The problem of consciousness - John R.Searle (1932), "The Mystery of Consciousness" (1997) - Francisco Valera (1946-2001), "Autonomie et connaissance, essai sur le vivant" (1989), "L'inscription corporelle de l'esprit, sciences cognitives et expérience humaine (1993, avec E. Thompson, E. Rosch), "L'arbre de la connaissance : racines biologiques de la compréhension humaine" (1994, avec Humberto Maturana) - Eric B. Baum (1957), "What Is Thought?" (2003) - Markus Gabriel (1980), "Warum es die Welt nicht gibt" (2013), "Ich ist nicht Gehirn" (Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, 2015), - Olivier Sacks (1933-2015), The River of Consciousness" (2017) - Gerald Edelman (1929), "The Mindful Brain" (1978), "Remembered Present : A Biological Theory Of Consciousness" (1990), "Bright Air, Brilliant Fire : On the Matter of the Mind" (1992) - Henri Bergson (1859-1941) -  …
Last update: 2018/12/12


"How do brain processes cause consciousness?", question des plus classiques mais qui suscite immédiatement des interventions tant philosophiques que scientifiques, et qui prend immédiatement le chemin du célèbre dualisme de l'esprit et du corps. Tout être humain possède un concept intérieur quant à son existence, son raisonnement, son langage et ses actes, ainsi que vis-à-vis du monde extérieur, qui constitue le flux évolutif de sa conscience. A quoi tient la difficulté d'appréhender la conscience? A sa situation paradoxale, "la conscience et l'expérience de la conscience sont une seule et même chose" (Searle), nous sommes conscient pendant que nous nous intéressons à la conscience. Depuis les années 1990, on pense avoir découvert le fondement biologique de ce phénomène. Les neurones miroirs, ou emphatiques, sont censés intervenir pour que nous comprenions pour ainsi dire de l'intérieur, le comportement et les sentiments d'autrui lorsque des neurones s'activent et simulent intérieurement les attitudes conscientes de l'autre. Hypothèses à confirmer, mais ce que nous pouvons dire avec certitude, c'est que l'on constate au cours de la vie une solidarité du fonctionnement des structures corporelles et de l'évolution mentale, que l'altération du flux de pensée rationnelle, par atrophie ou souffrance des hémisphères cérébraux, réalise des dissolutions de conscience avec perte du raisonnement, du langage ou de l'action (aphasie, apraxie, agnosie), que les états de confusion mentale, d'hallucination, de délire altèrent les flux de conscience, qu'une certaine forme d'inattention est manifeste dans les automatismes des actes usuels de la vie, comme dans la nonchalance et la rêverie... Reste la question toujours irrésolue, peut-elle être résolue par l'être humain qui la formule et s'interroge sur sa propre capacité à y répondre, le cerveau, et le cerveau seul, contient-il la base matérielle de l'identité de la personne?

 

Le cerveau, et le cerveau seul, contient-il la base matérielle de l'identité de la personne? La question peut se poser dans les deux sens. Premier sens, le cerveau ne contient pas toute la base matérielle (et spirituelle) de mon identité, le corps certes peut en effet participer à celle-ci, mais un principe de transcendance peut être éventuellement invoqué, sans pouvoir cheminer plus en avant, pour l'instant. Deuxième sens, mon identité est moins vaste que mon cerveau, et mon cerveau est en capacité de concevoir une réalité qui s'exprime au-delà de cette pure conscience qui structure mon identité. Les fameuses Expérience de mort imminente ou les visions dites extra-sensorielles, les dénis ou les anticipations semblent révéler à quel point cette formidable machine qu'est le cerveau possède peut-être une logique de fonctionnement et de conception beaucoup plus vaste que peut en concevoir notre conscience...

 

Being Aware & Being Conscious - En Français, on parle de "conscience", en espagnol, de "conciencia", en Allemand, de "Bewusstsein", l'Anglais distingue subtilement awareness et consciousness, "awareness" exprimant une conscience implicite au niveau émotionnel et corporel, processus affinant notre présence dans le monde (nous sommes attentifs aux mille bruits d'une forêt), la prise de conscience elle-même, l'interrogation, le questionnement,  introduisant à la "consciousness", conscience réflexive, attentive à ce qui est là, autour de soi (nous prenons conscience d'un danger imminent dans cette forêt), et qui peut être travaillée, élargie. "You make better decisions when you are aware, but you make the best ones when you are conscious".

