Ernst Bloch (1885-1977), "Geist der Utopie" (1918, L'esprit de l'utopie), "Prinzip Hoffnung" (Le Principe d'espérance, 1947-1954) - ....

Last update : 11/11/2016


L'intensité du futur dans le présent - Philosophe marxiste, Ernst Bloch s'interroge sur la possibilité d'une société utopique qui permettrait de nous libérer de toute exploitation et oppression. Mais plus encore, il est peut-être le premier penseur pour qui l'avenir véritable est radicalement incertain, pour qui l'avenir, ou utopie, est constitutif de toute formulation de l'être et du présent : au philosophe la tâche majeure d'explorer les possibilités inhérentes à notre monde ...

Durant la Première Guerre mondiale, il s'est réfugié en Suisse et en 1933 il va fuir les nazis aux Etats-Unis : il y écrira son ouvrage majeur, "Principe d'espérance" (1947). Après la Seconde Guerre mondiale, il retourne enseigner à Leipzig, puis émigre en Allemagne fédérale lors de la construction du mur de Berlin en 1961. En quête d'une ontologie et d'une philosophie politique susceptibles de porter un monde incertain et ouvert, le philosophe critique semble être resté convaincu qu'une vision mystique religieuse du ciel sur terre restait atteignable ....

 


Ernst Bloch (1885-1977) 

Les utopies sont nécessaires à l'évolution et à la maîtrise par l'homme de sa propre histoire, soutient Ernst Bloch, philosophe allemand qui s'inscrit dans la lignée des marxistes « non-orthodoxes » tels Georg Lukács, Antonio Gramsci, Karl Korsch ou encore les penseurs de l'École de Francfort. Son premier ouvrage, "L'esprit de l'utopie", paru au début des années 1920, fit de lui l'un des principaux théoriciens du concept d'utopie à la lumière de la tradition hégéliano-marxiste. Cette première publication eut une influence considérable sur plusieurs de ses contemporains, tels Walter Benjamin et Theodor W. Adorno. 

 

Ernst Bloch est né le 8 juillet 1885 à Ludwigshafen am Rhein, dans une famille d’employés de chemin de fer, presque totalement étrangère à la vie académique. Mais cela n’a pas contrarié son intérêt précoce pour la philosophie, soutenu et renforcé par ses expériences dans la bibliothèque et le théâtre de la ville voisine de Mannheim, ainsi que par sa correspondance avec d’importants penseurs de l’époque (Ernst Mach, Theodor Lipps, Eduard von Hartmann et Wilhelm Windelband). Entre 1905 et 1908, Bloch étudie la philosophie (mais aussi la physique et la théorie musicale) à Munich et à Wurtzbourg, pour finalement défendre sa thèse de doctorat : elle sera publiée sous le titre de "Réflexions critiques sur Heinrich Rickert et le problème de la théorie moderne de la connaissance" (1909). Il s’installe ensuite à Berlin, s'intéresse à Georg Simmel (1908-1911), et côtoie à Heidelberg (1912-1914) le cercle qui gravite autour Max Weber.  C'est au cours de ces années qu'il rencontre Georg Lukács, celui-ci jouera un rôle important dans son développement intellectuel. Pendant la Première Guerre mondiale, farouche opposant à celle-ci, Bloch a vécu en exil en Suisse et travaille sur son premier livre majeur, "L'Esprit de l'utopie" Une nouvelle édition paraîtra en 1923, une ultime en 1964. Else Bloch-von Stritzki, son épouse, n'est pas étrangère à ce projet, et l'ouvrage contient de plus sa philosophie de la musique. Bloch poursuit son activité publique et critique tout à la fois l’Allemagne militariste et la Russie soviétique bolchevique et autoritaire. En 1919, il retourne à Berlin, où il vit la plupart des années jusqu’en 1933, avec de longs séjours à Munich, Paris et dans différents endroits en Italie et en France. Pendant ces années, Bloch, à la fois juif et penseur peu orthodoxe, n’a véritablement aucune perspective de carrière universitaire en Allemagne et travaille comme essayiste libre. C'est de cette époque que date sa biographie historique et philosophique portant sur Thomas Müntzer, théologien de la révolution (1921). En 1933, Bloch parcourt l'Europe (Vienne, Paris, Prague), sa femme, Karola, est en effet agent secret du parti communiste allemand et autrichien, et lui-même est devenu un marxiste résolu. Mais ce n'est pas en Union soviétique qu'il émigre, comme Lukács, mais aux États-Unis. Après la publication de son ouvrage antinazi "Héritage de ce temps" (1935), c'est à New York qu'il se réfugie, isolé, parlant peu anglais. 

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il refusa une chaire à l'Université Goethe de Francfort pour une chaire à l'Université Karl Marx de Leipzig (1949), dans la nouvelle République démocratique allemande. C'est alors qu'il commence à faire paraître son ouvrage majeur "Le principe espérance" (3 vol., 1954-1959), écrit principalement aux États-Unis, où il s'interroge à nouveau sur le concept d'utopie en adoptant une méthode « archéologique », traquant dans l'histoire mondiale et dans la culture de masse américaine les ferments de l'utopie en même temps que les sources de l'appauvrissement de l'« espérance ». 

La construction du mur de Berlin (août 1961) le surprend alors qu'il séjournait en Allemagne fédérale. Il décida de rester à l'Ouest, sa pensée est depuis déjà quelques temps en contradiction avec la doctrine marxiste officielle. Il parvient à enseigner à l’Université de Tübingen et travaille à l’édition de ses œuvres complètes (publiées en 1959-1978). Au cours de ces années, son travail est devenu largement connu. Bloch resta politiquement actif tout au long de cette dernière période de sa vie et mourut le 4 août 1977 à Tübingen.... 


Geist der Utopie, 1918 (L'esprit de l'utopie) 

Bloch décrit les hommes comme des voyageurs partis à l'aventure et qui au fur et à mesure découvrent non seulement la route, mais le but et la raison de leur voyage. L'homme est orienté vers l'avenir, qui n'a encore aucune consistance. 

Encyclopédie de l'espoir humain, "livre de rupture et de passion écrit tout au long des années de guerre, d'avril 1915 à mai 1917, L'esprit de l'utopie, première œuvre provocante plus que démonstrative d'Ernst Bloch, est animé d'un double mouvement de révolte et d'espérance. Sa révolte s'élève contre un univers qui a perdu le sens du Nous, de la communauté, qui a réifié l'être, qui a réduit Dieu à un simple fait, qui est une «question inconstructible». La musique, objet central du livre, est la voix privilégiée de cette révolte, car elle fait exploser la distinction entre le sujet et l'objet, entre l'âme et le monde.

Sans conclure aucune paix avec le monde, Bloch veut nous apprendre à espérer à partir de notre ici-bas. Il déchiffre comme autant de traces de la venue de la «vraie patrie», comme autant d'utopies concrètes et agissantes, l'œuvre la plus humble d'un potier inconnu, l'audace plastique du cubisme et du futurisme, le mystère de la musique - le plus utopique de tous les arts -, enfin la grande voix libératrice d'un marxisme réconcilié avec son essence prophétique. Car ces chemins expriment tous l'effervescence du réel, sa tendance utopique interne. En pleine Apocalypse donc, Bloch découvre l'«esprit de l'utopie», le génie paraclétique de la culture et les racines métaphysiques de toute espérance révolutionnaire." (trad. Gallimard)

 

Ce qui est en vue (1918-1923)

"Je suis, nous sommes.

