Katherine Mansfield (1888-1923) - ...

 

Last update: 12/27/2016


Katherine Mansfield (1888-1923)

"South Sea islander", native de Wellington, Katherine Mansfield quitte la Nouvelle-Zélande pour le Queen's College de Londres en 1901, ne parvient plus à s'adapter à la vie mondaine des jeunes filles à marier lors de son retour à Wellington en 1906, et obtient de pouvoir à nouveau regagner Londres en 1908, toute à son admiration passionnée pour Oscar Wilde et pour les  décadents anglais. Après un premier mariage, avec George Bowden, vite rompu, et des débuts comme violoncelliste, de la musique son intérêt se déplace vers la littérature à laquelle elle décide de se consacrer définitivement. C'est en 1911 qu'elle publie son premier recueil de nouvelles "In a German Pension" (Pension de famille allemande), où l'on remarque tant la complexité de sa personnalité que sa sensibilité à l'écriture d'un Tchekhov. Ses nouvelles suivantes, "Bliss" (Félicité, 1920), "Prelude" (1916), "The Garden Party" (La Garden Party, 1922), "At the Bay" (Sur la baie, 1922), "The Doll’s House" (La maison de poupées, 1922), "The Dove’s Nest" (Le Nid de colombes, 1923) l'imposent très rapidement au-devant de la scène littéraire. Katherine Mansfield et John Middleton Murry, son compagnon et biographe, fréquente D.H Lawrence et sa femme Frieda, mais aussi Virginia Woolf rencontrée en 1916 et que l'on a fort souvent rapprochée d'elle. La Première Guerre mondiale, la mort de son frère Leslie, la tuberculose, ses difficultés de relation avec son époux, autant de raisons qui marquent progressivement une rupture en elle, - terminer ses nouvelles lui semble de plus en plus difficile -, et la voit céder aux affabulations ascétiques d'une Georges Gurdjieff et mourir à 35 ans... On connaît la remarque de Virginia Woolf dans son journal : "I was jealous of her writing - the only writing I have ever been jealous of."

 

"In a German Pension  and Other Stories" (Pension de famille allemande, 1911)

Recueil d'une quinzaine de nouvelles, dont "Frau Brechenmacher Attends a Wedding", "Germans at Meat," "The Baron", "The Modern Soul," "The Advanced Lady" , "The Sister of the Baroness", "Frau Fischer", "The Luft Band", "The Child-who-was-tired", "The Swing of the pendulum"...

"(The Modern Soul) ... “The Godowskas,” he murmured. “Do you know them? A mother and daughter from Vienna. The mother has an internal complaint and the daughter is an actress. Fräulein Sonia is a very modern soul. I think you would find her most sympathetic. She is forced to be in attendance on her mother just now. But what a temperament! I have once described her in her autograph album as a tigress with a flower in the hair. Will you excuse me? Perhaps I can persuade them to be introduced to you.”

I said, “I am going up to my room.” But the Professor rose and shook a playful finger at me. “Na,” he said, “we are friends, and, therefore, I shall speak quite frankly to you. I think they would consider it a little ‘marked’ if you immediately retired to the house at their approach, after sitting here alone with me in the twilight. You know this world. Yes, you know it as I do.”

I shrugged my shoulders, remarking with one eye that while the Professor had been talking the Godowskas had trailed across the lawn towards us. They confronted the Herr Professor as he stood up.

“Good-evening,” quavered Frau Godowska. “Wonderful weather! It has given me quite a touch of hay fever!” Fräulein Godowska said nothing. She swooped over a rose growing in the embryo orchard, then stretched out her hand with a magnificent gesture to the Herr Professor. He presented me.

“This is my little English friend of whom I have spoken. She is the stranger in our midst. We have been eating cherries together.”

“How delightful,” sighed Frau Godowska. “My daughter and I have often observed you through the bedroom window. Haven’t we, Sonia?”

Sonia absorbed my outward and visible form with an inward and spiritual glance, then repeated the magnificent gesture for my benefit. The four of us sat on the bench, with that faint air of excitement of passengers established in a railway carriage on the qui vive for the train whistle. Frau Godowska sneezed. “I wonder if it is hay fever,” she remarked,

worrying the satin reticule for her handkerchief, “or would it be the dew. Sonia, dear, is the dew falling?”

Fräulein Sonia raised her face to the sky, and half closed her eyes. “No, mamma, my face is quite warm. Oh, look, Herr Professor, there are swallows in flight; they are like a little flock of Japanese thoughts—nicht wahr?”

“Where?” cried the Herr Professor. “Oh yes, I see, by the kitchen chimney. But why do you say ‘Japanese’? Could you not compare them with equal veracity to a little flock of German thoughts in flight?” He rounded on me. “Have you swallows in England?”

“I believe there are some at certain seasons. But doubtless they have not the same symbolical value for the English. In Germany—”

“I have never been to England,” interrupted Fräulein Sonia, “but I have many English acquaintances. They are so cold!” She shivered.

“Fish-blooded,” snapped Frau Godowska. “Without soul, without heart, without grace. But you cannot equal their dress materials. I spent a week in Brighton twenty years ago, and the travelling cape I bought there is not yet worn out—the one you wrap the hot-water bottle in, Sonia. My lamented husband, your father, Sonia, knew a great deal about England. But the more he knew about it the oftener he remarked to me, ‘England is merely an island of beef flesh swimming in a warm gulf sea of gravy.’ Such a brilliant way of putting things. Do you remember, Sonia?”

“I forget nothing, mamma,” answered Sonia.

Said the Herr Professor: “That is the proof of your calling, gnädiges Fräulein. Now I wonder—and this is a very interesting speculation—is memory a blessing or—excuse the word—a curse?”

Frau Godowska looked into the distance, then the corners of her mouth dropped and her skin puckered. She began to shed tears...."

 

"... "Les Godowska, murmura-t-il. Les connaissez-vous? La mère et la fille, de Vienne. La mère souffre de douleurs internes et la fille est actrice. Fräulein Sonia est une âme très moderne. Vous la trouveriez, je crois, très sympathique. Elle est forcée de veiller sur sa mère maintenant. Mais quel tempérament ! Un jour, sur son album d'autographes, j'ai donné d'elle cette définition : "Une tigresse avec une fleur dans la crinière !" Voulez-vous m'excuser ? Peut-être les persuaderai-je de vous être présentées.