Le philosophe américain Daniel C.Dennett (Consciousness Explained ) s'est toujours attaché à contester les concepts qu'il estime illusoires ou qui nous détourneraient de la bonne appréhension du fonctionnement de la pensée, au premier rang desquels il situe la "conscience". La conscience n'est pour lui qu'une illusion, une mystification au sens où il ne peut exister une sorte centre de pilotage tant de nos pensées que de nos comportements. Nos conduites semblent unifiées et finalisées, mais le psychisme n'est en fait qu'un ensemble hétérogène et mal connu de toute une série de processus mentaux. Thomas Nagel (1974), professeur de philosophie et de droit à l'université de New York, soutient quant à lui que l'expérience consciente est subjective, et donc récalcitrante en permanence à toute compréhension scientifique objective. David Chalmers, philosophe australien spécialisé en philosophie de l'esprit (1996, The Conscious Mind), soutient que toute explication possible du processus cérébral de la conscience ne pourrait établir de relation entre le processus cérébral et les propriétés de l'expérience consciente. Paul Churchland (1995), philosophe canadien, ne peut imaginer des processus cérébraux dépourvus de conscience potentielle.
Pourtant la conscience demeure un sujet qui ne cesse de hanter philosophes et psychologues, quoique souvent ignoré de la psychanalyse et du comportementalisme. Encore faut-il tenter de la définir avec précision, elle peut être subjectivité (nous ressentons des choses), conscience de soi (nous sentons notre corps), conscience réflexive (nous nous observons au travers de nos pensées et de nos actions), "flot de conscience", pour exprimer, selon William James, ce mouvement incessant de la pensée qui ne cesse de passer d'un sujet de préoccupation à un autre. 

John R.Searle, philosophe américain auteur de "The Mystery of Consciousness" (1997), passe en revue tous les obstacles philosophiques qui viennent perturber une analyse satisfaisante de la conscience, les notions de mental et de physique, de dualisme (Roger Penrose, Shadows of the Mind: A Search for the Missing Science of Consciousness)et de matérialisme, d'idéalisme, autant d'attitude qui vont jusqu'à brouiller des intuitions parfois potentiellement riches, telles qu'utiliser la perception visuelle pour approcher le problème de la conscience (Francis Crick, The Astonishing Hypothesis: The Scientific Search for the Soul). Pour Searle, la conscience est un phénomène biologique naturel, "elle fait autant partie de notre vie biologique que la digestion, la croissance ou la photosynthèse". Elle est essentiellement "causée par des micro-processus de niveau inférieur dans le cerveau, et c'est une caractéristique du cerveau aux macro-niveaux supérieurs". Mais surtout, pour Searle, notre propre conscience ne nous est pas une réalité étrangère, le physique peut être aussi mental (The Rediscovery of the Mind, 1992), les faits de conscience peuvent être décrits depuis une perspective intérieure, à distinguer des faits ontologiquement objectifs, qu'on peut décrire sans l'intervention d'aucune conscience liée à leur existence ou y participant. La conscience est épistémologiquement objective, ce qui signifie que, du point de vue de la théorie de la connaissance, on peut exprimer des idées sur l'être de la conscience....

Fondamentalement, la plus grande part de notre activité cérébrale ne requiert aucune véritable "conscience" et l'activité de notre cerveau ne cesse jamais (task-unrelated thought) : la majorité des informations visuelles, auditives, tactiles qui nous parviennent sont traitées par notre cerveau sans que nous en ayons la moindre conscience; l'apprentissage est le plus souvent un phénomène implicite, de nouveaux comportements, de nouveaux savoirs se mettent en place sans que notre conscience ne soit véritablement nécessaire. Le psychologue social cognitif américain John F. Kihlstrom (1948) a ainsi défini un modèle de l'inconscient, très éloigné de l'inconscient selon Freud, qui révèle qu'effectivement nous percevons et nous résolvons des problèmes sans en avoir conscience (The cognitive unconscious, 1987). Le psychologue américain Daniel L.Schacter (1952) a de son côté mis en évidence l'existence d'une "mémoire implicite" qui échappe à la conscience (The Seven Sins of Memory: How the Mind Forgets and Remembers, 2001). Cet inconscient prend ainsi des allures d'intuition, d'instinct, d'automatismes, de très nombreux travaux sur les mécanismes cognitifs font ou refont surgir des éléments qui posent, pour l'heure, plus de questions qu'ils ne fournissent de réponses suffisamment étayées.

Définir le terme de "conscience" renvoie à quelques notions suffisamment précises pour étayer notre réflexion. La conscience peut s'approcher en termes de "frontières", certaines informations auraient pu accéder à notre conscience si nous avions orienter notre attention sur elles (le préconscient), d'autres informations resteront toujours en deçà de notre conscience étant trop fugitives pour franchir le seuil de notre perception (le subliminal).  Les techniques d'imagerie cérébrale ont détectés nombre de traitements non-conscients, mais aussi l'entrée en conscience elle-même, entrée brutale en activité  simultanée et synchronisée de toute une série de régions du cortex (ignition). Ensuite la conscience peut être appréhendée comme "vigilance" ou veille (qui est un état sans prise de conscience de l'environnement ou de soi) et comme "conscience d'accès" (un modèle neurologique mis en évidence lorsque nous devons construire ou interpréter du sens, traiter de l'information avec plus de flexibilité, le support est ici le langage), voire rapportée systématiquement au "soi". Le concept de conscience peut être couplé à celui de conscience de soi qui lui aussi a son histoire, nous ne trouvons pas la conscience telle quelle dans la nature, c'est un concept et une partie notre autoportrait, nous nous décrivons comme des êtres vivants conscients et procédant ainsi, nous nous créons une image de nous mêmes. La conscience n'est pas une réalité radicalement coupée de l'idée que nous nous en faisons. La conscience peut donc être définie globalement comme un espace mental, potentiellement détaché de l'ensemble des états mentaux, dédié à la délibération, au regroupement d'informations permettant de répondre à un certaine finalité.

