Roland Barthes (1915-1980), "Le degré zéro de l'écriture" (1953), "Mythologies" (1957), "S/Z" (1970), "L'Empire des signes" (1970), "La Chambre claire" (1980), "L'Aventure sémiologique" (1985) -  ....

Last update : 11/11/2016


Mythologies, bruissement du langage et frisson du sens, "j'aime le romanesque mais je sais que le roman est mort" -  Roland Barthes, fasciné par le langage, renouvelle dès les années 1950 et sur toute la décennie suivante, l'approche des textes littéraires et des images, de ce qui se donne à travers le discours, qu'il soit "romanesque", le théâtre de Racine, le Nouveau Roman,  ou mythique, politique, journalistique. Proche des structuralistes et de la revue "Tel Quel", il voit dans la pratique littéraire le symptôme des divisions idéologiques d'une société en plein bouleversementet part en quête des mécanismes qui les fondent et les entretiennent symboliquement. Julia Kristeva ("Comment parler à la littérature", revue Tel Quel, n°47, 1971) résume ce qui semble être l'approche fondamentale de Roland Barthes dans la droite ligne de son "Degré eéro de l'écriture" (1953),

- "la matérialité de l'écriture (pratique objective dans le langage) exige sa confrontation avec les sciences du langage (linguistique, logique, sémiotique), mais ausssi une différenciation par rapport à elle; 

- son immersion dans l'histoire entraîne la prise en considération des conditions sociales et historiques;

- sa surdétermination sexuelle l'oriente vers la psychanalyse et en général vers l'ensemble d'un "ordre" corporel, physique, substantiel".

Une méthode qui, appliquée au théâtre de Racine (Sur Racine, 1963), suscitera polémique dans une Université traditionnelle qui le condamnera dans les années 1965 (Raymond Picard, "Nouvelle Critique ou Nouvelle imposture" - "Critique et vérité", réponse de R. Barthes, 1966). Barthes, ici ne fait alors qu'appliquer une méthode structuraliste à la dramaturgie racinienne, recherche un "jeu de figures purement relationnelles" et dévoile ainsi des structures plus psychiques que sociologiques, des structures psychiques qu'il n'entend pas rattacher à l'inconscient de Jean Racine, mais à ces fibres archétypales qui commandent les émotions humaines, à cette signification mythique qui, à travers un texte, surdétermine socialement et historiquement les structures de l'esprit humain. Le mythe, "parole choisie par l'histoire", "ne saurait surgir de la nature des choses..."

 

 Parler, écouter, écrire, dans une société déchirée idéologiquement - Les "mythes" sont des moyens d'enseigner les réalités inobservables via des symboles observables. La nature contradictoire de la vie sociale peut être ainsi transmise par des porteurs de la tradition, pour que soient comprises les frustrations de l'idéal qu'impose le réel. Puisque les mythes sont transmis oralement, il y aura des lacunes et des distorsions, mais une quasi "partition musicale" qui se répète et véhicule ainsi la structure primitive en dépit des parties manquantes. Il en est de même dans l'image, et dans toutes formes d'expression. C'est bien la société dans laquelle nous vivons, nous parlons et nous écoutons, et parfois nous écrivons. Roland Barthes, qui a endossé la grande aventure sémiologique, entend désormais interroger le "frisson du sens", "en écoutant le bruissement du langage", de ce langage qui est ma Nature à moi. Mais ne vivons-nous pas, désormais et plus que jamais, dans "une guerre inexpiable des langages", nos langages s'excluent les uns les autres; dans une société divisée par la classe sociale, l'argent, l'origine scolaire, l'indifférence et l'égocentrisme? Dans cette soit-disante "culture de masse", qui ne recouvre plus grand chose, plus que jamais la division des langages culturels est portée à son comble, une séparation dramatique, qu'entretient, sous couvert d'une "paix culturelle", un nouvel acteur, l'Etat, que l'indifférence démocratique livre à quelques technocrates de la gestion publique, et sous l'égide duquel s'organise ce nouvel espace médiatique du XIXe siècle dans lequel coïncident la "parole" et l' "écoute". Nous y puisons tant nos structures de connaissance que nos sujets de vie, une soumission totale aux stéréotypes, seule à même de résoudre ce 'frisson du sens" que portent les contradictions tant de l'existence que de la société ...


Roland Barthes (1915-1980)

Barthes, après avoir été proche du marxisme théorique, s'est situé dans les années 60 dans le courant structuraliste en réfléchissant sur la notion de texte et en rapportant la critique littéraire à une analyse du discours. Que ce soit avec "Mythologies" – suite d’analyses sarcastiques de quelques représentations de l’idéologie petite-bourgeoise (faits divers, photos, articles de presse...) – ou avec "Le Degré zéro de l’écriture", «histoire du langage littéraire qui ne [serait] ni l’histoire de la langue, ni celle des styles, mais seulement l’histoire des Signes de la Littérature», l’œuvre de Barthes se propose d’emblée comme une critique de la signification.  Il retracera dans "L'Aventure sémiologique" sa montée depuis 1956 jusqu'au moment où fut acquise une certaine scientificité, de 1957 à 1963 ...


En 1967, Roland Barthes rédige un  article, "La mort de l'auteur",  qui pose les bases d'une nouvelle théorie de la critique littéraire et du courant dit "postmoderniste" : l'interprétation d'un texte n'a pas besoin, pour être valable, de prendre en compte les intentions de son auteur ni le contexte dans lequel celui-ci a pu l'écrire. L'art n'est plus reconnu comme un moyen de communication entre le créateur et son public, seul compte le sens ou le message que l'artiste désire communiquer à travers son oeuvre : "la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'auteur." 


1953 – Le Degré zéro de l’écriture

"Le Degré zéro de l’écriture" est le premier livre de Roland Barthes. Son ambition est de réécrire l’histoire de la littérature comme une histoire des « formes de l’écriture ». Le premier chapitre de l’ouvrage, « Qu’est-ce que l’écriture ? », s’attache à éclairer cette notion centrale, qui peut être appréhendée sous deux angles,  la langue, collective et codifiée, et le style, individuel et quasi physiologique. Barthes voit dans l’écriture un moyen pour dépasser l’opposition du style et de la langue. : « Ce qu’on veut ici […] c’est affirmer l’existence d’une réalité formelle indépendante de la langue et du style ; c’est essayer de montrer que cette troisième dimension de la Forme attache elle aussi, non sans un tragique supplémentaire, l’écrivain à sa société ». L’étude de l’écriture est donc la finalité de cet essai, elle seule permet de lier la littérature à l’Histoire :  « c’est là où l’Histoire est refusée qu’elle agit le plus ... on verra par exemple, écrit Barthes, que l’unité idéologique de la bourgeoisie a produit une écriture unique, et qu’aux temps bourgeois (c’est-à-dire classiques et romantiques), la forme ne pouvait qu’être déchirée puisque la conscience ne l’était pas ; et qu’au contraire, dès l’instant où l’écrivain a cessé d’être un témoin de l’universel pour devenir une conscience malheureuse (vers 1850), son premier geste a été de choisir l’engagement de sa forme soit en assumant, soit en refusant l’écriture de son passé ». 

 

Du rapport, complexe et subtil, Ie plus souvent inconscient, de l'écrivain au langage, mais aussi du sens de l'écriture au XXe siècle. L'art d 'écrire n 'est plus tout à fait innocent au temps des critiques psychanalytiques et marxistes. L'écrivain sert une langue qui lui est extérieure et le style prend sa source dans Ies profondeurs biologiques de son corps propre ...