- Je monte dans ma chambre, dis-je. Mais le Professeur, en se levant, agita vers moi un index mutin : "Là, me dit-il, nous sommes amis et je vais donc vous parler très franchement. Elles jugeraient, je pense, un peu "marquant" que vous vous retiriez dans la maison à leur approche, après être restée assise seule ici, avec moi, au crépuscule. Vous connaissez la malice du monde. Oui, vous la connaissez aussi bien que moi."

Je haussai les épaules, remarquant du coin de l'oeil que pendant le discours du Professeur, les Godowska s'étaient traînées vers nous à travers l'allée. Le Herr Professor en se redressant les trouva en face de lui. "Bonsoir, chevrota Frau Godowska. Un temps inouï. Cela m'a donné un vrai commencement de rhume des foins." Fräulein Godowska ne dit rien. Elle fondit sur une rose du verger embryonnaire puis, d'un geste magnifique, tendit sa main au Herr Professor. Il me présenta.

- "Voici la petite amie anglaise dont je vous ai parlé. Elle est l'étrangère à notre foyer. Nous avons mangé des cerises ensemble.

- Comme c'est charmant! soupira Frau Godowska. Ma fille et moi vous avons souvent observée par la fenêtre de notre chambre. N'est-ce pas, Sonia ?"

Sonia, d'un coup d'oeil intérieur et spirituel, contempla ma forme extérieure et visible, puis daigna répéter pour moi son geste magnifique. Nous nous assîmes tous quatre sur le banc avec cet air de faible excitation qu'ont des voyageurs dans un wagon en attendant le coup de sifflet du départ. Frau Godowska éternua. "je me demande si c'est bien le rhume des foins", remarqua-t-elle en tourmentant son réticule de satin à la recherche de son mouchoir. "A moins que ce ne soit la rosée. Sonia, mon enfant, est-ce que la rosée tombe ?"

Fräulein Sonia offrit au ciel son visage, les yeux mi-clos. "Non, maman. Je sens mon visage tout à fait chaud. Oh ! voyez, Herr Professor, des hirondelles qui volent ; on dirait un petit troupeau de pensées japonaises - nicht wahr ?

- Où ? cria le Herr Professor. Oh! oui, je vois, près de la cheminée de la cuisine. Mais pourquoi "japonaises" ? Ne pourriez-vous pas, avec tout autant de vérité, les comparer à une petite troupe volante de pensées allemandes ? "

Il se tourna vers moi. "Avez-vous des hirondelles en Angleterre ?

- Quelques-unes, je crois, à certaines saisons, mais sans aucun doute elles n'ont pas pour les Anglais la même valeur symbolique. En Allemagne...

- je n'ai jamais été en Angleterre, interrompit Fräulein Sonia. Mais j'ai beaucoup de relations anglaises. Des gens si froids !" Elle frissonna.

- "Ils ont du sang de poisson, jeta sèchement Frau Godowska. Sans âme, sans cœur, sans grâce. Mais leurs étoffes sont inégalables. J'ai passé une semaine à Brighton voici vingt ans et la cape de voyage que j'ai achetée là n'est pas encore usée - c'est celle dans laquelle vous enveloppez la bouillotte, Sonia. Feu mon pauvre mari, votre père, Sonia, avait beaucoup appris sur l'Angleterre. Mais plus il apprenait de choses, plus il lui arrivait de me dire : "L'Angleterre est simplement une île de viande de bœuf nageant dans un gulf-stream de jus." Il avait une façon si brillante d'exprimer les choses ! Vous en souvient-il, Sonia?

- je n'oublie rien, maman, répondit Sonia.

- Voilà bien, dit le Herr Professor, la preuve de votre vocation, gnädige Fräulein. je me demande à ce sujet - et ceci est une spéculation des plus intéressantes - si la mémoire est une bénédiction ou, excusez le mot, une malédiction ?"

Frau Godowska regardait au loin ; soudain les coins de sa bouche s'abaissèrent, sa peau se plissa et elle fondit en larmes...." . 

 


"Bliss and Other Stories" (Félicité, 1920)

On a pu reprocher à Katherine Mansfield le choix si constant de ses intrigues, - des enfants trop sensibles pour leur milieu ("Sun and Moon"), des jeunes filles rêveuses, pauvres, incomprises, résignées -, mais avec cette sensibilité exacerbée qui la caractérise, elle est bien de son temps, une société d'après-guerre qui a perdue toute stabilité et tout idéal : dans "Félicité", une jeune femme toute à la joie de sa vie et de sa passion pour son mari, voit soudain celui-ci embrasser sa meilleure amie. Quatorze nouvelles composent le recueil dont "Je ne parle pas français", "Sun and Moon", "Bliss", "Psychology", "Pictures", "The Man Without a Temperament", "The Wind Blows", "Prelude", "Mr Reginald Peacock's Day", "Feuille d'Album"," A Dill Pickle"..

(Bliss) "Although Bertha Young was thirty she still had moments like this when she wanted to run instead of walk, to take dancing steps on and off the pavement, to bowl a hoop, to throw something up in the air and catch it again, or to stand still and laugh at - nothing - at nothing, simply. What can you do if you are thirty and, turning the corner of your own street, you are overcome, suddenly by a feeling of bliss - absolute bliss! - as though you'd suddenly swallowed a bright piece of that late afternoon sun and it burned in your bosom, sending out a little shower of sparks into every particle, into every finger and toe? ... 

     Oh, is there no way you can express it without being "drunk and disorderly"? How idiotic civilisation is! Why be given a body if you have to keep it shut up in a case like a rare, rare fiddle?

     "No, that about the fiddle is not quite what I mean," she thought, running up the steps and feeling in her bag for the key - she'd forgotten it, as usual - and rattling the letter-box. "It's not what I mean, because - Thank you, Mary" - she went into the hall. "Is nurse back?"

     "Yes, M'm."

     "And has the fruit come?"

     "Yes, M'm. Everything's come."

     "Bring the fruit up to the dining-room, will you? I'll arrange it before I go upstairs."

     It was dusky in the dining-room and quite chilly. But all the same Bertha threw off her coat; she could not bear the tight clasp of it another moment, and the cold air fell on her arms.

     But in her bosom there was still that bright glowing place - that shower of little sparks coming from it. It was almost unbearable. She hardly dared to breathe for fear of fanning it higher, and yet she breathed deeply, deeply. She hardly dared to look into the cold mirror - but she did look, and it gave her back a woman, radiant, with smiling, trembling lips, with big, dark eyes and an air of listening, waiting for something ... divine to happen ... that she knew must happen ... infallibly.

