Afrique & décolonisation - Chinua Achébé (1930-2013), "Le Monde s'effondre" (1958), "La Flèche de Dieu" (Arrow of God, 1964), "Les Termitières de la savane" (1987, Anthills of the Savannah) - Ngũgĩ wa Thiong'o (1938), "La Rivière de la vie" (The River Between, 1965), "Et le blé jaillira" (A Grain of Wheat, 1967) - Ahmadou Kourouma (1927-2003), "Les Soleils des indépendances" (1968) - Wole Soyinka (1934), "A Dance of the Forests" (1963) - Amos Tutuola (1920-1997), "The Palm-Wine Drinkard and his dead Palm-Wine Tapster in the Deads’ Town" (1953) - ....

Last update: 2023/02/02


L'Afrique moderne est née entre 1955 et 1965, - en fait elle existait déjà dans nombre d'africains qui avait su se frayer un chemin à l'ombre de cette culture occidentale qu'il leur était demandé d'intégrer avant d'être écouté - plus de 23 Etats connaissent alors l'indépendance, mais ces nouvelles nations n'étaient pas définies par leurs ethnies (il est vrai plus de 3000 pour la totalité de l'Afrique), mais par le hasard de l'occupation coloniale, d'où les nombreuses et tragiques tensions internes qui suivront l'indépendance. Et l'unité africaine souhaitée par presque tous les Etats du continent se révèle en pratique, difficile à réaliser....

Les idéologies occidentales dominantes avaient relégué les Africains au statut de forces rebelles au pouvoir colonial, lui-même souvent considéré de droit divin. Pendant la période des luttes pour l'indépendance, et notamment une fois celle-ci acquise, les écrivains africains commencèrent à rééquilibrer les choses en présentant leurs peuples  comme les victimes de l'agression colonialiste et en (re)découvrant leurs histoires et cultures locales comme moyen de revendiquer une identité propre prévalant sur celle imposée par l'autorité coloniale. Une grande partie a pu être ainsi visiblement préservée - notamment via l'anglais et le français en tant que langues dominantes du discours post-colonial - et le mélange, proche de la synthèse positive, des institutions et des cultures a donné naissance à certains des plus beaux exemples de littérature non européenne. 

Nombre de théories et de polémiques, qui ont servi de justification et de motivation à des écrivains, ont alimenté les écrits post-coloniaux; ce domaine sembla en effet parfois crouler sous les théories. Certains d'entre eux se sont avérés extrêmement influents, en tout premier lieu les écrivains français de la "négritude", Frantz Fanon (1925-1961) et Edward Said (1935-2003). La "négritude" est le fruit des idées et des écrits d'un groupe d'intellectuels franco-africains, dont notamment le Martiniquais Aimé Césaire (1913-2008), Léopold Sédar Senghor (1906-2001), qui fut président de la République indépendante du Sénégal, et Léon Damas (19l2-1978), de Guinée française. Leur vision d'une culture "pan-noire" (panafricaine) coupée de la culture occidentale fut instrumentalisée dans les milieux racistes hostiles et fournit une base théorique aux prémices des troubles anticoloniaux. Les écrits de Fanon en font une exploration encore plus poussée, avec notamment "Peau noire, masques blancs" (1952) et "Les Damnés de la terre" (1961), deux ouvrages qui exercèrent une très grande influence sur le mouvement anticolonial en Afrique, Dans sa célèbre œuvre, "Orientalism" (1978), l'écrivain palestinien Edward Saïd fait un examen minutieux de la théorie postcoloniale sur la relation de l'Occident avec le Moyen-Orient et l'Asie du Sud.

Fortement influencés par le mouvement de la négritude, les écrivains africains noirs commencèrent à émerger dans les années 1950 et, avec la publication de "Things Fall Apart" (Le Monde s'effondre, 1958), de l'écrivain nigérien Chinua Achebe, leur littérature perça sur la scène internationale. Son compatriote poète et dramaturge Wole Soyinka (1934) fut, en 1986, le premier Africain à obtenir le prix Nobel de Littérature. Achebe et Soyinka écrivaient tous deux en anglais, mais des voix se firent bientôt pressantes pour demander l'abandon de la langue des puissances coloniales au profit des langues locales, Le plus éminent écrivain à adopter cette attitude fut le Kénian Ngugi wa Thiong'o (1938) qui écrivit uniquement en kikuvu (Weep Not, Child, 1964, Petals of Blood, 1977, Decolonising the Mind: the Politics of Language in African Literature, 1986) ....


Chinua Achebe (1930-2013)

Né à Ogidi, au Nigeria, Achebe a étudié à Londres avant de travailler, dès 1954, à la radio nigériane comme producteur puis directeur régional. Directeur des éditions Citadel Books à Enugu, il a fondé et dirigé de 1962 à 1972 la célèbre collection Écrivains africains aux éditions Heinemann. Il fut particulièrement actif pendant la guerre civile et se rendra aux États-Unis en 1969 pour recueillir des appuis pour le Biafra, tout en poursuivant une carrière universitaire commencée à Nsukka (Nigeria) en 1967. Il devient avec "Things Fall Apart" (1958 ; Le monde s'effondre, 1966) l'un des plus grands romanciers africains : il y relate la tragique histoire d'Okwonkwo, chef tribal biafrais qui, en dépit d'un code de conduite plus souple que les préceptes des missionnaires britanniques, ne sait pas leur résister et s'adapte aux valeurs qu'ils introduisent dans la société traditionnelle. Il reprendra le même thème avec "No Longer at Ease" (1960 ; Le Malaise, 1978) dans lequel, pendant les années 1950, le personnage principal, Obi, ne parvient pas à concilier son éducation morale traditionnelle et les leçons apprises en Europe : il sombrera dans la corruption. "Arrow of God" (1964 ; La Flèche de Dieu, 1978) conte sur un mode plus tragique le dilemme du grand-prêtre Ezeulu face aux désordres engendrés par l'administration coloniale du capitaine Winterbottom. Son quatrième et cinquième romans s'attacheront à peindre les effets de la corruption : "A Man of the People" (1966 ; Le Démagogue, 1977),  "Anthils of the Savanah (1987, Les Termitières de la savane). Achebe excelle d'autre part dans le genre de la nouvelle: "The Sacrificial Egg and Other Stories" (1962 ; « L'Œuf du sacrifice et autres nouvelles »), "Girls at War" (1972 ; Femmes en guerre, 1981) et "African Short Stories" (1984). Ses poèmes sont réunis dans "Christmas in Biafra" (1973 ; « Noël au Biafra »)....

 

LE MONDE S'EFFONDRE (1958, Things Fall Apart)

Oeuvre célèbre qui a été tiré à plus de deux millions d'exemplaires et traduit en trente langues, conçue dans une intention nettement militante. Il s'agit d' "Aider mes compatriotes à retrouver foi en eux-mêmes et à se débarrasser des complexes accumulés pendant des années de dénigrement et d`humiliation". Les cent premières pages de ce court récit (qui se situe dans un village ibo à la fin du siècle dernier) présentent la société traditionnelle sous un éclairage avantageux et dressent un inventaire chaleureux de la vie rurale avec son cycle de fêtes, de labeurs et de cérémonies rituelles. Et pour répondre à l`accusation d`anarchie proférée par les colonisateurs, Achebe examine la société de ses ancêtres en ses structures profondes et en souligne le caractère à la fois agricole et religieux. On objectera que le romancier sc complaît à décrire cet univers fait de gravité joyeuse, de disponibilité  émouvante et de rigueur raisonneuse, mais il n`en demeure pas moins conscient de la fragilité de ces microcosmes clos. Nombre de personnages du roman se sentent dangereusement coupés du monde extérieur et commencent à s'insurger contre certaines coutumes cruelles comme l'abandon des jumeaux dans la forêt. Lorsque le colonisateur arrive dans cette communauté figée dans ses certitudes, il lui suffit d`exploiter les faiblesses du système. En une série d`épisodes ironiquement tragiques, Achebe montre alors comment les missionnaires vont voir venir vers eux les exclus de l`organisation sociale ancestrale ou comment les administrateurs vont aisément convaincre chacun de l`importance de l`éducation et du commerce. La victoire de l`homme blanc sera donc quasi totale au terme de cette confrontation inégale que l`auteur décrit le plus équitablement possible, démontrant, en particulier. que l'hypocrisie des Européens n'avait d'égale que la naïveté des Africains. 

