Victor Ségalen (1878-1919) - ....

Last Update: 12/11/2016


Victor Ségalen (1878-1919)

Écrite en quinze années, l'œuvre de Segalen explorera deux "lointains exotiques", la civilisation maorie et la culture millénaire de l'Extrême-Orient. L'exploration qu'il entreprend est celle d'un itinéraire intérieur : il reprend, à ses retours, et formalise le ressenti culturel et spirituel éprouvé sur les plateaux désertiques de Chine ou sur l'atoll polynésien. "L'exotisme, écrivit-il, est tout ce qui est autre. Jouir de lui est apprendre à déguster l'Autre." Natif de Brest, après une enfance austère et difficile, il devient médecin de la marine. Il découvre alors la Polynésie, séjourne à Tahiti, en 1903 et 1904, aux Marquises, recueille les dernières oeuvres de Gauguin, mort trois mois avant son arrivée. Ce premier voyage lui inspire "Les Immémoriaux" (1907) qui, loin de relater l'exotisme sublime des mers du Sud, restitue les derniers moments de la civilisation maorie, contaminée par les missionnaires et les colonisateurs.  Il se passionne ensuite pour l'étude de la langue et de la civilisation chinoises, se rend en Chine en 1908 pour une première mission archéologique, y rencontre Paul Claudel, et publie à Pékin son chef d'oeuvre, "Stèles" (1912). En 1914, Segalen organisera une seconde mission archéologique consacrée, dans la région du haut Yangzijiang, à la recherche de tombeaux et sanctuaires inconnus : ce voyage sera à l'origine de "l'Équipée. De Pékin aux marches thibétaines". Dans tous ses ouvrages (Briques et Tuiles, Thibet, René Leys, Odes, Segalen "dépouille en esprit sa propre culture pour mieux sentir celle des autres". Rentré en France en 1918, Segalen est trouvé mort au pied d'un arbre de la forêt de Huelgoat. 

 

Stèles, 1912

«Lorsqu'en 1909 Victor Segalen a l'idée de Stèles, il "cherche délibérément en Chine non pas des idées, non pas des sujets, mais des formes qui sont peu connues, variées et hautaines". Il va ainsi se servir de ce qu'il trouve pour traduire ce qu'il sent, et ce qu'il trouve, c'est la forme de la Stèle. Que sont ces stèles croisées sur les routes de la Chine ? une masse rectangulaire dressée dans la campagne, dans un temple, à l'entrée d'une ville, sur le bord d'un chemin, et qui porte un dict lapidaire, une épigraphe tracée au burin dans la pierre, qui vante les victoires d'un général ou la beauté d'une favorite,  mais disent aussi les décrets de l'Empereur, chantant la gloire d'un règne ou l'éloge d'une doctrine. Elles fixent ainsi la vie humaine en ses points d'équilibre les plus élevés, mais c'est aussi pour dépasser cette vie simplement humaine : quand Segalen cristallise les "remous pleins d'ivresse du fleuve Diversité", ce n'est pas pour contempler un monde figé et limité à lui-même. mais pour se livrer à ce qu'ii nomme "la trahison fidèle", aux certitudes mystérieuses, amicales. de l'oubli poétique :  "Écoute en abandon et le son et l'ombre du son dans la conque de la mer où tout plonge. Ne dis pas qu'il se pourrait qu'un jour tu entendisses moins délicatement". 

Aux stèles des puissances et de l'ordre terrestre qui jalonnent les routes chinoises, répondent ainsi les Stèles de Segalen qui indiquent, elles, des règnes et des splendeurs qui ne sont pas d'ici : "Je consacre ma Joie et ma vie et ma piété à dénoncer des règnes sans années, des dynasties sans événements, des noms sans personnes, des personnes sans noms". Quel autre but, en effet, ont ces poèmes, sinon de nous entrainer vers la vie spirituelle et cette "ère que tout homme instaure en lui-même et salue"?

À son ami Henry Manceron, Segalen écrira précisément : "Un pas de plus et la 'Stèle' se dépouillerait entièrement pour moi de son origine chinoise pour représenter strictement : un genre littéraire nouveau, – comme le roman, jadis, issu ou non d'une certaine Princesse de Clèves, ou de plus haut, en est venu à Salammbô, puis à tout, puis à rien du tout. Il est possible que plus tard, dans très longtemps, je donne un nouveau recueil de 'stèles' et qu'elles n'aient de la Chine même pas le papier". 

 

STÈLES FACE AU MIDI

SANS MARQUE DE RÈGNE

 

Honorer les Sages reconnus ; dénombrer les Justes ; redire à toutes les faces que celui-là vécut, et fut noble et sa contenance vertueuse,

Cela est bien. Cela n’est pas de mon souci : tant de bouches en dissertent ! Tant de pinceaux élégants s’appliquent à calquer formules et formes,

Que les tables mémoriales se jumellent comme les tours de veille au long de la voie d’Empire, de cinq mille en cinq

mille pas.

 

Attentif à ce qui n’a pas été dit ; soumis par ce qui n’est point promulgué ; prosterné vers ce qui ne fut pas encore,

Je consacre ma joie et ma vie et ma piété à dénoncer des règnes sans années, des dynasties sans avènement, des noms sans personnes, des personnes sans noms,

Tout ce que le Souverain-Ciel englobe et que l’homme ne réalise pas.

