Political Notes - Coexistences

Norbert Elias (1897-1990) - Benedict Anderson (1936) - Herbert Marcuse (1898-1979) - ...

Last update: 11/11/2017


Existence et coexistence. Les deux termes semblent désormais antinomiques. Sommes-nous dans l'obligation de dérouler notre existence dans un espace géographique, social et politique déterminés, et nous pourrions ajouter "sur-déterminés" tant nos marges de manoeuvre existentielles semblent s'amenuiser progressivement et silencieusement : nous rentrons dans une phase de renoncement qui prend ici des colorations inédites et que nous devons tenter d'éclaircir. Nous interroger sur nos opinions et nos actions, donner du sens à nos existences, accepter le poids des significations et des contraintes, sociales, politiques, économiques, formuler les termes de notre liberté, autant d'interrogations qui nous mènent sur le chemin de notre "identité", une "identité culturelle" qui nous donne une histoire, une langue, des symboles, des significations, mais aussi une "appartenance" à un monde ou à des mondes qui constituent autant de références sur lesquelles fonder et enraciner nos conditions de vie. Suis-je d'une communauté linguistique, d'une Région, d'un Etat, ou d'un ensemble plus vaste, européen ou américain du sud ou du nord, voire de la planète terre. Dois-je enfermer ma pensée et mon action dans l'espace restreint d'une frontière géographique, étatique ou culturelle, de quelle autorité dois-je accepter les diktats? Toute l'histoire de notre monde est traversée par la construction d'Etats qualifiés de rationnels et adossés à des droits politiques jugés universels, s'opposant à des mouvements d'autodétermination de peuples et de cultures, d'un côté la volonté de construire de grands ensembles structurés autour de quelques principes les plus "neutres" possibles, la tolérance, la liberté, le multi-culturalisme, la productivité sociale et économique et , de l'autre, des communautés étatiques construites autour d'une religion, d'une idéologie, d'une ethnie, d'une culture, d'une histoire. Depuis le XVIe siècle, cette histoire institutionnelle a balayé tous les continents, au gré des conflits et des drames, maintes frontières ont été tracées et retracées, pour aboutir à un XXIe siècle qui semble "étatiquement" stabilisé, pour un temps, peut-être..  Une nouvelle ère semble se dessiner : nous sommes d'un pays, d'une culture, d'une langue, mais aussi d'un ensemble supra-étatique, et plus encore partageant une même planète, et se pose alors la question de savoir sur quel socle appuyer notre liberté, quel niveau s'impose, lorsque les conditions d'existence de tel ou tel de ces niveaux nous est devenu intolérable? Emigrer, phénomène qui traverse toute l'histoire humaine depuis son commencement, se révolter, mais l'inertie sociale est telle aujourd'hui que la révolte n'est plus qu'un lointain épisode de notre humanité, ou en appeler à des principes supra-étatiques, faut-il encore que ces derniers puissent proposer des moyens décisionnels et d'application...

(picture Andrzej Wróblewski ,1927-1957)

Existence and coexistence. Both terms now seem contradictory. Are we in the obligation to unfold our existence in a determined geographical, social and political space, and we could add "over-determined" so much so that our existential margins of manoeuvre seem to diminish gradually and silently: we are entering a phase of renunciation which takes here new colours and which we must try to clarify. Asking ourselves about our opinions and actions, giving meaning to our lives, accepting the weight of meanings and constraints, social, political, economic, formulating the terms of our freedom, so many questions that lead us on the path of our "identity", a "cultural identity" that gives us a history, a language, symbols, meanings, but also a "belonging" to a world or worlds that constitute so many references on which to base our actions. Am I from a linguistic community, a region, a state, or a larger whole, European or American from the south or north, or even from the planet earth? Do I have to lock my thoughts and actions in the restricted space of a geographical, state or cultural boundary, of what authority should I accept the dictates? The entire history of our world is traversed by the construction of states qualified as rational and backed by political rights considered universal, opposing movements of self-determination of peoples and cultures, on the one hand the will to build large groups structured around some of the most "neutral" principles possible, tolerance, freedom, multi-culturalism, social and economic productivity and, on the other hand, social and economic productivity. Since the sixteenth century, this institutional history has swept across all continents, as conflicts and tragedies unfolded, many borders have been drawn and traced, leading to a twenty-first century that seems "étatiquement" stabilized, perhaps for a time.  A new era seems to be taking shape: we are from a country, a culture, a language, but also from a supra-state grouping, and even more so from the same planet, and then we ask ourselves the question of which base our freedom should be based on, what level is required, when the conditions of existence of this or that level of life have become intolerable to us? Emigrating, a phenomenon that has run through all of human history since its inception, is revolting, but the social intertie is such today that the revolt is only a distant episode of our humanity, or calling for supra-state principles, must it still be possible for the latter to propose means of decision-making and application...

