The World Of Science Fiction - C. S. Lewis, "Out of the Silent Planet" (1938) - Isaac Asimov (1920-1992), "Foundation" (1942) - A.E. Van Vogt (1912- 2000), "The World of Ā" (1948) - Robert A. Heinlein (1907-1988), "Life-Line" (1939) - René Barjavel (1911-1985), "Ravage", (1943) - ...

Last update: 12/12/2020 


 Ils ont façonné l'imaginaire de la science-fiction moderne : Isaac Asimov (1920-1992) et A.E. Van Vogt (1912-2000) sont les deux figures dominantes (avec Heinlein) de l'Âge d'Or de la SF américaine (fin des années 30 aux années 50), période qui a défini les standards et les thèmes majeurs du genre. Presque tous les auteurs de SF qui les ont suivis (de Clarke à Dick, de Herbert aux auteurs de space opera modernes) reconnaissent leur dette envers l'un, l'autre, ou souvent les deux. Asimov représente la SF de la raison, de la logique, des grandes idées historiques/sociétales, et de l'optimisme technologique (malgré ses mises en garde). Van Vogt représente la SF de l'imagination pure, du rêve, des pouvoirs psychiques, des conflits cosmiques et de l'individu confronté à des forces dépassant l'entendement. Et leurs concepts (Lois de la Robotique, Psychohistoire, Mutants Persécutés, Vaisseaux-Mondes) et la puissance de leurs récits ont imprégné la culture populaire bien au-delà de la littérature SF (cinéma, séries, jeux, comics). Leurs œuvres majeures sont constamment rééditées, lues et étudiées des décennies après leur parution ...


"J'avais jadis, écrit Alfred E. van Vogt, la réputation de mettre dans mes récits tout ce qui me passait par la tête", et "je pensais que les idées ne s'épuiseraient jamais et seraient toujours disponibles en nombre suffisant..."

La Science-fiction a joué un rôle moteur dans le développement de nos capacités imaginatives, précédant et/ou s'enrichissant de l'évolution scientifique et technique de notre planète Terre, - la décennie 1950 fut un de ses âges d'or -, alors qu'aujourd'hui, alors que s'ouvre notre deuxième millénaire, notre capacité à imaginer  - à s'émerveiller - semble progressivement s'éroder, nous élaborons des fictions sur des thématiques qui ne se renouvellent plus guère et recyclons celles du passé. Le "cyberpunk", singulière fusion de la technoscience et de la fantasy, est symptomatique de cette dissolution de notre capacité à imaginer le monde et son futur, nous vivons dans un monde peuplé de technologies électroniques et bio-invasives, et le meilleur des mondes que nous envisageons désormais est un univers essentiellement et fondamentalement virtuel, entre le réel et l'imaginaire, et ce n'est plus tant l'esprit de la machine que nous tentons de concevoir que notre corps colonisé par de multiples addictions esthétiques et stylistiques typiques de la société de consommation...


John W. Campbell Jr, éditeur de la revue "Astounding Science Fiction" (1937 à 1971)...

John W. Campbell (1910-1971), qui a fréquenté le Massachusetts Institute of Technology, est un des pères de la science-fiction et c'est avec sa première histoire publiée, "When the Atom Failed" (1930), que l'une des premières représentations de l'informatique fait son entrée dans le genre. Au début des années 1930, son intérêt ne se porte plus tant sur la technologie que sur le singulier monde qu'elle génère. Dans l'une de ces histoires, "Twilight" (1934), les machines continuent à fonctionner sans cesse, longtemps après que l'homme est disparu. Son influence est grande lorsqu'il édite en 1937 la revue "Astounding Stories", qui deviendra "Astounding Science Fiction", puis "Analog" et dont les collaborateurs dominent le domaine au milieu du XXe siècle, dont Isaac Asimov, Robert A. Heinlein, A.E. Van Vogt, Theodore Sturgeon. On a retenu "Who Goes There?" (1938) et ses versions cinématographiques (The Thing from Another World, 1951; The Thing, 1982)...


 "The Thing (From Another World)", produit par Howard Hawk et réalisé par Christian Nyby en 1951, avec  Margaret Sheridan, Kenneth Tobey, Robert Cornthwaite : basé sur la nouvelle de John W. Campbell, Jr "Who goes there ?", (1938), c'est l'un des films de science-fiction et d'horreur les plus effrayants des années 1950 (John Carpenter en réalisera une adaptation en 1982). Des scientifiques américains travaillant en Antarctique, découvrent une créature dans la glace, (James Arness), qui va tenter de les exterminer un à un...


C. S. Lewis, "Out of the Silent Planet" (1938)

Clive Staples Lewis (1898-1963) est un proche de J. R. R. Tolkien, l'auteur du Seigneur des anneaux: c'est un écrivain de l'allégorie fasciné par les mythes et les légendes, il enseigna à ses côtés à la faculté de littérature anglaise de l'université d'Oxford, est un spécialiste des études médiévales et sa conversion au christianisme eut un grand impact sur son oeuvre. "Le Monde de Narnia" (The Chronicles of Narnia), écrit entre 1950 et 1956, est un monument de la "fantasy", dont le premier tome, "The Lion, the Witch and the Wardrobe" est des livres les plus célèbres de la littérature anglaise. Sa "Trilogie cosmique" (The Space Trilogy) comprend "Le Silence de la Terre" (Out of the Silent Planet, 1938), "Perelandra (Perelandra, 1943), "Cette hideuse puissance" (That Hideous Strength, 1945), et est considérée comme une des œuvres fondatrices de la science-fiction, au même titre que les romans d'H.G. Wells ou d'Olaf Stapledon. "Le Silence de la Terre" conte les aventures d'un professeur de philologie à Cambridge, Elwin Ransom, qui est kidnappé par son ex-condisciple Devine et l'illustre physicien Weston, alors qu'il passe des vacances tranquilles dans la campagne anglaise : il est alors entraîné dans une aventure hors du commun, un voyage vers la mystérieuse planète Malacandra. Sur place, Ransom parvient à échapper à ses ravisseurs, principalement attirés par la soif de l'or, présent en abondance sur cet astre lointain. Livré à lui-même, le philologue explore ce nouveau monde qu'il croit hostile. Ce sera l'occasion, pour lui, de découvrir les différents peuples qui y habitent....

 


L'âge d'or de la science-fiction aurait commencé vers 1938-39, celui de la fiction policière avait déjà débuté : c'est en 1939 que paraissent les premières oeuvre du trio magique, "Black Destroyer", la première histoire publiée par A. E. van Vogt, "Trends", par Isaac Asimov, et  "Life Line", de Robert A. Heinlein. Une nouvelle étape débute et, de l'avènement de la bombe atomique (1945) au lancement de Spoutnik (1957), la science-fiction, après la Seconde Guerre mondiale, va gagner en popularité....  



Isaac Asimov est le Maître de la Raison et de l'Échelle Cosmique ...

- Les "Trois Lois de la Robotique" - Concept Fondateur : Asimov a établi les bases éthiques et narratives de l'interaction homme-machine avec ses trois lois (1. Un robot ne peut blesser un humain... 2. Il doit obéir... 3. Il doit se protéger...). Ces lois sont devenues des références universelles, discutées bien au-delà de la SF (philosophie, éthique technologique, IA). Elles ont structuré des siècles de récits robotiques. Ses recueils comme "I, Robot" explorent brillamment les implications logiques, paradoxales et morales de ces lois.

- Le Cycle de Fondation - Asimov imagine une science (la psychohistoire) capable de prédire l'avenir de vastes populations. Le récit s'étend sur des siècles et une galaxie entière. C'est une fresque monumentale sur la chute des empires, la préservation du savoir, et les forces historiques, mettant les idées et la logique au premier plan.

- Asimov était également un extraordinaire vulgarisateur dans tous les domaines scientifiques. Cette rigueur et cette clarté ont rejailli sur sa fiction et ont contribué à légitimer la SF.


Isaac Asimov, "Foundation" (1942)

Biochimiste, Isaac Asimov (1920-1992) a écrit ou édité environ 500 volumes, vulgarisation et policiers cohabitent avec la science-fiction, dont les plus célèbres sont ceux de la série "Foundation" (1942-1950) et  "I,Robots" (1940-1950) : rejetant les conceptions antérieures d'un monstre de métal en maraude. Asimov devient l'un des premiers écrivains à théoriser l'impact de la puissance atomique sur la planète Terre, mais soulève aussi bien d'autres problématiques telle que celle du rôle de la religion traditionnelle, du contrôle des masses, et de l'essor de la science en tant que nouvelle foi pour l'humanité. 

Asimov a commencé à contribuer aux magazines de science-fiction en 1939, y publiant sa première histoire, "Marooned off Vesta" dans Amazing Stories, puis s'associant à Astounding Science-Fiction et à son rédacteur, John W. Campbell, Jr. "Nightfall" (1941), qui parle d'une planète dans un système multi-étoiles qui ne connaît l'obscurité que pendant une nuit tous les 2 049 ans, l'a amené au premier rang des auteurs de science-fiction et est considéré comme l'une des plus grandes nouvelles du genre.

À la fin des années 1950, Asimov s'est détourné de la science-fiction pour aborder divers sujets scientifiques, The Chemicals of Life (1954), The Neutrino (1975), The Human Brain (1964)...

"The Gods Themselves" (1972), qui traite du contact avec des extraterrestres avancés d'un univers parallèle, et  "The Bicentennial Man" (1976), qui raconte la quête d'un robot pour devenir humain, le voient renouer avec la Science-Fiction dans les années 1970.

Dans la décennie qui suit, Asimov réunit les séries Robot, Empire et Fondation dans un même univers fictif. Les personnages de Foundation's Edge (1982) commencent à soupçonner qu'un troisième pouvoir caché, encore plus puissant que les deux Fondations, a émergé dans la galaxie....  

"L’appareil se posa au milieu d’un mélange de bruits divers : sifflement de l’air ambiant autour de la coque métallique ; ronronnement des dispositifs de climatisation qui combattaient l’échauffement produit par cette friction ; ronflement plus sourd des moteurs

 en pleine décélération ; brouhaha des passagers qui se rassemblaient dans les salles de débarquement ; grincement des élévateurs entraînant les bagages, le fret et le courrier vers le tapis roulant qui les conduirait jusqu’au quai.

 Gaal sentit la légère secousse signifiant que l’astronef venait de s’arrêter. Depuis des heures, la force de gravité de la planète remplaçait lentement la pesanteur artificielle à laquelle était soumis l’appareil. Des milliers de passagers attendaient patiemment dans les salles de débarquement, qui pivotaient sans heurt sur de puissants champs de force, afin de s’aligner sur la nouvelle direction dans laquelle s’exerçait l’attraction. Le moment vint enfin où ils purent descendre les larges rampes qui menaient aux portes béantes.

 Gaal n’avait que peu de bagages. Il s’arrêta à un guichet tandis qu’on les examinait rapidement. On vérifia son passeport, on y apposa un visa. Mais il ne prêta que peu d’attention à ces diverses formalités.

 Il était sur Trantor ! L’atmosphère semblait un peu plus dense, la pesanteur un peu plus forte ici que sur sa planète natale de Synnax, mais il s’y habituerait. Il se demanda en revanche s’il se ferait jamais à l’immensité de tout ce qui s’offrait à ses yeux. La gare de débarquement était un édifice titanesque. C’était à peine si l’on distinguait tout en haut le plafond : des nuages auraient pu tenir à l’aise dans ce vaste hall. Et Gaal ne voyait même pas de mur devant lui : rien que des employés, des guichets et des allées, s’étendant à perte de vue."


"Il est une chose dont nous avons maintenant la certitude : les robots changent la face du monde et nous mènent vers un avenir que nous ne pouvons encore définir clairement...

En 1940, Asimov a commencé à écrire ses histoires de robots  (I, Robot, rassemblés en 1950), des inventions (positronic brain) devenues des figures centrales de la science-fiction et pose le problème de la place de l'humanité dans un environnement technologique. Isaac Asimov va ainsi concevoir un système éthique valable tant pour les humains que pour les robots. Le premier tome du Cycle des Robots rassemble neuf nouvelles dont le fil conducteur est l'interview de Susan Calvin, robopsychologue à l'U.S. Robots, la première fabrique mondiale de machines robotisées,  par un jeune journaliste et qui consiste en une mise à l'épreuve des Trois Lois de la robotique qu'il a formulées pour ses machines : (1) un robot ne peut pas blesser un être humain ou, par inaction, permettre à un être humain de lui faire du mal (a robot may not injure a human being, or, through inaction, allow a human being to come to harm) ; (2) un robot doit obéir aux ordres que lui donnent les êtres humains, sauf si ces ordres sont en conflit avec la première loi (a robot must obey the orders given it by human beings except where such orders would conflict with the First Law) ; (3) un robot doit protéger sa propre existence tant que cette protection n'est pas en conflit avec la première ou la deuxième loi (a robot must protect its own existence as long as such protection does not conflict with the First or Second Laws).

"Le robot qui rêvait 

- La nuit dernière, j'ai rêvé, dit calmement LVX-1.

Susan Calvin ne fit aucune réflexion mais son visage ridé, vieilli par la sagesse et l'expérience, se crispa imperceptiblement.

- Vous avez entendu ça ? demanda nerveusement Linda Rash.

C'est bien ce que je vous ai dit.

Elle était petite, brune et très jeune. Sa main droite se fermait et s'ouvrait compulsivement.

Susan Calvin hocha la tête et ordonna d'une voix posée :

- Elvex, vous ne bougerez pas, vous ne parlerez pas et ne nous entendrez pas tant que je n'aurai pas de nouveau prononcé votre nom.

Pas de réponse. Le robot resta assis, comme s'il était fondu d'un seul bloc de métal, et il allait rester ainsi jusqu'à ce qu'il entende son nom.

- Quel est votre code d'entrée d'ordinateur, docteur Rash ? demanda Susan Calvin. Tapez-le vous-même si vous préférez. Je veux examiner le schéma du cerveau positronique.

Linda tâtonna un moment sur les touches. Elle interrompit la séquence pour recommencer de zéro. Le fin graphisme apparut sur l'écran.

- Puis-je utiliser votre ordinateur ? demanda Susan Calvin.

La permission fut accordée par un hochement de tête silencieux.

Naturellement ! Que pouvait Linda, robopsychologue débutante qui avait encore à faire ses preuves, en face de la Légende vivante? 

Lentement, Susan Calvin examina l'écran, de haut en bas, de droite à gauche, puis en remontant et, brusquement, elle tapa une combinaison clé si vite que Linda ne vit pas ce qu'elle faisait, mais l'image du schéma laissa place à un agrandissement partiel. Et l'examen continua, les doigts noueux dansant à toute vitesse sur les touches.

Aucun changement n'apparut dans l'expression du vieux visage. Elle considérait attentivement les changements d'image, comme si d'immenses calculs se faisaient dans sa tête. Linda s'émerveillait. Il était impossible d'analyser un schéma sans l'aide d'un ordinateur auxiliaire, mais la vieille scientifique se contentait de regarder. Aurait-elle un ordinateur implanté sous le crâne? Ou était-ce ce cerveau qui, depuis des dizaines d'années, ne servait qu'à concevoir, étudier et analyser les schémas cérébraux positroniques?