"On sait que la langue est un corps de prescriptions et d`habitudes, commun à tous les écrivains d'une époque. Cela veut dire que la langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de l'écrivain. sans pourtant lui donner aucune forme, sans même la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vérités hors duquel seulement commence à se déposer la densité d'un verbe solitaire. Elle enferme toute la création littéraire à peu près comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent pour l`homme un habitat familier. Elle est bien moins une provision de matériaux qu`un horizon. c`est-à-dire à la fois une limite et une station, en un mot l'étendue rassurante d`une économie. L`écrivain n`y puise rien, à la lettre : la langue est plutôt pour lui comme une ligne dont la transgression désignera peut-être une surnature du langage : elle est l'aire d`une action, la définition et l`attente d`un possible. Elle n`est pas le lieu d`un engagement social. mais seulement un réflexe sans choix, la propriété indivise des hommes et non pas des écrivains : elle reste en dehors du rituel des Lettres ; c`est un objet social par définition, non par élection. Nul ne peut sans apprêts, insérer sa liberté d`écrivain dans l`opacité de la langue, parce qu'à travers elle c'est l`Histoire entière qui se tient, complète et unie à la manière d'une Nature. Aussi, pour l`écrivain, la langue n`est-elle qu'un horizon humain qui installa au loin une certaine familiarité, toute négative d`ailleurs : dire que Camus et Queneau parlent la même langue. ce n`est que présumer, par une opération différentielle, toutes les langues. archaïques ou futuristes, qu'ils ne parlent pas : suspendue entre des formes abolies et des formes inconnues, la langue de l`écrivain est bien moins un fonds qu`une limite extrême ; elle est le lieu géométrique de tout ce qu`il ne pourrait pas dire sans perdre, tel Orphée se retournant, la stable signification de sa démarche et le geste essentiel de sa sociabilité. La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l'auteur, dans cette hypophysique de la parole où se forme le premier couple des mots et des choses,  où s`installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d`une poussée, non d`une intention, il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée. Ses références sont au niveau d`une biologie ou d'un passé, non d`une Histoire : il est la "chose" de l`écrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. Indifférent et transparent à la société, démarche close de la personne, il n'est nullement le produit d`un choix, d`une réflexion sur la Littérature. Il est la part privée du rituel, il s`élève à partir des profondeurs mythiques de l`écrivain, et s'éploie hors de sa  responsabilité. Il est la voix décorative d`une chair inconnue et secrète : il fonctionne à la façon d`une Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n`était que le terme d`une métamorphose aveugle et obstinée, partie d`un infra-langage qui s`élabore à la limite de la chair et du monde. Le style est proprement un phénomène d'ordre germinatif, il est la transmutation d`une Humeur. Aussi les allusions du style sont-elles réparties en profondeur ; la parole a une structure horizontale, ses secrets sont sur la même ligne que ses mots et ce qu`elle cache est dénoué par la durée même de son continu : dans la parole tout est offert, destiné à une usure immédiate, et le verbe, le silence et leur mouvement sont précipités vers un sens aboli : c`est un transfert sans sillage et sans retard. Le style, au contraire, n`a qu`une dimension verticale, il plonge dans le souvenir clos de la personne, il compose son opacité à partir d`une certaine expérience de la matière ; le style n'est jamais que métaphore, c`est-à-dire équation entre l'intention littéraire et la structure charnelle de l'auteur (il faut se souvenir que la structure est le dépôt d'une durée). Aussi le style est-il toujours un secret. [...] Le type même de l`écrivain sans style, c`est Gide, dont la manière artisanale exploite le plaisir moderne d'un certain éthos classique. tout comme Saint-Saëns a refait du Bach ou Poulenc du Schubert. A l`opposé. la poésie moderne - celle d'un Hugo, d'un Rimbaud ou d'un Char - est saturée de style et n`est art que par référence à une intention de Poésie. C`est l`Autorité du style, c'est-à-dire le lien absolument libre du langage et de son double de chair, qui impose l'écrivain comme une Fraîcheur au-dessus de l'Histoire.... (Le Degré zéro de l'écriture, Seuil).

 

"Degré zéro de l'écriture"?

L'expression qui donne son titre à l'ouvrage se réfère à une théorie linguistique selon laquelle une opposition signifiante peut être "neutralisée" par un troisième terme appelé "degré zéro". Barthes utilise métaphoriquement cette théorie : il y voit la possibilité de déjouer les assignations fixées par un code. ll donnera à cet usage d'un terme "neutre" tout au cours de son œuvre, des développements considérables. Dans ce premier ouvrage, la métaphore linguistique éclaire une pratique romanesque dont l'exemple privilégié est "L'Etranger" de Camus : "La nouvelle écriture neutre se place au milieu de ces cris et de ces jugements, sans participer à aucun d`eux; elle est faite précisément de leur absence". Si Barthes prend position dans la situation idéologique et esthétique de son temps, il affiche aussi une ambition plus large. 

Son ouvrage vise à réécrire l'histoire de la littérature comme une histoire des "formes de l'écriture". Il commence par poser deux réalités stables, 

- la "langue", collective et archaïque, 

- et le " style", individuel et quasi physiologique.

L'écrivain ne fait le choix que des marques supplémentaires qu'il leur ajoute, et qui témoignent de son insertion dans I'Histoire et dans la société. 

La première partie de l'essai est consacrée à l'analyse de divers modes d'écriture. Le mode politique donne lieu à des pages brillantes, souvent polémiques, sur l'écriture révolutionnaire, l`écriture bourgeoise, marxiste ou intellectuelle. Ce sont autant de "mythologies" de la forme écrite, où est dénoncée la fausseté des rapports entre le langage et le monde, dès qu`une médiation s'y agrège de manière parasite. "L'écriture du roman" est décrite comme la fabrication d'une fausse évidence qui masque l'absence de réalité sous une fabulation crédible. Barthes s'attache à deux conventions du roman : le passé simple et la troisième personne. La poésie, quant à elle, et particulièrement la poésie moderne, échapperait au jeu de masques de l' "écriture". Elle ne serait que langue et style, à travers lesquels "l'homme affronte le monde objectif sans passer par aucune des figures de l'Histoire ou de la sociabilité" ...

"ÉCRITURES POLITIQUES

Toutes les écritures présentent un caractère de clôture qui est étranger au langage parlé.

L'écriture n'est nullement un instrument de communication, elle n'est pas une voie ouverte par où passerait seulement une intention de langage. C'est tout un désordre qui s'écoule à travers la parole, et lui donne ce mouvement dévoré qui le maintient en état d'éternel sursis. A l'inverse, l'écriture est un langage durci qui vit sur lui-même et n'a nullement la charge de confier à sa propre durée une suite mobile d'approximations, mais au contraire d'imposer, par l'unité et l'ombre de ses signes, l'image d'une parole construite bien avant d'être inventée. Ce qui oppose l'écriture à la parole, c'est que la première paraît toujours symbolique, introversée, tournée ostensiblement du côté d'un versant secret du langage, tandis que la seconde n'est qu'une durée de signes vides dont le mouvement seul est significatif. Toute la parole se tient dans cette usure des mots, dans cette écume toujours emportée plus loin, et il n'y a de parole que là où le langage fonctionne avec évidence comme une voration qui n'enlèverait que la pointe mobile des mots; l'écriture, au contraire, est toujours enracinée dans un au-delà du langage, elle se développe comme un germe et non comme une ligne, elle manifeste une essence et menace d'un secret, elle est une contre-communication, elle intimide.

On trouvera donc dans toute écriture l'ambiguïté d'un objet qui est à la fois langage et coercition : il y a au fond de l'écriture, une « circonstance » étrangère au langage, il y a comme le regard d'une intention qui n'est déjà plus celle du langage. Ce regard peut très bien être une passion du langage, comme dans l'écriture littéraire ; il peut être aussi la menace d'une pénalité, comme dans les écritures politiques : l'écriture est alors chargée de joindre d'un seul trait la réalité des actes et l'idéalité des fins. C'est pourquoi le pouvoir ou l'ombre du pouvoir finit toujours par instituer une écriture axiologique, où le trajet qui sépare ordinairement le fait de la valeur, est supprimé dans l'espace même du mot, donné à la fois comme description et comme jugement. Le mot devient un alibi (c'est-à-dire un ailleurs et une justification). Ceci, qui est vrai des écritures littéraires, où l'unité des signes est sans cesse fascinée par des zones d'infra- ou d'ultra-langage, l'est encore plus des écritures politiques, où l'alibi du langage est en même temps intimidation et glorification : effectivement, c'est le pouvoir ou le combat qui produisent les types d'écriture les plus purs. 

