L'individualisme - Robert N. Bellah (1927-2013),"Habits of the Heart: Individualism and Commitment in American Life" (1985)  - Richard Sennett (1943), "Les Tyrannies de l'intimité" (The Fall Of Public Man, 1974), "The Hidden Injuries of Class" (with Jonathan Cobb, 1972), "The Corrosion of Character: The Personal Consequences of Work in the New Capitalism" - Christopher Lasch (1932-1994), "The Culture of Narcissism, American Life in an Age of Diminishing Expectation" (La Culture du narcissisme, 1979), ,  "The Revolt of the Elites : And the Betrayal of Democracy" (1995) - Ulrich Beck (1944-2015), "Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne" (La société du risque, 1986) - ......

Last update: 2019/03/03


Comment la société parvient-elle avec tant d'efficacité à masquer ou à rendre parfaitement légitime, pour ceux qui en sont les premières victimes, les inégalités de classe? Comment en vient-on à construire une légitimité de l'inégalité sociale, culturelle et économique - on en connaît le discours idéologique institutionnalisé depuis des générations et quelques siècles, aujourd'hui, derrière les grandes raisons de jadis, on entretient de multiples justifications visant l'individu dans son comportement même, on parlera entre autres d'échecs personnels, d'absence de talent ou de mérite, de consommation non maîtrisée, ... Et c'est ainsi que cohabitent le droit-abstraction et l'existence concrète, une cohabitation profondément entretenue de génération en génération, le premier affirmant l'égalité des droits individuels, très rapidement contenus par l'extraordinaire idéologie des devoirs (ou des corvées moyenâgeuses), et l'inégalité naturelle à laquelle nous ne saurions nous opposer et qui compose la texture même de notre existence et de nos possibilités de liberté... 

 

Un Christopher Lasch ira plus loin encore :  la démocratie, soutiendra-t-il, est aujourd’hui menacée non pas par les masses, comme l’avait dit José Ortega y Gasset (La révolte des masses), mais par les élites : des élites - mobiles et de plus en plus globales - qui refusent d’accepter des limites ou des liens avec la nation et le lieu, des élites qui exercent et soutiennent le pouvoir, directement ou indirectement, des élites qui s’isolent dans leurs réseaux et enclaves et distillent leur domination via les médias, des élites qui abandonnent la classe moyenne à ses jeux de représentation de soi et de consommation qui lui donnent illusion, génération après génération, des élites qui divisent la nation, et trahissent l’idée d’une démocratie pour tous les citoyens de l’Amérique, mais tout autant de l'Europe, et de qui s'ouvre à la mondialisation. Le citoyen ordinaire reste quant à lui dans l'ordinaire des choses ...

 

La question de la place accordée à l'individu dans la société est en fond de toute notre histoire humaine, plus nettement à partir des XIV° et XV° siècles, avec la Renaissance, plus concrètement avec l'avènement de la démocratie et de la modernité, encore faut-il s'entendre sur ce que le terme d'individu recouvre. Un individu qui fut jadis, le plus souvent, idéalisé, abstrait et rationnel, tenu très loin de ses désirs potentiellement infinis, ou défini par sa différence personnelle qui doit composer avec les instances sociales ou parvenir à quelque secret équilibre entre égoïsmes et partenaires humains. Au temps des grands sociologues, au tout début du XXe siècle,  Emile Durkheim et Georg Simmel, la division du travail a sans doute augmenté la dépendance de l'individu mais lui a aussi permis d'affirmer son individualité, la personnalité est issue de l'individu socialisé, et la ville qui a tant augmenté les probabilités de rencontres anonymes a permis à l'individu de se libérer en partie des pressions communautaires ou familiales. A la fin du XXe siècle, quelques décennies plus tard, la montée progressive de l'individualisme a répandu un maître-mot, "devenez vous-même"...

 Mais que signifie ce "devenez vous-même", singulière injonction qui boucle sur elle-même, et nous laisse en fait confronté à nombre de possibilités d'existence. Qui sommes-nous donc? Interpellé, nous laisserons le plus souvent le hasard contourner une interrogation qui semble pour beaucoup d'entre nous n'avoir jamais de véritable réponse, du moins de réponse fondamentale, unique, définitive...

- Nous sommes donc entrés dans une société, progressivement, depuis les années 1980, qui semble nous libérer en tant qu'individu et paradoxalement nous contraindre à nous constituer comme individu... 

- Et l'individu qui entend s'émanciper du collectif, se retrouve pris au piège d'une organisation sociale qui, tout en l'encourageant à assumer sa nouvelle liberté, va l'isoler et le fragiliser...

C'est la situation paradoxale des relations que chacun de nous entretient avec les instances politiques, économiques et sociales, avec les autres, avec nous-mêmes. L'individu, et l'individualisme qui le porte, sont ainsi contraints d'évoluer, dans quel sens, nul ne le sait encore, mais une telle évolution ne sera pas sans conséquences sur l'essence de la démocratie...



Robert N. Bellah, Richard Madsen, William Sullivan, Ann Swidler, Steven M. Tipton , "Habits of the Heart: Individualism and Commitment in American Life" (1985)

Publié pour la première fois en 1985, "Habits of the Heart" est une interprétation, discutée, de la société américaine contemporaine, une société qui semble être livrée à la montée d'une forme radicale d'individualisme qui remet en question le fondement même de la démocratie américaine : "Is America Possible?".

L'individualisme américain est partie prenante de l'identité américaine, une société forgée et gouvernée avec le consentement de ses membres, fondée sur l'égalité des droits et la libre implication des citoyens dans la vie sociale, sur leur conscience morale et des traditions bibliques et républicaines conçues par les Pères fondateurs. Dans "Democracy in America", Alexis de Tocqueville, il y a plus de 150 ans, se demandait si les Américains seraient capables de maintenir leurs institutions libres ou s'ils se laisseraient gagner progressivement par ce qu'il appelait parfois le "despotisme administratif", ou plus ironiquement, le "despotisme démocratique", maintenir formellement une république libre et des élections libres, tout en changeant de nature profonde. La question semble paradoxale, mais l'individualisme peut-il désormais remettre en question les libertés fondamentales sur lesquelles est construite la démocratie américaine?

Le terme même d'individualisme est relativement récent, ni John Winthrop et ses pèlerins, ni les rédacteurs de la Constitution américaines n'ont utilisé ce terme, un terme qui semble apparaître en 1835 avec Tocqueville, et encore Tocqueville ne lui donne-t-il pas un sens positif. Sa traduction est celle d'une volonté d'isolement, que renforcerait un souci obsessionnel d'amélioration matérielle et de progrès économique, au fond une bonne représentation de la classe moyenne américaine qui ne sera jamais assez riche et assez puissante pour espérer avoir quelque pouvoir sur le monde qui l'environne. Reste la situation est loin d'être figée, le monde des associations de toute nature est une constante américaine, "la religion est la première de leurs institutions politiques", notera Tocqueville, la famille sans doute une des constantes organisationnelles les plus fortes au monde.

Ralph Waldo Emerson, dans son célèbre discours de Phi Betta Kappa de 1837, "The American Scholar", ou dans son essai le plus connu, "Self-Reliance", prône une continuité sans faille entre le moi, le monde et le divin, et défend, contre le conformisme et l'autorité traditionnelle, l'indépendance et l'intégrité de nos individualités, la confiance en soi.

Talcott Parsons a construit la sociologie américaine sur trois pivots parfaitement imbriqués, la personnalité, le système social et la culture. Ajoutons-y la conception du Self-made-man, qui affirme  son indépendance personnelle totale,  l'utilitarisme et le pragmatisme qui fondent un individualisme managérial organisé autour de la réussite et de l'efficacité matérielle, enfin cet individualisme thérapeutique qui se diffuse dès les années 1950 et prône l'auto-épanouissement personnel. La socialisation est donc centrale dans la pensée américaine, mais une socialisation destinée principalement à produire des individus autonomes, assumant idéalement la responsabilité et l'autorité morale de leurs actes pour bâtir un  ordre social et moral supérieur. L'individualisme est donc ici vécu comme une forme de vie organisée autour d'une quête constante et inlassable de l'autonomie, une quête de soi, d'abandon du passé et des structures sociales qui nous ont enveloppés auparavant, de dépouillement des obligations et des contraintes imposées par les autres, jusqu'à ce que nous trouvions enfin le vrai soi qui est unique et individuel, totalement différent des autres....

 

(Introduction to the Updated Edition - THE HOUSE DIVIDED)

 "How ought we to live? . . . Who are we, as Americans?" Since we wrote those questions at the beginning of Habits of the Heart, over a decade ago, they have taken on a critical urgency. Their meaning has been contested since the beginning of the republic, but never more than at present, when we hear calls to "renew America" or to overcome "moral crisis." We Americans have always wanted to make something of ourselves....

"Comment devrions-nous vivre ? Qui sommes-nous, en tant qu'Américains ?" Depuis que nous avons écrit ces questions au début des "Habits of the Heart", il y a plus de dix ans, elles ont pris un caractère d'urgence. Leur signification a été contestée depuis le début de la république, mais jamais autant qu'aujourd'hui, lorsque nous entendons des appels à "renouveler l'Amérique" ou à surmonter la "crise morale". Les Américains ont toujours voulu faire quelque chose de leur vie. Nous avons aspiré à être sûrs de nous et énergiques, persuadés qu'à force de travail et de bonne moralité, nous pourrions faire quelque chose pour nous-mêmes.

