Joseph de Maistre (1753-1821), "Considérations sur la France" (1797), "Les Soirées de Saint-Pétersbourg" ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence" (1821) - Paul-Louis Courier (1772-1825), "Pamphlets" (1815-1824), "Lettres de France et d'Italie" (1828) - Xavier de Maistre (1763-1852), "Le Voyage autour de ma chambre" (1795), "Expédition nocturne autour de ma chambre" (1825) - ...

Last update 12/19/2022


La littérature politique en France aura été au XIXe siècle plus active que durable. A l'envisager dans I'ensemble, elle n'a connu un éclat réel que sous la monarchie de Juillet (1830-1848) et dans les quarante dernières années du XIXe siècle (1860-1900). Il semble qu'avec l'établissement du régime parlementaire, la littérature politique aurait dû acquérir une valeur exceptionnelle. Il n'en a pas été ainsi : outre qu'elle a connu de longues intermittences dues aux restrictions apportées sous certains gouvernements à la liberté de parole et de presse, l'absence d'une tradition établie, les nécessités de la vie politique obligeant les auteurs à employer tout de suite leurs arguments avant de leur avoir donné la forme littéraire parfaite, le vieillissement rapide des théories et des points de vue ont fait que de l'œuvre des orateurs ou des publicistes les plus réputés il reste peu de chose.

 

De Maistre, Chateaubriand et P.-L. Courier ont été les meilleurs écrivains politiques au début du siècle. Sous le Premier Empire, le pouvoir abolit toute discussion, même au Corps législatif; mais l'Empereur parle à la nation, à ses soldats : les harangues ou proclamations de Napoléon Ier sont brèves, jugées entraînantes, imagées ; elles ont une quasi esthétique martiale malgré la parure factice de quelques clichés pompeux (cf. proclamation aux soldats de l'armée d'Italie ou d'Austerlitz; proclamation du retour de l'île d'Elbe). En 1814, Chateaubriand lança une brochure partiale et fameuse contre Napoléon, "De Buonaparte et des Bourbons". Il intervint ensuite dans tous les débats importants de la Restauration, non sans aigreur ni, dit-on, arrogance. Les orateurs en vue sont alors Royer-Collard et le général Foy, défenseur des idées libérales. En province, Paul-Louis Courier (1772-1825), ex-oflicier d'artillerie, affecte le franc-parler d'un "vigneron tourangeau" et dans un style alerte, avec une feinte bonhomie, ridiculise dans ses pamphlets la  Restauration, ses fonctionnaires et ses partisans...

 

A la même époque, Joseph de Maistre (1753-1821), apparaît : né en Savoie, ambassadeur en Russie du roi de Sardaigne, auteur de "Considérations sur la France" et des "Soirées de Saint-Pétersbourg",  il développe, dans une rhétorique très chargée mais robuste, une lecture providentielle de la Révolution comme punition divine à l'égard du genre humain, donne forme à un ultra-montanisme en pleine évolution, et jette les bases d'une interprétation de l’histoire humaine comme théodicée. Dans un langage plus moderne, il attire notre attention sur les limites de la raison humaine, sur notre forte propension à la violence et sur le besoin conséquent d’institutions fortes - synthèse  sociales, religieuses et politiques - pour endiguer une perversité dissimulée sous un mince vernis de civilisation, et que la Révolution n'a que trop révélée. Mais on fera souvent de lui un hideux réactionnaire, les distorsions d'une pensée interprétée plus que lue, une fois de plus. 

 

De Maistre reste l'un des théoriciens les plus remarquables de la doctrine anti-révolutionnaire. Intransigeant et exclusif dans ses idées, il a disserté sur la nécessité de la guerre, de la souffrance et de l'expiation, sur le gouvernement temporel de la Providence, etc.  Le premier principe posé par J. de Maistre est celui de l'origine divine de la société et de la souveraineté. Pour lui, fondamentalement, tout homme raisonnable abordant la question sociale emporte avec elle celle de la religion. Sa critique du XVIIIe siècle rejette avec la même violence Rousseau (sa naïve bonté de l'homme par nature) et Voltaire, un Voltaire qui va dominer dans les esprits individuels, et Rousseau dans celui des nations : "Il serait inévitable que la philosophie du siècle ne tardât pas de haïr les institutions sociales dont il ne lui était pas possible de séparer le principe religieux. C'est ce qui arriva : tous les gouvernements, tous les établissements de l'Europe lui déplurent, parce qu'ils étaient chrétiens...". 

 

Après la chute de Napoléon, déçu par la Restauration, entretenant de nombreux rapports avec l'opinion ultra-royaliste française, en particulier avec de Bonald, égaré dans le désert, et le jeune abbé de Lamennais, principe directeur du catholicisme, il ne voit que le Saint-Siège comme souveraineté capable d'arrêter la Révolution et de modérer l'arbitraire des princes (Du pape, 1819), comme seule instance en capacité de soutenir une monarchie traditionnelle, incontournable mais sans force véritable. Maistre ne propose en fin de compte d'autre contrepoids à l'absolutisme que la religion : ce n'est que dans le long terme que la position de Maistre sera réévaluée. Premier critique d'envergure des idées de 89, initiateur de l'école contre-révolutionnaire, il a obligé ses adversaires à prendre conscience de la fragilité de la construction mentale issue de la Révolution ...


Joseph de Maistre (1753-1821)

Né à Chambéry, issu d'une famille catholique, entré dès vingt ans dans la magistrature, sa mère lui avait lu Racine, ses études de droit  à Turin l'avait exposé aux Lumières françaises, Montesquieu, Mirabeau, Mably, Voltaire, et Joseph de Maistre fut franc-maçon pendant près de vingt ans, de 1773 à 1792. L'expérience des années à venir semble avoir ébranlé son univers intellectuel. Non pas franchement opposé à la première Révolution française, il fut ébranlé par ce qui suivit, l’abolition du féodalisme dans la nuit du 4 août, la promulgation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le même mois, et la nationalisation de la propriété de l’Église en novembre 1789, les récits de violence des Journées d’octobre, et le flot constant de visiteurs et d’informateurs hostiles à la Révolution qui se traversaient alors la frontière. Septembre 1792 voit les armées révolutionnaires françaises envahirent la Savoie. Fidèle au roi de Sardaigne, Joseph de Maistre quitte son pays, occupée par les révolutionnaires français, pour se réfugier en Suisse, où Victor-Emmanuel Ier lui confie des missions politiques. C'est par la Révolution que Maistre va se révéler à lui-même, à travers la critique de ses principes, des principes qu'il verra toujours à l'oeuvre à travers Napoleon ou sous la Restauration, et au centre de tous ses ouvrages, dont le premier, le plus important, "De la souveraineté", resté inédit jusqu'en 1870, et le second, ses "Lettres d'un royaliste savoisien à ses compatriotes", écrites à Lausanne en 1793, dénonce le déséquilibre provoqué par la Révolution. Par-dessus tout, l'auteur combat toutes les conceptions du XVIIIe siècle qui sont à l'origine de la Révolution. Il essaie donc de comprendre et d'expliquer la position de ceux qui, en Savoie, pour l'amour de la liberté s'étaient laissé fasciner par l'espoir d'une ère nouvelle, pour se trouver en fin de compte devant la tragédie de la Terreur ..

 

"Il faut absolument tuer l'esprit du XVIIIIe siècle", écrit fortement Joseph de Maistre, opposant au rationalisme des Lumières, une réalité de l'ordre surnaturel, le gouvernement universel de la Providence.

 

Dans ses aspects les plus immédiats, la Révolution est nuisible, destructive, elle doit être combattue : mais paradoxalement elle ne fait qu'obéir elle aussi à un plan providentiel. La preuve? Elle ne peut en effet s'expliquer humainement, les hommes qui paraissent la conduire sont en fait menés par elle et par un chef d'orchestre invisible, Dieu. Dieu semble tout détruire, mais pour reconstruire à longue échéance, en rappelant à la France sa mission chrétienne et ses erreurs passées ; le relâchement des moeurs de la fin de l'Ancien Régime, certes, mais plus encore, prendre le chemin d'une constitution écrite. Ce qui suppose une constitution valable pour tous les temps et pour tous les hommes, sans considération de leur milieu et de leur passé collectif. Le meilleur pour la France ne peut être que de revenir à la monarchie traditionnelle. Une monarchie qui ne peut survivre dorénavant sans le soutien de Rome, clef de voûte de tout l'édifice politique, qui est religieux : l'attitude de de Maistre n'est pas celle d'un absolutiste, ce qu'il expose en toute finalité, c'est la question de savoir, troublante, comment restreindre le pouvoir souverain sans le détruire ...

