Psychanalyse humaniste - Erich Fromm (1900-1980), "Escape from Freedom" (1941), "Man for Himself: An Inquiry into the Psychology of Ethics" (1947), "The Sane Society" (1955), "The Art of Loving" (1956), "The Anatomy of Human Destructiveness" (1973), "To Have or to Be?" (1976), "On Disobedience and other essays" (1981) - ...

Last update :  12/12/2020


C'est durant la "révolution cognitive" des années 1950 qu'un mouvement de psychologie clinique se constitue à partir d'un refus, celui de ne voir le patient qu'au travers de ses troubles. L'approche se veut plus holistique, plus humaniste, et ce n'est pas tant la seule recherche systématique d'alléger le fardeau  de la dépression et de l'anxiété qui est alors prfivilégiée, que l'interrogation sur ce que peut être une "vie heureuse", a good life. Des psychologues tels que Erich Fromm (1900-1980), Abraham Maslow (1908-1970), Carl Rogers (1902-1987), Rollo May (1909-1994) reprennent à leur compte cette orientation, insistant autant sur l'importance de la santé psychique que sur le traitement des troubles mentaux. 

Erich Fromm (1900-1980) était un psychanalyste, sociologue et socialiste démocrate germano-américain, surtout connu pour ses œuvres classiques "Escape from Freedom" (1941) et "The Art of Loving" (1956) et pour son association précoce avec l’École de théorie critique de Francfort. Il est généralement considéré comme l’un des psychanalystes les plus influents et les plus populaires en Amérique, et ses œuvres ont vendu plusieurs millions d’exemplaires dans le monde entier dans de nombreuses langues. 

Pour Erich Fromm, qui publie "The Sane Society" (Société  aliénée et Société saine) en 1955, bien des troubles psychologiques s'enracinent dans une problématique sociétale, la société attend des individus qui la composent qu'ils se conforment à un modèle, elle en vient ainsi à étouffer l'unicité d'une "personne" qui se perçoit plus en tant que telle. A peu près à la même époque, un Erving Goffman étudiera la difficulté de se construire comme individu (dans les années 1960, il s'intéressera à la manière dont sont stigmatisées les individus anticonformistes). Les individus ont donc  perdu leur capacité à aimer et à penser et ce sentiment d'aliénation se généralise : il résulte de l'instauration de sociétés occidentales capitalistes dans lesquelles facteurs sociaux et économiques se conjuguent pour produire un "être social" unique, voué à exploiter l'autre, à cultiver l'individualisme et l'agressivité. Fromm entend restaurer l'humanité de l'humain ...

 

"Je place devant vous la vie et la mort d'une part, la bénédiction et la malédiction d'autre part. Choisissez donc la vie afin que vous puissiez vivre, vous et vos descendants" (Deutéronome, XXX) Nous sommes donc écartelés entre les pôles existentiels du fini et de la transcendance; la conséquence catastrophique en est que la raison humaine choisit consciemment l'un et tente de nier l'autre. Nous sommes à la fois participants et sujets de la Nature et de ses lois, mais nous transcendons aussi la Nature par l'intermédiaire de la culture, du langage et du symbolisme. Nous sommes séparés les uns des autres, et pourtant nous aspirons ardemment à l'harmonie. Nous dressons des plans pour parvenir à nous doter de pouvoirs, mais nous avons été jetés accidentellement dans ce monde et nous en serons inexorablement expulsés. Nous avons un potentiel immense mais pendant notre court séjour terrestre, nous ne pourrons en réaliser qu'une très petite partie. Notre raison est à la fois une bénédiction et une malédiction, car elle nous permet de résoudre les problèmes les plus superficiels jusqu'à ce que nous parvenions à l'impasse de ce qui la dépasse. Et ce monde moderne est ainsi fait qu'il accélère en nous ce fameux procédé de séparation depuis l'enfance, que nous pouvons ressentir comme une liberté. Fromm croit que toutes nos contradictions - que nous avons fabriquées nous-mêmes - peuvent être résolues parce que ces questions posées par l'existence, celles qui restent sans réponses, font naître, pourtant, notre vitalité, l'art d'aimer, de créer et de produire. Confrontés au vide grandissant de la modernité, nous luttons continuellement pour nous réunifier aux autres, ne serait-ce qu'un moment. Dans cette tentative, nous utilisons notre amour et notre raison pour retrouver l'innocence biologique des comportements animaux instinctuels. Nous pouvons nous élever pour mieux réaliser notre potentiel ou nous laisser aller dans la dégradation et la peur. Chacun de nous, semble penser Erich Fromm, peut ainsi croître, nous devons apprendre à nous unifier nous-mêmes en développant ce qui appartient uniquement à l'être humain, notre faculté à raisonner et à créer des liens. Chaque être humain doit se donner naissance à lui-même ...

Nous verrons Leo Srole (1908-1993) créer quant à lui une "échelle d'aliénation" (1956), - il ira jusqu'à publié en 1962 que seulement 18,5% des 1600 habitants de New-York qu'il a étudié étaient en bonne santé mentale -, tandis que Melvin Seeman (1918-2020), connu pour ses recherches sur l'isolement social, décrit en 1959 l'aliénation comme un sentiment de dépossession, d'isolement et d'absence à soi-même (On the Meaning of Alienation) ....



Erich Fromm (1900-1980) 

Erich Fromm  est né à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne, fils unique de Naphtali Fromm, marchand de vin, et de Rosa Fromm (née Krause). Ses parents étaient de pieux Juifs orthodoxes, et Fromm a passé une grande partie de sa jeunesse à étudier le Talmud. Bien qu’il ait renoncé à pratiquer sa religion à l’âge de vingt-six ans, la vision du monde de Fromm est restée profondément façonnée par le judaïsme orthodoxe et son rejet de l’assimilation avec le courant dominant. L’intérêt de Fromm pour l’éthique et les questions juridiques l’a conduit d’abord à étudier le droit à l’Université de Francfort et, à partir de 1919, la sociologie sous Alfred Weber (frère de Max Weber) à Heidelberg. Dans sa thèse de 1922, Fromm a examiné la fonction de la loi juive dans trois communautés de la diaspora. Introduit par son ami (et plus tard épouse) Frieda Reichmann, Fromm s’est intéressé aux idées de Sigmund Freud et a commencé à développer ses propres théories et méthodes pour comprendre les phénomènes sociaux d’une manière psychanalytique. Après avoir terminé sa formation psychanalytique en 1930, Fromm commence sa propre pratique clinique à Berlin. À cette époque, il travaillait également avec l’Institut de recherche sociale, affilié à l’Université de Francfort, où un cercle de théoriciens critiques autour de Max Horkheimer est devenu connu sous le nom d’école de Francfort.

Après la prise de pouvoir par les nazis en Allemagne (1933), Fromm gagne la Suisse puis s’installe aux États-Unis en 1934. Beaucoup de ses collègues de l’Institut de recherche sociale s’étaient exilés à New York pour rejoindre Fromm. Il enseigne ensuite dans plusieurs écoles américaines et devient citoyen américain en 1940. En 1941, "Escape from Freedom" est publié et Fromm commence à donner des conférences à la New School for Social Research. Il est cofondateur du William Alanson White Institute à New York et, en 1944, il épouse Henny Gurland, une compatriote. En 1950, Fromm déménage à Mexico, où le climat convenait mieux aux problèmes de santé de sa femme: il y devient professeur à l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM). Malgré le déménagement, Henny est décédé en 1952 et Fromm a épousé Annis Freeman en 1953. Il sera de même directeur de l'Institut mexicain de psychanalyse jusqu’en 1973. Il reviendra aux Etats-Unis et obtiendra une chaire de psychiatrie à l'université de New-York. Après sa retraite, Fromm fait de Muralto, en Suisse, sa résidence permanente jusqu’à sa mort ...


"Escape from Freedom" (1941)

"Somewhat paradoxically, “freedom” itself can sometimes be a way to escape from freedom." - C'est à New York, en 1941, que Fromm publia son premier ouvrage "La Peur de la liberté" (Escape from Freedom) qui constitua la première véritable tentative d'explication du fascisme (la psychologie du nazisme). Quelques mois plus tard, l`Amérique s'engageait dans la Seconde Guerre mondiale. Il ne fut pas le seul à analyser et à essayer d’expliquer le traumatisme que fut l'instauration de l’État nazi et la destruction qu’il provoqua. Hannah Arendt, par exemple, une autre survivante juive des années nazies, dans son livre "The Origins of Totalitarianism", a également essayé d’expliquer comment les États totalitaires naissent et comment ils peuvent parvenir à obtenir l’acceptation des masses. Victor Klemperer a analysé la langue de l’État nazi dans ses journaux qui ont ensuite été publiés sous le nom de "Lingua Tertii Imperii" ("The Language of the Third Reich") ...

 

Mais la grande singularité de la démarche de Fromm tient dans la question même : alors que l'existence humaine ne peut se concevoir sans liberté (human existence and freedom are from the beginning inseparable), pourquoi voudrions-nous "échapper", "fuir", cette liberté : alors que toute l'Histoire humaine peut être lue comme un combat permanent pour l'acquérir et la défendre et ce sur la planète entière? "La faiblesse biologique de l'homme est la condition de la culture humaine", répond Fromm (man’s biological weakness is the condition of human culture). Les êtres humains, à ce jour, n'ont jamais été aussi libres : et supposons que soient levées les dernières restrictions que la société nous impose, serions-nous plus heureux? Non, répond Fromm, qui dédie tout un chapitre d'introduction à  l'émergence de l’individu et l'ambiguïté de la liberté (The Emergence of the Individual and the Ambiguity of Freedom) ...