La conscience s'éduque, Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit étudie la formation de la conscience à partie des différentes formes ou figures de conscience qui se sont différenciées au cours des siècles des données biologiques essentielles concernant l'esprit humain ont été générées au cours de mutation dans but précis, au hasard, par nécessité d'adaptation ou libre action au cours de l'histoire de l'esprit, l'humanité serait devenue plus consciente dans la mesure où nous exprimons depuis longtemps des idées qui ne s'intéressent pas qu'à notre seul environnement naturel et aux impressions diffuses que nous avons de nous-mêmes et d'autrui.

Francisco Valera (1946-2001) est avec H. Maturana, son maître, à l'origine théorie de l’autopoïèse (De máquinas y seres vivos), une théorie qui, entre 1970 et 1973, aboutit à définir un organisme vivant par leur capacité d’autocréation. L’organisme vivant est un système qui comprend une description de lui-même servant à la reproduction. Il est autonome (l’ADN produit les protéines qui produisent l’ARN) et agit de façon circulaire avec son environnement dans une perspective de préservation ou d’adaptation (l’ADN peut muter suite à des contraintes de l’environnement). Une théorie que récupèreront les sciences cognitives. Au milieu des années 1980, Varela travaille sur la cognition, l'étude de la conscience, et construit une nouvelle approche de l'étude de l'esprit humain, la "neurophénoménologie" (Neurophenomenology). Cette approche se veut multidisciplinaire et combine les neurosciences expérimentales occidentales et la psychologie perceptuelle ; les traditions orientales (principalement bouddhistes) de pleine conscience et de méditation ; et les principes obtenus de la phénoménologie d'Edmund Husserl. Enfin, l'avenir des études sur la conscience dépendait, pensait-il, essentiellement de l'utilisation des derniers outils d'imagerie cérébrale et autres outils expérimentaux des neurosciences, ainsi que de la formation des scientifiques à observer et à décrire leurs propres états mentaux et émotionnels d'une manière disciplinée grâce aux techniques bouddhistes de pleine conscience (Neurophenomenology : A Methodological Remedy for the Hard Problem, 1996).

Eric B.Baum (1957), dans "What Is Thought?", à la manière du "What Is Life ?" (1944), le fameux ouvrage d'Erwin Schrodinger au lendemain de la découverte de l'ADN, et qui entendait expliquer la vie par la physique et la chimie, Baum soutient que l'incapacité actuelle de l'informatique à expliquer la pensée et le sens ne permet pas de mettre en doute l'existence de cette explication. Baum soutient que la complexité de l'esprit est le résultat de l'évolution, qui a construit des processus de pensée qui agissent à la différence des algorithmes standard de l'informatique et que pour comprendre l'esprit, nous devons comprendre ces processus de pensée et le processus évolutif qui les a produits en termes informatiques. La structure et la nature de la pensée, du sens, de la sensation et de la conscience découlent donc naturellement de l'évolution des programmes qui exploitent la structure compacte du monde. Et la clé fondamentale pour comprendre l'intelligence, selon Baum, est la théorie de l'évolution. Ainsi notre sens du "moi" ne fait que refléter notre origine dans une lutte évolutive pour la survie vers laquelle toutes les composantes de notre biologie sont dirigées. Et le "libre arbitre" n'est qu'une une approximation fort utile en raison de la grande complexité de notre et de notre difficulté concomitante de prévoir le comportement d'une personne....

Le jeune philosophe Markus Gabriel (1980), dans "Warum es die Welt nicht gibt" (2013), "Ich ist nicht Gehirn" (Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, 2015), fustige l'arrogance de la Science (notamment Richard Dawkins, auteur de The Selfish Gene, 1976, The God Delusion, 2006; et Stephen Hawking, A Brief History of Time, 1988; The Grand Design, 2010) à vouloir s'imposer comme la seule méthode de compréhension de l'ensemble de la réalité. On a pu parler de Nouveau Réalisme, contestant la primauté médiatique des scientifiques n'hésitant plus à s'arroger le pouvoir sur des questions philosophiques fondamentales. "S'il avait su quelque chose de la philosophie et de son histoire, écrit Gabriel de Hawking, il aurait remarqué que, depuis longtemps, les philosophes affirment que les questions qu'il soulève lui-même ne peuvent trouver de réponse en découvrant davantage l'univers". L'univers n'est qu'une province ontologique parmi d'autres, un champ de sens dans lequel on peut parler de nébuleuses distantes et de particules subatomiques, mais aussi de licornes. Markus Gabriel conteste par suite les thèses du "neurocentrisme" qui réduit notre "Moi" à notre cerveau: "dans ce livre, j'ai esquissé les traits fondamentaux d'une philosophie de l'esprit pour le XXIe siècle. Mon intention était de développer la notion de liberté de l'esprit et de la défendre contre les programmes réductionnistes et éliminationnistes, qui voudraient nous faire croire que nous n'aurions ni esprit ni liberté. L'adversaire à combattre s'appelle l'idéologie, dont je pense que le but principal, avec différents moyens selon les époques, est d'éliminer l'homme. De nos jours, ces moyens ont plusieurs visages, qui tournent aussi en partie autour de l'idée de trans- ou post-humanisme, cette idée que l'homme a fait son temps parce que notre nature de futurs cyborg est de dépasser notre personnalité biologique."

