Simone de Beauvoir (1908-1986), "L'Invitée" (1943), "Tous les hommes sont mortels" (1946), "Pour une morale de l'ambiguïté, traité philosophique" (1947), "Le Deuxième Sexe" (1949), "Les Mandarins" (1954), "Mémoire d'une jeune fille rangée" (1958), "La Force de l'âge" (1960), "La Force des choses" (1963), "Une mort très douce" (1964), "Tout compte fait" (1972) - .......

Last update: 12/11/2016


"La représentation du monde est le travail des hommes; ils le décrivent d'après leur propre point de vue" - Depuis la nuit des temps, la plupart de ceux qui ont écrit à propos de la nature humaine étaient des hommes, ils ont fait du "masculin" le critère à l'aune duquel nous jugeons cette nature humaine, ils ont défini les "femmes" à partir de la manière dont elles différaient de ce critère, à l'homme, le "Je" ou le "Soi", l'actif qui développe la connaissance, à l'Autre, le "féminin", tout ce que le "Soi" rejette, la passivité, l'impuissance. L'homme fut ainsi défini comme un être humain et la femme comme une "femelle". C'est ainsi qu'en 1949, "Le Deuxième Sexe" de Simone de Beauvoir devient l'un des plus importants livres féministes du XXe siècle : les femmes doivent se libérer elles-mêmes de l'idée qu'elles doivent être conformes à ce que les hommes attendent d'elles, de la passivité à laquelle la société dans sa globalité les incite. Mais tout autant ne doivent-elles pas accepter d'être enfermées dans cette volonté de vouloir ressembler à l'Homme pour tenter d'être jugées son "égal"...

"On ne naît pas femme, on le devient" - Simone de Beauvoir est une existentialiste en ce sens qu'elle pensait que nous sommes venus en ce monde sans aucun véritable but et que nous devons alors concevoir pour nous-mêmes une existence authentique en choisissant ce que nous voulons devenir. Et c'est en appliquant cette idée à la notion de "femme", qu'elle va séparer l'identité biologique, - la forme corporelle dans laquelle naissent les femmes -, de la "féminité". De la phénoménologie, elle retiendra que chacun d'entre nous construit le monde à partir de la structure de sa propre conscience, ce qui signifie que la relation que nous avons avec notre corps, avec les autres, avec le monde, est influencée par le fait que nous soyons un homme ou une femme...

"Ce qui est certain, c'est qu'aujourd'hui il est très difficile aux femmes d'assumer à la fois leur condition d'individu autonome et leur destin féminin ; c'est là la source de ces maladresses, de ces malaises qui les font parfois considérer comme « un sexe perdu ». Et sans doute il est plus confortable de subir un aveugle esclavage que de travailler à s'affranchir : les morts aussi sont mieux adaptés à la terre que les vivants. De toute façon un retour au passé n'est pas plus possible qu'il n'est souhaitable. Ce qu'il faut espérer, c'est que de leur côté les hommes assument sans réserve la situation qui est en train de se créer ; alors seulement la femme pourra la vivre sans déchirement. Alors pourra être exaucé le vœu de Laforgue : « Ô jeunes filles, quand serez-vous nos frères, nos frères intimes sans arrière-pensée d'exploitation ? quand nous donnerons-nous la vraie poignée de main ? » Alors « Mélusine non plus sous le poids de la fatalité déchaînée sur elle par l'homme seul, Mélusine délivrée... » retrouvera « son assiette humaine». Alors elle sera pleinement un être humain, « quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme – jusqu'ici abominable – lui ayant donné son renvoi». (Le Deuxième sexe)


Une révélation mutuelle? Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre se sont rencontrés dans les amphithéâtres de la Sorbonne à la fin des années 20. Ils se présentent tous deux à l’agrégation de philosophie. Sartre est reçu premier de la promotion 1929 et de Beauvoir deuxième. Elle a vingt-et-un ans et lui, vingt-quatre et leurs destins sont liés pour plus de 50 ans.  Sartre découvre en elle  une complémentarité exceptionnelle, elle avait tout d’un compagnon de route . La romancière et le philosophe ont partagé leurs vies, leurs idées et leurs combats, s’inspirant mutuellement et collaborant de manière fructueuse. Ils ont notamment voyagé dans le monde entier, surtout dans les pays communistes où ils ont notamment rencontré Mao ou Fidel Castro. Mais la liberté reste le maître-mot de ce couple étonnant qui va multiplier les aventures sans les cacher à l'autre. Simone de Beauvoir a ainsi vécu plusieurs relations homosexuelles et une relation passionnée avec l'écrivain américain Nelson Algren pendant 15 ans.  "Sartre ne peut se concevoir sans Beauvoir, ni Beauvoir sans Sartre", a cependant déclaré Jean-Paul Sartre qui a multiplié de son côté les aventures amoureuses. Dans son roman L'Invitée (1943) largement autobiographique, Simone de Beauvoir raconte le ménage à trois que Sartre et Beauvoir ont vécu avec Olga Kosakiewitcz. En dévoilant leur «misérable tas de secrets», l'historienne anglaise Hazel Rowley a porté un coup fatal au couple mythique. La publication de leur correspondance (Lettres au Castor en 1983 et Lettres à Sartre en 1990) a encore éclairé le couple sous un autre jour. Sartre est mort en 1980, Simone de Beauvoir en 1986. Ils sont inhumés côte à côte au cimetière du Montparnasse à Paris. 


Lettres au Castor et à quelques autres, 1926-1939, Jean-Paul Sartre, Gallimard. 

(recueil en deux tomes des lettres écrites par Jean-Paul Sartre à Simone de Beauvoir (surnommée Castor en référence à l'anglais beaver proche phonétiquement de Beauvoir) et à « quelques autres », et que Simone de Beauvoir fit publier après la mort de Sartre).

Le 6 novembre [1939]

Mon charmant Castor,

Comme c'était triste hier soir de laisser cette petite personne toute seule dans le noir. Un moment j'ai eu l'idée de retourner et puis j'ai pensé: "À quoi bon ? Ça sera cinq minutes et puis après ça sera plus dur de se séparer." J'ai marché très vite jusqu'à l'école, je savais tout le temps que cette chère petite personne était encore là, à cinq cents mètres de moi, ça m'a empêché de lire tout un grand temps.

Mais vous savez, au fond, j'étais profondément heureux. Vous comprenez, ça m'avait secoué, ces cinq jours, secoué dans ma vase et puis j'y retombais, mais c'est formidable tout ce que ça m'a donné. D'ailleurs ça m'a donné une seule chose, tout simplement mais que rien ne peut valoir, votre présence toute seule et toute nue et vos petits visages et vos tendres sourires et vos petits bras autour de mon cou. Mon amour c'est bien vrai, ce qu'on disait souvent, que je pourrais vivre avec vous n'importe où. Après ça j'étais un peu inquiet, pas bien sûr de moi et puis je me demandais qu'est-ce que vous deveniez, si tout marchais bien pour vous; j'imaginais ce train noir et froid.