On verra plus loin que l'écriture classique manifestait cérémonialement l'implantation de l'écrivain dans une société politique particulière et que parler comme Vaugelas, ce fut, d'abord, se rattacher à l'exercice du pouvoir. Si la Révolution n'a pas modifié les normes de cette écriture, parce que le personnel pensant restait somme toute le même et passait seulement du pouvoir intellectuel au pouvoir politique, les conditions exceptionnelles de la lutte ont pourtant produit au sein même de la grande Forme classique, une écriture proprement révolutionnaire, non par sa structure, plus académique que jamais, mais par sa clôture et son double, l'exercice du langage étant alors lié, comme jamais encore dans l'Histoire, au Sang répandu. Les Révolutionnaires n'avaient aucune raison de vouloir modifier l'écriture classique, ils ne pensaient nullement mettre en cause la nature de l'homme, encore moins son langage, et un « instrument » hérité de Voltaire, de Rousseau ou de Vauvenargues, ne pouvait leur paraître compromis. C'est la singularité des situations historiques qui a formé l'identité de l'écriture révolutionnaire. Baudelaire a parlé quelque part de « la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie ». La Révolution fut par excellence l'une de ces grandes circonstances où la vérité, par le sang qu'elle coûte, devient si lourde, qu'elle requiert, pour s'exprimer, les formes mêmes de l'amplification théâtrale. L'écriture révolutionnaire fut ce geste emphatique qui pouvait seul continuer l'échafaud quotidien.

Ce qui paraît aujourd'hui de l'enflure, n'était alors que la taille de la réalité. Cette écriture qui a tous les signes de l'inflation, fut une écriture exacte : jamais langage ne fut plus invraisemblable et moins imposteur. Cette emphase n'était pas seulement la forme moulée sur le drame ; elle en était aussi la conscience. Sans ce drapé extravagant, propre à. tous les grands révolutionnaires, qui permettait au Girondin Guadet, arrêté à Saint-Émilion, de déclarer sans ridicule parce qu'il allait mourir: « Oui, je suis Guadet. Bourreau, fais ton office. Va porter ma tête aux tyrans de la patrie. Elle les a toujours fait pâlir : abattue, elle les fera pâlir encore davantage », la Révolution n'aurait pu être cet événement mythique qui a fécondé 1'Histoire et toute idée future de la Révolution. L'écriture révolutionnaire fut comme l'entéléchie de la légende révolutionnaire : elle intimidait et imposait une consécration civique du Sang.

L'écriture marxiste est tout autre. Ici la clôture de la forme ne provient pas d'une amplification rhétorique ni d'une emphase du débit, mais d'un lexique aussi particulier, aussi fonctionnel qu'un vocabulaire technique; les métaphores elles-mêmes y sont sévèrement codifiées. L'écriture révolutionnaire française fondait toujours un droit sanglant ou une justification morale ; à l'origine, l'écriture marxiste est donnée comme un langage de la connaissance; ici l'écriture est univoque, parce qu'elle est destinée à maintenir la cohésion d'une Nature; c'est l'identité lexicale de cette écriture qui lui permet d'imposer une stabilité des explications et une permanence de méthode; ce n'est que tout au bout de son langage que le marxisme rejoint des comportements purement politiques. Autant l'écriture révolutionnaire française est emphatique, autant l'écriture marxiste est litotique, puisque chaque mot n'est plus qu'une référence exiguë à l'ensemble des principes qui le soutient d'une façon inavouée. Par exemple, le mot « impliquer », fréquent dans l'écriture marxiste, n'y a pas le sens neutre du dictionnaire; il fait toujours allusion à un procès historique précis, il est comme un signe algèbrique qui représenterait toute une parenthèse de postulats antérieurs.

Liée à une action, l'écriture marxiste est rapidement devenue, en fait, un langage de la valeur. Ce caractère, visible déjà. chez Marx, dont l'écriture reste pourtant en général explicative, a envahi complètement l'écriture stalinienne triomphante...."

 

La seconde partie de l'ouvrage développe l'histoire de l`écriture. Barthes montre la naissance d'une mauvaise conscience de l'écrivain, voire d'un tragique de la littérature dans la France du XIXe siècle. Flaubert en serait l'exemple privilégié. Après lui, la littérature n'aurait pu choisir qu'entre l'exhibition de son propre masque ("Je suis littérature", proclame le roman naturaliste, tout en prétendant dire le réel) et le sabordage, le silence d`un Rimbaud ou d'un Mallarmé. Dans cette situation. le "degré zéro" apparait comme une innocence reconquise. Barthes entrevoit chez certains écrivains de son temps l`utopie d`une réconciliation entre la littérature et le monde, au-delà d'une société qui demeure irréconciliée...


1957 –Mythologies 

"Je crois que l'automobile est aujourd'hui l'équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d'époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s'approprie en elle un objet parfaitement magique…" - Au travers de la DS, du bifteck-frites, du strip-tease ou du plastique, les Mythologies ne sont pas seulement un formidable portrait d’une France entrant, avec les années 50, dans la culture de masse moderne, elles sont aussi l’invention d’une nouvelle critique de l’idéologie : d’une part celle-ci ne loge pas dans les grandes abstractions mais dans les objets les plus quotidiens, d’autre part elle n’appartient pas au monde des idées, elle est d’abord langage, ou plus précisément un certain système de langage que seule une sémiologie ? une science des signes ? est en mesure de décrypter... 

"J`ai indiqué qu'aujourd`hui la publicité des détergents flattait essentiellement une idée de la profondeur : la saleté n`est plus arrachée de la surface, elle est expulsée de ses loges les plus secrètes. Toute la publicité des produits de beauté est fondée, elle aussi, sur une sorte de représentation épique de l`intime. Les petits avant-propos scientifiques, destinés à introduire publicitairement le produit, lui prescrivent de nettoyer en profondeur, bref, coûte que coûte, de s'infiltrer.

Paradoxalement, c`est dans la mesure où la peau est d`abord surface, mais surface vivante, donc mortelle, propre à sécher et à vieillir, qu`elle s'impose sans peine comme tributaire de racines profondes, de ce que certains produits appellent Ia couche basique de renouvellement. La médecine permet d'ailleurs de donner à la beauté un espace profond (le derme et l'épiderme) et de persuader les femmes qu`elles sont le produit d'une sorte de circuit germinatif où la beauté des efflorescences dépend de la nutrition des racines. L`idée de profondeur est donc générale, pas une réclame où elle ne soit présente. Sur les substances à infiltrer et à convertir au sein de cette profondeur, vague total : on indique seulement qu'il s`agit de principes (vivifiants, stimulants, nutritifs) ou de sucs (vitaux, revitalisants, régénérants), tout un vocabulaire moliéresque, à peine compliqué d'une pointe de scientisme (l'agent bactéricide R 51). Non, le vrai drame de toute cette petite psychanalyse publicitaire,  c`est le conflit de deux substances ennemies qui se disputent subtilement l'acheminement des "sucs" et des "principes" vers le champ de la profondeur. Ces deux substances sont l`eau et la graisse. Toutes deux sont moralement ambiguës : l'eau est bénéfique, car tout le monde voit bien que la peau vieille est sèche et que les peaux jeunes sont fraîches, pures (d 'une fraîche moiteur, dit tel produit) : le ferme, le lisse, toutes les valeurs positives de la substance charnelle sont spontanément senties comme tendues par l'eau, gonflées comme un linge, établies dans cet état idéal de pureté, de propreté et de fraîcheur dont l'eau est la clef générale. Publicitairement, l'hydratation des profondeurs est donc une opération nécessaire. Et pourtant l`infiltration d`un corps opaque apparaît peu facile à l`eau : on imagine qu`elle est trop volatile, trop légère, trop impatiente pour atteindre raisonnablement ces zones cryptuaires où s`élabore la beauté.

Et puis, l`eau, dans la physique charnelle et à l`état libre, l`eau décape, irrite, elle retourne à l'air, fait partie du feu ; elle n`est bénéfique qu`emprisonnée, maintenue. La substance grasse a les qualités et les défauts inverses : elle ne rafraîchit pas sa douceur est excessive, trop durable, artificielle : on ne peut fonder une publicité de la beauté sur la pure idée de crème, dont la compacité même est sentie comme un état peu naturel. Sans doute la graisse (appelée plus poétiquement huiles, au pluriel comme dans la Bible ou l`Orient) dégage-t-elle une idée de nutrition, mais il est plus sûr de l`exalter comme élément véhiculaire, lubrifiant heureux, conducteur d`eau au sein des profondeurs de la peau. L'eau est donnée comme volatile. aérienne, fuyante, éphémère, précieuse; l'huile au contraire tient, pèse, force lentement les surfaces,  imprègne, glisse sans retour le long des "pores" (personnages essentiels de la beauté publicitaire).