Existencia y coexistencia. Ambos términos parecen ahora contradictorios. Estamos obligados a desplegar nuestra existencia en un espacio geográfico, social y político determinado, y podríamos añadir "sobredeterminado" tanto que nuestros márgenes de maniobra existenciales parecen disminuir gradual y silenciosamente: entramos en una fase de renuncia que toma aquí nuevos colores y que debemos tratar de clarificar. Preguntándonos sobre nuestras opiniones y acciones, dando sentido a nuestra vida, aceptando el peso de significados y limitaciones, sociales, políticas, económicas, formulando los términos de nuestra libertad, tantas preguntas que nos llevan por el camino de nuestra "identidad", una "identidad cultural" que nos da una historia, un lenguaje, símbolos, significados, pero también una "pertenencia" a un mundo o mundos que constituyen tantas referencias sobre las que basar nuestras acciones. ¿Soy de una comunidad lingüística, de una región, de un estado o de un conjunto más grande, europeo o americano del sur o del norte, o incluso del planeta tierra? ¿Tengo que encerrar mis pensamientos y acciones en el espacio restringido de una frontera geográfica, estatal o cultural, de qué autoridad debo aceptar los dictados? Toda la historia de nuestro mundo está atravesada por la construcción de Estados calificados como racionales y respaldados por derechos políticos considerados universales, opuestos a los movimientos de autodeterminación de pueblos y culturas, por una parte la voluntad de construir grandes grupos estructurados en torno a algunos de los principios más "neutrales" posibles, la tolerancia, la libertad, el multiculturalismo, la productividad social y económica y, por otra parte, la productividad social y económica. Desde el siglo XVI, esta historia institucional ha recorrido todos los continentes, a medida que se desarrollaban los conflictos y las tragedias, se trazaron y trazaron muchas fronteras, lo que condujo a un siglo XXI que parece "estáticamente" estabilizado, quizás por un tiempo.  Una nueva era parece estar tomando forma: somos de un país, de una cultura, de una lengua, pero también de una agrupación supraestatal, y más aún de un mismo planeta, y entonces nos preguntamos en qué base debería basarse nuestra libertad, en qué nivel se requiere, cuando las condiciones de existencia de tal o cual nivel de vida se han vuelto intolerables para nosotros? Emigrar, un fenómeno que ha recorrido toda la historia de la humanidad desde sus inicios, es repugnante, pero la interrelación social es tal hoy en día que la revuelta no es más que un episodio lejano de nuestra humanidad, o una llamada a los principios supraestatales, ¿debe seguir siendo posible que éstos propongan medios de decisión y de aplicación? 



Comment et pourquoi, dans une certaine phase du développement de l'État, il se forme une position sociale qui concentre entre les mains d'un seul individu des possibilités de pouvoir comparativement extraordinaires? A cette première question, Norbert Elias répond en mettant en évidence l'avancée progressive et constante d'un processus de civilisation à base d'intériorisation des comportements les plus primaires, intériorisation rendue nécessaire par la nécessité d'interagir avec les détenteurs de la puissance publique. Il n'y a pas ici de système répressif visible, familial, à l'image de la fameuse triade des moi, surmoi et idéal du moi développées par Sigmund Freud (Malaise dans la civilisation, 1929), ou institutionnel, ou économique, mais des mécanismes subtils d'autocontrainte et d'autorégulation dont nous héritions et que nous actualisons en permanence. Dans cette conception, les individus sont ainsi liés les uns aux autres par des liens de dépendance réciproque, liens qui constituent et structure la matrice de la société dans laquelle nous construisons notre existence et notre conscience...


Norbert Elias (1897-1990)

Né en 1897 à Breslau (Wroclaw), Norbert Elias sert dans l'armée allemande durant la Première Guerre mondiale, fit ses études de médecine, de philosophie et de psychologie dans plusieurs universités allemandes. Il y suivit les cours de Richard Hönigswald, obtient en 1924 son doctorat de philosophie, participe aux fameux "Davoser Hochschulkurse", puis se tourne vers la sociologie sous la direction d'Alfred Weber (Heidelberg), puis de Karl Mannheim (Francfort). Le régime nazi l'obligea à quitter l'Allemagne en 1933. Il séjourna en France puis s'installa définitivement en Angleterre. C'est dès 1939 qu'il publie son ouvrage le plus célèbre sur le processus de civilisation, dont ses travaux ultérieurs sur l'histoire de la civilisation occidentale dériveront. Norbert Elias a ainsi développé l'idée d'un système ou réseau de dépendances mutuelles qui réunit des individus et des groupes de personnes, puis analysé leurs relations de pouvoir. Concrètement, l'homme n'aura pu survivre que grâce au soutien d'un comité d'assistance aux réfugiés juifs et une carrière d'enseignant précaire menée comme il peut en Angleterre...