Le héros du livre est ainsi un jeune homme valeureux qui tente de s`opposer au changement mais finit par se suicider, désavoué par tous. Le choix de ce protagoniste permet à Achebe de donner à son récit une ambiguïté particulièrement intéressante. D`un côté, en soulignant l'excessive intransigeance de cet homme qui "lutte et échoue seul", le romancier s`interdit d'en faire un porte-parole crédible de sa communauté (et de l`auteur); mais, d`autre part, en organisant le début de son récit autour de la réussite de ce fermier prospère, l'écrivain se permet d`utiliser pleinement son protagoniste pour célébrer la symbiose de l`individu traditionnel avec son environnement. Africanisant son texte anglais par une utilisation fervente mais contrôlée des modes d`expression vernaculaires (comme les proverbes ou les contes), Achebe fait alors la démonstration des effets heureux de sa double appartenance culturelle et, avec ce texte très maîtrisé. prouve que le recours à une langue d'emprunt, loin d'être sclérosant, peut, au contraire, permettre de remonter aux sources de l`expression ancestrale (Trad. Présence africaine, 1973).

 

"L'arrivée des missionnaires avait causé une émotion considérable au village de Mbanta. Ils étaient six, dont un Blanc. Hommes et femmes, tout le monde sortit pour voir le Blanc. Il courait toutes sortes d'histoires sur ces hommes étranges depuis que l'un dieux avait été tué et son cheval de fer attaché au kapokier sacré à Abame. Tout le monde était donc dehors pour voir le Blanc. C'était l'époque de l'année où on restait chez soi. La récolte était passée.

Quand les gens furent tous rassemblés, le Blanc leur parla. Il avait un interprète, un Ibo, bien que son dialecte soit différent et désagréable aux oreilles de Mbanta. Beaucoup se moquaient de ce dialecte et de l'usage bizarre que cet homme faisait des mots. Au lieu, par exemple, de dire “moi-même” il disait toujours “mes fesses”. Mais l'homme en imposait par sa présence, et les membres du clan l'écoutaient. Il leur déclara qu'ii était l'un d'entre eux, comme ils pouvaient le voir à sa couleur et à son langage. Les autres Noirs étaient aussi leurs frères, bien que l'un d'eux ne parle pas l'ibo. Le Blanc aussi était leur frère puisqu'ils étaient tous les fils de Dieu. Et de leur parler de ce nouveau Dieu, le Créateur du monde et de tous les hommes et de toutes les femmes. Il leur dit qu'ils avaient jusqu'ici adoré de faux dieux, des dieux de bois et de pierre. Un profond murmure parcourut la foule à ces mots. Il leur dit que le vrai Dieu vivait au ciel et que tous les hommes, quand ils mouraient, se présentaient devant Lui pour être jugés. Ceux qui étaient mauvais et tous les païens qui, dans leur aveuglement, se prosternaient devant du bois ou de la pierre étaient précipités dans un feu qui brûlait comme de l'huile de palme. Mais les bons qui adoraient le vrai Dieu entraient pour toujours dans Son royaume.

- Ce grand Dieu nous a envoyés vous demander de renoncer à vos erreurs et à vos faux dieux pour vous tourner vers Lui afin d'être sauvés quand vous mourrez! 

- Tes fesses comprennent notre langue! lança gaiement quelqu'un, provoquant l'éclat de rire de la foule.

- Qu'est-ce qu'il dit? demanda le Blanc à son interprète. 

Mais, sans lui laisser le temps de répondre, un autre homme demanda :

- Où est passé le cheval du Blanc?

Les évangélisateurs ibos se concertèrent et conclurent que cet homme parlait sans doute d'une bicyclette. Ils en firent part au Blanc, qui sourit avec bienveillance :

- Dites-leur que j'apporterai beaucoup d'autres chevaux de fer quand je serai installé parmi eux. Certains pourront même les monter.

Ces paroles furent aussitôt traduites, mais très peu les entendirent. Ils discutaient entre eux avec animation car le Blanc avait parlé de s'installer parmi eux. Ils n'avaient pas pensé à ça.

Un vieil homme avait une question à poser :

- C'est qui, au juste, ton dieu? La déesse de la Terre, le dieu du Ciel, Amadiora, le tonnerre, ou quoi?

L'interprète dit quelques mots au Blanc et la réponse fut immédiate :

- Tous les dieux que tu viens de nommer ne sont absolument pas des dieux. Ce sont des dieux trompeurs qui vous poussent à tuer vos semblables et des enfants innocents. Il n'y a qu'un vrai Dieu et Il règne sur la terre comme au ciel, sur vous, sur moi et sur nous tous.

- Si nous abandonnons nos dieux pour suivre le tien, demanda un autre homme, qui nous protégera de la colère de ceux que nous aurons abandonnés, et de nos ancêtres?

- Vos dieux ne sont pas vivants et ne peuvent pas vous faire de mal, répondit le Blanc. Ce ne sont que des pierres et des morceaux de bois.

En entendant l'interprète traduire ces paroles, les gens de Mbanta éclatèrent d'un rire moqueur. Ces hommes devaient être fous, se dirent-ils. Comment, sinon, pouvaient-ils dire qu'Ani et Amadiora étaient inoffensifs? Et Idemili et Ogwugwu aussi?

Quelques-uns commencèrent à partir.

Les missionnaires, alors, se mirent à chanter. C'était l'un de ces chants joyeux et bien rythmés des évangélistes, qui avaient le pouvoir de faire vibrer à nouveau certaines cordes silencieuses engourdies dans le cœur de l'Ibo. L'interprète expliquait chaque verset à l'auditoire. Une partie de celui-ci restait saisie et ne s'agitait plus. C'était l'histoire de frères qui vivaient dans les ténèbres, la crainte et l'ignorance de l'amour de Dieu. Il était question d'une brebis égarée dans la montagne, loin des portes du paradis et du berger qui lui prodiguait ses soins et son amour.

Après le chant, l'interprète parla du Fils de Dieu qui avait pour nom Jesu Kristi. Okonkwo, qui n'était resté là que dans l'espoir qu'on finirait par chasser ces hommes hors du village ou par les exterminer, prit la parole :

-- Tu nous as dit toi-même qu'il n'y avait qu'un seul dieu. Maintenant tu nous parles de son fils. Il doit donc avoir une épouse?

Murmures d'approbation dans la foule.

- Je n›ai pas dit qu'Il avait une femme, répliqua l'interprète, un peu gêné.

- Tes fesses ont dit qu'il avait un fils, lança un plaisantin. Il doit donc avoir une femme et ils doivent tous avoir des fesses!

Ignorant la remarque, le missionnaire se lança dans un discours sur la Sainte-Trinité. À la fin, Okonkwo était pleinement convaincu que l'homme était fou. Il haussa les épaules et s'en alla tirer son vin de palme pour l'après-midi.

Mais un garçon avait été captivé. Il s'appelait Nwoye et c'était le fils aîné d'OkonkWo. Ce qui le captivait n'était pas la logique délirante de la Sainte-Trinité, à laquelle il ne comprenait rien. Mais la dimension poétique de la nouvelle religion le touchait au plus profond de lui-même. L'hymne sur les frères qui vivaient dans les ténèbres et la crainte semblait répondre aux interrogations confuses qui hantaient sa jeune âme - la question des jumeaux pleurant dans la forêt et celle du meurtre d'Ikemefuna. Il avait éprouvé une sorte de soulagement en

entendant cet hymne qui avait apaisé son âme blessée. Les mots étaient comme des gouttes de pluie gelée fondant sur le palais desséché de la terre assoiffée. L'esprit simple de Nwoye n'en revenait pas.

"XVII - Les missionnaires passèrent leurs quatre ou cinq premières nuits sur la place du marché, en se rendant chaque matin au village pour prêcher l'Evangile. Ils demandèrent qui était le roi de ce village, mais les villageois leur répondirent qu'il n'avait as de roi. Nous avons des hommes hautement titrés et les  chefs prêtres et les anciens, dirent-ils.

