André Malraux (1901-1976), "Les Conquérants" (1928), "La Voie royale" (1930), "La Condition humaine" (1933), "Le Temps du mépris" (1935), "L'Espoir" (1938) - Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944), "Courrier Sud" (1929, "Vol de nuit" (1931), "Terre des Hommes" (1939), "Le Petit Prince (1941), "Pilote de guerre" (1942) - ...

Last update: 12/31/2023


Des hommes d'action réfléchissant sur l'action. «Les faiblesses, les abandons, les déchéance: de l'homme, nous les connaissons de reste, écrivait GIDE dans sa Préface à Vol de Nuit (1931), mais ce surpassement de soi qu'obtient la volonté tendue, c'est là surtout ce que nous avons besoin qu'on nous montre ..".  De fait, trois écrivains ont réintroduit dans le roman des années 1930 des thèmes et des sentiments qui, sauf dans les œuvres inspirées par la guerre de 1914-1918, semblaient oubliés depuis longtemps :  Henry de Montherlant (1896-1972), André Malraux (1901-1976) et Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944). Parmi eux, Malraux renoncera au roman  relativement rapidement, parce que pour lui, le roman ne peut être fondé que sur la participation vécue à l'histoire en train de se faire ...

 

1933, La Condition humaine - Dès le début des années 1920, ses recherches archéologiques avaient conduit André Malraux en Extrême-Orient et c'est avec "La Condition humaine" qu'il met un point final à la trilogie que lui a inspiré cette région du monde, commencée cinq ans plus tôt dans "Les Conquérants" et "La Voie Royale". Le roman prend la révolution chinoise pour toile de fond et, avec Shanghai en guise de décor, décrit le triomphe du Kuo-min-tang de Tchang Kaï-Chek et la cruelle répression des insurgés qu'ordonne ce dernier après être entré dans la ville. Malraux met en scène ces bouleversements politiques à travers une douzaine de personnages qui incarnent les forces en présence - les insurgés de Shanghai, les puissances coloniales d'Occident, l'influence du communisme russe, la police "gouvernementale". Pour tous, la révolution tient lieu d'expérience fondatrice et les révèle à eux-mêmes en les confrontant à leur destin. Malgré le réalisme du tableau et l'omniprésence des idéologies politiques, "La Condition humaine" dépasse le cadre du reportage romancé ou du roman à thèse: la psychologie ambiguë des personnages, le recours au monologue íntérieur, le broyage des individus par la roue de l'Histoire, le titre même du roman, tout concourt à exprimer les réflexions philosophiques de l'auteur : le véritable sujet du livre est tout entier le "mystère poignant de l'être", la tragédie antique se coule dans les formes contemporaines du roman ...

 

Dans "Vol de nuit" (1931), c'est un autre "mystère" que nous évoque Saint-Exupéry, celui de parvenir à nous faire penser "que quelque chose d'autre peut dépasser, en valeur, la vie humaine", que la "grandeur" peut être une raison de vivre : mais de quelle "grandeur" parle-t-on. L'auteur, humaniste solitaire et sensible,  nous mène à un paradoxe qu'il tente d'annihiler dans cette voute céleste qu'il affectionne tant, la liberté peut-elle mener à la soumission sans contradiction dès lors qu'elle est "devoir" , accepter la contrainte est-elle signe de liberté ... Dans "Terre des hommes" (1939), Saint-Exupéry se situe sur un autre versant de ce paradoxe, celui où la "vérité" se révèle dans l'action d`individus liés les uns aux autres" par un but commun et qui se situe en dehors de nous : "alors seulement nous respirons et l'expérience nous montre qu'aimer ce n`est point nous regarder l'un l`autre, mais regarder ensemble dans la même direction". Il nous transmet, avec une prose toute classique mais si poétique, ce goût de l'universel qui  nous inviterait à découvrir dans le sacrifice et dans l`humilité  le destin de notre humanité ..


André Malraux (1901-1976)

André Malraux, né à Paris en 1901, fit des études à l'École des Langues orientales. Toutes les étapes de la vie aventureuse qu'il mena à partir de 1923 se retrouvent dans la succession de ses romans. Une mission archéologique dans le Haut-Laos, sa participation active a des mouvements révolutionnaires sous le drapeau du Kuomintang lui inspireront "la Voie royale" (1930), "les Conquérants" (1928), "la Condition humaine" (I933); "l'Espoir" (1938) évoque la lutte des Républicains espagnols dans les rangs desquels il était allé combattre;

enfin, "les Noyers de l'Altenburg" (1943) offrent un écho de la dernière guerre mondiale, qu'il acheva à la tête de la brigade Alsace-Lorraine. Ministre de l'Information en 1945, il est ministre d'État chargé des Affaires culturelles depuis 1958. Le romancier et la condition humaine C'est peu de dire que, chez André Malraux, le romancier est inséparable de l'homme d'action. L'un et l'autre, plutôt, ne se dissocient pas du penseur qui cherche   irrésistiblement dans l'action une révélation de lui-même, une prise de conscience de son drame, - celui de la condition humaine et qui fait de ce drame le centre de ses romans. Toute son œuvre tend essentiellement à exprimer, à travers le comportement de ses personnages, quelle peut être l'attitude de l'homme devant l'absurdité de son destin, devant la perspective inéluctable de la mort. D'abord conçu comme une simple diversion et un moyen d'échapper à cette hantise, le recours à l'action apparaît bientôt, à mesure que Malraux d'un roman à l'autre mûrit le problème, comme l'occasion pour l'homme de se dégager d'une attitude passive, même s'il ne garde aucune illusion sur l'efficacité de son effort, et d'affirmer sa dignité. C'est aussi le moyen de prendre une conscience exaltante de cette "fraternité virile" qui unit des êtres engagés dans une entreprise commune. La méditation sur l'art, qui fait l'objet des "Voix du Silence" (1951), - "qui dégagent la relation de chaque forme aux formes intérieures" -,  et de ces deux autres ouvrages de "psychologie de l'art" que sont "le Musée imaginaire de la sculpture mondiale" (1952) et "la Métamorphose des Dieux" (1957), - "qui décrit la relation de l'art à la transcendance du sacré" -, approfondit le même problème que ses romans. Dans l'acte créateur de l'artiste, l'homme sort enfin vainqueur et comme purifié de l'oppression de la mort : "L'art est un anti-destin".

Hantée par ce problème de la destinée humaine, l'œuvre romanesque de Malraux s'élargit à des dimensions métaphysiques. Comme le drame de l'homme l'intéresse plus que le cas humain, il est naturel qu'il ne se soit pas attaché à camper des personnages dotés d'une riche, vigoureuse et complexe individualité. De même, sous cette perspective, le combat idéologique dans lequel les personnages sont engagés, semble plutôt pour l'homme une occasion épisodique de s'affirmer, qu'une fin en soi. Voilà pourquoi les romans de Malraux n'apparaissent jamais comme des œuvres partisanes et ne donnent pas lieu à d'amples développements en faveur d'un système politique ou d'une conception sociale. Cet homme d'action, qui a payé de sa personne et a été à la pointe du combat sous toutes les latitudes, est resté néanmoins "au-dessus de la mêlée". 

L'art de Malraux est inséparable de l'homme et de son rythme intérieur. Il compose moins des descriptions qu'il n'applique des touches, étonnantes de justesse, et des images, jetées comme des traits; les propos des personnages, comme leur dialogue intérieur, sont dépouillés, heurtés, haletants ...