Norbert Elias a en premier lieu introduit dans l'analyse sociohistorique de l'Occident la notion de "civilisation des moeurs", et montrer comment ce processus de civilisation a accompagné celui de la centralisation du pouvoir. Si avec l'instauration des nations à partir du XVIe siècle, le pouvoir devient un pouvoir centralisé et réservé à un infime minorité, comment celle-ci parvient-elle à se maintenir au pouvoir? Ce n'est plus par la force que se maintient celui-ci, mais par le biais du respect du statut social qu'illustrent les manières raffinées des détenteurs de la puissance publique. Pour se rapprocher des puissants, chacun affiche le même comportement dit civilisé que celui de l'élite, et c'est ainsi que se met en place le "processus psychique de civilisation" : la thèse se met en place en étudiant les manuels de savoir-vivre, la théorie de la civilisation qu'il va construire, puise ses sources dans des sujets aussi mineurs que les règles de politesse du XVe au XVIIIe siècle, les mœurs de table ou les fonctions physiologiques du corps humain telles qu'uriner ou cracher : et c'est ainsi que progressivement avec le développement de la honte et de la gêne, se mettent en place le refoulement, le contrôle des affects, l'autocontrainte, l'Occidental va peu à peu restreindre le champ de ce qui est publiquement autorisé en termes d'expressions faciales, de relâchement du corps, d'exubérance. L'histoire des sociétés rejoint la psychologie humaine, on ne peut concevoir l'individu comme "isolé" de la société dans laquelle il évolue, - un Louis XIV peut être tenu pour un personnage unique et exceptionnel, mais on ne peut comprendre ses actions indépendamment de la "position sociale" qui est la sienne au sein de la "formation sociale" dont elle est constitutive. Norbert Elias développe ainsi son idée centrale en 1939, dans "Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique" (Über den Prozeß der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen), qui ne sera réellement publié, par fragments, et reconnu que quarante ans plus tard : la "civilisation" est une question de moeurs, de ces petites et grandes règles qui pèsent sur l'usage du corps, la satisfaction des besoins, des instincts et des désirs humains, l'homme médiéval vivait dans une sorte de liberté "innocente" sans se soucier du regard d'autrui, à partir du XVIe siècle, les comportements se codifient sous l'emprise des nobles de cour, au XVIIe siècle, les bourgeois s'emparent à leur tour de ces bonnes manières, pris dans la spirale des interactions dont le pouvoir d'Etat est le premier moteur. Cette "domestication" progressive des individus qui imprègne tous les aspects de la vie d'une société qui se complexifie, augmente leur dépendance les uns vis-à-vis des autres, et de fait se généralise une "morale" fondée sur la maîtrise croissante des pulsions physiques et émotionnelles. Pour Norbert Elias, notre société s'est construite par intériorisation de ce processus de civilisation, un Michel Foucault, partant à peu près des mêmes présupposés, privilégiera la mise en place d'une évolution de la rationalisation de nos sociétés marquée par une volonté de répressive de plus en plus accentuée : pour le premier, l'intériorisation croissante des normes rend de plus en plus superflus les mécanismes sociaux de répression, pour le second, le résultat n'est que la conséquence d'une stratégie d'enfermement élaborée dans ces univers types que sont les univers psychiatrique et carcéral. 

 

"Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique" (Über den Prozeß der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen), écrit en 1939, comporte deux parties, "Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes" (Métamorphoses du comportement des classes sociales supérieures en Occident), traduit par Pierre Kamnitzer, publié en 1974 sous le titre "La Civilisation des mœurs", et "Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation" (Métamorphoses de la société : esquisse d'une théorie de la civilisation), traduit par Pierre Kamnitzer, publié en 1975 sous le titre "La Dynamique de l’Occident". Une troisième et dernière partie sera publiée sous le titre "La Société des individus" (Die Gesellschaft der Individuen)...