"L’histoire sociale de l’homme a commencé quand, d’un rapport fusionnel avec le monde naturel, il prit conscience de son existence en tant qu’entité distincte de son environnement naturel et social. Pourtant, cette conscience individuelle resta longtemps très diffuse : l’individu maintenait des liens très étroits avec le monde naturel et le monde social desquels il émergeait, partiellement conscient de lui-même comme entité distincte et ressentant dans le même temps son appartenance à son environnement. Ce processus d’émergence de l’individu par affranchissement de ses liens originels, processus que nous appellerons « individuation », semble avoir atteint son apogée dans l’histoire moderne, entre la Réforme et nos jours.

Le même processus se retrouve tout au long de la vie d’un individu. L’enfant est officiellement « né » lorsqu’il ne forme plus un tout indissociable avec sa mère et qu’il devient une entité biologique à part entière. Alors que cette  séparation biologique signe le début de son existence propre, l’enfant reste uni à sa mère de manière fonctionnelle pendant plusieurs années. Tant que le cordon ombilical qui le raccroche au monde extérieur n’est pas totalement coupé, l’individu manque de liberté ; cependant, des liens créent chez l’homme un sentiment de sécurité, d’appartenance et d’enracinement..."

...  On oublie qu'être libre, c'est se penser individuellement et acquérir responsabilité vis-à-vis de soi et des autres : anxiété et stress nous guettent à tout moment où tout devons exercer cette liberté, nous individualiser, faire des choix, . Ne sommes-nous pas tenté en fin de compte par un monde qui nous donnerait sécurité et tranquilité en nos existences? La liberté devient un "fardeau" auquel nous voudrions échapper, et cette tentation, permanente, n'est pas sans conséquence sur notre Histoire humaine. C'est ainsi que ce gain de liberté et de conscience de soi que décrit Fromm, du Moyen Âge aux temps modernes, à l’aide de techniques psychanalytiques, peut aboutir à des mouvements totalitaires comme le nazisme et à quête éperdue, dans notre monde, à fuir le sentiment d'insécurité de nos sociétés contemporaines ...

 

(I) - FREEDOM—A PSYCHOLOGICAL PROBLEM?

"Modern European and American history is centered around the effort to gain freedom from the political, economic, and spiritual shackles that have bound men. The battles for freedom were fought by the oppressed, those who wanted new liberties, against those who had privileges to defend. While a class was fighting for its own liberation from domination, it believed itself to be fighting for human freedom as such and thus was able to appeal to an ideal, to the longing for freedom rooted in all who are oppressed. In the long and virtually continuous battle for freedom, however, classes that were fighting against oppression at one stage sided with the enemies of freedom when victory was won and new privileges were to be defended...."

 

"La liberté : un problème psychologique ?

"L’histoire moderne de l’Europe et de l’Amérique est dominée par la lutte pour la conquête de la liberté arrachée aux liens politiques, économiques et spirituels qui ont enchaîné les hommes. Cette bataille a été livrée par les opprimés contre ceux qui avaient des privilèges à défendre. Cette classe, qui combattait pour se libérer de la servitude, croyait lutter pour l’humanité tout entière et pouvait ainsi battre le rappel au nom d’un idéal commun à tous ceux qui voulaient secouer le joug. Au cours de cette longue action, pratiquement permanente, des classes qui combattaient l’arbitraire ont parfois fraternisé avec les ennemis de la liberté quand la victoire était assurée et que de nouveaux privilèges devaient être défendus.

Malgré maints échecs, la liberté a remporté de nombreuses victoires. Beaucoup sont tombés avec la conviction qu’il valait mieux mourir au combat que vivre dans la servitude. Une telle mort était l’expression suprême de leur individualité. L'HISTOIRE SEMBLAIT PROUVER QU'IL ETAIT POSSIBLE POUR L'HOMME DE SE GOUVERNER LUI-MÊME, de prendre des décisions par lui-même, de penser et de sentir comme il lui semblait bon. L’épanouissement total des potentialités humaines semblait être le but vers lequel le développement social avançait rapidement (History seemed to be proving that it was possible for man to govern himself, to make decisions for himself, and to think and feel as he saw fit. The full expression of man’s potentialities seemed to be the goal toward which social development was rapidly approaching...). Les principes du libéralisme économique, la démocratie politique, l’autonomie religieuse et l’individualisme dans la vie personnelle ne rapprochaient-ils pas l’humanité de la réalisation de ce but ? Les entraves tombaient les unes après les autres. L’homme avait rejeté la suprématie de la nature, puis il l’avait maîtrisée ; il avait renversé la souveraineté de l’Église et  de l’État absolutiste. L’abolition de la domination extérieure (abolition of external domination) semblait n’être pas seulement une condition indispensable à la victoire, elle paraissait suffisante pour atteindre le but convoité : la liberté de l’individu ( freedom of the individual).

 

Bien des gens considéraient la Première Guerre mondiale comme « la lutte finale » et sa fin comme l’ultime triomphe de la liberté. Les démocraties existantes semblaient renforcées et d’autres, nouvelles, détrônaient de vieilles monarchies. Mais à peine quelques années après, de nouveaux systèmes naissaient, niant tout ce que les hommes croyaient avoir conquis au cours de siècles de lutte. Car l’essence de ces nouveaux systèmes totalitaires, qui mettaient effectivement la main sur l’ensemble de la vie sociale et personnelle de l’homme, était la soumission de tous, sauf celle de la faction dirigeante, à une autorité que nul ne contrôlait ( For the essence of these new systems, which effectively took command of man’s entire social and personal life, was the submission of all but a handful of men to an authority over which they had no control).

Au début, beaucoup se rassuraient en pensant que la victoire du système autoritaire n’était due qu’à la folie d’une minorité d’individus, folie qui finirait bien par précipiter leur chute. Pour d’autres, c’était le manque, sur une longue période, de culture démocratique des Italiens et des Allemands qui était en cause. Il suffisait donc simplement d’attendre qu’ils atteignent la maturité politique des démocraties occidentales. Mais l’illusion la plus dangereuse était de croire que des hommes comme Hitler avaient pu conquérir le pouvoir sur l’imposant appareil de l’État uniquement par la ruse et la tricherie ; qu’eux et leurs adeptes gouvernaient avant tout par la seule force ; que la population tout entière était l’objet sans défense de la terreur et de la trahison ( that the whole population was only the will-less object of betrayal and terror).

De nombreuses années ont passé depuis et la vanité de ces arguments s’est confirmée. Nous avons dû reconnaître le fait que des millions d’Allemands se sont empressés d’abandonner leur liberté acquise dans le sang par leurs pères ; que des millions d’autres demeuraient indifférents et ne croyaient pas qu’il valût la peine de se battre et de mourir pour la défendre (that other millions were indifferent and did not believe the defense  of freedom to be worth fighting and dying for). De même, nous avons dû admettre que la crise de la démocratie n’était pas un problème spécifique aux Italiens ou aux Allemands, mais que chaque État moderne devait l’affronter.

Peu importent les symboles choisis par les ennemis de la liberté ; qu’ils les brandissent au nom de l’antifascisme ou d’un fascisme déclaré, ils n’en mettent pas moins la liberté en danger. Cette vérité a été si puissamment formulée par John Dewey que c’est par ses mots qu’il convient de l’exprimer :  « The serious threat to our democracy,” he says, “is not the existence of foreign totalitarian states. It is the existence within our own personal attitudes and within our own institutions of conditions which have given a victory to external authority, discipline, uniformity and dependence upon The Leader in foreign countries. The battlefield is also accordingly here - within ourselves and our institutions» (La menace sérieuse pour notre démocratie, dit-il, n’est pas l’existence d’États totalitaires étrangers. C’est l’existence dans notre comportement personnel et dans nos propres institutions, de conditions qui ont permis, dans les pays étrangers, la victoire de l’autorité extérieure, de la discipline, de l’uniformité et de la dépendance envers le Chef. Par conséquent, le champ de bataille est aussi ici, en nous-mêmes et dans nos institutions). Si nous voulons nous défendre contre le totalitarisme, nous devons le comprendre. Les vœux pieux ne nous aideront guère et réciter des formules optimistes se révélera aussi inadéquat et inutile que le rituel indien de la danse de la pluie.

Outre l’étude des conditions économiques et sociales qui ont permis l’émergence du fascisme, il nous faut comprendre un problème humain. Le but de cet ouvrage est d’analyser, dans la structure de caractère de l’homme moderne, les facteurs dynamiques qui l’ont conduit à accepter d’abandonner la liberté dans les pays fascistes, et qui existent chez des millions de nos concitoyens ( It is the purpose of this book to analyze those dynamic factors in the character structure of modern man, which made him want to give up freedom in Fascist countries and which so widely prevail in millions of our own people).

 

"What is freedom as a human experience?" - QU'EST-CE QUE LA LIBERTE EN TANT QU'EXPERIENCE HUMAINE ? Est-ce une aspiration inhérente à la nature humaine ? Est-ce pour tous une expérience identique indépendamment de l’environnement culturel ? Ou est-ce quelque chose de différent selon le degré d’individualisme atteint dans une société donnée ? La liberté est-elle seulement l’absence de pression extérieure, ou est elle aussi la présence de quelque chose ‒ et dans ce cas, de quoi ? Quels sont les facteurs économiques et sociaux qui conduisent à la recherche de la liberté ? Peut-elle devenir un fardeau trop lourd à porter pour l’homme, une chose à laquelle il tente d’échapper ? Pourquoi est-elle pour un grand nombre un but recherché et pour d’autres une menace ?  

 

" Is there not also, perhaps, besides an innate desire for freedom, an instinctive wish for submission? If there is not, how can we account for the attraction which submission to a leader has for so many today? Is submission always to an overt authority, or is there also submission tointernalized authorities, such as duty or conscience, to inner compulsions or to anonymous authorities like public opinion? Is there a hidden satisfaction in submitting, and what is its essence?"

 

À côté d’une aspiration innée à la liberté, n’existe-t-il pas aussi un DESIR INSTINCTIF DE SOUMISSION ? Si ce n’est pas le cas, comment peut-on considérer l’attrait que la soumission à un leader exerce de nos jours sur tant de gens ? Se soumet-on toujours à une autorité manifeste, ou existe-t-il aussi une soumission à des autorités intériorisées comme le devoir ou la conscience, à des contraintes internes ou à des autorités anonymes comme l’opinion publique ? Y a-t-il une satisfaction cachée à se soumettre, et quelle est son essence ?