 

"Considérations sur la France" (1797)

Considéré comme l'un des esprits les plus pénétrants de son temps, le théoricien de la monarchie et du pouvoir pontifical et le fidèle ministre du royaume de Sardaigne, et bien que n'appartenant pas à la nation française, Joseph de Maistre  fit des événements aussi considérables que la Révolution française et l'Empire des sources de réflexions, dont il a livré le meilleur dans son célèbre ouvrage : "Considérations sur la France", il y analyse les causes de la Révolution française, les sources du pouvoir royal et les conditions d'un rétablissement monarchique en France. Rappelons les deux principes posés par J. de Maistre, l'origine divine de la société et de la souveraineté, et l'idée que les constitutions ne sont pas l'œuvre des hommes, mais une œuvre divine :  ce qu'il y a de plus essentiel dans les lois d'une nation ne saurait être écrit. Et dans ce contexte, c'est bien le principe monarchique qui s'impose quelle que soit la personnalité du souverain. Il ira jusqu'à prévoir, dès 1797, le retour du roi et la faillite de la Constitution de 1795. Livre assez lucide et prophétique, qui produísit une vive et profonde impression sur la haute société européenne, et fut écrit en réponse au manifeste de Benjamin Constant en faveur du ralliement à la République. 

Publié, sans nom d'auteur, en avril 1797, cet ouvrage attira à son auteur quelques ennuis. Louis XVIII ayant félicité Joseph de Maistre de son travail, la presse parisienne publia sa lettre et dénonça les "Considérations" comme un complot royaliste. Le roi de Sardaigne, pour lors allié de Bonaparte, exila de Maistre à Venise, et une deuxième édition de l'ouvrage resta dans une cave à Turin. En 1814, les Bourbons étant revenus, de Maistre s'empressa de mettre en librairie une troisième édition, à laquelle il ajouta son "Essai sur le principe générateur des constitutions politiques" (1810). Mais Louis XVIII y vit comme un blâme à son encontre d'avoir accepté la Charte. Une fois de plus, de Maistre n'eut pas le succès tant attendu. 

 

"CHAPITRE II. CONJECTURES SUR LES VOIES DE LA PROVIDENCE DANS LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Chaque nation, comme chaque individu, a reçu une mission qu’elle doit remplir. La France exerce sur l’Europe une véritable magistrature, qu’il serait inutile de contester, dont elle a abusé de la manière la plus coupable. Elle était surtout à la tête du système religieux, et ce n’est pas sans raison que son Roi s’appelait très-chrétien : Bossuet n’a rien dit de trop sur ce point. Or, comme elle s’est servie de son influence pour contredire sa vocation et démoraliser l’Europe, il ne faut pas être étonné qu’elle y soit ramenée par des moyens terribles.

Depuis longtemps on n’avait vu une punition aussi effrayante, infligée à un aussi grand nombre de coupables. Il y a des innocents, sans doute, parmi les malheureux, mais il y en a bien moins  qu’on ne l’imagine communément.

Tous ceux qui ont travaillé à affranchir le peuple de sa croyance religieuse ; tous ceux qui ont opposé des sophismes métaphysiques aux lois de la propriété ; tous ceux qui ont dit : Frappez, pourvu que nous y gagnions ; tous ceux qui ont touché aux lois fondamentales de l’état ; tous ceux qui ont conseillé, approuvé, favorisé les mesures violentes employées contre le Roi, etc. ; tous ceux-là ont voulu la révolution, et tous ceux qui l’ont voulue en ont été très-justement les victimes, même suivant nos vues bornées.

On gémit de voir des savants illustres tomber sous la hache de Robespierre. On ne sauront humainement les regretter trop ; mais la justice divine n’a pas le moindre respect pour les géomètres ou les physiciens. Trop de savans français furent les principaux auteurs de la révolution ; trop de savants français l’aimèrent et la favorisèrent, tant qu’elle n’abattit, comme le bâton de Tarquin, que les têtes dominantes. Ils disaient comme tant d’autres : Il est impossible qu’une grande révolution s’opère sans amener des malheurs. Mais lorsqu’un philosophe se console de ces malheurs en vue des résultats ; lorsqu’il dit dans son cœur : Passe pour cent mille meurtres, pourvu que nous soyons libres ; si la Providence lui répond : J’accepte ton approbation, mais tu feras nombre, où est l’injustice ? Jugerions-nous autrement dans nos tribunaux ?

Les détails seraient odieux ; mais qu’il est peu de Français, parmi ceux qu’on appelle victimes innocentes de la révolution, à qui leur conscience n’ait pu dire : Alors, de vos erreurs voyant les tristes fruits, /  Reconnaissez les coups que vous avez conduits.

Nos idées sur le bien et le mal, sur l’innocent et le coupable, sont trop souvent altérées par nos préjugés. Nous déclarons coupables et infâmes deux hommes qui se battent avec un fer long de trois pouces ; mais si le fer a trois pieds, le combat devient honorable. Nous flétrissons celui qui vole un centime dans la poche de son ami ; s’il ne lui prend que sa femme, ce n’est rien. Tous les crimes brillants qui supposent un développement de qualités grandes ou aimables ; tous ceux surtout qui sont honorés par le succès, nous les pardonnons, si même nous n’en faisons pas des vertus ; tandis que les qualités brillantes qui environnent le coupable, le noircissent aux yeux de la véritable justice, pour qui le plus grand crime est l’abus de ses dons.

Chaque homme a certains devoirs à remplir, et l’étendue de ses devoirs est relative à sa position civile et à l’étendue de ses moyens. Il s’en faut de beaucoup que la même action soit également criminelle de la part de deux hommes donnés. Pour ne pas sortir de notre objet, tel acte qui ne fut qu’une erreur ou un trait de folie de la part d’un homme obscur, revêtu brusquement d’un pouvoir illimité pouvait être un forfait de la part d’un évêque ou d’un duc et pair.

Enfin il est des actions excusables, louables même suivant les vues humaines, et qui sont dans le fond infiniment criminelles. Si l’on nous dit, par exemple : J’ai embrassé de bonne foi la révolution française, par un amour pur de liberté et de ma patrie ; j’ai cru en mon âme et conscience qu’elle amènerait la réforme des abus et le bonheur public ; nous n’avons rien à répondre. Mais l’œil, pour qui tous les cœurs sont diaphanes, voit la fibre coupable ; il découvre dans une brouillerie ridicule, dans un petit froissement de l’orgueil, dans une passion basse ou criminelle, le premier mobile de ces résolutions qu’on voudrait illustrer aux yeux des hommes ; et pour lui le mensonge de l’hypocrisie greffée sur la trahison est un crime de plus. Mais parlons de la nation en général.

Un des plus grands crimes qu’on puisse commettre, c’est sans doute l’attentat contre la souveraineté, nul n’ayant des suites plus terribles. Si la souveraineté réside sur une tête, et que cette tête tombe victime de l’attentat, le crime augmente d’atrocité. Mais si ce souverain n’a mérité son sort par aucun crime, si ses vertus même ont armé contre lui la main des coupables, le crime n’a plus de nom. À ces traits on reconnaît la mort de Louis XVI ; mais ce qu’il est important de remarquer ; c’est que jamais un plus grand crime n’eut plus de complices. La mort de Charles Ier en eut bien moins, et cependant il était possible de lui faire des reproches que Louis XVI ne mérita point. Cependant on lui donna des preuves de l’intérêt le plus tendre et le plus courageux ; le bourreau même, qui ne faisait qu’obéir, n’osa pas se faire connaître. En France, Louis XVI marcha à la mort au milieu de 60,000 hommes armés, qui n’eurent pas un coup de fusil pour Santerre : pas une voix ne s’éleva pour l’infortuné monarque, et les provinces furent aussi muettes que la capitale. On se serait exposé, disait-on. Français ! si vous trouvez cette raison bonne, ne parlez pas tant de votre courage, ou convenez que vous l’employez bien mal.