Nous avons toujours voulu faire quelque chose de nous-mêmes. Cependant, en observant ce qui nous arrive en tant que nation, nous constatons partout un malaise quant à la solidité de notre société et une inquiétude quant à son avenir. (More and more of us doubt whether we can trust our institutions, our elected officials, our neighbors, or even our ability to live up to our own expectations for our lives. And anxiety is always close to the surface, a haunting fear that things have somehow gone wrong). Nous sommes de plus en plus nombreux à douter de la confiance que nous pouvons accorder à nos institutions, à nos élus, à nos voisins, voire à notre capacité à répondre à nos propres attentes dans la vie. Et l'anxiété est toujours proche de la surface, une peur obsédante que les choses aient mal tourné d'une manière ou d'une autre. Pour de nombreux Américains, ces craintes se traduisent par des inquiétudes concernant la criminalité, le déclin moral et l'aggravation des inégalités de revenus et d'opportunités. L'avenir de nos emplois, d'un revenu suffisant et de notre vie de famille, en particulier le bien-être de nos enfants, suscite une incertitude lancinante. Nombre de ces craintes sont sous-tendues par la prise de conscience que, pour la plupart des Américains, la croissance de l'économie mondiale n'est plus synonyme d'opportunités, mais plutôt de "réduction des effectifs", de "réingénierie" des emplois et de licenciement. 

 

Pourtant, malgré toutes ces menaces qui pèsent sur la prospérité, il y a eu curieusement peu de protestations publiques contre l'évolution des règles du jeu économique. Nous sommes divisés, nous dit-on, par la race, par la culture, par la croyance, par des visions différentes de l'identité nationale. Mais il s'avère que nous sommes unis par au moins une croyance fondamentale, même au-delà des frontières de la couleur, de la religion, de la région et de la profession : la conviction que la réussite ou la malchance économique relève de la responsabilité de l'individu, et d'elle seule. 

Comment expliquer ce consensus écrasant sur les valeurs, qui semble aller à l'encontre de l'image habituelle que nous nous faisons de l'Amérique, à savoir une société conflictuelle et profondément divisée ? 

 

Le fait devient encore plus déconcertant lorsque nous remarquons que cette croyance américaine commune n'est partagée par la population d'aucune autre nation industrielle, que ce soit en Europe ou en Asie de l'Est. Ces pays subissent eux aussi les chocs déstabilisants de la nouvelle économie mondiale. Pourtant, l'écart de revenus entre les mieux lotis et les moins bien lotis est bien plus important aux États-Unis que dans n'importe lequel de ces pays, et nous continuons à tolérer des taux de privation économique bien plus élevés qu'eux. Pourquoi payons-nous un coût plus élevé, en tant que société, pour le changement économique ? Ce coût élevé est-il lié au déclin de la confiance ? Ces évolutions pourraient-elles trouver une source commune dans certaines de nos croyances incontestées concernant les individus et leurs responsabilités ? En d'autres termes, cette énigme est-elle enracinée dans des valeurs culturelles qui sont tellement considérées comme allant de soi qu'elles sont presque invisibles pour les Américains ?

Dans "Habits of the Heart", nous avons tenté de comprendre cette orientation culturelle. À la suite d'Alexis de Tocqueville, nous l'avons appelée "l'individualisme". L'individualisme, la première langue dans laquelle les Américains ont tendance à penser à leur vie, valorise l'indépendance et l'autonomie par-dessus tout. Ces qualités sont censées permettre de remporter les récompenses du succès dans une société compétitive, mais elles sont également appréciées en tant que vertus bonnes en soi. C'est pourquoi l'individualisme exige beaucoup de chaque personne, même si la nature ouverte de la société américaine offre des chances de grandes récompenses.

L'individualisme américain exige donc des efforts personnels et stimule une grande énergie pour atteindre les objectifs, mais il n'encourage guère l'épanouissement, adoptant une approche du développement moral et de la réussite économique qui consiste à s'enfoncer ou à nager. Elle admire la dureté et la force et craint la mollesse et la faiblesse. Elle adore les gagnants tout en méprisant les perdants, un mépris qui peut s'abattre avec un poids écrasant sur ceux qui sont considérés, par les autres ou par eux-mêmes, comme des échecs moraux ou sociaux. Dans "Habits", nous avons exploré cet individualisme américain. Nous nous sommes demandé d'où il venait et avons cherché à décrire son anatomie. 

Nous avons constaté qu'il prenait à la fois une forme utilitaire "dure" et une forme expressive "soft". L'une se concentre sur les résultats, l'autre sur les sentiments, qui sont souvent considérés comme thérapeutiques. Plus important encore, nous nous sommes demandé si l'individualisme, sous l'une ou l'autre de ses formes, nous servait bien en tant que société, s'il servait même les plus prospères d'entre nous, cette classe moyenne supérieure éduquée qui, historiquement, a été la plus attachée à bon nombre des valeurs de l'individualisme. Notre réponse a donc été un non nuancé. Nous avons soutenu, toujours en nous inspirant de Tocqueville, que l'individualisme s'est maintenu au fil du temps aux États-Unis uniquement parce qu'il a été soutenu et contrôlé par d'autres conceptions morales plus généreuses.

En période de prospérité économique, les Américains ont imaginé l'individualisme comme un guide moral et politique autosuffisant. Dans les périodes d'adversité sociale comme celle que nous vivons actuellement, ils sont tentés de dire qu'il appartient aux individus de veiller à leurs propres intérêts. Pourtant, beaucoup d'entre nous ont ressenti, en période de prospérité comme d'adversité, qu'il manquait quelque chose à l'ensemble des valeurs individualistes, que l'individualisme seul ne permettait pas aux personnes de comprendre certaines réalités fondamentales de leur vie, en particulier leur interdépendance avec les autres. Ces réalités deviennent plus évidentes lorsque l'effort individuel seul s'avère inadéquat pour répondre aux exigences de la vie. 

Dans ces moments-là, les Américains se sont tournés vers d'autres traditions culturelles, en particulier celles que nous appelons les conceptions biblique et civique républicaine de la vie. Ces deux traditions ont bien servi la nation lorsqu'il s'agissait d'agir ensemble pour résoudre des problèmes communs.

La tradition biblique, une seconde langue familière à la plupart des Américains par le biais de diverses communautés de foi, enseigne le souci de la valeur intrinsèque des individus en raison de leur relation avec la transcendance. Elle affirme l'obligation de respecter et de reconnaître la dignité de chacun. Cette tradition a joué un rôle politique crucial depuis le début de la république, en particulier dans les moments de crise et de renouveau national tels que la guerre civile, en insistant sur le fait que la nation repose sur un fondement moral. 

À ces moments-là, les courants de la religion biblique ont fait cause commune avec le républicanisme civique qui a guidé les fondateurs de la nation, pour insister sur le fait que l'expérience américaine est un projet d'objectif moral commun, qui confère aux citoyens la responsabilité du bien-être de leurs semblables et du bien commun.

 

Le principal point commun entre ces traditions, qui les distingue de l'individualisme radical, est leur appréciation des dimensions sociales de la personne humaine. Ces voix ont contesté l'identification erronée de l'individualité avec les vertus typiques de l'adolescence, de l'initiative et de l'indépendance, ainsi que leurs concomitants moins savoureux que sont l'adulation du succès et le mépris de la faiblesse. Le républicanisme civique et la religion biblique nous rappellent qu'être un individu - être sa propre personne - n'implique pas d'échapper à nos liens avec les autres, et que la véritable liberté ne consiste pas à rejeter notre nature sociale, mais à l'accomplir avec une loyauté critique et adulte, en reconnaissant notre responsabilité commune de contribuer à la fraternité plus large de la vie. Ce sont surtout ces voix que nous avons cherché à amplifier dans la conversation publique, alors même que nous craignions que notre discours national ne soit appauvri par les monotones d'un individualisme strident et, en fin de compte, destructeur.

Bien que nous ayons fortement insisté sur l'importance de l'individualisme lorsque nous avons publié "Habits", nous avons peut-être sous-estimé l'ambiguïté de sa relation avec les traditions bibliques et républicaines, qui, d'une certaine manière, atténuent l'individualisme mais, d'une autre manière, y contribuent de manière significative. Comme l'a souligné Ernst Troeltsch, le protestantisme ascétique, la forme de religion biblique la plus répandue dans notre période de formation et encore largement influente, a un côté fortement anti-politique, voire anti-civique. L'État et la société dans son ensemble sont considérés comme inutiles, car les sauvés se débrouillent tout seuls. Plus problématique encore est la tendance de ce même courant du protestantisme à exclure du corps social ceux qui sont considérés comme moralement indignes - l'indignité étant souvent déterminée par leur manque de réussite économique (les pauvres non méritants). Cette attitude est combattue par d'autres protestants et en particulier par la tradition catholique, dans laquelle l'accent mis sur le bien commun exclut l'exclusion de quiconque de l'attention et de la sollicitude de la société. Contrairement au courant protestant qui considère le travail comme un moyen pour les individus de prouver leur valeur, cet autre courant voit le travail comme une contribution à un effort commun dans lequel chacun fait ce qu'il peut mais où personne n'est rejeté en raison de son incapacité. Cependant, nous ne pouvons pas oublier qu'un courant influent de la religion biblique en Amérique encourage le retrait de la vie publique plutôt que l'engagement civique, et qu'il est même tenté de condamner les plus vulnérables comme étant moralement indignes.