 

"What is it that creates in men an insatiable lust for power? Is it the strength of their vital energy—or is it a fundamental weakness and inability to experience life spontaneously and lovingly? What are the psychological conditions that make for the strength of these strivings? What are the social conditions upon which such psychological conditions in turn are based?"

 

QU'EST-CE QUI CREE CHEZ LES HOMMES UNE SOIF INSATIABLE DE POUVOIR ? Est-ce la force de leur énergie vitale, ou est-ce une faiblesse fondamentale et une incapacité de jouir de la vie de manière spontanée ? Quelles sont les conditions psychologiques qui font la force de ces convoitises ? Sur quelles conditions sociales ces conditions psychologiques sont-elles basées ?

 

" Analysis of the human aspect of freedom and of authoritarianism forces us to consider a general problem, namely, that of the role which psychological factors play as active forces in the social process; and this eventually leads to the problem of the interaction of psychological, economic, and ideological factors in the social process. Any attempt to understand the attraction which Fascism exercises upon great nations compels us to recognize the role of psychological factors..."

 

L’analyse de l’aspect humain de la liberté et de l’autoritarisme nous oblige à considérer un problème général : CELUI DU RÔLE QUE JOUENT LES FACTEURS PSYCHOLOGIQUES EN TANT QUE FORCES ACTIVES DANS LE PROCESSUS SOCIAL ; et cela nous mène au problème de l’interaction des facteurs psychologiques, économiques et idéologiques dans le processus social. Toute tentative pour comprendre l’attrait du fascisme sur de grandes nations nous entraîne à admettre le rôle des facteurs psychologiques. Car il s’agit ici d’un système politique qui, par essence, ne fait pas appel aux forces rationnelles de l’intérêt personnel, mais qui réveille et mobilise les forces diaboliques de l’homme qui les pensait inexistantes ou tout au moins éteintes depuis longtemps ( and mobilizes diabolical forces in man which we had believed to be nonexistent, or at least to have died out long ago). L’image familière de l’homme, au cours de ces derniers siècles, était celle d’un être rationnel aux actions déterminées par son intérêt personnel et possédant la capacité d’agir en conséquence. 

Même des auteurs comme Hobbes, qui reconnaissait la soif de puissance et l’hostilité comme des forces motrices de l’homme, ont expliqué l’existence de celles-ci comme un résultat logique de l’intérêt personnel : dans la mesure où les hommes sont égaux et qu’ils ont donc la même aspiration au bonheur, et comme il n’y a pas assez de richesses pour les satisfaire tous dans la même mesure, ils luttent nécessairement les uns contre les autres et recherchent le pouvoir pour s’assurer la jouissance future de ce qu’ils possèdent à présent. 

Cependant, l’image de Hobbes s’est démodée. Plus la classe moyenne réussissait à briser le pouvoir des précédents dirigeants politiques ou religieux, plus les hommes parvenaient à maîtriser la nature, plus des millions d’individus devenaient indépendants économiquement, et plus on se mit à croire en un monde rationnel et en l’homme en tant qu’être fondamentalement rationnel. Les forces sombres et diaboliques de la nature humaine appartenaient au Moyen-Âge et à des périodes historiques encore plus éloignées. Elles furent expliquées par LE MANQUE DE CONNAISSANCE ou par les fourbes intrigues de rois et de prêtres sournois.

 

On regardait ces périodes comme un volcan qui a cessé depuis longtemps d’être une menace. On se sentait en sécurité et l’on avait confiance dans le fait que les accomplissements de la démocratie moderne avaient anéanti toutes les forces sinistres ; le monde paraissait radieux et sûr, telles les rues bien éclairées d’une ville moderne. Les guerres étaient supposées être les derniers vestiges du passé et l’on avait juste besoin d’une dernière guerre pour en finir avec les

guerres. Les crises économiques étaient censées être des accidents, même si ces accidents persistaient à survenir avec une certaine régularité.

Lorsque le fascisme arriva au pouvoir, la plupart des gens n’étaient préparés ni en théorie ni en pratique. Ils ne pouvaient pas croire que l’homme était capable de montrer de telles propensions au mal, une telle soif de pouvoir, un si grand mépris des droits des plus faibles ou encore une pareille volonté de soumission. Seule une minorité avait entendu le grondement qui précède l’éruption volcanique. Nietzsche avait troublé l’optimisme béat du XIXe siècle ; Marx également, bien que différemment. Un peu plus tard, c’était au tour de Freud de lancer un autre avertissement. En vérité, ce dernier et la plupart de ses disciples n’avaient qu’une vision naïve de ce qui se passe dans la société. La majorité de ses applications de la psychologie aux problèmes sociaux étaient des constructions abusives ; pourtant, en se consacrant au phénomène des  troubles émotionnels et mentaux de l’individu, il nous a amenés au sommet du volcan et nous a permis de prendre conscience du cratère en ébullition.

 

"Freud went further than anybody before him in directing attention to the observation and analysis of the irrational and unconscious forces which determine parts of human behavior. He and his followers in modern psychology not only uncovered the irrational and unconscious sector of man’s nature, the existence of which had been neglected by modern rationalism; he also showed that these irrational phenomena followed certain laws and therefore could be understood rationally. He taught us to understand the language of dreams and somatic symptoms as well as the irrationalities in human behavior. He discovered that these irrationalities as well as the whole character structure of an individual were reactions to the influences exercised by the outside world and particularly by those occurring in early childhood. But Freud was so imbued with the spirit of his culture that he could not go beyond certain limits which were set by it. These very limits became limitations for his understanding even of the sick individual; they handicapped his understanding of the normal individual and of the irrational phenomena operating in social life...."

 

Freud est allé plus loin que ses prédécesseurs en dirigeant l’attention vers l’observation et l’analyse des forces irrationnelles et inconscientes qui déterminent en partie le comportement humain. Freud et ses héritiers dans la psychologie moderne ont montré non seulement la part irrationnelle et inconsciente de la nature humaine, dont l’existence avait été négligée par le rationalisme moderne, mais ils ont aussi démontré que ce phénomène irrationnel observait certaines lois et pouvait donc être entendu de manière rationnelle. Il nous a appris à comprendre le langage des rêves et les symptômes somatiques, aussi bien que les irrationalités du comportement humain. Il a découvert que celles-ci, de même que l’ensemble de la structure du caractère de l’individu, apparaissaient en réaction aux influences exercées par le monde extérieur et, tout particulièrement, aux influences exercées au cours de la prime enfance.

Mais Freud était si imprégné par l’esprit de sa culture qu’il n’a pas pu dépasser certaines des limites qu’elle lui imposait. Ces limites ont borné sa compréhension même de l’individu malade ; elles ont handicapé sa compréhension de l’individu normal et des phénomènes irrationnels opérant dans la vie sociale.

 

Puisque ce livre souligne le rôle des facteurs psychologiques dans l’ensemble du processus social et dans la mesure où cette analyse est basée sur certaines des découvertes fondamentales de Freud ‒ en particulier celles concernant l’opération de forces inconscientes dans le caractère humain et leur dépendance sur des influences extérieures ‒ je pense qu’il est utile pour le lecteur de connaître, dès le départ, certains des principes généraux de notre approche ..."

 

Ce n’était pas la structure politique des États totalitaires qui intéressera Fromm, mais les conditions psychologiques qui peuvent amener les gens ordinaires à se comporter de manière agressive et meurtrière. On ne peut pas expliquer une société comme l’Allemagne nazie (ou la nôtre) en ne regardant que les individus. Comme Marx le croyait aussi, Fromm était convaincu que la société elle-même peut promouvoir les conditions qui transforment les êtres humains en individus équilibrés ou pervertis, et que, si un processus de "guérison" n’était pas proposé et mis en oeuvre, ces personnes  réagiraient avec agressivité et destructivité. D’une certaine manière, ce ne sont pas tant les individualités que psychanalyse Fromm que des sociétés globales. Il rejoint ainsi Marx et Freud. Revenant sur les techniques psychanalytiques, démarche au coeur de cette psychologie sociale en charge de nous révéler l'être humain dans son essence sociale, Fromm explicite en quoi son point de vue diffère de celui de Freud : son désaccord porte sur l’interprétation freudienne de l’histoire comme "résultat des forces psychologiques qui ne sont pas socialement conditionnées"...

 

"Freud partageait la croyance traditionnelle d’une dichotomie fondamentale entre l’homme et la société, il croyait aussi en la doctrine traditionnelle selon laquelle la nature humaine est mauvaise. L’homme est, pour lui, fondamentalement anti-social. La société doit le domestiquer, elle doit permettre une certaine satisfaction de pulsions biologiques ‒ et de ce fait inéradicables ; mais pour la plus grande part, la société doit purifier et contrôler adroitement les impulsions élémentaires de l’homme. La répression des impulsions naturelles par la société a pour conséquence de transformer les tendances refoulées en des compulsions culturellement valables et qui deviennent donc la base de la culture. Freud a choisi le mot sublimation pour cette étrange transformation du refoulement en comportement civilisé. Si la quantité de refoulements est plus grande que la capacité de sublimation, les individus deviennent névrotiques et il devient nécessaire de diminuer le refoulement. Toutefois, il existe une relation inverse entre la satisfaction des pulsions de l’homme et la culture : plus il y a de refoulement, plus il y a de culture (et plus grand est le danger de troubles névrotiques). La relation de l’individu à la société, dans la théorie de Freud, est essentiellement statique : l’individu demeure pratiquement le même et n’est changé que dans la mesure où la société exerce une plus grande pression sur ses pulsions naturelles (et donc met en œuvre plus de sublimation) ou permet plus de  satisfaction (et donc sacrifie la culture)...."