Il n`en faut pas davantage. A nous de commencer. C'est entre nos mains qu'est la vie. Il y a beau temps déjà qu'elle s'est vidée de tout contenu. Absurde, elle titube de-ci de-là, mais nous tenons bon et ainsi nous voulons devenir son poing et ses buts. Les récents événements seront bien vite oubliés. Seul flotte dans l'air un souvenir sinistre et vide. Qui fut défendu: les paresseux, les misérables, les profiteurs. La jeunesse dut périr, condamnée à mort pour des buts tellement étrangers, tellement ennemis de l`esprit, mais les misérables sont hors de danger, installés bien au chaud chez eux. Nul d`entre eux n`a disparu, mais ceux qui ont agité d'autres drapeaux, tant de floraisons, tant de rêves, tant d`espérance spirituelle, ceux-là sont morts. Les peintres ont défendu les marchands et gardé bien douillet l`arrière pour les responsables.Jamais objectif de guerre ne fut plus lugubre que celui de l`Allemagne du Kaiser; une oppression étouffante décrétée par les médiocres, subie par les médiocres. le triomphe de la bêtise protégé par le gendarme, exalté par les intellectuels qui n'en finissaient pas de gonfler leur cervelle pour livrer des phrases!

Et comme si l'on n'avait pas assez détruit, tout ceci continue encore aujourdhui. La guerre s'est achevée, la révolution a commencé et avec elle, des portes se sont ouvertes. Mais, il faut bien l'avouer, elles se sont vite refermées. Le profiteur s'est démené, il a réussi à

s'installer et avec lui, tout l'ordre ancien est revenu. Le paysan usurier comme le grand bourgeois puissant ont en fait progressivement éteint le feu et, comme toujours. le petit-bourgeois affolé s'est mis à manger de ce pain-là. Jamais auparavant la jeunesse

privilégiée n'avait été aussi fruste et bornée. Les universités sont devenues les vrais cimetières de l'esprit, infectées de paresse et d'obscurantisme rigide. Ainsi ce qui semble être actuellement une restauration n'est que l'acte final d'une pièce dont le prélude fut

joué par la réaction il y a un siècle: même langage du terroir, même tradition de la culture nationale et de ce romantisme sans instinct qui a oublié la Guerre des Paysans et n'a vu que des châteaux forts se dresser dans la magie nocturne du clair de lune.

Le littérateur de service lui aussi prend le virage, les papes de l'expression, brûlant ce qu`hier encore ils adoraient, se hâtent de soutenir la victoire des incapables; avec les ruines d'un passé raffiné, ils rafistolent des faux, ils barrent la route au sentiment vivant et créateur du futur, de la cité et de la collectivité, ils perfectionnent sur le plan idéologique l`escroquerie de la réaction, rendent plus absolus son romantisme de pacotille, son hygiène navrante. Cependant l'Ouest avec ses millions de prolétaires n'a pas encore dit son dernier mot; cependant en Russie, la république marxiste reste indomptée et tout aussi indomptés, tout aussi entiers dans leur exigence absolue, les problèmes éternels de notre ferveur, de notre conscience religieuse restent brûlants. Bien plus, nous, au moins, nous avons été instruits par ce regard sur le réel qui, lui aussi, apparut il y a un siècle. Marx a distingué de manière fondamentale le pur et simple enthousiasme faux, abstrait, sans médiation, le simple jacobinisme, de la planification socialiste et à plus forte raison, nous n`aurons garde d'oublier l'esprit de Kant et de Baader au-delà de toute politique réaliste. En revanche, ce romantisme de la récétion moderne n`a vraiment rien hérité de valable, il n'est ni concret ni enthousiaste ni animé par un esprit universel, il est tout simplement obtus, momifié, dépourvu de spiritualité et d'esprit chrétien, il ne sait finalement qu'extraire du pathos de son « enracinement ›› l`annonce de la décadence de l'Occident, d`une manière qui se limite totalement à la créature et s'éteint dans l'irréligion; il offre des bourgeons fanés, des floraisons fanées et comme unique objectif pour aujourd'huí, une civilisation pourrie, la marine et le pessimisme des archives historiques, quant à l'Europe, il lui prédit une mort prochaine et éternelle.

Il fallait donc, il se pouvait donc que nous tombions si bas. On chante comme celui dont on mange le pain. Mais cette danse autour du veau d`or et de sa peau, sans rien d'autre derrière a été tout de même surprenante. Il en résulte que nous n'avons pas de pensée socialiste. Nous sommes au contraire devenus plus pauvres que les braves bêtes; quand ce n`est pas le ventre, c'est l'Etat qui est notre dieu, tout le reste n'est que plaisanterie et bavardage. Nous avons des aspirations et notre savoir est court, mais nous agissons peu et, ce qui explique en partie ce manque, nous n`avons pas d'ampleur, de perspective, de fins, de limite intérieure que nous pressentirions avoir dépassée, pas de noyau ni de conscience qui rassemble l'ultime. 

Mais ici, dans ce livre, s'instaure précisément un commencement, est ressaisi à neuf l'hérirage intact. L`au-delà est illuminé à nouveau ici comme le fut ce qu'il y a de plus intérieur; il ne s'agit point d`un « comme si ›› timide, d'une superstructure vaine. Ce qui s`élève au-dessus de tous les masques et de toutes les civilisations à bout de course, c'est l'Un, ce qu'on a toujours cherché, l'unique pressentiment, l'unique conscience, l'unique salut........." (trad. Gallimard)

 

L'ESPRIT DE L'UTOPIE (Geist in Utopíe) fut écrit en 1914-15, il  parut en 1918, et une deuxième fois en 1923. C'est la première grande œuvre d'Ernst Bloch, un des penseurs les plus importants de l`Allemagne contemporaine : il était en relation étroite avec B. Brecht, A. Döblin et H. Mann avec lesquels il fonda, en 1938, pendant leur émigration aux Etats-Unis, les éditions Aurora où furent publiés quelques-uns de ses ouvrages inédits. Ce premier livre est, dit-on, expressif, baroque, pieux, fanatique, et s'attaque au rapport sujet-objet. Son romantisme révolutionnaire, ainsi que celui de la monographie qu'il consacre à Thomas Münzer, trouvera sa détermination et son équilibre dans le "Príncipe espérance".  Pour Bloch, l`humanité vit en pleine obscurité, sans connaitre le sens de la vie ni le sort de l'être humain après la mort. Mais il reste le refuge de l'espérance. Car l'âme humaine embrasse le tout, le présent aussi bien que l'avenir et même l'au-delà. L`être humain ne veut que l'espoir, il est son seul espace, son objet, son langage. Cet au-delà n'est pas seulement possible, comme il est possible qu`il fasse froid ou que l'être humain soit un jour heureux, que le royaume des Cieux existe, que le contenu rêvé de l'âme humaine se réalise ... cela n`est pas seulement possible mais absolument nécessaire, et ce indépendamment de toute preuve formelle ou réelle ; c'est donc une réalité essentielle née d`une exigence intense et utopique ... 