L'un des principaux thèmes que Malraux développe dans l'ensemble de son oeuvre romanesque est celui de mettre en lumière les quelques affirmations que l'être humain puisse, selon lui, opposer à la mort et aux servitudes de sa condition. Une oeuvre, en dehors de productions épisodiques et de "La Tentation de l'Occident" (1926), constituée de quelques romans bien établis dans l'histoire de la littérature française, "Les Conquérants" (1928), "La Voie Royale" (1930), "La Condition Humaine" (1933), "Le Temps du Mépris" (1935), "L'Espoir" (1937). On tient "Les Noyers de l'Altenburg" (194, mutilés par la Gestapo, comme une oeuvre à part. Ces livres non seulement rapportent des événements qui sont devenus historiques, mais ne se bornent pas à une simple chronique romancée par un grand écrivain : l'oeuvre qu'il poursuit se présente comme "un moyen d'expression privilégié du tragique de l'homme". C'est un peu le rôle que l'on peut attribuer à la tragédie antique et à ses héros qui, incarnant une attitude significative, contribuent au salut de l'espèce humaine dans sa patrie terrestre. Malraux est ainsi sur la piste des différentes passions qui pourraient conduire ses héros à lutter et à mourir pour un idéal. Et si le "courage devient une patrie", il est plus facile de mourir "quand on ne meurt pas seul" : et c'est ainsi que "La Condition humaine" "Le Temps du Mépris" et "L'Espoir" évoqueront la naissance et la force de ce qu'est une "fraternité vécue". 


L'un des apports de Malraux fut d'incorporer à des récits qui restent captivants pour l'imagination et la sensibilité, des éléments par nature non-romanesques. Dans "La Voie Royale" (1930), nous verrons ses héros, face aux êtres et aux choses brutes, connaître la brusque illumination du "sentiment de l'existence" ; insistant sans cesse sur la présence de la mort, il y parle aussi de "l'irréductible accusation du monde qu'est un mourant qu'on aime"; il sait dire encore que cette accusation "ne tend pas à la lamentation mais à l'absurde"; dans "L'Espoir" 1937), il écrira de même que "la mort transforme la vie en destin". Ce sont des thèmes et des formules que l'Existentialisme diffusera. Mais, plus proche en cela de Camus que de Sartre, Malraux ne recourt pas à un vocabulaire spécialisé et sa pensée philosophique ne se devine pas en perpétuel filigrane. Ses récits, où la place du dialogue pressé va grandissant, sont construits sur un rythme constant...


Le Cycle d'Extrême-Orient : "Les Conquérants" 

Trois romans évoquent, loin d'Europe, le pouvoir révélateur des luttes idéologiques, prélude à la présentation plus large des différents types de révolutionnaires que "La Condition Humaine" achèvera plus tard. 

"Les Conquérants" situent leur action en 1925, entre Hong-Kong et Canton. Le personnage Hong est le pur terroriste, dangereux par son action individuelle. Borodine, autre personnage, est le strict exécutant des consignes du parti communiste, et le fera mettre a mort, alors que Garine, le héros principal, le soutiendra jusqu'au bout, par sympathie. GARINE, lui aussi individualiste et plus passionné que doctrinaire. Le livre vaut surtout par les notations d'atmosphère fiévreuse dans un climat hostile aux Européens et par la lutte que Garine, physiquement affaibli, est obligé de soutenir contre sa "machine" pour garder libre sa pensée.

"La Voie Royale" est celle qui conduit l'archéologue Claude Vannec vers les temples Khmers enfouis dans la jungle. ll y est accompagné par un certain Perken, aventurier qui possède les secrets politiques de ces confins. Tous deux partent à la recherche de Grabot, prisonnier des Moïs qui l'ont réduit à l'état d'épave humaine. La souffrance et la mort fournissent à l'auteur ses premières variations sur les thèmes qui lui propres. Vannec professe par avance la théorie des "Voix du Silence " : "On dirait qu'en art le temps n'existe pas. Ce qui m'intéresse, voyez-vous, c'est la décomposition, la transformation de ces œuvres, leur vie la plus profonde, qui est faite de la mort des hommes. Toute œuvre d'art, en somme, tend à devenir un mythe."


"Les Conquérants" (1928)

L'action se situe dans la Chine de 1925, à Canton, siège du Kuomintang. ll s'agit de ruiner l'impérialisme anglais en Chine, et d'abord d'atteindre l'orgueilleuse Hong-Kong. D'un côté, l'immense foule grouillante des prolétaires chinois; de l'autre, la ténacité britannique. Du début à la fin du livre, le drame se joue parmi les Chinois qu'encadrent des aventuriers européens et des révolutionnaires professionnels, émissaires de l'lnternationale communiste. Mais, de la première à la dernière page, on sent peser la présence inquiète de l'Angleterre. Le gouvernement du Kuomintang a décidé de libérer la Chine de l'emprise économique européenne. La grève générale a été déclarée, les marchandises anglaises sont boycottées, Hong-Kong devient de jour en jour une ville morte. Les intrigues anglaises se multiplient d'autant contre le Comité des Sept. Il n'y aurait qu'un moyen : un décret du gouvernement chinois qui interdirait à tout navire de mouiller à Hong-Kong. Mais ce serait aussi la guerre ouverte, et le Kuomintang hésite. Les partisans du décret sont les délégués de l'lnternationale communiste; ils cherchent à forcer la main du gouvernement en l'obligeant à prendre le décret. C'est ce principe d'une révolution scientifiquement organisée qui est posé tout au long du roman dans un climat d'héroïsme laconique, de tortures raffinées, de feu, d'intrigue et de sang. C'est le problème de la Révolution, celui de l'Organisation révolutionnaire, et en fin de compte, celui du révolutionnaire. 

Les personnages des "Conquérants" sont tous des symboles. Ils incarnent tous une idée et n'ont en réalité de vie individuelle que celle du "figure" qu'ils représentent, et ils le savent. Il y a les aventuriers comme Rebecci, l'italien, qui a formé les terroristes chinois. Il y a les terroristes, et parmi eux, Hong, qui hait les riches et les puissants, mais n'aime pas les misérables; en tuant, il tue une partie de lui-même, tue pour se purifier et réalise son destin. Il y a les modérés, comme l' "honnête" Tcheng-Daï et ses amis du Comité des Sept : spiritualistes, ils croient à la force morale, à la vertu de l'exemple ; la violence leur répugne. Il y a les bolcheviks comme Nicolaïeff, l'indicateur devenu chef de police, ou Gallen, l'officier; le bolchevik parfait, le fonctionnaire, Borodine. Il y a Garine, enfin, le Conquérant, de la lignée des condottieri que leurs passions conduisaient de champ de bataille en champ de bataille. Il n'existe que dans l'action. Malraux nous dit qu'il veut conquérir la puissance, mais, au-delà, c'est la liberté qu'il cherche. Il faut vivre dangereusement pour être libre. La vie de Hong ne pouvait vraiment être justifiée que par sa propre mort. De même pour Garine. Il va mourir, de maladie, au moment où la Révolution triomphe. Cette maladie, c'est l'usure. C'est la vie en réalité. Garine meurt d'avoir vécu sa vie. C'est la Révolution qui l'a tué, comme elle l'aurait tué s'il n'était mort à temps. Il n'est pas de destinée plus tragique. Et tous ces personnages se situent dans un cadre où le tragique est à chaque page : la mort, la douleur, l'érotisme, le sang, les tortures, la mort....