Les acolytes étaient là, agaçants et complices. Pieter m'a demandé en mimant l'air détaché et en barbouillant les mots dans sa bouche, par discrétion (il était d'ailleurs seul avec moi) si vous étiez partie. J'ai écrit un peu dans mon carnet et puis on a été se coucher. Mme Vogel nous avait déménagés. Nous sommes à présent dans un salon en noyer qui ressemble un peu à celui du Bel Eute mais avec des couleurs plus criardes. On nous a dressé là un lit qui semble fort déplacé. Paul tremble de casser des potiches, coquillages, bonbonnières ou bibelots dont la salle regorge, dans son sommeil ambulant. Mais il a été très sage. Ce matin il est parti pour chercher des tubes d'hydrogène avec Pieter et je suis resté seul tout le jour.

J'ai été à la Rose, vers sept heures moins le quart et la grosse vieille m'a dit en ricanant: "Ha! Ha! vous êtes seul!" J'ai lu. Un rude hiver, suite et fin qui m'a déçu. D'ailleurs il n'y a pas là de quoi faire un livre. Ça doit être tronqué j'imagine. J'étais tout enveloppé de tendresse mais je ne voulais pas m'y laisser aller, c'est pernicieux. Tout de même je me demandais tout le temps si vous aviez bien senti combien profondément je vous aime et ce que vous êtes pour moi.

O mon charmant Castor, je voudrais que vous sentiez mon amour aussi fort que vous sentez le vôtre. Je suis revenu et toute la matinée j'ai gratté sur mon petit carnet. Mais pas sur ce qu'on avait dit; au fond c'est tellement simple: j'ai été profondément et paisiblement heureux et maintenant je ne veux pas avoir de regrets, voilà tout ce qu'il y aurait à dire. J'ai senti toute la journée que j'étais en état de regarder ma situation avec un œil neuf mais je fermais soigneusement cet œil-là. A présent, à force d'être fermé, comme l'œil de la taupe il s'est résorbé. Voilà ce que je n'ai pas écrit. Mais j'ai continué de 9h à 11h (après un sondage exécuté seul avec Keller) à coucher sur le papier des considérations sur mon adolescence - et puis encore un peu au Cerf (où on m'a posé les questions polies qui s'imposaient) de 11h à 12h. Puis j'ai déjeuné (du veau, en signe de deuil - on me proposait aussi des salsifis mais je n'ai pas voulu pousser le deuil jusque-là et j'ai obtenu des pommes sautées) et Mistler est venu avec Courcy.  Appel. Puis j'ai encore gratté le papier jusqu'à maintenant. Paul me dit que sa femme est institutrice à 7 kilomètres de Tréveray et qu'elle est très serviable. Voilà. Pas de lettre de Tania - elle doit râler, je serai curieux de connaître le dénouement de cette histoire. Une aimable lettre de ma mère. C'est tout, ça fait lendemain de fête, c'est une lettre de vous que j'aurais voulu.

Mon cher amour, ma petite fleur, on n'a fait qu'un, n'est-ce pas? Je vous aime si fort, si fort et je le sens bien. Vous avez été un petit charme et vous m'avez rappelé ce que c'était que le vrai bonheur. Je vous embrasse sur vos deux petites joues."


Simone de Beauvoir (1908-1986)

Une part importante de son œuvre est consacrée à l’autobiographie (Les Mandarins, 1954; Mémoires d'une Jeune Fille rangée, 1958; La Force de l'Age, 1960). C'est le mode d'expression qui lui convient le mieux et par lequel elle traduit son émancipation intellectuelle, morale et sociale. Née le 9 janvier 1908 à Paris dans un milieu bourgeois traditionnel et catholique, Simone de Beauvoir est d'abord une "jeune fille rangée", comme elle se décrit elle-même, mais elle affirme assez rapidement son anticonformisme: après des études classiques qui la mènent en 1929 jusqu'à l'agrégation de philosophie —où elle fut reçue première—, elle refusa de se conformer à son destin tout tracé de mère et d'épouse. Sa rencontre avec Jean-Paul Sartre, qui passait l'agrégation la même année qu'elle, fut décisive: "Ce fut l'événement capital de mon existence", écrit-elle dans "Tout compte fait" (1972).

Simone de Beauvoir noua en effet avec Sartre une relation de complicité amoureuse et intellectuelle qui dura jusqu'à la mort de Sartre, en 1980. Avec lui, elle mit en pratique un certain nombre des principes qui fondent sa conception de la femme et du couple, puisqu'ils ne se marièrent jamais, ne vécurent pas ensemble et s'autorisèrent des liaisons hors de leur couple, établissant parfois ensemble des relations triangulaires avec une tierce personne. Après avoir enseigné la philosophie, elle entra comme rédactrice à la revue les Temps modernes, dirigée par Sartre. Intellectuelle engagée et curieuse de tout, elle voyagea beaucoup, visitant successivement les États-Unis et la Chine, plus tard Cuba et l'URSS... 