Olivier Sacks (1933-2015), neurologue bien connu pour ses ouvrages de vulgarisation décrivant les troubles du comportement observés en cas de lésions cérébrales, établit un bilan sur l'étude neuroscientifique de la conscience (The River of Consciousness, 2017 (trad.Seuil) : "La situation a considérablement évolué depuis les années 1970 : taboue ou presque jusqu'à cette époque, l'étude neuroscientifique de la conscience est devenue aujourd`hui une discipline majeure qui mobilise des milliers de chercheurs dans le monde entier. Tous les niveaux de conscience sont désormais en cours d'exploration, depuis les mécanismes perceptuels de base (ils sont à l'œuvre chez nous aussi bien que chez de nombreux animaux) jusqu'aux fonctions psychiques supérieures de la mémoire, de l'imaginaire et de la conscience autoréflexive. La complexité presque inconcevable des processus inhérents aux "corrélats neuronaux de la pensée et de la conscience" est-elle mieux cernée ? Force est d'imaginer, si l'on en est capable, la centaine de milliards de neurones, chacun doté d'un millier au moins de connexions synaptiques, que contient tout cerveau humain : c'est là que, en quelques fractions de seconde à peine, peuvent émerger ou être sélectionnés un million environ de groupes neuronaux abritant chacun une population de mille à dix mille neurones - ordres de grandeur "hyperastronomiques", commente Edelman. Comme les "millions de navettes fulgurantes" du métier Jacquard enchanté de Sherrington, toutes ces "coalitions" conversent l'une avec l'autre pour tisser, maintes fois par seconde, leurs motifs continuellement changeants mais toujours signifiants. On est encore très loin d'appréhender la densité et la diversité de l'ensemble constitué par les couches superposées et mutuellement influentes du courant de conscience, tel qu'il traverse l'esprit tout en se renouvelant en permanence. Même l'art le plus puissant - qu'il s'exprime dans un film, une pièce de théâtre ou un récit littéraire -laisse à peine pressentir ce à quoi la conscience humaine ressemble véritablement....

........... Mais il n'en est pas moins possible de nos jours de visualiser simultanément les comportements de centaines au moins de neurones actifs chez des animaux non anesthésiés en train d'accomplir des tâches perceptuelles ou mentales simples : les techniques d'imagerie médicale telles que la résonance magnétique fonctionnelle et la tomographie par émission de positons, notamment, permettent d'examiner les activités et les interactions de vastes aires cérébrales, ces méthodes d'exploration non invasives ayant l'avantage d'être également utilisables sur des sujets humains engagés dans des tâches mentales complexes. À ces études physiologiques s'ajoute la procédure relativement récente de la modélisation neuronale informatisée, qui permet quant à elle d'observer comment s'organisent des populations ou des réseaux de neurones virtuels soumis à des stimuli ou à des contraintes d'un genre ou d'un autre. C'est grâce à toutes ces approches, ainsi qu'aux concepts inaccessibles aux générations précédentes qu'elles ont générés, que la quête des corrélats neuronaux de la conscience est devenue l'aventure la plus fondamentale et la plus excitante des neurosciences contemporaines. Une innovation décisive a consisté à "penser en termes de populations", c'est-à-dire à tenir compte du nombre énorme de neurones que contient le cerveau humain : on a compris de la sorte que, en modifiant différemment les forces des connexions neuronales, l'expérience peut favoriser la formation de constellations ou de groupes fonctionnels de neurones dans toutes les régions du cerveau - groupes dont les interactions correspondent à des catégories expérientielles. À la conception antérieure de fonctions cérébrales rigides, modalement immuables et programmées comme un ordinateur, s'est substituée la notion, plus biologique et plus puissante, de "sélection par l'expérience", c'est-à-dire de vécu qui façonne littéralement la connectivité et le fonctionnement du cerveau (dans des limites génétiques, anatomiques et physiologiques, bien entendu).

William James ne manquait jamais de souligner que la conscience n'est pas une "chose", mais un "processus". D'après Edelman, le fondement neuronal de tous les processus conscients consisterait dans les interactions dynamiques de groupes de neurones localisés dans des aires corticales différentes, ainsi que dans celles survenant entre le cortex, le thalamus et d'autres régions cérébrales : à l'en croire, les innombrables interactions réciproques existant entre les systèmes mnésiques du cerveau antérieur, d'une part, et les systèmes de catégorisation perceptuelle du cerveau postérieur, d'autre part, seraient à l'origine de la conscience...".