"La Condition humaine" (1933)

Son séjour en Extrême-Orient a fourni à Malraux le cadre de ses premiers romans (Les Conquérants, 1928 ; La Voie royale, 1930), les personnages qu'il met en scène, même lorsqu'ils participent comme le Garine des "Conquérants" à l'action révolutionnaire, cherchent plutôt dans une vie dangereuse un accomplissement individuel qui leur permette de vaincre le destin et la mort. On peut en dire autant de "La Condition humaine", le chef-d'œuvre de Malraux qui obtint le Prix Goncourt, se fit ainsi connaître mais ne fut pas encore célèbre...

Ce roman est plus profondément incarné dans la réalité historique et politique avec le triple conflit qui oppose dans la Chine de 1927 les provinces du nord d'obédience capitaliste, le Kuomintang, mouvement révolutionnaire à l'origine mais dont le chef Chan-Kaï-Chek va faire un instrument de répression contre la troisième force en présence, les communistes qui essaient de soulever Shanghaï, cadre du roman. Les foules, la masse dont le destin se joue, sont à peu près absentes de cette œuvre qui présente en revanche une incomparable galerie de portraits et de motivations individuelles qui poussent les protagonistes à la lutte révolutionnaire. Sous une forme ou sous une autre, Tchen le terroriste, Kyo, tête plus politique, ou au contraire Katow, qui a plus de passé que de doctrine, laissent entendre la même interrogation angoissée sur la condition humaine. La révolution, en créant les conditions d'une fraternité virile, dont Malraux dira qu'elle est "le contraire de l'humiliation", est un aspect de la quête, plus individuelle que collective et plus métaphysique que politique, de cet humanisme tragique qui est au centre de la pensée de Malraux ...

 

"PREMIÈRE PARTIE - 21 MARS 1927 - Minuit et demi.

Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair d’homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !

La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes…). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n’existait plus.  

Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n’existait que ce pied, cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendît, — car, s’il se défendait, il appellerait. Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la nausée, non le combattant qu’il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté. « Assassiner n’est pas seulement tuer… » Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n’eût pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu’il ne pourrait jamais s’en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l’entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c’était toujours à lui d’agir.

Ce pied vivait comme un animal endormi. Terminait-il un corps ? « Estce que je deviens  imbécile ? »Il fallait voir ce corps. Le voir, voir cette tête ; pour cela, entrer dans la lumière, laisser passer sur le lit son ombre trapue. Quelle était la résistance de la chair ? Convulsivement, Tchen enfonça le poignard dans son bras gauche. La douleur (il n’était plus capable de songer que c’était son bras), l’idée du supplice certain si le dormeur s’éveillait le délivrèrent une seconde : le supplice valait mieux que cette atmosphère de folie. Il s’approcha : c’était bien l’homme qu’il avait vu, deux heures plus tôt, en pleine lumière. Le pied, qui touchait presque le pantalon de Tchen, tourna soudain comme une clef, revint à sa position dans la nuit tranquille. Peut-être le dormeur sentait-il une présence, mais pas assez pour s’éveiller… Tchen frissonna : un insecte courait sur sa peau. Non ; c’était le sang de son bras qui coulait goutte à goutte. Et toujours cette sensation de mal de mer.

Un seul geste, et l’homme serait mort. Le tuer n’était rien : c’était le toucher qui était impossible. Et il fallait frapper avec précision. Le dormeur, couché sur le dos, au milieu du lit à l’européenne, n’était habillé que d’un caleçon court, mais, sous la peau grasse, les côtes n’étaient pas visibles.

Tchen devait prendre pour repères les pointes sombres des seins. Il savait combien il est difficile de frapper de haut en bas. Il tenait donc le poignard la lame en l’air, mais le sein gauche était le plus éloigné : à travers le filet de la moustiquaire, il eût dû frapper à longueur de bras, d’un mouvement courbe comme celui du swing. Il changea la position du poignard : la lame  horizontale. Toucher ce corps immobile était aussi difficile que frapper un cadavre, peut-être pour les mêmes raisons. Comme appelé par cette idée de cadavre, un râle s’éleva. Tchen ne pouvait plus même reculer, jambes et bras devenus complètement mous. Mais le râle s’ordonna : l’homme ne râlait pas, il ronflait. Il redevint vivant, vulnérable ; et, en même temps, Tchen se sentit bafoué. Le corps glissa d’un léger mouvement vers la droite. Allait-il s’éveiller maintenant ! D’un coup à traverser une planche, Tchen l’arrêta dans un bruit de mousseline déchirée, mêlé à un choc sourd.

Sensible, jusqu’au bout de la lame, il sentit le corps rebondir vers lui, relancé par le sommier métallique. Il raidit rageusement son bras pour le maintenir : les jambes revenaient ensemble vers la poitrine, comme attachées ; elles se détendirent d’un coup. Il eût fallu frapper de nouveau, mais comment retirer le poignard ? Le corps était toujours sur le côté, instable, et, malgré la convulsion qui venait de le secouer, Tchen avait l’impression de le tenir fixé au lit par son arme courte sur quoi pesait toute sa masse. Dans le grand trou de la moustiquaire, il le voyait fort bien : les paupières s’étaient ouvertes, — avait-il pu s’éveiller ? — les yeux étaient blancs. Le long du poignard le sang commençait à sourdre, noir dans cette fausse lumière. Dans son poids, le corps, prêt à retomber à droite ou à gauche, trouvait encore de la vie. Tchen ne pouvait lâcher le poignard. À travers l’arme, son bras raidi, son épaule douloureuse, un courant d’angoisse s’établissait entre le corps et lui jusqu’au fond de sa poitrine, jusqu’à son cœur convulsif, seule chose qui bougeât dans la pièce. Il était absolument immobile ; le sang qui continuait à couler de son bras gauche lui semblait celui de l’homme couché ; sans que rien de nouveau fût survenu, il eut soudain la certitude que cet homme était mort. Respirant à peine, il continuait à le maintenir sur le côté, dans la lumière immobile et trouble, dans la solitude de la chambre. Rien n’y indiquait le combat, pas même la déchirure de la mousseline qui semblait séparée en deux pans : il n’y avait que le silence et une ivresse écrasante où il sombrait, séparé du monde des vivants, accroché à son arme. Ses doigts étaient de plus en plus serrés, mais les muscles du bras se relâchaient et le bras tout entier commença à trembler par secousses, comme une corde. Ce n’était pas la peur, c’était une épouvante à la fois atroce et solennelle qu’il ne connaissait plus depuis son enfance : il était seul avec la mort, seul dans un lieu sans hommes, mollement écrasé à la fois par l’horreur et par le goût du sang.

Il parvint à ouvrir la main. Le corps s’inclina doucement sur le ventre : le manche du poignard ayant porté à faux, sur le drap une tache sombre commença à s’étendre, grandit comme un être vivant. Et à côté d’elle, grandissant comme elle, parut l’ombre de deux oreilles pointues.