Toute la publicité des produits de beauté prépare donc une conjonction miraculeuse des liquides ennemis. déclarés désormais complémentaires ; respectant avec diplomatie toutes les valeurs positives de la mythologie des substances, elle parvient à imposer la conviction heureuse que les graisses sont véhicules d`eau, et qu`il existe des crèmes aqueuses, des douceurs sans luisance. La plupart des nouvelles crèmes sont donc nommément Iiquides, fluides, ultra-pénétrantes. etc. ; l`idée de graisse, pendant si longtemps consubstantielle à l`idée même de produit de beauté, se voile ou se complique, se corrige de liquidité, et parfois même disparaît, fait place à la fluide Iotion au spirituel tonique, glorieusement astringent s`il s`agit de combattre la cirosité de la peau, pudiquement special s`il s`agit au contraire de nourrir grassement ces voraces profondeurs dont on nous étale impitoyablement les phénomènes digestifs. Cette ouverture publique de l'intériorité du corps humain est d`ailleurs un trait général de la publicité des produits de toilette. "La pourriture s`expulse (des dents, de la peau, du sang, de l`haleine)" : la France ressent une grande fringale de propreté..." (Mythologíes. Seuil) 

 

Ecrites d`abord sous forme d'articles, les "Mythologies" sont des chroniques de la société francaise des années 1950, mélange de tradition et de modernisation. On y voit se répandre les conditions modernes de la communication et la culture de masse dans un bric-à-brac d'images qui va du catch à la charité organisée, de la DS aux détergents,  de Minou Drouet aux recettes culinaires de Elle. La campagne de Robert Poujade est l'occasion d`analyser les attitudes fondamentales de la petite bourgeoisie ; le Tour de France cycliste est décrit comme une épopée. Toute la saveur d`une époque renaît au-delà de ses petitesses en un admirable «tableau des mœurs du temps». Car s`il a voulu dénoncer et fustiger, Barthes l`écrivain n`a pu s`empêcher d'aimer la vie française qu`il avait sous les yeux.  Ces chroniques comportent aussi une analyse qui tend vers une sociologie de la vie quotidienne. Dans la mesure ou l`analyse repose sur la mise en évidence des « représentations » qui gouvernent la vie sociale, elle a besoin d'une méthode capable d`en rendre compte. 

Et Barthes découvre ainsi, a posteriori, une telle méthode dans une sémiologie inspirée de Saussure et du linguiste danois Louis Hjelmslev. ll écrit, pour la reprise en volume de ses articles, une forte Postface intitulée « Le Mythe aujourd'hui ». 

Les termes de « mythe » et de « mythologie » font référence au sens ancien de « récit légendaire », dans lequel Barthes privilégie le caractère trompeur des usages sociaux du mythe, destinés à assurer une domination politique et économique. Il définit le mythe comme un « système sémiologique second ». Son analyse, qui prolonge les intuitions du "Degré zéro de l'écriture", recoupe et complète la théorie de la "connotation" présentée dans les "Eléments de sémiologie" parus quelques années plus tard. Barthes comprend ce « système second » comme un appauvrissement du réel concret et un alibi que l'idéologie se donne pour faire croire qu'elle exprime la nature des choses, alors qu`elle procède à une manipulation. « Le mythe, écrit Barthes, est une parole volée et rendue.» , ou encore «l''écœurant dans le mythe, c`est le recours à une fausse nature» ...

 

"Cuisine ornementale " - "Le journal Elle (véritable trésor mythologique) nous donne à peu près chaque semaine une belle photographie en couleurs d'un plat monté: perdreaux dorés piqués de cerises, chaud-froid de poulet rosâtre, timbale d'écrevisses ceinturée de carapaces rouges, charlotte crémeuse enjolivée de dessins de fruits confits, génoises multicolores, etc.
Dans cette cuisine, la catégorie substantielle qui domine, c'est le nappé: on s'ingénie  visiblement à glacer les surfaces, à les arrondir, à enfouir l'aliment sous le sédiment lisse des sauces, des crèmes, des fondants et des gelées. Cela tient évidemment à la finalité même du nappé, qui est d'ordre visuel, et la cuisine d'Elle est une pure cuisine de la vue, qui est un sens distingué. Il y a en effet dans cette constance du glacis une exigence de distinction. Elle est un journal précieux, du moins à titre légendaire, son rôle étant de présenter à l'immense public populaire qui est le sien (des enquêtes en font foi) le rêve même du chic ; d'où une cuisine du revêtement et de l'alibi, qui s'efforce toujours d'atténuer ou même de travestir la nature première des aliments, la brutalité des viandes ou l'abrupt des crustacés. Le plat paysan n'est admis qu'à titre exceptionnel (le bon pot-au-feu des familles), comme la fantaisie rurale de citadins blasés.
Mais surtout, le nappé prépare et supporte l'un des développements majeurs de la cuisine distinguée: l'ornementation. Les glacis d'Elle servent de fonds à des enjolivures effrénées : champignons ciselés, ponctuation de cerises, motifs au citron ouvragé, épluchures de truffes, pastilles d'argent, arabesques de fruits confits, la nappe sous-jacente (c'est pour cela que je l'appelais sédiment, l'aliment lui-même n'étant plus qu'un gisement incertain) veut être la page où se lit toute une cuisine en rocaille (le rosâtre est la couleur de prédilection).
L'ornementation procède par deux voies contradictoires dont on va voir à l'instant la résolution dialectique: d'une part fuir la nature grâce à une sorte de baroque délirant (piquer des crevettes dans un citron, rosir un poulet, servir des pamplemousses chauds), et d'autre part essayer de la reconstituer par un artifice saugrenu (disposer des champignons meringués et des feuilles de houx sur une bûche de Noël, replacer des têtes d'écrevisses autour de la béchamel sophistiquée qui en cache les corps). C'est ce même mouvement que l'on retrouve d'ailleurs dans l'élaboration des colifichets petits-bourgeois (cendriers en selles de cavalier, briquets en forme de cigarettes, terrines en corps de lièvres).
C'est qu'ici, comme dans tout art petit-bourgeois, l'irrépressible tendance au vérisme est contrariée - ou équilibrée - par l'un des impératifs constants du journalisme domestique: ce qu'à L'Express on appelle glorieusement avoir des idées. La cuisine d'Elle est de la même façon une cuisine "à idées". Seulement, ici, l'invention, confinée à une réalité féerique, doit porter uniquement sur la garniture, car la vocation «distinguée» du journal lui interdit d'aborder les problèmes réels de l'alimentation (le problème réel n'est pas de trouver à piquer des cerises dans un perdreau, c'est de trouver le perdreau, c'est-à-dire de le payer).
Cette cuisine ornementale est effectivement supportée par une économie tout à fait mythique. Il s'agit ouvertement d'une cuisine de rêve, comme en font foi d'ailleurs les photographies d'Elle, qui ne saisissent le plat qu'en survol, comme un objet à la fois proche et inaccessible, dont la consommation peut très bien être épuisée par le seul regard. C'est, au sens plein du mot, une cuisine d'affiche, totalement magique, surtout si l'on se rappelle que ce journal se lit beaucoup dans des milieux à faibles revenus. Ceci explique d'ailleurs cela: c'est parce qu'Elle s'adresse à un public vraiment populaire qu'elle prend bien soin de ne pas postuler une cuisine économique. Voyez L'Express, au contraire, dont le public exclusivement bourgeois est doté d'un pouvoir d'achat confortable: sa cuisine est réelle, non magique; Elle donne la recette des perdreaux-fantaisie, L'Express, celle de la salade niçoise. Le public d'Elle n'a droit qu'à la fable, à celui de L'Express on peut proposer des plats réels..."


Le récit - Fait de culture universel, le récit ne peut être analysé qu'en fonction d'un "modèle", d'une "théorie", et Roland Barthes propose de "donner comme modèle fondateur à l'analyse structurale du récit, la linguistique elle-même" ...