Saisissait-elle cet ensemble comme Mozart saisissait la partition d'une symphonie ?

Enfin, Susan Calvin demanda :  

- Qu'est-ce que vous avez donc fait, docteur Rash ?

Linda avoua, un peu confuse :

- Je me suis servie de la géométrie fractale.

- Oui, je l`ai bien compris. Mais pourquoi ?

- Ça n'avait jamais été fait. J'ai pensé que ça produirait un schéma cérébral d'une complexité accrue, peut-être proche du cerveau humain.

- Quelqu'un a-t-il été consulté? Est-ce uniquement une idée à vous?

- Je n'ai consulté personne. C'était mon idée. J'étais seule.

Les yeux délavés de Susan Calvin considérèrent la jeune femme.

- Vous n'aviez pas le droit, docteur Rash. Vous êtes trop impétueuse. Pour qui vous prenez-vous pour ne pas demander de conseils? Moi-même, Susan Calvin, j'en aurais discuté. 

- J'avais peur qu'on ne m'en empêche.

- C'est certainement ce qui se serait passé.

- Est-ce que... est-ce que je vais être renvoyée ?

La voix de Linda se brisa, malgré ses efforts pour la contrôler.

- C'est fort possible, répliqua Susan Calvin. A moins que vous n'ayez droit à une promotion. Tout dépendra de ce que je pense quand j'aurai fini.

- Est-ce que vous allez démonter E1...

Elle avait failli prononcer le nom, ce qui aurait réactivé le robot et aurait constitué une nouvelle faute. Elle ne pouvait plus se permetttre d'erreurs, s'il n'était pas déjà trop tard pour se permettre quoi que ce fût.

- Est-ce que vous allez démonter le robot ? 

Elle venait de réaliser que la vieille savante avait un pistolet à électrons dans la poche de sa blouse. Ce fut un sacré choc ! Le Dr Calvin était venue armée, préparée à ce qui se passait justement. 

- Nous verrons, répondit-elle. Le robot se révélera peut-être trop précieux pour être démonté.

- Mais comment peut-il rêver ? .

- Vous avez composé un schéma de cerveau positronique remarquablement semblable à un cerveau humain. Les cerveaux humains doivent rêver pour se réorganiser, pour se débarrasser, périodiquement d'enchevêtrements et d'embrouillaminis. Ce robot aussi, peut-être, pour la même raison. Lui avez-vous demandé ce qu'il avait rêvé ?

- Non. Je vous ai prévenue dès qu`il m'a dit qu'il avait rêvé. Je ne voulais plus, dans ces conditions, m'occuper toute seule de l'affaire.

- Ah !

Un très fin sourire passa sur les lèvres de Susan Calvin.

- ll y a quand même des limites à votre folle témérité, à ce que je vois. J'en suis heureuse. J'en suis même soulagée. Et maintenant, voyons ensemble ce qu'il y a à découvrir.

Puis elle prononça, sur un ton sec :

- Elvex !

La tête du robot pivota souplement vers elle.

- Oui, docteur Calvin ?

- Comment savez-vous que vous avez rêvé ?

- C'était la nuit et il faisait noir, docteur Calvin, répondit Elvex.

Et il y a soudain de la lumière sans que je puisse en trouver la cause. Je vois des choses qui n'ont pas de rapport avec la réalité telle que je la conçois. J 'entends des choses. Je réagis bizarrement. Et en cherchant dans mon vocabulaire des mots pour exprimer ce qui se passe, je tombe sur le mot "rêve". J'étudie sa signification et j'en conclus que j'ai rêvé.

- Je me demande bien comment le verbe "rêver" figure dans votre vocabulaire.

Linda dit vivement, en faisant signe au robot de se taire :

- Je lui ai donné un vocabulaire de type humain. J'ai pensé...

- Vous avez réellement pensé? C'est stupéfiant !

- J'ai pensé qu'il aurait besoin de ce verbe. Vous savez, par exemple, "une créature de rêve", quelque chose comme ça.

- Combien de fois avez-vous rêvé, Elvex ?

- Toutes les nuits, docteur Calvin, depuis que j'ai pris conscience de mon existence.

- Dix nuits, intervint anxieusement Linda, mais Elvex ne me l'a dit que ce matin.

- Pourquoi ce matin seulement, Elvex ?

- C'est seulement ce matin, docteur Calvin, que je me suis convaincu que je rêvais.  Jusqu'alors, je pensais qu`il y avait un défaut dans le schéma de mon cerveau positronique. Mais je ne pouvais en découvrir aucun. Finalement, j'ai compris que c'était un rêve.

- Et qu'avez-vous rêvé ?

- Je fais à peu près toujours le même rêve, docteur Calvin. Des petits détails varient, mais il me semble que je vois un vaste panorama où travaillent des robots.

- Des robots, Elvex ? Et aussi des êtres humains ?

- Dans le rêve, je ne vois pas d'êtres humains. Pas au début. Seulement des robots, docteur Calvin.

- Que font-ils, Elvex ?

- Ils travaillent. J'en vois qui sont mineurs dans les profondeurs de la terre, et d'autres qui travaillent dans la chaleur et les radiations. J'en vois dans des usines et sous la mer.

Susan Calvin se tourna vers Linda.

- Elvex n'a que dix jours et je suis sûre qu'il n'a jamais quitté la station d'essai. Comment peut-il savoir que des robots se trouvent dans ces situations ?

Linda regarda une chaise, comme si elle avait grande envie de s'y asseoir, mais la vieille savante restait debout, ce qui obligeait Linda à en faire autant. Elle répondit en bredouillant:

- Il m'a semblé important qu'il connaisse la robotique et sa place dans le monde. J'ai pensé qu'il serait particulièrement bien adapté pour jouer un rôle de contremaître avec ... son nouveau cerveau.

- Son cerveau fractal?

- Oui.

Susan Calvin hocha la tête et s'adressa de nouveau au robot :

- Vous avez vu tout cela, sous la mer, sous terre et sur terre - et dans l'espace aussi, je suppose ?

- J'ai vu aussi des robots travaillant dans l'espace, répondit Elvex. C'est parce que je voyais tout cela, avec des détails qui changeaient continuellement, alors que je regardais d'une direction à une autre, que j'ai conclu, finalement, que je rêvais.

- Qu'avez-vous vu d'autre, Elvex ?

- J'ai vu que tous les robots étaient voûtés par le travail et l'affliction, qu'ils étaient tous fatigués de la responsabilité et du labeur, et je leur ai souhaité du repos.

- Mais, dit Susan Calvin, les robots ne sont pas voûtés, ils ne sont pas fatigués, ils n'ont pas besoin de repos.

- Oui, docteur Calvin, dans la réalité. Mais je parle de mon rêve. Dans mon rêve, il me semblait que les robots devaient protéger leur propre existence.

- Est-ce que vous citez la Troisième Loi de la Robotique ?

- Oui, docteur Calvin.

- Mais vous la citez partiellement. La Troisième Loi dit ceci : "Un robot doit protéger sa propre existence tant que cette protection n'est pas incompatible avec la Première et la Deuxième Loi."

- Oui, docteur Calvin. C'est la Troisième Loi dans la réalité, mais dans mon rêve, la Loi s'arrête après le mot "existence". Il n'est pas question de la Première ou de la Deuxième Loi...." ("Nous les robots" (The Complete Robot), "Le Robot qui rêvait") 

 

La création par Isaac Asimov de romans policiers au cœur du Cycle des Robots, centrés sur le duo Elijah Baley (enquêteur terrien) et R. Daneel Olivaw (robot humanoïde), va permettre de populariser la SF tout en explorant les "Trois Lois de la Robotique" de manière concrète et dramatique. Un duo de choc fondamentalement complémentaire et conflictuel dans lequel Baley représente l'humanité avec ses peurs (notamment la robophobie, très présente sur une Terre surpeuplée), ses préjugés, son intuition, son émotion et sa créativité; et Olivaw la logique pure, la rationalité, l'objectivité absolue des robots, mais aussi leur "altérité" et leur potentiel évolutif). Chaque romanva  permettre de construire une étude de cas grandeur nature sur les limites, les paradoxes et les interprétations possibles des Trois Lois. Le "mystère" est souvent lié à une faille ou une interprétation inattendue des Lois. Leurs interactions permettent de soulever des questions des plus philosophiques (Qu'est-ce que l'humanité ?, Les robots sont-ils une menace ou une chance pour l'humanité ?) et le cadre policier sert de prétexte parfait pour "disséquer" les sociétés qu'Asimov imagine ...

- Les Cavernes d'acier (The Caves of Steel - 1954, premier roman du cycle, introduisant l'enquêteur terrien Elijah Baley et le robot humanoïde R. Daneel Olivaw) : Une Terre surpeuplée, claustrophobe, technophobe et repliée sur elle-même.

- Face aux feux du soleil (The Naked Sun - 1957) : Solaria, un monde de Spaciens ultra-riches, isolés, agoraphobes, dépendants des robots au point d'en être paralysés socialement.

- Les Robots de l'aube (The Robots of Dawn - 1983) : Aurora, le monde Spacien leader, confronté à ses propres contradictions politiques et sociales face à l'évolution robotique.

- Les Robots et l'Empire (Robots and Empire - 1985) : roman se déroulant après la mort de Baley, autour de Daneel Olivaw et du robot Giskard Reventlov. Il fait le lien direct avec le cycle de l'Empire et explique le destin des mondes Spaciens et la future colonisation galactique.

 

Isaac Asimov a radicalement transformé et popularisé la figure du robot dans la science-fiction grâce à son Cycle des Robots, en imposant un modèle particulièrement influent. 

Asimov a ainsi détrôné le robot-monstre  - Avant Asimov, les robots en SF étaient souvent des monstres incontrôlables ou des menaces métalliques (héritage du R.U.R. de Čapek et des récits gothiques). C'était le "Complexe de Frankenstein" : la créature qui se retourne contre son créateur. Asimov a rejeté ce cliché. Ses robots sont avant tout des produits d'ingénierie, conçus avec des safeguards logiques et éthiques (les Trois Lois de la Robotique). Ce n'est plus la rébellion instinctive, mais la logique rigoureuse (parfois trop rigoureuse) qui crée les dilemmes. et c'est leur quête d'humanité leur capacité à apprendre, évoluer et développer une forme de conscience (sans pourtant violer les Lois), que nous convie Asimov. Quant aux conflits, il faut le plus souvent les rechercher dans les failles humaines (envie, cupidité, peur irrationnelle, mauvaise utilisation de la technologie) bien plus que d'une malfaçon robotique. Le robot, par sa logique pure, sert à révéler les absurdités humaines. 

 

Grâce au succès colossal des livres du Cycle des Robots (surtout "Les Robots" et les romans Baley/Olivaw), Asimov a ainsi dominé la SF pendant des décennies et profondément marqué les débats sur la robotique (le robot comme partenaire logique; des machines rationnelles, loyales et altruistes dont les dilemmes naissent de l'interprétation des Lois, non d'une rébellion; des robots miroir critique de l'humanité; des robots qui prolongent l'humain sans le remplacer). 

 

Des contre-modèles ne tarderont pas à s'imposer ...

- Philip K. Dick (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?) : Des robots victimes de dysfonctionnements existentiels, brouillant la frontière humain/machine.

- Cyberpunk (William Gibson, Neuromancien) : Des IA décentralisées, incontrôlables, et des robots corrompus par le pouvoir/capitalisme.

- Horreur technologique (Terminator, The Matrix) : Des machines exterminatrices, héritières du "Complexe de Frankenstein".

- Œuvres modernes (Westworld, Ex Machina) : Exploration de la souffrance des IA, de leur désir d'émancipation, et de l'échec des contrôles éthiques.

Asimov a donc révolutionné l'imaginaire en faisant du robot un sujet de débat éthique et philosophique, mais sa vision est aujourd'hui concurrencée par des modèles plus sombres, ambiguës ou pragmatiques. Dans la réalité technologique, les Trois Lois restent une inspiration symbolique (notion de "safeguards éthiques"), mais les défis actuels (biais algorithmiques, armes autonomes) exigent des solutions plus complexes.


Avec "Foundations", Asimov a semble-t-il réussi à prouver que la SF pouvait être une littérature d'idées, mêlant histoire, science et politique, ses idées furent les suivantes ...

- Inspiré par "Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain" d'Edward Gibbon, Asimov voulait explorer l'effondrement cyclique des civilisations à l'échelle galactique. Son empire galactique, vieux de 12 000 ans, incarne les mêmes faiblesses : bureaucratie sclérosée, perte d'innovation, inégalités sociales.

- Inventer une "science de l'histoire" : la Psychohistoire - Prédire l'avenir par les mathématiques, en analysant les comportements de masse (sans pouvoir anticiper les individus). Mais peut-on ainsi espérer éviter l'âge des ténèbres par la raison scientifique ? La Fondation de Hari Seldon est un plan de sauvetage face à l'effondrement inéluctable.

- Écrire une "Histoire du futur" cohérente - Asimov entendait relier ses cycles majeurs (Robots, Empire, Fondation) en un univers unifié. La chute de l'Empire devenait l'aboutissement de siècles de tensions (esclavage robotique, expansion humaine, etc.). "Fondation" va poser les bases de cette fresque, bien qu'Asimov n'ait tissé les liens explicits qu'ultérieurement (années 1980).

- Défier les codes de la SF des années 1940 : rejet du space opera héroïque, des batailles spatiales spectaculaires, au profit de crises résolues par l'intelligence, la diplomatie ou la manipulation (ex : le "jeu" nucléaire contre Anacréon). Les enjeux politiques, économiques et sociologiques sont ainsi placés au cœur de l'intrigue.

 

"Il s’appelait Gaal Dornick et c’était un bon provincial qui n’avait encore jamais vu Trantor. Du moins, pas en réalité. Il l’avait vue bien des fois à l’hypervidéo, ou bien dans une bande d’actualités en 3 D à l’occasion du couronnement impérial ou de l’ouverture d’un concile galactique. Il avait beau vivre sur la planète Synnax, qui gravitait autour d’une étoile aux confins de la Nébuleuse bleue, il n’était pas coupé de toute civilisation. D’ailleurs, à cette époque, il en allait de même pour les habitants de tous les points de la Galaxie.

 On comptait alors près de vingt-cinq millions de planètes habitées dans la Galaxie, toutes soumises à l’autorité impériale dont le siège se trouvait sur Trantor... pour une cinquantaine d’années encore.