Gerald Edelman (1929), Prix Nobel de médecine pour ses recherches sur la structure chimique des anticorps,  a développé une théorie de la mémoire construite autour de l'idée de plasticité du réseau neuronal en réponse à des stimulus environnementaux, devenue système de référence de sa théorie de la conscience (Neural Darwinism:  the Theory of Neuronal Group Selection, 1987; The Remembered Present: a Biological Theory of Consciousness, 1990; Topobiology: an Introduction to Molecular Embryology, 1993). Rejettant le dualisme cartésien et la Théorie computationnelle de l'esprit, qui décrit les fonctions cérébrales comme semblables à celles d'un ordinateur numérique, Edelman propose une théorie biologique de la conscience, qu'il considère comme faisant partie intégrante de la théorie de la sélection naturelle de Darwin et des théories de la dynamique des populations.  Ainsi, pense-t-il que le développement de la conscience et de l'intelligence humaines peut être expliqué de manière satisfaisante par la théorie darwinienne standard. Les propriétés conscientes des états neuronaux sont différentes en nature, avance-t-il, sans toutefois fournir d'explication suffisante,  des propriétés physiques du cerveau.  Edelman introduit une distinction entre "conscience primaire" et "conscience d'ordre supérieur". 
La conscience primaire (primary consciousness) est la capacité de créer des scènes ou des discriminations complexes, qu'il appelle "le présent mémorisé" (the remembered present). Celle-ci se situerait dans un "noyau dynamique" d'interactions neuronales, un lien d'activité dominant mais constamment changeant qui joue sur le cortex cérébral, colorant les nuances de notre expérience à mesure que ses alliances internes se forment et disparaissent. L'identité et la subjectivité, deux des caractéristiques qui définissent la conscience, résulteraient naturellement de ce fonctionnement, l'identité est une conséquence de l'enracinement de toutes nos expériences ultérieures dans les premières perceptions de l'environnement interne,  la subjectivité résulterait de la trajectoire unique du développement de chaque esprit humain.
Le fait de posséder des  capacités sémantiques, de détenir un "véritable langage", nous permet de posséder une conscience d'ordre supérieur (higher order consciousness).  Les êtres humains n'ont pas seulement le sens du passé et de l'avenir, mais sont ainsi capables d'être conscients. La complexité neuronale pourrait être mieux comprise en termes de compartimentation et d'intégration simultanées des fonctions cérébrales. 

"Imaginez un animal doté de conscience primaire, écrit Edelman dans "Plus vaste que le ciel",  et qui se trouve dans la jungle. Il entend un faible bruit de grondement, et, en même temps, le vent souffle, et la lumière commence à décliner. Il court vite vers un endroit sûr. Un physicien serait incapable de détecter une relation causale nécessaire entre ces événements. Mais, pour un animal doté de conscience primaire, cet ensemble d`événements simultanés peut avoir accompagné une expérience antérieure incluant l'apparition d'un tigre. La conscience a permis l'intégration de la scène présente avec l'histoire passée de l'expérience consciente de l'animal, et cette intégration a de la valeur pour la survie, qu'un tigre soit ou non présent". C'est à partir de cette conscience primaire assez simple que nous accédons à la conscience humaine grâce à l'avènement du langage, à la conscience de soi et à l'appréhension explicite du passé et du futur : la continuité thématique et personnelle de la conscience individuelle dépend de ces trois facteurs. Assis dans un café de la Septième Avenue, j'écris tout en promenant mes yeux à l'entour - mon attention et ma concentration se déplacent : j'observe tantôt une passante en robe rouge, tantôt un homme qui promène un drôle de chien, tantôt le soleil en train (enfin !) de percer les nuages. Mais d'autres sensations aussi semblent surgir toutes seules : la pétarade d'un pot d'échappement, l'odeur de fumée que le vent transporte jusqu'à mes narines quand quelqu'un allume une cigarette près de moi. Tous ces événements retiennent momentanément mon attention lorsqu'ils se produisent : parmi un millier de perceptions possibles, pourquoi est-ce celles-là que je choisis ? Des réflexions, des souvenirs, des associations les sous-tendent parce que la conscience est toujours active et sélective -les significations et les affects strictement privés dont elle est empreinte éclairent nos choix en faisant fusionner nos percepts. Ce n'est donc pas seulement la Septième Avenue que je vois, mais ma Septième Avenue à moi, marquée au coin de ma personnalité et de mon identité. Ainsi, "Goodbye to Berlin" de Christopher Isherwood s'ouvre par cette longue comparaison  photographique : "Je suis une caméra braquée ( I Am a Camera), absolument passive, qui enregistre et ne pense pas. Qui enregistre l'homme en train de se raser à la fenêtre d'en face et la femme en kimono qui se lave les cheveux. Un jour, il faudra développer tout cela, l'imprimer avec soin, le fixer." Nous aurions pourtant tort d'imaginer qu'il nous est permis d'être des observateurs passifs ou impartiaux, car toute perception, toute scène, est le fruit de notre conception, que nous le voulions ou non et le sachions ou pas. Nous sommes les metteurs en scène du film que nous produisons tout en étant aussi le sujet de ce film, mais si tout est éphémère, comment parvenons-nous à de la continuité ? 

Au cours d'une même journée, tout être humain peut passer sans cesse d'un état de conscience à l'autre, expérimenter différents états modifiés de conscience, et plus l'expérience est intense, plus les ondes cérébrales émises sont lentes, plus la sensation de déconnexion avec ce qui nous entoure sera forte. On a pu ainsi définir un spectre d'états de conscience qui s'étend de la simple relaxation à l'état extatique et dont on peut observer directement les effets via l'observation des rythmes cérébraux (EEG). La prise de conscience de soi via la méditation s'est imposée médiatiquement, principalement, pour quelques psychiatres, comme une méthode de vie la plus apte à lutter contre cet appauvrissement de nous-même qui nous menace de toute part : un mode de vie actuel qui nous incite à vivre à l’extérieur de nous-mêmes, à nous identifier aux autres, à nous exprimer aux autres, à être sans cesse en quête de leur approbation. "Méditer, ce n’est pas se couper du monde mais au contraire, se rapprocher de lui pour le comprendre, l’aimer et le changer" (Méditer jour après jour, 25 leçons pour vivre en pleine conscience, Christophe André). Les thérapies comportementales sont le plus souvent évoquées pour "muscler" notre capacité à répondre aux moments de contrariétés, de détresse, d'insidieuse ou de brutales déconnexions avec notre environnement.