 

"Innombrables sont les récits du monde. C'est d'abord une variété prodigieuse de genres, eux-mêmes distribués entre des substances différentes, comme si toute matière était bonne à l'homme pour lui confier ses récits : le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l'image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances ; il est présent dans le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle, l'épopée, l'histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le tableau peint (que l'on pense à la Sainte Ursule de Carpaccio), le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la conversation. De plus, sous ces formes presque infinies, le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l'histoire même de l'humanité; il n'y a pas, il n'y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit; toutes les classes, tous les groupes humains ont leurs récits, et bien souvent ces récits sont goûtés en commun par des hommes de culture différente, voire opposée : le récit se moque de la bonne et de la mauvaise littérature : international, transhistorique, transculturel, le récit est là, comme la vie.

Une telle universalité du récit doit-elle faire conclure à son insignifiance? Est-il général que nous n'avons rien à en dire, sinon à décrire modestement quelques-unes de ses variétés, fort particulières, comme le fait parfois l'histoire littéraire? Mais ces variétés même, comment les maîtriser, comment fonder notre droit à les distinguer, à les reconnaître ? Comment opposer le roman à la nouvelle, le conte au mythe, le drame à la tragédie (on l'a fait mille fois) sans se référer à un modèle commun? Ce modèle est impliqué par toute parole sur la plus particulière, la plus historique des formes narratives. Il est donc légitime que, loin d'abdiquer toute ambition à parler du récit, sous prétexte qu'il s'agit d'un fait universel, on se soit périodiquement soucié de la forme narrative (dès Aristote); et il est normal que cette forme, le structuralisme naissant en fasse l'une de ses premières préoccupations : ne s'agit-il pas toujours pour lui de maîtriser l'infini des paroles, en parvenant â décrire la "langue" dont elles sont issues et à partir de laquelle on peut les engendrer? Devant l'infini des récits, la multiplicité des points de vue auxquels on peut en parler (historique, psychologique, sociologique, ethnologique, esthétique, etc.), l'analyste se trouve à peu près dans la même situation que Saussure, placé devant l'hétéroclite du langage et cherchant à dégager de l`anarchie apparente des messages un principe de classement et un foyer de description. Pour en rester å la période actuelle, les Formalistes russes, Propp, Lévi-Strauss nous ont

appris à cerner le dilemme suivant : ou bien le récit est un simple radotage d'événements, auquel cas on ne peut en parler qu'en s'en remettant à l'art, au talent ou au génie du conteur (de l'auteur) - toutes formes mythiques du hasard - ou bien il possède en commun avec d'autres récits une structure accessible à l'analyse, quelque patience, qu'il faille mettre à l'énoncer; car il y a un abîme entre l'aléatoire le plus complexe et la combinatoire la plus simple, et nul ne peut combiner (produire) un récit, sans se référer à un système implicite d'unités et de règles." (Introduction à l'analyse structurale des récits, in Communications, n° 8, 1966, Seuil, éd.)


1967 – Le Système de la mode 

Imprévue et cependant régulière, toujours nouvelle et toujours intelligible, la Mode n'a cessé d'intéresser les psychologues, les esthéticiens, les sociologues. C'est pourtant d'un point de vue nouveau que Roland Barthes l'interroge : la saisissant à travers les descriptions de la presse, il dévoile en elle un système de significations et la soumet pour la première fois à une véritable analyse sémantique : comment les hommes font-ils du sens avec leur vêtement et leur parole ?

Barthes va ainsi répertorier tous les méandres et les subtilités de la rhétorique de mode, le choix des énoncés, suggestifs et quelquefois littéraires, qui font revivre un univers de matières, de textures, de transparences, de formes et motifs, un agencement de phrases évoquant un temps qui n’est pas si éloigné de nous mais qui paraît déjà obsolète. 

"J'ouvre un journal de Mode : je vois qu'on traite ici de deux vêtements différents. Le premier est celui qu'on me présente photographié ou dessiné, c'est un vêtement-image. Le second, c'est ce même vêtement, mais décrit, transformé en langage; cette robe, photographiée à droite, devient à gauche : ceinture de cuir au-dessus de la taille, piquée d'une rose, sur une robe souple en shetland; ce vêtement est un vêtement écrit. Ces deux vêtements renvoient en principe à la même réalité (cette robe qui a été portée ce jour-là par cette femme), et pourtant ils n'ont pas la même structure, parce qu'ils ne sont pas faits des mêmes matériaux, et que, par conséquent, ces matériaux sont des formes, des lignes, des surfaces, des couleurs, et le rapport est spatial; dans l'autre, ce sont des mots, et le rapport est, sinon logique, du moins syntaxique; la première structure est plastique, la seconde est verbale. Est-ce à dire que chacune de ces structures se confond entièrement avec le système général dont elle est issue, le vêtement-image avec la photographie, et le vêtement écrit avec le langage? Nullement : la photographie de Mode n'est pas n'importe quelle photographie, elle a peu de rapport avec la photographie de presse ou la photographie d'amateur, par exemple; elle comporte des unités et des règles spécifiques; à l'intérieur de la communication photographique, elle forme un langage particulier, qui a sans doute son lexique et sa syntaxe, ses "tours", interdits ou recommandés. De même, la structure du vêtement écrit ne peut se confondre avec la structure de la phrase; car si le vêtement coïncidait avec le discours, il suffirait de changer un terme de ce discours pour changer du même coup l'identité du vêtement décrit; or, ce n'est pas le cas; le journal peut écrire indifféremment : en été, portez du tussor, ou le tussor convient très bien à l'été, sans rien changer d'essentiel à l'information qu'il transmet à ses lectrices : le vêtement écrit est porté par le langage, mais aussi il lui résiste, et c'est dans ce jeu qu'il se fait. On a donc affaire à deux structures originales, quoique dérivées de systèmes plus communs, ici la langue, là l'image ..."


"S/Z" (1970)

Consacré tout entier à l`analyse d'une nouvelle de Balzac, « Sarrasine ». S et Z sont les initiales des protagonistes : Sarrasine, le sculpteur amoureux, et Zambinella, le castrat sous son nom féminisé. La barre symbolise leur opposition : elle met en évidence le contraste des deux consonnes, l`une sourde (s), l`autre voisée (z, pour le castrat dont le chant fascine) ; et elle offre la surface d'un miroir aux arabesques inversées des deux lettres...

S/Z cite deux fois in extenso son texte de référence : une première fois en le découpant en brèves séquences dénommées « lexies », une seconde fois continûment en appendice. Dans son analyse, Barthes dénombre cinq « codes » dont il note minutieusement les apparitions. Il paraphrase brièvement à chaque fois le contenu des « lexies ». De longues digressions viennent interrompre ce pas à pas; elles inscrivent le texte de Balzac dans un tissu de références : la linguistique, la psychanalyse, la philosophie. la sociologie...

Cette manière de faire n'élude pas trois des gestes majeurs de la critique : citer, montrer les éléments significatifs, interpréter. Pourtant on reste sur une équivoque  : dans "S/Z",  le savoir et l'ambition critique paraissent « joués ». Les cinq "codes" sont censés former un réseau à travers lequel le récit balzacien prend sa forme ; mais le terme même de "code" est ici une métaphore et désigne des organisations floues. Ces "codes" sont nommés : 

- «herméneutique» (organisant le récit par énigmes et dévoilements); 

- «sémique»(commandant les caractères attribués aux personnages) ; 

- «symbolique» (le plus flou, comprenant le langage, les échanges économiques, le corps. le désir); 

- «proaïrétique» (dépliant les séquences d'action); 

- «culturel» (rassemblant les stéréotypes d`époque en une sorte d'encyclopédie romanesque). 

Passé au tamis des cinq « codes », le texte de Balzac prend la forme du savoir de Barthes :  sous la dénomination de « code culturel » réapparaît la critique idéologique chère à l`auteur des "Mythologies" ; les séquences d'action répondent à l`approche structurale et narratologique; le code « sémique » rappelle une sémiotique de la connotation; le «symbolique» fait jouer des notions venues dc la psychanalyse (lacanienne). Les sciences humaines des années 70 se voient conférer les attributs et les prestiges d`un jeu sérieux. Mais ce qui importe, c`est qu'à travers elles la nouvelle de Balzac acquiert une intensité et une présence inégalables. Le commentaire nous fait ressentir la tension entre l`esthétique romanesque « réaliste », qui apparaît conventionnelle, et les enjeux humains du récit balzacien : le drame de la castration et de l'amour trompé, le lien qui noue, par  l'intermédiaire du récit, le narrateur et ses lecteurs...  