Seule la volonté de l'être humain n`a pas de limites, et l`imposition de la pensée vraie apportera finalement la lumière au monde. Si la première des revendications humaines est relative à l`âme, la puissance de la volonté se manifestera. L`être humain est à la fois l'objet du problème et la machine mise en marche pour la résolution de ce même problème. S`il prétend à la satisfaction de ses désirs. l'homme ne devrait plus se laisser absorber par de fausses objectivations. De même que la machine et l'Etat doivent uniquement décharger l'être humain, les œuvres spirituelles ne doivent servir que comme moyen d'invention. Tout ce qui est étranger à l'humain est sans valeur. Dans ce rapport fonctionnel entre décharge et esprit, marxisme et religion, unis par la volonté, le but final est atteint : l`âme, le Messie, |'apocalypse donnent les dernières impulsions d'action et de connaissance, forment la condition préalable à toute politique et à toute culture. 

Mais ce but final de l'humanité ne sera atteint que dans une longue période de temps. La tâche de notre époque est de rassembler les parties détruites et perdues de l'âme, d'obliger l'état à l`action humaine et de découvrir le Moi, chose la plus importante; car l'être humain est puissant, Dieu existe grâce à ceux qui sont justes: les justes doivent ainsi réaliser le nouvel avenir, leur force est la philosophie qui évoque Dieu, et la vérité de la prière. La pensée fondamentale de ce livre est que le monde n'est pas vrai dans son état actuel, mais qu'il va retrouver sa paix et sa vérité grâce à l'être humain. (Trad. Gallimard, 1977).

 

"La rencontre de soi-même - Production de l'ornement

L'AUBE

Mais nous, nous prenons les choses au commencement.

Nous sommes pauvres, nous ne savons plus jouer. Nous l`avons oublié, la main a désappris à bricoler. C'est à peu près ainsi, pourtant, que fut poli le silex. On dirait qu`autour de nous, jamais quelque chose comme un savoir professionnel n`a été ni su ni transmis. C'est bien pourquoi nous peignons à nouveau comme les sauvages, au meilleur sens du terme, en êtres primitifs, inquiets, insouciants, soucieux. Car c'est à peu près ainsi que furent sculptés aussi les masques de danse et que l`homme primitif se construisit ses fétiches, même si rien d`autre sinon le besoin de s'exprimer ne se retrouvait identique. De sorte qu'une distinction claire et simultanée nous aide et nous force à accentuer la froideur de l'ustensile afin qu`on voie bien ce qui reste ensuite à réchauffer sans ménager notre peine.

 

LA FROIDEUR TECHNIQUE

D'abord, il est vrai, presque tout nous paraît creux.

Mais comment pourrait-il en être autrement et d`où pourrait venir l'ustensile vivant, racé, quand personne ne connaît plus de demeure durable, ne sait plus rendre sa maison chaude et solide? Cependant, les humbles objets ne sont pas seuls responsables de cet état de choses. Ils ne sont pas tels simplement parce que celui qui les a commandés est devenu inconnu ou anonyme. Prenons parmi d'autres, le cas du cabinet de travail: l`industriel qui n'y vient que le soir pour se reposer, lire ou recevoir des amis, et l'écrivain ou l'intellectuel qui habite, tel un héritier de Faust, ce lieu consacré au travail et aux livres, ont à tout le moins des exigences différentes pour la commande et la maquette. Cependant le mobilier bourgeois qui est mis en vente ou proposé dans les projets d'ensemble, demeure désespérément prisonnier de ce dénominateur commun: le fumoir. On peut donc affirmer sans hésiter qu'il y a bien plus de bonne volonté chez l'acheteur que n'en peut satisfaire l'imagination indigente de ce qui est proposé. Aussi est-ce bien moins sur l'utilisateur que sur le producteur que rejaillit la médiocrité de la marchandise; et pas sur lui seul, la machine qu'il utilise a également sur la conscience la misère et l`assassinat généralisé de l'imagination, qui contraint chaque musée å fermer le département des arts décoratifs en ce qui concerne les quarante dernières années du siècle passé.

Comme elle s'y entend, la machine, pour rendre dans le détail, toute chose aussi morte et indigne de l`homme que nos quartiers neufs sont mornes et indignes dans l'ensemble. Son véritable objectif est la salle de bains et le W.-C., réussites les plus incontestables et originales de cette époque, tout comme pour le rococo, c`est le mobilier, et pour le gothique, les cathédrales qui ont représenté les créations d`art dominant leur époque. Mais aujourd`hui, c`est le règne de ce qui est lessivable: d`une manière ou d'une autre, l'eau ruisselle de partout sur les murs, et le sortilège des installations sanitaires modernes se mêle, sans qu'on y prenne garde, en tant quia priori des produits industriels finis, aux plus précieuses créations issues de notre époque et de son ardeur à fabriquer.

Il nous faut certainement réfléchir longtemps, avec émotion et attention. Et ce, d'autant plus qu'il ne nous reste rien d'autre puisque l'artisan d'autrefois ne reviendra pas. Quant à ceux de maintenant. nous nous en voudrions de les soutenir, leur vue rebute à tel point qu`on ne peut rien en dire de plus. Souvent ce sont justement les plus sales crapules petites-bourgeoises, avec tous les caractères de la classe moyenne décadente : l'avidité, la tromperie, la malhonnêteté, l'impudence, l`absence de conscience professionnelle, qui, en tant que petits patrons, ont repris le noble état de maitre de jurande. Même s'il s`agit d'une cause perdue, on peut dire qu'une production mécanisée pour ainsi dire humaine et chaude n'aurait pas plus de succès. Car l`évolution et le capitalisme n'ont construit jusqu'ici la technique, du moins dans son usage industriel, que dans le seul but d'une production de masse à bon marché, de grande consommation et avec un profit élevé, mais en aucune façon pour alléger le travail humain ou même ennoblir ses résultats, comme on le prétend. Nous voudrions bien savoir quel allègement pourraient procurer le fracas des métiers à tisser, l'équipe de nuit, la contrainte terrible des tours allant à la même vitesse,  l'impossibilité de toute joie au travail pour l'homme qui n'a jamais que des parties à élaborer et n`éprouve plus jamais la joie de l`ensemble, de la production achevée; nous voudrions bien savoir quel allégement et surtout quel ennoblissement cela pourrait procurer, face à la paisible fabrication de jadis (ici la maison et tout à côté, l'atelier) qui portait sur une petite quantité, sérieusement finie, d'étoffe tissée à la main, avec art. 

Une tout autre technique, non pas mercantile mais humaniste, devrait naître et devrait être inventée pour de tout autres fins, purement fonctionnelles, sans tout ce gâchis dans la production des marchandises et sans ces "ersatz" mécaniques de biens autrefois faits avec art : il faut qu'interviennent un allégement et en même temps une limite, une transformation de la forme utile dans l`esprit machiniste, qu'apparaissent, débarrassées d'apprêts et d'un luxe désuet, une diversité et une abondance libérées, purement expressives. Le grand saut, dans toute sa gloire; mais tout ce qu'il a apporté et qui n'est pas, à son tour, utile et fonctionnel (comme le sont la locomotive ou la production d'acier) : le déchet ignoble des "ersatz" statiques devra, un beau jour, déguerpir; et les coûteux moyens de production de ces "ersatz", ces corrupteurs de la culture, iront rejoindre dans le même musée des horreurs, les canons et autres exemples de sagacité corruptrice. 

Nous le répétons, il faut certainement y réfléchir longtemps avec émotion et attention; car ici, dans cette marche essoufflante, dans cette accélération, dans cette agitation et cet élargissement de notre champ d'action, de grandes valeurs spirituelles et intellectuelles nous attendent.