La porte était proche, le balcon plus éloigné : mais c’était du balcon que venait l’ombre. Bien que Tchen ne crût pas aux génies, il était paralysé, incapable de se retourner. Il sursauta : un miaulement. À demi délivré, il osa regarder. C’était un chat de gouttière qui entrait par la fenêtre sur ses pattes silencieuses, les yeux fixés sur lui. Une rage forcenée secouait Tchen à mesure qu’avançait l’ombre ; rien de vivant ne devait se glisser dans la farouche région où il était jeté : ce qui l’avait vu tenir ce couteau l’empêchait de remonter chez les hommes. Il ouvrit le rasoir, fit un pas en avant : l’animal s’enfuit par le balcon. Tchen se trouva en face de Shanghaï. Secouée par son angoisse, la nuit bouillonnait comme une énorme fumée noire pleine d’étincelles ; au rythme de sa respiration de moins en moins haletante elle s’immobilisa et, dans la déchirure des nuages, des étoiles s’établirent dans leur mouvement éternel qui l’envahit avec l’air plus frais du dehors...."

"La Condition Humaine" est le roman qui domine l'œuvre d'André Malraux, celui qui rassemble avec le plus de force les thèmes antérieurs et s'enrichit de celui de la fraternité qui désormais va dominer. Nous sommes à Shanghaï, le 21 mars 1927. Les «généraux du Nord", inféodés aux puissances étrangères et capitalistes que personnifie l'homme de finances qu'est un certain Ferral, tiennent la ville. Sant attendre l'arrivée des troupes du Kuomintang, un rassemblement mêlé de forces nationalistes et républicaines commandées par Chang-Kaï-Shek, les syndicalistes, les terroristes et les militants de base, peu éclairés sur la ligne générale du Parti, ont déclenché l'action. Toute une galerie de portraits défile alors : Katow, lutteur chevronné qui a connu la révolution russe de 1917, Hemmelrich, qui est retenu par sa femme et ses enfants misérables, Tchen, le terroriste qui veut se sauver du désarroi par l'action immédiate, le métis Kyo Gisors, mari de la doctoresse May, qui re bat au nom d'un idéal déterminé. Le vieux Gisors, intellectuel communiste, maître à penser de Tchen et de son propre fils, domine avec angoisse la mêlée. Une série d'épísodes précipités vont évoquer l'action confuse des différents groupes qui prennent possession de la ville ...

"...  Une seconde explosion faillit de nouveau le renverser. Des fenêtres du premier étage, les policiers assiégés lançaient des grenades (comment pouvaient-ils ouvrir leurs fenêtres sans être atteints de la rue) ? La première, celle qui l’avait jeté à terre, avait éclaté devant la maison, et les éclats avaient pénétré par la porte ouverte et la fenêtre en miettes, comme si elle eût explosé dans le corps de garde même ; terrifiés par l’explosion, ceux de ses hommes qui n’avaient pas été tués avaient sauté dehors, mal protégés par la fumée. Sous le tir des policiers des fenêtres, deux étaient tombés au milieu de la rue, les genoux à la poitrine, comme des lapins boulés ; un autre, la face dans une tache rouge, semblait saigner du nez. Les irréguliers,

eux, avaient reconnu des leurs ; mais le geste de ceux d’entre eux qui appelaient Tchen avait fait comprendre aux officiers que quelqu’un allait sortir, et ils avaient lancé leur seconde grenade. Elle avait éclaté dans la rue, à la gauche de Tchen : le mur l’avait protégé.

Du couloir, il examina le corps de garde. La fumée redescendait du plafond, d’un mouvement courbe et lent. Il y avait des corps par terre : des gémissements emplissaient la pièce, au ras du sol, comme des jappements.

Dans un coin, un des prisonniers, une jambe arrachée, hurlait aux siens : « Ne tirez plus ! » Ses cris haletants semblaient trouer la fumée qui continuait au-dessus de la souffrance sa courbe indifférente, comme une fatalité visible. Cet homme qui hurlait, la jambe arrachée, ne pouvait rester ficelé, c’était impossible. Pourtant une nouvelle grenade n’allait-elle pas éclater d’un instant à l’autre ? « Ça ne me regarde pas, pensa Tchen, c’est un ennemi. » Mais avec un trou de chair au lieu de jambe, mais ficelé. Le sentiment qu’il éprouvait était beaucoup plus fort que la pitié : il était lui-même cet homme ligoté. « Si la grenade éclate dehors, je me jetterai à plat ventre ; si elle roule ici, il faudra que je la rejette aussitôt. Une chance sur vingt de m’en tirer. Qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce que je fous là ? »

Tué, peu importait. Son angoisse était d’être blessé au ventre ; elle lui était pourtant moins intolérable que la vue de cet être torturé et ficelé, que cette impuissance humaine dans la douleur. Il alla vers l’homme, son couteau à la main, pour couper ses cordes. Le prisonnier crut qu’il venait le tuer ; il voulut hurler davantage : sa voix faiblit, devint sifflement. Tchen le palpait de sa main gauche à quoi collaient les vêtements pleins de sang gluant, incapable pourtant de détacher son regard de la fenêtre brisée par où pouvait tomber la grenade. Il sentit enfin les cordes, glissa le couteau au-dessous, trancha. L’homme ne criait plus : il était mort ou évanoui. Tchen, le regard toujours fixé sur la fenêtre déchiquetée, revint au couloir. Le changement d’odeur le surprit ; comme s’il eût seulement commencé à entendre, il comprit que les gémissements des blessés s’étaient changés, eux aussi, en hurlements : dans la pièce, les débris imprégnés d’essence, allumés par les grenades, commençaient à brûler...."

Il y a l'exemple du sacrifice de Katow qui donne plus que sa vie en offrant à de jeunes camarades sa part de cyanure, mais aussi des pages qui montrent les prisonniers dans l'attente du supplice. Qui s'ímagíne un nombre d'hommes enchaînés et tous condamnés à la mort, et ceux qui resteront voient leur propre condition dans celle de leurs semblables. Ici, s'expose  cette divine et singulière "fraternité" entre les êtres humains, Katow allongé près du cadavre de Kyo...

 

"...  Allongé sur le dos, les bras ramenés sur la poitrine, Kyo ferma les yeux : c’était précisément la position des morts. Il s’imagina, allongé, immobile, les yeux fermés, le visage apaisé par la sérénité que dispense la mort pendant un jour à presque tous les cadavres, comme si devait être exprimée la dignité même des plus misérables. Il avait beaucoup vu mourir, et, aidé par son éducation japonaise, il avait toujours pensé qu’il est beau de mourir de sa mort, d’une mort qui ressemble à sa vie. Et mourir est passivité, mais se tuer est acte. Dès qu’on viendrait chercher le premier des leurs, il se tuerait en pleine conscience. Il se souvint, — le cœur arrêté — des disques de phonographe. Temps où l’espoir conservait un sens ! Il ne reverrait pas May, et la seule douleur à laquelle il fût vulnérable était sa douleur à elle, comme si sa propre mort eût été une faute. « Le remords de mourir », pensa-t-il avec une ironie crispée. Rien de semblable à l’égard de son père qui lui avait toujours donné l’impression, non de faiblesse, mais de force.

Depuis plus d’un an, May l’avait délivré de toute solitude, sinon de toute amertume. La lancinante fuite dans la tendresse des corps noués pour la première fois jaillissait, hélas ! dès qu’il pensait à elle, déjà séparé des vivants… « Il faut maintenant qu’elle m’oublie… » Le lui écrire, il ne l’eût que meurtrie et attachée à lui davantage. « Et c’est lui dire d’en aimer un autre. » Ô prison, lieu où s’arrête le temps, — qui continue ailleurs… Non !