1970 - L'Empire des signes
L`Empire des signes est le fruit d 'une heureuse rencontre entre Barthes. penseur du signe, et un pays, le Japon, une contrée dans laquelle la vie sociale semble privilégier une gestualité extrêmement codée,  précise, et  bouclant sur elle-même. Le texte de Barthes esquisse un parallèle entre l 'Occident et le Japon : ainsi, ce que nous appelons "politesse" est là-bas davantage vécu comme un véritable art de vivre à connotation quasi religieuse...

"Pourquoi en Occident, la politesse est-elle considérée avec suspicion ? Pourquoi la courtoisie y passe-t-elle pour une distance (sinon même une fuite) ou une hypocrisie ? Pourquoi un rapport «informel›› (comme on dit ici avec une gourmandise) est-il plus souhaitable qu`un rapport codé ? L`impolitesse de l`Occident repose sur une certaine mythologie de la «personne››. 

Topologiquement, l'homme occidental est réputé double, composé d`un «extérieur››, social, factice, faux, et d'un «intérieur›› personnel, authentique (lieu de la communication divine). Selon ce dessin, la «personne›› humaine est ce lieu empli de nature (ou de divinité, ou de culpabilité), ceinturé, clos par une enveloppe sociale peu estimée : le geste poli (lorsqu`il est postulé) est le signe de respect échangé d'une plénitude à l`autre, à travers la limite mondaine (c`est-à-dire en dépit et par l'intermédiaire de cette limite). Cependant, dès lors que c'est l'intérieur de la "personne" qui est jugé respectable, il est logique de reconnaître mieux cette personne en déniant tout intérêt à son enveloppe mondaine : c`est donc le rapport prétendument franc, brutal, mutilé (pense-t-on) de toute signalétique, indifférent à tout code intermédiaire, qui respectera le mieux le prix individuel de l'autre : être impoli, c`est être vrai, dit logiquement la morale occidentale. Car s`il y a bien une "personne" humaine (dense, pleine, centrée, sacrée), c`est sans doute elle que, dans un premier mouvement, l`on prétend "saluer" (de la tête. des lèvres, du corps) ; mais ma propre personne, entrant inévitablement en lutte avec la plénitude de l'autre, ne pourra se faire reconnaître qu'en rejetant toute médiation du factice et en affirmant l'intégrité (mot justement ambigu : physique et moral) de son "intérieur" : et dans un second temps, je réduirai mon salut, je feindrai de le rendre naturel, spontané, débarrassé, purifié de tout code : je serai à peine gracieux, ou gracieux selon une fantaisie apparemment inventée, comme la princesse de Parme (chez Proust) signalant l`ampleur de ses revenus et la hauteur de son rang (c`est-a-dire son mode d`être "pleine" de choses et de se constituer en personne), non par la raideur distante de l`abord, mais par la "simplicité" voulue de ses manières : combien je suis simple, combien je suis gracieux, combien je suis franc, combien je suis quelqu'un, c`est ce que dit l`impolitesse de l`Occidental. L`autre politesse, par la minutie de ses codes, le graphisme net de ses gestes, et alors même qu`elle nous apparaît exagérément respectueuse (c`est-à-dire, à nos yeux, "humiliante") parce que nous la lisons a notre habitude selon une métaphysique de la personne, cette politesse est un certain exercice du vide (comme on peut l`attendre d'un code fort, mais signifiant "rien").

Deux corps s'inclinent très bas devant l`autre (les bras, les genoux, la tête restant toujours à une place réglée), selon des degrés de profondeur subtilement codés. Ou encore (sur une image ancienne) : pour offrir un cadeau, je m`aplatis, courbé jusqu'à l'incrustation, et pour me répondre, mon partenaire en fait autant : une même ligne basse, celle du sol, joint l`offrant, le recevant et l`enjeu du protocole, boîte qui peut-être ne contient rien - ou si peu de chose: une forme graphique (inscrite dans l`espace de la pièce) est de la sorte donnée à l'acte d`échange, en qui, par cette forme, s`annule toute avidité (le cadeau reste suspendu entre deux disparitions). Le salut peut être soustrait à toute humiliation ou à toute vanité, parce qu'à la lettre il ne salue personne : il n'est pas le signe d'une communication, surveillée, condescendante et précautionneuse, entre deux autarcies, deux empires personnels (chacun régnant sur son Moi, petit domaine dont il a la "clef") : il n'est que le trait d`un réseau de formes où rien n'est arrêté, noué, profond. Qui salue qui ? Seule une telle question justifie le salut, l'incline jusqu'à la courbette. L'aplatissement fait triompher en lui, non le sens, mais le graphisme et donne à une posture que nous lisons comme excessive, la retenue même d`un geste dont tout signifié est inconcevablement absent. La Forme est Vide. dit - et redit - un mot bouddhiste. C'est ce qu`énoncent. à travers une pratique des formes (mot dont le sens plastique et le sens mondain sont ici indissociables) la politesse du salut, la courbure de deux corps qui s`écrivent mais ne se prosternent pas.
Nos habitudes de parler sont très vicieuses. car si je dis que là-bas la politesse est une religion, je fais entendre qu`il y a en elle quelque chose de sacré ; l`expression doit être dévoyée de façon à suggérer que la religion n'est là-bas qu`une politesse, ou mieux encore : que la religion a été remplacée par la politesse... " (L'Empire des signes. Skira).

 

Barthes goûte à travers "son" Japon le plaisir de se livrer à une écriture libérée des contraintes académiques et vouée à la découverte du monde inconnu et des choix personnels. Une subjectivité jusqu'alors discrète s'affirme dans "L'Empire des signes". Elle dicte notamment le choix des objets : la langue, la nourriture, la ville, les formes de politesse, le haïku, le théâtre Bunraku, les corps et les visages, tout un monde de choses quotidiennes, mêlées sans distinction de niveau à l'art et à la littérature. La subjectivité est présente aussi dans l'interprétation du monde japonais. L'idée de "vide" et d`absence du sens est affirmée à toute occasion et les brefs poèmes japonais rejoignent une rêverie insistante chez Barthes, celle d`un lien immédiat entre les mots et les choses, d'une relation au monde débarrassée des faux-semblants idéologiques. À travers ce Japon idéal, Barthes imagine une pratique des représentations dont le caractère subtil et complètement détaché permettrait de faire s'évanouir le sentiment d'artifice lié pour lui à l'univers symbolique occidental....


"Le bruissement de la langue" (1984, Essais Critiques IV, Seuil)

Nous vivons dans des sociétés marquées par une "guerre généralisée des langages". Et pourtant, le langage ne se réduit pas à la communication simple, c'est bien le sujet humain dans sa totalité  qui s'engage dans la parole et se construit à travers elle. "Nous n'atteignons jamais un état où l'homme serait séparé du langage, qu'il élaborerait alors pour exprimer ce qui se passe en lui: c'est le langage qui enseigne la définition  de l'homme, non le contraire". Mais alors que les dysfonctionnements de ce langage sot en quelque sorte résumé dans signe sonore, le "bredouillement", il est un autre signe sonore qui marque la bonne marche de celui-ci, c'est le "bruissement", et ce "bruissement de la langue" ne porte-t-il pas cette utopie qui débouche le "frissons du sens", un sens libéré de toutes entraves...

 

(La paix culturelle)

"Dire qu'íl y a une culture bourgeoise est faux, parce que c'est toute notre culture qui est bourgeoise (et dire que notre culture est bourgeoise est un truisme fatigant, qui traîne dans toutes les universités). Dire que la culture s'oppose à la nature est incertain, parce qu'on ne sait pas très bien où sont les limites de l'une et de l'autre : où est la nature dans l'homme ? Pour se dire homme, il faut à l'homme un langage, c'est-à-dire la culture même. Dans le biologique ? On retrouve aujourd'hui dans l'organisme vivant les mêmes structures que dans le sujet parlant : la vie elle-même est construite comme un langage. Bref, tout est culture, du vêtement au livre, de la nourriture à l'image, et la culture est partout, d'un bout à l'autre des échelles sociales. Cette culture, décidément, est un objet bien paradoxal : sans contours, sans terme oppositionnel, sans reste. 