 

"... Contrairement au point de vue de Freud, notre analyse est basée sur l’hypothèse que le problème clé de la psychologie est celui du type spécifique du lien entre l’individu et le monde, et non celui de la satisfaction ou de la frustration de tel ou tel besoin instinctuel per se ; en outre, nous nous basons sur l’hypothèse que la relation entre l’homme et la société n’est pas figée. Ce n’est pas comme si nous avions, d’une part, un individu doté par la nature de certaines pulsions et, d’autre part, la société, entité éloignée de lui, qui soit satisfait, soit frustre ces tendances innées. Bien qu’il existe des besoins, comme la faim, la soif, le sexe, communs à tous les hommes, les pulsions qui font les différences dans les caractères humains, tels l’amour et la haine, la soif de pouvoir et le désir ardent de soumission, la jouissance du plaisir sensuel et la peur de ce dernier, sont toutes des produits du processus social. 

 

(The most beautiful as well as the most ugly inclinations of man are not part of a fixed and biologically given human nature, but result from the social process which creates man. In other words, society has not only a suppressing function - although it has that too - but it has also a creative function. Man’s nature, his passions, and anxieties are a cultural product; as a matter of fact, man himself is the most important creation and achievement of the continuous human effort, the record of which we call history) - Les plus belles et les plus laides inclinations de l’homme ne font pas partie d’une nature humaine fixée et biologiquement donnée, mais elles résultent du processus social qui crée l’homme. En d’autres termes, LA SOCIETE N'A PAS SEULEMENT UNE FONCTION DE REFOULEMENT, ELLE A EGALEMENT UNE FONCTION CREATIVE. La nature de l’homme, ses passions, ses angoisses, sont un produit culturel ; en fait, l’homme est lui-même la création et la réalisation la plus importante de l’effort humain continu, dont le compte-rendu est appelé histoire.

C’est la tâche même de la psychologie sociale que de comprendre ce processus de la création de l’homme dans l’histoire. Pourquoi certains changements formels du caractère de l’homme se produisent-ils à une époque plutôt qu’une autre ? Pourquoi l’esprit de la Renaissance diffère-t-il de celui du Moyen-Âge ? Pourquoi la structure du caractère de l’homme dans le capitalisme monopolistique est-elle différente de celle du XIXe siècle ? La psychologie sociale doit expliquer pourquoi viennent à exister des capacités et des passions nouvelles, bonnes ou mauvaises. C’est ainsi que nous remarquons, par exemple, que depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, les hommes ont été dévorés d’une brûlante ambition de gloire, alors que cette compulsion, qui de nos jours semble si naturelle, se manifestait si peu chez l’homme de la société médiévale4. À la même époque, les hommes développèrent un sens de la beauté de la nature qu’ils ne connaissaient pas auparavant. À nouveau, dans les pays du nord de l’Europe, l’homme développa, au XVIe siècle, un désir impérieux de travailler qui n’existait pas chez l’homme libre avant cette époque.

Mais l’homme n’est pas seulement fait par l’histoire, l’histoire est faite par l’homme (But man is not only made by history—history is made by man). La solution de cette apparente contradiction constitue le champ de la psychologie sociale. Sa mission est de montrer non seulement comment les passions, les désirs, les angoisses changent et se développent comme résultat  du processus social, mais aussi comment les énergies de l’homme, ainsi façonnées dans des formes spécifiques, deviennent à leur tour des forces productives, façonnant le processus social (become productive forces, molding the social process). Ainsi, par exemple, l’envie impérieuse de célébrité et de succès, ainsi que l’ardeur au travail sont des forces sans lesquelles le capitalisme moderne n’aurait pu se développer ; sans elles, et sans un grand nombre d’autres forces humaines, l’homme aurait manqué d’ardeur pour agir en fonction des nécessités sociales et économiques du système commercial et industriel moderne..."

 

On ne peut négliger, nous explique Fromm, le rôle du facteur humain comme étant l’un des éléments dynamiques du processus social. Une critique qui s'oppose tant aux théories sociologiques visant explicitement à éliminer les problèmes psychologiques de la sociologie (comme celles de Durkheim et de son école), que celles qui sont plus ou moins teintées de psychologie comportementale ..

"toutes ces théories ont en commun la supposition que la nature humaine n’a pas de dynamisme en elle-même, et que les changements psychologiques doivent être compris en termes de développement de nouvelles « habitudes », en tant qu’adaptation à de nouveaux modèles culturels. Ces théories, bien qu’elles abordent le facteur psychologique, le réduisent dans le même temps à une ombre du modèle culturel. Seule une psychologie dynamique, dont les fondations ont été jetées par Freud, peut aller plus loin que le seul faux-semblant intérêt pour le facteur humain. Bien qu’il n’existe pas de nature humaine fixe, nous ne pouvons pas la considérer comme étant indéfiniment malléable et capable de s’adapter à n’importe quel genre de conditions, sans développer un dynamisme psychologique propre. La nature humaine, bien qu’étant le produit de l’évolution historique, comporte certains mécanismes et certaines lois inhérents, qui doivent être mis à jour par la psychologie ..."

 

Fromm identifie donc trois comportements qui refètent ce désir de fuir une liberté jugée indésirable et menaçante (Mechanisms of Escape) :

 

1) L’autoritarisme (authoritarianism) : " The first mechanism o escape from freedom I am going to deal with is the tendency to give up the independence of one’s own individual self and to fuse one’s self with somebody or something outside of oneself in order to acquire the strength which the individual self is lacking. Or, to put it in different words, to seek for new, “secondary bonds” as a substitute for the primary bonds which have been lost..". C'est donc la tentative d’abandonner son individualité et de faire partie d’un système collectif, autoritaire qui prendra en charge nos comportements. Nous pouvons ainsi soit nous soumettre au pouvoir des autres, et devenir passifs, indifférents; soit devenir nous-même des membres actifs du système. Dans les deux cas, nous échapperons à notre propre identité et nous ferons partie d’un groupe plus vaste qui dictera ou validera nos choix.

Une remarque : "... Au cours des dernières décennies la « conscience » a perdu beaucoup de sa signification. Il semble que ni les autorités externes ni les autorités internes ne jouent un rôle prééminent dans la vie de l’individu. Chacun est complètement « libre » à la condition de ne pas interférer avec les prétentions légitimes des autres. Mais nos observations montrent qu’au lieu de disparaître, l’autorité s’est rendue invisible. À la place d’une autorité manifeste, une autorité « anonyme » règne. Elle revêt la forme du sens commun, de la science, de la santé psychique, de la normalité, de l’opinion publique. Elle n’exige rien si ce n’est l’évidence. Elle semble ne pas utiliser de pression, mais seulement la persuasion douce..."

 

2) La destructivité (destructiveness) : " The destruction of the world is the last, almost desperate attempt to save myself from being crushed by it" : c'est la peur panique de ce que le monde pourrait faire pour nuire à notre individualité, nous entraîne dans une logique de destruction : brutalité, vandalisme, humiliation, crime, etc. Mais, ajoute Fromm, supposer que la destructivité est une échappatoire à un sentiment insupportable d’impuissance (puisqu’elle tend à éradiquer tous les objets auxquels l’individu pourrait se comparer), est insuffisant : les conditions d’isolement et d’impuissance produisent en effet deux autres sources de destructivité, l’anxiété et les entraves à la vie. Aussi, ajoute-t-il, "il semblerait que la quantité de destructivité de chaque individu soit proportionnelle à la réduction de l’expansivité de la vie. Nous ne faisons pas référence ici aux frustrations individuelles de tel ou tel désir instinctif, mais à l’entravement de l’ensemble de la vie, au blocage de la croissance spontanée et de l’expression des capacités sensuelles, émotionnelles et intellectuelles de l’homme. La vie a son propre dynamisme intérieur ; elle tend à croître, à s’exprimer, à être vécue. Il semble que lorsque cette tendance est réprimée, l’énergie dirigée vers la vie subit un processus de décomposition et se transforme en une énergie dirigée vers la destruction. En d’autres termes : la pulsion de vie et la pulsion de destruction ne sont pas réciproquement des facteurs indépendants mais sont dans une interdépendance inversée. Plus la pulsion de vie est contrariée, plus forte est la pulsion de destruction ; plus la vie est accomplie, moins la destructivité est forte. La destructivité est la conséquence d’une vie non vécue (Destructiveness is the outcome of unlived life). Les conditions sociales et individuelles qui font que la suppression de la vie produit la passion pour la destruction forment le réservoir où se nourrissent les tendances hostiles particulières, que ce soit contre les autres ou contre soi-même..."

 

3) Le conformisme (automaton conformity) : une conformisme automatique que Fromm nomme « Automaton »  (robot), un mécanisme qu'adopte la majorité des êtres humains dans nos sociétés occidentales modernes, et d'autant plus que celles-ci n’offrent que rarement des hiérarchies autoritaires dans lesquelles nous pourrions nous dissimuler. Ici, c'est dans la culture de masse que nous nous abritons, vivre comme les autres, se vêtir, consommer, suivre les mêmes émissions de télévision et se plonger dans les mêmes gadgets électroniques. " ...  l’individu cesse d’être lui-même, il endosse entièrement le genre de personnalité que lui proposent les modèles culturels ; il devient donc exactement comme les autres et conforme aux attentes des autres. Cette divergence entre « Soi » et le monde disparaît et, avec elle, la peur consciente de la solitude et de l’impuissance. Ce mécanisme peut être comparé aux couleurs protectrices de certains animaux. Ils ressemblent tant à leur environnement qu’il est difficile de les distinguer. Ceux qui abandonnent leur individualité pour devenir des automates, identiques aux millions d’autres automates qui les entourent, ne se sentent plus seuls et anxieux. Mais le prix à payer est élevé : c’est la perte de soi ..."  Et si la majorité d’entre nous sommes supposés être libres de penser et d’agir comme bon nous semble, si chacun d'entre nous croit sincèrement qu’il est « lui » et que ses pensées, ses sentiments, ses souhaits sont « les siens », et bien qu’il y ait peut-être de véritables "individus" parmi nous, cette croyance est, dans la plupart des cas, une illusion dangereuse du fait qu’elle empêche l’annihilation des conditions responsables de cet état de fait. Ceci permet à Fromm d'enchaîner sur un certain nombre de questions fondamentales : Qu’est-ce que le Moi ? Quelle est la nature de ces actes qui donnent seulement l’illusion d’être propres à une personne ? Qu’est-ce que la spontanéité ? Qu’est-ce qu’un acte mental original ? Enfin, quel est le rapport de tout cela avec la liberté ?  Finally, what has all this to do with freedom? ..