En outre, un type influent de républicanisme que nous avons hérité du dix-huitième siècle, notre version de la tradition whig anglaise, mieux connue sous sa forme initiale d'anti-fédéralisme, était anti-étatique et anti-urbain, idéalisant le yeoman farmer dans toute son indépendance. L'insistance de Jefferson à placer la capitale de la nation dans un marécage n'était pas accidentelle. Le républicanisme de Jefferson et de Madison était hostile non seulement aux villes, mais aussi à la fiscalité et à pratiquement toutes les fonctions de l'État. La peur paranoïaque de l'État n'est pas un phénomène nouveau, mais se manifeste dès les premiers jours de la république. Nous avons également sous-estimé la signification morale de l'individualisme que nous appelons utilitaire. Dans au moins une version de l'individualisme utilitariste, l'accent est mis sur l'autodiscipline morale et l'entraide, et non sur les récompenses extrinsèques. Les récompenses matérielles sont simplement les signes d'une bonne moralité, une idée qui s'est progressivement développée dans la tradition calviniste. L'accent individualiste mis sur l'indépendance de l'adolescent, que nous avons certainement souligné, implique des craintes persistantes d'un père puissant qui se mêle de tout et qui pourrait nous ramener à la dépendance enfantine, craintes facilement transférées à un État paternaliste perçu comme menaçant de réduire des citoyens libres à des sujets sans défense. 

 

Cet utilitarisme moral se traduit en termes de classes sociales : les riches sont des adultes indépendants et les pauvres des enfants dépendants, et tous deux n'ont qu'eux-mêmes à remercier ou à blâmer. L'individualisme américain résiste à des vertus plus adultes, telles que l'attention et la générosité, sans parler de la sagesse, parce que la lutte pour l'indépendance est dévorante.

 

Cette culture complexe de l'individualisme était beaucoup plus fonctionnelle à la frontière (bien qu'elle ait certainement eu des conséquences destructrices là aussi) qu'elle ne peut l'être dans la société complexe et interdépendante que nous sommes devenus aujourd'hui. Si certains lecteurs de "Habits" nous considèrent comme des nostalgiques d'un passé idéalisé, nous aimerions les détromper. Nous continuons à croire que les traditions bibliques et républicaines sont à bien des égards préférables à l'individualisme utilitaire et expressif, mais il n'existe aucune forme de ces traditions que nous puissions nous approprier sans critique ou affirmer sans réserve.

 

Les conséquences de l'individualisme radical sont plus évidentes aujourd'hui qu'elles ne l'étaient il y a dix ans, lors de la publication des "Habits of the Heart". Dans "Habits", nous parlions d'engagement, de communauté et de citoyenneté comme de termes utiles à opposer à un individualisme aliénant. Bien compris, ces termes sont toujours utiles pour notre compréhension actuelle. Mais aujourd'hui, nous pensons que l'expression "appartenance civique" met en évidence quelque chose qui n'est pas tout à fait compris par ces autres termes. Si nous avons critiqué des formes déformées d'individualisme, nous n'avons jamais cherché à négliger l'importance centrale de la personne individuelle, ni manqué de sympathie pour les difficultés rencontrées par le moi individuel dans notre société. L'"adhésion civique" ( Civic membership) met l'accent sur cette intersection critique entre l'identité personnelle et l'identité sociale. Si nous sommes confrontés à une crise de l'identité civique, il ne s'agit pas seulement d'une crise sociale, mais aussi d'une crise personnelle.

Ce que nous entendons par crise de l'appartenance civique, c'est qu'il existe, à tous les niveaux de la vie américaine et dans tous les groupes importants, des tentations et des pressions pour se désengager de la société dans son ensemble. Deux conséquences en découlent : le capital social (terme que nous définirons dans la section suivante) s'épuise et l'identité personnelle est également menacée. Le sentiment de confiance en soi qui découle de l'appartenance à une société en laquelle nous croyons, où nous avons à la fois confiance et confiance en nous, est menacé.

Le sentiment de confiance en soi qui découle de l'appartenance à une société en laquelle nous croyons, à laquelle nous faisons confiance et à laquelle nous nous sentons en confiance, et à laquelle nous avons le sentiment d'appartenir en toute sécurité : c'est exactement ce qui est menacé par une crise de l'appartenance civique. Il ne s'agit pas simplement d'une question de désillusion à l'égard de la politique, bien que cela soit assez grave. Il s'agit d'un désengagement plus radical qui est encore plus menaçant pour la cohérence sociale que ne le serait l'aliénation de la politique à elle seule. Parce que nous pensons que la crise de l'appartenance civique prend des formes différentes selon les classes sociales, il est nécessaire d'examiner les disparités croissantes de notre système de classes pour clarifier la crise. Les Américains sont souvent mal à l'aise lorsqu'il s'agit de parler de classes sociales. 

 

Notre société n'est-elle pas fondamentalement sans classe ? C'est loin d'être le cas. Dans Les habitudes du cœur, la prise en compte de la classe sociale est largement implicite, puisque le livre se concentre sur les idéaux culturels de l'identité de la classe moyenne que partagent la plupart des Américains. Mais au cours de la dernière décennie, des changements sont intervenus dans la structure des classes sociales, qui soulèvent de graves questions morales. Un traitement explicite de la question des classes sociales est désormais inévitable...."


Richard Sennett, "Les Tyrannies de l'intimité" (The Fall Of Public Man, 1974) 

Ce qu'il y a de meilleur dans la tradition culturelle de l'Occident trouve son origine dans les conventions qui, jadis, réglaient les relations impersonnelles des gens en public - Richard Sennett (1943), natif de Chicago, sociologue et historien américain qui enseigne à la London School of Economics et à l'université de New York, romancier à ses heures, se situe lui-même dans la longue lignée des penseurs pragmatiques, de William James à Richard Rorty, qui s'interrogent sur les stratégies les plus concrètes de l'existence. Analyste social, quasi anthropologue, situant ces récits à la première personne et dans leur contexte, Sennett entend s'efforcer de comprendre comment les gens deviennent les interprètes de leur propre vie, - parfois à l'excès, lui a-t-on reprocher -, et ce malgré les difficultés que peuvent leur opposer la société. Le monde urbain, avec sa promesse d'anonymat et de communauté, les rapports à l'autorité, la vie publique  sont parmi ses thématiques privilégiées. Son premier livre, "The Uses of Disorder" (1970) s'est attaché à examiner comment l'identité personnelle prend forme dans une ville qui, à privilégier la rigidité et le conformisme, étouffe le développement personnel : "the city alone can make us conscious of a kind of equilibrium of disorder". "The Hidden Injuries Of Class" (1972), écrit avec Jonathan Cobb, illustre son intérêt pour la notion de classe sociale et son attachement à une approche détaillée et humaine des existences, ici comment l'ouvrier ressent et mesure sa propre valeur dans une société devenue une société d'abondance qui voit disparaître les distinctions sociales héritées du passé : "social difference can now appear as a question of character, of moral resolve, will and competence". Une grande partie de ses travaux ultérieurs, tels que "The Conscience Of The Eye", (1990) et "Flesh And Stone" (1994), sont des tentatives pour retracer l'histoire des relations entre les humains et l'environnement urbain. 

En 1974, Sennett publia son livre le plus connu, "The Fall Of Public Man", une étude sur l'évolution des formes de vie publique et urbaine qui était aussi un argument puissant pour une plus grande transparence de notre culture publique.  "Public Life" correspondait autrefois à cette partie vitale de l'existence vécue à l'extérieur du cercle de la famille et des amis proches. Le fait de communiquer avec des étrangers d'une manière émotionnellement satisfaisante, tout en restant à l'écart d'eux, était alors considéré comme le vecteur par excellence de la socialisation, voire de la civilisation. Et c'est au XVIIIe siècle, dans les grandes capitales d'Europe, que cette vie publique a connu son épanouissement le plus complet. Mais aujourd'hui l'étranger est devenu une menace, le silence et l'observation sont devenus les seuls moyens de vivre cette "vie publique", déformant ainsi notre vie privée. Nous nous replions sur des formes de vie intimes de plus en plus narcissiques et d'égocentriques. Chaque "moi" (self) est devenu en quelque sorte "a cabinet of horrors, civilised relations between selves can only proceed to the extent that nasty little secrets of desire, greed or envy are kept locked up". Dans ce contexte, privées de toutes relations réelles et satisfaisantes, nos personnalités ne peuvent plus espérer le moindre épanouissement : "Masses of people are concerned with their single life histories and particular emotion as never before; this concern has proved to be a trap rather than a liberation". C'est donc l'invasion de la sphère publique par l'idéologie de l'intimité qui serait responsable du malaise contemporain. Mais comment s'interpénètrent vie publique et vie privée? La réponse de Sennett n'est pas évidente et Christopher Lasch  estimera quant à lui que le culte de l'intimité ne tire pas son affirmation de la personnalité mais de son effondrement, et qu'à mesure que la vie sociale devient plus brutale, les relations personnelles prennent un "caractère de combat"...

 

"Modern ideas about the psychology of this private life are confused. Few people today would claim that their psychic life arises by spontaneous generation, independent of social conditions and environmental influences. Nevertheless, the psyche is treated as though it has an inner life of its own. This psychic life is seen as so precious and so delicate that it will wither if exposed to the harsh realities of the social world, and will flower only to the extent that it is protected and isolated. Each person’s self has become his principal burden; to know oneself has become an end, instead of a means through which one knows the world. And precisely because we are so selfabsorbed, it is extremely difficult for us to arrive at a private principle, to give any clear account to ourselves or to others of what our personalities are. The reason is that, the more privatized the psyche, the less it is stimulated, and the more difficult it is for us to feel or to express feeling."