 

Que ceci donc ne soit point marqué d’un règne ; – ni des Hsia fondateurs ; ni des Tcheou législateurs ; ni des Han, ni des Thang, ni des Soung, ni des Yuan, ni des Grands Ming, ni des Tshing, les Purs, que je sers avec ferveur.

Ni du dernier des Tshing dont la gloire nomma la période

Kouang-Siu, 

 

Mais de cette ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue.

À l’aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur.

 

LES TROIS HYMNES PRIMITIFS

Les trois hymnes primitifs que les trois Régents avaient nommés : 

Les Lacs, l’Abîme, Nuées, sont effacés de toutes les mémoires.

Qu’ils soient ainsi recomposés :

LES LACS

Les lacs, dans leurs paumes rondes noient le visage du Ciel : J’ai tourné la sphère pour observer le Ciel.

Les lacs, frappés d’échos fraternels en nombre douze :

J’ai fondu les douze cloches qui fixent les tons musicaux.

*

Lac mouvant, firmament liquide à l’envers, cloche musicale, Que l’homme recevant mes mesures retentisse à son tour sous le puissant Souverain-Ciel.

Pour cela j’ai nommé l’hymne de mon règne : les Lacs

L’ABÎME

Face à face avec la profondeur, l’homme, front penché, se recueille.

Que voit-il au fond du trou caverneux ? La nuit sous la terre, l’Empire d’ombre.

*

Moi, courbé sur moi-même et dévisageant mon abîme, – ô moi !

– je frissonne,

Je me sens tomber, je m’éveille et ne veux plus voir que la nuit.

LES NUÉES

Ce sont les pensées visibles du haut et pur Seigneur-Ciel.

Les unes compatissantes, pleines de pluie. Les autres roulant leurs soucis, leurs justices et leurs courroux sombres.

*

Que l’homme recevant mes largesses ou courbé sous mes coups connaisse à travers moi le Fils les desseins du Ciel ancestral.

Pour cela j’ai nommé l’hymne de mon règne : Nuées.



Les Immémoriaux, 1907

Immémoriaux, les Tahitiens, derniers païens des îles de Polynésie, ont trahi leurs dieux et leurs coutumes,  toutes les forces qu'enfermait pour eux leur propre passé, leur liberté, leur alliance de jouissance avec la nature. Le drame se joue au moment de l'arrivée des Européens sur les rives de cette contrée, à la fin du XVIIIe siècle, et prend ici figure d'allégorie. Les Immémoriaux constituent une sorte de long poème en prose dédié aux Maoris des temps oubliés, exaltant les beautés de Tahiti et toute la douceur de la vie sensuelle. La figure du jeune prêtre païen Térii, que l'on suit d'un bout à l'autre de l'œuvre, n'assure à ces pages qu'une unité artificielle, elle n'est qu'un prétexte à introduire le lecteur dans cette liberté, perdue, enfouie, dédiée à la "joie" du peuple Tahitien : "car tout est matière, sous le ciel Tahiti, à jouissances, à délices" : les Arioï s'en vont? - En fête pour les adieux. Ils reviennent pour la saison des pluies? - En fête pour leur revenue. Oro s'éloigne? - Merci au dieu fécondant, dispensateur des fruits nourriciers. Oro se rapproche? - Maëva! pour le Resplendissant qui reprend sa tâche. Une guerre se lève? - joie de se battre, d'épouvanter l'ennemi, de fuir avec adresse, d'échapper aux meurtrissures, de raconter de beaux exploits. Les combats finissent - joie de se réconcilier. Tous ces plaisirs naissaient au hasard des saisons, des êtres ou des dieux, d'eux-mêmes; s'épandaient sans effort; s'étendaient sans mesure : sève dans les muscles; fraîcheur dans l'eau vive; moelleux des chevelures luisantes; paix du sommeil alangui de áva; ivresse, enfin, des parlers admirables... Les étrangers, où donc se vautraient-ils, - prétendaient se nourrir de leurs dieux? Mais sous ce firmament, ici, les hommes maori proclament ne manger que du bonheur..."

. Récits, légendes et poèmes alternent avec la description des grandes fêtes en l'honneur du dieu Oro : "Il était son nom Taàroa - Il se tenait dans l'immensité. - Point de terre. Point de ciel. - Point d'hommes. - Il appelle. Rien ne répond. - Seul existant, Taàroa se change en Monde".  Victor Segalen réinvente par une prose sans exemple la langue sacrée des Maori, et tente de concevoir l'écriture capable de sauvegarder les "mots qui ne doivent pas mourir"... 

 

"Noa Noa: L'Univers est créé", Paul Gauguin, 1893–94 (Woodcut; The Cleveland Museum of Art, Dudley P. Allen Fund)

 

Les Immémoriaux - Première partie - Le Récitant

"Cette nuit là — comme tant d’autres nuits si nombreuses qu’on n’y pouvait songer sans une confusion — Térii le Récitant marchait, à pas mesurés, tout au long des parvis inviolables. L’heure était propice à répéter sans trêve, afin de n’en pas omettre un mot, les beaux parlers originels : où s’enferment, assurent les maîtres, l’éclosion des mondes, s’enferment, assurent les maîtres, l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux Maori. Et c’est affaire aux promeneurs-de-nuit, aux haèré-po à la mémoire longue, de se livrer, d’autel en autel et de sacrificateur à disciple, les histoires premières et les gestes qui ne doivent pas mourir. Aussi, dès l’ombre venue, les haèré-po se hâtent à leur tâche : de chacune des terrasses divines, de chaque maraè bâti sur le cercle du rivage, s’élève dans l’obscur un murmure monotone, qui, mêlé à la voix houleuse du récif, entoure l’île d’une ceinture de prières. 