Mais pour ce qui est de la technique, ce que nous disons ne vise que la machine comme soulagement fonctionnel et non la masse de pacotille que déversent les usines ou pire, la terrible désolation d`une automatisation totale du monde.

Alors, il est vrai, dans de telles limites l'ustensile froid n est pas partout contestable; alors, il y a assurément des cas où se produit un revirement dans la haine contre les machines, où Marx a raison contre les socialistes du retour à l'artisanat; où l`on voudrait adresser au moins des remerciements à la froideur sérieuse, commode bien que sans joie, utile, fonctionnelle en tant qu'avenir honnête et seule destination de la machine, et cela, au nom de l`expression libérée du labeur comme du style artistique. Même si la disparition du goût, la mise en oeuvre intentionnelle d`une fonction primitive, purement concrète ne mènent plus dans le vieux et beau pays où l`on a vécu, du moins une technique volontairement fonctionnelle conduit-elle, sous certaines conditions, à l'émancipation significative de l'art à l`égard du style, d'une stylistique dépassée, aussi bien que de la forme fonctionnelle nue. Car, pas plus que le vendeur ou le fabricant, la machine n'est en dernier ressort, avant tout, le levier décisif de la gigantesque transformation qui affecte l`aspect visible de la civilisation. La machine n`est en effet qu'un rouage dans un plus vaste système; la déchéance comme l`espérance sont ici comme ailleurs simplement les manifestations contradictoires d'un esprit qui a déserté, d`un esprit menacé, mais qui s`est peut-être enfui vers de plus vastes domaines; les conditions de possibilité de la machine et de son utilisation pure sont finalement, selon la philosophie de l'histoire, étroitement liées aux conditions de possibilité d'un expressionnisme opposé au luxe...." (trad. Gallimard)

 

KARL MARX, la mort et l'apocalypse

ou les chemins du monde capables dd rendre extérieur l'intérieur et l'extéruieur semblable à l'intérieur

"LA VIE INPÉRIEURE

C`est ainsi que je suis. C`est ainsi que nous sommes encore. 

Mais n`est-ce pas déjà bien trop? Car celui qui veut être utile doit absolument revenir en arrière, tout en étant au monde de manière nouvelle.

Je le répète : il n`en faut pas davantage. À nous de commencer.

La vie est entre nos mains. Il y a bien longtemps déjà qu`elle s`est vidée de tout contenu. Elle avance en titubant de-ci de-là, dépourvue de sens. Mais nous, nous tenons bon et nous voulons être pour elle son poing et ses buts. Neuf et immense, ainsi se lève d'abord ce qui nous est inférieur.

Mais nous, nous en faisons bien partie. C'est ainsi que se fait la croissance et que même nous nous endormons. Même nous, nous étions en germe, nous devînmes plantes, animaux car nous ne savons pas qui nous sommes. Pas au sens où nous nous serions d`abord développés à partir de plantes et d'animaux, sans avoir été d'abord au monde, sans en avoir fait partie. Non, c'est l`inverse : l`ensemble des formes organiques s'est développé d'abord sur le chemin qui mène à la forme humaine, seule forme à laquelle de tout temps nous pensions (gemeint). L`homme est si peu l`être le plus tardif et une apparition due au hasard que tout ce qui a pris forme avant lui constitue de purs masques, des caricatures même et des erreurs qu`un juste pressentiment imposait en premier lieu de séparer du reste et d'éliminer. Chaque créature, une fois formée s'adapte à la façon d`une plante ou bien se meut exactement au rythme que lui imposent sa structure et l'environnement auquel elle

est accordée. Mais certes par une simple adaptation à l'environnement, on ne pourrait pas produire même des lièvres, à plus forte raison des lions, on n`aurait que de simples reproductions du milieu s`y adaptant précisément, sans aucune victoire possible sur lui. 

Au contraire, dans l`enchaînement qui va de l`algue à la fougère, du conifère au feuillu, dans la marche de l`eau vers l`air, il y a quelque chose de plus libre, de plus ouvert, UNE VERITABLE QUÊTE DE L'HUMAIN ; ou, a fortiori, quand tombe le masque du ver de terre et qu`il devient reptile, puis oiseau, puis mammifère, dans la lutte pour obtenir squelette et cerveau. A tâtons et guidé par un pressentiment étrange, qui, inemployé, brûle comme une flamme au-dessus de chaque être vivant, on essaie, on conserve, on rejette, on réutilise, on se trompe, on retombe en arrière, on réussit, on se libère en allant vers le réflexe, on peut ainsi sauter vers une nouvelle formation qui nous est tout à fait familière. 

Là il y a UNE POUSSEE VERS LA CLARTE mais qui s`exerce encore parmi des larves, dans les limites stables de l`espèce elle-même qui tient les animaux prisonniers; c`est seulement chez l'être humain que les mouvements vers la lumière qui sont le propre de toutes les créatures, peuvent être aussi bien conscients qu'accomplis jusqu'au bout. À côté de cela, au-dessous, la vie animale demeure limitée, avant tout larvaire; silhouette et tête mêmes sont des masques et le genre, l'espèce qui se transforment si lentement, en eux-mêmes presque dépourvus d`histoire, tiennent captif comme un destin presque achevé. 

C'est pourquoi, tout au long de ces tentatives, tant de formes devaient être expérimentées jusqu`à ce qu'au moins ce qui est typiquement inachevé: l'homme, soit fondé. Seul donc l`homme est l`être tardif et cependant le premier né, lui seul a pu briser l`espèce animale immobilisée si longtemps, lui seul a pu la dépasser. Il devint, sous peine de disparaître, l`animal qui fabrique des outils, des détours au lieu de s`en tirer par des réflexes innés, des signaux hérités. Et plus le temps passe, plus il est voué à planifier consciemment, dans la construction du nid comme de ce qui s'y rapporte; totalement artificiel et cependant en avant, sur le front. Les frères inférieurs sont dans l'attente et passent auprès de nous. Le sol, les plantes, tout ce qui grouille, les créatures sauvages ..." (L'Esprit de l'utopie, trad. Gallimard)

 

Ernst Bloch interprète avec verve et prolixité la philosophie de MARX à partir du noyau de son œuvre, l'esprit de l'utopie, un esprit qui est conception. Son ouvrage principal, "Le Príncipe espérance", représente une encyclopédie de l`espoir humain. BLOCH voit dans l'anticipation une des propriétés majeures de la conscience. La privation et sa possible supression s'expriment à tous les degrés de l'existence humaine : comme poussée, puis comme tension et aspiration qui, liées à un but indéterminé, deviennent recherche, et à un but déterminé, pulsion. Si cette demière est insatisfaite, mais que son but est conscient, apparaît le souhait et enfin le vouloir...

L'être humain est orienté vers l`avenir, qui n'a encore aucune consistance : BLOCH décrit les êtres humains comme des voyageurs partis à l'aventure et qui au fur et à mesure découvrent non seulement la route, mais le but et la raison de leur voyage.

Dans l'art, par exemple, et dans la religion la limite du "non-encore-conscient" est franchie, ils sont le "pré-apparaître d`un succès".

Les rêveries et images subjectives ont leur équivalent dans la réalité objective : "l`attente, l'espérance, l'intention dirigée vers une possibilité encore non devenue, constituent [...] une détermination fondamentale au sein de la réalité objective tout entière".