Mary brought in the fruit on a tray and with it a glass bowl, and a blue dish, very lovely, with a strange sheen on it as though it had been dipped in milk.

     "Shall I turn on the light, M'm?"

     "No, thank you. I can see quite well."

     There were tangerines and apples stained with strawberry pink. Some yellow pears, smooth as silk, some white grapes covered with a silver bloom and a big cluster of purple ones. These last she had bought to tone in with the new dining-room carpet. Yes, that did sound rather far-fetched and absurd, but it was really why she had bought them. She had thought in the shop: "I must have some purple ones to bring the carpet up to the table." And it had seemed quite sense at the time.

     When she had finished with them and had made two pyramids of these bright round shapes, she stood away from the table to get the effect - and it really was most curious. For the dark table seemed to melt into the dusky light and the glass dish and the blue bowl to float in the air. This, of course, in her present mood, was so incredibly beautiful ... She began to laugh.

     "No, no. I'm getting hysterical." And she seized her bag and coat and ran upstairs to the nursery.

Nurse sat at a low table giving Little B her supper after her bath. The baby had on a white flannel gown and a blue woollen jacket, and her dark, fine hair was brushed up into a funny little peak. She looked up when she saw her mother and began to jump.

     "Now, my lovey, eat it up like a good girl," said nurse, setting her lips in a way that Bertha knew, and that meant she had come into the nursery at another wrong moment.

"Has she been good, Nanny?"

     "She's been a little sweet all the afternoon," whispered Nanny. "We went to the park and I sat down on a chair and took her out of the pram and a big dog came along and put its head on my knee and she clutched its ear, tugged it. Oh, you should have seen her."

     Bertha wanted to ask if it wasn't rather dangerous to let her clutch at a strange dog's ear. But she did not dare to. She stood watching them, her hands by her side, like the poor little girl in front of the rich girl with the doll.

     The baby looked up at her again, stared, and then smiled so charmingly that Bertha couldn't help crying:

     "Oh, Nanny, do let me finish giving her her supper while you put the bath things away.

     "Well, M'm, she oughtn't to be changed hands while she's eating," said Nanny, still whispering. "It unsettles her; it's very likely to upset her."

     How absurd it was. Why have a baby if it has to be kept - not in a case like a rare, rare fiddle - but in another woman's arms?

     "Oh, I must!" said she.

     Very offended, Nanny handed her over.

     "Now, don't excite her after her supper. You know you do, M'm. And I have such a time with her after!"

     Thank heaven! Nanny went out of the room with the bath towels.

     "Now I've got you to myself, my little precious," said Bertha, as the baby leaned against her.

     She ate delightfully, holding up her lips for the spoon and then waving her hands. Sometimes she wouldn't let the spoon go; and sometimes, just as Bertha had filled it, she waved it away to the four winds.

When the soup was finished Bertha turned round to the fire. "You're nice - you're very nice!" said she, kissing her warm baby. "I'm fond of you. I like you."

     And indeed, she loved Little B so much - her neck as she bent forward, her exquisite toes as they shone transparent in the firelight - that all her feeling of bliss came back again, and again she didn't know how to express it - what to do with it.

     "You're wanted on the telephone," said Nanny, coming back in triumph and seizing her Little B.

Down she flew. It was Harry.

     "Oh, is that you, Ber? Look here. I'll be late. I'll take a taxi and come along as quickly as I can, but get dinner put back ten minutes - will you? All right?"

     "Yes, perfectly. Oh, Harry!"

     "Yes?"

     What had she to say? She'd nothing to say. She only wanted to get in touch with him for a moment. She couldn't absurdly cry: "Hasn't it been a divine day!"

     "What is it?" rapped out the little voice.

     "Nothing. Entendu," said Bertha, and hung up the receiver, thinking how much more than idiotic civilisation was.

They had people coming to dinner. The Norman Knights - a very sound couple - he was about to start a theatre, and she was awfully keen on interior decoration, a young man, Eddie Warren, who had just published a little book of poems and whom everybody was asking to dine, and a "find" of Bertha's called Pearl Fulton. What Miss Fulton did, Bertha didn't know. They had met at the club and Bertha had fallen in love with her, as she always did fall in love with beautiful women who had something strange about them.

The provoking thing was that, though they had been about together and met a number of times and really talked, Bertha couldn't make her out. Up to a certain point Miss Fulton was rarely, wonderfully frank, but the certain point was there, and beyond that she would not go.

     Was there anything beyond it? Harry said "No." Voted her dullish, and "cold like all blonde women, with a touch, perhaps, of anaemia of the brain." But Bertha wouldn't agree with him; not yet, at any rate.

     "No, the way she has of sitting with her head a little on one side, and smiling, has something behind it, Harry, and I must find out what that something is."

     "Most likely it's a good stomach," answered Harry.

     He made a point of catching Bertha's heels with replies of that kind ... "liver frozen, my dear girl," or "pure flatulence," or "kidney disease," ... and so on. For some strange reason Bertha liked this, and almost admired it in him very much.

     She went into the drawing-room and lighted the fire; then, picking up the cushions, one by one, that Mary had disposed so carefully, she threw them back on to the chairs and the couches. That made all the difference; the room came alive at once. As she was about to throw the last one she surprised herself by suddenly hugging it to her, passionately, passionately. But it did not put out the fire in her bosom. Oh, on the contrary!...."

 

"Malgré ses trente ans, Bertha Young avait encore des moments comme celui-ci, où elle avait envie de courir au lieu de marcher, d'esquisser des pas de danse du haut en bas du trottoir, de pousser un cerceau, de lancer quelque chose en l'air et de le rattraper, ou de rester immobile et de rire... à. rien, tout simplement. Que pouvez-vous faire, si vous avez trente ans, et qu'en tournant l'angle de votre propre rue, vous vous sentez envahie, soudain, par une sensation de félicité, d'absolue félicité ? Comme si vous veniez tout à coup d'avaler un morceau brillant de ce tardif soleil d'après-midi, qui continuerait à brûler dans votre poitrine, envoyant des petites fusées d'étincelles dans chaque parcelle de votre être, dans chaque doigt et chaque orteil ?... Oh! n'y a-t-il pas moyen d'exprimer cela autrement que par "ivresse et dérèglement"? Que la civilisation est donc idiote ! Pourquoi avoir reçu un corps, si c'est pour le garder enfermé dans son étui, comme un violon très rare? "Non, cette comparaison du violon n'est pas tout à fait cela..." songea-t-elle, tandis qu'elle montait les marches en courant, tâtait son sac pour y chercher sa clef, oubliée comme d'habitude, et secouait la boîte aux lettres... 