C’était dans ce préau séparé de tous par les mitrailleuses, que la révolution, quel que fût son sort, quel que fût le lieu de sa résurrection, aurait reçu le coup de grâce ; partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l’absurdité, dans l’humiliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme les croyants prient ; et, dans la ville, on commençait à aimer ces mourants comme s’ils eussent été déjà des morts… Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait de la terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d’amour viril. Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée… Et une rumeur inentendue prolongeait jusqu’au fond de la nuit ce chuchotement de la

douleur : ainsi qu’Hemmelrich, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l’esprit ?

Il tenait maintenant le cyanure dans sa main. Il s’était souvent demandé s’il mourrait facilement. Il savait que, s’il décidait de se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il n’avait pas été sans inquiétude sur l’instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour.

Non, mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d’une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c’était échapper à ces deux soldats qui s’approchaient en hésitant. Il écrasa le poison entre ses dents comme il eût commandé, entendit encore Katow l’interroger avec angoisse et le toucher, et, au moment où il voulait se raccrocher à lui, suffoquant, il sentit toutes ses forces le dépasser, écartelées au delà de lui-même contre une toute puissante convulsion.

Les soldats venaient chercher dans la foule deux prisonniers qui ne pouvaient se lever. Sans doute, d’être brûlé vif donnait-il droit à des honneurs spéciaux, quoique limités : transportés sur un seul brancard, l’un sur l’autre ou presque, ils furent déversés à la gauche de Katow ; Kyo mort était couché à sa droite. Dans l’espace vide qui les séparait de ceux qui n’étaient condamnés qu’à mort, les soldats s’accroupirent auprès de leur fanal. Peu à peu têtes et regards retombèrent dans la nuit, ne revinrent plus

que rarement à cette lumière qui au fond de la salle marquait la place des condamnés.

Katow, depuis la mort de Kyo, — qui avait haleté une minute au moins — se sentait rejeté à une solitude d’autant plus forte et douloureuse qu’il était entouré des siens. Le Chinois qu’il avait fallu emporter pour le tuer, secoué par la crise de nerfs, l’obsédait. Et pourtant il trouvait dans cet abandon total la sensation du repos, comme si, depuis des années, il eût attendu cela ; repos rencontré, retrouvé, aux pires instants de sa vie. Où avait-il lu : « Ce n’étaient pas les découvertes, mais les souffrances des explorateurs que j’enviais, qui m’attiraient… » Comme pour répondre à sa pensée, pour la troisième fois le sifflet lointain parvint jusqu’à la salle. Ses deux voisins de gauche sursautèrent. Des Chinois très jeunes : l’un était Souen, qu’il ne connaissait que pour avoir combattu avec lui à la Permanence ; le second, inconnu. (Ce n’était pas Peï.) Pourquoi n’étaient-ils pas avec les autres ?

— Organisation de groupes de combat ? demanda-t-il.

— Attentat contre Chang-Kaï-Shek, répondit Souen.

— Avec Tchen ?

— Non. Il a voulu lancer sa bombe tout seul. Chang n’était pas dans la voiture. Moi, j’attendais l’auto beaucoup plus loin. J’ai été pris avec la bombe.

La voix qui lui répondait était si étranglée que Katow regarda attentivement les deux visages : les jeunes gens pleuraient, sans un sanglot.

« Y a pas grand-chose à faire avec la parole », pensa Katow. Souen voulut bouger l’épaule et grimaça de douleur — il était blessé aussi au bras.

— Brûlé, dit-il. Être brûlé vif. Les yeux aussi, les yeux, tu comprends…

Son camarade sanglotait maintenant.

— On peut l’être par accident, dit Katow.

Il semblait qu’ils parlassent, non l’un à l’autre, mais à quelque troisième personne invisible.

— Ce n’est pas la même chose.

 — Non : c’est moins bien.

— Les yeux aussi, répétait Souen d’une voix plus basse, les yeux aussi… Chacun des doigts, et le ventre, le ventre…

— Tais-toi ! dit l’autre d’une voix de sourd.

Il eût voulu crier mais ne pouvait plus. Il crispa ses mains tout près des blessures de Souen, dont les muscles se contractèrent.

« La dignité humaine », murmura Katow, qui pensait à l’entrevue de Kyo avec König. Aucun des condamnés ne parlait plus. Au delà du fanal, dans l’ombre maintenant complète, toujours la rumeur des blessures… Il se rapprocha encore de Souen et de son compagnon. L’un des gardes contait aux autres une histoire : têtes réunies, ils se trouvèrent entre le fanal et les condamnés : ceux-ci ne se voyaient même plus. Malgré la rumeur, malgré tous ces hommes qui avaient combattu comme lui, Katow était seul, seul entre le corps de son ami mort et ses deux compagnons épouvantés, seul entre ce mur et ce sifflet perdu dans la nuit. Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude et même, peut-être, que ce sifflet atroce : la peur luttait en lui contre la plus terrible tentation de sa vie. Il ouvrit à son tour la boucle de sa ceinture. Enfin :

— Hé là, dit-il à voix très basse. Souen, pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la toucherai : je vais vous donner mon cyanure. Il n’y en a ’bsolument que pour deux.

Il avait renoncé à tout, sauf à dire qu’il n’y en avait que pour deux.

Couché sur le côté, il brisa le cyanure en deux. Les gardes masquaient la lumière, qui les entourait d’une auréole trouble ; mais n’allaient-ils pas bouger ? Impossible de voir quoi que ce fût ; ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main chaude qui reposait sur lui, pas même à des corps, pas même à des voix. Elle se crispa comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il attendit, tout le corps tendu. Et soudain, il entendit l’une des deux voix :

— C’est perdu. Tombé.

Voix à peine altérée par l’angoisse, comme si une telle catastrophe n’eût pas été possible, comme si tout eût dû s’arranger. Pour Katow aussi, c’était impossible. Une colère sans limites montait en lui mais retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît !

— Quand ? demanda-t-il.

— Avant mon corps. Pas pu tenir quand Souen l’a passé : je suis aussi blessé à la main.

— Il a fait tomber les deux, dit Souen.

Sans doute cherchaient-ils entre eux. Ils cherchèrent ensuite entre Katow et Souen, sur qui l’autre était probablement presque couché, car Katow, sans rien voir, sentait près de lui la masse de deux corps. Il cherchait lui aussi, s’efforçant de vaincre sa nervosité, de poser sa main à plat, de dix centimètres en dix centimètres, partout où il pouvait atteindre. Leurs mains frôlaient la sienne. Et tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva.

— Même si nous ne trouvons rien… dit une des voix.

Katow, lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans vraie voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette obscurité contre le plus grand don qu’il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain. Bien que Souen continuât à chercher, les deux mains restaient unies.

L’étreinte devint soudain crispation :

— Voilà.

Ô résurrection !… Mais :

— Tu es sûr que ce ne sont pas des cailloux ? demanda l’autre.

Il y avait beaucoup de morceaux de plâtre par terre.

— Donne ! dit Katow.

Du bout des doigts, il reconnut les formes.

 

Il les rendit — les rendit — serra plus fort la main qui cherchait à nouveau la sienne, et attendit, tremblant des épaules, claquant des dents. « Pourvu que le cyanure ne soit pas décomposé, malgré le papier d’argent », pensa-t-il. La main qu’il tenait tordit soudain la sienne, et, comme s’il eût communiqué par elle avec le corps perdu dans l’obscurité, il sentit que celui-ci se tendait. Il enviait cette suffocation convulsive. Presque en même temps, l’autre : un cri étranglé auquel nul ne prit garde. Puis, rien..." (Gallimard)

 

Le vieux théoricien Gisors s'est trouvé, par la mort de son fils Kyo, devant une pauvre et simple vérité, mais plus forte que n'importe quelle pensée: "il faut neuf mois pour faire un homme, et un seul jour pour le tuer". Tout lui paraît vain désormais. Réfugié à Kobe, il refuse de suivre May en Russie pour préparer de nouvelles luttes. Cette page montre l'écriture poétique que peut atteindre Malraux. L'opium, puis la musique favorisent cet "accord serein" du vieil homme avec la vie du monde. Et le vent qui souffle dans les pins de Kobé vient caresser sa rêverie...