L’indifférence de l’armée ne fut pas moins remarquable. Elle servit les bourreaux de Louis XVI bien mieux qu’elle ne l’avait servi lui-même, car elle l’avait trahi. On ne vit pas de sa part le plus léger témoignage de mécontentement. Enfin, jamais un plus grand crime n’appartint (à la vérité avec une foule de gradations) à un plus grand nombre de coupables.

Il faut encore faire une observation importante ; c’est que tout attentat commis contre la souveraineté, au nom de la nation, est toujours plus ou moins un crime national ; car c’est toujours plus ou moins la faute de la nation, si un nombre quelconque de factieux s’est mis en état de commettre le crime en son nom. Ainsi, tous les Français sans doute n’ont pas voulu la mort de Louis XVI ; mais l’immense majorité du peuple a voulu, pendant plus de deux ans, toutes les folies, toutes les injustices, tous les attentats qui amenèrent la catastrophe du 21 janvier.

Or, tous les crimes nationaux contre la souveraineté sont punis sans délai et d’une manière terrible ; c’est une loi qui n’a jamais souffert d’exception. Peu de jours après l’exécution de Louis XVI, quelqu’un écrivait dans le Mercure universel : Peut-être il n’eût pas fallu en venir là ; mais puisque nos législateurs ont pris l’évènement sur leur responsabilité, rallions-nous autour deux : éteignons toutes les haines, et qu’il n’en soit plus question. Fort bien : il eût fallu peut-être ne pas assassiner le Roi, mais puisque la chose est faite, n’en parlons plus, et soyons tous bons amis. Ô démence ! Shakespeare en savait un peu plus, lorsqu’il disait : La vie de tout individu est précieuse pour lui ; mais la vie de qui dépendent tant de vies, celle des souverains, est précieuse pour tous. Un crime fait-il disparaître la majesté royale ? à la place qu’elle occupait il se forme un gouffre effroyable, et tout ce qui l’environne s’y précipite[1]. Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France ; quatre millions de Français, peut-être, paieront de leurs têtes le grand crime national d’une insurrection antireligieuse et antisociale, couronnée par un régicide.

Où sont les premières gardes nationales, les premiers soldats, les premiers généraux qui prêtèrent serment à la nation ? Où sont les chefs, les idoles de cette première assemblée si coupable, pour qui l’épithète de constituante sera une épigramme éternelle ? Où est Mirabeau ? où est Bailli avec son beau jour ? où est Thouret qui inventa le mot exproprier ? où est Osselin, le rapporteur de la première loi qui proscrivit les émigrés ? On nommeroit par milliers les instruments actifs de la révolution, qui ont péri d’une mort violente.

C’est encore ici où nous pouvons admirer l’ordre dans le désordre ; car il demeure évident, pour peu qu’on y réfléchisse, que les grands coupables de la révolution ne pouvoient tomber que sous les coups de leurs complices. Si la force seule avoit opéré ce qu’on appelle la contre-révolution, et replacé le Roi sur le trône, il n’y auroit eu aucun moyen de faire justice. Le plus grand malheur qui pût arriver à un homme délicat, ce seroit d’avoir à juger l’assassin de son père, de son parent, de son ami, ou seulement l’usurpateur de ses biens. Or, c’est précisément ce qui seroit arrivé dans le cas d’une contre-révolution, telle qu’on l’entendoit ; car les juges supérieurs, par la nature seule des choses, auroient presque tous appartenu à la classe offensée ; et la justice, lors même qu’elle n’auroit fait que punir, auroit eu l’air de se venger. D’ailleurs, l’autorité légitime garde toujours une certaine modération dans la punition des crimes qui ont une multitude de complices. Quand elle envoie cinq ou six coupables à la mort pour le même crime, c’est un massacre : si elle passe certaines bornes, elle devient odieuse. Enfin, les grands crimes exigent malheureusement de grands supplices ; et dans ce genre il est aisé de passer les bornes, lorsqu’il s’agit de crimes de lèse-majesté, et que la flatterie se fait bourreau. L’humanité n’a point encore pardonné à l’ancienne législation française l’épouvantable supplice de Damiens. Qu’auroient donc fait les magistrats français de trois ou quatre cents Damiens, et de tous les monstres qui couvroient la France ? Le glaive sacré de la justice seroit-il donc tombé sans relâche comme la guillotine de Robespierre ? Auroit-on convoqué à Paris tous les bourreaux du royaume et tous les chevaux de l’artillerie, pour écarteler des hommes ? Auroit-on fait dissoudre dans de vastes chaudières le plomb et la poix pour en arroser des membres déchirés par des tenailles rougies ? D’ailleurs, comment caractériser les différens crimes ? comment graduer les supplices ? et surtout comment punir sans lois ? On auroit choisi, dira-t-on, quelques grands coupables, et tout le reste auroit obtenu grâce. C’est précisément ce que la Providence ne vouloit pas. Comme elle peut tout ce qu’elle veut, elle ignore ces grâces produites par l’impuissance de punir. Il falloit que la grande épuration s’accomplît, et que les yeux fussent frappés, il falloit que le métal français, dégagé de ses scories aigres et impures, parvînt plus net et plus malléable entre les mains du Roi futur. Sans doute la Providence n’a pas besoin de punir dans le temps pour justifier ses voies ; mais à cette époque elle se met à notre portée, et punit comme un tribunal humain.

Il y a eu des nations condamnées à mort au pied de la lettre, comme des individus coupables, et nous savons pourquoi[3]. S’il entroit dans les desseins de Dieu de nous révéler ses plans à l’égard de la révolution française, nous lirions le châtiment des Français, comme l’arrêt d’un parlement. — Mais que saurions-nous de plus ? Ce châtiment n’est-il pas visible ? N’avons-nous pas vu la France déshonorée par plus de cent mille meurtres ? le sol entier de ce beau royaume couvert d’échafauds ? et cette malheureuse terre abreuvée du sang de ses enfans par les massacres judiciaires, tandis que des tyrans inhumains le prodiguoient au dehors pour le soutien d’une guerre cruelle, soutenue pour leur propre intérêt ? Jamais le despote le plus sanguinaire ne s’est joué de la vie des hommes avec tant d’insolence, et jamais peuple passif ne se présenta à la boucherie avec plus de complaisance. Le fer et le feu, le froid et la faim, les privations, les souffrances de toute espèce, rien ne le dégoûte de son supplice : tout ce qui est dévoué doit accomplir son sort : on ne verra point de désobéissance, jusqu’à ce que le jugement soit accompli. Et cependant, dans cette guerre si cruelle, si désastreuse, que de points de vue intéressants ! et comme on passe tour à tour de la tristesse à l’admiration ! Transportons-nous à l’époque la plus terrible de la révolution ; supposons que, sous le gouvernement de l’infernal comité, l’armée, par une métamorphose subite, devienne tout à coup royaliste : susposons qu’elle convoque de son côté ses assemblées primaires, et qu’elle nomme librement les hommes les plus éclairés et les plus estimables, pour lui tracer la route qu’elle doit tenir dans cette occasion difficile : supposons, enfin, qu’un de ces élus de l’armée se lève et dise :

« Braves et fidèles guerriers, il est des circonstances où toute la sagesse humaine, se réduit à choisir entre différents maux. Il est dur, sans doute, de combattre pour le comité de salut public ; mais il y auroit quelque chose de plus fatal encore, ce seroit de tourner nos armes contre lui. À l’instant où l’armée se mêlera de la politique, l’état sera dissous ; et les ennemis de la France, profitant de ce moment de dissolution, la pénétreront et la diviseront. Ce n’est point pour ce moment que nous devons agir, mais pour la suite des temps il s’agit surtout de maintenir l’intégrité de la France, et nous ne le pouvons qu’en « combattant pour le gouvernement, quel qu’il soit ; car de cette manière la France, malgré ses déchirements intérieurs, conservera sa force militaire et son influence extérieure. À le bien prendre, ce n’est point pour le gouvernement que nous combattons, mais pour la France et pour le Roi futur, qui nous devra un empire plus grand, peut-être, que ne le trouva la révolution. C’est donc un devoir pour nous de vaincre la répugnance qui nous fait balancer. Nos contemporains peut-être calomnieront notre conduite, mais la postérité lui rendra justice. »

Cet homme auroit parlé en grand philosophe. Eh bien ! cette hypothèse chimérique, l’armée l’a réalisée, sans savoir ce qu’elle faisoit ; et la terreur d’un côté, l’immoralité et l’extravagance de l’autre, ont fait précisément ce qu’une sagesse consommée et presque prophétique auroit dicté à l’armée.