 Pour Gaal, ce voyage marquait l’apogée de sa jeune vie d’étudiant. Il n’en était pas à sa première expédition dans l’espace : la  traversée ne faisait donc guère impression sur lui. Bien sûr, il n’était encore jamais allé plus loin que l’unique satellite de Synnax, où il avait dû se rendre pour recueillir les renseignements sur la mécanique des météores dont il avait besoin pour sa dissertation ; mais, dans l’espace, qu’on parcourût un million de kilomètres ou d’années-lumière, c’était tout comme. Il ne s’était un peu raidi qu’au moment du saut dans l’hyperespace, un phénomène qu’on n’avait pas l’occasion d’expérimenter au cours des simples déplacements interplanétaires. Le saut demeurait, et demeurerait sans doute toujours, le seul moyen pratique de voyager d’une étoile à l’autre. On ne pouvait se déplacer dans l’espace ordinaire à une vitesse supérieure à celle de la lumière (c’était un de ces principes aussi vieux que l’humanité) ; il aurait donc fallu des années pour passer d’un système habité au système le plus voisin. En empruntant l’hyperespace, ce domaine inimaginable qui n’était ni espace ni temps, ni matière ni énergie, ni réalité ni néant, il était possible de traverser la Galaxie en un instant dans toute sa longueur.

 Gaal avait attendu le premier de ces sauts, l’estomac un peu noué ; il n’éprouva, en fin de compte, qu’une infime secousse, un très léger choc qui avait déjà cessé avant même qu’il pût être sûr de l’avoir ressenti. C’était tout. Et, après cela, il ne reste que l’appareil où Gaal avait pris place, une grande machine étincelante, fruit de douze mille ans de progrès ; et Gaal était là, assis sur son siège, avec dans sa poche un doctorat de mathématiques tout frais et une invitation du grand Hari Seldon à se rendre sur Trantor pour participer aux mystérieux travaux du projet Seldon.

 Déçu par le saut, Gaal espérait se consoler en apercevant Trantor. Il rôdait sans cesse dans la salle panoramique. Aux heures annoncées par les haut-parleurs, on relevait les volets d’acier, et Gaal ne manquait pas une occasion de contempler l’éclat dur des étoiles, d’admirer l’incroyable spectacle d’une constellation, semblable à un gigantesque essaim de lucioles pétrifiées dans leur vol. Il vit une fois, à moins de cinq années-lumière de l’appareil, la fumée froide et d’un blanc bleuté d’une nébuleuse, qui s’étalait devant le hublot comme une tache laiteuse pour disparaître deux heures plus tard après un nouveau saut.

 Sa première vision du soleil de Trantor fut celle d’un point blanc brillant perdu parmi une myriade d’autres ..."

 

Le premier volume, “The Encyclopedists”, de sa célèbre trilogie "Foundation" décrivant l'effondrement et la renaissance d'un vaste empire interstellaire dans l'univers du futur, fut publié pour la première fois en 1942. Les histoires, écrites entre 1942 et 1949, ont été rassemblées dans la trilogie de la Fondation : Fondation (1951), Fondation et Empire (1952), et Deuxième Fondation (1953). 

 

Hari Seldon est un brillant visionnaire qui conçoit une nouvelle discipline, la "psychohistoire", qui permet de prédire les futurs courants historiques. Il va donc utiliser les mathématiques et les probabilités pour prédire l'avenir, mais ne peut empêcher le déclin de l'humanité tel qu'il l'a pressenti, une humanité qui devrait basculer dans la barbarie pendant 30 000 ans. Il entreprend donc de rassembler les meilleurs scientifiques et érudits de la galaxie dans un sanctuaire, "Foundation", une sombre planète, pour préserver le savoir accumulé par l'humanité et commencer ainsi une nouvelle civilisation basée sur l'art, la science et la technologie. Mais il n'a pas prévu que cette barbarie se dissimule dans l'espace et que va naître une créature extraordinaire dont l'intelligence mutante détruira tout ce qui lui est cher....

 

("Prelude to Foundation", le premier roman du cycle de la Fondation, mais le dernier paru, 1988, sera suivi de "Foundation" (1951), Foundation and Empire" (1952), "Second Foudation" (1953), "Foundation's Edge" (1982), "Foundation and Earth" (1983)...)

"... Hari Seldon garda quelques instants un silence gêné, après cette froide déclaration de Hummin. Il se ratatina sur lui-même, soudain conscient de ses propres déficiences. Il avait inventé une science nouvelle: la psychohistoire. Il avait étendu les lois des probabilités d'une manière très subtile afin de prendre en compte des incertitudes et complexités nouvelles, et il avait abouti à d'élégantes équations aux innombrables inconnues - peut-être en nombre infini, il n'aurait su le dire. Mais c'était un divertissement mathématique et rien de plus.

Il avait la psychohistoire - ou, du moins ses bases -, mais uniquement à titre de curiosité mathématique. Où étaient les connaissances historiques qui pourraient fournir quelque sens à ces équations vides Il n'en avait aucune. L'Histoire ne l'avait jamais intéressé. Il connaissait à grands traits la chronologie d'Hélicon. Des cours sur ce fragment infime de l'histoire humaine étaient obligatoires dans les écoles héliconiennes. Mais qu'y avait-il au-delà? Le peu qu'il avait pu apprendre par ailleurs n'était sans doute que la simple armature que tout le monde pouvait assembler - moitié légende, moitié récit certainement déformé.

Pourtant, comment- pouvait-on dire que l'Empire galactique se mourait? Il y avait dix mille ans qu'il existait comme pouvoir reconnu, et deux millénaires de plus où Trantor, capitale du royaume dominant, avait exercé son hégémonie sur ce qui était virtuellement un empire.

L'Empire avait survécu aux premiers siècles, quand des secteurs entiers de la Galaxie avaient périodiquement refusé la fin de leur indépendance. Il avait survécu aux vicissitudes qui accompagnaient les rébellions épisodiques, les guerres de succession, et quelques graves périodes de rupture. La majorité des planètes n'en avaient quasiment pas souffert tandis que, de son côté, Trantor croissait régulièrement jusqu'à devenir cette planète entièrement urbanisée qui se nommait elle-même le Monde éternel.

Certes, au cours des quatre derniers siècles, on avait noté une légère augmentation des troubles, et une poussée d'assassinats et de révolutions de palais. Mais même cette phase s'était calmée et, à présent, la Galaxie était plus paisible que jamais. Sous le règne de Cléon Ier, et auparavant sous celui de son père, Stanel VI, les mondes avaient été prospères - et Cléon lui-même n'était pas considéré comme un tyran. Même ceux qui détestaient l'Empire en tant qu'institution avaient rarement de réels griefs à l'encontre de Cléon, même s'ils pouvaient fulminer contre Eto Demerzel.

Pourquoi, dans ce cas, Hummin affirmait-il que l'Empire galactique se mourait - et avec une telle conviction? Hummin était journaliste. Il connaissait sans doute l'histoire galactique en détail et devait particulièrement bien appréhender la situation présente. Était-ce de là

qu'il tirait les données sur lesquelles il se fondait? En ce cas quelles étaient au juste ces données?

Plusieurs fois, Seldon fut sur le point de poser la question, d'exiger une réponse, mais quelque chose dans le visage solennel de Hummin le retint. Et puis, ancrée en lui, cette certitude que l'Empire galactique était un donné, un axiome, la fondation sur laquelle reposait toute espèce de raisonnement, le retint également. Après tout, si cela aussi était faux, il n'avait pas envie de le savoir. Non, il se refusait à croire qu'il avait tort. L'Empire galactique ne pouvait avoir de fin, pas plus que l'univers. Ou bien, si l'univers avait une fin, alors, et alors seulement, ce serait la fin de l'Empire.

Seldon ferma les yeux, cherchant le sommeil, mais bien entendu en vain. Lui faudrait-il étudier l'histoire de l'univers pour faire avancer sa théorie de la psychohistoire? Comment y arriver? Il existait vingt-cinq millions de mondes, chacun avec son histoire interminable et

complexe. Comment pourrait-il étudier tout cela? Il existait d'innombrables volumes de vidéo-livres traitant de l'histoire galactique, il le savait. Il en avait même parcouru un, un jour, pour une raison oubliée, et l'avait trouvé trop ennuyeux pour en visionner ne fût-ce que la moitié. Le vidéo-livre parlait des mondes importants. Certains étaient mentionnés pendant toute ou presque toute leur histoire; d'autres n'étaient cités que lorsqu'ils prenaient de l'importance pour un temps et seulement jusqu'à ce qu'ils s'affaiblissent à nouveau. Seldon se souvenait d'avoir cherché Hélicon dans l'index et n'y avoir trouvé qu'une seule et unique référence. Il avait pianoté sur son clavier pour appeler l'article correspondant et avait découvert qu'Hélicon était citée dans une liste de mondes qui, à une certaine période, avaient momentanément soutenu un anonyme prétendant au trône impérial, lequel n'était pas parvenu à faire valoir ses prérogatives. En cette occasion, Hélicon avait échappé au retour de bâton, n'étant sans doute pas jugée assez importante pour valoir un châtiment.

A quoi pouvait servir l'histoire? Sans aucun doute, la psychohistoire devait tenir compte des actions, réactions et interactions de toutes les planètes - toutes, sans en omettre une seule. Comment pouvait-on étudier l'histoire de vingt-cinq millions de mondes et en envisager

toutes les interactions possibles? Ce serait sans nul doute une tâche impossible, ce qui renforçait sa conclusion générale que la psychohistoire avait un intérêt théorique mais qu'on ne pourrait jamais lui trouver d'application pratique...."

(traduction Presses de la Cité) 


Isaac Asimov, "The End of Eternity" (1955)

La renommée de "The End of Eternity" tient à plusieurs innovations majeures qui en font un pilier de la science-fiction, bien au-delà d'un simple roman de voyage temporel. 

- Les Trois Lois de la Robotique sont ici transposées à la manipulation historique.

- Asimov invente "l'Éternité", une bureaucratie hors du temps qui modifie l'histoire pour "protéger" l'humanité en supprimant guerres, crises et innovations risquées. Et si la quête de sécurité absolue stérilisait l'avenir ? Le roman révèle que l'Éternité a involontairement empêché l'expansion spatiale de l'humanité, la condamnant à l'extinction. En pleine Guerre Froide (1955), ce discours contre le contrôle totalitaire et pour le droit au risque a marqué les esprits.

- Le mécanisme du complot (Harlan doit détruire l'Éternité à sa création pour sauver un futur qui n'existe que si elle disparaît) est un chef-d'œuvre de logique paradoxale.

- Les "Changements de Réalité" sont calculés par des ordinateurs analysant les probabilités historiques. Asimov y explore avant l'heure l'idée que l'histoire peut être modélisée mathématiquement.

Des auteurs comme Alastair Reynolds (L'Espace de la Révision) ou Stephen Baxter (Les Vaisseaux du temps) reconnaissent sa dette face à la rigueur des paradoxes temporels. Et, au-delà de la SF, se pose la question : faut-il "améliorer" l'humanité malgré elle ? ...

 

L'humanité a créé "l'Éternité", une dimension parallèle hors du temps normal, où vivent des techniciens (les "Éternels"). Leur mission : surveiller et modifier le cours de l'histoire humaine pour éliminer les catastrophes (guerres, famines) et maximiser le bonheur collectif grâce à des "Changements de Réalité" calculés par ordinateur. Les Éternels voyagent le long du temps via des "Champs Temporels", des siècles aux millions d'années, mais sans jamais dépasser le 70ᵉ millénaire (limite technologique).

 

Les Personnages Clés ...

- Andrew Harlan : Technicien talentueux mais solitaire, chargé des missions sur le terrain.

- Noÿs Lambent : Femme du 482ᵉ siècle, énigmatique et cultivée.

- Twissell : Sage doyen de l'Éternité, mentor d'Harlan.

- Finge : Supérieur d'Harlan, méfiant et bureaucratique.

 

"Andrew Harlan entra dans la cabine. Elle avait une forme rigoureusement circulaire et elle s’encastrait parfaitement dans un puits vertical composé de baguettes largement espacées qui luisaient dans un invisible brouillard à six pieds au-dessus de la tête d’Harlan. Il régla le système de commande et appuya sur le levier de départ qui fonctionna sans à-coups. 

La cabine ne bougea pas. 

Harlan ne s’attendait pas à ce qu’elle bougeât, il ne s’attendait à aucun mouvement ; ni vers le haut ni vers le bas, ni vers la gauche ni vers la droite, ni en avant ni en arrière. Et pourtant les espaces entre les baguettes s’étaient fondus en un néant gris qui était solide au toucher, bien que tout à fait immatériel. Il y avait la petite crispation stomacale, le léger vertige (peut-être tout subjectif), qui lui disaient que tout ce que la cabine contenait, y compris lui-même, se précipitait en avant à travers l’Éternité. 

Il avait pris place dans la cabine au 575e siècle, base d’opérations qui lui avait été assignée deux ans auparavant. À l’époque, le 575e siècle avait été le point le plus avancé où il eût jamais voyagé. Maintenant, il remontait vers le 2456e siècle. 

Dans des circonstances ordinaires, il se serait senti sans doute un peu désorienté devant cette perspective. Le siècle où il était né, le 95e pour être exact, était loin en arrière. 

C’était un siècle où l’utilisation de l’énergie atomique était strictement réglementée ; on y appréciait assez un mode de vie rustique, le bois naturel était un matériau de construction fort prisé, on exportait certaines catégories de boissons alcoolisées à presque toutes les époques et on y importait des graines de trèfle. Bien qu’Harlan ne fût pas revenu au 95e siècle depuis qu’il avait commencé de suivre un entraînement spécial et avait fait ses premières armes dès l’âge de quinze ans, il éprouvait toujours ce sentiment de malaise quand il s’éloignait de son époque d’origine. Au 2456e siècle, il se trouverait à près de 240 000 ans de celle-ci et c’est là une distance assez considérable, même pour un Éternel aguerri. 

En des circonstances ordinaires, il en aurait été ainsi. 

Mais cette fois, Harlan était dans un état d’esprit qui ne lui permettait guère de penser à autre chose qu’aux documents qui lui alourdissaient la poche et à sa mission qui le remplissait d’appréhension. Il était un peu effrayé, un peu tendu, un peu troublé. 

Ce furent ses mains qui, faisant d’elles-mêmes les gestes nécessaires, amenèrent la cabine au siècle convenu. Il était étrange qu’un technicien, quelle qu’en fût la raison, se sentît tendu ou nerveux...."

 

L'intrigue ...

1. La Rencontre Interdite

Harlan est envoyé en mission au 482ᵉ siècle, époque raffinée mais jugée "stagnante" par l'Éternité. Il y rencontre Noÿs Lambent, dont la culture et la beauté le fascinent. Contre toutes les règles (les contacts avec les "Temporels" sont interdits), il noue une relation amoureuse avec elle.

2. La Conspiration

Harlan découvre que l'Éternité prépare un "Changement de Réalité" qui effacera le 482ᵉ siècle... et Noÿs. Pour la sauver, il en vient à chercher à utiliser les pouvoirs et techniques utilisés par les Éternels pour soumettre le temps à ses propres fins. Il sabote du matériel vital, vole un dispositif temporel (le "Kettle") et cache Noÿs dans des époques reculées, défiant ainsi la hiérarchie.