Après s'être enthousiasmé sur la neuroplasticité et la neurogenèse qui pourraient, dit-on, modifier la connectivité architecturale entre les régions du cerveau et augmenter le volume cérébral, après la "neurochimie du bonheur" à base d'endorphines, d'endocannabinoïdes, de dopamine, de sérotonine et d'ocytocine, nombre de thérapeutes à l'intégration sociale se sont concentré sur l'environnement électrique du cerveau et les découvertes récentes sur la façon dont les ondes cérébrales affinent notre conscience en se fondant sur de supposées nouvelles découvertes, les ondes cérébrales alpha et gamma étant l'objet de toutes les "espoirs de bien-être"...

Les ondes cérébrales Bêta (14-40Hz) sont les ondes de la conscience éveillée et du raisonnement (The Waking Consciousness & Reasoning Wave). Bien que les ondes cérébrales bêta soient importantes pour un fonctionnement efficace tout au long de la journée, elles peuvent aussi se traduire par du stress, de l'anxiété et de l'agitation.

Les ondes cérébrales Alpha (7.5-14Hz) sont présentes dans la relaxation profonde (The Deep Relaxation Wave ) et généralement lorsque les yeux sont fermés, allongé, en détente musculaire. C'est le moment de programmation éventuelle  l'esprit pour stimuler l'imagination, la mémoire, la concentration. La sophrologie, souvent ciblée via des images mentales guidées par la voix du sophrologue, vise aussi cet état de détente profonde.

Les ondes cérébrales Theta (4-7.5Hz) sont observées lors d'une méditation profonde et du sommeil léger (The Light Meditation & Sleeping Wave), y compris l'état de rêve REM. C'est le royaume de notre subconscient, vécu momentanément lorsque nous nous endormons (d'Alpha) et lorsque nous nous d'un sommeil profond (de Delta). Un sentiment de connexion spirituelle profonde et d'unité avec l'univers peut être ressenti dans ce contexte, de même les programmation  les plus profonds de notre esprit : visualisation,  inspiration, créativité profonde, perspicacité, mais aussi pratique du yoga Nidra, le yoga du sommeil. A cette fréquence, on peut être conscient de notre environnement mais notre corps est en relaxation profonde. L'IRM montre que les cortex visuel et somato sensoriel (toucher) sont alors très connectés au système limbique (émotions).

Les ondes cérébrales Delta (0.5-4Hz) correspond à la plus lente des fréquences et se vit dans un sommeil profond et sans rêve,  dans une méditation transcendantale très profonde, où la conscience est complètement détachée (The Deep Sleep Wave). Le sommeil profond est important pour la régénération mentale.

Les ondes cérébrales Gamma  (au-dessus de 40Hz) sont la fréquence d'ondes cérébrales la plus rapide avec la plus petite amplitude, souvent  associés au "feeling of blessings" (l'impression de pouvoir tout faire, une perception accrue) que rapportent des méditants expérimentés ainsi qu'à une concentration maximale et à des niveaux extrêmement élevés de fonctionnement cognitif (The Insight Wave). Les neuroscientifiques pensent que les ondes gamma sont capables de relier l'information provenant de toutes les parties du cerveau et que le cerveau tout entier est influencé par l'onde gamma. Les ondes gamma sont donc importantes pour l'apprentissage, la mémoire et le traitement de l'information.

 

Le travail de Henri Bergson (1859-1941) effectué sur le phénomène de la conscience est emblématique de la réflexion philosophique, une réflexion du tout début XXe siècle, n'utilisant que l'instrumentation de la connaissance, l'histoire de la pensée et sa propre expérience,  à comparer à la démarche quasi dominante des scientifiques à notre époque (c'est en 1924 que le physiologiste et psychiatre allemand Hans Berger a enregistré le premier EEG humain)...
Kant avait fait du moi une unité synthétique, transcendante et immuable, un lieu s'imposant  du dehors à l'éparpillement  des atomes de conscience. Il maintenait ainsi une conception de la conscience décrite comme une série d'états discontinus. Bergson va proposer une conception dans laquelle l'unité est immanente au courant de conscience lui-même. Si "nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompue de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là" (La Pensée et le Mouvant,167). C'est qu' "à mesure que l'on creuse au-dessous de cette  surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états ne cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble et se teindre chacun de la coloration de tous les autres..." (Essai sur les données immédiates de la conscience). Et nous verrons que tenter de conceptualiser la notion de conscience, c'est aussi embarquer celle de la liberté, de notre liberté personnelle