 

Le livre est engagé, passionné et il est conçu avec insistance dans le sillage de l'Holocauste. Fromm a continué à écrire comme si la survie de l'homme dépendait de la vitesse à laquelle il comprenait ou nous comprenions le monde qui nous entoure et notre relation à lui. ll ne s'appuie, pour construire son édifice, ni sur Freud ni sur Marx; il ne s'en remet pas davantage à leurs interprètes, mais s'adresse directement à un large public au moyen de ses propres interprétations, assemblées à la hâte pour combattre les monstres de notre époque. Et si ses écrits sont parfois teintés de moralisme et non dépourvus de grands effets, il a su, tout au moins, être largement en avance sur son époque, parler du fascisme dès les années quarante, de l'existentialisme de l'après-guerre, de l'esprit de conformisme des années cinquante, de l'esprit technocrate mortel qui fut responsable de la guerre du Viêt-nam et du besoin de rapprochement avec la Chine. Il a été un psychologue du moi et un humaniste marxiste - qui ne s'est jamais repenti de son marxisme - plus de dix ans avant que cette prise de position ne soit admise chez un universitaire.

Par le parallèle audacieux qu'il trace entre le développement de l'individu (ontogénèse) et l'évolution de communautés entières (phylogénèse), il annonce le structuralisme moderne. Fromm a également balayé la norme de neutralité des valeurs dans les sciences sociales à une époque où d'autres ne pouvaient qu'ouvrir une brèche à coup d'apologétique. L'éthique humaniste, affirme Fromm, est une science appliquée, c'est l'art de vivre et d'aimer. Sous cet aspect, l'art de vivre et d'aimer dépend d'une science théorique concernant l'humanité, et cette science est la psychologie. Les êtres humains font ce qu'ils doivent, en devenant plus pleinement ce qu'ils peuvent être, par un processus qui implique un élargissement des différents potentiels de la part de tous les membres de la communauté...

 

 VII FREEDOM AND DEMOCRACY - 1. The Illusion of Individuality

"In the previous chapters I have tried to show that certain factors in themodern industrial system in general and in its monopolistic phase in particular make for the development of a personality which feels powerless and alone, anxious and insecure. I have discussed the specific conditions in Germany which make part of her population fertile soil for an ideology and political practice that appeal to what I have described as the authoritarian character.

But what about ourselves? Is our own democracy threatened only by Fascism beyond the Atlantic or by the “fifth column” in our own ranks? If that were the case, the situation would be serious but not critical. But although foreign and internal threats of Fascism must be taken seriously, there is no greater mistake and no graver danger than not to see that in our own society we are faced with the same phenomenon that is fertile soil for the rise of Fascism anywhere: the insignificance and powerlessness of the individual.

 

"Liberté et démocratie - L’illusion de l’individualité

"Dans les chapitres précédents, j’ai essayé de montrer que certains facteurs du système industriel moderne en général, et dans sa phase monopolistique en particulier, favorisent le développement d’une personnalité qui se sent impuissante et seule, anxieuse et insécurisée. J’ai présenté les conditions spécifiques qui, en Allemagne, font d’une partie de la population le terreau d’une idéologie et d’une pratique politique qui attirent ce que j’ai décrit comme le caractère autoritaire. Mais que dire à notre sujet ? Notre propre démocratie n’est-elle que menacée par le fascisme d’outre-Atlantique ou par la « cinquième colonne » dans nos propres rangs ? Si tel était le cas, la situation serait sérieuse, mais non critique. Cependant, bien que les menaces étrangères et intérieures du fascisme doivent être prises au sérieux, il n’est de plus grande erreur ou de plus grave danger que de ne pas voir que, dans notre propre société, nous sommes confrontés au même phénomène qui est partout le sol fertile pour l’essor du fascisme : l’insignifiance et l’impuissance de l’individu.

 

"This statement challenges the conventional belief that by freeing the individual from all external restraints modern democracy has achieved true individualism. We are proud that we are not subject to any external authority, that we are free to express our thoughts and feelings, and we take it for granted that this freedom almost automatically guarantees our  individuality. The right to express our thoughts, however, means something only if we are able to have thoughts of our own; freedom from external authority is a lasting gain only if the inner psychological conditions are such that we are able to establish our own individuality. Have we achieved that aim, or are we at least approaching it?"

 

Ce constat va à l’encontre de la croyance conventionnelle selon laquelle en libérant l’individu de toutes les contraintes externes, la démocratie moderne a accompli le véritable individualisme. Nous sommes fiers de ne pas être sujets d’une quelconque autorité externe, d’être libres d’exprimer nos pensées et nos sentiments, et nous considérons comme acquise la garantie automatique de notre individualité du fait de cette liberté. Le droit d’exprimer nos pensées, cependant, n’a de sens que si nous sommes capables d’avoir des pensées qui nous sont propres ; la liberté par rapport à l’autorité externe n’est un bénéfice permanent que si les conditions psychologiques internes sont telles qu’elles nous permettent d’établir notre propre individualité. Sommes-nous parvenus à ce but ? Ou sommes-nous, au moins, sur le point d’y parvenir ? 

 

Ce livre traite du facteur humain, sa tâche est donc de faire une analyse critique de cette question. Ce faisant, nous reprenons les fils tissés dans les chapitres précédents. En discutant des deux aspects que revêt la liberté pour l’homme moderne, nous avons souligné les conditions économiques qui favorisent l’isolement croissant et l’impuissance de l’individu à notre époque ( In discussing the two aspects of freedom for modern man, we have pointed out the economic conditions that make for increasing isolation and powerlessness of the individual in our era) ; en abordant ces conséquences psychologiques, nous avons démontré que cette impuissance favorise aussi bien le type de fuite qui se manifeste dans le caractère autoritaire qu’une compulsion normative qui transforme l’individu isolé en un automate qui perd son Moi tout en gardant la certitude de rester libre et de n’être le sujet de nul d’autre que de lui-même ( in discussing the psychological results we have shown that this powerlessness leads either to the kind of escape that we find in the authoritarian character, or else to a compulsive conforming in the process of which the isolated individual becomes an automaton, loses his self, and yet at the same time consciously conceives of himself as free and subject only to himself). Il est important de considérer la façon dont notre culture encourage cette tendance au conformisme, même si seuls quelques exemples exceptionnels sont mentionnés. La répression des sentiments spontanés, et ainsi la disparition du développement de l’individualité authentique, commence très tôt, en fait dès la première formation des enfants ..."


"The Sane Society" (1955)

En continuité avec avec deux de ses précédents livres, "The Escape from Freedom", - le problème du caractère autoritaire (sadisme, masochisme, etc.) -, et "Man for Himself" (1947) - orienté "interpersonnel",  "The Sane Society" va développer les concepts de base de ce que Fromm a appelé la "psychanalyse humaniste" (humanistic psychoanalysis), et montrer que la vie dans la démocratie du XXe siècle constitue à bien des égards une autre échappatoire à la liberté : une analyse de cette échappatoire particulière, centrée sur le concept d'aliénation, constitue une bonne partie de ce livre.

 

"Are We Sane? Nothing is more common than the idea that we, the people living in the Western world of the twentieth century, are eminently sane. Even the fact that a great number of individuals in our midst suffer from more or less severe forms of mental illness produces little doubt with respect to the general standard of our mental health. We are sure that by introducing better methods of mental hygiene we shall improve still further the state of our mental health, and as far as individual mental disturbances are concerned, we look at them as strictly individual incidents, perhaps with some amazement that so many of these incidents should occur in a culture which is supposedly so sane. Can we be so sure that we are not deceiving ourselves? Many an inmate of an insane asylum is convinced that everybody else is crazy, except himself. Many a severe neurotic believes that his compulsive rituals or his hysterical outbursts are normal reactions to somewhat abnormal circumstances. What about ourselves? Let us, in good psychiatric fashion, look at the facts...."

 

Sommes-nous sains d'esprit ? Rien n'est plus courant que l'idée que nous, les habitants du monde occidental du vingtième siècle, sommes éminemment sains d'esprit. Même le fait qu'un grand nombre d'individus parmi nous souffrent de formes plus ou moins graves de maladies mentales ne fait guère de doute quant à l'état général de notre santé mentale. Nous sommes certains qu'en introduisant de meilleures méthodes d'hygiène mentale, nous améliorerons encore l'état de notre santé mentale, et en ce qui concerne les troubles mentaux individuels, nous les considérons comme des incidents strictement individuels, peut-être avec un certain étonnement qu'un si grand nombre de ces incidents se produisent dans une culture qui est censée être si saine d'esprit. Pouvons-nous être sûrs de ne pas nous tromper nous-mêmes ? Nombreux sont les pensionnaires d'un asile d'aliénés qui sont convaincus que tous les autres sont fous, sauf eux-mêmes. Beaucoup de névrosés graves croient que leurs rituels compulsifs ou leurs crises d'hystérie sont des réactions normales à des circonstances quelque peu anormales. Qu'en est-il de nous-mêmes ? En bon psychiatre, examinons les faits...