"Ce n'est pas ce que je veux dire, parce que... - Merci, Mary - elle entra dans le hall - : Nurse est-elle revenue ?

- Oui, Madame.

- On a apporté les fruits ?

- Oui, Madame, tout est là.

- Donnez-moi les fruits de la salle à manger, je vous prie, je les arrangerai avant de monter."

Il faisait sombre dans la salle à manger, et très frais. Malgré cela Bertha Young rejeta son manteau. Elle ne pouvait en supporter la pression un instant de plus, et l'air froid tomba sur ses bras. Mais dans sa poitrine demeurait encore ce point brillant, brûlant, d'où partaient ces averses de petites étincelles. Elle osait à peine respirer de peur de l'attiser, et cependant elle respirait très profondément. Elle osait à peine regarder dans le miroir glacé, mais elle y regarda tout de même, et il lui rendit l'image d'une femme radieuse, aux lèvres souriantes, tremblantes, aux grands yeux sombres, et qui semblait écouter, attendre que quelque chose de divin arrivât, qu'elle savait devoir arriver... infailliblement. 

Mary apporta les fruits sur un plateau avec une coupe de cristal et un plat bleu, très joli, aux reflets bizarres, comme s'il avait été trempé dans du lait.

- " Dois-je allumer, Madame?

- Non, merci, j'y vois très bien."

Il y avait des mandarines et des pommes teintées d'un rose de fraise, des poires jaunes aussi lisses que de la soie, des raisins blancs, veloutés d'argent, et une grosse grappe de raisin pourpre. Elle avait acheté cette dernière pour l'assortir au nouveau tapis de la salle à manger. Oui ; cela vous avait un air recherche et absurde, mais c'était bien là la raison qui la lui avait fait prendre. Elle avait songé dans le magasin : "Il faut que j'aie du raisin pourpre avant de mettre le tapis sur la table." Et, sur le moment même, cela lui avait paru plein de bon sens. Lorsqu'elle eut terminé les deux belles pyramides rondes et brillantes, elle se recula pour juger de l'effet, et il était vraiment des plus curieux : car la table sombre semblait se fondre dans la pénombre, la coupe de verre et le plat bleu flotter dans l'air. Ceci, naturellement, dans son état d'esprit actuel, lui sembla être d'une indicible beauté... 

Elle commença à rire. "Non, non, je deviens nerveuse"; et s'emparant de son sac, elle s'élança vers la nursery. Nurse, assise à une table basse, faisait dîner la petite B..., qui sortait de son bain. Le bébé avait une robe de flanelle et un casaquin de laine bleue; ses cheveux fins et noirs étaient brossés en l'air, en une drôle de petite touffe pointue. Elle leva la tête lorsqu'elle vit sa mère et se mit à sauter.

- "Allons, ma jolie, mangeons tout, comme une bonne petite fille", dit Nurse, comprimant les lèvres d'une façon que Bertha connaissait bien et qui signifiait qu'elle venait, une fois de plus, d'entrer dans la nursery au mauvais moment.

- A-t-elle été sage, Nanny?

- Un vrai petit amour toute l'après-midi, chuchota Nanny. Nous sommes allées dans le parc, je me suis assise sur une chaise, je l'ai sortie de sa voiture, et un grand chien est venu poser sa tête sur mon genou; elle lui attrapait l'oreille et la tirait ; j'aurais voulu que vous la voyiez."

Bertha avait envie de lui demander si ce n'était pas un peu dangereux de lui laisser ainsi tirer l'oreille d'un chien inconnu. Mais elle n'osait pas. Elle restait là à regarder, les mains pendantes à son côté, comme la petite fille pauvre devant une petite fille riche avec la poupée. Le bébé leva de nouveau les yeux vers elle, le regard fixe, puis elle sourit si gentiment que Bertha ne put s'empêcher de s'écrier :

- Oh ! Nanny, laissez-moi finir de lui donner son souper, pendant que vous mettrez les affaires du bain en ordre.

- Très bien, Madame, mais on ne devrait pas la changer de mains pendant qu'elle mange, répondit Nurse toujours à voix basse. Ça la dérange, et il est très probable que ça l'indisposera.

Combien c'était absurde! Pourquoi avoir un bébé s'il doit être gardé dans un étui comme un violon très rare, mais dans les bras d'une autre femme? 

- "Oh ! il le faut ! ", dit Bertha.

Très offensée, Nanny la lui tendit.

- "A présent, ne l'excitez pas après son souper, vous savez que cela vous arrive, Madame, et j'ai toutes les peines du monde avec elle ensuite !"

Dieu merci! Nanny sortait de la pièce avec les serviettes de bain. "A présent, je t'ai toute à moi, mon petit trésor", dit Bertha, tandis que le bébé s'appuyait contre elle. La petite mangeait délicieusement, avançant les lèvres vers la cuillère, et agitant les mains. Quelquefois, elle ne voulait pas lâcher la cuillère, et d'autres fois, elle la renvoyait aux quatre vents, comme Bertha venait juste de la remplir. La soupe finie, Bertha se retourna vers le feu. - "Tu es mignonne, tu es très mignonne! dit-elle en embrassant son bébé tout chaud. Je t'aime ! Je t'adore !" - Et vraiment, elle aimait tellement la petite B... et tellement son cou, lorsqu'elle le penchait en avant, ses exquis doigts de pied luisant en transparence à la lumière du feu, que toute sa sensation de félicité lui revint ; et de nouveau elle ne savait, ni comment l'exprimer, ni qu'en faire.

- On vous demande au téléphone !" dit Nanny, triomphante, qui revenait s'emparer de la petite B... Bertha descendit en courant, C'était Harry. 

- Oh ! c'est toi, Ber ? dit-il. Ecoute, je serai en retard, je prendrai un taxi, et je viendrai aussi vite que je pourrai, mais fais repousser le dîner de dix minutes... Veux-tu? 'Tout va bien ?

- Oui, parfaitement. Oh !... Harry ?

- Quoi ? 

Qu'avait-elle à dire ? Rien. Elle voulait seulement se sentir près de lui un instant. Elle ne pouvait pourtant pas s'écrier de façon absurde : n'est-ce pas que la journée a été divine ?