Il ne fut pas facile, après l'excitation du premier jour, de rassembler les hommes hautement titrés et les anciens. Mais les missionnaires ne se découragèrent pas et furent finalement reçus par ceux qui dirigeaient Mbanta. Ils demandèrent un terrain pour y bâtir leur église.

Tout clan, et tout village, avait sa "forêt maudite". On enterrait ceux qui mouraient de maladies vraiment mauvaises comme la lèpre ou la petite vérole. C'était aussi le dépotoir des puissants fétiches des grands hommes-médecine à la mort de ces derniers. Une “forêt maudite” était donc animée de puissances funestes et d'obscurs pouvoirs. C'est ce genre de forêt que les notables de Mbanta attribuèrent aux missionnaires. Comme ils ne tenaient pas vraiment à les avoir dans leur clan, ils leur firent cette offre, qu'aucun individu doué de bon sens n'aurait acceptée.

- Ils veulent un terrain pour leur sanctuaire, dit Uchendu à ses pairs quand ils se réunirent pour en discuter. Nous allons leur donner un terrain. 

Il fit une pause et il y eut un murmure désapprobateur dans le groupe.

- Donnons-leur une partie de la Forêt Maudite. Ils se vantent d'être plus forts que la mort. Offrons-leur un champ de bataille pour le prouver.

Ils rirent et se déclarèrent d'accord, puis firent venir les missionnaires auxquels ils avaient demandé de les laisser un moment afin de pouvoir "chuchoter ensemble”. Ils leur offrirent de prendre une aussi grande portion de la Forêt Maudite qu'il leur plairait.

Et, à leur stupéfaction, les missionnaires les remercièrent et se mirent à chanter.

- Ils ne comprennent pas, dit l'un des anciens. Mais ils comprendront demain matin, une fois sur leur terrain.

Et le groupe se dispersa.

Le lendemain matin, ces fous commençaient bel et bien à défricher une partie de la forêt et entamaient la construction. Les habitants cle Mbanta s'attendaient à ce qu'ils soient tous morts en quatre jours. 

Le premier jour passa, puis le deuxième, le troisième, le quatrième, et aucun ne mourut. Tout le monde était sidéré. On sut alors que les fétiches du Blanc avaient un pouvoir incroyable. On raconta qu'il avait sur les yeux des verres grâce auxquels il pouvait voir les esprits malfaisants et leur parler. C'est peu après qu'il conquit ses trois premiers convertis.

Bien qu'il ait ressenti dès le premier jour une attirance pour la nouvelle foi, Nwoye en garda le secret. Il n'osait pas s'approcher des missionnaires par crainte de son père. Mais chaque fois qu'ils venaient prêcher au village ou sur le terrain de jeu, Nwoye était là. Et il commençait déjà à connaître une partie des histoires simples qu'ils racontaient.

- Nous avons maintenant une véritable église, déclara M. Kiaga, l'interprète, qui était désormais chargé de la jeune congrégation.

Le Blanc était reparti à Umuofia, où il allait bâtir son quartier général et d'où il venait rendre de fréquentes visites à la congrégation de M. Kiaga à Mbanta.

- Nous avons maintenant une véritable église, déclara M. Kiaga, et je veux que vous veniez tous chaque septième jour pour célébrer le culte du vrai Dieu. 

Le dimanche suivant, Nwoye passa et repassa devant le petit édifice de chaume et de terre rouge sans trouver le courage d'entrer. Il entendit chanter les voix, et bien qu'elles n'émanent que d'un petit groupe d'hommes, elles étaient fortes et confiantes.

L'église se trouvait dans une clairière circulaire qui semblait être la gueule ouverte de la Forêt Maudite. Attendait-elle le moment de refermer sa mâchoire?

Après être passé et repassé devant l'église, Nwoye rentra chez lui.

Les gens de Mbanta savaient bien que leurs dieux faisaient parfois preuve d'une grande patience et laissaient délibérément un homme les défier. Mais même dans ce cas, ces dieux fixaient leur limite à sept semaines de marché ou vingt-huit jours. Au-delà, ils ne souffraient d'aucun homme qu'il continue. C'est pourquoi l'excitation allait croissant au village à l'approche de la septième semaine après que les missionnaires eurent imprudemment bâti leur église en pleine Forêt Maudite. Les villageois étaient tellement certains de la malédiction qui allait s'abattre sur ces hommes qu'un ou deux convertis jugèrent plus sage de suspendre leur allégeance à la nouvelle foi.

Le jour arriva enfin où tous les missionnaires auraient dû être morts. Mais ils étaient toujours vivants, et s'activaient pour construire un nouveau bâtiment de terre rouge et de chaume où loger leur instructeur, M. Kiaga. Ils gagnèrent cette semaine-là une poignée de convertis. Et, pour la première fois, une femme. Elle se nommait Nneka et était l'épouse d'un fermier prospère, Amadi. Sa grossesse était bien avancée.

Nneka avait déjà eu quatre grossesses, toutes menées à terme, mais elle avait chaque fois accouché de jumeaux qui avaient tout de suite été abandonnés. Son mari et la famille de celui-ci multipliaient déjà les critiques à l'égard d'une telle femme et ne furent pas perturbés outre mesure en apprenant qu`elle était partie rejoindre les chrétiens. C'était un bon débarras. ..." (trad. Actes Sud).

 

"La Flèche de Dieu" (Arrow of God, 1964)

Chinua Achebe raconte comment, au Nigeria en 1921, Ezeulu, grand prêtre ibo âgé et polygame, s'évertue à s'adapter aux autorités coloniales blanches. Dans une amère comédie des méprises, la tentative d'un fonctionnaire anglais bien intentionné d'en faire un chef de village accrédité entraîne son humiliation aux mains d'un adjoint blanc et de son émissaire noir qui le traite de "sorcier". Ezeulu cherche par la suite à rabaisser son village en repoussant une moisson; les villageois se tournent alors vers la mission chrétienne qui les encourage à moissonner comme prévu, et Ezeulu se retire dans "la splendeur hautaine d'un grand prêtre dément". L'intrigue est subtile et à son portrait des complexités d'une société indigène en train d'évoluer, montrant combien les réactions aux difficultés du colonialisme sont très diverses. Si les colons anglais perturbent la culture indigène, ils mettent aussi fin aux guerres tribales, construisent écoles, routes et hôpitaux. L'auteur nous rappelle que l'impérialisme anglais, tout coupable qu'il fut, s'est montré plus constructif que la dynastie béninoise du XIXe siècle. Achebe écrit avec esprit et humour, avec un réalisme acéré et une compassion imaginative....

 

LES TERMITIÈRES DE LA SAVANE (1987, Anthills of the Savannah)

Après plus de vingt ans de silence. l'auteur du "Monde s 'effondre" complète avec ce dernier récit, la fresque historique du Nigéria qu`il brosse depuis plus de trente ans. Fidèle à son thème premier, le POUVOIR, le romancier en, étudie le dernier avatar africain : le coup d`Etat militaire. 

Dans ce livre qui se déroule dans un "Etat africain arriéré". un jeune commandant en chef de l`armée se retrouve soudain à la tête de la nation : il n`a reçu aucune préparation pour ce rôle de chef politique et l`exercice des fonctions suprêmes le terrifie d`abord, puis l`amuse et enfin le dévore. Cet homme "pas très intelligent mais pas méchant" s`entoure d`un cirque de flagorneurs qui font mine de croire à ses rodomontades et cette atmosphère de paranoïa soupçonneuse ne serait que ridicule si elle n`était pas dangereuse et si elle n`engendrait pas, en fait, un regime de terreur que le despote dirige avec une "jubilation tranquille". A la fin du livre, le tyran tombe sous les remarques goguenardes du peuple : "On va faire un autre président : ça, c'est pas difficile" mais un autre colonel apparaît et le cycle infernal des corruptions, des manipulations et des répressions reprend, semble-t-il, à jamais. 