Térii ne tenait point le rang premier parmi ses compagnons, sur la terre Tahiti ; ni même dans sa propre vallée ; bien que son nom « Térii a Paraü-rahi » annonçât « Le Chef au grand-Parler ». Mais les noms déçoivent autant que les dieux de bas ordre. On le croyait fils de Tévatané, le porte-idoles de la rive Hitia, ou bien de Véhiatua no Téahupoo, celui qui batailla dans la presqu’île. On lui connaissait d’autres pères encore ; ou plutôt des parents nourriciers entre lesquels il avait partagé son enfance. Le plus lointain parmi ses souvenirs lui racontait l’atterrissage, dans la baie Matavaï, de la grande pirogue sans balancier ni pagayeurs, dont le chef se nommait Tuti.

C’était un de ces étrangers à la peau blême, de l’espèce qu’on dit « Piritané » parce qu’ils habitent, très au loin, une terre appelée « Piritania ». Tuti frayait avec les anciens Maîtres. Bien qu’il eût promis son retour, on ne le vit point revenir : dans une autre île maori, le peuple l’avait adoré comme un atua durant deux lunaisons, et puis, aux premiers jours de la troisième, dépecé avec respect afin de vénérer ses os.

Térii ne cherchait point à dénombrer les saisons depuis lors écoulées ; ni combien de fois on avait crié les adieux au soleil fécondateur.  Les hommes blêmes ont seuls cette manie baroque de compter, avec grand soin, les années enfuies depuis leur naissance, et d’estimer, à chaque lune, ce qu’ils appellent « leur âge présent ! » Autant mesurer des milliers de pas sur la peau changeante de la mer... Il suffit de sentir son corps agile, ses membres alertes, ses désirs nombreux, prompts et sûrs, sans s’inquiéter du ciel qui tourne et des lunes qui périssent. 

Ainsi Térii. Mais, vers sa pleine adolescence, devenu curieux des fêtes et désireux des faveurs réservées aux familiers des dieux, il s’en était remis aux prêtres de la vallée Papara. Ceux-là sacrifiaient au maraè le plus noble des maraè de l’île. Le chef des récitants, Paofaï Tériifataü, ne méprisa point le nouveau disciple : Paofaï avait dormi parfois avec la mère de Térii. L’apprentissage commença. On devait accomplir, avec une pieuse indolence, tout ce que les initiateurs avaient, jusque-là, pieusement et indolemment accompli. C’étaient des gestes rigoureux, des incantations cadencées, profondes et confuses, des en-allées délimitées autour de l’enceinte de corail poli. C’étaient des rires obligés ou des pleurs conventionnels, selon que le dieu brillant Oro venait planer haut sur l’île, ou semblait, au temps des sécheresses, s’enfuir vers le pays de l’abîme et des morts. Docilement, le disciple répétait ces gestes, retenait ces dires, hurlait de joie, se lamentait. Il progressait en l’art d’interpréter les signes, de discerner, dans le ventre ouvert des chiens propitiatoires, les frémissements d’entrailles qui présagent un combat heureux. Au début de la mêlée, penché sur le premier ennemi tombé, le haèré-po savait en épier l’agonie : s’il sanglotait, le guerrier dur, c’était pour déplorer le malheur de son parti ; s’il fermait le poing, la résistance, alors, s’annonçait opiniâtre. Et Térii au grand-Parler revenant vers ses frères, leur jetait les paroles superbes qui mordent les cœurs et poussent à bondir. Il chantait, il criait, il se démenait, et prophétisait sans trêve, jusqu’à l’instant où lui- même, épuisé de lever les courages, tombait. Mais si les aventures apparaissaient funestes ou contraires aux avis mystérieux de ses maîtres, il s’empressait à dissimuler, et à changer les signes équivoques en de plus rassurants présages. Ce n’était pas irrespect des choses saintes : à quoi serviraient les prêtres, si les desseins des dieux — se manifestant tout à coup immuables et clairs — n’exigeaient plus que des prières conjurantes ou de subtils accommodements ? ..."

 Térii satisfaisait pleinement ses maîtres. Fier de cette distinction parmi les haèré-po — le cercle de tatu bleuâtre incrusté sur la cheville gauche — il escomptait des ornements plus rares : la ligne ennoblissant la hanche ; puis la marque aux épaules ; le signe du flanc, le signe du bras. Et peut-être ; avant sa vieillesse, parviendrait-il au degré septième et suprême : celui des Douze à la jambe-tatouée. Alors il dépouillerait ces misères et ces fardeaux qui incombent aux manants. Il lui serait superflu de monter, à travers les taillis humides, en quête des lourds régimes de féï pour la faim : les dévots couvriraient le seuil de son faré de la nourriture des prêtres, et des femmes nombreuses, grasses et belles, rechercheraient ses embrassements comme remède à la stérilité. Alors il serait Arioï, et le frère de ces Maîtresdu-jouir, qui, promenant au travers des îles leurs troupes fêteuses, célèbrent les dieux de vie en parant leurs vies mêmes de tous les jeux du corps, de toutes les splendeurs, de toutes les voluptés.