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Rien... entendu, dit Bertha, et elle raccrocha le récepteur, en songeant combien la civilisation était chose plus qu'idiote !

Ils avaient des invités à dîner : les Norman Knight, - un couple de tout repos : lui était sur le point de lancer un théâtre, et elle s'occupait avec beaucoup d'ardeur de décoration d'intérieurs ; un jeune homme, Eddie Warren, qui venait tout juste de publier un premier volume de poésies, et que tout le monde invitait à dîner, et une "trouvaille" de Bertha appelée Pearl Fulton. Que faisait Miss Fulton ? Bertha l'ignorait. Elles s'étaient rencontrées au club, et Bertha s'était éprise d'elle, comme elle le faisait de toutes les belles femmes qui avaient un air étrange. La chose agaçante, c'est qu'elles avaient beau être sorties ensemble bon nombre de fois, et avoir vraiment causé, Bertha ne pouvait pas encore la comprendre. Jusqu'à un certain point, Miss Fulton était d'une franchise rare, admirable, mais ce point demeurait, et ne pouvait être franchi. Y avait-il quelque chose au-delà ? Harry prétendait que non, la déclarait un peu "terne" et "froide" comme toutes les blondes, avec une légère atteinte, peut-être, d'anémie au cerveau. Mais Bertha ne voulait pas lui donner raison, pas encore, du moins.

- "Non, cette manière qu'elle a de s'asseoir, la tête légèrement de côté, en souriant, cache quelque chose, Harry, et il faut que je découvre ce que c'est.

- Plus que probable, un bon estomac", avait répondu Harry.

Il avait l'habitude d'arrêter les élans de Bertha par des réponses de ce genre : "foie gelé, ma chère fille", ou "simple flatulence", ou "maladie des reins"... et ainsi de suite. Par quelque raison inexpliquée, ce trait plaisait à Bertha ; pour un peu, elle l'eût même beaucoup admiré chez lui. Elle entra dans le salon et alluma le feu ; puis ramassant un à un les coussins si soigneusement disposés par Mary, elle les lança sur les fauteuils et les divans. Cela faisait toute la différence, la pièce se mit à vivre aussitôt. Sur le point de jeter le dernier, elle se surprit à le presser contre elle, passionnément, passionnément. Mais cela n'éteignit pas le feu dans sa poitrine, au contraire..."

 

"The Garden Party  and Other Stories" (La Garden Party, 1922)

 Katherine Mansfield parvient ici, sans procédé littéraire spécifique, à éclairer les aspects les plus sombres de l'intériorité humaine : celle-ci surgit en l'état par contraste avec la monotonie d'une existence quotidienne qui n'alimente en rien notre sensibilité. Les pleurs de l'enfant, les troubles de l'adolescent, la solitude de l'âge mûr, la séparation des êtres, autant de souffrances qui nous poussent à valoriser les douceurs éphémères des éléments les plus simples. Une quinzaine de nouvelles composent ce recueuil, dont "The Stranger", "Miss Brill", "The Daughters of the Late Colonel", "Life of Ma Parker", "The Young Girl", "Mr and Mrs Dove", "Her First Ball", "The Singing Lesson", "Bank Holiday", "An Ideal Family", "The Lady's Maid", "Marriage à la Mode", "At The Bay", "The Voyage"..

"At the Bay" (Sur la baie, 1922) montre l'anxiété de la jeune fille devant l'amour, thème que l'on retrouve aussi dans "The Young Girl" et, plus tard, "The Daughters of the late Colonel", lorsqu'elles auront pris de l'âge..

".... Linda dropped into Beryl's hammock under the manuka tree, and Jonathan stretched himself on the grass beside her, pulled a long stalk and began chewing it. They knew each other well. The voices of children cried from the other gardens. A fisherman's light cart shook along the sandy road, and from far away they heard a dog barking; it was muffled as though the dog had its head in a sack. If you listened you could just hear the soft swish of the sea at full tide sweeping the pebbles. The sun was sinking.

"And so you go back to the office on Monday, do you, Jonathan?" asked Linda.

"On Monday the cage door opens and clangs to upon the victim for another eleven months and a week," answered Jonathan.

Linda swung a little. "It must be awful," she said slowly.

"Would ye have me laugh, my fair sister? Would ye have me weep?" 

Linda was so accustomed to Jonathan's way of talking that she paid no attention to it.

"I suppose," she said vaguely, "one gets used to it. One gets used to anything."

"Does one? Hum!" the "Hum" was so deep it seemed to boom from underneath the ground. "I wonder how it's done," brooded Jonathan; "I've never managed it."

Looking at him as he lay there, Linda thought again how attractive he was. It was strange to think that he was only an ordinary clerk, that Stanley earned twice as much money as he. What was the matter with Jonathan? He had no ambition; she supposed that was it. And yet one felt he was gifted, exceptional. He was passionately fond of music; every spare penny he had went on books. He was always full of new ideas, schemes, plans. But nothing came of it all. The new fire blazed in Jonathan; you almost heard it roaring softly as he explained, described and dilated on the new thing; but a moment later it had fallen in and there was nothing but ashes, and Jonathan went about with a look like hunger in his black eyes. At these times he exaggerated his absurd manner of speaking, and he sang in church–he was the leader of the choir–with such fearful dramatic intensity that the meanest hymn put on an unholy splendour.

"It seems to me just as imbecile, just as infernal, to have to go to the office on Monday," said Jonathan, "as it always has done and always will do. To spend all the best years of one's life sitting on a stool from nine to five, scratching in somebody's ledger! It's a queer use to make of one's . . . one and only life, isn't it? Or do I fondly dream?" He rolled over on the grass and looked up at Linda. "Tell me, what is the difference between my life and that of an ordinary prisoner? The only difference I can see is that I put myself in jail and nobody's ever going to let me out. That's a more intolerable situation than the other. For if I'd been–pushed in, against my will–kicking, even–once the door was locked, or at any rate in five years or so, I might have accepted the fact and begun to take an interest in the flight of flies or counting the warder's steps along the passage with particular attention to variations of tread and so on. But as it is, I'm like an insect that's flown into a room of its own accord. I dash against the walls, dash against the windows, flop against the ceiling, do everything on God's earth, in fact, except fly out again. And all the while I'm thinking, like that moth, or that butterfly, or whatever it is, 'The shortness of life! The shortness of life!' I've only one night or one day, and there's this vast dangerous garden, waiting out there, undiscovered, unexplored."