Si la réalité subjective est traversée par le "pas-encore", il en va de même pour la réalité objective. Le monde est pris dans un processus dialectique, pour lequel BLOCH fournit trois catégories :

1) Le "front", c.-à-d. cette section la plus avancée du temps, où l`avenir se décide,

2) Le "novum", le contenu toujours renouvelé de l'avenir à partir de la possibilité réelle,

3) La "matière", que Bloch ne conçoit pas comme statique et quantitative, mais (à partir de la racine "mater = mère") comme dynamique et créatrice. Elle n'est pas la "bûche  mécanique", mais plutôt le substrat unique de la possibilité réelle et ainsi le garant du novum : "La possibilité réelle est l`avant-soi catégorial du mouvement matériel en tant que celui d`un processus".

Cette possibilité "objective-réelle" est distincte de la possibilité formelle, c.-à-d. du pur pensable, ou de la possibilité "objective au niveau des faits", fondée sur une connaissance lacunaire des conditions. Une possibilité véritable n'est pas le pur déploiement d'une chose déjà établie. Le temps doit être considéré comme une grandeur flexible. Ce qui (d'après le temps de l'horloge) est apparemment simultané, appartient à différents espaces de différentes époques et on trouve "simultanément" dans la société de l'actuel et de l'atavique. A la fin du Principe espérance, Bloch déterminera, en s'appuyant sur MARX, le développement de la richesse de la nature humaine comme son but ...

 

"LA PENSEE SOCIALISTE

Ainsi c'est de nous avant tout que nous avons besoin. Mais pour cela, il faut commencer par déblayer le chemin extérieur. Mais alors tout ce qui est intérieur n`est-il pas déjà de trop?

Avec ce degré plus élevé d'intériorité, que parcourt la rencontre de soi-même dans les lacets montant de plus en plus raides, dans des degrés d`intégration de plus en plus élevés, avec cela ne relâche-t-on pas la Simple force de se retourner vers le "social", d`agir et de penser vraiment politiquement? 

Aussi reculons-nous d'abord ici sur certains points. Cependant il n`en faut pas moins allumer déjà une lumière à nos pieds. Celui justement qui est en avance de mille pas a plus de facilités pour aider que celui qui s`essouffle à suivre en aveugle ou qui apporte après coup sa contribution à un chemin qu'on est justement en train d'arpenter.

Nous répétons donc : les récents événements seront bien vite oubliés. Seul flotte dans l'air un souvenir sinistre et vide. Qui fut défendu? Les paresseux. les misérables, les profiteurs. La jeunesse dut mourir. condamnée à mort pour des buts tellement étrangers, tellement ennemis de l'esprit, mais les misérables sont hors de danger, installés chez eux bien au chaud. Nul d`entre eux n'a disparu, mais ceux qui ont agité d`autres drapeaux, tant de floraisons, tant de rêves. tant d'espérance spirituelle, ceux-là sont morts. Les peintres ont défendu les marchands et gardé bien douillet l`arrière pour les responsables, mais dans les églises et dans la vie littéraire la prêtraille a trahi son Seigneur pour un uniforme, pour une recommandation, pour moins cher qu'Esaü, moins cher que Judas. Jamais objectif de guerre ne fut plus lugubre que celui de l`Allemagne du Kaiser; violence et barbarie, esclavage de tous et arsenal de la réaction, une oppression étouffante, décrétée par les médiocres, subie par les médiocres; le triomphe de la bêtise protégé par le gendarme, exalté par les intellectuels qui n`en finissaient pas de gonfler leur cervelle pour livrer des phrases!

Nous répétons à nouveau : et comme si l'on n`avait pas assez détruit, TOUT CECI CONTINUE AUJOURD'HUI. La guerre s'est achevée, la révolution a commencé et avec elle des portes se sont ouvertes. Mais, il faut bien l'avouer elles se sont vite refermées. 

Le profiteur s'est démené, il a réussi à s`installer et avec lui tout l`ordre ancien est revenu. Le paysan usurier, le grand bourgeois puissant ont en fait,  progressivement, éteint le feu et, comme toujours, le petit-bourgeois affolé flanche et se met à manger de ce pain-là. La jeunesse privilégiée elle-même est plus fruste, plus stupide, plus arrogante que ne le fut jamais aucune autre auparavant, les universités sont devenues les vrais cimetières de l'esprit, les foyers d`un "éveil de l`Allemagne" infectés par l`immobilisme, la paresse et l'obscurantisme. 

Ainsi ce qui semble être une restauration n'est que l`acte final de la comédie que la réaction commençait il y a un siècle et dont se plaignait déjà ainsi Niethammer, l'ami de Hegel.

"Semblables à des vers de terre, à des grenouilles, à la vermine qui grouille après la pluie, voici que surgissent les Weiller et consorts au moment où s`étend l`obscurité sur l'ensemble du monde civilisé". Ils rejouent la restauration de l`Ancien Régime, lorsque les mêmes phrases creuses venaient à l'esprit et que la mode était à l`État corporatif (Ständestaat) comme tradition de la culture nationale opposée à l`idée d`humanité, elle qui est vraiment chrétienne et même tout à fait typique du Moyen Age; lorsque apparaissait ce romantisme dépourvu d'instinct oubliant Thomas Münzer pour vénérer des défroques héraldiques, laissant de côté la vraie tradition "populaire" allemande, la guerre des Paysans et se contentant de voir des châteaux forts se dresser dans la magie nocturne du clair de lune. Le littérateur de service lui aussi prend le virage, les papes de l`expression - brûlant ce qu'hier encore ils adoraient - se hâtent de soutenir la victoire des incapables; avec les ruines d`un passé raffiné ils rafistolent des faux, ils barrent la route au sentiment vivant et créateur du futur, de la cité et de la collectivité, ils perfectionnent sur le plan de l`idéologie l'escroquerie de la réaction, ils rendent plus absolus son hygiène navrante, son romantisme de pacotille. Au lieu que le petit peuple ait honte de lui-même, lui qui la plupart du temps se dérobe devant un principe qu`il pressent depuis toujours, devant le postulat d`une aurore et même devant son expression créatrice, il blasphème encore ce principe lui-même qui d`après le pressentiment de la philosophie de l`histoire doit se réaliser, et cela, parce que ce dernier pour son malheur n`a trouvé qu`un petit peuple. 

Cependant l`Ouest avec ses millions de prolétaires n'a pas encore dit son dernier mot; cependant en Russie la république marxiste reste indomptée et tout aussi indomptés, tout aussi entiers dans leur exigence absolue, les problèmes éternels de notre ferveur, de notre conscience religieuse restent brûlants. 

Bien plus, nous au moins, les socialistes, nous avons été instruits par ce regard sur le réel qui, lui aussi, apparut il y a un siècle; Marx a, de manière fondamentale, distingué le pur et simple enthousiasme faux, abstrait, sans médiation, le simple jacobinisme, de la planification socialiste et à plus forte raison nous n`aurons garde d`oublier l'esprit de Kant et de Baader. En revanche, ce romantisme de la réaction moderne n`a vraiment rien hérité de valable, il est tout simplement barbare et tourné vers le passé, il n`est ni concret ni enthousiaste ni animé par un esprit universel, il est tout simplement obtus, buté, momifié, dépourvu de spiritualité et d'esprit chrétien; il ne sait qu`extraire du pathos de son "enracinement" l'annonce de la décadence de l'Occident, d`une manière qui se limite totalement à la créature et s'éteint dans l`irréligion, il offre des floraisons fanées et, comme unique objectif pour aujourd'hui, une civilisation pourrie, la marine et le pessimisme des archives historiques, quant à l'Europe il lui prédit une mort prochaine et éternelle.