Au-delà de cette description classique de la vie brève et sanglante d'un de ces innombrables "guides providentiels" qui surgissent périodiquement en Afrique, Achebe s`attache à décrire les effets pervers de ces prises de pouvoir illégitimes. Les premières victimes en sont les deux amis d'enfance du dictateur : lorsque celui-ci s'est vu offrir le pouvoir, il leur a, en effet, demandé de "tout faire pour que son entreprise soit un succès" et a nommé l'un rédacteur en chef du plus grand quotidien national et l`autre ministre de l'lnformation. Pour avoir ainsi facilité cette ascension imméritée, ces deux jeunes hommes, pourtant jeunes et brillants, sont lentement mais sûrement condamnés par Achebe. Tous les efforts généreux qu`ils feront pour se démarquer du régime de plus en plus totalitaire seront réduits à néant : l`un, après avoir prononcé un discours courageux devant les étudiants, se fera abattre d`une rafale dans le dos; l`autre. passé dans la clandestinité, mourra sous les balles d'un policier ivre. Avec la mort de ces opposants, la parole aurait pu rester au peuple mais celui-ci n'est pas épargné par la vindicte de l`écrivain. 

Au yeux du romancier, ces "damnés de la terre" qui ne savent que quémander servilement ou rire de leurs humiliations méritent pleinement le mépris des puissants dans la mesure ou ils adhèrent, eux aussi, à la dialectique faussée qui s'est instaurée entre oppresseurs et opprimés : "Le coupable est celui qui souffre; celui qui souffre est le coupable". 

La lueur d`espoir de ce livre sombre reste l'apanage de quelques individus fragiles ou obscurs qui sont investis d'un rôle essentiel : celui d'être la "mémoire meurtrie" de l`Afrique. La fin du récit est consacrée aux compagnes des deux amis disparus : l'une est une intellectuelle, l`autre est une illettrée mais toutes les deux tentent, à leur façon, de témoigner de l' " histoire aigrie" de leur pays. Eplorées mais fortes, elles jouent le même rôle que ces termitières qui donnent au roman son titre et qui. selon le message du livre, "survivent pour raconter à l`herbe nouvelle de la savane les feux de brousse de la dernière saison" (Trad. Belfond, 1987).

 

I - PREMIER TÉMOIN : CHRISTOPHER ORIKO

- Vous nous faites perdre notre temps, monsieur le Commissaire à l'Information. Je n'irai pas en Abazon. N'en parlons plus ! Kabisa! Autre chose ?

- Comme Votre Excellence voudra. Mais...

- Il n'y a pas de mais, monsieur Oriko ! L'affaire est entendue. Grand Dieu, combien de fois devrai-je le répéter ? Pourquoi faut-il que vous trouviez si difficile d'avaler mes ordres ?

- Je suis désolé, Excellence, mais je n'éprouve aucune difficulté à les avaler, ni même à les digérer.

Ses yeux furieux restèrent braqués sur moi pendant une bonne minute. Nos regards s'étaient brièvement affrontés, puis j'avais baissé le mien, et fixé la table étincelante en un geste de capitulation solennelle. Mais il n'était pas apaisé. Au contraire. Il laissait le silence s'épaissir comme pour un autre combat, un peu à la façon des enfants qui jouent à celui qui restera le plus longtemps sans ciller. De nouveau, je m'avouai vaincu et, sans lever les yeux, répétai : "Je suis vraiment désolé, Votre Excellence." Un an plus tôt, je n'y serais pas parvenu sans me faire violence. Maintenant ce n'était qu'une simple faveur de ma part. Cela ne me coûtait rien, ne me gênait en rien; mais pour lui, c'était infiniment important. 

En y réfléchissant, cela m'a semblé un jeu commencé en toute innocence mais qui, brusquement, s'était changé en quelque chose d'étrange, d'empoisonné. Peut-être mon jugement était-il encore trop optimiste. Car, si je ne me trompe, à revoir les événements des deux dernières années, il devrait être possible de désigner un fait précis, décisif, et de dire: c'est à tel endroit que tout a changé, que les règles ont été suspendues. J 'ai eu beau chercher longtemps, obstinément, je n'ai rien trouvé de tel. Il me vient donc à l'esprit que jamais, en fait, il ne s'est agi d'un jeu, que la situation actuelle existait dès le départ, mais que j'étais alors trop aveugle, ou trop occupé, pour m'en apercevoir. La véritable question, cependant, que je me suis souvent posée, est de savoir pourquoi je continue maintenant que j'y vois clair. Je ne sais pas. Peut-être suis-je emporté par mon élan, à moins que ce ne soit simple curiosité : le désir de savoir comment tout... disons, finira. Ce n'est pas tellement à lui que je pense, mais à mes collègues, onze hommes intelligents, instruits, qui ont laissé faire, qui se sont même donné du mal pour que cela arrive et qui, jusqu'à présent, n'ont rien vu, rien appris, eux, l'élite de notre société, l'espoir de la race noire. Je suppose que c'est à cause d'eux que je reste ainsi stupidement à ce aposte d'observation, à noter des détails grotesques dans le délirant livre de bord du navire de l'État. Mon désenchantement à leur égard s'est depuis longtemps changé en intérêt clinique et détaché. 

Je trouve leurs actes non seulement supportables mais vraiment intéressants, voire fascinants. C'est à n'y pas croire la Quand je pense que c'est moi qui ai recommandé près de la moitié d'entre eux et qui les ai fait nommer! 

Et bien sûr, pour être très honnête, je dois mentionner une dernière raison, dont j'éprouve d'ailleurs quelque honte : je ne pourrais écrire tout cela si je ne restais pas ici pour observer. Et personne d'autre non plus.

Nous demeurions assis, raides, autour de la table d'acajou, et je pouvais lire dans leur esprit frappé de mutisme des paroles du genre: Ça y est, nous allons encore avoir une de ces journées... Mauvaise, à l'évidence. Elles sont bonnes ou mauvaises pour nous, selon que Son Excellence s'est levée, du pied droit ou du pied gauche. Lorsqu'elles sont mauvaises, et celle-ci l'était brusquement devenue, après de nombreux présages favorables, il n'y a plus qu'à gagner les abords de son trou, tout prêt à s'y jeter. Il n'y, a plus qu'à fermer la bouche, surtout, car rien n'est plus sans danger, pas même les flatteries que nous savons, avec tant d'adresse, faire passer pour des discussions. 

A ma droite était assis l'Honorable Commissaire à l'Éducation. C'est de loin le plus terrorisé de la bande. Dès qu'il avait flairé le danger, il avait commencé à se glisser dans son trou, à reculons, comme font certains animaux et certains insectes. Instinctivement, il avait rassemblé ses papiers, et sa main soulevait la couverture de son classeur pour le refermer avant de le tirer vers lui. Mais il se pétrifia soudain. Peut-être une alarme plus forte, surgie des profondeurs de son instinct, l'avait-elle averti que ce qu'il se préparait à accomplir revenait à claquer la porte au nez de Son Excellence. Il se produisit alors une chose invraisemblable. Voilà qu'il laisse retomber la couverture avec tant. de panique que tous se tournent vers lui pour le voir exécuter un geste des plus étranges : épouvanté, il éparpille de nouveau les documents du Conseil, en un acte d'expiation et de réparation pour le sacrilège qu'il a failli commettre. Par inadvertance. Puis il jette un coup d' œil circulaire et son regard, rencontrant celui de Son Excellence, s'abaisse brutalement sur l'acajou. Le silence n'avait pas été rompu depuis mes nouvelles excuses. J'étais sûr que ce pauvre type, qui n'avait jamais été très fort sur le chapitre de l'originalité, se préparait à répéter mes propres paroles, exactement dans le même ordre. Je l'aurais juré. Il avait serré les bras contre son corps comme pour paraître plus maigre, et joint les mains devant lui tel un suppliant.

Mais ,c'est Son Excellence qui parle. Sans s'adresser à lui, d'ailleurs, mais à moi. Et, chose stupéfiante, sur un ton presque amical, conciliant. En cet instant, la journée change. Le soleil ardent se retire provisoirement derrière un nuage. C'est le sursis, et nous nous sentions déjà prêts à le fêter. J'entends déjà les nombreux compliments que nous lui ferons dès qu'elle aura le dos tourné, disant que l'ennui, avec Son Excellence, c'est qu'elle ne peut jamais blesser quelqu'un sans s'en excuser aussitôt. C'est un raffinement, soit dit en passant, que nous n'avons pas encore perdu: nous attendons qu'il ait effectivement le dos tourné. Et certains vont ajouter: "C'est dommage, car ce dont notre pays a vraiment besoin, c'est d'un dictateur impitoyable. Pendant cinq bonnes années au moins". Et nous allons tous rire, un peu trop bruyamment, sachant bien, dans notre innocence, que nous ne jouirons jamais d'un bonheur aussi immérité...." 