(Le Deuxième Sexe, introduction, Gallimard) "J'ai longtemps hésité à écrire un livre sur la femme. Le sujet est irritant, surtout pour les femmes ; et il n'est pas neuf. La querelle du féminisme a fait couler assez d'encre, à présent elle est à peu près close : n'en parlons plus. On en parle encore cependant. Et il ne semble pas que les volumineuses sottises débitées pendant ce dernier siècle aient beaucoup éclairé le problème. D'ailleurs y a-t-il un problème ? Et quel est-il ? Y a-t-il même des femmes ? Certes la théorie de l'éternel féminin compte encore des adeptes ; ils chuchotent : « Même en Russie, elles restent bien femmes » ; mais d'autres gens bien informés – et les mêmes aussi quelquefois – soupirent : « La femme se perd, la femme est perdue. » On ne sait plus bien s'il existe encore des femmes, s'il en existera toujours, s'il faut ou non le souhaiter, quelle place elles occupent en ce monde, quelle place elles devraient y occuper. « Où sont les femmes, demandait récemment un magazine intermittent. Mais d'abord : qu'est-ce qu'une femme ? « Tota mulier in utero : c'est une matrice », dit l'un. Cependant parlant de certaines femmes, les connaisseurs décrètent : « Ce ne sont pas des femmes » bien qu'elles aient un utérus comme les autres. Tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il y a dans l'espèce humaine des femelles ; elles constituent aujourd'hui comme autrefois à peu près la moitié de l'humanité ; et pourtant on nous dit que « la féminité est en péril » ; on nous exhorte : « Soyez femmes, restez femmes, devenez femmes. » Tout être humain femelle n'est donc pas nécessairement une femme ; il lui faut participer de cette réalité mystérieuse et menacée qu'est la féminité. Celle-ci est-elle sécrétée par les ovaires ? ou figée au fond d'un ciel platonicien ? Suffit-il d'un jupon à froufrou pour la faire descendre sur terre ? Bien que certaines femmes s'efforcent avec zèle de l'incarner, le modèle n'en a jamais été déposé. On la décrit volontiers en termes vagues et miroitants qui semblent empruntés au vocabulaire des voyantes. Au temps de saint Thomas, elle apparaissait comme une essence aussi sûrement définie que la vertu dormitive du pavot. Mais le conceptualisme a perdu du terrain : les sciences biologiques et sociales ne croient plus en l'existence d'entités immuablement fixées qui définiraient des caractères donnés tels que ceux de la Femme, du Juif ou du Noir ; elles considèrent le caractère comme une réaction secondaire à une situation. S'il n'y a plus aujourd'hui de féminité, c'est qu'il n'y en a jamais eu. Cela signifie-t-il que le mot « femme » n'ait aucun contenu ? C'est ce qu'affirment vigoureusement les partisans de la philosophie des lumières, du rationalisme, du nominalisme : les femmes seraient seulement parmi les êtres humains ceux qu'on désigne arbitrairement par le mot « femme » ; en particulier les Américaines pensent volontiers que la femme en tant que telle n'a plus lieu ; si une attardée se prend encore pour une femme, ses amies lui conseillent de se faire psychanalyser afin de se délivrer de cette obsession. À propos d'un ouvrage, d'ailleurs fort agaçant, intitulé "Modem Woman : a lost sex", Dorothy Parker a écrit : « Je ne peux être juste pour les livres qui traitent de la femme en tant que femme... Mon idée c'est que tous, aussi bien hommes que femmes, qui que nous soyons, nous devons être considérés comme des êtres humains. » Mais le nominalisme est une doctrine un peu courte ; et les antiféministes ont beau jeu de montrer que les femmes ne sont pas des hommes. Assurément la femme est comme l'homme un être humain : mais une telle affirmation est abstraite ; le fait est que tout être humain concret est toujours singulièrement situé. Refuser les notions d'éternel féminin, d'âme noire, de caractère juif, ce n'est pas nier qu'il y ait aujourd'hui des Juifs, des Noirs, des femmes : cette négation ne représente pas pour les intéressés une libération, mais une fuite inauthentique. Il est clair qu'aucune femme ne peut prétendre sans mauvaise foi se situer par-delà son sexe. Une femme écrivain connue a refusé voici quelques années de laisser paraître son portrait dans une série de photographies consacrées précisément aux femmes écrivains : elle voulait être rangée parmi les hommes ; mais pour obtenir ce privilège, elle utilisa l'influence de son mari. Les femmes qui affirment qu'elles sont des hommes n'en réclament pas moins des égards et des hommages masculins. Je me rappelle aussi cette jeune trotskiste debout sur une estrade au milieu d'un meeting houleux et qui s'apprêtait à faire le coup de poing malgré son évidente fragilité ; elle niait sa faiblesse féminine ; mais c'était par amour pour un militant dont elle se voulait l'égale. L'attitude de défi dans laquelle se crispent les Américaines prouve qu'elles sont hantées par le sentiment de leur féminité. Et en vérité il suffit de se promener les yeux ouverts pour constater que l'humanité se partage en deux catégories d'individus dont les vêtements, le visage, le corps, les sourires, la démarche, les intérêts, les occupations sont manifestement différents : peut-être ces différences sont-elles superficielles, peut-être sont-elles destinées à disparaître. Ce qui est certain c'est que pour l'instant elles existent avec une éclatante évidence.

Si sa fonction de femelle ne suffit pas à définir la femme, si nous refusons aussi de l'expliquer par « l'éternel féminin » et si cependant nous admettons que, fût-ce à titre provisoire, il y a des femmes sur terre, nous avons donc à nous poser la question : qu'est-ce qu'une femme ?

L'énoncé même du problème me suggère aussitôt une première réponse. Il est significatif que je le pose. Un homme n'aurait pas idée d'écrire un livre sur la situation singulière qu'occupent dans l'humanité les mâles. Si je veux me définir je suis obligée d'abord de déclarer : « Je suis une femme » ; cette vérité constitue le fond sur lequel s'enlèvera toute autre affirmation. Un homme ne commence jamais par se poser comme un individu d'un certain sexe : qu'il soit homme, cela va de soi. C'est d'une manière formelle, sur les registres des mairies et dans les déclarations d'identité que les rubriques : masculin, féminin, apparaissent comme symétriques. Le rapport des deux sexes n'est pas celui de deux électricités, de deux pôles : l'homme représente à la fois le positif et le neutre au point qu'on dit en français « les hommes » pour désigner les êtres humains, le sens singulier du mot « vir » s'étant assimilé au sens général du mot « homo ». La femme apparaît comme le négatif si bien que toute détermination lui est imputée comme limitation, sans réciprocité. Je me suis agacée parfois au cours de discussions abstraites d'entendre des hommes me dire : « Vous pensez telle chose parce que vous êtes une femme » ; mais je savais que ma seule défense, c'était de répondre : « Je la pense parce qu'elle est vraie » éliminant par là ma subjectivité ; il n'était pas question de répliquer : « Et vous pensez le contraire parce que vous êtes un homme » ; car il est entendu que le fait d'être un homme n'est pas une singularité ; un homme est dans son droit en étant homme, c'est la femme qui est dans son tort. Pratiquement, de même que pour les anciens il y avait une verticale absolue par rapport à laquelle se définissait l'oblique, il y a un type humain absolu qui est le type masculin. La femme a des ovaires, un utérus ; voilà des conditions singulières qui l'enferment dans sa subjectivité ; on dit volontiers qu'elle pense avec ses glandes. L'homme oublie superbement que son anatomie comporte aussi des hormones, des testicules. Il saisit son corps comme une relation directe et normale avec le monde qu'il croit appréhender dans son objectivité, tandis qu'il considère le corps de la femme comme alourdi par tout ce qui le spécifie : un obstacle, une prison. « La femelle est femelle en vertu d'un certain manque de qualités », disait Aristote. « Nous devons considérer le caractère des femmes comme souffrant d'une défectuosité naturelle. » Et saint Thomas à sa suite décrète que la femme est un « homme manqué », un être « occasionnel ». C'est ce que symbolise l'histoire de la Genèse où Ève apparaît comme tirée, selon le mot de Bossuet, d'un « os surnuméraire » d'Adam. L'humanité est mâle et l'homme définit la femme non en soi mais relativement à lui ; elle n'est pas considérée comme un être autonome. « La femme, l'être relatif... » écrit Michelet. C'est ainsi que M. Benda affirme dans le Rapport d'Uriel : « Le corps de l'homme a un sens par lui-même, abstraction faite de celui de la femme, alors que ce dernier en semble dénué si l'on n'évoque pas le mâle... L'homme se pense sans la femme. Elle ne se pense pas sans l'homme. » Et elle n'est rien d'autre que ce que l'homme en décide ; ainsi on l'appelle « le sexe », voulant dire par là qu'elle apparaît essentiellement au mâle comme un être sexué : pour lui, elle est sexe, donc elle l'est absolument. Elle se détermine et se différencie par rapport à l'homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l'inessentiel en face de l'essentiel. Il est le Sujet, il est l'Absolu : elle est l'Autre.