 

"La Dynamique de l'Occident" (Über den Prozess der Zivilisation, 1939)

Après "La Civilisation des Mœurs" et "La Société de Cour", ce troisième volume vient couronner l'œuvre de Norbert Elias. L'analyse s'attache à démonter les mécanismes qui ont conduit les Occidentaux à exercer un contrôle croissant sur leurs pulsions. La démonstration se développe sur deux volets. Le premier retrace, en un raccourci saisissant et neuf, le mouvement séculaire qui a mené de la dispersion féodale à la concentration étatique contemporaine, en passant par le stade absolutiste, jugé crucial. Ce mouvement politique est déterminé par les tensions constamment renouvelées qui opposent les groupes sociaux en concurrence, que ce soit au sein des élites ou entre élites et peuple. Ces tensions, jointes à la multiplication des contacts sociaux, contraignent les individus à aiguiser leur perception de l'environnement social et à éviter toute manifestation intempestive des pulsions, sous peine de rétorsion immédiate. En somme, une société plus complexe, où l'expression de la violence est monopolisée par l'Etat, oblige les groupes et les individus à se montrer plus prévoyants, plus rationnels et plus maîtres de soi...

"..Dans ce qui précède, nous avons essayé de découvrir les interconnexions, les interdépendances et rapports réciproques qui ont mis en branle le processus de la féodalisation. Nous avons vu que les nécessités de la compétition poussent les seigneurs féodaux à se combattre réciproquement, que le cercle des concurrents se rétrécit de plus en plus, que la position monopolistique de l'un d'eux aboutit - en liaison avec d'autres mécanismes dïnterdépendance - à la formation d'un Etat absolutiste. Cette réorganisation totale des relations humaines n'est pas sans incidence directe sur cette transformation de l'habitus, dont le résultat provisoire est notre manière « civilisée ›› de nous comporter et de sentir. Nous approfondirons par la suite les rapports entre cette transformation spécifique des structures des interrelations humaines et la transformation correspondante des structures de l'habitus psychique. Or, l'étude de ces mécanismes éclaire plus largement encore le processus de la civilisation. Pour bien comprendre l'origine de ces modifications de l'habitus humain et de l'appareil psychique doué d'une certaine plasticité, modifications dont l'histoire de l'humanité nous offre de nombreux exemples depuis les temps les plus reculés jusqu'à notre époque, il faut avoir une parfaite connaissance de cette sorte d'automatisme qui fait évoluer une certaine structure, une certaine forme d'interdépendance sociale - en raison de ses tensions internes - vers une modification spécifique et de nouvelles formes d'interdépendance. Ensuite seulement on comprendra que la modification de l'habitus psychique dans le sens de la « civilisation » obéit à une certaine direction, bien qu'elle ne procède en aucune manière de la planification d'une personne déterminée et qu'elle ne soit pas l'aboutissement d'une série de mesures « raisonnables » et finalisées. La civilisation n'est pas « raisonnable », elle n'est pas « rationnelle », mais elle n'est pas non plus «irrationnelle››. Elle doit son origine et sa permanence à la dynamique intrinsèque d'un réseau d'interrelations, à des modifications spécifiques du comportement que la vie commune impose aux hommes. Mais cela n'exclut pas pour nous la possibilité de faire de cette "civilisation" quelque chose de plus « raisonnable », de mieux adapté à nos besoins et fins. Car c'est précisément par le processus de la civilisation que le jeu aveugle des mécanismes dïnterdépendance élargit la marge des possibilités d'interventions conscientes dans le réseau des interdépendances et l'habitus psychique. Ces interventions sont rendues possibles par notre connaissance des lois immanentes qui les régissent. Quelle est la modification spécifique de la manière dont les hommes doivent vivre ensemble, qui oriente l'appareil psychique des hommes dans le sens d'une « civilisation » ?