Ngũgĩ wa Thiong'o (1938)

Né à Kamarithu (Kenya), fils d'un métayer dans le Kenya rural occupé par les Britanniques, ayant atteint sa majorité pendant la rébellion des Mau Mau, James Ngugi wa Thiong'o est un romancier majeur de l'Afrique de l'Est. Il fit ses études à Makerere University College, à Kampala. 1963 voit l'indépendance du Kenya : Daniel arap Moi est alors vice-président de Jomo Kenyatta. Ngũgĩ wa Thiongʼo publie en 1964 son premier roman, "Weep not Child" (Enfant, ne pleure pas, 1983), qui traite des conflits entre la tradition  (ou Mau Mau) et l'école européenne et chrétienne aux débuts de la révolte des Mau-Mau. En 1965, "The River Between" présente l'histoire kikouyou aux prises avec le colonialisme à travers la rivalité de deux factions d'un même clan. "A Grain of Wheat", en 1967, explore, dans une perspective plus humaniste que politique, les sentiments et les intrigues amoureuses des héros et des traîtres pendant la guerre de libération. Nommé à l'université de Nairobi, il démissionne en 1969 pour protester contre les restrictions imposées aux libertés universitaires. Kenyatta pratique alors une politique autoritaire et clientéliste pour assurer l'unité nationale, et en 1978 Moi lui succède et durcit le régime. Lorsqu'il s' intéressera à la trahison du peuple kenyan par la nouvelle élite dirigeante, Ngũgĩ sera emprisonné sans procès et écrira le premier roman moderne en kikouyou, "Devil on the Cross", sur du papier toilette fourni par la prison. Après un recueil de nouvelles, "Secret Lives" (1975), la production romanesque de Ngugi wa Thiong'o culmine avec "Petals of Blood" (1977 ; Pétales de sang, 1985), une vaste fresque qui dénonce avec puissance la collusion des nouveaux dirigeants et du néo-colonialisme. Obligé de s'exiler, Ngũgĩ wa Thiongʼo vivra à partir de 1982 entre l'Angleterre et les États-Unis, publiant désormais romans et essais dans sa langue maternelle, le kikouyou. En 2004, Ngugi et sa femme choisissent de revenir au Kenya,le combat continue ..

Dans "Wizard of the Crow" (2006), qui se déroule dans la République libre fictive d'Aburĩria et qui met en scène un dictateur mégalomane connu uniquement sous le nom de Ruler, Ngũgĩ montre à quel point l'écrivain a su, bien qu'ayant été exilé de son pays natal pendant 22 ans, être totalement dépourvu de toute amertume, compatissant à l'égard des gens ordinaires et satirique à l'égard du souverain et de ses sbires. Il saisit toute l'évolution  depuis le pillage et la violence du colonialisme jusqu'à la corruption des élites nationales du tiers-monde par les forces prédatrices du capitalisme mondial. Depuis la publication de "Wizard of the Crow", Ngugi a écrit trois volumes de mémoires, revenant sur les périodes qu'il a couvertes dans ses romans. Le premier, "Dreams in a Time of War", commence avec ses grands-parents à l'époque de la conférence de Berlin de 1885, lorsque les pays européens se sont partagé l'Afrique, puis raconte sa propre enfance de travailleur sans terre. Le deuxième volume, "In the House of the Interpreter", raconte ses années passées dans un pensionnat britannique près de Nairobi lorsque, pendant la rébellion des Mau Mau, la maison familiale a été rasée et son frère emprisonné dans un camp de concentration britannique. Le troisième volume, "Birth of a Dream", raconte ses quatre années passées à l'université de Makerere, en Ouganda, alors que le Kenya approchait de l'indépendance et que Ngugi commençait à écrire ses premières œuvres littéraires...

Ses essais critiques et littéraires, "Homecoming" (1972), ont été suivis de son journal de prison, "Detained" (1980). "Barrel of a Pen" (1983), et surtout "Decolonising the Mind"(1986) le voient affirmer que les Africains doivent écrire dans leur langue maternelle pour se libérer des chaînes mentales du colonialisme, position qui n'est pas sans risque et aurait pu avoir comme conséquence de le faire immédiatement disparaître de la scène du monde : "We of the elder generation are so bound up by our anti-colonial nationalism, which is important for us but the younger generation - they are free. You find they don’t confine their characters necessarily to Africa. They are quite happy to bring in characters from other races, and so on … that’s good because they are growing up in a multicultural world" (Nous, la génération des anciens sommes tellement liés par notre nationalisme anticolonial, qui est important pour nous, mais la jeune génération est libre. On constate qu'ils ne limitent pas nécessairement leurs personnages à l'Afrique. Ils sont tout à fait heureux d'introduire des personnages d'autres races, etc... c'est bien parce qu'ils grandissent dans un monde multiculturel, New African, 2013)

 

"La Rivière de la vie" (The River Between, 1965)

Deuxième roman de Ngugi qui lui apporta la reconnaissance comme l'un des grands écrivains africains. Une simple histoire d'amour située en période coloniale, un Roméo et Juliette africain où deux jeunes originaires de villages opposés tombent amoureux et tentent de transcender le fossé qui sépare leurs communautés, mais qui traite aussi de l'histoire précoloniale et coloniale du Kenya. Il montre l'infiltration lente mais continue du pays par les Britanniques, la façon dont les indigènes sont chassés de leurs terres, les effets négatifs de la mission chrétienne sur les structures de pouvoir locales, les rituels et les relations, mais aussi les rivalités profondes qui opposent les diverses factions africaines et précèdent la lutte anticolonialiste des années 1950. Au centre du livre, le débat sur l'excision qui en vient à symboliser la pureté culturelle et la résistance au colonialisme des Kikuyu à un point tel que l' "impureté" de la jeune héroïne, Nyambura, décide du sort du couple. Malgré ses conséquences si tragiques, l'excision est montrée comme un élément important de l'identité kenyane, un rituel essentiel face aux avancées du colonialisme, ce qui révèle bien toute la puissance dévastatrice du colonialisme ...

 

"ET LE BLÉ JAILLIRA" (A Grain of Wheat, 1967)

Roman de l`écrivain kenyan Ngugi wa Thiong`o (né en 1948), écrit en anglais, un roman ambitieux qui confronte les espoirs et les doutes du Kenya indépendant aux dix années douloureuses de la rébellion "Mau Mau" (1952) et de l`état d`urgence, telles que les vécurent les villageois ordinaires en pays kikuyu. 

Les Kikuyus et les Kambas sont les principales populations bantoues qui habitent le Kenya, qui après avoir lutté contre les Massaï est devenu en 1895 protectorat britannique lorsque le sultan d’Oman a concédé les droits de la zone côtière à la British East Africa Company en 1887. Des milliers de colons européens vont alors s’installer, expulsant au passage les agriculteurs kikouyous, une époque qui inspirera la Danoise Karen Blixen en 1937 (Out of Africa). Le Kenya devient une colonie de la Couronne en 1920. Alors que la la Kikuyu Central Association, ébauche d'une organisation politique nationale à l'initiative d'intellectuels éduqués par les missionnaires protestants, débute un combat pour abolir les barrières raciales, ses membres réclament plus de terres cultivables et vont adhérer à une société secrète (Mau-Mau), ancrée sur le fonds culturel traditionnel et sur des pratiques de sorcellerie. En mai 1952, les Mau-Mau commencent à assassiner les Kikouyous qui ne les ont pas rejoint, puis des Européens, le 20 octobre 1952, l’État d’urgence est proclamé et des renforts militaires envoyés, fin 1955, la révolte est définitivement écrasée, la guerre s’achève officiellement en octobre 1956 avec la capture et la pendaison de Dedan Kimathi, le principal chef Mau-Mau. Le Kenya accède à une pleine indépendance le 12 décembre 1963, le leader kikouyou Jomo Kenyatta devient le chef du nouvel État...