 

Si maintenant nous raisonnons plus globalement, au niveau d'une société globale, pouvons-nous émettre un jugement de normalité, la fait qu'une société globale semble fonctionner dans son ensemble suffit à nombre de sociologues pour ne pas même se poser la question. Une maladie psychologique est le fait d'indvidus et non d'une société, une quasi validation consensuelle par ceux qui la composent suffirait à ne pas même s'interroger. Mais si un million de personnes partagent le même vice, c’est toujours un vice, quel que soit le nombre de personnes qui s’y engagent, c'est ici l'expérience de Fromm, de son Allemagne natale devenue nazie : des millions de personnes croyant en la mission d’exterminer les Juifs dans la nation suffiraient à valider celle-ci, alors que c'est folie et tragédie sans nulle justification? Parfois, c'est la société qui facilite bien des choses ; l'opinion dominante peut ainsi  permettre à un homme de maintenir un modèle de comportement qui n'est ni éthique ni juste, mais est-elle pour cela saine d'esprit. Individus et sociétés sont étroitement liés, et c'est bien sur cette société que les individus s'appuient et abandonnent tout un pan de leur existence. Fromm déteste nationalisme et patriotisme. Le sentiment d'identité d'un être humain est le moteur de toutes ses actions. Il a également besoin d'un cadre de référence au sein de la société qui lui permette de se projeter lui-même. Il doit développer sa raison afin de pouvoir comprendre pourquoi il veut ce qu'il veut et l'effet que cela aura sur la société qui l'entoure. C'est également ainsi que fonctionne l'amour ; il s'agit généralement de l'échange d'une émotion entre deux personnes qui peuvent ressentir le plus positivement possible ce qu'elles reçoivent en retour de l'autre. Enfin, Fromm exprime sa consternation devant cette nécessité imposée qui veut que chacun soit dans l'obligation de s’intégrer dans un modèle qui dicte la norme. C'est faciliter la prise de pouvoir par des manipulateurs qui vont diriger la société à leur bénéfice plutôt que de rechercher ce qui est le plus bénéfique pour tous et laisse à chacun la possibilité de trouver le bon équilibre mental qui lui convient.

 

"No change must be brought about by force, it must be a simultaneous one in the economic, political and cultural spheres. Changes restricted to one sphere are destructive of every change. Just as primitive man was helpless before natural forces, modern man is helpless before the social and economic forces created by himself. He worships the works of his own hands, bowing to the new idols, yet swearing by the name of the God who commanded him to destroy all idols. Man can protect himself from the consequences of his own madness only by creating a sane society which conforms with the needs of man, needs which are rooted in the very conditions of his existence. A society in which man relates to man lovingly, in which he is rooted in bonds of brotherliness and solidarity, rather than in the ties of blood and soil; a society which gives him the possibility of transcending nature by creating rather than by destroying, in which everyone gains a sense of self by experiencing himself as the subject of his powers rather than by conformity, in which a system of orientation and devotion exists without man’s needing to distort reality and to worship idols.

 

"Aucun changement ne doit être apporté par la force, il doit être simultané dans les sphères économique, politique et culturelle. Les changements limités à une sphère sont destructeurs de tout changement. Tout comme l'homme primitif était impuissant face aux forces naturelles, l'homme moderne est impuissant face aux forces sociales et économiques qu'il a lui-même créées. Il adore les œuvres de ses propres mains, se prosternant devant les nouvelles idoles, tout en jurant par le nom du Dieu qui lui a ordonné de détruire toutes les idoles. L'homme ne peut se protéger des conséquences de sa propre folie qu'en créant une société saine, conforme aux besoins de l'homme, besoins qui sont enracinés dans les conditions mêmes de son existence. Une société dans laquelle l'homme entretient des rapports affectueux avec l'homme, dans laquelle il est enraciné dans des liens de fraternité et de solidarité plutôt que dans les liens du sang et du sol ; une société qui lui donne la possibilité de transcender la nature en créant plutôt qu'en détruisant, dans laquelle chacun acquiert le sens de soi en se vivant comme sujet de ses pouvoirs plutôt que par conformisme, dans laquelle un système d'orientation et de dévotion existe sans que l'homme ait besoin de déformer la réalité et d'adorer des idoles.

 

Building such a society means taking the next step; it means the end of  humanoid” history, the phase in which man had not become fully human. It does not mean the “end of days,” the “completion,” the state of perfect harmony in which no conflicts or problems confront men. On the contrary, it is man’s fate that his existence is beset by contradictions, which he has to solve without ever solving them. When he has overcome the primitive state of human sacrifice, be it in the ritualistic form of the Aztecs or in the secular form of war, when he has been able to regulate his relationship with nature reasonably instead of blindly, when things have truly become his servants rather than his idols, he will be confronted with the truly human conflicts and problems; he will have to be adventuresome, courageous, imaginative, capable of suffering and of joy, but his powers will be in the service of life, and not in the service of death. The new phase of human history, if it comes to pass, will be a new beginning, not an end.

 

Construire une telle société, c'est franchir une nouvelle étape, c'est mettre fin à l'histoire "humanoïde", à la phase où l'homme n'est pas devenu pleinement humain. Cela ne signifie pas la "fin des temps", l'"achèvement", l'état d'harmonie parfaite dans lequel aucun conflit ou problème ne se pose aux hommes. Au contraire, c'est le destin de l'homme que son existence soit jalonnée de contradictions, qu'il doit résoudre sans jamais les résoudre. Lorsqu'il aura dépassé l'état primitif du sacrifice humain, que ce soit sous la forme rituelle des Aztèques ou sous la forme séculaire de la guerre, lorsqu'il aura été capable de régler raisonnablement et non plus aveuglément ses rapports avec la nature, lorsque les choses seront vraiment devenues ses serviteurs et non plus ses idoles, il sera confronté aux conflits et aux problèmes proprement humains ; il devra être aventureux, courageux, imaginatif, capable de souffrance et de joie, mais ses forces seront au service de la vie et non pas au service de la mort. La nouvelle phase de l'histoire humaine, si elle se réalise, sera un nouveau commencement et non une fin.

 

Man today is confronted with the most fundamental choice; not that between Capitalism or Communism, but that between robotism (of both the capitalist and the communist variety), or Humanistic Communitarian Socialism. Most facts seem to indicate that he is choosing robotism, and that means, in the long run, insanity and destruction. But all these facts are not strong enough to destroy faith in man’s reason, good will and sanity. As long as we can think of other alternatives, we are not lost; as long as we can consult together and plan together, we can hope. But, indeed, the shadows are lengthening; the voices of insanity are becoming louder. We are in reach of achieving a state of humanity which corresponds to the vision of our great teachers; yet we are in danger of the destruction of all civilization, or of robotization. A small tribe was told thousands of years ago: “I put before you life and death, blessing and curse—and you chose life.” This is our choice too ...

 

L'homme d'aujourd'hui est confronté au choix le plus fondamental, non pas entre le capitalisme et le communisme, mais entre le robotisme (tant capitaliste que communiste) et le socialisme humaniste et communautaire. La plupart des faits semblent indiquer qu'il choisit le robotisme, ce qui signifie, à long terme, la folie et la destruction. Mais tous ces faits ne sont pas assez forts pour détruire la foi en la raison, la bonne volonté et le bon sens de l'homme. Tant que nous pouvons imaginer d'autres alternatives, nous ne sommes pas perdus ; tant que nous pouvons nous concerter et planifier ensemble, nous pouvons espérer. Mais, en effet, les ombres s'allongent, les voix de la folie se font plus fortes. Nous sommes sur le point d'atteindre un état d'humanité qui correspond à la vision de nos grands maîtres, mais nous sommes en danger de destruction de toute civilisation ou de robotisation. Il y a des milliers d'années, on a dit à une petite tribu : "J'ai mis devant vous la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction, et vous avez choisi la vie". C'est aussi notre choix ...


"La nécessité de trouver des solutions toujours nouvelles aux contradictions de l'existence, de trouver des formes d'unité toujours plus élevées avec la nature, avec ses compagnons et avec lui-même, est la source de toutes les forces psychiques qui motivent l'homme, toutes ses passions, ses affects et ses angoisses" (Société aliénée et société saine) ...

Fromm est sans doute mieux connu pour ses critiques de la société occidentale. Il est en désaccord avec Freud au sujet des pratiques éducatives qui, selon lui, ne forment pas le caractère social. Ce sont plutôt les sociétés qui choisissent de fonctionner d'une certaine façon et qui influencent ainsi les parents en leur fournissant le moule dans lequel élever leurs enfants. Notre société moderne, au faîte de l'aliénation du travail, a élaboré d'abord l`attitude réceptrice caractérisée par une loyauté masochiste pour les directives extérieures. (Cela apparut clairement dans le calvinisme, le luthéranisme et chez les premiers puritains.) 

Plus tard fut créée l'attitude exploitante caractérisée par une autorité sadique exercée sur les autres ; ce type considère aussi que les valeurs appartiennent au monde extérieur mais doivent être atteintes dans un processus dans lequel il subordonné les autres. (Les aventuriers commerciaux du XXe siècle étaient typiquement des exploiteurs.) En troisième lieu, l'attitude thésaurísante qui est obsédée par la possession et la conservation des valeurs qui sont considérées comme étant à l'intérieur; Soames Forsyte, "l'homme de propriété", est un exemple de cette phase conservatrice de respectabilité bourgeoise, prêt à s'affirmer jusqu'à sa propre destruction pour maintenir sa propre respectabilité.

Le capitalisme moderne de consommation nous a apporté la personnalité du "vendeur" avec son éthique d'honnêteté indifférente. Ce qu'on appelle les relations amoureuses dans notre société a tendance à se détériorer en devenant de simples échanges entre personnalités "toutes faites", dont tout le monde tire un bénéfice, objets sexuels fabriqués pour plaire au goût populaire. L'Homo consumens avale des images, des sons, des boissons, de la fumée, de la nourriture, des opinions et des drogues et il fait de lui-même un article de consommation, essentiellement semblable aux autres, qui ne se différencie qu'en marge, comme la serviette de toilette qu'on a "personnalisée".