"But, if you feel like that, why–" began Linda quickly.

"Ah! " cried Jonathan. And that "ah!" was somehow almost exultant. "There you have me. Why? Why indeed? There's the maddening, mysterious question. Why don't I fly out again? There's the window or the door or whatever it was I came in by. It's not hopelessly shut–is it? Why don't I find it and be off? Answer me that, little sister."

But he gave her no time to answer.

"I'm exactly like that insect again. For some reason"–Jonathan paused between the words–"it's not allowed, it's forbidden, it's against the insect law, to stop banging and flopping and crawling up the pane even for an instant. Why don't I leave the office? Why don't I seriously consider, this moment, for instance, what it is that prevents me leaving? It's not as though I'm tremendously tied. I've two boys to provide for, but, after all, they're boys. I could cut off to sea, or get a job up-country, or–" Suddenly he smiled at Linda and said in a changed voice, as if he were confiding a secret, "Weak . . . weak. No stamina. No anchor. No guiding principle, let us call it." But then the dark velvety voice rolled out:"

Would ye hear the story

How it unfolds itself . . . 

and they were silent.

 

The sun had set. In the western sky there were great masses of crushed-up rose-coloured clouds. Broad beams of light shone through the clouds and beyond them as if they would cover the whole sky. Overhead the blue faded; it turned a pale gold, and the bush outlined against it gleamed dark and brilliant like metal. Sometimes when those beams of light show in the sky they are very awful. They remind you that up there sits Jehovah, the jealous God, the Almighty, Whose eye is upon you, ever watchful, never weary. You remember that at His coming the whole earth will shake into one ruined graveyard; the cold, bright angels will drive you this way and that, and there will be no time to explain what could be explained so simply. . . . But tonight it seemed to Linda there was something infinitely joyful and loving in those silver beams. And now no sound came from the sea. It breathed softly as if it would draw that tender, joyful beauty into its own bosom.

"It's all wrong, it's all wrong," came the shadowy voice of Jonathan. "It's not the scene, it's not the setting for . . . three stools, three desks, three ink pots and a wire blind."

Linda knew that he would never change, but she said, "Is it too late, even now?"

"I'm old–I'm old," intoned Jonathan. He bent towards her, he passed his hand over his head. "Look!" His black hair was speckled all over with silver, like the breast plumage of a black fowl.

 

Linda was surprised. She had no idea that he was grey. And yet, as he stood up beside her and sighed and stretched, she saw him, for the first time, not resolute, not gallant, not careless, but touched already with age. He looked very tall on the darkening grass, and the thought crossed her mind, "He is like a weed."

 

Jonathan stooped again and kissed her fingers.

"Heaven reward thy sweet patience, lady mine," he murmured. "I must go seek those heirs to my fame and fortune. . . ." He was gone...."

 

"... Linda se laissa tomber dans le hamac de Béryl, sous le manuka, et Jonathan s'étendit sur le gazon auprès d'elle, tira un long brin d'herbe et commença à le mâchonner. Ils se connaissaient bien. Les voix des enfants montaient avec des cris, des autres jardins. La légère charrette d'un pêcheur passa en cahotant le long de la route sablonneuse et, au loin, ils entendirent un chien aboyer; le son était sourd comme si la bête avait eu la tête dans un sac. Si on écoutait, on pouvait tout juste entendre le doux bruit liquide et rythmé de la mer à marée haute, balayant les galets. Le soleil descendait. 

- "Alors, vous retournez au bureau lundi, n'est-ce pas, Jonathan ? demanda Linda.

- Lundi, la porte de la cage se rouvre et se referme avec fracas sur la victime pour onze mois et une semaine encore", répondit Jonathan.

Linda se balança un peu.

- Ce doit être affreux, dit-elle lentement.

- Voudriez-vous que je rie, ma charmante sœur? Voudriez-vous que je pleure ? ››

Linda était si bien habituée à la façon de parler de Jonathan qu'elle n'y faisait aucune attention. 

- Je suppose, dit-elle d'un air vague, qu'on s'y accoutume. On s'accoutume à tout.

- Vraiment ? Hum! 

Ce « hum ›› était si creux qu'il semblait résonner de dessous terre.

- Je me demande comment on y parvient, dit Jonathan d'un air méditatif et sombre. Moi, je n'y suis jamais arrivé.

En le regardant, tel qu'il reposait là, Linda songea une fois de plus qu'il était bien séduisant. C'était étrange de se dire qu'il n'était qu'un employé ordinaire, que Stanley gagnait deux fois plus d'argent que lui. Qu'est-ce qu'avait donc jonathan? Il manquait d'ambition ; c'était cela, supposait-elle. Et cependant on sentait qu'il avait des dons, qu'il était un être exceptionnel. Il aimait la musique avec passion ; il dépensait en livres tout l'argent dont il pouvait disposer. Il était toujours plein d'idées nouvelles, de projets, de plans. Mais rien de tout cela n'aboutissait. Le feu nouveau flambait en lui ; on croyait presque l'entendre gronder doucement tandis qu'il expliquait, décrivait, s'étendait sur la vision neuve; mais un instant après la flamme était retombée, il ne restait rien que des cendres et Jonathan allait et venait, ayant dans ses yeux noirs le regard d'un affamé. En des moments pareils, il exagérait les absurdités de sa façon de parler, et à l'église - où il conduisait le chœur - il chantait avec une intensité dramatique si terrible que le cantique le plus médiocre revêtait une splendeur profane.

- "Il me paraît tout aussi idiot, tout aussi infernal d'avoir à retourner lundi au bureau, déclara Jonathan, que cela m'a toujours semblé et me semblera toujours. Passer toutes les meilleures années de sa vie assis sur un tabouret, de neuf heures à cinq, à gribouiller le registre de quelqu'un d'autre! Voilà un drôle d'usage à faire de sa vie... de sa seule et unique vie, n'est-ce pas? Ou bien, est-ce un rêve insensé que je fais?"

Il se retourna sur l'herbe et leva les yeux vers Linda.