S'interroger sur l'enchaînement des circonstances et des choix culturels qui entraînèrent tout un peuple dans un conflit qui prit parfois la forme d'une guerre civile pour tenter de faire ressortir les traces durables de cette période qui pèsent encore sur les choix du nouvel Etat kenyan. S'exprime la crainte que les groupes jadis privés de leurs terres par la colonisation ne soient dépossédés une seconde fois, et il trouve les germes de cette nouvelle forme d`exploitation dans le passé récent. La structure complexe du récit présente de façon symétrique les groupes de paysans et les colons européens, les rebelles et les loyalistes, met en parallèle les actions présentes et passées, contraste le statut héroïque et menaçant des guérilleros de la forêt et l`impuissance des villageois soumis au couvre-feu ou internés dans des camps de réhabilitation.

Le roman se construit autour de quatre personnages tour à tour lâches et héroïques, dont Karanja, fasciné par le pouvoir blanc, et qui fait régner l`ordre colonial dans les rangs des loyalistes et séduit Mumbi, la femme de son ami Gikonyo alors que celui-ci est détenu.

Gikonyo sera libéré de son camp au prix d`une lâcheté. Mugo, enfin. choisi par les villageois comme leur porte-parole à cause d`un acte héroïque, confesse publiquement, l`indépendance venue. que c'est lui qui a livré le général rebelle Kihaki. Le prophète se fait bouc émissaire et assume les fautes commises. mais aussi la responsabilité qui seule permettra de créer un pays neuf. Les héros, accablés de culpabilité et en quelque sorte fascinés par leur propre angoisse, sont proches de ceux de Conrad, - que Ngugi a beaucoup étudié. La vision pessimiste paraît en contradiction avec la dernière page d`un optimisme militant délibéré : la parole passe à nouveau dans le couple formé par Gikonyo et Mumbi, couple éponyme du couple fondateur kikuyu et la fertilité sera enfin possible, "le blé jaillira" après les souffrances... 


Ahmadou Kourouma (1927-2003)

"LES SOLEILS DES INDÉPENDANCES" (1968)

Premier roman du romancier ivoirien Ahmadou Kourouma, publié par les Presses de l`université de Montréal et réédité à Paris en 1970. Né de parents guinéens d’ethnie malinké. On sait, au passage, que ce qui singularise la Côte d’Ivoire en Afrique, est cette particularité de parvenir à faire cohabiter pacifiquement près de 70 ethnies différentes. Par ordre d'importance démographique, on peut noter au centre du pays les Baoulés (le président Houphouët Boigny était Baoulé); à l'Ouest, les Bétés,  (18%); originaires du Nord musulman,  les Sénoufos; enfin les Malinkés, traditionnellement commerçants et qui surent sans peine intégrer les structures économiques imposées par le colonisateur. Enfin faut-il rappeler que de 1950 à 1954, Ahmadou Kourouma sera envoyé comme tirailleur sénégalais en Indochine... On lui doit "Monnè, outrages et défis" (1988), - un siècle d'outrages et de défis de la colonisation -, "En attendant le vote des bêtes sauvages" (1998), qui décrit l’ascension du maître-chasseur Koyaga,et son exercice du pouvoir comme Président de la République du Golfe,  contant en malinké ironique la démesure tyrannique des chefs d’États africains, et l’hypocrisie des Occidentaux -, "Allah n'est pas obligé" (2000) ...

"Les Soleils des Indépendances" un roman dont la réputation est d'occuper une place singulière dans l`histoire du roman africain d'expression française, non seulement parce qu'il en renouvelle la thématique, - en s`attachant à la critique de la société post-coloniale -, mais aussi parce qu'il innove sur le plan de l`écriture. A travers les destins croisés d`un prince malinké déchu, Fama, et de son épouse, stérile, Salimata, Kourouma évoque en les bouleversements politiques, économiques et idéologiques qui ont affecté la république des Ebènes - la Côte-d`Ivoire - au lendemain de son accession à la souveraineté nationale, le 7 août 1960 (le premier président du nouvel État sera un médecin de 55 ans devenu planteur de cacao et militant syndical, Félix Houphouët-Boigny : prenant le contrepied de ses homologues africains qui dénonce le «néo-colonialisme» des Occidentaux, il fera d'emblée le choix d'une coopération sans réserve avec l'ancienne puissance coloniale).  

Les "Soleils", dont il est ici question, renvoient donc, métaphoriquement, à cette période de turbulence au cours de laquelle les anciennes colonies de l`Afrique occidentale française acquièrent le statut d`Etats souverains. Une mutation profonde, marquée par la rupture des équilibres d`antan au sein de la société africaine et qui, avec l'instauration du parti unique, entraîne la confiscation du pouvoir par la nouvelle caste des politiciens et des bureaucrates, dont le romancier dénonce à la fois la cupidité et l`absolutisme. Kourouma se montre tout aussi critique à l'égard des nostalgiques d`une tradition incarnée par son héros, encouragé par les griots et les féticheurs, et qui apparaît le plus souvent désuète et sclérosée, voire factice. L`originalité et la nouveauté du livre résident dans une écriture qui, tant sur le plan métaphorique que syntaxique, traduit la volonté de son auteur de briser le carcan du discours romanesque occidental, et d'ancrer son récit, à la manière d`un conteur de village, dans le vieux fonds culturel de l'imaginaire malinké....

 


 Amos Tutuola (1920-1997), 

"The Palm-Wine Drinkard and his dead Palm-Wine Tapster in the Deads’ Town" (1953)

Amos Tutuola est né au Nigeria et a travaillé à Lagos et à Ibadan dans l’ouest du Nigeria la majeure partie de sa vie. Parmi ses romans, citons "My Life in the Bush of Ghosts" (1954) et "Pauper, Brawler and Slanderer" (1987), il avait trente-trois ans lorsqu'il écrivit "The Palm-Wine Drinkard" ...

"L'Ivrogne dans la brousse" commence ainsi : "J'étais un buveur de vin de palme depuis l'âge de dix ans". Mais à la mort de son robinetier, notre narrateur, qui n'est pas satisfait, dit que "tous les gens qui étaient morts dans ce monde n'allaient pas directement au paradis, mais vivaient dans un endroit quelque part dans le monde", décide de partir à la recherche de son palmier dans le monde entre le ciel et la terre. Le roman est le récit de ses aventures fantastiques. Il se lit comme un conte populaire, faisant partie d'une tradition orale (yoruba); il est raconté simplement, le style est sans artifice et percutant. À chaque paragraphe, un nouveau monstre ou une nouvelle menace apparaît, ou un nouveau voyage, ou une nouvelle vision étrange ; la métamorphose est constante. Il trouve une femme en cours de route ; le ton est large, innocent, impartial. La plupart de ses escapades se déroulent dans un monde de cauchemars et d'effroi inconscient ; Jung et Freud se seraient bien amusés avec ce livre. Ce qui le distingue, c'est la qualité de son énergie imaginative, son refus de se contenter d'une seule histoire ou d'un seul sens. Le sentiment que les morts, les vivants et les demi-morts partagent ce monde étrange est très puissant et l'utilisation de l'art du conteur ainsi que la verve de la narration font de ce livre l'un des meilleurs romans africains parus au cours des cinquante dernières années....

 


Wole Soyinka (1934)

Akinwande Oluwole Soyinka, natif d'Abeokuta (Nigeria), dramaturge et militant politique nigérian, fut le premier écrivain africain à se voir attribuer le prix Nobel de littérature (1986). L'académie suédoise justifia son choix en le décrivant comme "un écrivain qui met en scène, dans une vaste perspective culturelle enrichie de résonances poétiques, une représentation dramatique de l'existence". Une formule bien alambiquée qui montre à quel point il semble difficile d'évoquer un écrivain qui, pour prouver la capacité du continent noir à s'exprimer de façons multiples tout en demeurant fondamentalement fidèle à des racines culturelles particulièrement riches. Chaque écrit de Soyonka est en effet un hommage au folklore yoruba dont il est issu et qui dit le commerce millénaire des êtres humains, des esprits et des dieux. Des Yorubas bien connus pour la civilisation urbaine qu'ils développèrent très tôt (royaume d'Oyo, fondé au xve siècle), à la différence de nombre de peuples d'Afrique noire, mais qui dramatiquement aussi payèrent un lourd tribut aux traites négrières. Mais l'héritage dans la continuité duquel se construit l'oeuvre de Soyinka est bien celui de projeter sur cette "matrice esthétique ancestrale" - la célébration vibrante des cycles éternels de la vie, de la semence et de la récolte à la souffrance et à la rébellion - ses interrogations sur le monde présent, sa croyance dans les maux inhérents à l'exercice du pouvoir, sur la liberté bafouée, sur le "viol des nations"..