Ajoutons même peut-être : sans histoire - ou du moins sans rupture, soumise à une répétition inlassable. Voici, à la télévision, un feuilleton américain d'espionnage : il y a cocktail sur un yacht, et les partenaires se livrent à une sorte de marivaudage mondain (coquetteries, répliques à double sens, jeux d'intérêts) ; mais cela a déjà été vu ou dit : non seulement dans des milliers de romans et de films populaires, mais dans les oeuvres anciennes, qui ont appartenu à ce qui pourrait passer pour une autre culture, dans Balzac, par exemple : on croirait que la princesse de Cadignan s'est simplement déplacée, qu'elle a quitté le Faubourg Saint-Germain pour le yacht d'un armateur grec. Ainsi, la culture, ce n'est pas seulement ce qui revient, c'est aussi et surtout ce qui reste sur place, tel un cadavre impérissable: c'est un jouet bizarre que l'Histoire ne casse jamais.

Objet unique, puisqu'il ne s'oppose ã rien, objet éternel, puisqu'il ne se casse jamais, objet paisible en somme, dans le sein duquel tout le monde est rassemblé sans conflit apparent : où est donc le travail de la culture sur elle-même, ou sont ses contradictions, où est son malheur ?

Pour répondre, il nous faut, en dépit du paradoxe épistémologique de l'objet, risquer une définition, la plus vague qui soit, bien entendu : la culture est un champ de dispersion. De quoi ? Des langages.

Dans notre culture, dans la paix culturelle, "la Pax culturalis" à laquelle nous sommes assujettis, il y a une guerre inexpiable des langages : nos langages s'excluent les uns les autres; dans une société divisée (par la classe sociale, l'argent, l'origine scolaire), le langage lui-même divise. Quelle portion de langage, moi, intellectuel, puis-je partager avec un vendeur des Nouvelles Galeries ?

Sans doute, si nous sommes tous les deux français, le langage de la communication ; mais cette part est infime : nous pouvons échanger des informations et des truismes ; mais le reste, c'est-à-dire  l'immense volume, le jeu entier du langage ? Comme il n'y a pas de sujet hors du langage, comme le langage, c'est ce qui constitue le sujet de part en part, la séparation des langages est un deuil permanent ; et ce deuil, il ne se produit pas seulement lorsque nous sortons de notre « milieu » (là où tout le monde parle le même langage), ce n'est pas seulement le contact matériel d'autres hommes, issus d'autres milieux, d'autres professions, qui nous déchire, c'est précisément cette « culture » que, en bonne démocratie, nous sommes censés avoir tous en commun : c'est au moment même où, sous l'effet de déterminations apparemment techniques, la culture semble s'unifier (illusion que reproduit assez bêtement l'expression « culture de masse »), c'est alors que la division des langages culturels est portée à son comble. Passez une simple soirée à votre poste de télévision (pour nous en tenir aux formes les plus communes de la culture) ; vous y recevrez, en dépit des efforts d'aplatissement général entrepris par les réalisateurs, plusieurs langages différents, dont il est impossible qu'ils répondent tous non seulement å votre désir (j'emploie ce mot au sens fort), mais même à votre intellection : il y a toujours dans la culture une portion de langage que l'autre (donc moi) ne comprend pas ; mon voisin juge ennuyeux ce concerto de Brahms et moi je juge vulgaire ce sketch de variétés, imbécile ce feuilleton sentimental : l'ennui, la vulgarité, la bêtise sont les noms divers de la sécession des langages.

Le résultat est que cette sécession ne sépare pas seulement les hommes entre eux, mais chaque homme, chaque individu est en lui-même déchiré ; en moi, chaque jour, s'accumulent, sans communiquer, plusieurs langages isolés : je suis fractionné, coupé, éparpillé (ce qui, ailleurs, passerait pour la définition même de la «folie»). Et, quand bien même je réussirais, moi, à parler le même langage toute la journée, combien de langages différents je suis obligé de recevoir ! Celui de mes collègues, de mon facteur, de mes étudiants, du commentateur sportif de la radio, de l'auteur classique que je lis le soir : c'est une illusion de linguiste que de considérer à égalité la langue que l'on parle et celle que l'on écoute, comme si c'était la même langue ; il faudrait ici reprendre la distinction fondamentale, proposée par Jakobson, entre la grammaire active et la grammaire passive : la première est monotone, la seconde est hétéroclite, voilà la vérité du langage culturel ; dans une société divisée, même s'il parvient à unifier son langage, chaque homme se débat contre l'éclatement de l'écoute : sous couvert de cette culture totale qui lui est institutionnellement proposée, c'est, chaque jour, la division schizophrénique du sujet qui lui est imposée ; la culture est d'une certaine façon le champ pathologique par excellence, où s'inscrit l'aliénation de l'homme contemporain (bon mot, à la fois social et mental).

Ainsi, semble-t-il, ce qui est recherché par chaque classe sociale, ce n'est pas la possession de la culture (soit qu'on veuille la conserver, soit qu'on veuille l'obtenir), car la culture est là, partout et à tout le monde ; c'est l'unité des langages, la coïncidence de la parole et de l'écoute. Comment donc aujourd'hui, dans notre société occidentale, divisée dans ses langages et unifiée dans sa culture, comment les classes sociales, celles que le marxisme et la sociologie nous ont appris à reconnaître, comment regardent-elles vers le langage de l'Autre ? Quel est le jeu d'interlocution (hélas, fort décevant) dans lequel, historiquement, elles sont prises ?

La bourgeoisie détient en principe toute la culture, mais depuis déjà longtemps (je parle pour la France) elle n'a plus de voix culturelle propre. Depuis quand ? Depuis que ses intellectuels, ses écrivains l'ont lâchée ; l'affaire Dreyfus semble avoir été dans notre pays la secousse fondatrice de ce détachement ; c'est d'ailleurs le moment où le mot «intellectuel» apparaît : l'intellectuel est le clerc qui essaie de rompre avec la bonne conscience de sa classe sinon d'origine (qu'un écrivain soit individuellement sorti de la classe laborieuse ne change rien au problème), du moins de consommation. Ici, aujourd'hui, rien ne s'invente : le bourgeois (propriétaire, patron, cadre, haut fonctionnaire) n'accède plus au langage de la recherche intellectuelle, littéraire, artistique, parce que ce langage le conteste ; il démissionne en faveur de la culture de masse ; ses enfants ne lisent plus Proust, n'écoutent plus Chopin, mais à la rigueur Boris Vian, la pop music. Cependant, l'intellectuel qui le menace n'en est pas plus triomphant pour cela ; il a beau se poser en représentant, en procureur du prolétariat, en oblat de la cause socialiste, sa critique de la culture bourgeoise ne peut emprunter que l'ancien langage de la bourgeoisie, qui lui est transmis par l'enseignement universitaire : l'idée de contestation devient elle-même une idée bourgeoise; le public des écrivains intellectuels a pu se déplacer (encore que ce ne soit nullement le prolétariat qui les lise), non le langage ; certes l'intelligentsia cherche à inventer des langages nouveaux, mais ces langages restent enfermés : rien n'est changé à l'interlocution sociale.

Le prolétariat (les producteurs) n'a aucune culture propre ; dans les pays dits développés, son langage est celui de la petite-bourgeoisie, parce que c'est le langage qui lui est offert par les communications de masse (grande presse, radio, télévision) : la culture de masse est petite-bourgeoise. Des trois classes typiques, c'est aujourd'hui la classe intermédiaire, parce que c'est peut-être le siècle de sa promotion historique, qui cherche le plus à élaborer une culture originale, en ceci qu'elle serait sa culture: il est incontestable qu'un travail important se fait au niveau de la culture dite de masse (c'est-à-dire de la culture petite-bourgeoise) - ce pour quoi il serait ridicule de le bouder. Mais selon quelles voies ?