Les idées modernes sur la psychologie de cette vie privée sont confuses. Rares sont les personnes qui prétendent aujourd'hui que leur vie psychique naît par génération spontanée, indépendamment des conditions sociales et des influences de l'environnement. Néanmoins, le psychisme est traité comme s'il avait une vie intérieure propre. Cette vie psychique est considérée comme si précieuse et si délicate qu'elle se flétrira si elle est exposée aux dures réalités du monde social, et ne s'épanouira que dans la mesure où elle est protégée et isolée. Le moi de chacun est devenu son principal fardeau ; se connaître soi-même est devenu une fin, au lieu d'être un moyen de connaître le monde. Et c'est précisément parce que nous sommes si absorbés par nous-mêmes qu'il nous est extrêmement difficile de parvenir à un principe privé, de rendre compte clairement à nous-mêmes ou aux autres de ce qu'est notre personnalité. En effet, plus le psychisme est privatisé, moins il est stimulé et plus il nous est difficile de ressentir ou d'exprimer des sentiments..."

 

"Nous ne trouvons un sens à la société qu'en faisant d'elle un vaste système psychique... L'obsession des personnes - aux dépens des rapports sociaux plus impersonnels - peut se comparer à un filtre qui décolorerait  toute notre saisie rationnelle de la société; elle dissimule l'importance persistante des classes dans la société industrielle avancée, nous conduit à considérer la communauté comme un milieu de révélation mutuelle des individus et à sous-estimer les rapports sociaux avec les inconnus, tels qu'ils se produisent en particulier dans les villes. Par un ironique retour des choses, cette vision psychologique freine le développement de certaines forces primordiales de notre personnalité, - comme le respect de la vie privée des autres. Elle nous empêche également de comprendre le fait que - tout moi étant, d'une certaine façon, un musée des horreurs - des rapports civilisés entre les individus ne peuvent s'établir que si nos petits désirs, nos cupidités et nos envies sont soigneusement gardés secrets..."

 

(EPILOGUE - What Happened to the Public Realm)

THE PUBLIC REALM IS COMPOSED OF PEOPLE WHO DIFFER RACIALLY, ethnically, religiously, economically; who do not know one another; who nonetheless interact. Public space is anywhere they do so: a café, a factory, a street, a big office, a theater, a hospital, a shopping mall. Experience in public should address the complications involved in human differences; a truly public space should be multilayered and multifunctional.

(L'ESPACE PUBLIC EST COMPOSÉ DE PERSONNES DIFFÉRENTES d'un point de vue racial, ethnique, religieux, économique, qui ne se connaissent pas, mais qui interagissent néanmoins. L'espace public est l'endroit où ils le font : un café, une usine, une rue, un grand bureau, un théâtre, un hôpital, un centre commercial. L'expérience en public devrait tenir compte des complications liées aux différences humaines ; un espace véritablement public devrait être multicouche et multifonctionnel).

The public realm has morphed in its specifics over the course of time. What has endured relatively unchanged is its legal meaning; we still conserve from the Roman era the idea that “public” stands for laws which apply to everyone while “private” concerns deals or doings which are particular and on which no legal light shines. Socially, the distinction between public and private became more mobile with the dawn of the modern era.

(Le domaine public a évolué dans ses spécificités au fil du temps. Ce qui est resté relativement inchangé, c'est sa signification juridique ; nous conservons de l'époque romaine l'idée que le "public" désigne les lois qui s'appliquent à tous, tandis que le "privé" concerne les affaires ou les actes qui sont particuliers et sur lesquels aucune lumière juridique ne brille. Sur le plan social, la distinction entre public et privé est devenue plus mobile à l'aube de l'ère moderne.)

Jusqu'au Moyen-Âge, le domaine public comptait beaucoup plus dans la vie quotidienne que le domaine privé. Dans un atelier médiéval, par exemple, les gens travaillaient, mangeaient, dormaient et faisaient l'amour dans les mêmes espaces ; il n'y avait pas d'abri pour les autres yeux, pas d'intimité au sens moderne du terme. Avec le temps, le poids écrasant de la vie publique s'est progressivement allégé, contrebalancé par le désir d'habiter en privé, tel que défini par la famille, dont la vie intérieure a pris de plus en plus d'importance, tout comme l'idée même d'"intérieur" et d'"intime". L'équilibre entre le public et le privé s'est traduit prosaïquement par la création de chambres séparées des pièces où pénètrent les étrangers, ou de façon moins visible mais tout aussi impérieuse par des sentiments - amour, honte ou désespoir - destinés à être gardés pour soi ou pour quelques autres plutôt qu'à être diffusés publiquement.

 Aujourd'hui, la balance penche dans l'autre sens. À l'ère de Facebook, la distinction entre public et privé disparaît : l'intimité règne sur le public. La ville a toujours entretenu une relation particulière avec le domaine public. Aristote écrivait dans les Politiques : "une ville est composée d'hommes différents ; des gens semblables ne peuvent pas faire naître une ville". Pendant la guerre, une masse hétérogène s'est abritée derrière les murs de la ville ; les marchés de la ville ont attiré les étrangers et les immigrants pour le commerce et le travail ; la démocratie s'est enracinée dans la ville lorsque ces différents groupes se sont disputés pour s'entendre. De cette idée classique de la ville, il reste que le domaine public est cosmopolite plutôt que local. Le domaine public d'une ville est fort lorsque ces étrangers peuvent se rassembler et interagir ; il est faible lorsqu'ils n'ont pas d'endroit où se rassembler, ou si, dans la rue ou sur une place publique, ils sont mélangés mais n'interagissent pas. Aristote appelait la version forte du domaine public "synoikismos", d'où notre mot moderne de "synergie".

L'histoire que j'ai racontée dans "The Fall of Public Man" est celle du rôle de la ville dans la dévolution du domaine public, une histoire de la manière dont l'espace public dans la ville a perdu sa vitalité au fil du temps, du milieu du dix-huitième au milieu du vingtième siècle. En ville, la place a perdu de sa valeur par rapport à la maison ou à l'appartement privé ; les espaces de travail, les hôpitaux et les écoles sont devenus autonomes. Les communautés séparées et cloisonnées sont des "faits de la vie" que nous tenons pour acquis. Au XVIIIe siècle, ce n'était pas le cas : riches et pauvres se mélangeaient, tout comme les citadins établis de longue date, tels que les Parisiens ou les Londoniens, avec les migrants venus de la campagne. Il en va de même dans le domaine de la culture quotidienne, car la façon dont les gens s'habillaient, parlaient et se déplaçaient dans les rues de Londres au milieu du XVIIIe siècle était très différente de ce qu'ils portaient ou de la façon dont ils parlaient ou se déplaçaient chez eux. Un domaine public à la fois mixte et marqué était le "fait" de la vie urbaine qu'ils considéraient comme acquis.

Les histoires de déclin et de chute sont à juste titre suspectes : la flèche du temps ne tire pas droit. L'histoire du déclin que j'ai eu à raconter était erratique et aussi viscérale. Les discours sur le respect d'autrui, les valeurs démocratiques et autres ne sont que des abstractions si les gens ne font pas l'expérience d'autrui dans un lieu où ils sont mélangés physiquement, pressés les uns contre les autres, où ils réagissent les uns aux autres physiquement et mentalement. En d'autres termes, pour avoir un domaine public, il faut des lieux publics, il faut une ville où les étrangers se rencontrent. Ce type de ville aristotélicienne était visiblement en train de disparaître à l'époque où j'écrivais, remplacé par des environnements standardisés, à l'emporte-pièce, qui n'aidaient guère les personnes de races, de classes, d'ethnies ou de modes de vie différents à interagir. La faiblesse des espaces publics dans les villes me semblait être le fait le plus important de la vie publique, et j'ai façonné mon histoire à la lumière de cette conviction. J'en suis toujours convaincu, mais au cours des décennies qui se sont écoulées depuis que j'ai écrit cette histoire, l'espace public dans les villes semble avoir évolué de deux manières en dehors des limites de l'histoire que j'ai racontée.  L'une d'entre elles concerne la technologie, le domaine en ligne semblant remplacer le domaine solide de la chair et de la pierre de la ville. L'autre évolution que je n'avais pas prévue est l'accélération de la croissance urbaine dans les villes du Sud, des villes dans lesquelles le domaine public est devenu informel et libre plutôt que conforme aux codes formels qui structuraient la vie dans le Paris et le Londres du XVIIIe siècle. J'ai réfléchi à ces deux changements dans la rue, plutôt que dans une bibliothèque, et je demande au lecteur de me suivre..."


Chistopher Lasch, dans "La Culture du narcissisme", commente ainsi l'apport de Richard Sennett : "... selon Sennett, les rapports établis de nos jours en public, conçus comme une forme de révélation de soi, sont devenus terriblement sérieux. La conversation prend un caractère de confession. La conscience de classe s'affaiblit; les gens perçoivent leur position dans la société comme reflétant leurs propres aptitudes, et ils se rendent personnellement responsables des injustices qui leur sont infligées. La politique dégénère ainsi en une lutte, non pour le changement de la société, mais pour la réalisation de soi. Quand les frontières entre le moi et le reste du monde s'effondrent, la poursuite intelligente de ses propres intérêts, jadis source de toute activité politique, devient impossible. L'homme politique du temps passé savait prendre plutôt que désirer (c'est la définition que donne Sennett de la maturité psychologique) ; il jugeait la politique comme toute réalité, en se demandant ce "qu'elle pouvait lui rapporter". Il ne s'interrogeait pas sur sa propre signification par rapport à elle. Narcisse, pour sa part, dans son délire de désirs, tue la notion même d'intérêt privé.