 

"..  Gisors avait fumé sa pipe d’un trait. Il rouvrit les yeux :

— On peut tromper la vie longtemps, mais elle finit toujours par faire de nous ce pour quoi nous sommes faits. Tout vieillard est un aveu, allez, et si tant de vieillesses sont vides, c’est que tant d’hommes l’étaient et le cachaient. Mois cela même est sans importance. Il faudrait que les hommes pussent savoir qu’il n’y a pas de réel, qu’il est des mondes de contemplation — avec ou sans opium — où tout est vain…

— Où l’on contemple quoi ?

— Peut-être pas autre chose que cette vanité… C’est beaucoup.

Kyo avait dit à May : « L’opium joue un grand rôle dans la vie de mon père, mais je me demande parfois s’il la déterminé ou s’il justifie certaines forces qui l’inquiètent lui-même… »

— Si Tchen, reprit Gisors, avait vécu hors de la Révolution, songez qu’il eût sans doute oublié ses meurtres. Oublié…

— Les autres ne les ont pas oubliés ; il y a eu deux attentats terroristes depuis sa mort. Je ne l’ai pas connu : il ne supportait pas les femmes ; mais je crois qu’il n’aurait pas vécu hors de la Révolution même un an. Il n’y a pas de dignité qui ne se fonde sur la douleur.

À peine l’avait-il écoutée.

— Oublié… reprit-il. Depuis que Kyo est mort, j’ai découvert la musique. La musique seule peut parler de la mort. J’écoute Kama, maintenant, dès qu’il joue. Et pourtant, sans effort de ma part (il parlait pour lui-même autant qu’à May), de quoi me souviens-je encore ? Mes désirs et mon angoisse, le poids même de ma destinée, ma vie, n’est-ce pas… (Mais pendant que vous vous délivrez de votre vie, pensait-elle, d’autres Katow brûlent dans les chaudières, d’autres Kyo…)

 Le regard de Gisors, comme s’il eût suivi son geste d’oubli, se perdit au dehors : au delà de la route, les mille bruits de travail du port semblaient repartir avec les vagues vers la mer radieuse. Ils répondaient à l’éblouissement du printemps japonais pour tout l’effort des hommes, par les navires, les élévateurs, les autos, la foule active. May pensait à la lettre de Peï : c’était dans le travail à poigne de guerre déchaîné sur toute la terre russe, dans la volonté d’une multitude pour qui ce travail s’était fait vie, qu’étaient réfugiés ses morts. Le ciel rayonnait dans les trous des pins comme le soleil ; le vent qui inclinait mollement les branches glissa sur leurs corps étendus. Il sembla à Gisors que ce vent passait à travers lui comme un fleuve, comme le Temps même, et, pour la première fois, l’idée que s’écoulait en lui le temps qui le rapprochait de la mort ne le sépara pas du monde mais l’y relia dans un accord serein. Il regardait l’enchevêtrement des grues au bord de la ville, les paquebots et les barques sur la mer, les taches humaines sur la route. « Tous souffrent, songea-t-il, et chacun souffre parce qu’il pense. Tout au fond, l’esprit ne pense l’homme que dans l’éternel, et la conscience de la vie ne peut être qu’angoisse. Il ne faut pas penser la vie avec l’esprit, mais avec l’opium. Que de souffrances éparses dans cette lumière disparaîtraient, si disparaissait la pensée… » 

Libéré de tout, même d’être homme, il caressait avec reconnaissance le tuyau de sa pipe, contemplant l’agitation de tous ces êtres inconnus qui marchaient vers la mort dans l’éblouissant soleil, chacun choyant au plus secret de soi-même son parasite meurtrier. « Tout homme est fou, pensa-t-il encore, mais qu’est une destinée humaine sinon une vie d’efforts pour unir ce fou et l’univers… » Il revit Ferral, éclairé par la lampe basse sur la nuit pleine de brume, écoutant : « Tout homme rêve d’être dieu… »

Cinquante sirènes à la fois envahirent l’air : ce jour était veille de fête, et le travail cessait. Avant tout changement du port, des hommes minuscules gagnèrent, comme des éclaireurs, la route droite qui menait à la ville, et bientôt la foule la couvrit, lointaine et noire, dans un vacarme de klaxons : patrons et ouvriers quittaient ensemble le travail. Elle venait comme à l’assaut, avec le grand mouvement inquiet de toute foule contemplée à distance. Gisors avait vu la fuite des animaux vers les sources, à la tombée de la nuit : un, quelques-uns, tous, précipités vers l’eau par une force tombée avec les ténèbres ; dans son souvenir, l’opium donnait à leur ruée cosmique une sauvage harmonie, alors que les hommes perdus dans le lointain vacarme de leurs socques lui semblaient tous fous, séparés de l’univers dont le cœur battant quelque part là-haut dans la lumière palpitante les prenait et les rejetait à la solitude, comme les grains d’une moisson inconnue. 

Légers, très élevés, les nuages passaient au-dessus des pins sombres et se résorbaient peu à peu dans le ciel ; et il lui sembla qu’un de leurs groupes, celui-là précisément, exprimait les hommes qu’il avait connus ou aimés, et qui étaient morts. L’humanité était épaisse et lourde, lourde de chair, de sang, de souffrance, éternellement collée à elle-même comme tout ce qui meurt ; mais même le sang, même la chair, même la douleur, même la mort se résorbaient là-haut dans la lumière comme la musique dans la nuit silencieuse : il pensa à celle de Kama, et la douleur humaine lui sembla monter et se perdre comme le chant même de la terre ; sur la paix frémissante et cachée en lui comme son cœur, la douleur possédée refermait lentement ses bras inhumains.

— Vous fumez beaucoup ? répéta-t-elle.

Elle l’avait demandé déjà, mais il ne l’avait pas entendue. Le regard de Gisors revint dans la chambre :

— Croyez-vous que je ne devine pas ce que vous pensez, et croyez-vous que je ne le sache pas mieux que vous ? Croyez-vous même qu’il ne me serait pas facile de vous demander de quel droit vous me jugez ?

Le regard s’arrêta sur elle :

— N’avez-vous aucun désir d’un enfant ?