La catégorie de l'Autre est aussi originelle que la conscience elle-même. Dans les sociétés les plus primitives, dans les mythologies les plus antiques on trouve toujours une dualité qui est celle du Même et de l'Autre ; cette division n'a pas d'abord été placée sous le signe de la division des sexes, elle ne dépend d'aucune donnée empirique : c'est ce qui ressort entre autres des travaux de Granet sur la pensée chinoise, de ceux de Dumézil sur les Indes et Rome. Dans les couples Varuna-Mitra, Ouranos-Zeus, Soleil-Lune, Jour-Nuit, aucun élément féminin n'est d'abord impliqué ; non plus que dans l'opposition du Bien au Mal, des principes fastes et néfastes, de la droite et de la gauche, de Dieu et de Lucifer ; l'altérité est une catégorie fondamentale de la pensée humaine. Aucune collectivité ne se définit jamais comme Une sans immédiatement poser l'Autre en face de soi. Il suffit de trois voyageurs réunis par hasard dans un même compartiment pour que tout le reste des voyageurs deviennent des « autres » vaguement hostiles...."

 

1949 – Le Deuxième sexe

Ce livre d'environ mille pages concernant la condition des femmes rejoint la thématique existentialiste propre aux oeuvres de Simone de Beauvoir; une recherche intellectuelle et des connaissances précises nourrissent l'analyse théorique. Il s'agit de comprendre et d'expliquer le statut de la femme dans la société et de révéler ce que c'est qu'être femme: "Nous essaierons de montrer comment la 'réalité féminine" est constituée, pourquoi la femme a été définie comme l'Autre...». En mettant en cause les préjugés et les stéréotypes qui ont contribué à faire de la femme un objet et des hommes un sujet, un absolu, Simone de Beauvoir dépasse la simple revendication de droits réservés à la femme. Elle fonde les assises d’une réflexion qui alimentera toute son œuvre : la femme doit se différencier de l’homme. À la fois autobiographique et nourri d’un savoir recueilli à partir d’un intense travail en bibliothèque, Le Deuxième Sexe démontre que la condition féminine n’est en fait définie que par la société et la culture. Pour répondre à la question « qu’est-ce qu’une femme ? », l’auteur met à profit ses expériences ainsi que son savoir propre ; elle analyse ainsi le rôle de la femme chez Montherlant, Claudel ou Stendhal. Selon Simone de Beauvoir, la femme n’existe qu’à travers le désir masculin, l’exaltation de sa virilité. Il est sujet omnipuissant, elle est l’objet, soit le lieu d’accomplissement de sa volonté. Elle ne se définit que pour et par lui. C’est donc à la lueur de la biologie et de la sociologie, de la psychanalyse aussi que Simone de Beauvoir entreprend d’apporter une réponse.... 

"Cette histoire remonte très loin; aussi loin qu'elle remonte, il semble, d'après ce que l'archéologie et I'ethnographie nous enseignent, que ce monde ait toujours appartenu aux mâles; et ceux-ci ont toujours considéré ce privilège comme |'expression d'une hiérarchie fondée dans l'absolu et dans I'éternité. Faisant de la femme un être inférieur, I'homme se saisit comme supérieur absolument. "Béni soit Dieu notre Seigneur et le Seigneur de tous les mondes qu'il ne m'ait pas fait femme", disent les Juifs dans leurs prières matinales; cependant leurs épouses murmurent avec résignation : "Béni soit le Seigneur qu'il m'ait créée selon sa volonté." Parmi les bienfaits dont Platon remerciait les dieux, le premier était qu'ils l'aient créé libre et non esclave, le second homme et non femme.

De nombreuses enquêtes menées aujourd'hui parmi des jeunes gens, ll résulte qu'à peine un garçon sur 100 souhaite être une fille, qu'environ 75 p.100 des filles souhaitent avec plus ou moins de constance être des garçons. C'est seulement d'une manière formelle, sur les registres des mairies et dans les déclarations d'identité, que les rubriques : masculin, féminin, apparaissent comme symétriques.

Pratiquement, de même que pour les Anciens, il y avait une verticale absolue par rapport à laquelle se définissait l'oblique, il y a un type humain absolu qui est le type masculin. Si je veux me définir, il faut que je dise d'abord : "Je suis une femme." Présente à tout ce que je peux penser ou dire sur moi-même, il y a cette vérité; elle est le fond sur lequel se détache toute autre affirmation. Cependant un homme ne commence jamais par se poser comme un individu du sexe mâle : qu'il soit homme, cela va de soi. Je me suis agacée parfois d'entendre des hommes me dire : "Vous pensez telle chose parce que vous êtes une femme"; mais je savais que ma seule défense c'était de répondre : "Je la pense parce qu'elle est vraie", éliminant par-là ma subjectivité; il n'était pas question de répliquer : "et vous pensez le contraire parce que vous êtes un homme" ; car il est entendu que le fait d'être homme n'est pas une singularité; un homme est dans son droit en étant homme, c'est la femme qui est dans son tort. On pense encore comme au temps de saint Thomas qu'elle est un "homme manqué", un être "occasionnel". 

Un homme dénué pourtant de tout apparent complexe de supériorité à l'égard des femmes, rêvant sur les mystères de la reproduction bisexuée, dit un jour devant moi : "L'existence des femmes n'est pas une nécessité ontologique, c'est un fait contingent." J'acquiesçai. Puis je m'avisai qu'on aurait pu aussi bien dire : "L'existence de l'homme est un fait contingent." Mais c'était une possibilité abstraite: la vérité, même pour moi il était plus facile d'imaginer un univers peuplé seulement d'hommes que de rêver un monde purement féminin. Le rapport des sexes n'est pas celui de deux électricités, de deux pôles, il n'est pas cette relation réciproque du moi et de l'autre qui est aussi un moi par lequel je suis l'autre. L'homme représente à la fois le positif et le neutre, au point qu'on dit "les hommes" pour désigner "les êtres humains", le sens singulier du mot "vir" s'étant assimilé au sens général du mot "homo". La femme apparaît comme le négatif, si bien que toute détermination positive lui est imputée comme limitation - sans réciprocité. Elle a des ovaires, un utérus : voilà des conditions singulières qui l'enferment dans sa subjectivité; on dit volontiers qu'elle pense avec ses glandes. "Tota mulier in utero". L'homme oublie superbement que son anatomie comporte aussi des glandes endocrines, des hormones. ll saisit son corps comme une relation directe et normale à un monde qu'il croit appréhender dans son objectivité. Tandis qu'il considère le corps de la femme comme alourdi par tout ce qui le spécifie: un obstacle, une prison. 