Ce bref résumé ne peut rendre justice à l'analyse subtile et pénétrante de Sennett qui a beaucoup à nous apprendre sur l'importance de la distance vis-à-vis de soi-même dans le jeu et dans les reconstructions théâtrales de la réalité, sur les implications politiques de la recherche de soi, et sur les effets pernicieux de l'idéologie de l'intimité. Cependant, lorsqu'il définit la politique comme la poursuite rationnelle des intérêts particuliers, le calcul attentif d'avantages personnels et de classe, Sennett sous-estime les éléments irrationnels qui ont toujours caractérisé les relations entre classes dominantes et dominées. Il ne prête pas assez attention à l'aptitude qu'ont les riches et les puissants à identifier leur domination à de grands principes moraux, ce qui a pour effet de transformer toute remise en question en crime, non seulement contre l'État mais contre l'humanité elle-même. Les classes dirigeantes ont toujours cherché à ce que les individus qui leur sont subordonnés se sentent coupables, personnellement, de leur exploitation et de leurs privations matérielles, tout en se persuadant elles-mêmes de ce que leurs propres intérêts coïncident avec ceux du genre humain. Laissons de côté l'équivalence, d'une validité douteuse, que formule Sennett, entre bon fonctionnement du moi et capacité "de prendre plutôt que de désirer", qui semble consacrer la rapacité comme seule solution au narcissisme. Le fait est que les hommes n'ont jamais très clairement perçu où étaient leurs intérêts et qu'ils ont donc eu tendance, tout au long de l'histoire, à projeter leur dimension irrationnelle dans le domaine de la politique. Rendre le narcissisme, l'idéologie de l'intimité ou la "culture de la personnalité", responsables des éléments irrationnels de la politique moderne, revient non seulement à exagérer le rôle de l'idéologie dans le développement historique, mais à sous-estimer l'irrationalité de la politique dans les époques antérieures.

La conception qu'a Sennett d'une vie politique saine - celle de la poursuite des intérêts personnels - recèle une composante idéologique particulière, qu'elle partage avec la tradition pluraliste à la Tocqueville, dont elle est évidemment dérivée. Elle tend à exalter le libéralisme "bourgeois" comme la seule forme civilisée de vie politique, et la "civilité" bourgeoise comme la seule forme non corrompue de relation sociale. Du point de vue' pluraliste, on reconnaît les imperfections de la société bourgeoise, mais on soutient qu'elles ne sont pas susceptibles d'être corrigées, la vie politique étant, en soi, un domaine d'une imperfection radicale. Aussi, lorsque hommes et femmes demandent des changements fondamentaux du système politique, ils ne font que projeter leurs anxiétés personnelles dans l'aire politique. De cette manière, le libéralisme se définit lui-même comme l'extrême limite de la rationalité politique, et qualifie de politique narcissique toute tentative pour le dépasser, y compris l'ensemble de la tradition révolutionnaire. Adoptant une perspective tocquevillienne, Sennett est incapable de distinguer entre, d'une part, la politique radicale de la fin des années 1960, corrompue par les éléments irrationnels de la culture américaine et, d'autre part, le bien-fondé d'un grand nombre d'objectifs poursuivis par les radicaux. Son mode d'analyse rend automatiquement suspect tout radicalisme, toute politique cherchant à créer une société qui ne soit pas fondée sur l'exploitation. En dépit de son idéalisation de la vie publique dans le passé, le livre de Sennett participe du refus actuel de la politique, un refus de croire que la politique puisse être un instrument de changement social.

Dans son désir de rétablir une distinction entre vie publique et vie privée, Sennett ignore les manières dont elles s'interpénètrent toujours. La socialisation des jeunes reproduit la domination politique au niveau de l'expérience personnelle. De nos jours, cette invasion de la vie privée, par les forces de domination organisée, s'étend à tel point que l'espace personnel a presque cessé d'exister. Inversant cause et effet, Sennett rend l'invasion de la sphère publique par l'idéologie de l'intimité responsable du malaise contemporain. Pour lui, comme pour Peter Marin (The New Narcissism, 1975) et Edwin Schur (The Awareness Trap, 1976), l'intérêt que l'on porte actuellement à la découverte de soi-même, au développement du psychisme, et aux rapports personnels et intimes, représentent un repliement sur soi choquant, un romantisme débridé. En fait, le culte de l'intimité ne tire pas son origine d'une affirmation de la personnalité, mais de son effondrement. Poètes et romanciers d'aujourd'hui, loin de glorifier le moi, racontent sa désintégration. Les thérapies qui soignent le moi brisé véhiculent le même message. Loin d'encourager la vie privée aux dépens de la vie publique, notre société fait qu'il est de plus en plus difficile pour un individu de connaître une amitié profonde et durable, un grand amour, un mariage harmonieux.

À mesure que la vie sociale devient plus brutale et barbare, les relations personnelles, qui ostensiblement devraient être préservées, prennent un caractère de combat. Certaines thérapies nouvelles valorisent ce combat en le qualifiant d' "affirmation de soi" et de "lutte à visage découvert en amour et dans le mariage". D'autres célèbrent les liaisons temporaires sous le vocable de "mariage ouvert" et d' "engagement à durée indéterminée". Ce faisant, elles intensifient la maladie qu'elles prétendent guérir: non parce qu'elles détournent l'attention des questions sociales vers les difficultés privées, des vrais problèmes vers les faux, mais parce que ces thérapies masquent l'origine sociale des souffrances qu'elles traitent, souffrances qui n'ont rien à voir avec la contemplation béate du moi, et qui sont douloureusement mais faussement ressenties comme étant purement personnelles et privées." (Chrisopher Lash, traduction Michel L.Landa, Flammarion).  


Richard Sennett, "The Hidden Injuries of Class" (with Jonathan Cobb, 1972)

 "Les blessures de classe secrètes" (The Hidden Injuries of Class), écrit avec Jonathan Cobb, en 1972 après quatre années de recherche, vaudra à Richard Sennett sa notoriété. Les sociologues ont le plus souvent liés "niveau de revenu" et "rang social", un ouvrier qui accède à la classe moyenne via une augmentation de revenus, va bénéficier non seulement d'un peu plus d'aisance matérielle mais aussi d'une plus importante estime sociale...

Richard Sennett et Jonathan Cobb contestent cette vision, et plus encore, après enquêtes auprès de nombreux ouvriers américains, soutiennent que ce gain en aisance matérielle s'accompagne en fait d'une perte de l'estime de soi...

Une démonstration qui s'appuie sur l'histoire de la classe ouvrière américaine, sur le phénomène de l'immigration, une immigration qui, comme en Europe, voit les travailleurs ruraux migrer vers les villes, mais plus encore une immigration multiculturelles arrivée d'Europe d'emblée bon marché, plus qualifiée, et qui voit naître ainsi des attitudes et des préjugés racistes que tentent de contrer des communautés ethniques que la révolution urbaine du milieu du XXe siècle va briser. La société américaine est spécifique en ce sens qu'elle privilégie l'individu par-dessus tout, c'est l'individu qui forge la pyramide de la réussite sociale : et c'est ainsi que la fameuse "égalité des chances"  ne peut dissimuler la dramatique contradiction qui sous-tend tout individu appartenant à la classe ouvrière, contradiction entre "conscience de classe" et "conscience de soi". L'ouvrier qui s'efforce de gravir la pyramide et d'obtenir des emplois valorisants va éprouver le sentiment de renier ce qu'il est est : ces gens instruits qu'il tente d'intégrer ne sont pas des individus qui usent de leur position privilégiée pour se soustraire au "véritable travail", rude, physique. La difficulté à s'intégrer dans la classe moyenne n'est pas ressentie comme une conséquence de la division sociale et de ses inégalités, mais comme un échec personnel...

 


"Flesh and Stone: The Body and the City in Western Civilization", Richard Sennett, 1996

C'est l’histoire des réalités les plus profondes de l'existence : comment les femmes et les hommes se déplaçaient dans les espaces publics et privés, ce qu’ils voyaient et entendaient, les odeurs qui les assaillaient, où ils mangeaient, comment ils s’habillaient, les mœurs du bain et de l’amour – tout cela dans l’architecture de la pierre et de l’espace, de l’Athènes antique à New York moderne. Au début de "Flesh and Stone", Richard Sennett explore la façon dont les anciens Athéniens ont connu la nudité, et la relation de la nudité avec la forme de la ville antique, sa politique troublée et les inégalités entre les hommes et les femmes. L’histoire se déplace ensuite à Rome à l’époque de l’empereur Hadrien, explorant les croyances romaines dans la perfection géométrique du corps. La deuxième partie du livre examine comment les croyances chrétiennes sur le corps sont liées à la ville chrétienne – le ghetto vénitien, les cloîtres et les marchés de Paris. La dernière partie de "Flesh and Stone" traite de ce qu'il est advenu de cet espace urbain soumis à la compréhension scientifique moderne d'un corps abstrait des croyances païennes et chrétiennes. Richard Sennett entend donner un sens à nos espaces de vie urbains en constante évolution, nous aidant à concevoir une dimension commune nous permettant de faire vivre la diversité accrue des corps qui composent la ville moderne....

 


"The Corrosion of Character: The Personal Consequences of Work in the New Capitalism", Richard Sennett, 1996

Aujourd'hui, l'expression "capitalisme flexible" décrit un système qui est plus qu'une nouveauté organisationnelle sur un vieux thème. L'accent est mis sur la "flexibilité". Les formes les plus rigides de la bureaucratie sont attaquées, de même que les maux de la routine la plus aveugle. On demande aux travailleurs de se comporter avec agilité, d'être ouverts au changement à court terme, de prendre continuellement des risques, de devenir de moins en moins dépendants des règlements et des procédures formelles.