Dès lors, le brasier que nous avons allumé ailleurs, a fortiori le brasier intérieur, ne doit pas se contenter de couver sous la surface, mais il doit aussi, neuf et immense, envahir dans toutes ses dimensions la vie intermédiaire. 

Dès lors, de ce lieu de la rencontre avec soi-même doit découler nécessairement le lieu d'une action dirigée vers le politique et le social, afin que cette rencontre en devienne une pour tous: en vue d`une véritable liberté personnelle, d`un véritable engagement religieux. Ici donc un second point est atteint par où l' "âme", l' "intuition du Nous", le contenu de sa "lettre de franchise" affluent dans le monde de manière responsable.

Avoir ainsi une pratique, aider ainsi dans l`horizon constructif de la vie quotidienne et indiquer la bonne direction, être ainsi précisément politique et social: voilà qui touche la conscience morale de près et avec force, voilà une mission révolutionnaire tout entière

inscrite dans l`utopie...." (L'esprit de l'utopie, trad. Gallimard)

 


Erbschaft dieser Zeit, 1935 (Héritage de ce temps)

Ce livre d'exil est une interrogation passionnée sur l'époque de transition des années vingt. Trois grandes parties suivent une introduction "La poussière": "Employés et distractions", "Non-contemporanéité et énivrement", "Grande bourgeoisie, objectivité et montage". C'est ici que Bloch invente le concept de "non-contemporanéité" : "tous ne sont pas présents dans le même temps présent .. Des temps plus anciens que ceux d'aujourd'hui continuent à vivre dans des couches plus anciennes", jeunesse, paysannerie, classe moyenne, employés, autant de foyers périphériques de surgissement du non-contemporain qu'il faut articuler avec cette contradiction fondamentale du monde contemporain qu'est la négativité prolétarienne. 

 

"..Depuis quelques années l'espèce citadine, elle aussi, comme on l'a remarqué, apprend à retarder. Une couche moyenne paupérisée veut retrouver l”avant-guerre, où les choses allaient mieux pour elle. Elle est paupérisée, donc sensible aux germes révolutionnaires, mais son travail se fait loin du front et ses souvenirs la rendent parfaitement étrangère à l'époque. L'incertitude qui engendre simplement la nostalgie du passé comme impulsion révolutionnaire fait surgir en plein dans la grande ville des figures comme on n'en voyait plus depuis des siècles. Pourtant, ici encore, la misère n'invente rien ou n'invente pas tout. Elle trahit seulement, elle trahit la non-contemporanéité qui parut longtemps latente, ou tout au plus d'hier, mais qui maintenant retrouve des forces bien au-delà d'hier, dans une danse de Saint-Guy presque énigmatique. Des manières d'être anciennes resurgissent ainsi en ville même, avec un type de pensée et des boucs émissaires de jadis, comme l'usurier juif, symbole de l'exploitation en général. On croit à la fin de «l'esclavage du prêt à intérêt», comme si l'économie en était vers 1500. De véritables paysages urbains du Moyen Age dorment dans la vie d'aujourd'hui. Des superstructures qui semblaient depuis longtemps repliées se re-déroulent et s'étalent. Ici c'est l'auberge « Au sang nordique », là le château du comte Hitler, là l'Église de Reich allemand, une Église terrestre où le peuple de la ville a lui aussi le sentiment d'être le fruit du sol allemand et adore le sol sacré, la Confession des héros allemands et de l'histoire allemande.

Ce type d”amour de la patrie, l'écume aux lèvres et le regard pâmé avec lesquels en Allemagne on pense à l'Allemagne, ne sont pas simplement le substitut du sentiment évanoui d'appartenir à une caste. «La puissance et la gloire du pays» n'est pas seulement un rêve (un rêve très commode pour l'industrie d'armement) qui dédommage par des sentiments collectifs l'impuissance de fait et l'avilissement du petit-bourgeois individuel. Ici, ce n'est même pas seulement la projection du « peuple élu » sur le peuple germanique totalement idolâtré. L'excès manifeste rappelle au contraire la "participation mystique" primitive et atavique, l'attachement du primitif au sol qui renferme les esprits de ses ancêtres.

Plus que jamais la petite-bourgeoisie est l'humus chaud et humide de l'idéologie; et pourtant il appert que l'idéologie qui sévit aujourd'hui a des racines profondes, et plus profondes que la petite-bourgeoisie. Les paysans croient parfois encore aux sorcières et aux exorciseurs, mais depuis longtemps cette croyance n'est pas aussi fréquente et aussi forte que celle d'une grande couche de citadins qui croient aux Juifs fantomatiques et au nouveau Balder. Les paysans lisent encore parfois les prétendus sixième et septième livres de Moïse, un livre de colportage contre les maladies dans l'étable et aussi sur les forces et les secrets de la nature, mais la moitié des classes moyennes croit aux Sages de Sion, aux lacets des Juifs et aux symboles francs-maçons omniprésents, ils croient aux forces galvaniques du sang et du méridien allemands.

L'employé regimbe, sauvage et belliqueux. Il veut encore obéir, mais seulement en soldat, en se battant, avec une croyance. Le désir de l'employé (qui ne veut pas être prolétaire) s”amplifie au point de devenir aspiration orgiastique à la subordination, à la condition magique de fonctionnaire aux ordres d'un duc. L'ignorance de l'employé qui cherche des états de conscience passés, une transcendance dans le passé, s'amplifie au point de devenir haine orgiastique de la raison, « chthonisme » où se mêlent guerriers fous furieux et drapeaux à croix gammées, et même - avec une non-contemporanéité qui devient par endroits exterritorialité - où grondent des tam-tams et où se lève l'Afrique centrale. En effet les classes moyennes (à la différence du prolétariat) ne prennent pas directement part à la production, elles n'y entrent que par des activités intermédiaires, si loin de la causalité sociale qu'un espace alogique peut toujours se former sans être troublé, dans lequel des souhaits et des nostalgies romantiques, des pulsions archaïques et des résidus mythiques peuvent retrouver une jeunesse.

Même le contenu immédiatement économique du fascisme des classes moyennes est non-contemporain, ou l'est devenu depuis que la liberté du commerce et de l'industrie ne profite plus qu'aux grands entrepreneurs et anéantit les petits. La démocratie parlementaire est ainsi le garant honni de la libre concurrence et la forme politique qui lui correspond. A sa place l'État corporatif veut faire régresser l'économie au stade de la petite entreprise des débuts du capitalisme. Il se recommande au grand capital comme un instrument contre la lutte des classes, et aux couches moyennes comme le salut et l'expression romantique et actuelle de leur non-contemporanéité.

De même les classes moyennes ne supportent plus idéologiquement la « rationalisation » et abandonnent d'autant plus vite la raison que celle-ci leur est toujours apparue hostile, doublement hostile dans leur univers, c'est-à-dire d'abord comme simple rationalisation due au capitalisme tardif et puis comme désagrégation des valeurs traditionnelles, désagrégation qui était également due au capitalisme tardif mais qui était comprise comme corruption « judéo-marxiste ». Le surhomme, la bête blonde, le cri biographique qui réclame le grand homme, l'odeur de cuisine de sorcière, l'odeur d'une époque depuis longtemps passée - tous ces signes de fuite dans le relativisme et le nihilisme, qui avaient fait la discussion cultivée dans le salon de la classe supérieure, devinrent, dans la catastrophe des couches moyennes, une véritable terre politique. C'est une terre, il est vrai, quelque sauvage qu'elle prétende être, qui n'est toujours habitée que par des employés..."