Si la frustration nous domine, c'est que chacun d'entre nous vit dans un état de lutte permanente entre la préservation de son existence propre et son besoin d'être lié aux autres : une partie de nous-même ne sait exister que dans un état d'union ou d'harmonie avec le reste de la nature et le reste de l'humanité. Une voie sans issue, puisque pour Fromm, nous devons découvrir notre propre moi indépendant, se forger nos propres points de vue et notre système de valeurs plutôt que d'adhérer à une norme fixée par le l'habitude ou le pouvoir. On ne peut se défausser de ses reponsabilités sans nous aliéner à nous-mêmes. Et l'une des principales possibilités qui s'offre à l'être humain sur ce chemin, sur la délivrance de cette solitude existentielle, est sa capacité à aimer ...


"The Art of Loving" (1956)

"Love is not primarily a relationship to a specific person; it is an attitude, an orientation of character which determines the relatedness of a person to the world as a whole..." - C'est de notre capacité à aimer qu'il est ici question, une capacité créative interpersonnelle, une capacité qui est décrite comme une manière particulière de se lier aux autres et au monde dans sa globalité, - ce n'est pas une émotion, il n'y a pas nécessairement d'objet -, et par voie de conséquence de se lier à soi-même....

"L’amour n’est pas avant tout une relation avec une personne en particulier; c’est une attitude, une orientation de caractère qui détermine la relation d’une personne avec le monde dans son ensemble, et non avec un « objet » d’amour. Si une personne n’aime qu’une autre personne et est indifférente au reste de ses semblables, son amour n’est pas l’amour mais un attachement symbiotique, ou un égoïsme élargi. Pourtant, la plupart des gens croient que l’amour est constitué par l’objet, pas par la faculté. En fait, ils croient même que c’est une preuve de l’intensité de leur amour quand ils n’aiment personne sauf la personne « aimée ». C’est la même erreur que nous avons déjà mentionnée ci-dessus. Parce qu’on ne voit pas que l’amour est une activité, un pouvoir de l’âme, ..."

C'est un art individuel qui ne peut être cultivé sans la capacité d’aimer son prochain, sans humilité, courage, foi et même discipline. C'est un art qui nous aide à résoudre tout simplement le problème que pose notre existence. "Man is gifted with reason; he is life being aware of itself he has awareness of himself, of his fellow man, of his past, and of the possibilities of his future. This awareness of himself as a separate entity, the awareness of his own short life span, of the fact that without his will he is born and against his will he dies, that he will die before those whom he loves, or they before him, the awareness of his aloneness and separateness, of his helplessness before the forces of nature and of society, all this makes his separate, disunitedexistence an unbearable prison". Conscience de sa solitude et impuissance devant les forces de la nature et de la société, tout cela fait de la séparation de tout être humain, de sa désunion, une prison insupportable : il deviendrait fou s’il ne pouvait se libérer de cette prison et tendre la main, s’unir sous une forme ou une autre avec les autres êtres humains, avec le monde extérieur. 

Théorie, puis pratique (The Practice of Love). Théorie : Fromm explore ainsi tour à tour, le désir universel d’amour qui est présent en tout être humain et la nécessité de développer cette capacité comme un art qui nécessite effort et pratique; il examinera ensuite les raisons pour lesquelles nous avons tant peur de l’amour (crainte de se livrer, de s'ouvrir),  discutera du rôle de la culture et de la société dans la formation de nos attitudes envers l’amour, (et comment ces attitudes peuvent souvent être négatives et limitatives); enfin il passe en revue les nombreuses fonctions de l’amour dans notre société occidentale : aucun observateur objectif de notre vie occidentale ne peut douter que l’amour, - entendu l’amour fraternel, amour maternel et amour érotique -,  est un phénomène relativement rare et que sa place est prise par un certain nombre de formes de pseudo-amour qui sont en réalité autant de formes de désintégration de l’amour. Dans notre désir débordant de nous unifier, nous croyons aimer, et nous risquons d'être entrainé dans une véritable dissolution de notre unicité (Love and Its Disintegration in Contemporary Western Society), c'est le piège que nous tend notre société occidentale ...

 

"... Modern capitalism needs men who co-operate smoothly, and in large numbers; who want to consume more and more; and  whose tastes are standardized and can be easily influenced and anticipated. It needs men who feel free and independent, not subject to any authority or principle or conscience—yet willing to be commanded, to do what is expected of them, to fit into the social machine without friction; who can be guided without  force, led without leaders, prompted without aim—except the one to make good, to be on the move, to function, to go ahead.

 

Le capitalisme moderne a besoin d'hommes qui coopèrent facilement et en grand nombre, qui veulent consommer de plus en plus et dont les goûts sont standardisés et peuvent être facilement influencés et anticipés. Il a besoin d'hommes qui se sentent libres et indépendants, qui ne sont soumis à aucune autorité, à aucun principe, à aucune conscience, mais qui sont prêts à recevoir des ordres, à faire ce que l'on attend d'eux, à s'intégrer sans heurts dans la machine sociale ; qui peuvent être guidés sans force, dirigés sans chefs, incités sans but - sauf celui de bien faire, d'être en mouvement, de fonctionner, d'aller de l'avant.

 

What is the outcome? Modern man is alienated from himself, from his fellow men, and from nature. He has been transformed into a commodity, experiences his life forces as an investment which must bring him the maximum profit obtainable under existing market conditions. Human relations are essentially those of alienated automatons, each basing his security on staying close to the herd, and not being different in thought, feeling or action. While everybody tries to be as close as possible to the rest, everybody remains utterly alone, pervaded by the deep sense of insecurity, anxiety and guilt which always results when human separateness cannot be overcome. Our civilization offers many palliatives which help people to be consciously unaware of this aloneness: first of all the strict routine of bureaucratized, mechanical work, which helps people to remain unaware of their most fundamental human desires, of the longing for transcendence and unity. Inasmuch as the routine alone does not succeed in this, man overcomes his unconscious despair by the routine of amusement, the passive consumption of sounds and sights offered by the amusement industry; furthermore by the satisfaction of buying ever new things, and soon exchanging them for others.

 

Quel est le résultat ? L'homme moderne est coupé de lui-même, de ses semblables et de la nature. Il a été transformé en marchandise et vit ses forces vives comme un investissement qui doit lui rapporter le maximum de profit possible dans les conditions actuelles du marché. Les relations humaines sont essentiellement celles d'automates aliénés, chacun fondant sa sécurité sur le fait de rester proche du troupeau et de ne pas être différent en pensée, en sentiment ou en action. Alors que chacun s'efforce d'être aussi proche que possible des autres, chacun reste complètement seul, envahi par le profond sentiment d'insécurité, d'anxiété et de culpabilité qui résulte toujours de l'impossibilité de surmonter la séparation humaine. Notre civilisation offre de nombreux palliatifs qui aident les gens à ignorer consciemment cette solitude : tout d'abord la routine stricte du travail bureaucratisé et mécanique, qui aide les gens à ignorer leurs désirs humains les plus fondamentaux, leur aspiration à la transcendance et à l'unité. Dans la mesure où la routine n'y parvient pas, l'homme surmonte son désespoir inconscient par la routine du divertissement, la consommation passive de sons et de vues offerts par l'industrie du divertissement ; en outre, par la satisfaction d'acheter des objets toujours nouveaux, et de les échanger bientôt contre d'autres.

 

"Modern capitalism needs men who co-operate smoothly, and in large numbers; who want to consume more and more; and  whose tastes are standardized and can be easily influenced and anticipated. It needs men who feel free and independent, not subject to any authority or principle or conscience—yet willing to be commanded, to do what is expected of them, to fit into the social machine without friction; who can be guided without  force, led without leaders, prompted without aim—except the one to make good, to be on the move, to function, to go ahead.

The world is one great object for our appetite, a big apple, a big bottle, a big breast; we are the sucklers, the eternally expectant ones, the hopeful ones—and the eternally disappointed ones. Our character is geared to exchange and to receive, to barter and toconsume; everything, spiritual as well as material objects, becomes an object of exchange and of consumption.

 

Le capitalisme moderne a besoin d'hommes qui coopèrent facilement et en grand nombre, qui veulent consommer de plus en plus et dont les goûts sont standardisés et peuvent être facilement influencés et anticipés. Il a besoin d'hommes qui se sentent libres et indépendants, qui ne sont soumis à aucune autorité, à aucun principe, à aucune conscience, mais qui sont prêts à recevoir des ordres, à faire ce que l'on attend d'eux, à s'intégrer sans heurts dans la machine sociale ; qui peuvent être guidés sans force, dirigés sans chefs, incités sans but - sauf celui de faire le bien, d'être en mouvement, de fonctionner, d'aller de l'avant.

Le monde est un grand objet pour notre appétit, une grande pomme, un grand biberon, un grand sein ; nous sommes ceux qui tètent, ceux qui attendent éternellement, ceux qui espèrent - et ceux qui sont éternellement déçus. Notre caractère est fait pour échanger et recevoir, pour troquer et consommer ; tout, les objets spirituels comme les objets matériels, devient objet d'échange et de consommation.

 

The situation as far as love is concerned corresponds, as it has to by necessity, to this social character of modern man. Automatons cannot love; they can exchange their “personality packages” and hope for a fair bargain. One of the most significant expressions of love, and especially of marriage with this alienated structure, is the idea of the “team.” In any number of articles on happy marriage, the ideal described is that of the smoothly functioning team. This description is not too different from the idea of a smoothly functioning employee; he should be “reasonably independent,” cooperative, tolerant, and at the same time ambitious and aggressive. Thus, the marriage counselor tells us, the husband should “understand” his wife and be helpful. He should comment favorably on her new dress, and on a tasty dish.

She, in turn, should understand when he comes home tired and disgruntled, she should listen attentively when he talks about his business troubles, should not be angry but understanding when he forgets her birthday. All this kind of relationship amounts to is the well‑oiled relationship between two persons who remain strangers all their lives, who never arrive at a “central relationship,” but who treat each other with courtesy and who attempt to make each other feel better.