Cet accent mis sur la flexibilité modifie le sens même du travail, et donc les mots que nous utilisons pour le désigner. Le mot "carrière" (career), par exemple, désignait à l'origine une route pour les carrosses et, par la suite, appliqué au travail, il signifiait une voie à suivre tout au long de la vie pour les activités économiques d'une personne. Le capitalisme flexible a bloqué la route droite de la carrière, détournant soudainement les employés d'un type de travail à un autre. En anglais, au XIVe siècle, le mot "job" désignait une masse ou un morceau de quelque chose que l'on pouvait transporter. Aujourd'hui, la flexibilité fait revivre ce sens obscur du travail, car les gens accomplissent des tâches, des morceaux de travail, tout au long de leur vie. Il est normal que la flexibilité suscite l'inquiétude : on ne sait pas quels risques seront payants, quelles voies emprunter. Pour atténuer la malédiction de l'expression "système capitaliste", de nombreuses expressions ont été développées dans le passé, telles que le système de la "libre entreprise" ou de l'"entreprise privée". Aujourd'hui, la flexibilité est utilisée comme un autre moyen de lever la malédiction de l'oppression du capitalisme.

 

"Flexibility is used today as another way to lift the curse of oppression from capitalism. In attacking rigid bureaucracy and emphasizing risk, it is claimed, flexibility gives people more freedom to shape their lives. In fact, the new order substitutes new controls rather than simply abolishing the rules of the past—but these new controls are also hard to understand. The new capitalism is an often illegible regime of power. Perhaps the most confusing aspect of flexibility is its impact on personal character..."

 

En s'attaquant à la bureaucratie rigide et en mettant l'accent sur le risque, on prétend que la flexibilité donne aux gens plus de liberté pour façonner leur vie. 

En fait, le nouvel ordre substitue de nouveaux contrôles plutôt que d'abolir simplement les règles du passé - mais ces nouveaux contrôles sont également difficiles à comprendre. Le nouveau capitalisme est un régime de pouvoir souvent illisible. L'aspect le plus déroutant de la flexibilité est peut-être son impact sur le caractère personnel. 

Les anciens anglophones, ainsi que les écrivains de l'Antiquité, n'avaient aucun doute sur la signification du terme "caractère" (character) : il s'agit de la valeur éthique que nous accordons à nos propres désirs et à nos relations avec les autres. Horace écrit que le caractère d'un homme dépend de ses relations avec le monde. En ce sens, le "caractère" est un terme plus englobant que son acceptation plus moderne, la "personnalité", qui concerne les désirs et les sentiments qui peuvent couver à l'intérieur, sans que personne d'autre n'en soit témoin. 

Le caractère se concentre particulièrement sur l'aspect à long terme de notre expérience émotionnelle. Le caractère s'exprime par la loyauté et l'engagement mutuel, par la poursuite d'objectifs à long terme ou par la pratique de la satisfaction différée en vue d'une fin future. Dans la confusion des sentiments qui nous habitent tous à un moment donné, nous cherchons à en sauvegarder et à en soutenir certains ; ces sentiments durables serviront notre caractère. Le caractère concerne les traits personnels que nous apprécions en nous-mêmes et pour lesquels nous cherchons à être appréciés par les autres.

Comment décider de ce qui a une valeur durable en nous dans une société impatiente, qui se concentre sur l'instant présent ? Comment poursuivre des objectifs à long terme dans une économie axée sur le court terme ? Comment les loyautés et les engagements mutuels peuvent-ils être maintenus dans des institutions qui se désagrègent constamment ou qui sont sans cesse remaniées ? Telles sont les questions de caractère que pose le nouveau capitalisme flexible.

IL Y A QUARANTE ANS, Jonathan Cobb et moi-même avons écrit un livre sur les Américains de la classe ouvrière, The Hidden Injuries of Class (Les blessures cachées de la classe sociale). Dans "The Corrosion of Character", j'ai repris certaines des mêmes questions sur le travail et le caractère dans une économie qui a radicalement changé. "The Corrosion of Character" se veut un long essai plutôt qu'un livre court, c'est-à-dire que j'ai essayé de rédiger un argument unique, dont les sections sont divisées en chapitres très courts. Dans "The Hidden Injuries of Class", Jonathan Cobb et moi-même nous sommes exclusivement appuyés sur des entretiens formels. Ici, comme il convient à un essai-argument, j'ai utilisé des sources plus mixtes et informelles, y compris des données économiques, des récits historiques et des théories sociales ; j'ai également exploré la vie quotidienne autour de moi, comme le ferait un anthropologue..."  (Préface)


"Respect in a World of Inequality", Richard Sennett, 2003

Alors que diverses formes de protection sociale ont été démantelées au cours de la dernière décennie du XXe siècle, de nombreux penseurs ont fait valoir que le mieux était de mettre l’accent sur le potentiel et non sur le besoin. Richard Sennett pense différemment. Dans ce mélange d'expériences personnelles et d’érudition critique qui le caractérise, il aborde les questions des besoins et de la responsabilité sociale en un monde qui ne cesse de voir se creuser les inégalités entre les différents acteurs en interaction, et notamment dans ce monde incertain des relations sociales  dites « flexibles » qui tend à se généraliser, la question relative au respect mutuel. Sennett début son propos par un souvenir personnel,  mémoire de sa jeunesse dans le tristement célèbre projet de logement Cabrini Green de Chicago, au cours duquel il nous livre trois facteurs qui ont miné cette possible expression de "respect mutuel", l’inégalité des capacités, la dépendance des adultes et les formes dégradantes de la compassion. Contrairement aux « réformes » actuelles de l’aide sociale, Sennett propose un système fondé sur le respect des personnes dans le besoin. Il explore comment l’estime de soi peut être nourrie dans une société inégale (par exemple, par le dévouement à l’artisanat); comment l’estime de soi doit être équilibrée avec le sentiment d’autrui; et comment le respect mutuel peut forger des liens au-delà de la division de l’inégalité. Là où l’élimination des inégalités était autrefois l’objectif des radicaux sociaux, Sennett cherche une méritocratie plus humaine : une société qui, tout en acceptant les inégalités de talent, cherche à nourrir le meilleur de tous ses membres et à les connecter fortement les uns aux autres...


Chistopher Lasch, "La Culture du narcissisme" (The Culture of Narcissism, American Life in an Age of Diminishing Expectation, 1979)

L'invasion de la société par le moi - Dans "Haven in a Heartless World" (Un Havre dans un monde sans coeur), Christopher Lasch avait fait le constat de la disparition progressive de l'importance de la famille dans le société américaine, notamment dans sa fonction de transmission de la culture et de lien avec le passé, et de la quasi destruction de l'autorité parentale sous les effets de multiples interventions institutionnelles et sociales. De là, s'est posé la question des conséquences d'un tel bouleversement. Ecrit dans ce contexte, "The Culture of Narcissism" rendit célèbre Christopher Lasch (1932-1994), historien et sociologue américain natif d'Omaha (Nebraska), enseignant à l'Université de Rochester. Et le président démocrate Jimmy Carter s'inspira de la vision de Lash dans son fameux "Crisis of Confidence Speech" du 15 juillet 1979, parlant ouvertement de la crise de la démocratie américaine et en appelant au rejet de la société de consommation. Lasch se définissait comme un "social critic", touché jadis par le marxisme occidentale et l'Ecole de Francfort, mais ne croyait plus à ce mythe du Progrès tant vanté par la Gauche traditionnelle, tenant pour caduques les dénonciations radicales de la famille autoritaire, du moralisme antisexuel, de la morale du travail comme susceptibles d'expliquer la crise généralisée dans laquelle nous sommes entrés. Le "radicalisme culturel" se révèle ainsi tout aussi démuni que le libéralisme ou les sciences humaines pour nous permettre d'appréhender un monde entièrement abandonné à la vision désespérée de son avenir. Et pour Lasch, la psychanalyse apparaît comme la plus à même de clarifier les relations entre la société et l'individu, la culture et la personnalité. Les nouvelles conditions sociales de notre époque font surgir de part et d'autre des "traits narcissique sous nos comportements. Et c'est ainsi que le "narcissisme" va permettre à notre auteur de comprendre l'effet psychologique des changements sociaux contemporains, la "meilleure manière d'endurer les tensions et anxiétés de la vie moderne" : "ce concept nous donne un portrait passablement exact de la personnalité "libérée" de notre temps, avec son charme, la pseudo-conscience de sa propre condition, sa sexualité tous azimuts, sa fascination pour la sexualité orale, sa peur de la mère castratrice (Mme Portnoy), son hypocondrie, sa superficialité défensive, sa crainte de la dépendance, son incapacité à s'affliger de la peine d'autrui, sa terreur de vieillir et de mourir."

Mais de quelle crise parle-t-on? Nous sommes entré dans une période jamais atteinte d'inflation et de récession, de pénurie d'emploi et de ressources naturelles, d'augmentation du taux de criminalité et d'effondrement du tissu urbain, de discrédit de toutes formes d'autorité, y compris celle de l'expérience, de dépréciation absolue du passé :  "partout, la société bourgeoise semble avoir épuisé sa réserve d'idées créatrices" et  avoir perdu "le pouvoir et la volonté de faire face aux difficultés qui menacent de l'engloutir". Une pathologie spécifique gagne ainsi toutes les sphères de la société, à commencer par les médias : la "culture de l'individualisme compétitif" a poussé sa logique "jusqu'à l'extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu'à l'impasse d'une obsession narcissique de l'individu par lui-même. La stratégie de la survie narcissique se présentent maintenant comme une libération des conditions répressives du passé, donnant ainsi naissance à une "révolution culturelle" qui reproduit les pires traits de cette même civilisation croulante qu'elle prétend critiquer", et Lasch nous restitue tout au long de son ouvrage une gamme assez remarquable d'expériences contemporaines (la réussite sociale, banalité de la pseudo-connaissance de soi, le déclin de l'esprit sportif, la décadence du système éducatif, la fuite devant les sentiments, la peur de vieillir, le paternalisme sans père). 