 

Dans la lutte contre le nouveau conservatisme, des groupes sociaux tels que bourgeoisie urbaine, cols blancs, paysans, jeunes, joueront un rôle spécifique, souvent négligé par les versions classiques du matérialisme historique qui se concentraient uniquement sur le conflit entre les capitalistes et les travailleurs industriels. Bloch critiquait déjà la version économique étroite du matérialisme historique dans le livre sur Müntzer, en recourant à Max Weber. Et les fascistes allemands ne pourraient-ils pas exploiter ces tendances utopiques anticapitalistes dans ces couches sociales et les détourner au profit de leur propagande politique conservatrice? Bloch a donc critiqué tant les tendances trop positivistes dans le marxisme, -  qui avait tendance à rejeter toutes sortes d’éléments « irrationnels » précisément au moment où il était crucial de s’engager avec eux -, que cette société capitaliste qui répriment ces éléments par ce qu'il appelle la « contemporanéité » ...


Subjekt - Objekt, 1949 (Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel)

"À l'inverse de la lecture althussérienne, la lecture blochienne de Hegel souligne la continuité entre un idéalisme toujours ancré dans le «réel» et le véritable matérialisme historique tel que l'entendaient Engels et Marx, héritier à la fois de la ferveur utopiste et de la dialectique hégélienne.

Introduction très détaillée à l'œuvre entière de Hegel, riches de citations et de confrontations, Sujet-Objet est en même temps une méditation personnelle, centrée sur le dépassement de l'antithèse entre l'intérieur et l'extérieur. Chez l'auteur de la Phénoménologie, Bloch distingue ce qui relève du «goût des antiques» et ce qui met en lumière la valeur créatrice du travail humain, sans lequel le «devoir-être» resterait un vain désir ; au-delà des schémas artificiels il discerne en maints endroits cet effort de «percée» qui donne sens aux «utopies concrètes» et justifie le «principe espérance».

D'Aristote à Marx et à Lénine, mais sans exclure Proclus, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Leibniz, Kant, voire Schelling et Kierkegaard, loin de toute tentation éclectique, toute la pensée humaine reprend ici sa vie profonde. Dans cette perspective, le «besoin» et l'«inquiétude» sont les vrais moteurs de l'histoire ; et le plus grand mérite de Hegel est d'être resté fidèle, même au temps de son loyalisme prussien, à l'appel de la Révolution française, d'avoir ainsi reconnu comme pensée directrice de sa dialectique «le progrès dans la conscience de la liberté»."

 


Das Prinzip Hoffnung, 3 vol., 1954-1959 (Le principe espérance)

"Aboutissement des thèses formulées dès 1918 par L'Esprit de l'Utopie et développées par les œuvres suivantes, Le Principe Espérance, qui parut en R.D.A. entre 1954 et 1959, fut sinon la cause du moins le prétexte idéologique de la rupture entre Bloch et le marxisme officiel.

Le livre mettait en œuvre sur le front philosophique de l'histoire une subjectivité active, la conscience anticipante, où le marxisme officiel vit une véritable agression contre le matérialisme dogmatique de l'orthodoxie. Ce risque d'idéalisme, volontairement encouru, n'est certes pas le seul paradoxe de l'œuvre blochienne. Mais son enjeu livre le sens de tous les autres : lutter contre la pétrification de la dialectique, combattre toute clôture péremptoire en métaphysique. Car la reconquête de soi entreprise par l'homme, le dépassement du règne de l'aliénation et de la marchandise, la réalisation de ce monde nouveau dont toutes les utopies sont l'anticipation abstraite - en un mot : le projet même du marxisme - ne sont pas encore accomplis. En ce sens le système hégélien constitue pour Bloch le carcan à briser pour se libérer de l'envoûtement de l'anamnèse et penser le futur.

Œuvre-système, Le Principe Espérance remet en cause toute idée de système, tout système culminant en une Idée : il s'ouvre sur le futur de l'homme et du monde. Tel est le sens de l'affirmation de ce principe que la sécularisation de la religion permet d'identifier comme celui de l'Espérance - principe d'un combat qui reste le nôtre."

 

"Un rêveur veut toujours plus  - ..Ils sont bien trop nombreux ceux qui attendent leur tour. Qui n'a rien et s'en contente, se voit prendre le peu qu'il a. Mais la quête de ce qui manque n'en finit pas. Rêver de ce que l'on n'a pas n'allège pas la souffrance; mais l'accroît et empêche que l'on s'habitue à la détresse. Ce qui fait mal, sans cesse, accable et affaiblit, il faut s'en débarrasser. Souffler un peu n'a jamais satisfait personne bien longtemps. Mais surtout: le rêve se prolonge toujours au-delà de la brève existence quotidienne de l'individu. Ce qui s'ébauche dans ce rêve vivace, c'est autre chose que le seul plaisir de se parer et de contempler dans le miroir l'image de soi que souhaitent y voir les maîtres.

Ce qui s'y dessine sort du cadre, c'est l'esquisse d'une image de plus grande envergure, fruit du souhait et de la réflexion. Et si la réflexion sur ce rêve a souvent fait fausse route, elle ne se prête plus aussi facilement à la duperie. Pas plus qu'elle ne se laisse payer de belles paroles: sa volonté vise à quelque chose de plus et tout ce qu'elle atteint a le goût de ce Plus. Si bien qu'elle cherche à dépasser non seulement sa condition propre mais aussi les conditions déplorables de l'existence en général. La nostalgie de ce qui fait défaut, lorsqu'elle est trompée surtout, rassemble ses forces et tient bon, même si elle tourne à vide, s'égarant tantôt dans telle direction, tantôt dans telle autre. Quelle ne sera dès lors son énergie lorsque la voie choisie sera la bonne et, attentive, ira de l'avant..."

 

Seuls quelques fragments des livres du philosophe allemand Ernst Bloch parurent en France à la fin des années 1950, notamment un chapitre du "Principe espérance" intitulé "La Catégorie de la possibilité" dans la Revue de métaphysique et de morale (janvier-mars 1958), puis quelques fragments groupés sous le titre "L'homme est tendu en avant", dans Les Nouvelles Lettres (septembre 1958). Pourtant, Bloch est considéré comme l'un des philosophes les plus vigoureux de ce XXe siècle, un de ceux qui cherchent à restituer à la philosophie tout son sens, c`est-à-dire sa raison d'être et son but.

Depuis ses premières œuvres jusqu'à son grand ouvrage, "Le Principe espérance", il s'efforce de décrire le monde engagé Ions son devenir, un monde qui apparaît "dans le pesant processus de sa montée, nulle part  encore comme résultat". D'abord il interroge l'histoire et les grandes créations qui la jalonnent, afin que peu à peu s'éclaire la visée  fondamentale de l'être humain : combler son manque, se libérer de tous les asservissements, tenter au prix d'innombrables erreurs, mais toujours a nouveau, de rendre le monde plus conforme à l'humanite de l'être humain. Celui-ci en prend entièrement conscience à travers ces efforts mêmes. D'autre part, Bloch s`arrête aux manifestations de la vie la plus quotidienne, se met à l'écoute de la voix intérieure de l'être humain, afin d'y découvrir ses aspirations profondes, élémentaires, d'autant plus irrépressibles qu`elles sont plus vitales. 