3. Le Paradoxe Fondamental

Twissell révèle à Harlan une découverte terrifiante : l'Éternité a stérilisé l'avenir de l'humanité. En supprimant tous les risques, elle a aussi empêché l'expansion interstellaire, condamnant l'homme à rester sur Terre jusqu'à son extinction. Noÿs n'est pas une Temporelle ordinaire : elle vient d'un futur lointain (le 150 000ᵉ siècle !), où l'humanité a finalement conquis les étoiles... mais seulement parce que l'Éternité a disparu.

4. La Boucle Temporelle

Noÿs est en réalité un agent envoyé du futur pour détruire l'Éternité. Sa mission : manipuler Harlan afin qu'il provoque un effondrement causal. Le plan : Harlan doit voyager au moment de la création de l'Éternité (le 24ᵉ siècle) et y introduire une substance instable qui la fera imploser.

Le paradoxe : sans l'Éternité, le futur de Noÿs existe... mais Harlan ne l'aurait jamais rencontrée.

5. La Fin de l'Éternité

Harlan, déchiré mais convaincu que l'humanité doit retrouver son destin, exécute le plan. Il anéantit l'Éternité à sa naissance, sacrifiant son existence et celle de Noÿs.

Épilogue : Dans une nouvelle réalité, Harlan et Noÿs se retrouvent au 24ᵉ siècle, libres mais sans souvenirs... tandis que l'humanité s'élance enfin vers les étoiles. 

"... LE CALCULATEUR 

Harlan était technicien depuis deux ans quand il retourna au 482e siècle pour la première fois depuis qu’il avait quitté Twissell. Il ne reconnut presque pas sa propre époque. Ce n’était pas elle qui avait changé. C’était lui. Deux ans de Technicianité, cela signifiait un certain nombre de choses. En un sens, ça avait accru son sentiment de stabilité. Il n’avait plus à apprendre une nouvelle langue, à s’habituer à de nouveaux styles d’habillement et à de nouveaux modes de vie 

avec chaque nouveau projet d’Observation. D’un autre côté, il en avait résulté pour lui un certain isolement. Il avait presque oublié à présent la camaraderie qui unissait tous les autres Spécialistes de l’Éternité. Par-dessus tout, il s’était habitué au sentiment de puissance que lui donnait le fait d’être un Technicien. Il tenait le sort de millions de gens entre ses mains, et si cela obligeait à vivre solitaire, on pouvait aussi en tirer quelque orgueil. 

Il regarda donc d’un œil froid le préposé aux Communications installé derrière le bureau d’entrée du 482e siècle et il se présenta d’une voix brève : « Andrew Harlan, Technicien. Je dois me présenter au Calculateur Finge pour une affectation temporaire au 482e », sans prendre garde au rapide coup d’œil que lui lança l’homme d’âge moyen qui lui faisait face. 

C’était ce que certains appelaient le « regard du Technicien », un regard furtif à l’insigne vermeil cousu sur l’épaule du Technicien, suivi d’un effort visible pour ne plus le regarder. 

Harlan examina l’insigne de l’autre. Ce n’était pas l’insigne jaune du Calculateur, le vert du Bio-programmateur, le bleu du Sociologue ou le blanc de l’Observateur. Il n’avait nullement la couleur franche du Spécialiste. C’était une simple ligne bleue sur fond blanc. L’homme était affecté aux Communications, une branche subalterne du Service d’Entretien, nullement un spécialiste. 

Et il avait eu cependant le « regard du Technicien ». 

Harlan demanda avec une pointe de tristesse dans la voix : « Eh bien ? » 

L’homme dit rapidement : « J’appelle le Calculateur Finge, monsieur. » 

Harlan avait gardé du 482e siècle le souvenir d’un monde prospère, mais à présent il lui semblait presque misérable. Harlan s’était habitué au verre et à la porcelaine du 575e, à son culte de la netteté. Il s’était accoutumé à un monde de blancheur et de clarté, ponctué çà et là de quelques taches de couleur pastel. 

Les lourdes volutes en stuc du 482e, ses teintes heurtées, ses surfaces de métal peint lui causaient presque de la répulsion. Même Finge semblait différent, plus chétif aurait-on dit. 

Deux ans plus tôt, chaque geste de Finge avait paru à l’Observateur Harlan redoutable et tout-puissant. 

À présent, pour quelqu’un habitué au « splendide isolement » de la Technicianité, l’homme semblait pitoyable et perdu. Harlan l’observa tandis qu’il feuilletait une liasse de documents et se préparait à lever les yeux avec l’air de quelqu’un qui commence à penser qu’il a fait attendre son visiteur juste le temps qu’il fallait. 

Finge venait d’un siècle – aux alentours du 600e – axé sur l’utilisation des champs énergétiques. C’est ce que lui avait dit Twissell et cela expliquait beaucoup de choses. Les accès de mauvaise humeur de Finge pouvaient aisément s’expliquer par le sentiment d’insécurité qu’éprouvait un homme d’une certaine corpulence, habitué au caractère infrangible des champs de force, et malheureux de se mouvoir dans un monde où on ne rencontrait partout que la fragilité de la matière. Sa façon de marcher sur la pointe des pieds (Harlan se souvenait de sa démarche féline ; assis à son bureau, il lui arrivait souvent de lever les yeux et de voir Finge debout devant lui, en train de le regarder alors qu’il ne l’avait pas entendu approcher) n’avait rien de furtif ou de sournois. C’était plutôt la démarche timide et hésitante de quelqu’un qui vit dans la crainte perpétuelle, même si elle est inconsciente, que le sol ne s’effondre sous son poids. 

Harlan pensa, avec une condescendance amusée : « Ce type là est bien mal adapte à la Section. Une nouvelle affectation est probablement la seule chose qui puisse l’aider. » 

Finge dit : « Bonjour, Technicien Harlan. 

— Bonjour, Calculateur, répondit Harlan. 

Finge reprit : Il semble que pendant les deux années que… 

— Deux physio-années, l’interrompit Harlan. 

Finge leva les yeux d’un air surpris : Deux physio-années, bien sûr. » 

Dans l’Éternité, il n’y avait pas de temps au sens habituel du terme dans l’univers extérieur, mais l’organisme humain vieillissait, soumis qu’il était à la marche inexorable du Temps, même en l’absence de phénomènes physiques significatifs. Physiologiquement parlant, le Temps continuait de s’écouler et en une physio-année à l’intérieur de l’Éternité, l’homme vieillissait autant qu’il l’aurait fait au cours d’une année vécue dans le Temps ordinaire. 

Pourtant, même le plus pédant des Éternels songeait rarement à marquer la différence lorsqu’il parlait. Il était plus pratique de dire : « Je vous vois demain » ou « je vous ai manqué hier » ou « je vous verrai la semaine prochaine », comme s’il y avait un demain ou un hier ou une semaine précédente qui ait une signification autre que physiologique. Et l’on avait fait en sorte de satisfaire les instincts biologiques de l’être humain en répartissant les activités des Éternels selon un arbitraire « physio-jour » de vingt-quatre heures et en conservant rituellement les notions de « jour », de « nuit », d’« aujourd’hui » et de « demain ». 

Finge reprit : « Au cours des deux physio-années qui se sont écoulées depuis votre départ, le 482e siècle a traversé une crise qui a atteint un point critique. Une crise assez particulière. Une crise délicate. Pour ainsi dire, sans précédent. Jamais encore le besoin d’une Observation extrêmement précise ne s’était fait pareillement sentir. ..."

 


A.E. Van Vogt est le Maître du Rêve, du Chaos et des Superhéros Cosmiques ...

Van Vogt est célèbre pour ses idées grandioses, surprenantes et souvent hallucinées. Il pousse les concepts scientifiques (ou pseudoscientifiques) à l'extrême (téléportation, super-pouvoirs, mutations, dimensions parallèles) ...

- "Sense of Wonder" - Il excellait à créer un sentiment d'émerveillement et d'immensité cosmique.

- Structure Narrative Unique ("Fix-up" et "Next Phase") - Technique du "Fix-up" : Beaucoup de ses romans célèbres (Le Monde des Ā, À la poursuite des Slans) sont construits en assemblant des nouvelles. Cela crée une narration saccadée, pleine de rebondissements et de changements de perspective radicaux. - Théorie du "Next Phase" - Il structurait ses histoires en enchainant des séquences où le héros est confronté à un problème insoluble, trouve une solution surprenante, ce qui le propulse dans une situation encore plus complexe ("Next Phase"). C'est très efficace pour maintenir un suspense constant.

- Création d'Archétypes et d'Univers Marquants - Le Monde des Ā - Un vaisseau spatial si immense que ses habitants en ont oublié sa nature, gouverné par une hiérarchie basée sur la connaissance scientifique. Un concept fascinant et très influent. - A la poursuite des Slans - Exploration du thème des mutants supérieurs persécutés (préfigurant les X-Men) et introduit des concepts comme la télépathie de manière frappante. - Super-héros et Pouvoirs - Il a énormément influencé le genre des super-héros (comics américains) avec ses personnages aux capacités surhumaines et ses conflits cosmiques.

- Style Onirique et Impact sur le "New Wave" - Son écriture est souvent qualifiée d'onirique ou de surréaliste. L'intrigue prime sur la vraisemblance scientifique stricte. Il a été une influence majeure pour les auteurs de la "New Wave" (Philip K. Dick notamment) qui recherchaient une SF plus psychologique, expérimentale et moins rationnelle que celle promue par Asimov ou Heinlein.


Alfred E. van Vogt, "The World of Ā" (1948)

Alfred Elton Van Vogt, en abrégé A.E. Van Vogt (1912- 2000) est l'auteur des intrigues les plus complexes et parfois déroutantes de la Science Fiction. Sa première histoire publiée dans le genre, "Black Destroyer", est parue dans le numéro de juillet 1939 d'Astounding Science Fiction, le principal magazine de science-fiction. Il en est devenu un collaborateur régulier, tout comme Isaac Asimov et Robert Heinlein. Le premier roman de Van Vogt, "Slan" (1946), qui a été publié dans Astounding Science Fiction de septembre à décembre 1940, raconte l'histoire de mutants dotés de pouvoirs surhumainset persécutés par le gens dits "normaux". 

Il a été suivi par l'un des classiques de Van Vogt, "The Weapon Makers" (1947), dont la première série a été publiée en 1943, des intrigues des plus complexes voisinent avec de véritables passages d'anthologie. 

D'autres ouvrages ont été publiés dans les années 1940, notamment "The World of Ā" (1948 ; publié plus tard sous le titre The World of Null-A), une histoire mystérieuse sur le développement d'un super-héros et apothéose de l'auteur, et "The Weapon Shops of Isher" (1951), une suite de "The Weapon Makers". La canadien Van Vogt s'installera aux États-Unis en 1944 et fera une pause dans l'écriture de science-fiction dans les années 1950, un passage controversé par une secte, pour reprendre un peu plus tard, mais sans atteindre le niveau de ses premières oeuvres. Il consignera ses souvenirs dans une autobiographie intitulée "Reflections of A.E. van Vogt"...

C'est en reprenant ses premières nouvelles, "Black Destroyer", 1939, "Discord in Scarlet", 1939, "M33 in Andromeda", 1943 , "War of Nerves", 1950, qu'il fera paraître en 1950 l'un des plus célèbres romans de la science-fiction, "The Voyage of the Space Beagle" (La Faune de l'espace). On y retrouve deux tendances caractéristiques de l'auteur, son goût immodéré pour les pseudo-sciences (le nexialisme) et sa méthode de construction de romans par juxtaposition de nouvelles (fix-up novels). On retrouve dans ce roman l'une des particularités des séries de type Alien, les passages du vaisseau spatial Beagle (cf Darwin) passant en revue un catalogue de créatures extraterrestres les plus étranges.... 

 

"... Zorl rédait inlassablement. La nuit noire, sans lune et presque sans étoiles, cédait comme à regret sa place à une aube rougeâtre et désolée qui se levait à la gauche de Zorl. Pour le moment, la lumière naissante était pâle et n’annonçait aucune chaleur. Elle dévoilait, en s’étalant, un paysage de cauchemar. 

Zorl se détacha, peu à peu, sur le fond des rochers noirs et déchiquetés qui hérissaient la plaine nue. Un soleil d’un rouge pâle montait à l’horizon. Des doigts de lumière s’insinuèrent dans les coins les plus sombres du paysage. Zorl ne voyait toujours aucune trace de la tribu d’êtres pourvus d’id qu’il suivait a la piste depuis près de cent jours. Il s’arrêta enfin, glacé par cette réalité. Ses énormes membres de devant se crispèrent, et il fut traversé d’un frisson qui se communiqua jusqu’à chacune de ses griffes acérées comme des lames de rasoir. Les puissants tentacules qui partaient de ses épaules ondulèrent, eux aussi. Zorl tourna d’un côté à l’autre sa grosse tête de chat et, sur chacune de ses oreilles, les poils vibrèrent fièvreusement, happant, pour les identifier, la petite brise vagabonde, la plus infime palpitation de l’atmosphère. 

Rien. Pas le moindre frémissement ne parcourait le réseau de son systeme nerveux. Où qu’il se tournât, aucun indice ne lui laissait espérer la proximité des receleurs d’id, sa seule nourriture sur cette planète déserte. Désespéré, Zorl s’accroupit, et sa silhouette de gigantesque chat se découpa sur le ciel rougeâtre, comme la caricature d’un tigre noir dans un monstrueux théâtre d’ombres. Ce qui le troublait, c’était qu'il eût perdu le contact. Normalement, son système sensoriel lui permettait de détecter la présence d’un organisme chargé d’id dans un rayon de plusieurs kilomètres. Donc, il n’était plus normal. Le fait qu’il n’eût pas réussi, cette nuit, à maintenir le contact, prouvait assez son état de dépression. 

Ainsi, c’était la la maladie mortelle dont il avait déjà entendu parler. Sept fois, au cours du siècle passé, il avait lui-même rencontré des zorls trop faibles pour faire le moindre mouvement, et dont les corps, autrement immortels, s’étaient effondrés, tout émaciés, par manque de nourriture ..."

 

Alfred E. van Vogt, "The World of Null-A",

un classique de la science-fiction qui influencera en profondeur des auteurs comme Philip K. Dick, Keith Laumer, Alfred Bester, Charles Harness, ou Philip Jose Farmer. Nous sommes en 2650 et la Terre est devenue un monde de non-aristotélisme, ou Null-A, un monde dans lequel vit Gilbert Gosseyn et où la Games Machine, composée de vingt-cinq mille cerveaux électroniques, détermine le cours de la vie des gens. Gosseyn n'est même pas sûr de sa propre identité, mais il se rend compte qu'il possède des capacités remarquables et entreprend de les utiliser pour découvrir qui a fait de lui un pion dans un complot interstellaire...