Il est facile de répondre à cette seconde question, si nous nous référons à ce que nous avons dit plus haut des transformations qui ont affecté la société occidentale. Depuis les origines de l'histoire de l'Occident jusqu'à nos jours, on assiste à une différenciation de plus en plus poussée des fonctions sociales sous la pression accrue de la compétition. Cette différenciation emporte une augmentation continuelle du nombre des fonctions et des hommes, dont chaque individu, qu'il accomplisse les travaux les plus simples et les plus ordinaires ou les plus compliqués et les plus rares, dépend entièrement. Ainsi, les comportements d'un nombre accru de personnes doivent être accordés, des actes interdépendants organisés avec plus de rigueur et de précision pour que chaque acte isolé remplisse sa fonction sociale. L'individu est obligé de différencier et de contrôler ses gestes, de leur donner plus de fermeté et de régularité. Nous avons déjà signalé qu'il ne s'agit pas seulement d'un contrôle conscient. C'est là un des traits caractéristiques de la modification de l'appareil psychique par la civilisation que la régulation plus différenciée et plus prévisible du comportement de l'individu lui est inculquée dès sa plus tendre enfance et qu'elle devient une sorte d'automatisme, d' « autocontrainte », dont il ne peut se défaire même s'il en formule dans sa conscience le vœu. Le tissu des actes s'étend et se complique à tel point, on demande de tels efforts à l'homme pour qu'il se comporte  « correctement », que chaque individu développe à côté de l'autocontrôle conscient un mécanisme d'autocontrôle automatique et aveugle, qui dresse contre toute déviance une barrière de phobies, mais qui, parce que son mode d'action est automatique et aveugle, aboutit aussi à de nombreuses erreurs. Consciente ou inconsciente, l'orientation du comportement en fonction d'une régulation sans cesse plus différenciée de l'appareil psychique est déterminée par les progrès de la différenciation sociale, de la division des fonctions, par l'extension des chaines d'interdépendance dans lesquelles s'insère, directement ou indirectement, chaque mouvement, chaque manifestation de l'homme isolé. 

Cherchons une image simple capable d'illustrer la différence entre l'insertion de l'individu dans une société différenciée et l'insertion de l'individu dans une société moins différenciée : tâchons de nous représenter le réseau des routes et voies de communication dans les deux types de société. Les routes représentent les fonctions spatiales de l'interdépendance sociale, dont la totalité ne peut plus être exprimée par des concepts empruntés au continuum à quatre dimensions. Regardons les routes cahoteuses, mal pavées, défoncées par la pluie et les intempéries de la société de guerriers régie par l'économie de troc. La circulation sur ces routes est, à quelques exceptions près, minime; la menace qui vient de l'homme se présente sous la forme d'une attaque toujours à craindre par des guerriers ou des brigands. Les voyageurs regardent à droite et à gauche, ils scrutent les collines et les bosquets, ils observent d'un œil méfiant la route devant eux, car ils risquent à tout moment une attaque armée ; ce n'est qu'en second lieu,qu'ils songent à la nécessité de laisser le passage à quelque autre voyageur. Pour s'aventurer sur les routes de cette société, il faut être prêt à combattre, à faire appel à son agressivité pour défendre sa vie et ses biens. La circulation dans les rues principales d'une grande ville de notre société différenciée exige un conditionnement très différent de notre appareil psychique. Le danger d'une attaque armée est réduit au minimum. Des automobiles filent à toute vitesse. Les piétons et les cyclistes cherchent à se frayer un passage dans les carrefours encombrés. Des agents règlent avec plus ou moins d'adresse la circulation. Mais cette régulation de la circulation présuppose que chacun règle lui-même son comportement en fonction des nécessités de ce réseau d'interdépendances par un conditionnement rigoureux. Le danger principal auquel l'homme est ici exposé est la perte de l'auto-contrôle d'un des usagers de la voie publique. Chacun doit faire preuve d'une autodiscipline sans faille, d'une autorégulation très différenciée de son comportement pour se frayer un passage dans la bousculade. Si jamais l'effort qu'exige cette autorégulation dépasse les possibilités d'un individu, ce dernier et bien d'autres se trouvent en danger de mort.

C'est là une simple image. L'enchaînement des actes qui lie les membres d'une société différenciée les uns aux autres, l'autocontrôle auquel l'éducation les astreint depuis le plus bas âge, vont beaucoup plus loin que notre exemple ne le laisse paraître. Mais il nous donne au moins une idée des rapports étroits entre la permanence et la différenciation de l'habitus de l'homme dit « civilisé » d'une part, et la différenciation des fonctions sociales, la grande variété des actes devant être accordés et harmonisés de l'autre. Le schéma des autocontraintes, les modèles du conditionnement des pulsions varient considérablement selon la fonction et la position de chaque individu à l'intérieur du réseau social. On observe de nos jours dans les différents secteurs du monde occidental des mécanismes d'autocontrainte d'une force et d'une stabilité très variables quand on les regarde de très près. Nous découvrons nombre de problèmes particuliers à la solution desquels la méthode sociogénétique peut sans doute apporter sa contribution. Mais la comparaison de ces mécanismes avec l'habitus des membres de sociétés moins différenciées relègue un peu à l'arrière-plan ces différences et gradations et fait ressortir avec une précision particulière les grandes lignes de la transformation qui nous intéresse ici en premier lieu : à mesure que se différencie le tissu social, le mécanisme sociogénétique de l'autocontrôle psychique évolue également vers une différenciation, une universalité et une stabilité plus grandes..." (Calmann-Lévy, traduction Pierre Kamnitzer)