Un historien de la femme, Donaldson, remarque que les définitions symétriques " 'homme est un être humain mâle, la femme un être humain femelle" ont été asymétriquement mutilées; on a laissé tomber dans la première l'épithète de mâle et dans la seconde le terme être humain. La femme n'apparait pas comme un être autonome, mais comme un élément du monde masculin; elle est l'inessentiel en face de I'essentiel ; il est l'Absolu : elle est l'Autre.

C'est cette situation que nous devons tenter d'expliquer. Car il ne faut pas croire qu'elle soit immédiatement donnée. Certes, au sein des sociétés animales, on observe de nombreux cas où la femelle subit la domination du mâle : chez les chimpanzés, le vieux mâle règne sur les jeunes singes et sur les guenons, même lorsqu'ils sont captifs; leur donne-t-on des fruits, ils les portent docilement à leur maître qui les consomme et les distribue selon ses caprices. La

femelle est la plus faible, elle est asservie à la fonction reproductrice : ces traits suffisent à expliquer sa dépendance. Mais la société humaine se distingue en ce qu'elle est une antiphysis. Conscient et libre, I'homme reprend la nature à son compte; il la modèle à la fois

selon ses possibilités et selon ses besoins et ses désirs : ceux-ci n'expriment pas seulement la vie animale, mais la totalité de son existence. Comment I'homme a-t-il pu asservir la femme? Pourquoi l'a-t-il fait? ..."

(Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Gallimard, 1949) 


1954 – Les Mandarins

"Les Mandarins", le plus ambitieux de ses romans, couronné par le prix Goncourt, propose une vaste fresque de l’après-guerre, telle que la vécurent les intellectuels de gauche non communistes, assimilés aux mandarins de l’ancienne Chine. Ceux-ci s’interrogent sur l’opportunité d’un rapprochement avec le Parti communiste et, plus largement, sur le rôle de la littérature dans ses rapports avec l’action politique. Leur dur apprentissage est raconté à travers le regard alterné de deux témoins privilégiés: celui de Henri Perron, journaliste et écrivain célèbre, en prise directe avec l’Histoire et celui d’Anne Dubreuilh, psychanalyste, plus en retrait par rapport à l’action politique. En tous deux l’auteur s’est partiellement projetée.

 

"Henri jeta un dernier regard sur le ciel : un cristal noir. Mille avions saccageant ce silence, c'était difficile à imaginer ; pourtant les mots se carambolaient dans sa tête avec un bruit joyeux : offensive stoppée, débâcle allemande, je vais pouvoir partir. Il tourna le coin du quai. Les rues sentiraient l'huile et la fleur d'oranger, des gens jacasseraient aux terrasses illuminées, il boirait du vrai café au son des guitares. Ses yeux, ses mains, sa peau avaient faim : quel long jeûne ! Il monta lentement l'escalier glacé.

– Enfin ! Paule l'étreignait comme si elle l'avait retrouvé après de longs dangers ; par-dessus son épaule, il regarda le sapin clinquant que reflétaient à l'infini les grands miroirs ; la table était chargée d'assiettes, de verres, de bouteilles ; des touffes de gui et de houx gisaient en vrac au pied d'un escabeau ; il se dégagea et lança son pardessus sur le divan.

– As-tu entendu la radio ? il y a de bonnes nouvelles.

– Ah ! dis-moi vite Elle n'écoutait jamais la radio, elle ne voulait apprendre les nouvelles que de sa bouche.

– Tu n'as pas remarqué comme il fait clair ce soir ? on parle de mille avions sur les arrières de von Rundstedt.

– Mon Dieu ! alors ils ne reviendront pas.

– Il n'a jamais été question qu'ils reviennent.

Pour être sincère, l'idée lui avait traversé la tête à lui aussi.

Paule sourit mystérieusement : « J'avais pris mes précautions.

– Quelles précautions ?

– Au fond de la cave, il y a un cagibi ; j'ai demandé à la concierge de le dégager : tu te serais caché là.

– Tu n'aurais pas dû parler de ça à la concierge : c'est comme ça qu'on crée des paniques. »

Elle serrait dans sa main gauche les pointes de son châle, elle avait l'air de protéger son cœur.

– Ils t'auraient fusillé, dit-elle. Toutes les nuits je les entends : ils frappent, j'ouvre, je les vois.

Immobile, les yeux mi-clos, elle semblait vraiment entendre des voix.

– Ça n'arrivera pas, dit Henri gaiement.

Elle ouvrit les yeux et laissa retomber ses mains.

– La guerre est vraiment finie ?

– Il n'y en a plus pour longtemps. Henri installa l'escabeau sous la grosse poutre qui barrait le plafond : « Veux-tu que je t'aide ?

– Les Dubreuilh vont venir m'aider.

– Pourquoi les attendre ? »

Il prit le marteau ; Paule posa la main sur son bras : « Tu ne vas pas travailler ?

– Pas ce soir.

– Tu dis ça tous les soirs. Il y a maintenant plus d'un an que tu n'as rien écrit.

– Ne t'inquiète pas : j'ai envie d'écrire.

– Ce journal te prend trop de temps ; regarde à quelle heure tu rentres. Je suis sûre que tu n'as rien mangé. Tu n'as pas faim ?

– Pas pour l'instant.

– Tu n'es pas fatigué ?

– Mais non. »

Sous ces yeux qui le dévoraient avec sollicitude il se sentait un grand trésor fragile et dangereux : c'était ça qui le fatiguait. Il monta sur l'escabeau et se mit à frapper sur un clou à petits coups prudents : la maison n'était pas jeune.

– Je peux même te dire ce que j'écrirai : ça sera un roman gai.

– Qu'est-ce que tu veux dire ? dit Paule d'une voix inquiète.

– Juste ce que je dis j'ai envie d'écrire un roman gai.

Pour un peu il l'aurait inventé sur place ce roman, ça l'aurait amusé d'y réfléchir à voix haute, mais Paule rivait sur lui un regard si intense qu'il se tut.

– Passe-moi la grosse touffe de gui.

Il suspendit avec précaution la boule verte piquée de petits yeux blancs, et Paule lui tendit un autre clou. Oui, la guerre était finie : du moins pour lui ; ce soir c'était une vraie fête ; la paix commençait, tout recommençait : les fêtes, les loisirs, le plaisir, les voyages, peut-être le bonheur, sûrement la liberté. Il acheva d'accrocher au long de la poutre le gui, le houx, les guirlandes de cheveux d'ange.

– Ça va ? demanda-t-il en descendant de l'escabeau.

– C'est parfait. Elle s'approcha du sapin, redressa une des bougies : « S'il n'y a plus de danger, tu vas partir pour le Portugal ?

– Naturellement.

– Tu ne travailleras encore pas pendant ce voyage

– Je ne suppose pas. »

Elle tripotait d'un air hésitant une des boules dorées qui se balançaient aux branches et il dit les mots qu'elle attendait :

– Je suis désolé de ne pas t'emmener.