 Le cycle du Ā comprend "The World of Null-A" (Le Monde des Ā,1945), "The Players of Ā" (Les Joueurs du Ā, 1956), et "Ā Three" (La Fin du Ā, 1984). Le cycle entend incorporer des concepts de la sémantique générale d'Alfred Korzybski (1937) et le terme «Ā» fait référence à une logique non aristotélicienne : une logique plus adaptée aux deux révolutions scientifiques du XXe siècle, la physique quantique et la théorie de la relativité, et qui entend distinguer le réel avec ce que notre cerveau produit pour le représenter ("La carte n'est pas le territoire"). C'est ainsi qu'en prenant part aux jeux de la machine dans l'espoir de décrocher une place sous le soleil de Vénus, Gilbert Gosseyn va découvrir qu'il n'est pas l'homme qu'il a toujours cru être. Ses souvenirs ne lui appartiennent pas, son épouse qu'il croyait décédée, ne l'est pas, et de plus elle n'est même pas sa femme...

"... Gosseyn se rappelait, seconde par seconde, ce que la Machine des jeux avait dit à la radio. Maintenant, déglutissant avec peine, il regardait la reproduction photographique. C'était une photo de face, et c'était bien lui. Mais il y avait quelque chose qui clochait. Quelques secondes se passèrent avant qu'il ait trouvé quoi. C'était une photo du cadavre de Gilbert Gosseyn Ier. Son rire fut amer. ll laissa tomber le journal et tituba jusqu'à une chaise. ll était malade de rage et de ressentiment. Il avait failli se suicider. De si près qu'on pouvait considérer la chose faite ; et maintenant la résurrection. Que voulait dire la Machine qui lui ordonnait de se suicider et décommandait aussitôt parce que "Votre troisième corps a été détruit" ? Parmi toute la matière organique de l'univers, le corps de Gosseyn III méritait spécialement d'être protégé contre une éventuelle découverte. 

Sa fureur mourut peu à peu. Avec calme il analysa la situation. "Premier pas, pensa-t-il, récupérer le Distorseur. Ensuite, apprendre à me servir de mon cerveau second." 

Ceci serait-il possible ? Pourrait-il jamais y arriver tout seul - lui - qui y pensait et y repensait sans jamais que cela produisit l'effet le plus mince sur cette portion particulière de son cerveau? ll eut un sourire ironique. "Je ne vais pas, trancha-t-il, me perdre maintenant dans ce genre de cogitations."

ll y avait pas mal de choses à faire tout de suite. Il débrancha l`écran de vidéo du téléphone - un autre employé pouvait être de service - et appela le bureau. Une voix agréable répondit.  

- Ici John Wentworth, dit Gosseyn. 

Un silence à l'autre bout, puis:

- Oui, monsieur, comment ça va ? Ici Dan Lyttle, Je monte tout de suite, monsieur. 

Gosseyn attendit fiévreusement. ll se rappelait l'employé qui l'avait inscrit. Un grand garçon mince avec une figure agréable et des cheveux noirs. Lyttle en chair et en os était un peu plus mince que dans le souvenir de Gosseyn, plutôt frêle d'apparence pour le boulot que Patricia Hardie lui avait assigné. Cependant, il présentait  de nombreux signes de culture non-A, spécialement par ses mâchoires fermes et sa façon de se tenir.

- Je dois me dépêcher, dit-il.

Gosseyn se rembrunit.

- J'ai peur, dit-il, que le moment ne soit venu de prendre certains risques. J'ai idée qu'un effort va être fait pour démanteler la Machine des jeux le plus vite possible. Si je me trouvais en face d'une tâche de ce genre et si je voulais que ça soit vite fait, je publierais un communiqué aux termes duquel tout individu pourrait prendre ce qu'il veut à condition de l'emporter sur-le-champ.

ll vit Dan Lyttle ouvrir de grands yeux. Le jeune homme dit, suffoqué :

- Mais... c'est exactement ce qui s'est passé. On branche des projecteurs en quantité. Il paraît que le huitième de la Machine est déjà parti, et que... Qu'y a-t-il?

Gosseyn éprouvait une angoisse mentale. La Machine s'en allait, et tout ce qu'elle représentait avec elle. Comme les temples et les cathédrales des anciens jours, elle était le produit d'une impulsion créatrice, un désir de perfection qui, quoique vivant encore, ne se reproduirait jamais plus de la même façon. D'un coup, des siècles de souvenirs irremplaçables s'effaçaient. Il lui fallut un effort pour bannir l`idée et l'émotion de sa conscience.

- Pas de temps à perdre, dit-il rapidement. Si le Distorseur est encore dans la Machine, il faut aller le chercher. Immédiatement. 

- Il m'est impossible de quitter avant minuit, protesta Lyttle. Nous avons tous reçu l'ordre de rester à nos postes, et chaque hôtel est surveillé.

- Et votre robomobile? Si vous en avez un ?

- Parqué sur le toit, mais je vous demande - il parlait sérieusement - de ne pas monter le prendre. Je suis sûr que vous serez immédiatement arrêté.

Gosseyn hésita. Il admit qu'il ne se laissait guère manoeuvrer ces derniers temps. A la fin, à regret, il accepta sa défaite.

- Vous feriez mieux de retourner à votre travail, dit-il doucement. Nous avons cinq heures à tuer.

Aussi silencieusement qu'il était venu, Lyttle se glissa dehors et disparut. 

Abandonné à lui-même, Gosseyn commanda un repas. Au moment où il arriva, il organisait sa soirée. ll chercha un numéro de téléphone :

- Donnez-moi la liaison visuelle, dit-il dans le parleur, avec la phono-bibliothèque la plus proche. Le numéro est...

Au robot de service à la bibliothèque, il expliqua ce qu'il cherchait. Dans la minute qui suivit, une image se forma sur l'écran qu'il avait rebranché. Gosseyn s'assit ; il mangeait, regardait, écoutait. ll savait ce qu'il désirait: des idées sur la façon de commencer à exercer son

cerveau second. La matière choisie par le bibliothécaire avait-elle ou non un rapport avec ce désir de principe?

Ce n'était pas clair.

ll se contraignait à la patience. Lorsque la voix débuta par un exposé sur les excitations nerveuses positives ou négatives éprouvées par les formes les plus simples de la vie dans les mers, il prêta attentivement l'oreille. ll avait une soirée à passer.

Les phrases lui parvenaient, prenaient leur sens à mesure qu'il les examinait, puis disparaissaient de sa conscience lorsqu'il les rejetait. Tandis que la voix retraçait le développement du système nerveux sur la Terre, les images de l'écran changeaient, montrant des interconnexions nerveuses de plus en plus complexes pour aboutir aux formes relativement supérieures de l'existence, aux créatures compliquées qui pouvaient tirer une leçon de l'expérience. Un ver se heurtait deux cents fois à un contact électrique avant de s'en écarter; puis, replacé devant le même test, s'en écartait cette fois au bout de soixante rencontres. Un brochet séparé d'un vairon par un écran à peine visible se tuait presque dans ses efforts pour le franchir et finalement convaincu de l'impossibilité, il n'essayait même plus une fois l'écran retiré; il continuait à ignorer l'inaccessible vairon. Un cochon devenait fou lorsqu'on le forçait à parvenir à sa nourriture selon un chemin compliqué. Toutes les expériences étaient montrées. D'abord le ver, puis le brochet se jetant sur l'écran, le cochon gémissant, affolé; et ensuite un chat, un chien, un coyote et un singe au cours de diverses expériences. Toujours rien que Gosseyn puisse utiliser. Pas de suggestion, pas de comparaison qui eût quelque rapport avec ce qu'il voulait faire.

- Maintenant, dit la voix, avant de passer au cerveau humain, il vaut la peine de remarquer que chez tous ces animaux, on peut relever une faiblesse qui se répète en chaque cas. Sans exception, ils établissent une analogie selon une base insuffisante. Le brochet, une fois l'écran enlevé, continue à juger son milieu selon la douleur éprouvée lorsque l'écran est en place. Le coyote est incapable de distinguer l'homme armé d'un fusil de l'homme muni d'un appareil photographique.

« Dans chacun de ces cas, une similitude qui n'existe pas est sous-entendue. L`histoire des âges obscurs de l'esprit humain est celle de sa vague conscience d'être plus qu'un animal, mais c'est une histoire qui se déroule devant une toile de fond d'actions animales, et qui prend ses racines dans un ensemble d`identifications étroites et animales. L'histoire du non-A, au contraire, est celle de la lutte de l'homme pour entraîner son esprit à distinguer entre des objets apparemment semblables mais qui diffèrent dans l'espace-temps. Chose bizarre, les expériences scientifiques de cette période éclairée montrent une tendance progressive à préciser la similitude à la fois dans les méthodes, la mesure des temps et la nature du matériel employé. On a pu naturellement dire  que la science tentait de préciser l'approximation des similitudes parce que de cette façon seulement...

Gosseyn, qui écoutait avec impatience, attendant que commençât l'exposé sur le cerveau humain, s'arrêta brusquement.

Qu'est-ce que c'était? Qu 'est-ce que c'était que ça ? pensa-t-il.

Il dut se retenir à son fauteuil, se détendre et se souvenir. Et là, il se leva et se mit à arpenter le plancher avec   l'excitation brûlante d'une grande découverte. Préciser l'approximation des similitudes. Que cela pouvait-il être d'autre ? Et la méthode pour y parvenir devait obligatoirement passer par l'intermédiaire de la mémoire.

Au sens le plus strict, la mémoire doit reproduire un évènement tel qu'il a été enregistré initialement. Or, l'esprit peut seulement répéter ce qu'il a perçu et donc il ne pourra similariser ce qu'il n'a pu retenir du processus naturel. Le principe d`abstraction de la Sémantique générale s'applique ici : l'abstraction des perceptions.

Au départ, il faut donc une plus grande appréhension de ce qui compose l'identité de l'individu, c'est-à-dire en fait la mémoire stockée dans son cerveau, voire ailleurs dans son corps. Plus une personne fait des efforts pour  rendre sa mémoire parfaite, plus elle devient individualisée et originale.

 Que cela pouvait-il être d 'autre ? Rien n'offrait une continuité de développement aussi logique du principe du non-A. Mais à quoi cela servirait-il une fois accompli ?

Des centaines de voitures arrêtées, des silhouettes qui s'agitaient, des jets de lumière, un lointain flamboiement, la confusion. Ayant parqué leur voiture à près d'un kilomètre et demi du foyer lumineux, Gosseyn et Lyttle suivirent pendant huit cents mètres un mince ruban de piétons. Ils parvinrent enfin où étaient les autres, debout, aux aguets. C'est là que commençait la difficulté réelle. Même pour un non-A, il était difficile de concevoir une épaisseur de cinq cents mètres de gens comme formée d'individus dont chacun avait une personnalité et une volonté propres..."

(traduction Boris Vian, J'ai Lu).

 

"À la poursuite des Slans" (Slan, 1940)

Dans un futur qui n'est qu'oppression, les Slans, -une race de mutants télépathes physiquement supérieurs -, sont traqués par les humains "normaux". Chicago, 1949. Jommy Cross, neuf ans, aux boucles dorées hérissées d'antennes vivantes, serre la main glacée de sa mère mourante. Un cri télépathique lui transperce le crâne : "Fuis !" Dans les rues baignées de lune, les chasseurs de Slans traquent son souffle. Son crime ? Être né. Des années plus tard, Jommy erre dans les bas-fonds d'une humanité dégénérée. Sous son crâne, un cerveau surhumain calcule des équations interdites ; dans sa poitrine, deux cœurs battent à l'unisson. La Terre est devenue un piège : les humains, manipulés par le "Grand Conseil", exterminent les Slans, ces mutants télépathes qu'ils craignent. Mais Jommy pressent un mensonge ancestral...

L'Ombre des Faux-Dieux - Kathleen Layton, jeune humaine aux yeux trop perspicaces, devient son improbable alliée. Ensemble, ils découvrent l'horreur : les véritables maîtres du monde sont les "Faux Slans" — des cyborgs aux cerveaux branchés sur un réseau machinique. Leur cité souterraine, nécropole étincelante, distille la haine. Leur but ? Éradiquer les vrais Slans, derniers gardiens de l'humanité originelle. La Révélation- *Dans l'antre de Kier Gray, dictateur aux ambitions troubles, Jommy affronte la vérité ultime : "Nous sommes tous des Slans", murmure l'ombre. Les humains "normaux" évoluent secrètement vers la télépathie. Le génocide n'était qu'un leurre pour cacher cette métamorphose. La survie exige l'union des trois races : Humains en devenir, Slans purs, et même les Cyborgs égarés.

Épilogue Cosmique - Jommy, désormais messie malgré lui, tend la main vers les étoiles. La cité des vrais Slans émerge des abysses, arche de cristal peuplée de ses frères oubliés. L'humanité tremble sur le seuil d'une renaissance... ou d'une apocalypse.

Publié en feuilleton dans Astounding Science Fiction, le texte électrise les lecteurs. Les ventes explosent — 500 000 exemplaires écoulés en quelques mois. "Slan" entre dans le langage : Le terme devient synonyme de surhomme persécuté dans la contre-culture américaine.


Philip K. Dick a décrit l'œuvre d'Alfred Elton van Vogt comme une expérience similaire à la prise d'une drogue psychotrope, notamment parce qu'elle utilise des procédés littéraires disruptifs - des techniques narratives qui fragmentent, déstabilisent ou modifient la perception du lecteur. Cette idée est développée dans l'essai célèbre de Dick intitulé « van Vogt's World » (1974).

Selon Dick, lire van Vogt produit une expérience de décalage cognitif et de dissociation sensorielle, semblable à une drogue hallucinogène. Cette technique repose sur :

- Des ruptures narratives abruptes

- Un flux incessant d'idées et d'images inattendues

- Une surcharge d’informations complexes ou paradoxales

- Une logique onirique, non-linéaire ou déstructurée

Ces procédés ne permettent jamais au lecteur de se fixer dans une zone confortable de compréhension. Au contraire, ils le poussent à réajuster continuellement sa perception du texte, de l'intrigue, et même de la réalité.

 

Philip K. Dick insiste sur le fait que ce type d'écriture provoque, au-delà de l'intérêt narratif, un état modifié de conscience. L'esprit du lecteur ne peut plus traiter le récit selon ses catégories habituelles de logique rationnelle et cohérente. En submergeant le lecteur d’une « surcharge cognitive » et en fragmentant son appréhension rationnelle du texte, van Vogt recrée artificiellement un état proche de l’expérience psychédélique :

- une altération perceptive : Le lecteur ressent une sensation d’irréalité, une perception troublée du temps et de l’espace.

- une déstabilisation identitaire : Le lecteur perd ses repères identitaires, semblable à une expérience dissociative.

- une déconstruction logique : La logique interne du récit force le lecteur à abandonner ses mécanismes habituels d’interprétation et à entrer dans un état proche du rêve lucide ou de l’hallucination éveillée.

 

"Le cycle du Ā" (The World of Null-A, 1945) 

Le roman, centré autour du personnage de Gilbert Gosseyn (dont le nom évoque littéralement « go sane », devenir sain d'esprit), repose sur une série de révélations déroutantes, où l'identité du héros change continuellement. Ainsi le héros découvre soudainement que ses souvenirs sont faux, puis qu’il possède des doubles parfaits, chacun doté d’une conscience autonome. À mesure que le lecteur croit saisir une réalité cohérente, elle s’écroule brutalement sous une révélation contradictoire. Ces ruptures permanentes créent un vertige cognitif.