La première démarche de l'esprit à laquelle nous convie Bergson, c'est un dépouillement qui doit mettre à nu, dans une expérience naïve, non encore sophistiquée par les apports du raisonnement et les constructions conceptuelles, la pensée pure dans son allure originelle. Il nous invite à regarder en nous et à y découvrir "les données immédiates de la conscience", mais cette immédiateté ne sera pas "donnée" comme une grâce que nous n'aurions pas à mériter. La paresse et la facilité ne nous arracheraient pas aux habitudes mentales que nous avons contractées au contact des objets matériels distribués dans l'espace autour de notre corps.
"Nous allons donc demander à la conscience de s'isoler du monde extérieur et, par un vigoureux effort d'abstraction, de redevenir elle-même." (D. I., 67.) Pour cela, il nous faudra d'abord opérer une conversion de l'attention vers le monde intérieur; puis écarter du champ de la conscience le langage, créé pour satisfaire aux besoins de la vie sociale et de la conversation, et les images déposées en nous par une longue fréquentation avec le monde des objets ; enfin obtenir de notre attention une coïncidence intime avec l'expérience intérieure qui, alors seulement, se révélera dans toute sa pureté. Retournement, dépouillement, concentration sur soi, expérience pure, telles sont les étapes à franchir. Rien qui ressemble, on le voit, à un impressionnisme facile.
Vivre, pour une conscience, c'est dérouler dans le temps la succession de ses idées, de ses sentiments, de ses impressions. Mais qu'on y prenne garde : la tentation est grande de se représenter cette succession comme un défilé d'états nettement distincts en des limites bien tranchées; un sentiment, puis une image, puis une autre image, etc. Mais c'est là une représentation grossière et purement symbolique, résidu de nos habitudes mentales contractées au contact du monde des choses qui s'étalent autour de nous dans l'espace. C'est là, et là seulement, qu'il existe des objets au dessin arrêté et aux limites précises. Au contraire, par un vigoureux effort de concentration, détournons-nous du monde des choses et repoussons jusqu'aux images qui flottent encore dans notre esprit, "au lieu d'une discontinuité de moments qui se remplaceraient dans un temps infiniment divisible, nous apercevons la fluidité du temps réel qui coule, indivisible". (P. M., 160.)
"C'est la continuité indivisible et indestructible d'une mélodie ou le passé entre dans le présent et forme avec lui un tout indivisé, lequel reste indivisé et même indivisible en dépit de tout ce qui s'y ajoute à chaque instant, ou plutôt grâce à ce qui s'y ajoute. Nous en avons l'intuition, mais, dès que nous en cherchons une représentation intellectuelle, nous alignons à la suite les uns des autres des états devenus distincts." (P. M., 76.)
"Je constate d'abord que je passe d'état en état. J'ai chaud ou j'ai froid, je suis gai ou je suis triste, je travaille ou je ne fais rien, je change donc sans cesse. Mais ce n'est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu'on ne le croirait d'abord.
"Je parle en effet de chacun de mes états comme s'il faisait bloc. Je dis bien que je change, mais le changement m'a l'air de résider dans le passage d'un état à l'état suivant: de chaque état pris à part, j'aime à croire qu'il reste ce qu'il est pendant tout le temps qu'il se produit. Pourtant un léger effort d'attention me révélerait qu'il n'y a pas d'affection, pas de volition qui ne se modifie à tout moment: si un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle d'un objet extérieur immobile. L'objet a beau rester le même, j'ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour : la vision que j'en ai n'en diffère pas moins de celle que je viens d'avoir, quand ce ne serait que parce qu'elle a vieilli d'un instant. Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent. Mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même...
"..Parce que nous fermons les yeux sur l'incessante variation de chaque état psychologique, nous sommes obligés, quand la variation est devenue si considérable qu'elle s'impose à notre attention, de parler comme si un nouvel état s'était juxtaposé au précédent. L'apparente discontinuité de la vie psychologique tient donc à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d'actes discontinus : ou il n'y a qu'une pente douce, nous croyons apercevoir, en suivant la ligne brisée de nos actes d'attention, les marches d'un escalier... On aura beau, dès lors, aligner ces états les uns à côté des autres sur le "moi" qui les soutient, jamais ces solides, enfilés sur du solide, ne feront de la durée qui coule. La vérité est qu'on obtient ainsi une imitation artificielle de la vie intérieure, un équivalent statique qui se prêtera mieux aux exigences de la logique et du langage, précisément parce qu'on en aura éliminé le temps réel. Mais, quant à la vie psychologique, telle qu'elle se déroule sous les symboles qui la recouvrent, on s'aperçoit sans peine que le temps en est l'étoffe même." (L'Evolution créatrice, 1-4)
"C'est, au-dessous de ces cristaux bien découpés et de cette congélation superficielle, une continuité d'écoulement qui n'est comparable à rien de ce que j'ai vu s'écouler. C'est une succession d'états dont chacun annonce ce qui vient et contient ce qui précède. A vrai dire, ils ne constituent des états multiples que lorsque je les ai dépassés et que je me retourne en arrière pour en observer la trace. Tandis que je les éprouvais, ils étaient si solidement organisés, si profondément animés d'une vie commune, que je n'aurais su dire où l'un quelconque d'entre eux finit, où l'autre commence. En réalité., aucun d'eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres... Il faut donc évoquer l'image d'un spectre aux mille nuances, avec des dégradations insensibles qui font qu'on passe d'une nuance à l'autre. Un courant de sentiments qui traverserait le spectre en se teignant tour à tour de chacune de ces nuances éprouverait des changements graduels dont chacun annoncerait le suivant et résumerait en lui ceux qui le précèdent" (P. M., 183.). Il n'y a donc pas d'atomes dans la conscience, il n'y a pas de choses, il n'y a que des progrès. A vrai dire, le progrès n'est pas dans la conscience, c'est la conscience qui est progrès. Si nous savions, nous détournant du monde de l'espace, nous écouter vivre, nous entendrions la mélodie continue de la vie intérieure...
"Toute conscience est mémoire - conservation et accumulation du passé dans le présent...
"Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L'attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là : il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue qui nous fait avancer sur la route du temps est cause aussi que nous agissons continuellement.
"Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties, notre passé immédiat et notre avenir immédiat. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir. " (L'Energie spirituelle., 5.) "La durée est le progrès continu du de nouveauté passe qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant... L'amoncellement du passé sur le passé se poursuit sans trêve, Tout entier, sans doute, il nous suit à tout instant : ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s'y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors... Que sommes-nous, en effet, qu'est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l'histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ? Sans doute nous ne pensons qu'avec une petite partie de notre passé ; mais c'est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d'âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendance, quoiqu'une faible part seulement en devienne représentation.
"De cette survivance du passé résulte l'impossibilité, pour une conscience, de traverser deux fois le même état. Les circonstances ont beau être les mêmes, ce n'est plus sur la même personne qu'elles agissent, puisqu'elles la prennent à un nouveau moment de son histoire. Notre personnalité, qui se bâtit à chaque instant avec de l'expérience accumulée, change sans cesse. En changeant, elle empêche un état, fût-il identique à lui-même en surface, de se répéter jamais en profondeur. C'est pourquoi notre durée est irréversible. Nous ne saurions en revivre une parcelle, car il faudrait commencer par effacer le souvenir de tout ce qui a suivi.