 

"La société des individus" (Die Gesellschaft der Individuen, 1939-1987)

L'idée centrale qu'Elias développe ici est que les individus sont liés les uns aux autres par des liens de dépendance réciproque et que ceux-ci sont comme la matrice constitutive de la société. C'est sous l'effet de cette imbrication que les comportements se sont modifiés au fil des siècles. L'idée moderne de l'individu - cet idéal du moi qui veut exister par lui-même - n'est apparue en Occident qu'au terme d'un long processus, qui est indissociable de la domination des forces de la nature par les hommes et de la différenciation progressive des fonctions sociales. L'individu et la société ne sont donc pas deux entités distinctes, et leur rapport ne se pose pas aujourd'hui comme avant la guerre. La dépendance croissante des Etats les uns à l'égard des autres place les hommes dans un processus d'intégration au niveau planétaire. La création des Nations Unies et de la Banque mondiale en a été l'une des premières expressions. Le développement d'une nouvelle éthique universelle et, surtout, les progrès d'une conscience d'appartenance à l'humanité tout entière en sont des signes évidents. Mais nous ne sommes qu'au tout premier stade de ce processus d”intégration. Une chose est certaine : “Il ne peut que renforcer l'impuissance de l'individu face à ce qui se déroule au niveau supérieur de l'humanité. ”

 

"Les hommes font partie d'un ordre naturel et ils font partie d'un ordre social. Les considérations qui précèdent ont montré comment était possible cette double appartenance. L'ordre social, pour si peu naturel qu'il soit au sens où peut l'être celui des organes à l'intérieur d'un corps, doit son existence même à une particularité de la nature humaine. Il doit son existence à la souplesse et à l'adaptabilité par lesquelles la commande du comportement humain se distingue de celle du comportement animal. Par son intermédiaire doit se constituer chez l'individu humain, uniquement à partir du moment où il vit en société et au travers de la société des autres, ce qui est en majeure partie donné par la nature chez l'animal: un schéma fixe de commande du comportement dans la relation avec les autres et avec les objets; par son intermédiaire entrent en jeu dans l'imbrication des aspirations et des actes de nombreux individus des lois, des automatismes et des processus, que nous qualifions de "sociaux", à la différence des lois organiques naturelles. La levée de l'emprise de l'appareil réflexe sur la commande du comportement humain est elle-même le résultat d'un processus d'évolution naturelle. Mais grâce à elle interviennent dans la vie collective des individus des processus et des changements qui ne sont pas inscrits dans la nature de l'homme; grâce à elle les groupes sociaux et les individus au sein de ces groupes ont une histoire qui ne relève pas de l'histoire naturelle. Ils forment, dans le cadre général de la nature, une continuité autonome de type spécifique. Il est des groupes - que l'on songe par exemple aux Noirs d'Afrique australe - au sein desquels la structure de base des relations entre les êtres ne se modifie presque pas pendant des siècles. Il est d'autres formes de vie collective qui tendent curieusement à sortir de leurs propres limites et à modifier leur mode de fonctionnement sans qu'ait besoin d'intervenir pour autant aucune cause de nature extra-sociale. Elles sont orientées vers d'autres formes d'institutions ou de relations interhumaines, que ces autres formes soient effectivement atteintes ou non. Elles sont historique: au sens strict du terme. Ces mécanismes de changement et ces tendances reposent sur des formes spécifiques de relations entre les individus, sur des tensions de nature et d'intensité bien particulières entre les êtres. Pour s'en tenir à la plus extrême généralité, on peut dire que ces tensions se produisent à partir d'un certain stade de division du travail à cause d'un monopole héréditaire établi par certains individus ou groupes d'individus sur un certain nombre de biens et de valeurs sociales dont les autres dépendent, que ce soit pour leur subsistance matérielle ou pour la protection et la réussite de leur existence sociale. Parmi les biens susceptibles d'être monopolisés de la sorte, ceux qui servent à la satisfaction des besoins les plus élémentaires de l'existence, par exemple à calmer la faim, revêtent de toute évidence une importance majeure. Néanmoins la monopolisation de biens de cet ordre n'est qu'un mode d'institution de monopole parmi d'autres. Elle-même n'a du reste pas d'existence en soi. Tout monopole "économique", de quelque ordre qu'il soit, est directement ou indirectement lié à un autre sans quoi il ne peut avoir d'existence, un monopole de l'exercice physique de la violence et de l'utilisation de ses instruments, que ce soit un monopole secondaire et décentralisé de la détention des armes par un grand nombre d'individus, ou, comme sous l'absolutisme, un monopole centralisé de l'exercice physique de la violence entre les mains d'un individu unique. Ce que nous appelons l'  "économie" - cette sphère de rapports que, généralisant le processus de la première phase d'industrialisation, l'on considère aujourd'hui comme une sphère à part de l'histoire, ou comme la seule sphère susceptible de faire avancer l'histoire, le moteur, la superstructure, qui mettrait en mouvement toutes les autres sphères - ne se dégage que très progressivement pour devenir une sphère à part entière dans le vaste tissu des relations humaines, avec la formation d'organes centraux mieux établis pour assurer l'exercice de la violence physique et la pacification intérieure concomitante. 