Qu’on y réfléchisse bien, on verra que le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie ne pouvoient être sauvées que par le jacobinisme...."

(...)

 

"CHAPITRE VI.DE L’INFLUENCE DIVINE DANS LES CONSTITUTIONS POLITIQUES.

L’homme peut tout modifier dans la sphère de son activité, mais il ne crée rien : telle est sa loi, au physique comme au moral. L’homme peut sans doute planter un pépin, élever un arbre, le perfectionner par la greffe, et le tailler en cent manières ; mais jamais il ne s’est figuré qu’il avoit le pouvoir de faire un arbre.

Comment s’est-il imaginé qu’il avoit celui de faire une constitution ? Seroit-ce par l’expérience ? Voyons donc ce qu’elle nous apprend. Toutes les constitutions libres, connues dans l’univers, se sont formées de deux manières. Tantôt elles ont, pour ainsi dire, germé d’une manière insensible, par la réunion d’une foule de ces circonstances que nous nommons fortuites ; et quelquefois elles ont un auteur unique qui paroît comme un phénomène, et se fait obéir.

Dans les deux suppositions, voici par quels caractères Dieu nous avertit de notre foiblesse et du droit qu’il s’est réservé dans la formation des gouvememens.

1.° Aucune constitution ne résulte d’une délibération ; les droits des peuples ne sont jamais écrits, ou du moins les actes constitutifs ou les lois fondamentales écrites, ne sont jamais que des titres déclaratoires de droits antérieurs, dont on ne peut dire autre chose, sinon qu’ils existent parce qu’ils existent.

2.° Dieu n’ayant pas jugé à propos d’employer dans ce genre des moyens surnaturels, circonscrit au moins l’action humaine, au point que dans la formation des constitutions, les circonstances font tout, et que les hommes ne sont que des circonstances. Assez communément même, c’est en courant à un certain but qu’ils en obtiennent un autre, comme nous l’avons vu dans la constitution anglaise.

3.° Les droits du peuple proprement dit, partent assez souvent de la concession des souverains, et dans ce cas il peut en conster historiquement ; mais les droits du souverain et de l’aristocratie, du moins les droits essentiels, constitutifs et radicaux, s’il est permis de s’exprimer ainsi, n’ont ni date ni auteur.

4.° Les concessions même du souverain ont toujours été précédées par un état de choses qui les nécessitoit et qui ne dépendoit pas de lui.

5.° Quoique les lois écrites ne soient jamais que des déclarations de droits antérieurs, cependant, il s’en faut de beaucoup que tout ce qui peut être écrit le soit ; il y a même toujours dans chaque constitution, quelque chose qui ne peut être écrit, et qu’il faut laisser dans un nuage sombre et vénérable, sous peine de renverser l’état.

6.° Plus on écrit et plus l’institution est foible ; la raison en est claire. Les lois ne sont que des, déclarations de droits et les droits ne sont déclarés que lorsqu’ils sont attaqués ; en sorte que la multiplicité des lois constitutionnelles écrites, ne prouve que la multiplicité des chocs et le danger d’une destruction. Voilà pourquoi l’institution la plus vigoureuse de l’antiquité profane fut celle de Lacédémone, où l’on n’écrivit rien.

7.° Nulle nation ne peut se donner la liberté si elle ne l’a pas. Lorsqu’elle commence à réfléchir sur elle-même, ses lois sont faites. L’influence humaine ne s’étend pas au delà du développement des droits existans, mais qui étoient méconnus ou contestés. Si des imprudens franchissent ces limites par des réformes téméraires, la nation perd ce qu’elle avoit, sans atteindre ce qu’elle veut. De là résulte la nécessité de n’innover que très-rarement et toujours avec mesure et tremblement.

8.° Lorsque la Providence a décrété la formation plus rapide d’une constitution politique, il paroît un homme revêtu d’une puissance indéfinissable : il parle et il se fait obéir : mais ces hommes merveilleux n’appartiennent peut-être qu’au monde antique et à la jeunesse des nations. Quoi qu’il en soit, voici le caractère distinctif de ces législateurs par excellence. Ils sont rois, ou éminemment nobles : à cet égard, il n’y a et il ne peut y avoir aucune exception. Ce fut par ce côté que pécha l’institution de Solon, la plus fragile de l’antiquité. Les beaux jours d’Athènes, qui ne firent que passer, furent encore interrompus par des conquêtes et par des tyrannies, et Solon même vit les Pisistratides.

9.° Ces législateurs même, avec leur puissance extraordinaire, ne font jamais que rassembler des élémens préexistans dans les coutumes et le caractère des peuples ; mais ce rassemblement, cette formation rapide qui tiennent de la création, ne s’exécutent qu’au nom de la Divinité. La politique et la religion se fondent ensemble : on distingue à peine le législateur du prêtre ; et ses institutions publiques consistent principalement en cérémonies et vacations religieuses.

10.° La liberté, dans un sens, fut toujours un don des Rois ; car toutes les nations libres furent constituées par les Rois. C’est la règle générale, et les exceptions qu’on pourroit indiquer, rentreroient dans la règle, si elles étoient discutées.

11.° Jamais il n’exista de nation libre, qui n’eût dans sa constitution naturelle des germes de liberté aussi anciens qu’elle, et jamais nation ne tenta efficacement de développer, par ses lois fondamentales écrites, d’autres droits que ceux qui existoient dans sa constitution naturelle.

12.° Une assemblée quelconque d’hommes ne peut constituer une nation ; et même cette entreprise excède en folie ce que tous les Bedlams de l’univers peuvent enfanter de plus absurde et de plus extravagant.

(... Considérations sur la France, 1796, édition 1829)


La société humaine naquit de la volonté humaine, le contrat social est un fait naturel, nous dit Rousseau, propos qui provoque l'ironie de De Maistre, l'hypothèse du contrat social est une hypothèse gratuite, fantaisiste, absurde en soi. A ce roman idyllique, il se contente de substituer la vérité nécessaire de l'histoire. La société est le corollaire de la création : Dieu a créé l'homme sociable, et puisqu'il a voulu la société, il a voulu aussi la souveraineté, car il n'y a point de société sans souveraineté. Toute sa doctrine peut se résumer en cette proposition toute simple et il la développe dans son "Etude sur la Souveraineté", dans les "Considérations sur la France" et le "Principe générateur des constitutions". Il raille Jean-Jacques, le poursuit d'une ironie sans pitié, et formule en une langue claire et vigoureuse des vérités élémentaires que les sophismes de Genève sont parvenus à ébranler dans les esprits : "A proprement parler, — écrit-il dans l'Etude sur la souveraineté, —  il n'y a jamais eu pour l'homme de temps antérieur à la société, parce qu'avant la formation des sociétés politiques l'homme n'est pas tout à fait l'homme, et qu'il est absurde de chercher les caractères d'un être quelconque dans le germe de cet être. Donc la société n'est point l'ouvrage de l'homme, mais le résultat immédiat de la volonté du Créateur. Et c'est une erreur capitale de se représenter l'Etat social comme un état de choix, fondé sur le consentement des hommes, sur une délibération et sur un contrat primitif qui est impossible. Quand on parle de l'état de nature par opposition à l'état social, on déraisonne volontairement". 