Avant de prétendre en arriver là, le haèré-po devait, maintes fois, faire parade irréprochablement du savoir transmis. Pour aider sa mémoire adolescente, il recourait aux artifices tolérés des maîtres, et il composait avec grand soin ces faisceaux de cordelettes dont les brins, partant d'un nouet unique, s'écartent en longueurs diverses interrompues de nœuds réguliers. Les yeux clos, le récitant les égrenait entre ses doigts. Chacun des nœuds rappelait un nom de voyageur, de chef ou de dieu, et tous ensemble ils évoquaient d'interminables générations.

Cette tresse, on la nommait « Origine-du-verbe », car elle semblait faire naître les paroles. Térii comptait la négliger bientôt : remâchés sans relâche, les Dires consacrés se suivraient à la longue d'eux-mêmes, dans sa bouche, sans erreur et sans effort, comme se suivent l'un l'autre en files continues les feuillages tressés qu'on lance à la dérive, et qu'on ramène, à pleines brasses, chargés de poissons miroitants."

 

Les Immémoriaux - Première partie - Les Hommes au nouveau-parler

"Térii, paisiblement, avait repris ses allées dans la nuit. Et son corps d'homme vivant n'avançait point d'une démarche moins sûre que les pensers de son esprit, qui le conduisaient désormais sans une défaillance, par les sentiers broussailleux du passé. Cependant il désira connaître les ennemis de sa race, et quel avait été contre eux le succès du maléfice.

Or, parmi les pirogues étrangères - issues d'autres firmaments, d'autres mondes, peut-être - qui en grand nombre atterrissaient à l'île, la dernière, plus que toute autre, avait inquiété les gens du rivage Atahuru : elle n'était point chargée de ces jeunes hommes turbulents et irascibles, armés de bâtons luisants qui frappent au loin, avec un grand bruit. Nul de ses guerriers ni de ses chefs n'avait mis, dès l'arrivée; pied à terre. Mais des chants en descendaient, monotones, sur des paroles aigres. On y voyait des femmes à peau blême. Jusque-là certains doutaient qu'il en existât. Ces femmes n'étaient pas très différentes des épouses tahitiennes; seulement plus pâles et maigres. Et les riverains d'Atahuru contaient, là-dessus, d'extravagantes histoires : assurant que les nouveaux-venus, trop attentifs à considérer sans cesse de petits signes tatoués sur des feuilles blanches, ne se livraient jamais ouvertement à l'amour. C'étaient bien ces impies qu'avait désignés Paofaï. Térii se prépara donc à pagayer vers eux. D'abord, il glissa prudemment toutes ses pirogues de pêche sous des abris de palmes tressées, et, tirant sur le sable sa pirogue de haute mer, l'examina. Il est bon de ne jamais partir sans avoir recousu les bordés, qui feraient eau dès le premier clapotis..."

 

"... Le soir tombait. Les étrangers, emportant leurs précieux outils, regagnaient la grande pirogue noire. Alors, à la fraîcheur de la brise terrestre, les interminables parlers nocturnes passèrent librement de lèvres en lèvres. On s'égayait des nouveaux-venus; on marquait leurs gestes étroits et la rudesse de leur langage. Peu à peu les gens se coulaient au pied de la bâtisse, déroulaient des nattes et s'étendaient, non sans avoir palpé les recoins où découvrir peut-être quelque débris de métal dur, oublié. Des torches de  bambous s'allumaient, dont les lueurs fumeuses allaient, dans le sombre alentour, jaillir sur la muraille blanche. Des femmes, accroupies sur les talons, les paupières basses, la gorge tendue, commencèrent à chanter. L'une, dont la voix perçait les autres voix, improvisait, sur les immuables mélodies, une parole neuve reprise avec entrain par ses compagnes. De robustes chœurs d'hommes épaulaient ses cris, marquaient la marche du chant, et prolongeaient sourdement, dans l'ombre, la caresse aux oreilles épanchée par les bouches harmonieuses : on célébrait les étrangers blêmes sur un mode pompeux à la fois et plaisant. 

Dans un silence, Haamanihi harangua la foule. Il invitait à servir les hommes au nouveau-parler : - "Il serait bon de leur offrir de grands présents. Que les porteurs-de-féi devancent le jour, et montent recueillir des fruits; qu'ils amarrent des cochons-d'offrande. En dépit d'autres dons les accepteront-ils, ces étrangers qui refusent des femmes ! Voici : dix hommes de la terre Papénoo marcheront à la montagne et rapporteront vingt régimes de féi. Dix autres hommes de la terre Arué pêcheront avec des torches, dansla baie. Quand les Piritané auront achevé leur fare-de-prières, et qu'ils sacrifieront à leurs atua, eh bien! on redoublera les présents!"

Le chef de Papénoo se leva : - "Il est bon que dix hommes de la vallée courent avant le jour dans la montagne..." Un prêtre de Piraè haranguait ses compagnons. Dans la foule, des gens empressés criaient aussi : -- "ll est bon de récolter du féi pour les étrangers..." 

Puis, un à un, les chants s'éteignirent. La nuit étendue, plus froide, coulant un alanguissement sur les visages, assourdit bientôt les parlers des vivants.