– Je sais bien que ça n'est pas de ta faute. Ne te désole pas : j'ai de moins en moins envie de courir le monde. A quoi ça sert-il ? Elle sourit : « Je t'attendrai attendre, quand c'est dans la sécurité, ce n'est pas ennuyeux. »

Henri eut envie de rire : A quoi ça sert-il ? Quelle question ! Lisbonne. Porto. Cintra. Coïmbre. Les beaux noms ! Et il n'avait même pas besoin de les prononcer pour sentir la joie lui sauter à la gorge. Il lui suffisait de se dire : Je ne serai plus ici ; je serai ailleurs. Ailleurs : c'était un mot encore plus beau que les plus beaux noms.

– Tu ne vas pas t'habiller ? demanda-t-il.

– J'y vais.

Elle monta l'escalier intérieur et il s'approcha de la table. Réflexion faite, il avait faim mais dès qu'il avouait un appétit l'inquiétude ravageait les traits de Paule ; il coucha un morceau de pâté sur une tranche de pain et mordit dedans. Il se dit avec décision : « En revenant du Portugal, j'irai m'installer à l'hôtel. » C'est tellement agréable de rentrer le soir dans une chambre où personne ne vous attend ! Même au temps où il était amoureux de Paule, il avait toujours tenu à avoir ses quatre murs à lui. Seulement, entre 39 et 40 Paule tombait chaque nuit morte sur son cadavre affreusement mutilé : quand il lui avait été rendu, comment aurait-il osé rien lui refuser ? Et puis le couvre-feu rendait cette combinaison commode. « Tu pourras toujours t'en aller », disait-elle : il n'avait pas encore pu. Il saisit une bouteille et enfonça le tire-bouchon dans le liège crissant. En un mois Paule s'habituerait a se passer de lui : et si elle ne s'habituait pas, tant pis. La France n'était plus une prison, les frontières s'ouvraient, la vie ne devait plus être une prison. Quatre ans d'austérité, quatre ans à ne s'occuper que des autres : c'est beaucoup, c'est trop. Il était temps qu'il s'occupe un peu de lui. Et pour ça il avait besoin d'être seul et d'être libre. Ce n'est pas facile de se retrouver au bout de quatre ans ; il y avait un tas de choses qu'il devait tirer au clair. Lesquelles ? eh bien, il ne le savait pas clairement, mais là-bas, tout en se promenant dans les petites rues qui sentent l'huile, il essaierait de faire le point. De nouveau il eut un coup au cœur : le ciel serait bleu, du linge flotterait aux fenêtres. Il marcherait, les mains dans les poches, en touriste, au milieu de gens qui ne parleraient pas sa langue et dont les soucis ne le concerneraient pas. Il se laisserait vivre, il se sentirait vivre : ça suffirait peut-être pour que tout devienne clair.

– Que c'est gentil ! tu as débouché toutes les bouteilles ! Paule descendait l'escalier à petits pas soyeux.

– Décidément, tu es vouée au violet ! dit-il avec un sourire.

– Mais tu adores le violet ! dit-elle. Il adorait le violet depuis dix ans : dix ans, c'est long. « Tu ne l'aimes pas cette robe ?

– Oh ! elle est très jolie, dit-il avec empressement. Je pensais seulement qu'il y a d'autres couleurs qui t'iraient bien : le vert par exemple, lança-t-il au hasard.

– Le vert ? tu me vois en vert ? »

Elle s'était plantée devant une des glaces, l'air désemparé ; c'était tellement inutile ! en vert ou en jaune, jamais il ne la retrouverait telle que dix ans plus tôt il l'avait désirée quand elle lui avait tendu d'un geste nonchalant ses longs gants violets. Il lui sourit : « Viens danser.

– Oui, dansons », dit-elle d'une voix si ardente qu'Henri se glaça. Leur vie commune avait été tellement morne pendant cette dernière année que Paule elle-même avait paru s'en dégoûter ; mais elle avait brusquement changé au début de septembre ; à présent dans toutes ses paroles, ses baisers, ses regards, il y avait un frémissement passionné. Quand il l'enlaça, elle se colla à lui et elle murmura :

– Tu te rappelles, la première fois que nous avons dansé ensemble ?

– A la Pagode, oui ; tu m'as dit que je dansais très mal.

– C'était le jour où je t'ai révélé le Musée Grévin ; tu ne connaissais pas le Musée Grévin, tu ne connaissais rien, dit-elle d'une voix attendrie. Elle appuya son front contre la joue d'Henri : « Je nous revois. »

Lui aussi, il se revoyait. Ils étaient montés sur un socle au milieu du Palais des Mirages et partout autour d'eux leur couple s'était multiplié à l'infini parmi des forêts de colonnes : « Dis-moi que je suis la plus belle des femmes. – Tu es la plus belle des femmes. – Et tu seras l'homme le plus glorieux du monde. » Il tourna les yeux vers un des grands miroirs : leur couple enlacé se répétait à l'infini au long d'une allée de sapins et Paule lui souriait d'un air émerveillé. Est-ce qu'elle ne se rendait pas compte que ça n'était plus le même couple ?

– On a frappé, dit Henri ; il se précipita vers la porte ; c'était les Dubreuilh, chargés de paniers et de cabas ; Anne serrait dans ses bras une gerbe de roses et Dubreuilh avait jeté sur son épaule d'énormes grappes de piments rouges ; Nadine les suivait, l'air maussade.

– Joyeux Noël !

– Joyeux Noël !

– Vous savez la nouvelle ? l'aviation a enfin pu donner.

– Oui, mille avions !

– Ils sont nettoyés.

– C'est la fin.

Dubreuilh déposa sur le divan la brassée de fruits rouges : « Voilà pour décorer votre petit bordel.

– Merci », dit Paule sans chaleur. Ça l'agaçait que Dubreuilh appelât ce studio son bordel : à cause de toutes ces glaces et de ces tentures rouges, disaitil. Il inspectait la pièce : « Il faut les suspendre à la poutre du milieu ; ça sera plus joli que ce gui.

– J'aime le gui, dit Paule, d'une voix ferme.

– C'est bête le gui, c'est rond, c'est historique ; et puis c'est un parasite.

– Accrochez les piments en haut de l'escalier, le long de la balustrade, suggéra Anne.

– Ici ça serait beaucoup mieux, dit Dubreuilh.

– Je tiens à mon gui et à mon houx, dit Paule.

– Bon, bon ; vous êtes chez vous », dit Dubreuilh ; il fit signe à Nadine : « Viens m'aider. »

Anne déballait des rillettes, du beurre, des fromages, des gâteaux. « Ça c'est pour le punch », dit-elle en posant sur la table deux bouteilles de rhum. Elle mit un paquet dans les mains de Paule : « Tiens, c'est ton cadeau ; et voilà pour vous, dit-elle en tendant à Henri une pipe de terre, une serre d'oiseau étreignant un petit œuf ; exactement la pipe que Louis fumait, quinze ans plus tôt.