(Préface) "Le nouveau Narcisse est hanté, non par la culpabilité mais par l'anxiété. Il ne cherche pas à imposer ses propres certitudes aux autres; il cherche un sens à la vie. Libéré des superstitions du passé, il en arrive à douter de la réalité de sa propre existence. Superficiellement détendu et tolérant, il montre peu de goût pour les dogmes de pureté raciale ou ethnique; mais il se trouve également privé de la sécurité que donne la loyauté du groupe et se sent en compétition avec tout le monde pour l'obtention des faveurs que dispense l'Etat paternaliste. Sur le plan de la sexualité, il a une attitude ouverte plutôt que puritaine, bien que son émancipation des anciens tabous ne lui apporte pas la paix pour autant dans ce domaine. Il se montre ardemment compétitif  quand il réclame approbation et acclamation, mais il se défie de la compétition car il l'associe inconsciemment à une impulsion irrépressible de destruction. Il répudie donc les idéologies fondées sur la rivalité, en honneur à un stade antérieur du développement capitaliste, et s'en méfie même lorsqu'elles se manifestent de façon limitée dans les sports et les jeux. Il prône la coopération et le travail en équipe tout en nourrissant des impulsions profondément antisociales. Il exalte le respect des règlements, secrètement convaincu qu'ils ne s'appliquent pas à lui. Avide, dans la mesure où ses appétits sont sans limites, il n'accumule pas les biens et la richesse à la manière de l'individu âpre au gain de l'économie politique du XIXe siècle, mais il exige une gratification immédiate, et vit dans un état de désir inquiet et perpétuellement inassouvi.

Si Narcisse ne se soucie pas de l'avenir, c'est, en partie, parce qu'il s'intéresse peu au passé. Il lui est difficile d'intérioriser des moments heureux ou de garder en mémoire des souvenirs précieux qui lui permettraient, plus tard, de faire face au déclin à l'âge qui, même dans les meilleures conditions, apporte tristesse et souffrance. Dans une société qui souligne et encourage de plus en plus les traits distinctifs du narcissisme, la dévaluation culturelle du passé reflète non seulement la pauvreté des idéologies dominantes - qui renoncent à maîtriser une réalité sur laquelle elles n'ont plus prise - mais encore l'indulgence de la vie intérieure de Narcisse. Une société capable de vendre de la "nostalgie" à la bourse de la culture n'en rejette pas moins promptement la notion que, jadis, la vie ait pu être sensiblement meilleure que dans le présent. Nos contemporains ont banalisé le passé en l'identifiant à des styles de consommation surannés et à des modes dépassées. Ils s'irritent contre quiconque tente de l'utiliser comme mode de référence pour évaluer le présent ou discuter sérieusement des conditions de vie actuelles. Le dogme de la critique contemporaine veut que toute évocation de ce type soit considérée comme le signe d'une nostalgie passéiste... Pour toutes ces raisons, la dépréciation du passé est devenue l'un des symptômes les plus significatifs de la crise culturelle à laquelle ce livre est consacré. Je ferai souvent appel à l'expérience historique pour expliquer nos errements présents. Le refus du passé, attitude superficiellement progressiste et optimiste, se révèle, à l'analyse, la manifestation du désespoir d'une société incapable de faire face à l'avenir." (Chrisopher Lash, traduction Michel L.Landa, Flammarion). 


Christopher Lasch,  "The Revolt of the Elites : And the Betrayal of Democracy" (La révolte des élites ou la trahison de la démocratie, 1995)

«Naguère, estime Christopher Lasch, dans ce livre posthume, c’était “la révolte des masses” qui était considérée comme la menace contre l’ordre social et la tradition civilisatrice de la culture occidentale. De nos jours, cependant, la menace principale semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale et non pas des masses » (Flammarion, Paris, 2007. Le livre a initialement été traduit en France en 1996 aux éditions Climats). Ces élites - mobiles et de plus en plus globales - refusent d’accepter des limites ou des liens avec la nation et le lieu, s’isolent dans leurs réseaux et enclaves, abandonnent la classe moyenne, divisent la nation, et trahissent l’idée d’une démocratie pour tous les citoyens de l’Amérique. L’auteur retrace ici comment la méritocratie - élévation sélective dans l’élite - a progressivement remplacé l’idéal démocratique américain original de compétence et de respect pour chaque homme. Parmi d’autres tendances culturelles, il critique ouvertement la vogue de l’estime de soi sur la réussite comme un faux remède à des problèmes sociaux plus profonds, et attaque le pseudo-radicalisme supérieur de la gauche universitaire. Il met en évidence, non sans brio, pourquoi il n’est pas étonnant que les Américains soient apathiques au sujet de leur culture commune et ne voient aucun intérêt à débattre de politique ou de participation aux élections. Dans une puissante section finale, Lasch retrace la crise spirituelle de la démocratie. Les élites, après avoir abandonné les directives morales et éthiques fournies par la religion, s’accrochent à la croyance que par la science, ils peuvent maîtriser leur destin et échapper aux limites mortelles. Dans la poursuite de cette illusion, ils se sont entichés de l’économie mondiale. Ce volume, achevé juste avant la mort de l’auteur, poursuit sa tradition de pensée vigoureuse et originale et devrait susciter une réflexion parmi les lecteurs préoccupés par l’avenir de l’Amérique, de l'Europe, mais plus encore de la démocratie ...

 

Christopher Lasch, "The True and Only Heaven: Progress and Its Critics" (1991)

Peut-on continuer à croire au progrès ? Dans cette analyse déconcertante de la condition humaine occidentale, Christopher Lasch cherche la réponse dans une histoire de la lutte entre deux idées : l’une est l’idée du progrès – une idée animée par la conviction que le désir humain est insatiable et nécessite des forces de production toujours plus grandes. S’opposant à ce point de vue matérialiste est l’idée qui condamne un appétit sans limite pour des biens plus nombreux et meilleurs et des méfiances et des « améliorations et » qui ne font que nourrir le désir. Retraçant l’opposition à l’idée de progrès de Rousseau à Montesquieu en passant par Carlyle, Max Weber et G.D.H. Cole, Lasch incline vers une culture de la classe moyenne inférieure qui comporterait égalitarisme, travail et loyauté ...

 


Ulrich Beck (1944-2015), "La société du risque" (Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, 1986)

Dans la pensée allemande, l'individu semble avoir plus à perdre qu'à gagner en entrant totalement dans la sphère sociale, un Max Weber caractérise le monde moderne par l'expansion d'une rationalité et d'une prévisibilité qui menace les libertés individuelles, et toute l'école de Francfort, Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas, livrent une vision oppressante des forces sociales. Plus récemment, le sociologue Ulrich Beck se démarque de cette idée dominante selon laquelle la rationalisation croissante de la société est inexorable et totale, la sécularisation des sociétés, la globalisation croissante et le cosmopolitisme généralisé livrent au contraire des poches de résistance et des maux endogènes qui nous font basculer dans une Société dite "Société du risque" : les sciences et les techniques ne cessent de produire des effets inattendus le plus souvent négatifs, et notre monde n'a plus pour objectif de penser la répartition des richesses mais d'affronter des problèmes de répartition de risques. Ceux-ci ont de plus la caractéristique d'être des effets secondaires involontaires et latents des sociétés industrielles modernes et de leurs modes de production (catastrophes écologiques ou nucléaires) et de plus transcendent les Etats-nations. Et parallèlement, l’émancipation progressive de l'individu à l’égard des institutions et des formes sociales engendre un manque de repères par rapport à leur existence qui devient plus incertaine. Dans "Das ganz normale Chaos der Liebe" (1990), Ulrich Beck et et Elisabeth Bek-Gernsheim accentueront ce constat. Si les individus se sont libérés des formes sociales de la civilisation industrielle, classes, couche sociale, famille, statut sexuel, les inégalités, les problèmes d'intégration ou de relation sont interprétés uniquement en termes d'échecs personnels, l'être humain, dépourvus de de toute ressource ou protection collective ne parvient plus à assumer son indépendance sociale et économique, et donc ne parvient plus à se stabiliser en tant qu'individu... Nous sommes donc entrés dans une nouvelle modernité, une "modernité réflexive" qui nous impose de repenser notre monde politico-social et de ne pas nous laisser entraîner par ces stratégies de simplification délibérée que mettent en oeuvre nos gouvernants, une modernité dans laquelle les monopoles d'interprétation s'effondrent, le monopole de la raison de la science, le monopole professionnel des hommes, le monopole sexuel du mariage et le monopole politique du politique...

"Au fondement de ce livre se trouve l'idée que nous sommes témoins oculaires - sujets et objets - d'une rupture survenue à l 'intérieur d'une modernité qui s'émancipe des contours de la société industrielle classique pour adopter une forme nouvelle - que nous appellerons ici la "société (industrielle) du risque". Il nous faudra observer un difficile équilibre entre des éléments contradictoires, entre les continuités et les césures de la modernité. On retrouve ces contradictions dans l'opposition entre modernité et société industrielle, entre société industrielle et société du risque. Ce que je voudrais montrer dans ce livre, c'est que c'est la réalité elle-même qui aujourd'hui opère ces distinctions entre ères. Quant à dire comment s'opèrent ces distinctions dans le détail, il faudra pour cela attendre les propositions que fera l'évolution sociale. Avant de trouver la clarté sur ce point, il nous faudra en savoir un peu plus sur l'avenir.