Les dépendances économiques ne s'instaurent pas non plus, comme on semble le penser parfois, uniquement parce que les hommes ont besoin de satisfaire leur besoin alimentaire. Les animaux aussi sont animés par la faim; or les animaux n'ont pas d'économie. Lorsqu'ils semblent en avoir une, pour autant que nous le sachions jusqu'à ce jour, elle repose sur une disposition plus ou moins automatique, une disposition innée ou instinctive de leurs mécanismes de commande comportementaux. Les facteurs d'interdépendance économique au sens humain du terme résultent au contraire précisément de ce que la commande du comportement de l'homme par rapport aux autres et par rapport aux choses n'est pas aussi automatisée, ni contrainte à se maintenir sur des rails aussi étroits. Le caractère spécifiquement psychologique de la commande du comportement humain est l'une des conditions de l'économie au sens humain du terme. Toute forme de gestion économique suppose que les besoins instinctifs élémentaires de l'individu, besoin de nourriture, de protection et autres, soient soumis à l'empreinte sociale des fonctions d'un surmoi ou de fonctions de prévision à long terme exerçant une action de régulation. C'est uniquement ainsi que peut exister entre les hommes une forme de vie collective plus ou moins organisée, uniquement ainsi que dans la quête de nourriture ils peuvent collaborer ensemble suivant un certain schéma et qu'existent, dans le cadre de leur vie collective, différentes fonctions sociales corrélées les unes aux autres. En un mot, il ne peut y avoir de lois sociales - et par conséquent de lois économiques - que grâce à ces caractères spécifiques de la nature humaine par lesquels l'homme se distingue de tous les autres êtres vivants. C'est pourquoi toutes les tentatives d'expliquer ces lois sociales à partir des lois biologiques ou même seulement sur leur modèle, toutes les tentatives de faire des sciences sociales une sorte de biologie, ou même un secteur des autres sciences de la nature, sont également vaines.

Grâce au relâchement des automatismes naturels de commande du comportement dans leur vie collective, les hommes se construisent au sein du cosmos naturel un cosmos qui leur est propre. Ils forment ensemble une continuité historico-sociale dans laquelle chaque individu - en tant que partie de cet ensemble - pénètre à partir d'un certain lieu. Ce qui marque et lie l'individu au sein de ce cosmos humain - et ce qui lui donne en même temps le cadre de sa vie - ce ne sont pas simplement les réflexes de sa nature animale, mais l'inéluctable interdépendance entre ses désirs et son comportement et ceux des autres hommes, les vivants et les morts, et d'une certaine façon même ceux qui ne sont pas encore nés; c'est, en un mot, sa dépendance à l'égard des autres, les fonctions des autres pour lui et sa fonction pour les autres. Et de même que cette dépendance n'est jamais uniquement une dépendance déterminée par ses instincts, et jamais uniquement une dépendance déterminée par ce que l'on appelle, selon le point de vue de l'observateur, tantôt la pensée ou la prévoyance, tantôt le moi ou le surmoi, mais toujours une corrélation fonctionnelle des deux, les tensions spécifiques entre les différents groupes qui, au sein de cette continuité humaine, font pression pour sa modification structurelle et lui confèrent son caractère historique sont à double face : leur genèse est - à des degrés divers - à la fois le produit de réactions émotionnelles à court terme et de pulsions à long terme du surmoi. Elles ne surviendraient jamais sans des mobiles aussi élémentaires que la faim; mais elles ne surviendraient jamais non plus sans ces impulsions à long terme que donnent par exemple le désir de propriété ou d'augmentation de sa propriété, le désir de sécurité, l'aspiration à un rang social élevé, au pouvoir et à une forme de supériorité sur les autres. C'est précisément la monopolisation des biens et des valeurs qui servent à satisfaire ces multiples variantes des exigences de l'instinct, ces formes de désir sublimées - autrement dit, qui servent à satisfaire la faim du moi et du surmoi -, qui, avec la monopolisation des moyens servant à satisfaire tout simplement la faim, revêt dans la genèse des tensions sociales d'autant plus d'importance que les fonctions sociales, et avec elles les fonctions psychiques, sont plus différenciées, que le mode de vie normal d'une société s'élève au-dessus de la satisfaction des besoins alimentaires et sexuels les plus élémentaires.