La société est donc de droit divin, et ce droit divin consacre du même coup la souveraineté. L'une ne va pas sans l'autre : "Il est aussi impossible de se figurer une société humaine, un peuple, sans souveraineté qu'une ruche ou un essaim sans reine, car l'essaim, en vertu des lois éternelles de la nature, existe de cette manière ou n'existe pas. La société et la souveraineté naquirent donc ensemble ; il est impossible de séparer ces deux idées ..." Et voici de Maistre enchaînant les pages pour décrire avec emphase ces races royales, ces dynasties de chefs, ces usurpateurs glorieux surgissant en leurs ascensions et en leurs chutes, et l'on songe bien entendu à Bossuet dramatisant la naissance et la mort des empires : "Il est écrit : C'est moi qui fais les souverains. Ceci n'est point une phrase d'Eglise, une métaphore de prédicateur ; c'est la vérité littérale, simple et palpable. C'est une loi du monde politique. Dieu fait les Rois, au pied delà lettre. Il prépare les races royales, il les mûrit au milieu d'un nuage qui cache leur origine. Elles paraissent ensuite couronnées de gloire et d'honneur ; elles se placent et voici le plus grand signe de leur légitimité. C'est qu'elles s'avancent comme d'elles-mêmes, sans violence d'une part, et sans délibération marquée de l'autre : c'est une espèce de tranquillité magnifique qu'il n'est pas aisé d'exprimer ..."


"Les Soirées de Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence" (1821) 

"Rien n’est plus rare, mais rien n’est plus enchanteur qu’une belle nuit d’été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l’hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier, soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats..." - L`ouvrage parut à titre posthume. l'année même de la mort à Paris de Joseph de Maistre, ministre plénipotentiaire de Victor-Emmanuel 1er, roi de Sardaigne (1759-1824), et qui vécut à Petersbourg de 1802 à 1817. Le livre se compose de dialogues et de discussions entre l`auteur, un sénateur russe et un chevalier français, les uns et les autres se réunissant dans une petite maison de campagne. au bord de la Neva, pendant les longs crépuscules d`été. 

 

PREMIER ENTRETIEN . -Description de la Néva.-M. de Maistre la parcourt, pendant une belle soirée d'été, avec un sénateur russe et un jeune chevalier français. Une conversation s'engage entre eux et donne lieu aux soirées philosophiques qui composent cet ouvrage. - Les méchants sont- ils heureux ? - Examen de la Providence dans la distribution des biens et des maux . Il est évidemment faux que le crime soit en général heureux et la vertu malheureuse dans ce monde. Portrait de l'exécuteur des hautes oeuvres . Le mal est sur la terre; et qui en est l'auteur.

DEUXIÈME ENTRETIEN . - Examen approfondi de la théorie du péché originel, qui est celle de la nature humaine.. - Image affaiblie du crime primitif dans les nations sauvages. L'homme n'étant

qu'une parole animée, la dégradation de la parole est non seulement le signe de la dégradation humaine, mais cette dégradation même.- Digression sur l'origine du langage et des idées.

TROISIÈME ENTRETIEN. - Objection contre la transmission héréditaire des maux physiques, tirée de l'Évangile. - Réponse à cette objection . - Autre objection tirée de l'avantage prétendu du vice sur la vertu . - Réponse à cette seconde objection. -Louis Racine. Ennius. David. Leibnitz . Le P. Berthier.

QUATRIÈME ENTRETIEN. — Le châtiment d'un crime même commis peut être prévenu de deux manières : par les mérites du coupable ou même de ses ancêtres, et par la prière. — De la prière, remède accordé à l'homme pour restreindre l'empire du mal. Portrait de Voltaire.

CINQUIÈME ENTRETIEN . — Suite de l'efficacité de la prière. -Réponse à ceux qui, ne voyant dans l'ordre physique qu'un résultat inévitable des lois éternelles de la nature, s'obstinent à soutenir que par là même il échappe entièrement à l'action de la prière.

SIXIÈME ENTRETIEN . — Notion de la prière; idées de Nicole, de Locke et de Fénélon sur ce sujet. - Caractère intrinsèque des différentes prières. - Digression sur Locke; analyse critique de son Essai sur l'entendement humain.

SEPTIÈME ENTRETIEN . De la guerre. Elle est d'une nécessité purement secondaire; on peut donc aussi éviter ce fléau par la prière. Un mot sur le Te Deum. --- Des prières que renferme la Bible. - Digression sur les Psaumes .

HUITIÈME ENTRETIEN . — Résumé des entretiens précédents. Des souffrances du juste considérées comme un bienfait de la Providence . - Du Purgatoire. - Réponse à l'objection de l'injustice prétendue de Dieu dans les maux du juste.

NEUVIÈME ENTRETIEN. - Seconde considération qui explique la conduite de la Providence dans les maux du juste : le juste, en souffrant volontairement, ne satisfait pas seulement pour lui- même, mais pour le coupable, qui, de lui-même, ne saurait s'acquitter. - Réversibilité des mérites prouvée par les Sacrifices. - Digression sur Sénèque.

DIXIÈME ENTRETIEN . - Fondement rationnel de la croyance générale de la réversibilité des mérites. L'explication des causes doit toujours être cherchée hors du monde matériel. Dogme universel de la communauté des mérites sanctionné par la doctrine de l'Église catholique sur les Indulgences.

ONZIÈME ENTRETIEN . — Digression sur le mot d'Illuminé.

 

Comme dans les "Considérations sur la France", Joseph de Maistre montre que la vie des peuples prend appui sur l`autorité souveraine du roi et sur le ministère de l`Eglise, et il s'autorise de ses conclusions pour combattre les principes philosophiques mis en honneur par le "siècle des Lumières" et par la Révolution. Mais en s`employant à convaincre avec la plus extrême habileté de la réalité de cette providence divine, sa dialectique débouche sur bien des paradoxes qui ont alimenté son côté "sombre", "irrationnel", et engendrer la polémique. Mais description n'est pas célébration ...

La Providence veille aux destinées des êtres humains, qui ne sont que d'inutiles arbitres dans un monde marqué par l'omniprésence de la souffrance et notre volonté toujours présente d’immolation. L`innocent paie de sa vie afin que le monde soit purifié du mal, l`office symbolique du bourreau vient expier un forfait beaucoup plus terrible qui consiste à ne pas reconnaître la puissance de Dieu, la guerre elle-même est le signe de cette expíation, conçue comme l'expression de la volonté divine. en raison des répercussions qu`elle peut avoir sur le plan surnaturel. La terre entière, écrit-il dans un passage célèbre du septième dialogue des Soirées, n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort de la mort... Le pessimisme avec lequel sont envisagées les choses humaines contribue à la glorification de Dieu, dont l`œuvre ne peut être en rien jugée par les hommes. Ainsi, de paradoxe en paradoxe, ce système. qui semble être une nouvelle théodicée, préconise non seulement la résignation devant les maux dont le monde est accablé, mais la foi, l'admiration devant ces vies naissantes, d`où la sagesse divine tire une indestructible réalité cosmique... 


Xavier de Maistre (1763-1852), deuxième fils du président du Souverain Sénat et auteur des Royales Constitutions du royaume de Savoie, se réfugie en Russie en 1793 pour ne pas être obligé, lors de l'occupation de son pays par les troupes françaises, à servir la France républicaine. De retour à Saint-Petersbourg, il réussit grâce à l'influence de son frère, Joseph de Maistre, nommé ambassadeur de Sardaigne auprès du tsar, en 1799, à obtenir le titre de directeur de la bibliothèque et du musée de l'Amirauté (1805), puis reprit du service, conquit le grade de général au cours d'une campagne au Caucase. Peu soucieux de la postérité, bien moins célèbre que son frère, Xavier de Maistre demeure tout de même un précurseur du romantisme au même titre que Charles Nodier, Constant et Chateaubriand. Il débuta dans les lettres vers sa trentième année en publiant à Lausanne en 1795 "Le Voyage autour de ma chambre", et en 1825, "Expédition nocturne autour de ma chambre". Un récit publié en 1825, "Les Prisonniers du Caucase", vivant et romantique, exercera une certaine influence sur la littérature russe du XIXe siècle (Tolstoï,Les Cosaques ou Récit du Caucase). "La Jeune Sibérienne", publiée la même année, retrace l'aventureux voyage d'une jeune fille de Sibérie qui s'en fut à Saint-Pétersbourg pour demander la grâce don père, un exilé politique : on y lit les nouvelles influences du romantisme ...

 

"VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE" (1794)

Publié sans nom d`auteur, le livre transporte le lecteur dans cette atmosphère de voyages et d`aventures propre au XVIIIe siècle : l`influence de Laurence Sterne (Voyage sentimental en France et en Italie, Vie et Opinions de Tristram Shandy) donne au récit un tour libre et dégagé, qui ne manque pas de sentiment et de mélancolie. L`auteur souligne tout d`abord combien il est important de savoir voyager dans sa propre chambre, eu égard à la jalousie des hommes et aux caprices de la fortune. Puis il entame une élégante dissertation, pleine de sous-entendus. 