A cette inconfortable position théorique - "entre-deux-chaises" - correspond une position pratique. On contre-dira de façon aussi tranchée ceux qui, au début du XIXe siècle, s'accrochaient aux Lumières pour faire front contre les assauts de "l'irrationalité de l'esprit du temps" et ceux qui aujourd'hui veulent jeter le bébé avec l'eau du bain, et voir dans les anomalies accumulées l'effondrement du projet de la modernité dans son ensemble. On connaît cette vision d'horreur, déployée de tous côtés sur le marché de l'opinion, d'une civilisation qui se met en danger elle-même ; il n'y a rien à y ajouter. Et il y a tout aussi peu à dire des professions de foi de la Nouvelle Perplexité, incapable de se passer des dichotomies organisatrices qu'avait mises en place un monde de l'ère industrielle resté "sain" malgré ses contradictions. Ce livre a pour objet le deuxième pas, le pas suivant. Il élève cet état même au rang d'objet d'explication. La question qu'il pose est la suivante : comment peut-on comprendre, saisir dans le cadre d'une pensée sociologiquement informée et inspirée les incertitudes dont est frappé l'esprit du temps, incertitudes qu'il serait cynique de nier d'un point de vue idéologico-critique, et dangereux d'abandonner sans distance.

Pour expliquer le fil rouge théorique que nous suivrons pour ce faire, le mieux est encore une fois de recourir à une analogie historique : Au XIXe siècle, la modernisation a détruit la société agraire prisonnière du système féodal pour esquisser la structure de la société industrielle, aujourd'hui, la modernisation efface les contours de la société industrielle, et on voit apparaître, dans la continuité de la modernité, une configuration sociale tout autre. Les limites de cette analogie permettent aussi de préciser la perspective. Au XIXe siècle, la modernisation s'est opérée sur fond de son contraire : un monde traditionnel de la transmission, une nature qu'il s'agissait de connaître et de dominer. Aujourd'hui, au tournant du XXIe siècle, la modernité a détruit son contraire, elle l'a perdu, et c'est à elle-même qu'elle s'en prend, aux prémisses et principes de fonctionnement de la société industrielle. La modernisation qui s'opère dans l'horizon d'expérience de l'époque pré-moderne a fait place aux problèmes d'une modernisation auto-référentielle. Au XIXe siècle, on ne cessait de démystifier les privilèges et les représentations religieuses du monde ; aujourd'hui, c'est au tour de la compréhension scientifique et technique de la société industrielle classique, des formes de vie et d'activité dans la cellule familiale restreinte et dans le travail, des rôles stéréotypes dévolus aux hommes et aux femmes, etc. A la modernisation dans les cadres de la société industrielle vient se substituer une modernisation des prémisses de la société industrielle, qui n'avait été prévue par aucun scénario théorique, ni aucun livre de recettes politiques. Et c`est cette opposition émergente entre modernité et société industrielle (dans toutes ses variantes) qui brouille notre système de références, à nous qui étions habitués à penser la modernité dans les catégories de la société industrielle.

Nous aurons à nous occuper longtemps encore de cette distinction entre modernisation de la tradition et modernisation de la société industrielle, ou, en d'autres termes, entre modernisation simple et modernisation réflexive. Dans la suite du texte, nous l'évoquerons chaque fois à travers les différentes sphères de la vie contemporaine. Il est encore trop tôt pour dire quelles "étoiles fixes" de la pensée socio-industrielle disparaîtront au cours de ce deuxième stade de la rationalisation qui ne fait que commencer. Mais on a déjà de bonnes raisons de pressentir la disparition de "lois" apparemment inébranlables, comme celle de la différenciation fonctionnelle, ou de la production industrielle de masse.

On perçoit ce que cette perspective a d'inhabituel à deux de ses conséquences. Tout d'abord, elle affirme ce qui semblait jusqu'alors impensable : que la société industrielle, en s'affirmant, c`est-à-dire dans le cadre discret de la normalité, quitte la scène de l'histoire mondiale par la petite porte des effets qu'elle induit - et non pas, ce qui était la seule issue envisagée jusqu'alors dans les livres d'images de la théorie sociale, à l'occasion d'une explosion politique (révolution, élections démocratiques).

Ensuite, elle établit que le scénario "antimoderniste" qui agite le monde actuellement- critique de la science, de la technique et du progrès - n'entretient pas un rapport d'opposition vis-à-vis de la modernité, mais constitue au contraire l'expression de son évolution logique, au-delà des cadres de la société industrielle.

Le contenu général de la modernité entre en opposition avec les formes fossilisées et tronquées que prend cette modernité dans le projet de la société industrielle. Cette perspective est occultée par un mythe qui est resté intact et a à peine été identifié jusqu'à maintenant, un mythe dans lequel était enfermée la pensée sociale du XIXe siècle, et qui continue à projeter son ombre sur le dernier tiers du XXe siècle: le mythe selon lequel la société industrielle développée, avec sa répartition schématique entre vie et travail, ses secteurs de production, sa façon de penser dans les catégories de la croissance industrielle, sa conception de la science et de la technique, ses formes de démocratie, serait une société absolument moderne, l'apogée de la modernité, un point d'aboutissement qu'il serait tout bonnement impossible de dépasser. Ce mythe a diverses formes d'expression. L'une des plus efficaces est l'idée aberrante de la fin de l'histoire sociale. Cette idée, dans ses variantes optimistes comme dans ses variantes pessimistes, est d'autant plus fascinante qu'elle apparaît à une époque où le système d'innovation qui était censé durer commence à se transformer dans la dynamique qu'il a lui-même libérée. C'est ce qui nous empêche de ne serait-ce qu'envisager l'éventualité d'une mutation sociale à l 'intérieur de la modernité, puisque les théoriciens du capitalisme de la société industrielle ont fait de cette figure historique de la modernité, qui reste pour l'essentiel corrélée à son contraire du XIXe siècle, une forme a priori.

Lorsque l'on pose la question - que l'on doit à Kant- des conditions de possibilité des sociétés modernes, les contours, les lignes de conflit et les principes fonctionnels historiquement déterminés du capitalisme industriel sont élevés au rang de réalités nécessaires propres à la modernité en général. On en trouve une preuve supplémentaire dans une caractéristique fort étrange de la recherche sociologique: elle présuppose que tout change dans la société industrielle - la famille, la profession, l'entreprise, les classes, le travail salarié, la science -, tout en affirmant dans le même temps que tout ce qui est fondamental ne change pas - la famille, la profession, l'entreprise, les classes, le travail salarié, la science.

L'urgence se fait plus que jamais sentir de forger des concepts qui nous permettent de penser de façon nouvelle ce qu'il y a de nouveau, et de vivre et d'agir avec - sans nous adonner pour autant, sur un mode endeuillé, à du nouveau qui ne sera jamais que du vieux, et en entretenant un rapport productif aux trésors de la tradition. Détecter les nouveaux concepts qui apparaissent aujourd'hui sous les ruines des anciens n'est pas une tâche facile. Pour certains, tout cela ressemble par trop à un "changement de système", et tombe sous le coup de la protection de la constitution. D'autres se sont réfugiés dans des convictions fondamentales - qui peuvent prendre des formes très diverses : marxisme, féminisme, méthodes quantitatives, spécialisation - et se mettent désormais, pour rester fidèles à une ligne à laquelle ils n'adhèrent plus, à frapper sur tout ce qui exhalerait éventuellement des relents de déviationnisme.

Et pourtant, ou peut-être justement pour ces raisons-là : le monde ne s'effondre pas, en tous les cas pas parce que le monde du XIXe siècle touche aujourd'hui à sa fin. Une telle affirmation est d'ailleurs quelque peu excessive. Car il est bien connu que la société du XIXe siècle n'a jamais été si stable que cela. Elle s'est déjà effondrée à plusieurs reprises - dans le champ de la pensée. Dans ce domaine, elle a d'ailleurs été enterrée avant même d'être vraiment née. Ce dont nous faisons l'expérience aujourd'hui, c'est de ce que les visions d'un Nietzsche, ou les drames conjugaux ou familiaux mis en scène dans les théâtres d'une modernité littéraire entre-temps devenue "classique" (c'est-à-dire ancienne), se déroulent aujourd'hui réellement de façon (plus ou moins) représentative dans les cuisines et les chambres à coucher. Ce qui se produit aujourd'hui avait déjà été pensé depuis longtemps. Et ne se produit d'ailleurs qu'avec un retard d'un demi-siècle, voire d'un siècle entier. Et se produit depuis un certain temps déjà. Et durera d'ailleurs encore un certain temps.

Et puis ne se produit pas encore. Nous faisons également l'expérience - et tout cela dépasse ce qui avait été conçu dans les livres - qu'il faut continuer à vivre après. Nous expérimentons en quelque sorte ce qui se passe dans un drame d'Ibsen une fois que le rideau est retombé. Nous faisons l'expérience de la réalité non théâtrale de l'époque post-bourgeoise. Ou, pour adopter la perspective des critiques de la civilisation : nous sommes les héritiers d'une critique de la civilisation aujourd'hui devenue réelle, qui ne peut plus se satisfaire des diagnostics d'une critique qui a toujours eu tendance à se muer en discours de censeur, en semonce pessimiste. Il est impossible qu'une époque entière bascule dans un espace soustrait aux catégories en vigueur jusqu'alors sans que cet espace soit décrit et estampillé-pour ce qu'il est : une aspiration à l'ordre du passé, un passé qui se prolonge au-delà de lui-même, et à qui échappent totalement le présent et l'avenir." (Ulrich Beck, traduction Laure Bernardi, Flammarion)