Des couples unis avaient trouvé refuge dans l'enceinte étrangère. Comme ils s'enlaçaient, leurs halètements de joie, frappant les sèches murailles, s'épanouirent dans l'ombre qui leur répondait. L'air immobile et sonore, enclos dans le grand faré vide, s'emplissait de murmures, de souffles, de sanglots et de râles qui sont les diverses petites voix de la volupté. Tout cela plaît à l'orei1le des dieux, à l'égal des plus admirables discours. Car tout homme, quand surgit le désir de son corps, et quand il le nourrit, se hausse à la stature des dieux immenses; et ses cris de plaisir consacrent autant que des cris de victimes : ce qu'ils imprègnent devient impérissable. Ainsi, selon les rites, on consacrait la demeure des dieux survenus, Lorsque le jour parut, tout dormait, et toutes les promesses. Mais déjà s'éveillaient les étrangers et leur incessant labeur. Avant une demi-lunaison, le fare piritané s'ornerait peut-être de feuillages, de mâchoires et de plumes. Les étrangers le dédieraient à nouveau pour quelque esprit, avec des cérémonies qu'on ne peut imaginer... Térii se dressa parmi les

premiers, car il redoutait de prolonger ses rêves au milieu de ceux-là qu'il avait maléficiés. Il tentait même à se dissimuler, quand, au sommet de la colline en surplomb, des messagers se dressèrent, agitant des palmes frémissantes : ils précédaient la venue de l'Arii. Le voyageur se retint pour épier tout ce qui s'en allait suivre.

Pomaré le jeune parut, porté sur les épaules de robustes serviteurs, qui, se relayant sous le noble fardeau, couraient sans trêve. Son épouse avançait de même, et comme le sentier dévalait très vite sous les pas des porteurs, on la voyait étreindre des genoux la nuque du manant, afin de ne pas vaciller en arrière. La foule s'écarta. Les messagers étalèrent des nattes. L'Arii prit pied, de la sorte, sans toucher la terre indigne.

Alors il dévisagea les hommes blêmes, qui lui rendirent tous ses regards. Ils s'étonnaient sans doute qu'un chef se montrât si différent des autres chefs, avec cette peau noirâtre, ces lèvres grosses, ce nez écrasé, et sans rien de la majesté d'allure coutumière aux vrais Arii de Papara! - Nul ne parlait. On s'observait ainsi que des guerriers avant le premier coup de fronde. ..."

 

Les Immémoriaux - Première partie - Oro

"Le temps des pluies prenait fin. Oro, par sa présence au firmament de l'île, avait fécondé la grande Hina-terrestre, et s'en allait, imperturbable, avec son cortège de nues, vers d'autres terres, ses autres femelles, pour les féconder aussi. Il convenait de pleurer sa retraite; car le Resplendissant, jaloux d'hommages, aurait pu s'attacher à des pays plus dévots, et tarder en son retour. Ainsi jadis, aflirmaient les gens de Nuû-Hiva : le soleil-mâle n'avait point reparu.

Mais l'homme Mahui, plus fort que tous les hommes, poursuivant l'atua vagabond jusque par les confins du monde, avait saisi les cheveux de lumière, et fort heureusement ramené le soleil dans le ciel Maori,  où il le fixa par des nœuds.

C'était aux Arioï, issus de Oro, que revenait le soin de ces lamentations d'absence. Ils sanglotaient donc, pendant les nuits prescrites, avec une grande dignité. Néanmoins, comme le fécondateur, en s'éloignant, dispensait à ses fidèles de surabondantes récoltes, on pouvait, sans l'irriter, mêler à la tristesse rigoureuse cette joie  des sens agréée par lui en guise des plus riches offrandes : on pouvait s'éjouir sans scrupules.

Et Térii prenait pitié de ses frères dans les autres îles, qui, de ce double rite, se réservaient les seules douleurs. Il attendait ces fêtes avec hâte, se flattant d'y obtenir enfin, par son impeccable diction, le rang quatrième entre les haèré-po - ce rang que distingue le tatu de l'épaule : car il négligeait, maintenant, comme inutiles à sa mémoire assurée, les faisceaux, les baguettes, et les tresses que l'on accorde aux nouveaux récitants. Parfois, malgré l'incantation, des craintes indécises le harcelaient, comme des moustiques importuns. Voici qui l'irritait par-dessus tout : le maraè de Papara n'était point, cette saison-là, désigné pour l'assemblée. Les prêtres d'Atahuru s'étant faussement prévalus d'une majesté plus grande, Pomaré, dont ils étaient le meilleur appui, n'avait pu les récuser. Mauvais présage, et nouveaux sortilèges! Térii n'entrevit donc pas sans inquiétude le véa-des-fêtes, envoyé par l'Arii vers le cercle de l'île, passer en proclamant aux chefs, aux possesseurs de terres, aux manants, la célébration, sur la rive Atahuru, des adieux solennels aux esprits.

(..) Dès l'aube de fête descendaient de l'horizon, sur la mer, les pirogues houleuses, pressées, déchirant les vagues. Des banderoles tendues entre des perches claquaient dans la brise. Les chants des femmes, les cris des pagayeurs, les aboiements des chefs de nage excitant à forcer, les clameurs des riverains partis à la rencontre, bruissaient au loin parmi

d'autres rumeurs plus graves : l'invocation d'arrivée, entonnée par les prêtres de Oro. Leur flottille, sainte par excellence, était partie, voici trois nuits, de la terre Raïatéa : elle accourait; mais leur pirogue maîtresse devait, avant toute autre pirogue, entrer dans les eaux-du-récif. 

En ces lieux déconcertants, la ceinture de corail se coude brusquement vers la terre. Les flots du large, roulant sans obstacle, viennent crever sur le sable brun et s'épanouir en arcs d'écume jusqu'au pied du maraè. Cela désappointait Térii, plus familier des lagons silencieux. Son trouble s'accrut. Il parcourait d'un regard craintif les terres élevées environnantes ..." 