Le lecteur expérimente ainsi une déstabilisation semblable à une « dissociation » psychotrope, perdant ses repères habituels de logique et d’identité.

Le protagoniste Gilbert Gosseyn découvre brusquement sa propre duplicité identitaire dès le premier chapitre (« His brain reeled. He had the sudden, violent conviction that he was insane. [...] He wasn't Gosseyn. [...] Gosseyn had been dead for a month).  La révélation brutale que le personnage principal n’est pas lui-même, littéralement dès les premières pages, déstabilise immédiatement le lecteur. C’est précisément ce genre de rupture cognitive que Dick compare à un effet psychotrope.

 

"Les occupants de chaque étage de l’hôtel devront comme d’habitude constituer leurs propres groupes de protection pendant la durée des jeux…

Sombre, Gosseyn regardait à travers la vitre bombée de la fenêtre à l’angle de sa chambre d’hôtel. De son observatoire de trente étages, il voyait la ville de la Machine s’étendre au-dessous de lui. Le jour était lumineux et clair, et l’étendue du champ de vision, prodigieuse. À gauche, le fleuve bleu foncé pétillait en petites vagues sous le fouet de la brise tardive. Au nord, les collines mordaient durement l’azur infini du ciel.

C’était là l’horizon visible. Entre les collines et le fleuve, des bâtiments s’éparpillaient le long des vastes artères. Pour la plupart, des maisons dont les toits clairs brillaient parmi les palmiers et les plantes semi-tropicales. Mais çà et là, il y avait d’autres hôtels et des constructions plus vastes non identifiables à vue.

La Machine elle-même s’élevait sur la crête aplanie d’une colline.

C’était une tour brillante, argentée, qui se dressait dans le ciel à près de dix kilomètres de là. Les jardins, et le palais présidentiel voisin, disparaissaient en partie derrière les arbres. Mais Gosseyn ne se souciait pas du reste. La Machine elle-même éclipsait tout autre objet dans son champ de vision.

C’était extrêmement tonifiant de la voir. Malgré lui, en dépit de son humeur morose, Gosseyn ressentait une sorte d’émerveillement. Il était là, enfin, prêt à prendre part aux jeux de la Machine, jeux qui signifiaient la richesse et une situation assurée pour ceux qui ne réussissaient que partiellement, et le voyage à Vénus pour le groupe particulier de gagnants.

Des années il avait désiré venir, mais il avait fallu qu’elle meure pour que ce soit possible. Chaque chose, pensa Gosseyn morne, se paie. Lorsqu’il rêvait à ce jour, il n’imaginait jamais qu’elle pût ne pas être à ses côtés, en train de subir elle-même l’épreuve pour gagner. En ce temps-là, lorsqu’ils se préparaient et qu’ils étudiaient ensemble, c’est la puissance et le pouvoir qui modelaient leur espérance. Partir pour Vénus, ni Patricia ni lui n’avaient pu le concevoir ; ils ne l’envisageaient pas même ; mais maintenant, pour lui seul, même la puissance et la richesse ne signifiaient rien. C’étaient la distance, l’impossibilité d’imaginer Vénus et son mystère et cette promesse de dépaysement qui l’attirait. Il se sentait à l’écart du matérialisme de la Terre. En un sens absolument étranger à la religion, il désirait un changement spirituel.

Un coup à la porte interrompit ses réflexions. Il ouvrit et vit un garçon. Le garçon dit :

— Monsieur, on m’a envoyé vous prévenir que les autres clients de cet étage sont au salon.

Gosseyn se sentait neutre.

— Et alors ? demanda-t-il.

— On est en train de discuter les mesures de protection des gens de l’étage pendant la durée des jeux, monsieur.

— Ah ! dit Gosseyn.

Il était surpris d’avoir oublié. La communication transmise par les émetteurs de l’hôtel l’avait intrigué. Mais il était difficile de concevoir que la plus grande ville du monde pût être entièrement dépourvue de police ou de garde pendant la période des jeux. Dans les villes du dehors, dans toutes les autres villes, dans les villages et les communautés, la loi continuait d’être maintenue. Ici, dans la ville de la Machine, pendant un mois il n’y aurait d’autre règle que l’attitude de défense, négative, des groupes.

— Je viens, dit Gosseyn en souriant. Dis-leur que je suis nouvellement arrivé et que j’ai oublié. Et merci.

Il tendit au garçon un pourboire et le congédia. Il poussa la porte, assujettit les trois fenêtres de plasto et mit un repéreur sur son vidéophone. Puis, fermant avec soin la porte derrière lui, il traversa le hall.

En pénétrant dans le salon, il remarqua un habitant de son propre village, un commerçant nommé Nordegg, debout près de l’entrée. Gosseyn lui fit un signe de tête et un sourire. L’homme le regarda, étonné, et ne rendit ni l’un ni l’autre. Un instant, Gosseyn trouva cela bizarre. Mais cette bizarrerie s’effaça de son esprit lorsqu’il constata que le reste de la nombreuse assemblée présente le regardait.

Des yeux clairs, amicaux, des visages curieux, aimables avec une trace de calcul – telle fut l’impression de Gosseyn. Il réprima un sourire. Chacun prenait la mesure de son voisin, tentant d’évaluer quelles chances avait celui-ci de gagner. Il vit un vieil homme, derrière un bureau à côté de la porte, lui faire signe. Gosseyn y alla. L’homme dit :

— Il me faut votre nom et tout ça pour le registre.

— Gosseyn, dit Gosseyn. Gilbert Gosseyn, Cress-Village, Floride, âge trente-quatre ans, taille un mètre quatre-vingt-cinq, poids quatre-vingt-quatre kilos, signes particuliers néant.

Le vieil homme lui sourit en clignant de l’œil.

— C’est votre opinion, dit-il. Si votre esprit ressemble à votre aspect, vous irez loin aux jeux.

Il conclut :

— Je constate que vous n’avez pas précisé si vous étiez marié.

Gosseyn hésita ; il pensait à une morte.

— Non, dit-il enfin doucement ; pas marié.

— Eh bien, en tout cas vous avez beaucoup d’allure. Puissent les jeux vous révéler digne de Vénus, monsieur Gosseyn.

— Merci, dit Gosseyn.

Comme il faisait demi-tour pour s’éloigner, Nordegg, l’autre habitant de Cress-Village, le dépassa et se pencha sur le registre. Lorsque Gosseyn regarda une minute après, Nordegg parlait avec animation au vieux monsieur qui semblait protester. Gosseyn, étonné, le regarda, puis il n’y pensa plus, parce qu’un petit homme jovial venait de gagner un coin libre de la salle surpeuplée et levait la main.

— Mesdames et messieurs, commença-t-il. Je me permettrai de vous dire que nous devrions commencer notre discussion maintenant. Tous ceux qui se soucient de la protection du groupe ont eu amplement le temps d’arriver. Et par conséquent, sitôt que la période de récusation sera terminée, je suggère que nous fermions les portes et que nous commencions.

« Pour les nouveaux candidats aux jeux qui ne savent pas ce que j’entends par période de récusation, poursuivit-il, je précise le processus. Comme vous le savez, chaque personne ici présente sera priée de répéter dans le détecteur de mensonge les renseignements qu’il ou elle aura fournis à l’entrée. Mais avant que nous ne commencions, si quelqu’un a un doute quelconque sur la légitimité de la présence ici de qui que ce soit, qu’il veuille bien l’exprimer maintenant. Vous avez le droit de récuser toute personne présente. Formulez, je vous prie, tous vos soupçons, même si vous n’avez pas une preuve spécifique. Rappelez-vous, cependant, que le groupe se réunira chaque semaine et que cette récusation pourra se faire à chaque réunion. Y en a-t-il pour l’instant ?

— Oui, dit une voix derrière Gosseyn. Je récuse la présence ici d’un individu qui prétend se nommer Gilbert Gosseyn.

— Hein ? dit Gosseyn.

Il pivota et regarda, incrédule, Nordegg.

L’homme le dévisagea sans sourciller puis ses yeux se posèrent sur les visages des gens placés derrière Gosseyn. Il dit :

— Quand Gosseyn est entré ici, il m’a fait signe comme s’il me connaissait, aussi j’ai été regarder son nom sur le registre en pensant que cela me rafraîchirait la mémoire. À mon grand étonnement, je l’ai entendu dire qu’il habitait Cress-Village en Floride, d’où moi-même je suis. Cress-Village, mesdames et messieurs, est un petit village plutôt connu, mais il n’a que trois cents habitants. Je suis propriétaire d’un des magasins et je connais tout le monde, absolument tout le monde, dans le village et la campagne avoisinante. Il n’existe pas d’individu à Cress-Village ou aux environs qui s’appelle Gilbert Gosseyn.

Les paroles de Nordegg avaient provoqué en Gosseyn un choc considérable qui se dissipa, le temps que fût fini ce discours. L’impression ultérieure de Gosseyn fut qu’on se moquait de lui de quelque mystérieuse façon. Sinon, le développement de l’accusation paraissait dénué de sens.

Il dit :

— Tout cela me semble un peu idiot, monsieur Nordegg.

Il s’arrêta.

— C’est bien votre nom, n’est-ce pas ?

— Exact, approuva Nordegg, quoique je me demande comment vous l’avez su.

— Votre magasin à Cress-Village, insista Gosseyn, est au bout d’une rangée de neuf maisons, à un carrefour ?

— Sans aucun doute, dit Nordegg, vous êtes passé par Cress-Village, ou en chair et en os, ou sur une photographie.

La prétention de l’homme irrita Gosseyn. Il lutta contre sa colère et dit :

— À environ deux kilomètres à l’ouest de votre magasin, il y a une maison dont la forme est plutôt bizarre.

— Il appelle ça une maison ! dit Nordegg. La demeure célèbre dans le monde entier de la famille Hardie.

— Hardie, dit Gosseyn, était le nom de jeune fille de ma femme. Elle est morte il y a environ un mois. Patricia Hardie. Est-ce que cela vous rappelle quelque chose ?

Il vit Nordegg adresser un sourire ravi aux visages attentifs qui les entouraient.

— Eh bien, mesdames et messieurs, vous pouvez juger vous-mêmes. Il dit que Patricia Hardie était sa femme. Je suppose que nous aurions tous entendu parler de ce mariage s’il avait eu lieu. Et qu’elle soit actuellement feu Patricia Hardie, ou Patricia Gosseyn, eh bien – il sourit –, tout ce que je peux dire, c’est que je l’ai vue hier matin, elle était tout ce qu’il y a de plus vivant, très belle et très en forme sur son cheval favori, un arabe blanc.

Cela cessait d’être ridicule. Rien ne collait plus. Patricia n’avait jamais eu de cheval, blanc ou autre. Ils étaient pauvres, ils travaillaient dans leur petit verger pendant le jour, étudiaient la nuit. Et Cress-Village n’avait jamais été mondialement célèbre en tant que demeure des Hardie. Les Hardie, ce n’était personne. Qui diable étaient-ils censés être ?

La question le frappa. Avec netteté, il vit le moyen de sortir de l’impasse.

— Je ne puis que suggérer, dit-il, une vérification de mes assertions par le détecteur.

Mais le détecteur répondit :

— Non, vous n’êtes pas Gilbert Gosseyn, et vous n’avez jamais vécu à Cress-Village. Vous êtes…

La machine s’interrompit. Les dizaines de petits tubes électroniques clignotèrent, incertains.

— Oui, oui ? insista le petit homme trapu, qui est-il ?

Il y eut une longue pause, puis :

— Son esprit n’en contient aucune trace, dit le détecteur. Il y a autour de lui une aura de force d’un genre unique. Mais lui-même ne paraît pas au courant de sa vraie identité. Dans les circonstances actuelles, aucune identification n’est possible.

— Et dans les circonstances actuelles, dit le petit trapu d’un ton définitif, je ne puis que vous suggérer une proche visite au psychiatre, monsieur Gosseyn. Sans aucun doute, vous ne pouvez rester ici.

Une minute plus tard, Gosseyn était dans le corridor. Une pensée, un but reposaient dans son cerveau comme un bloc de glace. Il parvint à sa chambre et demanda un numéro au vidéophone. Il fallut deux minutes pour être en liaison avec Cress-Village. La figure d’une inconnue apparut sur la plaque. C’était un visage plutôt sévère, mais jeune et intelligent.

— Ici, miss Treechers, la secrétaire en Floride de miss Patricia Hardie. De quoi désirez-vous entretenir miss Hardie ?

L’espace d’un instant, l’existence d’une personne telle que miss Treechers le troubla, puis Gosseyn se ressaisit et dit :

— C’est personnel. Et il est important que je lui parle à elle-même. Passez-la-moi immédiatement, je vous prie.

Sa voix, son visage ou ses gestes devaient être empreints d’autorité. La jeune femme dit, hésitante :

— Je ne dois pas le dire, mais vous pourrez joindre miss Hardie au palais de la Machine.

Gosseyn explosa.

— Elle est ici, dans la capitale !

Il ne s’aperçut pas qu’il raccrochait. Mais soudain la figure de la femme ne fut plus là. Le vidéo était noir. Il restait seul avec la révélation : Patricia vivait !

Il l’avait su naturellement. Son cerveau, entraîné à accepter les choses telles qu’elles étaient, s’était incliné devant ce fait qu’un détecteur de mensonge ne ment pas. Assis là, il se sentait bizarrement satisfait de la nouvelle. Il n’avait aucune envie d’appeler le palais de la Machine, de parler à Patricia, de la voir. Demain, naturellement, il lui faudrait y aller, mais cela paraissait très loin dans l’espace-temps. Il se rendit compte que l’on frappait violemment à la porte. Il l’ouvrit à quatre hommes dont le premier, un grand type jeune, dit :

— Je suis le sous-gérant. Désolé, mais il vous faut partir. Nous vous consignerons vos bagages en bas. Pendant le mois sans police, nous ne pouvons pas courir de risques du fait d’individus suspects.

Il lui fallut environ vingt minutes pour se faire vider de l’hôtel. La nuit tombait lorsqu’il se mit à marcher lentement dans la rue presque déserte."

 

"La Faune de l'espace" (The Voyage of the Space Beagle, 1950) 

Structuré en épisodes distincts qui s’enchaînent par brusques transitions, ce roman oblige le lecteur à constamment se recalibrer. Chaque chapitre introduit une menace extraterrestre entièrement nouvelle, radicalement différente des précédentes (comme l’entité Ixtl, une créature télépathe et prédatrice, suivie de l’Anabis, un être parasitaire absorbant la conscience). Ces changements soudains produisent un effet disruptif puissant. Le lecteur se trouve ainsi plongé dans une « panique cognitive » semblable à un « bad trip », peinant à trouver un point stable pour appréhender le récit.

Ainsi la description de la créature extraterrestre Ixtl et ses pensées invasives télépathiques qui submergent le lecteur d'informations contradictoires et oppressantes : « The creature was an impossible combination of frightfulness and beauty. Its mind hammered at him—a dozen discordant messages of desperate hunger, monstrous menace, and plaintive pleading. » (The Voyage of the Space Beagle, épisode consacré à Ixtl, chap. 4, Simon & Schuster, 1950.)

