que son père, qui a tant rêvé des médailles qu'il rapporterait : il a un souvenir qu'il aimerait partager avec quelqu'un, un souvenir qui lui pèse, mais renonce à le partager et se réfugie dans un dialogue imaginaire...

 

Sok-Yong Hwang, "L’ombre des armes" (Mugi-ui geuneul, 1985)

La Corée du Sud, sous le régime du dictateur Park Chung-Hee, un allié fidèle des États-Unis, a envoyé quelque 335 000 soldats au Vietnam du Sud de septembre 1964 à 1973. Communément appelées les "ROKs", ces divisions sud-coréennes d’intervention se révèlent particulièrement redoutables, pratiquant l’art martial du Taekwondo, usant de stratégies très bien coordonnées, ne laissant aucune chance à l’adversaire et réduisant en cendre nombre de villages vietnamiens. Une contribution conséquente qui eut une contrepartie économique importante et souvent dénoncer comme une embauche de mercenaires pour répondre à la fameuse campagne de Johnson B. Lyndon (“Many Flags”) visant à enrôler les forces du Monde libre (Free World) dans la guerre froide contre le communisme (l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, la Corée du Sud, la Thaïlande). Sur ces 335 000 soldats mobilisés par la Corée du Sud, le plus important contingent, environ 5 500 ont été tués au combat, tandis que plus de 11 000 ont été blessés. 

Hwang Sok-Yong (1943) naquit en Mandchourie alors occupée par l’armée japonaise, a passé son enfance en Corée du Nord puis s’est exilé avec ses parents à Séoul en 1950. Il sera envoyé combattre en 1966-1967 aux côtés des Américains dans la guerre du Vietnam pour assurer notamment le "nettoyage", l’effacement des preuves de massacres civils.  Deux nouvelles, "Monsieur Han" (Hanssi yeondaegi), l'histoire d’une famille séparée par la guerre de Corée, et "La Pagode (Tap) lui ouvrent en 1970 sa carrière littéraire, "et son roman "Jang Gil-san" une énorme popularité (1974-1984). C'est en 1985 qu'est publié "L’ombre des armes", traduit en français en 2003, une oeuvre imposante de 670 pages qui s'attache à retracer cet univers parfois sombre qui accompagne celui plus direct des confrontations armées elles-mêmes. On suit un jeune caporal sud-coréen, Ahn Yeong Kyu, affecté à Da Nang au département d’enquête des Forces Alliées; on découvre avec lui le marché noir du port de Da Nang et la guerre économique qui s’y déroule, on croise Pham Quyen, un commandant de l’armée sud-vietnamienne et son frère engagé dans les rangs viêt-congs.  

 

"The Alleys of Eden", Robert Olen Butler, 1981

Robert Olen Butler (1945) a servi au Vietnam de 1969 à 1971, d'abord comme agent spécial de contre-espionnage pour l'armée, puis comme traducteur. Ce premier roman lui vaut d'être lauréat du prix Pulitzer, et il publiera par la suite nombre de romans, Sun Dogs, Countrymen of Bones, On Distant Ground, Wabash, The Deuce, They Whisper,A Good Scent from a Strange Mountain. "The Alleys of Eden" se déroule à Saigon pendant les derniers jours de la guerre du Vietnam et la préparation de l'évacuation américaine. L'intrigue a pour protagoniste principal Clifford Wilkes, le dernier déserteur de l'armée américaine resté à Saigon, et sa petite amie vietnamienne, Lanh, une ancienne prostituée. Le soldat a passé les cinq dernières années à se cacher dans la petite chambre de sa maîtresse, dans l'une des innombrables ruelles de cette ville tentaculaire, craignant de s'aventurer à l'extérieur et de se faire capturer par ses compatriotes. Pendant ce temps, le couple a évolué et les liens se sont resserrés entre eux. Alors que la fin du conflit se précise, Wilkes tente de trouver une place pour lui et Lanh dans l'un des derniers hélicoptères à quitter Saigon. De retour aux États-Unis, leur relation se dissout progressivement, Wilkes reprend pied parmi les siens tandis que Lanh ne parvient pas à trouver sa place... 