"Ainsi notre personnalité pousse, grandit, mûrit sans cesse. Chacun de ses moments est du nouveau qui s'ajoute à ce qui était auparavant. Allons plus loin : ce n'est pas seulement du nouveau, c'est de l'imprévisible. (E.C., 4-6.)
Chacun de nos états concentre dans son indivisibilité tout le passé, avec, en plus, ce que le présent y ajoute. Aucun ne lui a jamais été identique, aucun ne lui ressemblera jamais tout à fait, puisque deux états ne peuvent jamais avoir en eux le même passé qui se reflète. Ne ressemblant à rien de ce qui l'a précédé, chaque moment est radicalement nouveau, sans commune mesure avec le passé. C'est "un moment original d'une non moins originale histoire", une authentique création, comme l'est l'oeuvre d'un artiste.
"Ainsi pour les moments de notre vie, dont nous sommes les artisans. Chacun est une espèce de création. Et, de même que le talent du peintre se forme ou se déforme, en tout cas se modifie, sous l'influence même des œuvres qu'il produit, ainsi chacun de nos états, en même temps qu'il sort de nous, modifie notre personne, étant la forme nouvelle que nous venons de nous donner. On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes; mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes...
"Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même." (E. C., 7.) 

Dans cette conception, la liberté n'est plus un inintelligible pouvoir de choix, qui ne serait rattaché à rien. La liberté devient la détermination de l'acte pour le moi tout entier.
Cette création de soi par soi, cette poussée ininterrompue de changement qui tire à chaque instant d'elle-même, et rien que d'elle-même, des créations imprévisibles, comment l'appeler, sinon liberté? Elle ne doit son devenir qu'à elle-même ; aucun déterminisme ne pèse sur elle, aucune loi ne permettrait d'en prévoir le déroulement.
Durée et liberté sont une seule et même chose, et chaque fois que, brisent la croûte du moi superficiel constitué par les habitudes, la vie sociale et le langage, nous ressaisissons au plus profond de nous-mêmes le dynamisme de la durée, nous sommes libres, d'une liberté qui s'affirme elle-même, incommensurable à toutes les prétentions du déterminisme scientifique.

"Cherchons au plus profond de nous-mêmes le point ou nous nous sentons le plus intérieur à notre propre vie. C'est dans la pure durée que nous nous replongeons alors, une durée où le passé, toujours en marche, se grossit sans cesse d'un présent nouveau. Mais, en même temps, nous sentons se tendre jusqu'à sa limite extrême le ressort de notre volonté. Il faut que, par une contraction violente de notre personnalité sur elle-même, nous ramassions notre passé qui se dérobe, pour le pousser, compact et interiorisé, dans un présent qu'il créera en s'y introduisant. Bien rares sont les moments ou nous nous ressaisissons nous-mêmes à ce point : ils ne font qu'un avec nos actions vraiment libres". (EC, 201)
Il nous appartient à chaque moment de notre vie de redevenir nous-mêmes, d'être nous-mêmes et d'être libres. La liberté n'est donc pas le libre arbitre, cette indifférence qu'ont conçue les classiques, hésitation entre deux possibles et égale possibilité de l'un et de l'autre, mais bien plutôt la libération de notre plus intime et plus originale préférence. 
"Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'oeuvre et l'artiste..."