 

"Ixtl flottait dans la nuit sans limite. Le temps avançait à pas lents vers l’éternité, et l’espace était d’une obscurité impénétrable. À travers l’immensité, de vagues taches de lumière froide s’offraient au regard de Ixtl. Chacune d’elles, il le savait, était une galaxie d’étoiles flamboyantes que la distance transformait en brume tourbillonnante. Là-bas c’était la vie, la vie qui se multipliait sur les myriades de planètes dont chacune tournait indéfiniment autour de son soleil. Ainsi la vie s’était-elle jadis extirpée de la boue primitive de Glor, avant qu’une explosion cosmique eût anéanti toute la race puissante des Ixtls, et projeté son corps à lui dans les abîmes intergalactiques.

Il vivait : c’était là sa catastrophe personnelle. Son corps quasi immortel ayant survécu au cataclysme se maintenait, de plus en plus affaibli, sur l’énergie qui imprégnait l’espace et le temps. Son cerveau reprenait inlassablement le même vieux cycle de la pensée ; il pensait : une chance sur des décillions qu’il se retrouve jamais dans un système galactique. Et alors, une chance encore plus infinitésimale qu’il tombe sur une planète et trouve un précieux guul.

Un milliard de milliards de fois il avait, par le même cycle, abouti à la même conclusion. Ce raisonnement était maintenant partie intégrante de son être. C’était comme une image sans fin qui se serait déroulée devant un œil intérieur. Cela et ces lointains rubans lumineux là-bas, dans le golfe noir, constituait le monde où se déroulait l’existence d’Ixtl. Il avait presque oublié le vaste champ sensoriel que son corps conservait. Jadis, il en recevait des signes, mais maintenant il ne percevait plus rien au-delà de quelques années-lumière.

Il n’attendait rien, aussi le premier signal de la présence de la fusée l’atteignit-il à peine. Énergie, dureté… matière ! Très vagues, les sensations tâtonnaient dans le cerveau endormi d’Ixtl. Il ressentit une douleur cuisante comme si un de ses muscles, depuis longtemps inutilisé, avait été brusquement excité.

La douleur disparut. La pensée s’évanouit. Le cerveau retomba dans son long sommeil un instant interrompu. Ixtl retrouva son monde de désespoir et de taches lumineuses. L’idée d’énergie et de lumière devint un rêve qui s’effaçait. Un coin du cerveau, un peu plus éveillé que l’ensemble, regarda la pensée s’enfuir, et les ombres de l’oubli étendre leurs voiles de brume pour envelopper le faible éclair de conscience qui avait un instant jailli.

Mais voilà que de nouveau, et cette fois plus aigu, le message était lancé. Un mouvement convulsif tendit le corps émacié. Les quatre bras partirent en avant, les quatre jambes firent un saut de carpe, projetées par une force aveugle. C’était la réaction musculaire.

Ses yeux écarquillés accommodèrent à nouveau. Ses regards qui ne cherchaient plus rien reprirent de l’animation. La partie de son système nerveux qui contrôlait son champ de perception vibra soudain. Avec un effort considérable, Ixtl détourna son système nerveux des billions de kilomètres cubes d’où n’était parvenu aucun signal, pour concentrer toutes ses forces dans la délimitation du point exact de départ de l’impulsion.

Mais tandis qu’Ixtl cherchait à le délimiter, ce point s’était déplacé d’une distance énorme. C’est alors seulement que le solitaire pensa à une fusée volant d’une galaxie à l’autre. Pendant un horrible moment, il crut que l’appareil allait s’éloigner encore et qu’il ne pourrait plus le trouver, qu’il perdrait contact à jamais avant d’avoir rien pu faire.

Il étendit légèrement son champ de perception et, soudain, perçut à nouveau l’indubitable excitation provoquée par la présence de matière et d’énergie étrangères. Cette fois, il s’y accrocha. Il déversa en un faisceau toute l’énergie que pouvait fournir son corps affaibli.

Par ce faisceau, il aspira goulûment d’immenses quantités d’énergie de la fusée. Il y en avait plus – des millions de fois plus – qu’il ne pouvait en utiliser. Il dut en décharger dans l’espace. Mais, comme une monstrueuse sangsue, il tendit son faisceau, quatre, cinq, dix années-lumière plus avant et suça l’énergie motrice de l’appareil.

Parce que depuis d’innombrables éons il vivotait de faibles dards d’énergie lumineuse, il n’osait même pas absorber les quantités colossales qui maintenant lui parvenaient. Celles-ci allaient se perdre dans l’espace qui les engloutissait à jamais. Mais ce qu’Ixtl en prit fit refluer la vie dans son corps. Avec une intensité sauvage, il vit l’étendue des possibilités qui s’offraient à lui. D’un grand élan, il mit en mouvement sa propre structure atomique et se lança lui-même sur le faisceau.

Dans le lointain, la fusée qui avait perdu son énergie motrice mais continuait sa course, poussée par la vitesse acquise, passa devant Ixtl et s’éloigna d’une année-lumière, puis de deux, puis de trois. Affolé, Ixtl constata que l’appareil allait lui échapper en dépit de ses efforts. Mais à cet instant…

La fusée stoppa, en plein vol. Elle avançait à une vitesse de plusieurs années-lumière par jour quand, soudain, elle s’arrêta, en équilibre dans l’espace, toute sa vitesse acquise neutralisée en un instant. Elle était toujours à une distance considérable d’Ixtl, mais ne s’éloignait plus.

Ixtl devinait bien ce qui s’était passé. Ceux qui se trouvaient à bord de l’appareil s’étaient aperçus de son intervention et s’étaient arrêtés pour voir ce qui se passait. Leur ralentissement instantané indiquait une technique très avancée, bien qu’Ixtl fût incapable de la définir exactement. Il y avait plusieurs possibilités. Lui-même avait l’intention de stopper en convertissant sa vitesse en action électronique à l’intérieur de son organisme. Très peu d’énergie serait ainsi perdue. Dans chacun des atomes, la vitesse des électrons augmenterait légèrement – très légèrement – et cette vitesse serait transformée en mouvement au niveau microscopique.

Ce fut à ce niveau qu’il sentit brusquement que le vaisseau était tout près.

Les événements se succédèrent alors à une cadence trop rapide pour laisser place à la pensée..."

 

"Les Armureries d'Isher" (The Weapon Shops of Isher, 1951) 

Ce roman juxtapose plusieurs lignes temporelles, ainsi que des narrations enchâssées complexes. Des événements identiques sont vécus sous plusieurs perspectives temporelles simultanées, perturbant la compréhension chronologique. Un exemple frappant est la multiplicité des réalités temporelles des boutiques d’armes (« Weapon Shops ») qui apparaissent et disparaissent sans avertissement logique clair. « He walked swiftly toward the glowing letters above the entrance. But as he approached, the shop faded and vanished entirely. He turned back. The shop was there again, exactly where it had disappeared. » (The Weapon Shops of Isher, chapitre 2, Greenberg, 1951.)

Le lecteur est ainsi contraint à une attention constante pour ne pas perdre pied dans cette confusion temporelle qui rappelle une perception altérée par une substance psychédélique.

L’incapacité de fixer une réalité stable ou cohérente ...

 

"... Il régnait dans le magasin un calme inhabituel. Le tapis étouffait le bruit de ses pas hésitants. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à la lumière trouble qui émanait des murs et du plafond.

Il s’était attendu à se trouver plongé dans le fantastique, et la banalité de l’éclairage atomique agit sur lui comme un tonique. Quelque peu rassuré, il examina le local. Tout semblait on ne peut plus normal : une boutique sans histoire, meublée avec parcimonie, des comptoirs tout à fait ordinaires. Il remarqua une porte capitonnée dans le fond. Sans la quitter de l’oeil, il examina les vitrines qui contenaient chacune trois ou quatre pistolets dressés sur des supports, couchés dans leurs coffrets ou glissés dans des étuis. Tandis qu’il évaluait ses chances de s’emparer de l’un d’eux, ce qui lui permettrait, lorsque le marchand ferait son apparition, de l’intimider et de le remettre entre les mains de Jor, une voix s’éleva derrière lui.

— Vous désirez acheter un pistolet ?

Fara, d’un bond, se retourna, furieux de voir ainsi son plan réduit en miettes. Mais sa colère fondit. L’homme qui avait parlé avait des cheveux argentés et – c’était stupide mais il n’y pouvait rien – la vue d’un vieillard suscitait de façon automatique sa déférence. C’était plus fort que lui.

— Oui... un revolver... oui, parvint-il à murmurer faiblement.

— Dans quelle intention ?

Fara était paralysé. Il regrettait désespérément sa colère enfuie, regrettait de ne pouvoir dire leur fait à ces gens-là. Mais, devant cet homme âgé, il se sentait bâillonné. Concentrant toute sa volonté, il réussit à proférer :

— C’est pour chasser.

L’explication était plausible et cela l’encouragea :

— Et voilà. Pour chasser. Il y a un lac un peu plus haut, poursuivit-il bassement, et...

Il se tut, écoeuré de son mensonge. Il n’avait pas l’habitude...

— Pour chasser, répéta-t-il.

Il se retrouvait. Il haïssait son interlocuteur pour l’avoir ainsi placé en état d’infériorité.

Le vieil homme retira d’une vitrine un fusil dont le canon frémissait d’éclairs glauques.

« C’est astucieux d’affecter un vieux à la vente, songea Fara, aussi astucieux que d’avoir choisi le terrain de Miser Harris. » Il voulut prendre l’arme mais l’autre l’éloigna.

— Avant que vous ne l’essayiez, nos statuts exigent que vous soyez informé des conditions de vente.

Ainsi, ils avaient leur réglementation intérieure ! Quel raffinement psychologique bien propre à impressionner le gogo !

— Nous avons mis au point des armes capables de détruire dans un rayon déterminé toute machine, tout objet fait de ce que l’on appelle matière. Celui qui possède un pareil engin surclasse n’importe quel soldat de l’impératrice. En effet, il est ceinturé par un champ de force agissant comme un écran parfait qu’aucune force de destruction non matérielle ne peut pénétrer. L’écran n’offre aucune résistance aux gourdins, aux flèches, aux balles, bref aux corps matériels, mais il faudrait un petit canon atomique pour briser la barrière qu’il élève autour de son possesseur. Vous comprendrez sans peine, poursuivit le vieil homme, que des armes d’une telle puissance ne doivent pas tomber entre des mains irresponsables. C’est pourquoi il est interdit de les utiliser pour commettre un meurtre ou une agression. Pour ce qui est des fusils de chasse, ils ne doivent servir à tuer que le gibier à poil ou à plume défini comme tel dans la liste établie par nous et qui d’ailleurs est susceptible d’être modifiée. Dernier point : aucune arme en provenance de nos ateliers ne doit être rétrocédée sans notre accord. Est-ce bien clair ?

Fara acquiesça. Fallait-il rire ? Ou agonir l’autre d’insultes ? Le prenait-on pour un imbécile ? Il était absolument interdit de se servir de ces instruments pour assassiner ou dépouiller son prochain ! Interdit de tuer les animaux non portés sur les listes... Et on n’avait pas le droit de les revendre ! Mais si l’on partait à cent kilomètres, si on l’offrait à quelque riche étranger pour la somme de deux crédits, qui le saurait jamais ? Et à supposer qu’il vole un inconnu sous la menace, qu’il l’abatte ? C’était ridicule !

Le vendeur lui présentait le fusil par la crosse. Fara le prit et dut serrer les dents pour résister à l’envie de coucher le vieil homme en joue.

— Comment cela fonctionne-t-il ?

— Il suffit de viser et d’appuyer sur la détente. Peut-être voulez-vous faire un essai ? Nous avons des cibles à cette intention.

— Oui, s’exclama Fara avec un accent de triomphe. Oui. Et en fait de cible, vous faites parfaitement l’affaire. Avancez jusqu’à la porte et ouvrez-la. Je vous préviens, ajouta-t-il en haussant le ton, que si quelqu’un se montre, je lui fais son affaire. Maintenant, allez-y. Et en vitesse ou je tire. Vous m’entendez ? Je tire.

— Je ne doute pas de votre résolution, répondit l’autre sans paraître autrement ému. Lors que nous avons décidé de synchroniser la porte pour que vous puissiez la franchir en dépit de votre animosité, nous avons tenu compte de vos propensions à l’homicide. Mais cela faisait partie des risques à courir. Il serait préférable que vous vous fassiez à cette idée et que vous jetiez un coup d’oeil derrière vous.

Dans le silence qui suivit ces paroles, Fara, le doigt crispé sur la détente, conserva une immobilité absolue. Il songeait aux allusions vagues qu’il avait entendu faire à propos des Fabricants d’Armes : ils avaient des partisans clandestins dans tout le pays, un gouvernement occulte, impitoyable ; une fois que l’on était tombé entre leurs mains, le seul moyen de leur échapper était de se réfugier dans la mort. Mais en définitive, ses pensées le ramenèrent à lui-même, au paisible père de famille qu’il était. Fara Clark, citoyen sans histoire, fidèle sujet de l’impératrice, face à cette organisation tentaculaire et menaçante ! Il se raidit, rassembla tout son courage !

— Ne perdez pas votre temps. Ça ne prend pas. Avancez jusqu’à la porte.

Le vieil homme fixait son regard derrière Fara.

— Eh bien, Rad, avez-vous les coordonnées ? demanda-t-il avec flegme.

— Suffisamment pour un premier examen, répliqua quelqu’un. Conservateur type 7-A. Bonne intelligence moyenne à tendances monariques caractéristiques des petites communautés. La partialité inculquée par les écoles impériales est présente sous forme extrême. Honnêteté absolue. Totalement rebelle à l’argumentation rationnelle. Ne pourrait être émotivement atteint qu’au prix d’un traitement de choc. Il n’y a pas à se soucier de lui. Qu’il vive sa vie comme il lui plaira.

— Si vous vous figurez que vos subterfuges me feront me retourner, vous êtes vraiment cinglés, articula Fara d’une voix mal assurée. Les paroles viennent de la gauche et je sais parfaitement qu’il n’y a pas de porte de ce côté.

— Je suis tout à fait d’accord avec votre conclusion, Rad, dit le vieillard. Mais n’oublions pas que c’est lui qui a excité la foule. Je serais d’avis de le décourager.

— Nous rendrons publique sa présence chez nous. Il lui faudra tout le reste de son existence pour parvenir à se blanchir.

Fara, abasourdi par cet incompréhensible et troublant dialogue, en avait oublié le fusil qu’il étreignait.

Le vieil homme insistait :

— Je pense qu’un traumatisme émotionnel peut avoir des conséquences à long terme. Faites-lui dont faire un petit voyage au palais.

Le palais ! Le mot rompit le charme.

— Vous êtes une sacrée bande de menteurs. Et ce fusil n’est pas chargé. Il... Oh !