 

"The 13th Valley", John Del Vecchio (1982)

La bataille de Khe Ta Laou en 1968 fut la dernière grande action offensive menée par les forces terrestres américaines pendant la guerre du Viêt Nam. Khe Ta Laou appartenait à une vaste zone d'opération (Ta Bat, A Shau, Lang Vei, Khe Sanh, Dong Ap Bai (Hamburger Hill), Ripcord), qui, depuis 1962, assurait la vie logistique des unités communistes combattant au Sud-Vietnam. Avec le retrait des forces américaines du corridor Truong Son et le retrait consécutif du soutien économique américain à l'armée sud-vietnamienne, l'ANV s'est désormais déplacée sans entrave ...

John M. Del Vecchio (1947) participa à la bataille de Khe Ta Laou. Il fut mobilisé et envoyé au Vietnam en 1970, où il a servi comme correspondant de combat dans la 101e division aéroportée (Airmobile). Au début des années 1980, consterné par les stéréotypes que véhiculent les médias à propos de la guerre du Vietnam, il décide de clarifier les choses tant au niveau de sa propre unité que de la guerre elle même tant justifiée pour elle-même : "From the end of the war until 1982, I believed many of the media stereotypes, but I was certain those stories were about Marines or other U.S. Army units. My mission was to set the record straight about my own outfit, the famed 101st that had a Rendezvous With Destiny. I was intent on telling a realistic story that would counter the falsehoods that were rapidly becoming accepted ‘truths.’ We weren’t like ‘them other guys.’ Our war was cleaner, better. We were the One Oh One — airmobile if no longer airborne."

Sa trilogie de la guerre du Vietnam (The Vietnam War Trilogy) réunit "The 13th Valley", "For the Sake of All living Things" et "Carry Me Home".  "The 13th Valley" relate les expériences de combat au Vietnam de James Chelini, un installateur de systèmes téléphoniques qui se retrouve fantassin dans les montagnes infestées par l'armée nord-vietnamienne de la zone tactique du Ier Corps. S'enfonçant de plus en plus profondément dans un monde de conflits et de ténèbres, ce semi-pacifiste devient un soldat obsédé par le combat. "Notre nation a beaucoup changé depuis le jour où, en 1970, un bataillon de jeunes soldats s'est mis à regarder dans la 13e vallée en contrebas de la colline 848. Nous avons ainsi altéré nos idéaux et notre optimisme, nos espoirs et nos attentes"..

"Our nation has changed significantly since the day in 1970 when a battalion of young soldiers stood looking down into that 13th Valley below Hill 848. Ideals and optimism, hope and expectations, have been altered; some have been met, others lost, some improved, others distorted. At times I’ve wonder if we’ve lost our way. I don’t have a definitive answer but I do recognize that the seeds of today’s good and evil were sown in the ’60s and ’70s, just as the seeds from the ’30s, ’40s and ’50s came to fruition during America’s Viet Nam era. In 1970 we were still dreaming the impossible dream, still fighting the invisible foe. We still believed we could bear any burden in the pursuit of freedom at home and overseas. We saw ourselves as an exceptional society with attendant obligations to right wrongs around the globe, but the number of skeptics was growing and various elements in our society were bent on undermining our character...."

John M. Del Vecchio nous livre ainsi le contexte des années 1970 dans lequel tente de survivre tout soldat américain, plongé dans une solitude extrême : la guerre n'est plus populaire, l'environnement totalement étranger, et surtout le système de rotation (the rotation system) est tel que les compagnies et les bataillons assimilaient constamment de nouveaux personnels et perdaient ceux qui avaient survécu à un an de service, les troupes ne s'entraînent plus ensemble et ne se rendent plus ensemble sur le théâtre des opérations. Il arrivait ainsi qu'un soldat fut renvoyé dans les rues de sa ville natale (in “the World”), le samedi soir suivant, après avoir survécu à une fusillade dans la jungle, la veille...

 

"The Girl in the Picture: The Story of Kim Phuc, the Photograph, and the Vietnam War", Denise Chong (2001)

Pendant une décennie, la force aérienne la plus puissante du monde a largué tous les explosifs et incendiaires à leur disposition, ainsi qu'une forte de dioxine, sur des cibles principalement sud-vietnamiennes.  Pourtant, dès 1966, les hauts responsables de la planification de la guerre au Pentagone savaient qu'une victoire finale était impossible. Le 8 juin 1972, Kim Phuc, âgée de neuf ans, est gravement brûlée par le napalm et s'enfuie, nue, de son village en flammes au Sud-Vietnam : sa photographie, dramatique, est devenue l'une des images inoubliables du XXe siècle,  contribuant à retourner l'opinion publique contre la guerre du Vietnam. Si, en fin de compte, les avions qui ont effectués ce bombardement n'étaient en fait que des VNAF (Vietnam Air Force) en soutien aux troupes sud-vietnamiennes au sol le napalm fut largué par erreur, et non des Américains, Denise Chong nous raconte l'histoire de cette photographie et plus encore d'écrire une biographie de Kim Phuc, et à travers elle, sans détour, les horreurs que la guerre a infligées à des civils innocents. Au milieu de ces tragédies, une histoire rédemptrice demeure, qui permit à la jeune fille de survivre...