Elle ne répondit pas : ce désir toujours passionné lui semblait maintenant une trahison. Mais elle contemplait avec épouvante ce visage serein. Il lui revenait en vérité du fond de la mort, étranger comme l’un des cadavres des fosses communes. Dans la répression abattue sur la Chine épuisée, dans l’angoisse ou l’espoir de la foule, l’action de Kyo demeurait incrustée comme les inscriptions des empires primitifs dans les gorges des fleuves. Mais même la vieille Chine que ces quelques hommes avaient jetée sans retour aux ténèbres avec un grondement d’avalanche n’était pas plus effacée du monde que le sens de la vie de Kyo du visage de son père. Il reprit :

— La seule chose que j’aimais m’a été arrachée, n’est-ce pas, et vous voulez que je reste le même. Croyez-vous que mon amour n’ait pas valu le vôtre, à vous dont la vie n’a même pas changé ? ..." (Gallimard)

 

"La Condition humaine" est contemporain de la prise du pouvoir par Hitler (1933). Il y a un trop sensible décalage entre les romans tourmentés que proposent alors Malraux, leurs évocations d'apocalypses, et cet après-guerre si serein cours de laquelle la France discerne si mal les menaces qui pèsent sur son bonheur. En 1935, "Le Temps du mépris" va évoquer les prisons hitlériennes, encore bien peu connues, tandis que "L'Espoir" (1938), présenté d'abord sous forme de film, est une sorte de reportage romancé, bouleversant et frénétique, sur la guerre civile d'Espagne, à laquelle Malraux a participé dans les rangs des républicains, et qui lui donne l'occasion de développer les mêmes thèmes que dans "La Condition humaine" et de témoigner la même sympathie pour la première phase de la révolution, "l'illusion lyrique" ...


"Le Temps du Mépris" (1935)

L'œuvre d'André Malraux semble suivre la marche des grands mouvements idéologiques à travers l'Europe. "Le Temps du Mépris" dénonce les atteintes à la dignité humaine dont l'hitlérisme et ses prisons restent à jamais coupables. Mais le courage farouche des victimes y rachète, pour l'honneur des hommes, l'humiliation imposée par les tortionnaires. Sacrifice égal à celui de Katow dans "La Condition Humaine", un prisonnier accepte d'être conduit à la mort à place d'un camarade. La leçon reste la même: "Il est difficile d'être un homme", d'être un être humain, "mais pas plus en approfondissant sa communion qu'en cultivant sa différence". 

 

Le livre est centré sur un seul personnage, l'écrivain communiste allemand Kassner, recherché par les nazis. Il est arrêté, mais on ne parvient pas à faire la preuve de son identité. Il est emprisonné pendant neuf jours, puis est libéré parce que "Kassner a avoué". En fait, un autre prisonnier a avoué être Kassner. Pourquoi ? Pour garder au parti sans doute un homme plus important. Aussitôt libéré, Kassner part clandestinement en avion pour Prague où il retrouve sa femme et son fils. En quittant l'Allemagne, l`avion qui emmène Kassner est pris dans un orage. L`orage dure tout au long du voyage. Soudain le pilote plonge, sort des nuages, "A l'horizon, les lumières de Prague", la liberté, la vie, la dignité. Dans ce récit, témoignage de l`engagement de Malraux contre le fascisme, l'auteur entend exprimer ne noeud de la tragédie de l'époque : l'être humain est seul, complètement seul devant son destin. Plus que le récit en lui-même, c'est la Préface que retient par exemple un Gaëtan Picon ...

 

"... De cette vie qui n'a jamais mis la littérature à la première place nous vient pourtant une œuvre magistrale. Et cette œuvre a brusquement grandi sous nos yeux parce que le monde s'est mis à lui ressembler. Le premier roman, "Les Conquérants", date de 1928 : et depuis 1937 Malraux n'a ajouté à son œuvre que "Les Noyers de l'Altenburg", premier tome d'un roman interrompu, "La Lutte avec l'Ange", et la série des essais sur l'art : "Les Voix du Silence", les trois tomes du" Musée imaginaire de la Sculpture mondiale", "La Métamorphose des Dieux". Roman admirable, méditation éclatante - mais il est commun de voir le chef-d'œuvre de Malraux dans "La Condition humaine" qui, datant de 1933, est presque une œuvre de jeunesse. Cependant, la montée de Malraux est reconnue par tous. C'est sans doute que, l'un des premiers, il a pressenti le caractère catastrophique de l'époque. Exotiques, ses premiers livres ont pu le paraître, non point parce qu'ils se déroulaient dans une Chine lointaine, mais parce qu'ils offraient le spectacle de la violence et du tragique à un monde assoupi dans sa prospérité et charmé par ses jeux. 

Or nous savons maintenant que Malraux avait raison de penser que le monde de 1930 était un monde d'avant et non d'après guerre, que les monuments du siècle, si jamais ils doivent s'appeler Europe, Paix, Société des Nations et Démocratie, s'appelleront tout d'abord Révolution, Guerre, Camp de Concentration, Tyrannie. Le monde tragique qu'il nous révélait, ce bagne où se trainent les torturés et où les condamnés à mort marchent éternellement vers le lieu de leur supplice, ce monde de sang et de prison où l'on fouette le fou, où le mourant meurt ligoté, nous savons maintenant qu'il n'est pas la fantaisie d'une imagination suspecte, mais la prophétie de ce qu'allait devenir notre monde quotidien.

Chaque livre de Malraux marque un jalon de notre itinéraire historique. Révolutions de Chine, guerre d'Espagne, guerre de 1940 - ce qui monte de cette œuvre, se bousculant dans notre mémoire comme les divers épisodes d'un montage cinématographique, ce sont les images crispées, violentes, fulgurantes de toutes les grandes secousses du siècle. Et I'histoire, ici, n'est pas un simple spectacle - ni non plus une simple fatalité. Chaque événement est pour nous I'occasion d'un choix - et le sentiment exaltant de l'efficacité humaine ne quitte pas les personnages, même aux pires instants : il est significatif que le livre de la défaite des républicains d'Espagne s'intitule "L'Espoir". 

Malraux est lié à I'histoire par un sentiment instinctif, quasi biologique, qui n'a pas d'équivalent dans notre littérature: son monde, il est celui de cet Occident évoqué par Spengler sur lequel tombent implacablement, de la capitale au moindre village, les heures que sonnent l'horloge, le clocher, le beffroi. De là le goût de Malraux pour les pensées historiquement situées (Nietzsche, Marx, Spengler) ; pour le roman qui exprime cette part temporelle de l'homme que la poésie récuse (Balzac, Tolstoi, Dostoïevski, Dickens) ; pour la peinture, parce qu'elle est l'art le plus immédiatement révélateur d'un temps. Mais ce n'est pas pour ses couleurs violentes et multiples que Malraux dresse cette grande fresque hlstorique. C'est parce que I'histoire lui apparait comme le lieu naturel de l'héroïsme et que, du reste, l'homme ne peut vivre hors de I'histoire, s'il est rejeté de l'éternité..."


"L'Espoir" (1938)

"L'Espoir" nous présente une grande variété de scènes, dans une Espagne déchirée, et sur un rythme trépidant et heurté, on y assiste à l'embrasement progressif de la guerre puis à la mise en ordre de la résistance chez les républicains. Et s'il y a "espoir" cela tient à deux raisons. D'abord, la discipline et la technique doivent et peuvent "organiser l'Apocalypse" : de nombreux dialogues, où les conceptions s'opposent, constituent de véritables "leçons" passionnées et vivantes, de tactique révolutionnaire. Ensuite, l'afflux des volontaires de tous pays est le signe d'une "juste cause" : l'évocation des "brigades internationales", composées d'hommes très divers, mais tous déterminés et solidaires dans le "sacrifice", aboutit encore une fois à un chant de fraternité confiante. Le rôle de Magnin, organisateur de l'aviation, rappelle celui de Malraux dans ce combat ...