Par les voies déjà connues de la culture bourgeoise: c'est en prenant et en dégradant les modèles (les patterns) du langage bourgeois (ses récits, ses types de raisonnement, ses valeurs psychologiques) que la culture petite-bourgeoise se fait et s'implante. L'idée de dégradation peut paraître morale, issue d'un bourgeois qui regrette l'excellence de la culture passée; je lui donne, tout au contraire, un contenu objectif, structural : il y a dégradation parce qu'il n'y a pas invention; les modèles sont répétés sur place, aplatis, en ceci que la culture petite-bourgeoise (censurée par l'État) exclut jusqu'à la contestation que l'intellectuel peut apporter å la culture bourgeoise : c'est l'immobilité, la soumission aux stéréotypes (la conversion des messages en stéréotypes) qui définit la dégradation. On peut dire que, dans la culture petite-bourgeoise, dans la culture de masse, c'est la culture bourgeoise qui revient sur la scène de l'Histoire, mais comme une farce (on connaît cette image de Marx).

Un jeu de furet semble ainsi régler la guerre culturelle: les langages sont bien séparés, comme les partenaires du jeu, assis à côté les uns des autres ; mais ce qui passe, ce qui fuit, c'est toujours le même anneau, la même culture: immobilité tragique de la culture, séparation dramatique des langages, telle est la double aliénation de notre société. 

Peut-on faire confiance au socialisme pour défaire cette contradiction, à la fois pour fluidifier, pluraliser la culture, et pour mettre fin à la guerre des sens, à l'exclusion des langages ? Il le faut bien ; quel espoir autrement ? Sans s'aveugler cependant devant la menace d'un nouvel ennemi qui guette toutes les sociétés modernes. Il semble bien en effet qu'un nouvel être historique soit apparu, se soit installé et se développe outrageusement, qui complique (sans la périmer) l'analyse marxiste (depuis que Marx et Lénine l'ont établie) : cette nouvelle figure est l'État (c'était là, d'ailleurs, le point énigmatique de la science marxiste) : l'appareil étatique est plus coriace que les révolutions - et la culture dite de masse est l'expression directe de cet étatisme : en France, actuellement, par exemple, l'État veut bien lâcher l'Université, s'en désintéresser, la concéder aux communistes et aux contestataires, car il sait bien que ce n'est pas là que se fait la culture conquérante ; mais pour rien au monde il ne se dessaisira de la Télévision, de la Radio ; en possédant ces voies de culture, c'est la culture réelle qu'il régente, et, en la régentant, il en fait sa culture : culture au sein de laquelle sont obligées de se rejoindre la classe intellectuellement démissionnaire (la bourgeoisie), la classe promotionnelle (la petite-bourgeoisie) et la classe muette (le prolétariat)...."

 

(La division des langages)

"Notre culture est-elle divisée ? Nullement ; tout le monde, dans notre France d'aujourd'hui, peut comprendre une émission de télévision, un article de France-Soir, l'ordonnance d'un repas de fête ; bien plus, on peut dire que, à part un petit groupe d'intellectuels, tout le monde consomme ces produits culturels : la participation objective est totale; et, si l'on définissait la culture d'une société par la circulation des symboles. qui s'y accomplit, notre culture apparaîtrait aussi homogène et cimentée que celle d'une petite société ethnographique. La différence, c'est que c'est seulement la consommation qui est générale dans notre culture, non la production : nous comprenons tous ce que nous écoutons en commun, mais nous ne parlons pas tous cela même que nous écoutons ; les « goûts » sont divisés, parfois même opposés d'une façon inexpiable : j'aime cette émission de musique classique qui insupporte à mon voisin, cependant que je ne puis supporter les comédies de boulevard qu'il adore; chacun de nous ouvre son poste au moment où l'autre le ferme. Autrement dit, cette culture de notre temps, qui paraît si générale, si paisible, si communautaire, repose sur la division de deux activités de langage : d'un côté l'écoute, nationale, ou, si l'on préfère, les actes d'intellection ; de l'autre, sinon la parole, tout au moins la participation créative, et, pour être plus précis encore, le langage du désir, qui, lui, reste divisé : j'écoute d'un côté, j'aime (ou je n'aime pas) de l'autre : je comprends et je m'ennuie : à l''unité de la culture de masse répond dans notre société une division non seulement des langages, mais du langage lui-même. Certains linguistes - ne s'occupant cependant par statut que de la langue et non du discours - ont eu le pressentiment de cette situation : ils ont suggéré - sans être suivis jusqu'à présent - que l'on distingue franchement deux grammaires : une grammaire active ou grammaire de la langue en tant qu'elle est parlée, émise, produite, et une grammaire passive ou grammaire de la simple écoute. Portée, par une mutation translinguistique, au niveau du discours, cette division rendrait bien compte du paradoxe de notre culture, unitaire par son code d'écoute (de  consommation), fragmentée par ses codes de production, de désir : la « paix culturelle » (aucun conflit apparent au niveau de la culture) renvoie ã la division (sociale) des langages.

Scientifiquement, cette division a été jusqu'ici quelque peu censurée. Certes, les linguistes savent qu'un idiome national (le français par exemple) comprend un certain nombre d'espèces; mais la spécification qui a été étudiée, c'est la spécification géographique (dialectes, patois, parlers), non la spécification sociale ; sans doute on la postule, mais en la minimisant, en la réduisant à des « manières » de s'exprimer (argots, jargons, sabirs); et de toute manière, pense-t-on, l'unité idiomatique se reconstitue au niveau du locuteur, pourvu d'un langage à lui, d'une constante individuelle de parole, qu'on appelle un idiolecte : les espèces de langage ne seraient que des états intermédiaires, flottants, « amusants » (relevant d'une sorte de folklore social).

Cette construction, qui prend son origine au XIXe siècle, correspond bien à une certaine idéologie - dont n'était pas exempt Saussure lui-même - qui met d'un côté la société (l'idiome, la langue) et de l'autre l'individu (l'idiolecte, le style) ; entre ces deux pôles, les tensions ne peuvent être que « psychologiques » : l'individu est censé lutter pour faire reconnaître son langage -- ou pour ne pas être complètement étouffé sous le langage des autres.

Encore la sociologie de cette époque n'a-t-elle pu saisir le conflit au niveau du langage : Saussure était plus sociologue que Durkheim n'était linguiste. C'est la littérature qui a pressenti la division des langages (restat-elle psychologique), plus que la sociologie (on ne s'en étonnera pas : la littérature contient tous les savoirs, il est vrai dans un état non scientifique : c'est une Mathèsis).

Le roman, dès lors qu'il est devenu réaliste, a fatalement rencontré sur son chemin la copie des langages collectifs ; mais en général l'imitation des langages de groupe (des langages socio-professionnels) a été déléguée par nos romanciers à des personnages secondaires, à des comparses, chargés de « fixer » le réalisme social, cependant que le héros continue de parler un langage intemporel, dont la « transparence » et la neutralité sont censées s'accorder à l'universalité psychologique de l'âme humaine. Balzac, par exemple, a une conscience aiguë des langages sociaux ; mais, quand il les reproduit, il les encadre, un peu comme des morceaux de bravoure, des pièces emphatiquement rapportées ; il les marque d'un indice pittoresque, folklorique ; ce sont des caricatures de langages : ainsi du jargon de M. de Nucingen, dont le phonétisme est scrupuleusement reproduit, ou du langage-concierge de Mme Cibot, la portière du Cousin Pons; il y a cependant chez Balzac une autre mimèsis du langage, plus intéressante, d'abord parce qu'elle est plus naïve, ensuite parce qu'elle est plus culturelle que sociale : c'est celle des codes d'opinion courante que Balzac reprend souvent à son compte, lorsqu'il commente lui-même incidemment l'histoire qu'il raconte: si par exemple Balzac fait passer dans l'anecdote la silhouette de Brantôme (dans Sur Catherine de Médicis), Brantôme parlera de femmes, exactement comme l'opinion commune (la doxa) attend de Brantôme qu'il honore son « rôle » culturel de « spécialiste » des histoires de femmes - sans qu'on puisse jurer, hélas, que Balzac lui-même soit bien conscient de sa propre démarche : car il croit reproduire le langage de Brantôme, alors qu'en fait il ne copie que la copie (culturelle) de ce langage. Ce soupçon de naïveté (certains diront : de vulgarité), on ne peut le porter sur Flaubert ; celui-là ne se laisse pas aller à reproduire de simples tics (phonétiques, lexicaux, syntaxiques) ; il essaie de prendre dans l'imitation des valeurs de langage plus subtiles et plus diffuses, et de saisir ce que l'on pourrait appeler des figures de discours ..."