– C'est formidable ; voilà quinze ans que j'ai envie d'une pipe pareille, comment avez-vous deviné ?

– Parce que vous me l'avez dit !

– Un kilo de thé ! tu me sauves la vie, s'exclama Paule, et comme il sent bon : du vrai thé ! »

Henri se mit à tailler des tartines ; Anne les enduisait de beurre et Paule de rillettes tout en observant anxieusement Dubreuilh qui enfonçait des clous à grands coups de marteau.

– Vous savez ce qui manque ici ? cria-t-il à Paule. Un grand lustre en cristal. Je vous en trouverai un.

– Mais je n'en veux pas !

Dubreuilh suspendit les grappes de piment et descendit l'escalier.

– Pas mal ! dit-il en examinant son travail d'un œil critique. Il s'approcha de la table et ouvrit un sachet d'épices ; ça faisait des années qu'à la moindre occasion il confectionnait ce punch dont il avait recueilli la recette à Haïti. Appuyée à la balustrade, Nadine mâchonnait un piment ; à dix-huit ans, en dépit de ses vagabondages dans des lits français et américains, elle semblait encore en plein âge ingrat.

– Ne mange pas le décor, lui cria Dubreuilh. Il vida une bouteille de rhum dans le saladier et se tourna vers Henri : « J'ai rencontré Samazelle avant-hier, et je suis bien content parce qu'il a l'air disposé à marcher avec nous Vous êtes libre demain soir ?

– Je ne peux pas quitter le journal avant onze heures, dit Henri.

– Passez à onze heures, dit Dubreuilh ; on doit discuter le coup et je voudrais beaucoup que vous soyez là. »

Henri sourit : « Je ne vois pas bien pourquoi.

– Je lui ai dit que vous travaillez avec moi, mais votre présence aura plus de poids.

– Je ne pense pas qu'un type comme Samazelle y attache beaucoup d'importance, dit Henri en continuant à sourire. Il doit bien savoir que je ne suis pas un homme politique.

– Mais il pense comme moi qu'il ne faut plus abandonner la politique aux politiciens, dit Dubreuilh. Venez, même si ce n'est que pour un petit moment ; il y a un groupe intéressant derrière lui, Samazelle, des types jeunes, il nous les faut.

– Écoutez, vous n'allez pas encore parler de politique ! dit Paule d'une voix fâchée. C'est fête ce soir

– Et alors ? dit Dubreuilh. Les jours de fête c'est défendu de parler de ce qui intéresse ?

– Mais pourquoi tenez-vous à embarquer Henri dans cette histoire ! dit Paule. Il se fatigue déjà assez et il vous a dit vingt fois que la politique l'ennuie.

– Je sais, vous me prenez pour un vicieux qui essaie de débaucher ses petits camarades, dit Dubreuilh en souriant. Mais la politique n'est pas un vice, ma beauté, ni un jeu de société. Si une nouvelle guerre éclatait dans trois ans, vous seriez la première à vous plaindre.

– Ça c'est du chantage ! dit Paule. Quand cette guerre aura fini de finir, personne n'aura envie d'en recommencer une autre.

 


1958 - Mémoires d’une jeune fille rangée

Ces Mémoires relèvent de l'autoportrait autant que de l'autobiographie. A la relation des menus faits de la vie quotidienne, l'auteur mêle une recherche des éléments fondateurs d'une personnalité qui s'affirme dès les premières années «Aussi loin que je remonte, j'étais fière d'être l'aînée "la première", "mon sérieux », c'était "tout moi", et je tenais énormément à moi.» Cette quête de soi-même est guidée par un souci d'exactitude qui pousse Simone de Beauvoir à évoquer sa vie avec précision et froideur. Comme une journaliste chargée d'une enquête, elle cite son journal intime à titre de document. Elle confronte ainsi l'impression immédiate et le recul de l'expérience dans des analyses marquées par le rejet des illusions ou de la complaisance. Elle dépeint sans indulgence ses travers (son «arrogante solitude », son absence de fantaisie ou de générosité) au point de paraître étrangère à elle-même. Ses souvenirs d'enfance la laissent insensible. Ses émois d'adolescente lui paraissent naïfs et conventionnels; elle se dit «soumise aux lois, aux poncifs, aux préjugés". Le ton est ainsi celui du réquisitoire, et non de l'apologie la sympathie du lecteur n'est jamais sollicitée dans ces pages, et au charme du passé, l'auteur préfère la rigueur et la cérébralité d'une contestation lucide de ses erreurs d'antan. 

"... Nous parlions d'un tas de choses, mais particulièrement d'un sujet qui m'intéressait entre tous : moi-même. Quand ils prétendaient m'expliquer, les autres gens m'annexaient à leur monde, ils m'irritaient; Sartre au contraire essayait de me situer dans mon propre système, il me comprenait à la lumière de mes valeurs, de mes projets. Il m'écouta sans enthousiasme quand je lui racontai mon histoire avec Jacques; pour une femme, élevée comme je 1'avais été, il était peut-être difficile d'éviter le mariage : mais il n'en pensait pas grand-chose de bon. En tout cas, je devais préserver ce qu'il y avait de plus estimable en moi : mon goût de la liberté, mon amour de la vie, ma curiosité, ma volonté d'écrire. Non seulement il m'encourageait dans cette entreprise mais il proposait de m'aider. Plus âgé que moi de deux ans - deux ans qu 'il avait mis à profit - ayant pris beaucoup plus tôt un meilleur départ, il en savait plus long sur tout : mais la véritable supériorité qu'il se reconnaissait, et qui me sautait aux yeux, c'était la passion tranquille et forcenée qui le jetait vers ses livres à venir. Autrefois, je méprisais les enfants qui mettaient moins d'ardeur que moi à jouer au croquet ou à étudier : voilà que je rencontrais quelqu'un aux yeux de qui mes frénésies paraissaient timides. Et en effet, si je me comparais à lui, quelle tiédeur dans mes fièvres! Je m'étais crue exceptionnelle parce que je ne concevais pas de vivre sans écrire : il ne vivait que pour écrire. Il ne comptait pas, certes, mener une existence d'homme de cabinet; il détestait les routines et les hiérarchies, les carrières, les foyers, les droits et les devoirs, tout le sérieux de la vie. Il se résignait mal à l'idée d 'avoir un métier, des collègues, des supérieurs, des règles à observer et à imposer; il ne deviendrait jamais un père de famille, ni même un homme marié. Avec le romantisme de l'époque et de ses vingt-trois ans, il rêvait à de grands voyages : à Constantinople, il fraterniserait avec les débardeurs; il se saoulerait, dans les bas-fonds, avec les souteneurs; il ferait le tour du globe et ni les parias des Indes, ni les popes du mont Atlas, ni les pêcheurs de Terre-Neuve n 'auraient de secrets pour lui. Il ne s'enracinerait nulle part, il ne s'encombrerait d 'aucune passion : non pour se garder vainement disponible, mais afin de témoigner de tout. Toutes ses expériences devaient profiter à son œuvre et il écartait catégoriquement celles qui auraient pu la diminuer. Là-dessus nous discutâmes ferme. J 'admirais, en théorie du moins, les grands dérèglements, les vies dangereuses, les hommes perdus, les excès d'alcool, de drogue, de passion. Sartre soutenait que, quand on a quelque chose à dire, tout gaspillage est criminel. L'œuvre d 'art, l'œuvre littéraire était à ses yeux une fin absolue; elle portait en soi sa raison d'être, celle de son créateur, et peut-être même - il ne le disait pas, mais je le soupçonnais d 'en être persuadé - celle de l'univers entier. Les contestations métaphysiques lui faisaient hausser les épaules. Il s'intéressait aux questions politiques et sociales, il avait de la sympathie pour la position de Nizan ; mais son affaire à lui, c'était d'écrire, le reste ne venait qu 'après. D'ailleurs il était alors beaucoup plus anarchiste que révolutionnaire; il trouvait détestable la société telle qu 'elle était, mais il ne détestait pas la détester; ce qu 'il appelait son "esthétique d 'opposition" s 'accommodait fort bien de l'existence d'imbéciles et de salauds et même l'exigeait : s'il n'y avait rien eu à abattre, à combattre, la littérature n'eût pas été grand-chose..."