- "Dites-moi, quelle est la différence entre mon existence et celle d'un prisonnier ordinaire  La seule que je puisse voir est que je me suis mis en prison moi-même et que personne ne m'en fera jamais sortir. Cette situation-là est plus intolérable que l'autre. Car si j'avais été poussé là-dedans malgré moi - en me débattant même - quand la porte aurait été refermée, ou au bout de quelque cinq ans en tout cas, j'aurais pu accepter le fait ; j'aurais pu commencer à m'intéresser au vol des mouches, ou à. compter les pas du geôlier le long du couloir, en observant particulièrement les variations de sa démarche et tout ce qui s'ensuit. Mais, dans l'état des choses, je ressemble à un insecte qui est venu de son propre gré voler dans une chambre. Je me précipite contre les murs, je me précipite contre les fenêtres, je bats des ailes au plafond, je fais, en somme, tout ce qu'on peut faire en ce moment, sauf m'envoler au dehors. Et tout le temps, je ne cesse de penser, comme ce phalène, ou ce papillon, ou cet insecte quelconque : "O brièveté de la vie! O brièveté de la vie !" Je n'ai qu'une nuit ou qu'un jour, et ce vaste, ce dangereux jardin attend là, dehors, sans que je le découvre, sans que je l'explore!

- Mais, si vous avez ce sentiment-là, pourquoi..., commença Linda, vivement.

- Ah !  cria Jonathan. Ce "ah!" avait presque un accent d'exultation.

"Voilà ou vous me tenez ! Pourquoi ? Pourquoi, certes ? Voilà la question affolante, mystérieuse. Pourquoi est-ce que je ne m'envole pas au dehors ? La fenêtre ou la porte, 1'ouverture par laquelle je suis entré est là. Elle n'est pas close à tout jamais... n'est-ce pas ? Pourquoi donc ne puis-je la trouver et m'évader? Répondez à cela, petite sœur!"

Mais il ne lui donna pas le temps de la réponse. "Là encore, je ressemble exactement à cet insecte. Pour une raison quelconque... " Jonathan espaça les mots. ".. il n'est pas permis, il est défendu, il est contraire à la loi des insectes de cesser, même un instant, de venir frapper, battre des ailes, se traîner sur la vitre. Pourquoi ne pas quitter le bureau? Pourquoi ne pas examiner sérieusement, en ce moment, par exemple, ce qui m'empêche de le quitter? Ce n'est pas comme si j'étais retenu par des liens formidables. J'ai deux enfants à élever, mais après tout, ce sont des garçons. je pourrais filer, partir en mer ou trouver du travail à l'intérieur du pays, ou bien..."

Tout à coup, il sourit à Linda et dit d'une voix changée, comme s'il confiait un secret : - "Faible... faible. Pas de vigueur. Pas de port d'attache. Pas de principes qui me guident, s'il faut les appeler de ce nom."   Mais ensuite, sa voix de velours sombre résonna :

- "Voulez-vous entendre le conte    Et comment il se déroula..."

Ils restèrent silencieux. Le soleil avait disparu. Dans le ciel occidental, il y avait de grandes masses de nuages couleur de rose, mollement entassés. De larges rayons de lumière brillaient à travers ces nuages et au-delà, comme s'ils voulaient inonder tout le ciel. Là-haut, le bleu se fanait ; il se muait en un or pâle et la brousse, se profilant sur lui, luisait obscure et resplendissante comme un métal. Parfois, ces rayons de lumière, quand ils se montrent dans le ciel, vous remplissent d'épouvante. Ils vous rappellent que là-haut trône Jéhovah, le Dieu jaloux, le Tout-Puissant dont l'œil vous contemple, toujours vigilant, jamais las. Vous vous souvenez qu'à Sa venue, la terre tout entière croulera, réduite en un cimetière de ruines ; que les anges froids et lumineux vous chasseront de-ci de-là, et qu'il n'y aura pas de temps pour expliquer ce qui pourrait s'expliquer si simplement... Mais ce soir-là, il semblait à Linda qu'il y avait quelque chose d'infiniment joyeux et tendre dans ces rayons d'argent. Aucun bruit maintenant ne venait de la mer. Elle respirait doucement, comme si elle eût voulu attirer dans son sein toute cette beauté tendre et joyeuse. "Tout cela est mal, tout cela est injuste, répétait la voix crépusculaire de jonathan. Ce n'est pas le lieu, ce n'est pas le décor... trois tabourets, trois pupitres, trois encriers, un écran de fil de fer."

Linda savait bien qu' il ne changerait jamais, mais elle dit :

- "Est-il trop tard, même à présent?

- Je suis vieux... je suis vieux", psalmodia Jonathan.

Il se pencha vers elle, il passa la main sur sa tête.

- "Regardez ! "  Ses cheveux noirs étaient tout striés d'argent, comme sur la poitrine, le plumage noir d'un grand oiseau. Linda fut surprise. Elle n'avait aucune idée qu'il grisonnât. Et pourtant, lorsqu'il se tint debout auprès d'elle et soupira, et s'étira, elle le vit, pour la première fois, non pas résolu, non pas audacieux, non pas insouciant, mais déjà touché par la vieillesse. Il semblait très grand sur l'herbe assombrie, et cette pensée lui traversa l'esprit : "Il est comme une plante sans force."  Jonathan se pencha de nouveau et lui baisa les doigts. "Le ciel récompense ta douce patience, ô dame de mes pensées, murmura-t-il. Il me faut aller quérir les héritiers de ma gloire et de ma fortune..."

Il avait disparu...."

 


"The Dove’s Nest  and Other Stories" (Le Nid de colombes, 1923) 

Recueil comportant une dizaine de nouvelles dont "The Dove’s Nest ", inachevé, émoi d'une assemblée de femmes dans laquelle surgit un homme inconnu, "The Doll’s House" (La maison de poupées, 1922), étude délicate de l'âme adolescente, "A Married Man's Story", "The Fly", évocation de sa fille morte par un vieillard, "A Cup of Tea", jeu subtil d'équilibre de la vie conjugale, "The Canary", "Six years after", où une mère ne se résout pas à la mort de son enfant..

"A Cup of Tea - Rosemary Fell was not exactly beautiful. No, you couldn't have called her beautiful. Pretty? Well, if you took her to pieces... But why be so cruel as to take anyone to pieces? She was young, brilliant, extremely modem, exquisitely well dressed, amazingly well read in the newest of the new books, and her parties were the most delicious mixture of the really important people and... artists - quaint creatures, discoveries of hers, some of them too terrifying for words, but others quite presentable and amusing.