"Je bouge dès la naissance, on cherche, n'est que désir. On crie, n`a pas ce qu`on veut".

Ainsi commence ce livre. Parallèlement à l'histoire extérieure, Bloch décrit la lente prise de conscience par l'individu de la force d'abord vague et indéterminée qui le meut et qu'il ne maîtrise pas, la transformation de cette avidité en souhait plus précis d'un objet, d'un être, JUSQU'A L'ESPERANCE D'UN MONDE MEILLEUR.

Meilleur pour lui parce que meilleur pour tous.

S`il s'agit du désir le plus élémentaire, le plus, justifié, la faim, il montre comment, lorsqu'elle grandit sans pouvoir être assouvie, elle peut se retourner en force explosive et, saisie alors par la conscience, menace de faire sauter la "prison privation". La pensée de Bloch, lentement, se fraie un chemin entre ces deux pôles. Tout en s'opposant, ils ne sont pas extérieurs l'un à l`autre. Ils interfèrent, s'imbriquent, à tel point que l'histoire de l`un conditionne celle de l'autre et se pose à la fois en produit de l'autre. 

Au cours de ce long cheminement à travers l'histoire, les grands philosophes (Aristote, Pascal, Leibniz, Kant, Hegel), les œuvres des grands écrivains (Dante, Cervantes, Shakespeare, Goethe), celles des grands musiciens (Bach, Beethoven, Mozart), d'autre part à travers la vie quotidienne des hommes, faite de peines, de modestes joies, d'ignorances et d'illusions qui s'expriment dans les traditions populaires, les légendes et les contes, le mobile essentiel de Bloch se précise : éclairer ce qui est devant nous, TRACER DE NOUVELLES VOIES VERS LA MANIFESTATION DE CE QUI DANS LE PASSE ETAIT INSCRIT COMME POSSIBLE, et qui peut tout aussi bien sombrer dans le néant que se réaliser. Philosophie du mouvement qui cherche précision et rigueur dans l'investigation du possible, du nouveau, du progrès, de l'avenir, de l'espérance. Philosophie nouvelle, portée, comme Bloch l'affirme, par le rêve le plus ancien et le plus noble de l'humanité. Rêve nocturne, vague, incontrôlé, qui s`en va à la dérive et entraîne l'être humain dans son brouillard, et aussi rêves du jour, qui, loin de s'évaporer avec la nuit, se précisent, prennent forme à la lumière : rêves nés du manque le plus grand, de l'asservissement le plus total. 

Dans le champ de la lucidité, ces rêves-là cherchent à devenir réalité. Bloch ne propose pas un nouveau "système du monde". Ce n`est pas à l'aide de concepts qu'il aborde le réel. Sa démarche est toute différente. C'est la réalité saisie immédiatement, souvent intuitivement, qu'il s'efforce de comprendre et de décrire avec rigueur, en élargissant à partir d'horizons toujours plus vastes qui se découvrent dans la réalité même, à mesure qu'elle se déploie sous nos yeux. De cette façon, le réel peu à peu se structure, sans que cette structure apparaisse comme un but en soi. La formulation conceptuelle a, en effet, pour fin de donner à l`homme des points de repère plus solides et qui lui permettent de s'engager plus résolument dans son propre devenir : "Tout ce qui est nôtre se situe en avant". Aider à tracer des chemins dans ce nôtre "à venir", aider à découvrir de nouvelles ouvertures dans l'opacité du lendemain, c`est la tâche que Bloch assigne au philosophe. 

 

La langue de Bloch s`est formée, comme il le dit lui-même, au contact de La Bible, de la musique de Beethoven et de la philosophie de Hegel. Elle se résout en phrases lapidaires, composées de quelques mots et parfois réduites au seul verbe. On voit ces phrases qui se ramifient peu à peu à mesure que le thème se déploie, qui se gonflent d`un lyrisme à la fois ample et contenu. Il passe de pages philosophiques abstraites à une réincarnation du langage, au contact vivant avec le réel qui redevient arbre, chair, vent, attente... 

 

Bloch se situe à l`intéríeur du marxisme. Non par option politique ou idéologique, mais parce qu`il voit dans le marxisme la conséquence logique de sa vaste investigation. Le marxisme représente un bond en avant vers l`humanisation de l'homme. Avec Marx, dit Bloch, la philosophie est enfin devenue "humanité en action". Marx a tracé une voie nouvelle. L'avenir ne peut l'ignorer. Il pense toutefois que cette voie est à peine tracée. L'être humain vient seulement d'émerger de sa préhistoire. Si des horizons nouveaux se sont dessinés, un des rôles de la philosophie consiste à montrer que derrière eux d'autres horizons, plus vastes, se découvrent déjà, et se découvriront à mesure que l'homme ira de l`avant. (Trad. Gallimard, 1976-1982).


Atheismus im Christentum, 1968

(L'athéisme dans le christianisme: la religion de l'Exode et du Royaume)

"L'athéisme dans le christianisme pourrait se comprendre, dans le cadre de l'œuvre-système d'Ernst Bloch, comme une philosophie de la religion. Mais pour le marxiste Bloch, qui s'attache à penser les conséquences pratiques du renversement de Hegel par Marx, le système n'est plus qu'une méthode dialectique d'investigation du réel. Il en va de même de sa «philosophie» de la religion. Herméneutique non conformiste de la sphère religieuse, le livre vise à une véritable herméneutique de la subversion, débusquant et réactivant les intentions de révolte qui traversent la Bible et y ont été parfois étouffées par les clercs. Pour Ernst Bloch comme pour Marx «la misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle.

La critique de la religion est donc en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l'auréole.» Mais si Bloch en vient à exposer l’enchevêtrement constant de la domination politique de la classe dirigeante et de la domination intellectuelle des doctrines religieuses, son argument principal demeure que toutes les religions contiennent un noyau hérétique utopique (Exode),  qui révèle ainsi le vrai sens de la religion : la volonté émancipatrice de rejeter l’hégémonie politique et intellectuelle de la classe dirigeante. Cette motivation est essentielle pour une philosophie qui met l’accent sur l’anticipation de l’avenir et de l’espoir et pour cela, un mythe religieux non dogmatique reste bien un allié légitime (« la transcendance sans transcendance céleste »).

La figure révolutionnaire de Jésus est traitée en fonction de sa dimension humaine : le Christ est un prophète de ce monde, "royaume messianique de Dieu - sans Dieu". Les Lumières, avec leur critique radicale de la religion, sont allés trop loin et ont rejeté à tort son propre noyau émancipateur. Bloch, inspiré par Feuerbach, mais aussi par le sentiment gnostique de son travail antérieur, se concentre sur le Dieu judéo-chrétien non encore révélé de l’Exode en tant que figure libératrice et sur les héros de l’Écriture (tels que Job), qui découvrent « le Dieu processuel ». Malgré son athéisme de toujours, Bloch a énoncé explicitement le lien entre l’espoir et la religion et certains théologiens verront dans sa philosophie de l’espoir un engagement pour une version libérée du christianisme qui accepterait le Dieu comme une force eschatologique immanente. «Seul un vrai chrétien peut être un bon athée, seul un véritable athée peut être un bon chrétien.» ...