La description de la chambre et de ses meubles, la détermination de la longitude et de la latitude servent à mettre en évidence la possibilité d`un voyage et ses modalités potentielles : la nature humaine a tant de ressources. Puis Maistre se laisse aller à ses rêveries et vogue au milieu des souvenirs, paysages, amis, sentiments. L`œuvre se charge ensuite d`une grâce nouvelle, née de péripéties amoureuses : Mme de Hautcastel pare de sa séduction ces très minces pages, car son portrait est dans la chambre. Tout aussitôt, l'écrivain va de découverte en découverte : une gravure qui représente le jeune Werther, une autre qui lui rappelle un ami mort lui permettent de s`enfermer dans la mélancolie. D`étape en étape. Maistre se tient toujours prêt à enchaîner un nouveau récit, jusqu`à ce qu`il comprenne. dans un ultime trait de plume, que le pays enchanteur de l`imagination ne lui a été donné que parce qu`il se trouvait contraint à l`immobilité, et qu`il peut à son gré fuir le monde des contingences.

 

"CHAPITRE IV.

Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria : sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je la traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. — Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui je ferai trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé. »

Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce qui se présente !… — Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée. Il n’en est pas de plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route. Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon, et je m’y arrange tout de suite. — C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour tout homme méditatif. Dans les longues soirées d’hiver, il est quelquefois doux et toujours prudent de s’y étendre mollement, loin du fracas des assemblées nombreuses. — Un bon feu, des livres, des plumes, que de ressources contre l’ennui ! Et quel plaisir encore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis ! Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage.

CHAPITRE V.

Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective. Il est situé de la manière la plus heureuse : les premiers rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux. — Je les vois, dans les beaux jours d’été, s’avancer le long de la muraille blanche, à mesure que le soleil s’élève : les ormes qui sont devant ma fenêtre les divisent de mille manières, et les font balancer sur mon lit, couleur de rose et blanc, qui répand de tous côtés une teinte charmante par leur réflexion. — J’entends le gazouillement confus des hirondelles qui se sont emparées du toit de la maison, et des autres oiseaux qui habitent les ormes : alors mille idées riantes occupent mon esprit ; et, dans l’univers entier, personne n’a un réveil aussi agréable, aussi paisible que le mien.

J’avoue que j’aime à jouir de ces doux instants, et que je prolonge toujours, autant qu’il est possible, le plaisir que je trouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit. — Est-il un théâtre qui prête plus à l’imagination, qui réveille de plus tendres idées, que le meuble où je m’oublie quelquefois ? — Lecteur modeste, ne vous effrayez point ; — mais ne pourrais-je donc parler du bonheur d’un amant qui serre pour la première fois dans ses bras une épouse vertueuse ? plaisir ineffable, que mon mauvais destin me condamne à ne jamais goûter ! N’est-ce pas dans un lit qu’une mère, ivre de joie à la naissance d’un fils, oublie ses douleurs ? C’est là que les plaisirs fantastiques, fruits de l’imagination et de l’espérance, viennent nous agiter. — Enfin, c’est dans ce meuble délicieux que nous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de l’autre moitié. Mais quelle foule de pensées agréables et tristes se pressent à la fois dans mon cerveau ! Mélange étonnant de situations terribles et délicieuses !

Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. — C’est un berceau garni de fleurs ; — c’est le trône de l’amour ; — c’est un sépulcre.

CHAPITRE VI.

Ce chapitre n’est absolument que pour les métaphysiciens. Il va jeter le plus grand jour sur la nature de l’homme ; c’est le prisme avec lequel on pourra analyser et décomposer les facultés de l’homme, en séparant la puissance animale des rayons purs de l’intelligence. 

Il me serait impossible d’expliquer comment et pourquoi je me brûlai les doigts aux premiers pas que je fis en commençant mon voyage, sans expliquer, dans le plus grand détail, au lecteur, mon système de l’âme et de la bête. — Cette découverte métaphysique influe tellement sur mes idées et sur mes actions, qu’il serait très difficile de comprendre ce livre, si je n’en donnais la clef au commencement.

Je me suis aperçu, par diverses observations, que l’homme est composé d’une âme et d’une bête. — Ces deux êtres sont absolument distincts, mais tellement emboîtés l’un dans l’autre, ou l’un sur l’autre, qu’il faut que l’âme ait une certaine supériorité sur la bête pour être en état d’en faire la distinction.

Je tiens d’un vieux professeur (c’est du plus loin qu’il me souvienne) que Platon appelait la matière l’autre. C’est fort bien ; mais j’aimerais mieux donner ce nom par excellence à la bête qui est jointe à notre âme. C’est réellement cette substance qui est l’autre, et qui nous lutine d’une manière si étrange. On s’aperçoit bien en gros que l’homme est double ; mais c’est, dit-on, parce qu’il est composé d’une âme et d’un corps ; et l’on accuse ce corps de je ne sais combien de choses, mais bien mal à propos assurément, puisqu’il est aussi incapable de sentir que de penser. C’est à la bête qu’il faut s’en prendre, à cet être sensible, parfaitement distinct de l’âme, véritable individu, qui a son existence séparée, ses goûts, ses inclinations, sa volonté, et qui n’est au-dessus des autres animaux que parce qu’il est mieux élevé et pourvu d’organes plus parfaits.

Messieurs et mesdames, soyez fiers de votre intelligence tant qu’il vous plaira ; mais défiez-vous beaucoup de l’autre, surtout quand vous êtes ensemble !

J’ai fait je ne sais combien d’expériences sur l’union de ces deux créatures hétérogènes ..."

 

"L`Expédition nocturne autour de ma chambre" succède au "Voyage autour de ma chambre". Xavier de Maistre commença de l'écrire à Prague en 1799, l`acheva à Saint-Petersbourg et la publia à Paris en 1825. ll y reprend le même vagabondage spirituel, où il faut voir, en quelque sorte, des Mémoires. ll se remémore principalement certaine nuit passée à Turin, alors qu'il venait d`offrir ses services au maréchal Souvarov qui préparait une expédition contre la France; et de s`abandonner à sa rêverie. Dans sa mauvaise petite chambre d'officier, chaque objet lui rappelle quelque événement de sa vie, la vue de la colline de Superga le conduit à une méditation sur la nature. Mais ici Maistre perd l`équilibre et manque de se rompre le cou : le toit est ébranlé et des oiseaux qui dormaient s`échappent de sous les tuiles. Aussitôt une femme atteinte de migraine prie son mari de faire cesser ce vacarme : elle croit qu`on vient d`organiser un bal. L`auteur déclame au messager un morceau digne d`Ossian. et s`entend dire qu`il est fou. Après des considérations sur l`aérostatique, science dont Maistre était féru. et quelques constatations sur ses meurtrissures, l`auteur va se mettre au lit. Mais le vent ouvre la fenêtre, et le voici tenu éveillé par le froid ; il reprend alors le fil de ses raisonnements. Une douce romance berce sa rêverie, c`est une belle inconnue qui chante à son balcon, mais une voix forte et virile ordonne à la belle de rentrer : Xavier de Maistre reste pétrifié. Peu après. le clocher de Saint-Philippe sonne les douze coups de minuit : il est temps de dormir ...

 


"PAMPHLETS de P.-L. Courier.

Cet ensemble des courts écrits polémiques représente la partie de beaucoup la plus  importante de l`œuvre littéraire de Paul-Louis Courier, homme de lettre dans l'âme, soldat de la Révolution puis officier de Napoléon, "par devoir" : il s'amusa à rédiger une petite chronique de ses aventures et de ses pensées durant les campagnes auxquelles il prit part, ce sont ses "Lettres de France et d'Italie" qui furent publiées après sa mort en 1828.