(...) Des battements sourds, roulant dans les rumeurs, grondèrent : les tambours appelaient aux danses. Un frémissement courut dans toutes les cuisses, à leur approche. Leurs sonneurs, - vieillards aux yeux morts, - palpaient avec adresse, du bout des doigts, les peaux de requins tendues sur les troncs creux : et leurs mains écaillées voletaient, comme de jeunes mains vives sur un ventre d'épouse. Aussitôt, les couples se dressèrent. Les femmes - poitrines échevelées sous les fibres jaunes du révaréva. tempes cerclées de couronnes odorantes - avaient noué étroitement leurs hanches d'une natte mince, afin d'étrangler, sous le torse immobile, ces tressaillements dont sursautent les genoux. Les tané se paraient de coquillages miroitants, d'agrafes nacrées, de colliers mordant la nuque. Ils tenaient leur souffle, tendaient les reins et écarquillaient leurs oreilles : un coup de tambour les décoche.

Tous, d'abord tournés vers le meneur-de-danses, imitaient ses gestes, - dépliant les bras, balançant le corps, inclinant la tête et la relevant avec mesure. Puis, à tout petits pas précis et vifs, comme s'ils piétinaient sur les orteils, ils approchèrent jusqu'à se flairer. Les visages restaient impassibles; les paupières des femmes, baissées : il convient, pour un temps, de cacher ses désirs. Brusquement, sur un batte bref, tout se tut; tout cessa.

Une femme sortit de la foule, ajusta ses fleurs, secoua la tête pour les mieux fixer, fit glisser sa tapa roulée, et cria. Les battements recommencèrent. Jambes fléchies, ouvertes, désireuses, bras ondulant jusqu'aux mains et mains jusqu'au bout des ongles, elle figura le ori "Viens t'enlacer vite á moi".

Ainsi l'on répète, avec d'admirables jeux du corps, - des frissons du dos, des gestes menus du ventre, des appels de jambes et le sourire des nobles parties amoureuses, - tout ce que les dieux du jouiront révélé dans leurs ébats aux femelles des tané terrestres : et l'on s'exalte, en sa joie, au rang des êtres tapu. A l'entour, les spectateurs frappaient le rythme, à coups de baguettes claquant sur des bambous fendus. Les tambours pressaient l'allure. Les poings, sonnant sur les peaux de requins, semblaient rebondir sur la peau de femme. La femme précipitait ses pas. Des sursauts passaient. La foule, on eût dit, flairait des ruts et brûlait. Les reins, les pieds nus, s'agitaient avec saccades. Les hommes, enfiévrés, rampaient vers des compagnes. Parfois, les torches, secouées, jetaient, en pétillant, un grand éclat rouge. Leurs lueurs dansaient aussi. Soudain la femme se cambra, disparut. Des gens crièrent de plaisir. Dans la nuit avancée, des corps se pénétrèrent. Les flammes défaillaient; l'ombre s'épancha.

Alors, la confusion des nuits sans Hina devint effarante...."

 

Les Immémoriaux - Première partie - Le Prodige

"Térii fuyait sur le récif. Il avait à grand'peine échappé à la foule hargneuse. Hagard et haletant, il détalait sans trêve. Des balafres brûlantes, poudrées de safran, coupaient son visage. Ses couronnes flétries glissaient de la tête aux épaules. Son maro déchiré dénudait ses cuisses, et, trempé d'eau de mer, collait aux genoux qui s'en embarrassaient. Une vague s'épaula, frémit, et lui vint crever sur la tête : il roula, piqué par les mille pointes de corail vivant qui craquaient dans sa peau. Se redressant, et sautant pour esquiver une autre vague, il s'effrayait : c'était là jadis un châtiment de prêtre impie !... Des haèré-po, même des sacrificateurs, avaient dû, pour des fautes moindres, courir tout le cercle de l'île. On les voyait, assaillis par la houle, franchir en nageant les coupures du récif, reprendre pied et s'élancer encore, harcelés de gens en pirogues qui brandissaient des lances. Térii sentit que sa fuite douloureuse était une première vengeance des dieux rancuniers;  mais il trouva bon qu'elle offrit, à la fois, un moyen d'échapper aux poursuites : nul ne se risquait, derrière lui, dans la mer obscure.

Le récif, après un grand détour, revenait côtoyer les terres. Le fugitif interrogea la nuit : tous les chants étaient morts, - mangés par le vent, peut-être? Des lueurs éparses vacillaient seules par instant. Alors, il souffla. Puis, incertain, lourd de dépit et défiant l'ombre, il vint rôder aux abords de la fête, parmi les couples endormis.

Le firmament nocturne blêmissait. Dans l'imprécise clarté nouvelle, Térií heurta des corps étendus. Pas un ne s'éveilla : il reconnut les guerriers Nuú-Hiviens et s'étonna de les voir appesantis et veules : le áva maori ne donne point, aux vivants qui sommeillent, ces faces de cadavres ni cet abêtissement...

L'un d'eux, le front ouvert, n'était plus qu'un mort en vérité. Un autre qui se vautrait à son flanc, le tenait serré comme un fétii. - Rien à redouter de ceux-là! Térii les enjamba. Il piétinait des monceaux de vivres à demi dévorés, des cochons dépouillés, prêts pour la cuisson, des noix de haari éventrées, des colliers et des parures pour la danse.