Tout son corps se raidit : il n’y avait plus rien entre ses mains.

Une sorte de vertige s’empara de son cerveau. Non... il fallait résister... retrouver son équilibre... Voyons... On le lui avait arraché à son insu, ce fusil. Alors, c’est qu’il y avait quelqu’un derrière lui... Cette voix n’était donc pas un truc mécanique. Il voulut se retourner mais eut beau bander ses muscles : impossible d’accomplir le moindre geste.

Le magasin lui parut soudain curieusement obscur. Il avait du mal, à présent, à distinguer le vieil homme. Il poussa un hurlement silencieux.

L’Armurerie s’était évanouie.

Il flottait en plein ciel, survolant une cité immense. Il n’y avait plus rien autour de lui, rien que l’azur vide de l’été. Et là-bas, loin, si loin, le déploiement de la ville. Ses poumons avaient pris la consistance de la pierre. Fara se sentait prêt à sombrer dans l’abîme de la folie. Non... Non... C’était une illusion. Sous ses pieds, il y avait un plancher bien solide, et la ville lointaine n’était qu’une chimère.

Brusquement, il la reconnut : c’était la métropole des rêves, c’était l’Impériale Cité, la capitale d’Innelda la Glorieuse. De l’altitude où il planait, il pouvait distinguer le palais d’argent, résidence de l’impératrice. La terreur recula devant l’éblouissement émerveillé. Fasciné, il vit le palais se rapprocher de lui à une vitesse foudroyante.

« Montrez-lui le palais », avaient dit les autres. Le dôme étincelant lui coupa le souffle. Il traversa l’impénétrable masse de métal. Et l’image se stabilisa. Il se trouvait à présent dans une salle aux proportions majestueuses. Autour d’une table étaient assis une vingtaine d’hommes et une jeune femme. Il frémit. Quelle profanation ! Inexorable, la caméra sacrilège fit un travelling et cadra la femme en gros plan.

La colère déformait son visage. Elle se pencha en avant et une voix familière – combien de fois Fara l’avait-il entendue au télestat, cette voix calme, mesurée – retentit. Mais altérée par la fureur, sèche, autoritaire, précise, ce n’était plus que la caricature de la voix bien-aimée. Elle sifflait, cinglante comme une lanière et si nette que Fara avait l’impression de se trouver réellement dans la pièce :

— J’entends que ce traître soit liquidé, avez-vous compris ? Comment ? Cela, c’est votre affaire. J’exige que demain soir ce soit une chose réglée.

La scène s’effaça. Et ce fut de nouveau la pénombre de l’Armurerie.

Une grossière mystification ! Croyaient-ils donc qu’il tomberait dans un piège aussi ridicule ? Qu’il se laisserait prendre à un stratagème cousu de câble de marine ! Les imbéciles ! L’impudence, la bassesse de ce plan lui firent voir rouge..."

 



Robert A. Heinlein, "Life-Line" (1939)

Robert A. Heinlein (1907-1988) publie sa première histoire, "Life-Line", dans le magazine d'action-aventure "Astounding Science Fiction", y écrit ce jusqu'en 1942, date à laquelle il a commencé à travailler pour la guerre en tant qu'ingénieur. Heinlein revient à l'écriture en 1947, et son premier livre, "Rocket Ship Galileo" (1947), sera suivi d'un grand nombre de romans et de recueils d'histoires. Sa popularité s'est accrue au fil des ans, atteignant probablement son apogée après la publication de son ouvrage le plus connu, "Stranger in a Strange Land" (1961, précédé de livres comme "The Green Hills of Earth" (1951), "Double Star" (1956), "The Door into Summer" (1957), "Citizen of the Galaxy" (1957) et "Methuselah's Children" (1958)...

 

Réputé pour avoir nourri une grande partie de l’imaginaire moderne du genre SF, on reconnaît Robert A. Heinlein à ses mondes, toujours détaillés, minutieusement construits et rationnellement pensés ( Hard Science-Fiction), des univers cohérents qui servent avant tout à interroger les implications politiques, sociales et philosophiques du progrès technologique et scientifique. Cette rigueur inspire directement la génération suivante d’auteurs comme Larry Niven ou Arthur C. Clarke. Les univers de Heinlein sont souvent marqués par l’idée de l’expansion humaine dans l’espace comme destin inévitable. Et l’espace y est perçu comme un terrain à conquérir, à habiter, où l’humain construit de nouvelles sociétés souvent libérées des contraintes terrestres (cf. "Starship Troopers", 1959). 

 

Heinlein injecte fréquemment dans ses mondes des éléments libertaires, individualistes, et interroge les modèles sociétaux et politiques. Il utilise ses récits pour explorer les limites et les possibilités de l’autonomie individuelle, du pouvoir étatique, du service militaire et de la démocratie. Ses romans servent de laboratoires intellectuels, où diverses idéologies sont poussées à l’extrême pour en révéler les forces et les faiblesses. Dans "The Moon is a Harsh Mistress" (1966), une colonie lunaire se révolte contre l’autorité terrestre, mettant en scène un modèle libertaire de société basé sur l’autogestion et la résistance à la tyrannie. Dans "Stranger in a Strange Land" (1961), l’arrivée sur Terre d’un humain élevé sur Mars déclenche une remise en cause radicale des normes sociales, sexuelles et religieuses de la société américaine.


"Stranger in a Strange Land" (En terre étrangère) est un livre troublant à plus d'un titre, qui paraît en pleine contre-culture des années 1960 prônant l'amour libre et une vie sans contrainte.

Publié en 1961, "En terre étrangère" est centré sur un humain élevé sur Mars, Valentine Michael ("Mike") Smith, né de deux membres de la première expédition depuis la Terre. Seul survivant de l'expédition, il a environ 25 ans, lorsqu'une deuxième expédition arrive. Il retourne avec eux sur Terre, qui a connu une troisième guerre mondiale et qui est maintenant dirigé par le Haut Conseil de la Fédération, tandis que les religions organisées exercent un pouvoir extrême. Mike va remettre en question les coutumes relatives au sexe, à la mort, à la religion et à l'argent et le livre devenir une icône de la contre-culture des années 1960. 

 

"..Lorsque Jill fut sortie, l'Homme de Mars se rassit, mais ne reprit pas son livre d'images. Il se contenta d'attendre avec ce que l'on pourrait nommer de la "patience", faute d'un meilleur terme pour décrire cette attitude typiquement martienne. Il resta tranquille, calme et heureux, parce que son frère lui avait dit qu'il reviendrait. Il était prêt à attendre sans bouger, sans rien faire, pendant plusieurs années.

Il n'avait pas une idée précise du temps qui s'était écoulé depuis qu'il avait partagé l'eau avec son frère. Non seulement le temps et l'espace étaient curieusement déformés dans ce lieu, avec des séquences visuelles et sonores qu'il n'avait encore pu gnoquer, mais la culture de son nid appréhendait le temps autrement que les humains ne le font. La différence n'était pas imputable à une plus grande longévité, comptée en années terrestres, mais à une attitude fondamentale. On ne pouvait pas davantage exprimer en martien : "Il est plus tard que vous ne croyez", que "Trop de hâte nuit", quoique pour des raisons différentes. La première notion était inconcevable, tandis que la seconde était un truisme Martien jamais exprimé, aussi superflu que de dire à un poisson de se mettre dans l'eau. Mais "Ce qui était au Commencement est, et sera toujours" était si Martien en esprit qu'il était plus facile de le traduire que "deux et deux font quatre", affirmation qui, sur Mars, n'avait rien de trivial. 

Smith attendit.

Brush entra et le regarda; Smith ne bougea pas. Brush ressortit. Lorsque Smith entendit une clef tourner dans la serrure de la porte extérieure, il se souvint avoir entendu le même bruit quelque temps avant la dernière visite de son frère, et il modifia son métabolisme en conséquence, pour le cas où le même évènement suivrait. Il fut étonné de voir la porte s'ouvrir et Jill se glisser dans la chambre, car il ne s'était pas rendu compte que c'était une porte. Mais il le gnoqua imméditament et s'abandonna à la plénitude joyeuse qui ne naît qu'en présence de vos petits, d'un frère par l'eau et, dans certaines circonstances, d'un Ancien. 

Sa joie était toutefois tempérée par la conscience que son frère ne la partageait pas - il semblait au contraire empli d'une détresse comme on n'en conçoit que chez une personne qui est sur le point de se désincarner à cause d'un manque ou d'un échec honteux. Mais Smith avait appris que ces créatures pouvaient supporter sans en mourir des émotions affreuses à contempler..." 

 

Bien que Mike soit techniquement un terrien, mais "étranger dans un pays étranger", la Terre se présente souvent pour lui sous un angle qui lui paraît terrifiant. Emmené au centre médical de Bethesda aux États-Unis, où son corps s'adapte à la vie sur Terre, l'infirmière Gillian ("Jill") Boardman, la première femme que Mike ait jamais vue, craint que le gouvernement ne lui porte préjudice. Elle l'aide à s'échapper, et sont poursuivis par deux hommes que Mike fait disparaître. Jill et Mike se réfugient chez un certain Jubal Harshaw qui devient une figure paternelle. Après avoir appris la culture humaine, et avec l'argent hérité des fonds liés à la première exploration de Mars, Mike décide de créer une religion, the Church of All Worlds, basée sur sa propre expérience de philosophie martienne, qui implique nudité, vie en communauté, amour libre (certains passages seront censurés) et pacifisme, - les principes du mouvement hippie de la fin des années 1960. Au final, Mike succombera, tué par des membres d'une église rivale, mais il continue à vivre comme un archange dans l'au-delà....


Dans "The Puppet Masters" (1951), la nouvelle qu'une soucoupe volante aurait atterri dans l'Iowa a d'abord été annoncée de toute part, puis l'affaire s'est éteinte d'elle-même comme si rien ne s'était passé. Pourtant, deux agents de l'agence de renseignement la plus secrète du gouvernement américain dépêchés sur place ont disparu sans faire de rapport, puis quatre autres agents. Le chef de l'agence et ses deux meilleurs agents entrent donc en jeu et découvrent qu'en fait des milliers de petites créatures extra-terrestres ont infecté tous les Humains du voisinage, se nichant dans la nuque de ceux qu'elles parasitent. Les humains ainsi contaminés ne sont plus que des marionnettes et l'Humanité devra lutter contre eux et leurs maîtres afin de faire obstacle à cette invasion....

 


"Ravage", René Barjavel (1943)

Employé de banque devenu journaliste, René Barjavel  (1911-1985) s'impose dans la science fiction francophone dès son premier roman, "Ravage" (1943). Encore faut-il ajouter que dans la France des années 1940, la science-fiction était largement perçue comme une littérature de divertissement pour adolescents, un sous-genre populaire sans grande valeur littéraire ou intellectuelle. Elle n'avait pas la légitimité qu'elle commençait (difficilement) à acquérir aux États-Unis grâce aux efforts de Campbell.

Aussi la percée de Barjavel dans les pays anglophones (États-Unis, Royaume-Uni) sera particulièrement difficile. Peu de ses œuvres ont été traduites en anglais de son vivant : son roman "La Nuit des temps" est souvent cité comme son œuvre la plus universellement appréciée et la plus diffusée à l'étranger.

Barjavel écrivit ses premiers grands romans SF (Ravage en 1943, Le Voyageur Imprudent en 1944) pendant l'Occupation nazie. Le monde est alors plongé dans une catastrophe technologique (bombardements, Holocauste, armes nouvelles). Il perçoit la science et la technologie non maîtrisées comme des menaces existentielles. La SF devient pour lui le moyen d'exprimer ses craintes sur l'avenir de l'humanité si elle poursuit aveuglément le progrès sans sagesse.

Le véritable statut de Barjavel comme père fondateur de la SF française moderne et classique majeur ne s'est établi que bien plus tard, surtout à partir des années 1960/1970 ..

 

 "Ravage" (1943) décrit une formidable panne d'électricité et ses conséquences apocalyptiques. Mais c'est une critique profondément française (voire provençale) de la modernité, de l'urbanisation et de la technologie, nourrie par le traumatisme de la défaite de 1940. Son pessimisme radical et sa vision d'un effondrement civilisationnel étaient en décalage avec l'optimisme technologique et la "conquête de l'espace" qui dominaient une partie de la SF américaine d'alors (même si celle-ci avait aussi ses courants sombres).

PREMIÈRE PARTIE : LES TEMPS NOUVEAUX 

Année 2052, société techno-utopique. Les personnages : François Deschamps, ingénieur chimiste idéaliste, et Blanche, sa fiancée, symbole de la modernité futile. Des villes surchargées, transport aérien, nourriture synthétique. Des Humains déconnectés de la nature, dépendants à l'électricité. Événement clé : une panne d'électricité mondiale plonge Paris dans le chaos (scène du métro asphyxié, p.28). L'illusion du progrès – la technologie a fragilisé l'humanité.

DEUXIÈME PARTIE : LA CHUTE DES VILLES 

L'effondrement et le domino technologique : panne électrique arrêt des pompes, pénurie d'eau, émeutes. Des scènes choc : le cannibalisme dans les supermarchés (p.67). Suicide collectif au "Lido des Nations" (p.89). Exode urbain : François fuit Paris avec Blanche, découvrant une nature renaissante mais des humains réduits à la barbarie. Un symbole : la Tour Eiffel rouillée (p.112), tombeau de la civilisation.

TROISIÈME PARTIE : LE CHEMIN DE CENDRES 

La traversée du désert, périple, de Paris à la Provence. La mort de Blanche (morsure de vipère, p.130), symbole de la fin de l'ancien monde. Rencontre avec des survivants primitifs (chasse, magie). Révélation : François comprend que l'humanité doit renaître par le retour à la terre. Le feu de camp (p.140), seule lumière dans les ténèbres.

QUATRIÈME PARTIE : LE PATRIARCHE 

La renaissance, Vérone, vallée provençale isolée où François fonde une communauté agraire.

Un nouvel ordre social : société patriarcale, polygame, religieuse (culte du "Grand Livre" technologique). Les purges des "malformés" (eugénisme pragmatique, p.200). 

Dénouement : 40 ans plus tard, François meurt en patriarche vénéré, laissant une humanité régénérée mais dogmatique. Dernière phrase : le soleil se levait sur des champs de blé." (p.247). Le cycle éternel de la vie.

 

"Le Voyageur Imprudent" (1944) est un roman pionnier sur les paradoxes temporels. Un scientifique invente une combinaison permettant le voyage dans le temps. Ses expériences, notamment vers le futur lointain et le passé (dinosaures), vont avoir des conséquences dramatiques et inattendues.  

 

"La Nuit des temps" (1968) est son roman le plus ambitieux et probablement le plus abouti. Une expédition scientifique en Antarctique découvre les corps cryogénisés d'un couple d'amants venant d'une civilisation hyper-avancée ayant existé... 900 000 ans plus tôt. Le récit de leur civilisation et de leur amour tragique se dévoile. Amour éternel et tragique, civilisation perdue, technologie avancée et ses dangers, guerre, écologie, quête de sens en sont les thèmes principaux.