Après la chute de Napoléon, sous la Restauration, Courier, helléniste passionné et officier, bien qu'il n`aimât pas le métier militaire, se retira dans sa propriété de Véretz en Touraine où il devait mourir assassiné mystérieusement après avoir passé les douze dernières années de sa vie. Et surtout, entre 1820 et 1824. il partagea son activité entre les travaux de la campagne et la rédaction de ses pamphlets. Profitant du minimum de liberté laissé à la presse, il cherche à donner libre cours à ses opinions de fils de la Révolution : ennemi des grandes idées et des théories, il se borne avec intention à la défense de ces libertés qui devraient garantir la dignité de l`individu et surtout la libre activité du citoyen, qu`il soit homme du peuple ou bourgeois. Obligé à la ruse par la sévérité des lois, il prend volontiers son sujet dans de petits faits de la vie rurale, des incidents et. souvent, des commérages de la menue politique locale, puis élève presque imperceptiblement son discours jusqu`aux plus hautes considérations d'ordre général. L'agrément inimitable de ces écrits provient du fait que l`auteur, parlant à la première personne, a su faire de lui-même un très attachant personnage. 

Paul-Louis Courier ne veut être qu`un bon vigneron, un campagnard aux gros souliers et au cerveau fin, riche d`une expérience, non pas étendue mais solide et précise, de peu de culture et de beaucoup de bon sens : un brave homme. un peu bavard, jaloux de ses droits. un peu malicieux, mais sans parti pris. Dans ce personnage, le caractère ombrageux et original de Paul-Louis Courier se trouve à son aise : l'helléniste raffiné réussit enfin à se faire un style propre, qui rivalise par sa mordante ironie avec celui de Voltaire, et il se révèle polémiste de grande classe; les traits satiriques qu`il dirige contre la Cour, contre l'ordre constitué et réactionnaire de la Restauration. contre ce système de gouvernement qui s`appuie essentiellement sur le "gendarme", par le seul fait qu'ils lui sont suggérés par le simple bon sens, acquièrent une violence extraordinaire. Il y a dans la limitation voulue de Courier, dans sa volonté d`être seulement politique, une certaine étroitesse d'esprit : pour cette raison, sa polémique essentiellement individualiste et d'inspiration bourgeoise perd sans doute un peu de sa puissance, mais elle y gagne en acuité et en efficacité. 

Dans le "Simple discours de Paul-Louis, vigneron de la Chavonnière, aux membres de la commune de Véretz, à l 'occasion d 'une souscription pour l'acquisition de Chambord" (1821), il tire son sujet d'une proposition du ministre de l'lntérieur, aux termes de laquelle la nation devrait donner au jeune duc de Bordeaux (fils du duc de Berry assassiné et petit-fils du futur Charles X) le château de Chambord : cette souscription pseudo-volontaire provoque les sarcasmes de Paul-Louis. qui trouve que le jeune prince serait bien mieux élevé parmi ses contemporains et ses futurs sujets qu'au milieu des ombres de ses ancêtres; à cela s'ajoute que les biens des princes, loin de leur profiter. sont la trop facile proie des courtisans corrompus.

Cette publication lui coûta un procès en cour d`assises, à Paris, qui se termina par une condamnation à deux mois de prison et deux cents francs d`amende. 

Mais Courier, tout bon paysan qu`il veut être, se trouve en réalité parfaitement à son aise dans l'atmosphère des querelles et des tribunaux. Le voici imprimant aussitôt un autre petit livre : "Procès de Paul-Louis Courier" (1821), où il décrit les débats avec un esprit étincelant et des tirades dignes d`une comédie de Molière. 

En 1821, il publie un de ses plus célèbres pamphlets, adressé à la Chambre des députés : la "Pétition pour des villageois qu'on empêche de danser". Avec une verve étincelante, il prend à partie un jeune curé trop zélé; et cette attaque lui fournit le prétexte pour esquisser un charmant tableau des mœurs paysannes, notamment de ces honnêtes bals dominicaux. seules réjouissances qui animent la place de son village. 

La "Gazette du village" (1823), série pittoresque de commentaires sur la vie de son pays. est également remarquable. 

Enfin le "Pamphlet des pamphlets" (1824) est, de tous ces écrits politiques, celui qui a la plus grande portée: il y revendique pour le genre qu`il a mené à la perfection les droits les plus étendus de citoyenneté dans la république des lettres, se réclamant d'une série d'illustres prédécesseurs, de Démosthène à Cicéron; en conclusion, il y déclare que le "pamphlet" est venu prendre la place occupée jadis par les harangues politiques. 

 

"Pendant que l'on m'interrogeait à la préfecture de police; sur mes noms , prénoms, qualités, comme vous avez pu voir dans les gazettes du temps , un homme se trouvant la sans fonctions apparentes, m'aborda familièrement, me demanda confidemment si je n'étais point auteur de certaines brochures ; je m'en défendis fort. Ah ! Monsieur , me dit-il, vous êtes un grand génie , vous êtes inimitable.  (..) et quand ce bon Monsieur, avec ses douces paroles , se mit à me louer si démesurément que j'en faillis perdre contenance , m'appelant homme sans égal, incomparable , inimitable , il avait son dessein comme m'ont dit depuis des gens qui le connaissent , ei voulait de moi quelque chose, pensant me louer à mes dépens. Je ne sais s'il eut contentement. Après maints discours, maintes questions , auxquelles je répondis le moins mal que je pus; Monsieur, me dit-il en me quittant, Monsieur, écoutez, croyez-moi ; employez votre grand génie à faire autre chose que des pamphlets.

J'y ai réfléchi et me souviens qu'avant lui M. de Broë , homme éloquent , zélé pour la morale publique , me conseilla de même, eu termes moins flatteurs, devant la Cour d'assises. "Vil pamphlétaire".... Ce fut un mouvement oratoire des plus beaux , quand se tournant vers moi qui, foi de paysan , ne songeais à rien moins , il m'apostropha de la sorte : "Vil pamphlétaire", etc. , coup de foudre, non de massue , vu le style de l'orateur , dont il m'assomma sans remède. Ce mot soulevant contre moi, les juges, les témoins, les jurés, l'assemblée (mon avocat lui-même en parut ébranlé ), ce mot décida tout. Je fus condamné dès l'heure dans l'esprit de ces messieurs , dès que l'homme du roi m'eut appelé pamphlétaire , à quoi je ne sas que répondre.

Car il me semblait bien en mon âme avoir fait ce qu'on nomme un pamphlet ; je ne l'eusse osé nier. J'étais donc pamphlétaire à mon propre jugement, et voyant l'horreur qu'un tel nom inspirait à tout l'auditoire, je demeurai confus.

Sorti de là, je me trouvai sur le grand degré avec M. Arthus Bertrand, libraire, un de mes jurés, qui s'en allait dîner , m'ayant déclaré coupable. Je le saluai; il m'accueillit, car c'est le meilleur homme du monde, et chemin faisant, je le priai de me vouloir dire ce qui lui semblait à reprendre dans le "Simple Discours" condamné. Je ne l'ai point lu, me dit-il ; mais c'est un pamphlet , cela me suffit. Alors je lui demandai ce que c'était qu'un pamphlet , et le sens de ce mot qui, sans m'être nouveau , avait besoin pour moi de quelque explication. C'est, répondit-il , un écrit de peu de pages comme le vôtre, d'une feuille ou deux seulement. De trois feuilles, repris-je , serait-ce encore un pamphlet?  Peut-être , me dit-il , dans l'acception commune; mais proprement parlant, le pamphlet n'a qu'une feuille seule ; deux ou plus font une brochure. Et dix feuilles ? quinze feuilles ? vingt feuilles ? Font un volume , dit-il , un ouvrage. Moi, là-dessus. Monsieur , je m'en rapporte à vous qui devez savoir ces choses. Mais hélas ! j'ai bien peur d'avoir fait en effet un pamphlet , comme dit le procureur du roi. Sur votre honneur et conscience, puisque vous êtes juré , monsieur Arthus Bertrand, mon écrit d'une feuille et demie