Un clair rayon de jour éveillé dansa sur les cimes. Dans la fraîcheur du matin, des femmes se dressèrent. Leurs yeux étaient pesants; leurs gestes endoloris de fièvres amoureuses. Mêlées aux hommes qui, cette nuit-là, les avaient enlacées, et nues sous les fleurs souillées, elles étendaient les bras, s'écrasaient le nez et la bouche de leurs paumes humides, et joyeuses dans l'air froid, frissonnaient en courant à la rivière. Térii se souvint que sa dernière épouse avait paru dans la fête : elle reposait près d'un façonneur-de-pirogues.

Il la secoua. Tous deux coururent s'ébrouer dans les eaux de la grande Punaáru, Puis, vêtus d'étoffes abandonnées, ils marchaient vers ce coin du ciel d'où souffle le maraàmu-sans trêve, pour regagner, comme on regagne un asile, la terre sacrée Papara..."

 

Les Immémoriaux - Première partie - Les Maîtres-du-jouir

"L'homme au nouveau-parler promena des regards clignotants sur la foule et commença de discourir aux gens du rivage Atahuru :

- « Le dieu a tant aimé les hommes qu'il donna son fils unique, afin que ceux qui se confient en lui ne meurent point, mais qu'ils vivent toujours et toujours. »

On entendit cela. Ou plutôt on crut l'entendre : car l'étranger, se hasardant pour la première fois au langage tahiti, chevrotait ainsi qu'une fille apeurée. Le regard trouble et bas, les lèvres trébuchantes, les bras inertes, il épiait tour à tour l'assemblée, ses quatre compagnons et les deux femmes à peau flétrie qui les accompagnaient partout. Il hésitait, tâtait les mots, mâchonnait des vocables confus. Néanmoins on écoutait curieusement : le piètre parleur annonçait ce que nul récitant n'avait jamais dit encore : qu'un dieu, père d'un autre dieu, pris de pitié pour des vivants, livra son fils afin de les sauver! que ce fils, cloué sur un arbre au sommet d'une montagne, mourut abandonné des siens; que depuis lors tous ses disciples - bien qu'assez pervers et méprisables - sont assurés, s'ils se confient en Lui, de le joindre dans une demeure divinement joyeuse et comparable aux plus beaux faré de chefs. Ce nouvel atua, l'étranger révélait son nom : «Iésu-Kérito».

Des gens allaient se récrier; quand le discoureur, plus habile, affirma fortement que les vivants des terres Tahiti, Mooréa, Raïatéa, ne naissent pas moins que les Piritané, enfants de ce Iésu; et que, si les nouveaux venus s'aventuraient dans ces pays aussi lointains de leur propre pays, c'était pour enseigner à tous l'amour de l'atua bienfaisant, et le chemin de cette vie qui ne doit point finir. Alors, on dévisagea l'orateur. Son récit devenait imprévu, certes, et singulier, plus que toutes les chansons familières aux matelots blêmes - dont la langue pourtant est vive, et les parlers ébahissants. Les dieux, dans les firmaments du dehors, s'inquiètent donc des hommes maori? Jamais les atua sur les nuages de ces îles, n'ont eu souci des peuples qui mangent au delà des eaux! Quant à «cette vie qui ne doit point finir», on savait, sur la foi des Dires conservés, que Té Fatu, le maître, la déniait à tous, malgré les supplications de Hina : «Sois bon», murmurait en implorant la douce femme lunaire...

«Je serai bon!» avait concédé le Très-Puissant. Néanmoins meurent les hommes, et meurent les bêtes à quatre pieds, et meurent les oiseaux, et meurent toutes choses hormis les regards de Hina..."

 

Contrastant avec la joie partout rayonnante, l'austérité des "Hommes au Nouveau Parler" qui débarquent sur le rivage Atahuru, et qui vient troubler les habitants de l'île. Térii quitte son pays en quête de la sagesse ancienne. Des coutumes, des préceptes moraux, toute une sagesse populaire, dénommée "Le Parler Ancien", sont énoncés dans une langue lourde d'images, tel ce précepte de navigation : "Le dernier jour, un coup d'œil sur le corps onduleux du grand requin bleu mangeur-de-nuages. Suivant sa courbe et son contour, tu connaîtras la marche du vent qui vient."

 

Les Immémoriaux - Deuxième partie - Le parler ancien

"Les hommes qui pagaient durement sur les chemins de la mer-extérieure, et s'en vont si loin qu'ils changent de ciel, figurent, pour ceux qui restent, des sortes de génies-errants.

On les nomme avec un respect durant les longues nuits de veille, pendant que fume en éclairant un peu, l'huile de nono.

Si bien qu'au retour, - s'il leur échoit de revenir - les Voyageurs obtiennent sans conteste un double profit : l'hommage de nombreux fétii curieux, et tant d'épouses qu'on peut désirer. Le grand départ, l'en-allée surtout hasardeuse, la revenue après un long temps sans mesure, voilà qui hausse le manant à l'égal du haèré-po, le porte-idoles au rang de l'arioï septième, et l'arioi à toucher le dieu. Certains atua, non des moindres (mais ceci n'est point à dire au peuple) n'apparaissent rien d'autre que ces voyageurs premiers, hardis vogueurs d'île en île, trouveurs de terre sans nom qu'ils sacraient d'un nom familier, et conducteurs infaillibles vers des pays qu'on ignore. Sans doute, Paofaï savait toutes ces choses; aussi, qu'elles ne vont pas sans quelque danger : les hommes déjà dieux, jaloux de se voir des rivaux, suscitent, parfois, d'étonnantes tempêtes, ou bien changeant de place aux étoiles, retournent, afin d'égarer les autres, tout le firmament à l'envers! Il n'importe. Ceux qui réchappent se revanchent par le récit de belles aventures.