Soyinka a publié une vingtaine d'ouvrages, théâtre, romans et poésie. Il écrit en anglais. Dramaturge, il se rattache au théâtre traditionnel africain populaire avec sa combinaison de danse, de musique et d'action et fonde son écriture sur la mythologie de sa propre tribu, les Yoruba, dont Ogun, le dieu du fer et de la guerre, est le centre...

 

Alors enfant, sa patrie était encore une dépendance britannique. Son père était directeur d'une école primaire anglicane et sa mère, qu'il surnommait "Wild Christian", était commerçante. En 1981, Soyinka a publié "Aké", un mémoire sur sa jeunesse. Très tôt, il  s'est impliqué dans la lutte pour l'indépendance du Nigeria et a été inspiré par celle-ci, ainsi que par la révolte à laquelle sa mère a participé, une taxe frappant les femmes et une " tax revolt" as “the earliest event I remember in which I was really caught up in a wave of activism and understood the principles involved. Young as I was, it all took place around me, discussions took place around me, and I knew what forces were involved. But even before? I’d listened to elders talking, and I used to read the newspapers on my father’s desk. This was a period of anticolonial fervor, so the entire anticolonial training was something I imbibed quite early, even before the women’s movement" (avec cette taxe sur les femmes, "j'ai vraiment été pris dans une vague d'activisme et où j'ai compris les principes en jeu. Aussi jeune que je sois, tout se passait autour de moi, les discussions avaient lieu autour de moi, et je savais quelles forces étaient impliquées. C'était une période de ferveur anticoloniale, donc toute la formation anticoloniale était quelque chose que j'ai assimilé assez tôt). Soyinka a fréquenté le Government College et le University College d'Ibadan avant d'obtenir en 1958 un diplôme d'anglais de l'université de Leeds en Angleterre. Il écrit ses premières pièces pendant son séjour à Londres, "The Swamp Dwellers" et "The Lion and the Jewel" (une comédie légère), qui sont jouées à Ibadan en 1958 et 1959 et sont publiées en 1963. 

À son retour au Nigeria, il a fondé une troupe de théâtre et a écrit sa première pièce importante, "A Dance of the Forests" (produite en 1960 ; publiée en 1963), pour les célébrations de l'indépendance du Nigeria. La pièce fait la satire de la nation naissante en la dépouillant de sa légende romantique et en montrant que le présent n'est pas plus un âge d'or que le passé. Il a écrit plusieurs pièces dans une veine plus légère, se moquant des enseignants pompeux et occidentalisés dans "The Lion and the Jewel" (première représentation à Ibadan, 1959 ; publication en 1963) et des prédicateurs astucieux des églises de prière parvenues qui s'enrichissent de la crédulité de leurs paroissiens dans "The Trials of Brother Jero" (représentation en 1960 ; publication en 1963) et Jero's Metamorphosis (1973). Tout son théâtre est bâti sur un schéma de lutte, confrontations drôlatiques (un vieillard rusé face à une jeune fille émancipée) puis combats de plus en plus inégaux et de plus en plus inquiétants, avec leurs victimes, boucs émissaires innocents, voyageurs égarés, bourreaux et intellectuels pervers. Ses pièces plus sérieuses, comme "The Strong Breed" (1963), "Kongi's Harvest" (ouverture du premier Festival des arts nègres à Dakar, 1966 ; publié en 1967), "The Road" (1965), "The Bacchae of Euripides" (1973), "From Zia, with Love" (1992), et même la parodie "King Baabu" (jouée en 2001 ; publiée en 2002), révèlent son mépris pour le leadership autoritaire africain et sa désillusion vis-à-vis de la société nigériane dans son ensemble. Une "danse macabre", dira-t-il ...

 

Pendant la guerre civile nigériane, Soyinka a lancé un appel au cessez-le-feu dans un article et pour cela, a été arrêté en 1967, accusé de conspirer avec les rebelles du Biafra, et détenu comme prisonnier politique pendant 22 mois, jusqu'en 1969....

En octobre 1969, Soyinka est libéré de prison et devient président du département des arts du théâtre de l'université d'Ibadan, mais l'année suivante, il s'exile volontairement en Europe pendant cinq ans. Pendant cette période, il a été rédacteur en chef de "Transition", la principale revue intellectuelle d'Afrique, et a enseigné à l'université du Ghana, à Accra, et au Churchill College, à Cambridge.

En 1975, Soyinka est retourné au Nigeria et l'année suivante, est devenu professeur d'anglais à l'université d'Ife. Au cours des années 1970 et 1980, il a joué un rôle important dans la politique locale et nationale du Nigeria et a également été professeur invité dans de nombreuses universités, dont Harvard, Yale, Cornell et Cambridge.

 

Soyinka a écrit par ailleurs deux romans, "The Interpreters" (1965), une œuvre complexe sur le plan narratif qui a été comparée à celles de Joyce et de Faulkner, dans laquelle six intellectuels nigérians discutent et interprètent leurs expériences africaines, et "Season of Anomy" (1973) qui est basé sur les pensées de l'écrivain pendant son emprisonnement et confronte le mythe d'Orphée et Euridice à la mythologie des Yoruba. Purement autobiographiques, "The Man Died : Prison Notes" (1972) et le récit de son enfance, "Aké" ( 1981), dans lequel la chaleur et l'intérêt des parents pour leur fils sont prépondérants. Ses essais littéraires sont rassemblés, entre autres, dans "Myth, Literature and the African World" (1975). 

Enfin, les poèmes de Soyinka sont étroitement liés à ses pièces de théâtre, et rassemblés dans "Idanre, and Other Poems" (1967), "Poems from Prison" (1969), "A Shuttle in the Crypt" (1972), le long poème "Ogun Abibiman" (1976) et "Mandela's Earth and Other Poems" (1988). Si la plupart de ses poèmes décrivent la mutilation des corps et des esprits ou des paysages de carnage, se dressent toujours au sein de cette désolation, quelques figures qui sont autant de levains d`espoir, la femme, le fou, le prophète ou le militant, qui parviennent à entrevoir l'espoir, cette "pâle incision dans la peau de la nuit" ....

 

Entre 1993 et 1998, Soyinka a de nouveau été contraint à l'exil en raison de son opposition à la dictature militaire et à ses brutalités. Il a été jugé par contumace pour trahison capitale, les charges ayant été retirées après la chute du gouvernement en 1998. Soyinka a depuis pris le poste de professeur émérite à l'université Obafemi Awolowo, au Nigeria, mais enseigne toujours dans des universités en Europe et aux États-Unis....

 

 "The Interpreters" (1965)

Il s'agit, dans une certaine mesure, d'une comédie de mœurs sombre et complexe qui se déroule au Nigeria dans les années qui ont suivi l'indépendance. Une comédie centrée sur la vie d'un certain nombre de jeunes intellectuels ambitieux et mal à l'aise dans la nouvelle société, qui se rencontrent régulièrement, boivent beaucoup et parlent tout le temps. Une grande partie du roman est constituée de leurs dialogues. Scène après scène - le cadre et le ton changent à chaque chapitre - ils se voient confronter à leur propre idéalisme, à leur préoccupation (ou absence de préoccupation) tant éthique que par rapport à la société qui les entoure. La religion, le vaudou, l'art, le gouvernement, le journalisme, le sexe, la négritude, la blancheur, l'étiquette (le port de gants par les femmes lors de certaines fêtes, par exemple), les Américains et les Allemands font tous l'objet de discussions et d'examens. (ici L'Américain et l'Allemand sont traités avec beaucoup de mépris). Soyinka n'héroïse aucun de ses personnages : ils ont tous leurs faiblesses, mais aussi une sorte d'innocence qui les rend vulnérables.  Sa capacité à ciseler les dialogues - en particulier dans les scènes de fête, où nos intellectuels sont les plus cyniques et les plus observateurs - est étonnante. Par moments, le roman exige une attention soutenue, car Soyinka refuse le réalisme facile ; il ne porte pas de jugement ni d'évaluation psychologique ; il tire beaucoup d'émotion de détails superficiels et de moments d'observation minutieuse dépeint, et parvient - et c'est l'un des aspects les plus intéressants de son livre - à suggérer que les personnes dont il parle sont condamnées et n'auront pas la force de résister à la pression de la société qui les entoure...