est-ce pamphletou brochure? Pamphlet, me dit-il, pamphlet sans nulle difficulté. Je suis donc pamphlétaire? Je ne vous l'eusse pas dit par égard, ménagement, compassion du malheur ; mais c'est la vérité. Au reste , ajouta-t-il , si vous vous repentez , Dieu vous pardonnera ( tant sa miséricorde est grande !) dans l'autre monde. Allez, mon bon Monsieur, et ne péchez plus ; allez à Sainte-Pélagie. Voilà comme il me consolait. Monsieur, lui dis-je , de grâce encore une question. Deux ,me dit-il, et plus, et tant qu'il vous plaira, jusqu'à quatre heures et demie qui , je crois, vont sonner. Bien , voici ma question. Si , au lieu de ce pamphlet sur la souscription de Chambord, j'eusse fait un volume, un ouvrage , l'auriez- vous condamné? Selon. J'entends , vous l'eussiez lu d'abord , pour voir s'il était condamnable. Oui , je l'aurais examiné. Mais le pamphlet vous ne le lisez pas? Non, parce que le pamphlet ne saurait être bon. Qui dit pamphlet , dit un écrit tout plein de poison. De poison? Oui, Monsieur , et de plus détestable, sans quoi on ne le lirait pas, s'il n'y avait du poison? Non, le monde est ainsi fait; on aime le poison dans tout ce qui s'imprime. Votre pamphlet que nous venons de condamner , par exemple , je ne le connais point; je ne sais en vérité ni ne veux savoir ce que c'est ; mais on le lit ; il y a du poison. Monsieur le procureur du roi nous l'a dit , et je n'en doutais pas. C'est le poison, voyez-vous, que poursuit la justice dans ce sortes d'écrits. Car autrement la presse est libre; imprimer, publiez tout ce que vous voudrez, mais non pas du poison. Vous avez beau dire, Messieurs, on ne vous laissera pas distribuer le poison. Cela ne se peut en bonne police . et le gouvernement est là qui vous en empêchera bien. 

Dieu, dis-je eu moi-même tout bas , Dieu, délivre-nous du malin et du langage figuré ! Les médecins m'ont pensé tuer, voulant me "rafraîchir le sang"; celui-ci m'emprisonna de peur que je n'écrive du poison; d'autres laissent reposer leur champ , et nous manquons de blé au  marché. Jésus mon Sauveur, sauvez-nous de la métaphore.

Après cette courte oraison mentale, je repris: En effet, Monsieur , le poison ne vaut rien du tout, et l'on fait à merveille d'en arrêter le débit. Mais je m'étonne comment le monde, à ce que vous dites , l'aime tant. C'est sans doute qu'avec ce poison il y a dans les pamphlets quelque chose... Oui, des sottises, des calembourgs, de méchantes plaisanterie». Que voulez-vous, mon cher Monsieur , que voulez- vous mettre de bon sens en une misérable feuille? Quelles idées s'y peuvent développer ? Dans des ouvrages raisonnés au sixième volume à peine entrevoit-on où l'auteur en veut Yenir. Une feuille, dis-je, il est vrai , ne saurait contenir grand chose. Rien qui vaille, me dit-il, et je n'en lis aucune. Vous ne lisez donc pas les mandements de Monseigneur l'évêque de Troye pour le Carême et pour l'Avent? Ah ! vraiment ceci diffère fort. Ni les pastorales de Toulouse sur la suprématie Papale ? Ah ! c'est autre chose cela. Donc à votre avis , quelquefois une brochure , une simple feuille ... Fi! ne m'en parlez pas, opprobre de la littérature , honte du siècle et de la nation , qu'il se puisse trouver des auteurs, des imprimeurs et des lecteurs de semblables impertinences. Monsieur, lui dis- je, les "Lettres provinciales" de Pascal... Oh ! Livre admirable , divin , le chef-d'œuvre de notre langue ! Eh bien ! Ce chef-d'œuvre divin, ce sont pourtant des pamphlets , des feuilles qui parurent... Non , tenez , j'ai là-dessus mes principes , mes idées. Autant j'honore les grands ouvrages faits pour durer et vivre dans la postérité , autant je méprise et déteste ces petits écrits éphémères, ces papiers qui vont de main en main et parlent aux gens d'à-présent des faits, des choses d'aujourd'hui. Je ne puis souffrir les pamphlets. Et vous aimez les Provinciales, "petites lettres", comme alors on les appelait, quand elles allaient de main en main. Vrai , continua-t-il sans m'entendre , c'est un de mes étonnements , que vous, Monsieur, qui , à voir, semblez homme bien né, homme éduqué, fait pour être quelque chose dans le monde ; car enfin qui vous empêchait de devenir baron comme un autre? Honorablement employé dans la police, les douanes , geôlier, ou gendarme, vous tiendriez un rang, feriez une figure. Non , je n'en reviens pas, un homme comme vous s'avilir, s'abaisser jusqu'à faire des pamphlets! Ne rougissez- vous point? Blaise, lui répondis-je , Blaise Pascal n'était geôlier ni gendarme, ni employé de M. Franchet. Chut ! Paix ! Parlez plus bas f car il peut nous entendre. Qui donc? L'abbé Franchet? Serait-il si près de nous? Monsieur, il est partout. Voilà quatre heures et demie; votre humble serviteur. Moi le vôtre. ll me quitte et s'en alla courant. 

Ceci , mes chers amis, mérite considération ; trois si honnêtes gens, M. Arthus Bertrand, ce monsieur de la police, et M. de Broë , personnage éminent en science , en dignité , voilà trois hommes de bien ennemis des pamphlets. Vous en verrez d'autres assez et de la meilleure compagnie, qui trompent un ami , séduisent sa fille ou sa femme , prêtent la leur pou» obtenir une place honorable , mentent à tout venant, trahissent , manquent de foi et tiendraient à grand déshonneur d'avoir dit vrai dans un écrit de quinze ou seize pages. Car tout le mal est dans ce peu. Seize pages, vous êtes pamphlétaire et gare Sainte-Pélagie. Faites en seize cents , vous serez présenté au roi. Malheureusement je ne saurais. Lorsqu'on 18i5 le maire de notre commune, celui-là même d'à-présent, nous fit donner de nuit l'assaut par ses gendarmes , et du lit traîner en prison de pauvres gens qui ne pouvaient mais de la révolution, dont les femmes,

les enfants périrent , la matière était ample à fournir des volumes , et je n'en sus tirer qu'une feuille, tant d'éloquence me manqua. Encore m'y pris-je à rebours. Au lieu de décliner mon nom et de dire d'abord comme je fis, "mes bons messieurs, je suis Tourangeau", si j'eusse commencé : "Chrétiens , après les attentats inouis d'une infernale révolution...". dans le goût de l'abbé de la Mennais, une fois monté à ce ton, il m'était aisé de continuer et mener à fin mon volume sans fâcher le procureur du roi. Mais je fis seize pages d'un style à peu-près comme je vous parle, et je fus pamphlétaire insigne ; et depuis, coutumier du fait, quand vint la souscription de Chambord , sagement il n'en fallait rien dire; ce n'était matière à traiter en une feuille ni eu cent ; il n'y avait là ni pamphlet, ni brochure , ni volume à faire , étant malaisé d'ajouter aux flagorneries et dangereux d'y contredire , comme je l'éprouvai. Pour avoir voulu dire Ià-dessus ma pensée en peu de mots, sans ambages ni circonlocutions, pamphlétaire encore , en prison deux mois à Sainte- Pélagie. Puis, à propos de la danse qu'on nous interdisait , j'opinai de mon chef gravement , entendez-vous, à cause de l'église intéressée là-dedans, longuement, je ne puis, et retombai dans le pamphlet. Accusé, poursuivi, mon innocent langage et mon parler timide trouvèrent grâce à peine ; je fus blâmé des juges. Dans tout ce qui s'imprime, il y a du poison plus ou moins délayé selon l'étendue de l'ouvrage, plus ou moins malfaisant, mortel. De l'acétate de morphine, un grain dans une cuve se perd, n'est point senti, dans une tasse faire vomir, en une cuillère tue, et voilà le pamphlet ..."

 

Courier écrivit également des pamphlets littéraires. Dans la "Lettre à M. Renouard libraire, sur une tache faite à un manuscrit de Florence", il se défend d'avoir fait volontairement une tache sur un manuscrit de Longus (on sait qu`il devait donner une admirable traduction, en un style archaïque, digne d'un grand Amyot, de la pastorale "Daphnis et Chloé", afin que personne ne puisse lire ce passage après lui. 

Courier s`était présenté à l'Académie des inscriptions et belles-lettres comme helléniste ; sa candidature ayant été repoussée. il attribua son exclusion à des motifs politiques. C`est cette affaire qu`il expose dans sa "Lettre à MM. de l'Académie des inscriptions et belles-lettres" (1819).