Même, ceux-là qui n'attendent point d'aventures, prennent grand soin d'en imaginer d'avance, pour n'être pas pris de court. Ainsi, dès la première nuit de mer, Paofaï Téri-i-fataü et Térii, son disciple, s'efforçaient, l'un et l'autre, d'accommoder de petites histoires. Ils les composaient de mots mesurés, à la façon des Parlers transmis. On ne peut assurer qu'ils rencontrèrent jamais Havaï-i qui est la Terre-Originelle; car on ne sait que ce qu'ils en voulurent. Encore une fois, il n'importe : un beau Parler bien récité, même sans aventures dessous, vaut certes un repas de fête solennelle..."

 

Quand Terii revient de son grand voyage, il est accueilli d'étrange façon : des invocations à Iésu Kérito, des coutumes incompréhensibles et sans joie aucune, de nouveaux préceptes ínfatigablement répétés et consignés dans les "Signes Parleurs". Ses compatriotes ont été évangélisés: ils le traitent d'ignorant et de païen. 

Pour retrouver la joie, il ne peut plus que recourir à cette boisson donneuse d'oubli qu'ont apportée avec eux les hommes blafards. Son ancien maitre, Paofaï, l'un des seuls à n'avoir pas accepté le joug des étrangers, essaie de le convaincre de réagir : mais Téril ne peut supporter les sarcasmes de ses anciens amis. Il se laisse baptiser et devient prêtre de la religion nouvelle sous le nom de Iakoba..

 

Les Immémoriaux - Troisième partie - L'Ignorant, Les baptisés, Les Hérétiques, La Loi nouvelle, La Maison-du-Seigneur...

L'Ignorant...

"Le navire laissa tomber son lourd crochet de fer dans l'eau calme; fit tête, en raidissant son câble, tourna sur lui-même et se tint immobile. Rassemblés sur le pont, pressés dans les agrès et nombreux même au bout du mât incliné qui surplombe la proue, les étrangers contemplaient gaîment la rade emplie de soleil, de silence et de petits souffles parfumés.

Pour tous ces matelots coureurs des mers, pêcheurs de nacre ou chasseurs de baleines, les îles Tahiti recèlent d'inconcevables délices et de tels charmes singuliers, qu'à les dire, les voix tremblotent en se faisant douces, pendant que les yeux clignent de plaisir. Ces gens pleurent à s'en aller, ils annoncent leur retour, et, le plus souvent, ne reparaissent pas. 

- Térii ne s'étonnait plus de ces divers sentiments, inévitables chez tous les hommes à peau blême. Il en avait tant approché, durant ces vingt années d'aventures !,- jusqu'à parler deux ou trois parmi leurs principaux langages... Et décidément il tenait leurs âmes pour inégales, incertaines et capricieuses autant que ces petits souffles indécis qui -jouaient, en ce matin-là, sur la baie Papéété. 

Lui-même considérait le rivage d'un regard familier, se répétant, avec une joie des lèvres, les noms des vallées, des îlots sur le récif, des crêtes et des eaux courantes. Puis ramenant autour de lui ses yeux, il s'étonna que pas une pirogue n'accourût, chargée de feuillages, de présents et de femmes, pour la bienvenue aux arrivants. Cependant la rade et la rive semblaient, aussi bien que jadis, habitables et peuplées : les pahi de haute mer dormaient en grand nombre sur la grève, et des faré blancs, d'un aspect assez imprévu, affirmaient une assemblée nombreuse de riverains. - Nul ne se montrait, hormis deux enfants qui passaient au bord de l'eau, et une femme singulière que l'on pouvait croire habillée de vêtements étrangers. Doutant de ce qu'il apercevait, Térii s'empressa de gagner la terre.

Personne encore, pour l'accueillir. De chaque faré blanc sortait seulement un murmure monotone où l'on reconnaissait peut-être un récit de haèré-po, et les noms d'une série d'aïeux. Le voyageur entra au hasard... - Certes, c'était bien là ses anciens fétii de la terre Paré! Mais quelle déconvenue à voir leurs nouveaux accoutrements - Ha! que faisaient-ils donc, assis, graves, silencieux, moins un seul, - et Térii le fixa longuement - moins un seul qui discourait en consultant des signes-parleurs peints sur une étoffe blanche... La joie ressaisit l'arrivant qui, malgré lui, lança l'appel : 

- Arohal Aroha-nui pour vous tous ! 

Et, s'approchant du vieux compagnon Roométua té Mataüté, - qu'il reconnaissait à l'improviste - il voulut, en grande amitié, frotter son nez contre le sien. 

L'autre se déroba, le visage sévère. Les gens ricanaient à l'entour. Roométua, se levant, prit Terii dans ses bras et lui colla ses lèvres sur la joue. Il dit ensuite avec un air réservé :

- Que tu vives en notre seigneur Iésu-Kérito. Et comment cela va-t-il, avec toi? 

Térii le traita en lui-même d'homme vraiment ridicule à simuler des façons étrangères. Mais toute l'assemblée reprit :

- Que tu vives en notre seigneur Iésu-Kérito, le vrai dieu.

- Aué!  gronda Térii, stupéfait d'un tel souhait. On lui fit place. Il s'assit, écoutant le discoureur...."