 

En avril 1975, lorsque la guerre prit fin, le Vietnam et les Etats-Unis se trouvèrent confrontés à un problème de reconstruction inimaginable, un Vietnam réduit à l'état de ruines après plus d'un siècle de domination coloniale (3,8 millions morts entre 1955 et 2002, 17% de la population, 1,3 million en 1955-1964, 1,7 millions en 1965-74, au Sud, 9000 villages et dix millions d'hectares de champs détruits, au Nord, six grandes villes industrielles), des Etats-Unis endeuillés avec ses 60.000 tués, 1600 disparus, 150.000 blessés et 75 000 vétérans gravement handicapé (une particularité de cette guerre), une nation minée en terme d'idéologie et confrontée à une perte de confiance abyssale dans son innocence, ses noblesses d'intention, son invincibilité. Pendant que l'on s'interrogeait avec force détails sur cette société américaine frappée par le fameux "syndrome du Vietnam", le gouvernement américain instaurait un embargo de 18 mois à pays qu'il avait dévasté et l'année 1983 voyait l’invasion américaine de la Grenade (Urgent Fury) à l'encontre du Gouvernement révolutionnaire du peuple, régime d'orientation communiste en place dans le petit Etat insulaire des Caraïbes depuis 1979. 

Pendant ce temps, la chute de Saigon (rebaptisée Ho Chi Minh Ville) en avril 1975 voit l'armée du Vietnam du Nord (NVA) s’emparer de tous les leviers de commande et interner par centaines de milliers les militaires et fonctionnaires de l’ancien régime dans des camps de « rééducation » dont ils ne reviendront pas tous (Doan Van Toai, The Vietnamese Gulag; Trương Như Tảng, A Vietcong Memoir, 1985). Puis les Vietnamiens, dans la foulée, vont aider les Khmers rouges à s'emparer du Cambodge pour ensuite occuper le pays. En 1982 était inauguré à Washington le mémorial des vétérans du Viet-nam sur lequel sont inscrits les noms des 58175 soldats américains morts au combat. En 1983, les États-Unis ont augmenté le nombre de conseillers militaires qu'ils fournissent à la Thaïlande...

 

10,000 Days of Thunder: A History of the Vietnam War by Philip Caputo (2005)

C’est la guerre qui a duré dix mille jours. La guerre qui a inspiré des dizaines de chansons. La guerre qui a déclenché des dizaines d’émeutes. Et dans cette chronique émouvante, le journaliste Philip Caputo, lauréat du prix Pulitzer, écrit sur la guerre la plus controversée de notre pays - la guerre du Vietnam - pour les jeunes lecteurs. Des premiers troubles au Vietnam sous la domination coloniale française, à l’intervention américaine, à la bataille de Hamburger Hill, à l’offensive du Têt, à la chute de Saigon, 10000 jours de tonnerre explore la guerre qui a changé la vie d’une génération d’Américains et qui résonne encore avec nous aujourd’hui. Parmi les 10000 jours du tonnerre figurent des anecdotes personnelles de soldats et de civils, ainsi que des profils et des récits des actions de nombreux personnalités historiques, américaines et vietnamiennes, impliquées dans la guerre du Vietnam, telles que Richard M. Nixon, le général William C. Westmoreland, Ho Chi Minh, Joe Galloway, le Dr Martin Luther King Jr., Lyndon B. Johnson et le général Vo Nguyen Giap. Caputo explore également la montée du communisme au Vietnam, les rôles joués par les femmes sur le champ de bataille, le mouvement anti-guerre au pays, la participation des villageois vietnamiens à la guerre, ainsi que l’impact considérable des conséquences de la guerre. Le récit dynamique de Caputo est mis en valeur par de superbes photographies et des cartes clés de campagne et de champ de bataille, faisant de 10000 jours de tonnerre LE livre consommé sur la guerre du Vietnam, au fond pour tout public ...