 

"Climate of Fear, The Quest for Dignity in a Dehumanized World" (2004)

Recueil de cinq conférences intitulées "A changing mask of fear", - initialement écrites pour des lectures publiques à Londres, Bristol, Leeds et Atlanta et diffusées par BBC Radio 4 entre le 10 mars et le 8 mai 2004 -,  dans lesquels Soyinka explique, à partir d'exemples commentés, qu'au fond tout pouvoir est devenu paradoxalement le début de la peur : ce climat de peur est connu de tous ceux qui ont vécu sous des régimes totalitaires, - ce qu'ont connu une grande partie de la population mondiale -, mais de nos jours, il semble que  que ce sentiment puisse gagner un nombre de plus en plus importants de peuples de par le monde sous des pressions diverses, du terrorisme au pouvoir invisible du "quasi-État". Peut-être l'un des premiers signes est-il l'emprisonnement et la pendaison de Ken Saro-Wiwa, à Port Harcourt, par le gouvernement nigérian du général Sani Abacha, le 10 novembre 1995 : condamné pour avoir été le porte-parole du Mouvement pour la Survie du Peuple Ogoni et lutter contre les abus commis par certaines compagnies dans le delta du Niger....

 

Ce qui s'est passé sur le continent africain dans ces violentes années 70 et 80 a trouvé un écho, peut-être plus féroce encore, dans les Amériques, où on surgit par exemple les terribles escadrons de la mort d'extrême droite, justiciers parrainés par le gouvernement, Nicaragua, Chili, Argentine, Panama, mais aussi Iran sous la SAVAK, Afrique du Sud sous l'apartheid. La peur est alors presque uniformément une chaîne de production gérée par l'État. Entre les gouvernements de droite et l'efficace machine communiste gérée par l'État, il n'y avait guère de différence. Hongrie, Albanie, Allemagne de l'Est, Bulgarie, etc. Les émigrés de ces utopies en devenir, tout comme les survivants de l'apartheid en Afrique du Sud - aussi bien les vaincus que les conspirateurs - ont parcouru le monde à la recherche d'aide et de solidarité. Comment survivre dans un climat de peur ? ...

"What was happening on the African continent in those violent seventies and eighties was echoed, perhaps with even greater ferocity, in the Americas, where those danger words desaparecidos, right-wing murder squads, government-sponsored vigilantes, etc. gained international notoriety. Nicaragua, Chile, Argentina, Panama. Iran under the SAVAK. Apartheid South Africa under BOSS. Fear was almost uniformly a state-run production line, except of course where right-wing volunteer agents of repression lent a hand, as in Latin America. Between right-wing governments and the efficient state-run communist machinery there was, however, hardly any difference. Hungary, Albania, East Germany, Bulgaria, and so on. Emigrés from these would-be utopias, no different from survivors of apartheid South Africa—both the defeated and the yet combative and conspiratorial—crisscrossed the world seeking help and solidarity. Again and again, our paths— those of creative people—would meet, leading to that immediate question: How did creativity survive under such arbitrary exercise of power? How did Art survive in a climate of fear? Today, the constituency of fear has become much broader, far less selective."

Nous sommes tous d'accord, j'aime à le croire, sur ce qui constitue la peur. Si ce n'est pas le cas, nous pouvons au moins nous entendre sur les symptômes de la peur, reconnaître quand le conditionnement de la peur s'est imposé tant à un individu qu'à une communauté. Nous avons certainement appris à associer l'émotion de la peur à la mesure vérifiable d'une contraction de nos possibilités d'expression et de volonté. Le sentiment de liberté dont nous jouissons ou, plus exactement, que nous tenions pour acquis dans la vie normale, s'est fortement réduit. La prudence et le calcul remplacent toute spontanéité. Souvent, la parole normale est réduite à un chuchotement, même dans l'intimité du foyer....

"We are all agreed, I like to believe, on what constitutes fear. If not, we can at least agree on the symptoms of fear, recognize when the conditioning of fear has afflicted or been imposed on an individual or a community. Certainly we have learned to associate the emotion of fear with the ascertainable measure of a loss in accustomed volition. The sense of freedom that is enjoyed or, more accurately, taken for granted in normal life becomes acutely contracted. Caution and calculation replace a norm of spontaneity or or routine. Often, normal speech is reduced to a whisper, even within the intimacy of the home. Choices become limited. One is more guarded, less impulsive. A rapist is on the loose in society. A serial killer terrorizes an entire community—as happened recently in the state of Maryland in the United States, where two men, an adult and his protégé, placed an entire state under siege as they picked off victims at random..."

Il y a des degrés dans le sentiment de peur, il existe en effet un type de peur avec lequel on peut vivre, dont on peut s'affranchir, une peur qui peut en fait être absorbée à l'aide par exemple d'une thérapie, - que l'on pense à la peur que peut générer un dérèglement de la nature, un incendie, comme celui qui ravagea le sud de la Californie. Mais il est une autre peur, différente, sourde, celle d'une humanité menacée par l'exercice du pouvoir d'un individu, ou de celui d'un État totalitaire sur sa population. Il existe un vaste abîme de sensibilités entre la force brute qu'est la nature, d'une part, et l'exercice de la force par un être humain sur un autre. Cela est lié à cet attribut de l'humaine nature déjà suggéré par les philosophes de l'Antiquité et de l'Extrême-Orient,  la dignité (dignity).  

"The Quest for Dignity.” For now, let us simply observe that the assault on human dignity is one of the prime goals of the visitation of fear, a prelude to the domination of the mind and the triumph of power..."

Il y a quelques décennies, l'existence de la peur collective avait un visage immédiatement identifiable : la bombe atomique. Si cette source n'est pas totalement absente aujourd'hui, on peut affirmer que nous avons dépassé la peur de la bombe. La menace nucléaire est également impliquée dans le climat de peur actuel, mais la bombe atomique n'est qu'une arme de plus dans son arsenal, le kit théorique à monter soi-même qui tient dans une valise et peut être assemblé dans la salle de bains la plus proche. Ce qui terrifie le monde, cependant, ce n'est plus la possibilité que des États trop musclés déchaînent sur le monde le scénario ultime - la destruction mutuelle assurée (MAD) qui, paradoxalement, servait autrefois de mécanisme de restriction mutuelle. AUJOURD'HUI, ON CRAINT UN POUVOIR FURTIF ET INVISIBLE, le pouvoir du quasi-État, cette entité qui ne revendique aucune frontière physique, qui n'arbore aucun drapeau national, qui n'est inscrite dans aucune association internationale et qui est tout aussi folle que l'évangile de l'annihilation MAD si calmement annoncé par les superpuissances...

"A few decades ago, the existence of collective fear had an immediately identifiable face—the atomic bomb. While that source is not totally absent today, one can claim that we have moved beyond the fear of the bomb. A nuclear menace is also implicated in the current climate of fear, but the atom bomb is only another weapon in its arsenal, the theoretical do-it-yourself kit that fits into a suitcase and can be assembled in the nearest bathroom.What terrifies the world, however, is no longer the possibility of over-muscled states unleashing on the world the ultimate scenario—the Mutual Assured Destruction (MAD) that once, paradoxically, also served as its own mutually restraining mechanism. Today the fear is one of furtive, invisible power, the power of the quasi-state, that entity that lays no claim to any physical boundaries, flies no national flag, is unlisted in any international associations, and is every bit as mad as the MAD gospel of annihilation that was so calmly annunciated by the superpowers...."