La situation reste fondamentalement assez simple, si complexes que puissent devenir la structure des fonctions sociales et par conséquent les tensions entre les différents groupes fonctionnels. Même dans les sociétés les plus primitives que nous connaissions, il existe une forme de répartition des fonctions entre les hommes. Plus cette répartition des fonctions a progressé à l'intérieur d'un groupe, plus les hommes en sont remis à un rapport d'échange, plus ils se sentent étroitement liés par le fait que chacun ne peut assurer sa subsistance et son existence sociale qu'en relation avec beaucoup d'autres. Lorsque, par l'exercice de la violence dont ils détiennent les instruments, les uns peuvent refuser aux autres ce dont ces derniers ont besoin pour assurer et accomplir leur existence sociale, lorsque les uns sont constamment en mesure de menacer, de soumettre et d'exploiter les autres, ou même lorsque la réalisation des objectifs des uns exige le déclin de l'existence sociale et physique des autres, il se produit dans le réseau d'individus interdépendants, entre les groupes de fonctions et les peuples, des tensions, certes de nature et d'intensité très variables, mais présentant à chaque fois une structure très claire et précisément définissable. Ce sont les tensions de cet ordre qui, lorsqu'elles prennent une certaine intensité et une certaine forme, agissent dans le sens des modifications structurelles de la société. C'est grâce à elles qu'au sein de chaque groupe les formes de relation et les institutions ne se reproduisent pas toujours à peu près de la même façon de génération en génération. C'est grâce à elles que certaines formes de vie collective tendent toujours à se dépasser dans une certaine direction pour opérer des modifications spécifiques sans qu'intervienne pour autant aucun moteur extérieur. Des liens d'interdépendance de cette nature sont par exemple à la base de la tendance de plus en plus marquée à la division du travail qui a été d'une importance décisive dans le déroulement de l'histoire de l'Occident, qui par exemple a conduit à partir d'un certain stade à l'utilisation de l'argent, à partir d'un autre stade à la création de machines et, par conséquent, à l'augmentation croissante de la productivité du travail et à l'élévation du niveau de vie pour des couches de plus en plus larges de la population. On observe ce même automatisme du changement dans la façon dont en Occident, avec la tendance croissante à la division du travail, des artisans libres s'opposèrent aux guerriers propriétaires terriens, puis à la façon dont, au fil des siècles, avec un déplacement très lent de l'équilibre des forces, les groupes de la noblesse et de la bourgeoisie, puis des détenteurs du capital et de ceux qui en étaient dépourvus, constituèrent les pôles des plus puissants axes de tensions - pôles de tensions qui ne relèvent en aucun cas de la décision ni de l'action d'individus isolés. 

C'est sous l'effet de ces contraintes d'interdépendance que dans l'histoire de l'Occident la nature et la qualité du comportement humain, et la commande psychologique du comportement dans son ensemble, se sont modifiées et ont évolué vers une forme de civilisation. On les voit à l'œuvre aujourd'hui dans la rigueur avec laquelle les tensions résultant de l'implication de l'homme dans le jeu de la libre concurrence aboutit au rétrécissement du cercle de la concurrence et, pour finir, à la constitution de monopoles centralistes. C'est ainsi - sous l'effet de ces liens d'interdépendance contraignants - qu'ont été produits et que sont encore produits les jours les plus paisibles de l'Histoire aussi bien que les périodes de guerres et de révolutions, les époques d'épanouissement aussi bien que celles de déclin, les époques de rayonnement artistique comme celles d'épigonisme. Tous ces changements prennent leur origine non pas dans la nature d'individus isolés, mais dans la structure de la vie collective de multitudes d'individus. L'Histoire est toujours l'histoire d'une société, mais toujours aussi d'une société d'individus....." (Editions Fayard, traduction Jeanne Etoré)