 

Zaza est éprise du normalien Pradelle qui répond à son amour; mais les deux familles n'envisagent pas volontiers leur union, Pradelle se montre peu empressé, il manque de caractère, et surtout il ne peut deviner la violence de la passion qu'il a inspirée....

 

"Pradelle l'avait avertie que son frère venait de s'embarquer et que pendant une semaine le soin de consoler sa mère l'occuperait tout entier. Cette fois encore, elle affectait de trouver naturel qu'il n'hésitât pas à la sacrifier; mais j'étais certaine que de nouveaux doutes la rongeaient; et je déplorai que pendant huit jours aucune voix ne dût faire échec aux «lugubres avertissements» prodigués par madame Mabille.

Dix jours plus tard, je la rencontrai par hasard au bar Poccardi ; j'avais été lire à la Nationale, elle faisait des courses dans le quartier: je l'accompagnai. A mon grand étonnement, elle débordait de gaieté. Elle avait beaucoup réfléchi, au cours de cette semaine solitaire, et peu à peu, tout s'était mis en ordre dans sa tête et dans son cœur ; même son départ pour Berlin ne l'efrayait plus. Elle aurait des loisirs, elle essaierait d'écrire le roman auquel elle pensait depuis longtemps, elle lisait beaucoup: jamais elle n'avait eu une telle soif de lecture. Elle venait de redécouvrir Stendhal avec admiration. Sa famille le haïssait si catégoriquement qu'elle n'avait pas réussi jusqu'alors à surmonter tout à fait cette prévention ; mais en le relisant ces jours derniers, elle l'avait enfin compris, et aimé sans réticence. Elle sentait le besoin de réviser un grand nombre de ses jugements : elle avait l'impression qu'une sérieuse évolution venait brusquement de se déclencher en elle. Elle me parla avec une chaleur, une exubérance presque insolites ; il y avait quelque chose de forcené dans son optimisme. Cependant je me réjouis : elle avait retrouvé des forces neuves et il me semblait qu'elle était en train de beaucoup se rapprocher de moi. Ie lui dis au revoir, le cœur plein d'espoir. 

Quatre jours plus tard, je reçus un mot de madame Mabille: Zaza était très malade ; elle avait une grosse fièvre, et d'affreux maux de tête. Le médecin l'avait fait transporter dans une clinique de Saint-Cloud ; il lui fallait une solitude et un calme absolus ; elle ne devait recevoir aucune visite ; si la fièvre ne tombait pas, elle était perdue. Je vis Pradelle. Il me raconta ce qu'il savait. Le surlendemain de ma rencontre avec Zaza, madame Pradelle était seule dans son appartement quand on sonna ; elle ouvrit, et elle se trouva devant une jeune fille bien vêtue, mais qui ne portait pas de chapeau: à l'époque, c'était tout à fait incorrect. "Vous êtes la mère de Jean Pradelle? demanda-t-elle. Je peux vous parler?" Elle se présenta et madame Pradelle la fit entrer. Zaza regardait autour d'elle ; elle avait un visage crayeux avec des pommettes enflammées. "Jean n'est pas là? pourquoi? Il est déjà au ciel?" Madame Pradelle, effrayée, lui dit qu'il allait rentrer. "Est-ce que vous me détestez, Madame?" demanda Zaza. L'autre protesta. "Alors, pourquoi ne voulez-vous pas que nous nous mariions ?" Madame Pradelle essaya de son mieux de la calmer; elle était apaisée quand un peu plus tard Pradelle rentra, mais son front et ses mains brûlaient. "Je vais vous reconduire", dit-il. Ils prirent un taxi et tandis qu'ils roulaient vers la rue de Berri, elle demanda avec reproche: "Vous ne voulez pas m'embrasser? Pourquoi ne m'avez-vous jamais embrassée?" Il l'embrassa. 

Madame Mabille la mit au lit et appela le médecin; elle s'expliqua avec Pradelle: elle ne voulait pas le malheur de sa fille, elle ne s'opposait pas à ce mariage. Madame Pradelle ne s'y opposait pas non plus: elle ne voulait le malheur de personne. Tout allait s'arranger. Mais Zaza avait quarante de fièvre et délirait. Pendant quatre jours, dans la clinique de Saint-Cloud, elle réclama "mon violon, Pradelle, Simone et du champagne". La fièvre ne tomba pas. Sa mère eut le droit de passer la dernière nuit près d'elle. Zaza la reconnut et sut qu'elle mourait. "N'ayez pas de chagrin, maman chérie, dit-elle. Dans toutes les familles il y a du déchet: c'est moi le déchet."

Quand je la revis, dans la chapelle de la clinique, elle était couchée au milieu d'un parterre de cierges et de fleurs. Elle portait une longue chemise de nuit en toile rêche. Ses cheveux avaient poussé, ils tombaient en mèches raides autour d'un visage jaune, et si maigre, que j'y retrouvai à peine ses traits. Les mains aux longues griffes pâles, croisées sur le crucifix, semblaient friables comme celles d'une très vieille momie. Madame Mabille sanglotait. "Nous n'avons été que les instruments entre les mains de Dieu", lui dit M. Mabille. Les médecins parlèrent de méningite, d'encéphalite, on ne sut rien de précis. S'agissait-il d'une maladie contagieuse, d'un accident? ou Zaza avait-elle succombé à un excès de fatigue et d'angoisse? Souvent la nuit elle m'est apparue, toute jaune sous une capeline rose et elle me regardait avec reproche. Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait et j”ai pensé longtemps que j'avais payé ma liberté de sa mort... " (Mémoires d'une jeune fille rangée, IV, éditions Gallimard).