Rosemary had been married two years. She had a duck of a boy. No, not Peter - Michael. And her husband absolutely adored her. They were rich, really rich, not just comfortably well off, which is odious and stuffy and sounds like one's grandparents. But if Rosemary wanted to shop she would go to Paris as you and I would go to Bond Street. If she wanted to buy flowers, the car pulled up at that perfect shop in Regent Street, and Rosemary inside the shop just gazed in her dazzled, rather exotic way, and said: "I want those and those and those. Give me four bunches of those. And that jar of roses. Yes, I'll have all the roses in the jar. No, no lilac. I hate lilac. It's got no shape." The attendant bowed and put the lilac out of sight, as though this was only too true; lilac was dreadfully shapeless. "Give me those stumpy little tulips. Those red and white ones." And she was followed to the car by a thin shop-girl staggering under an immense white paper armful that looked like a baby in long clothes....

One winter afternoon she had been buying something in a little antique shop in Curzon Street. It was a shop she liked. For one thing, one usually had it to oneself. And then the man who kept it was ridiculously fond of serving her. He beamed whenever she came in. He clasped his hands; he was so gratified he could scarcely speak. Flattery, of course. All the same, there was something...

"You see, madam," he would explain in his low respectful tones, "I love my things. I would rather not part with them than sell them to someone who does not appreciate them, who has not that fine feeling which is so rare..." And, breathing deeply, he unrolled a tiny square of blue velvet and pressed it on the glass counter with his pale finger-tips. To-day it was a little box. He had been keeping it for her. He had shown it to nobody as yet. An exquisite little enamel box with a glaze so fine it looked as though it had been baked in cream. On the lid a minute creature stood under a flowery tree, and a more minute creature still had her arms round his neck. Her hat, really no bigger than a geranium petal, hung from a branch; it had green ribbons.

 

And there was a pink cloud like a watchful cherub floating above their heads. Rosemary took her hands out of her long gloves. She always took off her gloves to examine such things. Yes, she liked it very much. She loved it; it was a great duck. She must have it. And, turning the creamy box, opening and shutting it, she couldn't help noticing how charming her hands were against the blue velvet. The shopman, in some dim cavern of his mind, may have dared to think so too. For he took a pencil, leant over the counter, and his pale, bloodless fingers crept timidly towards those rosy, flashing ones, as he murmured gently: "If I may venture to point out to madam, the flowers on the little lady's bodice....."

 

"Rosemary Fell n'etait pas précisément belle. Non, belle n'était pas le mot. Jolie? Ma foi ! à l'examiner en détail... Mais à quoi bon cette cruauté ? Elle était jeune, brillante, extrêmement moderne, mise avec un goût exquis, étonnamment au courant des plus nouveaux d'entre les nouveaux livres et ses réunions étaient le plus délicieux mélange de

gens vraiment importants et d'artistes - étranges créatures, des découvertes à elle, certains d'entre eux terrifiants au-delà de toute expression, mais d'autres tout à fait présentables et amusants. Rosemary était mariée depuis deux ans. Elle avait un amour de garçon. Non, pas Pierre, Michel. Son mari l'adorait littéralement. Ils étaient riches, vraiment riches, pas seulement dans l'aisance, ce qui est odieux, étouffant et vous donne l'impression de vivre comme vos grands-parents. Si Rosemary voulait faire des courses, elle allait à Paris comme nous allons à Bond Street. Si elle voulait acheter des fleurs, l'auto s'arrêtait devant cet admirable magasin de Regent Street; Rosemary entrait, elle promenait simplement autour d'elle son regard ébloui, selon ses manières un peu exotiques, et elle disait : "je veux celles-ci et celles-ci et celles-ci. Donnez-moi quatre gerbes de celles-ci et ce vase de roses. Oui je prends toutes les roses qui sont dans ce vase. Non, pas de lilas. je déteste le lilas. Cela n'a pas de forme."

La demoiselle s'inclinait et faisait disparaître les lilas comme pour confirmer la justesse de cette remarque; le lilas n'est-il pas, en vérité, terriblement informe ? "Donnez-moi ces petites tulipes trapues. Ces rouges et blanches." Et elle regagnait sa voiture, suivie d'une mince jeune fille qui chancelait sous une immense brassée de papier blanc, semblable à un bébé dans ses longues robes...

Un soir d'hiver, elle avait acheté quelque chose dans un petit magasin d'antiquités de Curzon Street. Elle aimait cette boutique. D'abord, on y était généralement seul. Et puis, le marchand adorait la servir; il en était ridicule. Toutes les fois qu'elle entrait, son visage s'épanouissait. Il joignait les mains, il était si charmé qu'il pouvait à peine parler. Flatterie, naturellement! Pourtant, il y avait là quelque chose...

- "Voyez-vous, Madame, lui expliquait-il avec des intonations graves, respectueuses, j'aime mes objets. Je préférerais ne pas m'en séparer plutôt que de les vendre à qui ne les apprécierait pas, à qui ne posséderait pas ce sentiment délicat, si rare..."

Et, respirant profondément, il déroulait un petit carré de velours bleu et le pressait du bout de ses doigts pâles contre la glace du comptoir. Ce jour-là, c'était une bonbonnière. Il l'avait gardée pour elle. Il ne l'avait encore montrée à personne. Une exquise bonbonnière recouverte d'émaux ; le vernis en était si délicat qu'on l'eût dite cuite dans la crème. Sur le couvercle, on voyait un minuscule personnage debout sous un arbre en fleurs ; un autre, plus minuscule encore, lui enlaçait le cou de ses bras. Son chapeau, pas plus gros qu'un pétale de géranium, pendait à une branche; il avait des rubans verts. Et un nuage rose, comme un chérubin protecteur, flottait au-dessus de leurs têtes. Rosemary sortit ses mains de ses longs gants. Elle retirait toujours ses gants pour examiner de tels objets. Oui, cette bonbonnière lui plaisait beaucoup. Elle l'aimait ; c'était un vrai bijou. Elle la voulait. Tout en maniant l'objet aux reflets de crème, l'ouvrant, le refermant, elle ne pouvait s'empêcher de remarquer combien ses mains étaient jolies contre le velours bleu. Le marchand, dans quelque sombre caverne de son âme, osait peut-être concevoir la même pensée ; car il prit un crayon, se pencha sur le comptoir, et ses doigts pâles, exsangues, se glissèrent timidement vers les doigts roses, éblouissants; il chuchota :

"Puis-je me permettre de faire remarquer à Madame les fleurs, sur le corsage de la petite dame ?..."