 

La situation en matière d'amour correspond, par la force des choses, au caractère social de l'homme moderne. Les automates ne peuvent pas aimer ; ils peuvent échanger leurs "paquets de personnalité" et espérer une bonne affaire. L'une des expressions les plus significatives de l'amour, et en particulier du mariage avec cette structure aliénée, est l'idée de "l'équipe". Dans de nombreux articles sur le mariage heureux, l'idéal décrit est celui d'une équipe fonctionnant sans heurts. Cette description n'est pas très différente de l'idée d'un employé qui fonctionne bien ; il doit être "raisonnablement indépendant", coopératif, tolérant, et en même temps ambitieux et agressif. Ainsi, nous dit le conseiller conjugal, le mari doit "comprendre" sa femme et l'aider. Il doit faire des commentaires favorables sur sa nouvelle robe et sur un plat savoureux.

Elle, à son tour, doit comprendre lorsqu'il rentre à la maison fatigué et mécontent, elle doit écouter attentivement lorsqu'il parle de ses problèmes professionnels, elle ne doit pas être en colère mais compréhensive lorsqu'il oublie son anniversaire. Ce type de relation n'est rien d'autre que la relation bien huilée entre deux personnes qui restent étrangères toute leur vie, qui ne parviennent jamais à une "relation centrale", mais qui se traitent avec courtoisie et tentent de se sentir mieux l'une l'autre....


"To Have or to Be?" (1976)

"Right living is no longer only the fulfillment of an ethical or religious demand. For the first time in history the physical survival of the human race depends on a radical change of the human heart" - La principale raison pour laquelle l’auteur a écrit le livre est de contribuer à la création d’une société meilleure et d’un nouvel être humain,  en analysant les deux modes d’existence, "avoir" et "être" (The difference between being and having is not essentially that between East and West. The difference is rather between a society centered around persons and one centered around things). Au lieu d’observer passivement les fausses affirmations que nous font bien des politiques de ce monde (We admire these heroes because we deeply feel their way is the way we would want to be - if we could. But being afraid, we believe that we cannot be that way, that only the heroes can. The heroes become idols; we transfer to them our own capacity to move, and then stay where we are - “because we are not heroes"), Fromm nous conte une autre histoire, à savoir que notre ordre social actuel nous rend malades en promouvant l’égoïsme et le succès personnel plus fortement que la responsabilité sociale et la satisfaction intérieure. - (There is a Difference Between Having and Being) ..

Fromm part du constat que l’orientation d’aujourd’hui vers l’avoir est un phénomène de masse fondé sur les réalités économiques et sociales d’une société qui en a trop (I am more the more I have) et qui peut donc succomber à la tentation de se laisser déterminer ou définir par l’avoir. En conséquence de l’attitude dominante de l’égoïsme, les dirigeants de notre société croient que les gens ne peuvent être motivés que par l’attente d’avantages matériels, c’est-à-dire par des récompenses…

Seule une structure socioéconomique radicalement différente et une image radicalement différente de la nature humaine pourraient montrer que la corruption n’est pas le seul moyen (ou le meilleur moyen) d’influencer les gens ... (As a consequence of the dominant attitude of selfishness, the leaders of our society believe that people can be motivated only by the expectation of material advantages, i.e., by rewards… Only a radically different socioeconomic structure and a radically different picture of human nature could show that bribery is not the only way (or the best way) to influence people).

L’énorme perte des forces psychiques des individus se trouve dans les réalités structurelles de l’économie actuelle, de l’organisation actuelle du travail et de la vie sociale actuelle ...

Alfred Lord Tennyson (1850-1892) :

Flower in a crannied wall,

I pluck you out of the crannies,

I hold you here, root and all, in my hand,

Little flower — but if I could understand

What you are, root and all, and all in all,

I should know what God and man is.

Matsuo Bashō (1644-1694) :

When I look carefully

I see the nazuna blooming

By the hedge!

 


Pour illustrer la différence entre les deux modes d’existence, Fromm cite deux poèmes. Chacun parle d’une fleur. L’un est anglais, occidental et écrit selon le mode de l'avoir, l’autre est japonais, oriental et écrit selon le mode de l’être : la différence est entre une société centrée sur les personnes et une société centrée sur les choses, écrit-il; alors que Tennyson veut posséder la fleur, la cueillir et donc la tuer, le poète japonais se contente de regarder attentivement la fleur, un regard ne saurait lui nuire. Nous n'en saurons pas plus sur la fleur en la déracinant et en la possédant. "In the having mode, there is no alive relationship between me and what I have. It and I have become things, and I have it, because I have the force to make it mine. But there is also a reverse relationship: it has me, because my sense of identity, i.e., of sanity, rests upon my having it. The relationship is one of deadness, not aliveness..." - Avoir et Être sont deux états d'esprit, "Having and Being Influence Our Daily Lives Differently ..."


"On Disobedience and other essays" (1981) 

" Why Freedom Means Saying “No” to Power" - " For centuries kings, priests, feudal lords, industrial bosses and parents have insisted that obedience is a virtue and that disobedience is a vice. In order to introduce another point of view, let us set against this position the following statement: human history began with an act of disobedience, and it is not unlikely that it will be terminated by an act of obedience..."

 

La question de la désobéissance est d'une importance capitale aujourd'hui, nous explique Fromm. Si, selon la Bible, l'histoire humaine a commencé par un acte de désobéissance - Adam et Eve -, si, selon le mythe grec, la civilisation a commencé par l'acte de désobéissance de Prométhée, il n'est pas improbable que l'histoire humaine se termine par un acte d'obéissance, par l'obéissance à des autorités qui elles-mêmes obéissent aux fétiches archaïques de la "souveraineté de l'État", de "l'honneur national", de la "victoire militaire", et qui donneront l'ordre d'appuyer sur les boutons fatals à ceux qui leur obéissent et qui obéissent à leurs fétiches. ("The question of disobedience is of vital importance today. While, according to the Bible, human history began with an act of disobedience — Adam and Eve—while, according to Greek myth, civilization began with Prometheus’ act of disobedience, it is not unlikely that human history will be terminated by an act of obedience, by the obedience to authorities who themselves are obedient to archaic fetishes of “State sovereignty,” “national honor,” “military victory,” and who will give the orders to push the fatal buttons to those who are obedient to them and to their fetishes").

 

La désobéissance, au sens où nous l'entendons ici, est donc un acte d'affirmation de la raison et de la volonté. Elle n'est pas d'abord une attitude dirigée contre quelque chose, mais pour quelque chose : pour la capacité de l'homme à voir, à dire ce qu'il voit et à refuser de dire ce qu'il ne voit pas. Pour cela, il n'a pas besoin d'être agressif ou rebelle, il a besoin d'avoir les yeux ouverts, d'être pleinement éveillé et disposé à prendre la responsabilité d'ouvrir les yeux de ceux qui risquent de périr parce qu'ils sont à moitié endormis. ("Disobedience, then, in the sense in which we use it here, is an act of the affirmation of reason and will. It is not primarily an attitude directed against something, but for something: for man’s capacity to see, to say what he sees, and to refuse to say what he does not see. To do so he does not need to be aggressive or rebellious; he needs to have his eyes open, to be fully awake, and willing to take the responsibility to open the eyes of those who are in danger of perishing because they are half asleep").

 

Karl Marx a écrit que Prométhée, qui a dit qu'il "préférerait être enchaîné à son rocher plutôt que d'être le serviteur obéissant des dieux", est le saint patron de tous les philosophes. Il s'agit de renouveler la fonction prométhéenne de la vie elle-même. L'affirmation de Marx pose très clairement le problème du lien entre philosophie et désobéissance. La plupart des philosophes n'ont pas désobéi aux autorités de leur temps. Socrate a obéi en mourant, Spinoza a refusé le poste de professeur plutôt que de se trouver en conflit avec l'autorité, Kant était un citoyen loyal, Hegel a échangé ses sympathies révolutionnaires de jeunesse contre la glorification de l'État dans ses dernières années. Malgré cela, Prométhée était leur saint patron. Il est vrai qu'ils sont restés dans leurs salles de cours et leurs études et ne sont pas allés sur le marché, et il y a de nombreuses raisons à cela que je ne discuterai pas maintenant. Mais en tant que philosophes, ils désobéissaient à l'autorité des pensées et des concepts traditionnels, aux clichés que l'on croyait et que l'on enseignait. Ils apportaient la lumière dans les ténèbres, ils réveillaient ceux qui étaient à moitié endormis, ils "osaient savoir").

("Karl Marx once wrote that Prometheus, who said that he “would rather be chained to his rock than to be the obedient servant of the gods,” is the patron saint of all philosophers. This consists in renewing the  prometheanfunction of life itself. Marx’s statement points very clearly to the problem of the connection between philosophy and disobedience. Most philosophers were not disobedient to the authorities of their time. Socrates obeyed by dying, Spinoza declined the position of a professor rather than to find himself in conflict with authority, Kant was a loyal citizen, Hegel exchanged his youthful revolutionary sympathies for the glorification of the State in his later years. Yet, in spite of this, Prometheus was their patron saint. It is true, they remained in their lecture halls and their studies and did not go to the marketplace, and there were many reasons for this which I shall not discuss now. But as philosophers they were disobedient to the authority of traditional thoughts and concepts, to the clichés which were believed and taught. They were bringing light to darkness, they were waking up those who were half asleep, they “dared to know.”)

Le philosophe désobéit aux clichés et à l'opinion publique parce qu'il obéit à la raison et à l'homme. C'est précisément parce que la raison est universelle et qu'elle transcende toutes les frontières nationales, que le philosophe qui suit la raison est un citoyen du monde ; l'homme est son objet, et non pas telle ou telle personne, telle ou telle nation. Le monde est son pays, pas le lieu où il est né  ...

("The philosopher is disobedient to clichés and to public opinion because he is obedient to reason and to mankind. It is precisely because reason is universal and transcends all national borders, that the philosopher who follows reason is a citizen of the world; man is his object—not this or that person, this or that nation. The world is his country, not the place where he was born ...")