 

L'une des pages les plus connues de Malraux correspond à l'une des séquences de son film "L'Espoir". Après avoir évoqué un décor d'éternité, elle atteint, dans sa seconde partie, à une grandeur épique : le défilé des civières, portées et escortées par la foule anonyme, revêt la majesté d'une scène antique. Mais ici la fresque funèbre n'est peuplée que de pauvres montagnards, immédiatement accourus au secours, dans la région sauvage de Linares.  Magnin, qui était parti avec une caravane muletière relever les blessés et le mort d'un avion abattu, retrouve à la descente l'image qui l'avait déjà frappée à la montée : celle d'un pommier et de ses fruits tombés, seule image de vie dans la pierraille "vivant de la vie indéfiníment renouvelée des plantes dans l'indifférence géologique"...

 

 "...  Les premiers mulets tournaient et disparaissaient de nouveau, reprenant la première direction. De la nouvelle plongée, le chemin descendait directement sur Linares : Magnin reconnut le pommier.

Sur quelle forêt ruisselait une telle averse, de l'autre côté du roc ? Magnin mit son mulet au trot, les dépassa tous, arriva au tournant. Pas d'averse : c'était le bruit des torrents dont le rocher l'avait séparé, ainsi que d'une perspective, et qu'on n'entendait pas de l'autre versant ; il montait de Linares, comme si les ambulances et la vie retrouvée eussent envoyé du fond de la vallée ce bruit allongé de grand vent sur des feuilles. Le soir ne venait pas encore, mais la lumière perdait sa force. Magnin, statue équestre de travers sur son mulet sans selle, regardait le pommier debout au centre de ses pommes mortes. La tête en blaireau sanglant de Langlois passa devant les branches. Dans le silence empli tout à coup de ce bruissement d'eau vivante, cet anneau pourrissant et plein de germes semblait être, au-delà de la vie et de la mort des hommes, le rythme de la vie et de la mort de la terre. Le regard de Magnin errait du tronc aux gorges sans âge. L'une après l'autre, les civières passaient. Comme au-dessus de la tête de Langlois, les branches s'étendaient au-dessus du roulis des brancards, au-dessus du sourire cadavérique de Taillefer, du visage enfantin de Mireaux, du pansement plat de Gardet, des lèvres fendues de Scali, de chaque corps ensanglanté porté dans un balancement fraternel. Le cercueil passa, avec sa mitrailleuse tordue comme une branche. Magnin repartit.

Sans qu'il comprît trop bien comment, la profondeur des gorges où ils s'enfonçaient maintenant comme dans la terre même s'accordait à l'éternité des arbres. Il pensa aux carrières où l'on laissait jadis mourir les prisonniers. Mais cette jambe en morceaux mal attachés par les muscles, ce bras pendant, ce visage arraché, cette mitrailleuse sur un cercueil, tous ces risques consentis, cherchés ; la marche solennelle et primitive de ces brancards, tout cela était aussi impérieux que ces rocs blafards qui tombaient du ciel lourd, que l'éternité des pommes éparses sur la terre. De nouveau, tout près du ciel, des rapaces crièrent. Combien de temps avait-il encore à vivre ? Vingt ans ?

– Pourquoi qu'il est venu, l'aviateur arabe ?

L'une des femmes revenait vers lui, avec deux autres. Là-haut, les oiseaux tournaient, leurs ailes immobiles comme celles des avions.

– C'est vrai que ça s'arrange, les nez, maintenant ?

A mesure que la gorge approchait de Linares, le chemin devenait plus large : les paysans marchaient autour des civières. Les femmes noires, fichu sur la tête et panier au bras, s'affairaient toujours dans le même sens autour des blessés, de droite à gauche. Les hommes, eux, suivaient les civières sans jamais les dépasser ; ils avançaient de front, très droits comme tous ceux qui viennent de porter un fardeau sur l'épaule. A chaque relais, les nouveaux porteurs abandonnaient leur marche rigide pour le geste prudent et affectueux par lequel ils prenaient les brancards, et repartaient avec le han ! du travail quotidien, comme s'ils eussent voulu cacher aussitôt ce que leur geste venait de  montrer de leur cœur. Obsédés par les pierres du sentier, ne pensant qu'à ne pas secouer les civières, ils avançaient au pas, d'un pas ordonné et ralenti à chaque rampe ; et ce rythme accordé à la douleur sur un si long chemin semblait emplir cette gorge immense où criaient là-haut les derniers oiseaux, comme l'eût emplie le battement solennel des tambours d'une marche funèbre.

Mais ce n'était pas la mort qui, en ce moment, s'accordait aux montagnes : c'était la volonté des hommes.

On commençait à entrevoir Linares au fond de la gorge, et les civières se rapprochaient les unes des autres ; le cercueil avait rejoint le brancard de Scali. La mitrailleuse avait été attachée là où sont d'ordinaire les couronnes ; tout le cortège était, à des funérailles, ce qu'était à des couronnes cette mitrailleuse tordue. Là-bas, près de la route de Saragosse, autour des avions fascistes, les arbres du bois noir brûlaient encore dans le jour faiblissant. Ils n'iraient pas à Guadalajara. Et toute cette marche de paysans noirs, de femmes aux cheveux cachés sous des fichus sans époque, semblait moins suivre des blessés que descendre dans un triomphe austère.

La pente, maintenant, était faible : les civières, abandonnant le chemin, se déployèrent à travers l'herbe, les montagnards en éventail. Les gosses accouraient de Linares ; à cent mètres des brancards, ils s'écartaient, laissaient passer, puis suivaient. La route aux pavés posés de chant, plus glissante que les chemins de montagne, montait le long des remparts jusqu'à la porte.

Derrière les créneaux, tout Linares était massé. Le jour était faible, mais ce n'était pas encore le soir. Bien qu'il n'eût pas plu, les pavés luisaient, et les porteurs avançaient avec soin. Dans les maisons dont les étages dépassaient les remparts, quelques faibles lumières étaient allumées.

Le premier était toujours le bombardier. Les paysannes, sur le rempart, étaient graves, mais sans surprise : seul le visage du blessé était hors de la couverture, et il était intact. De même pour Scali et Mireaux. Langlois, en Don Quichotte, bandeau saignant et orteils vers le ciel (un pied foulé, il avait retiré une chaussure) les étonna ; la guerre la plus romanesque, celle de l'aviation, pouvait-elle finir ainsi ? L'atmosphère devint plus lourde lorsque Pujol passa : il restait assez de jour pour que ces yeux attentifs vissent sur le cuir les larges plaques de sang. Quand Gardet arriva, sur cette foule déjà silencieuse tomba un silence tel qu'on entendit soudain le bruit lointain des torrents. Tous les autres blessés voyaient ; et, quand ils avaient vu la foule, ils s'étaient efforcés de sourire, même le bombardier. Gardet ne regardait pas. Il était vivant : des remparts, la foule distinguait, derrière lui, le cercueil épais.

Recouvert jusqu'au menton par la couverture, et, sous le serre-tête en casque, ce pansement si plat qu'il ne pouvait y avoir de nez dessous, ce blessé-là était l'image même que, depuis des siècles, les paysans se faisaient de la guerre. Et nul ne l'avait contraint à combattre. Un moment, ils hésitèrent, ne sachant que faire, résolus pourtant à faire quelque chose ; enfin, comme ceux de Valdelinares, ils levèrent le poing en silence. La bruine s'était mise à tomber. Les derniers brancards, les paysans des montagnes et les derniers mulets avançaient entre le grand paysage de roches où se formait la pluie du soir, et les centaines de paysans immobiles, le poing levé. Les femmes pleuraient sans un geste, et le cortège semblait fuir l'étrange silence des montagnes, avec son bruit de sabots, entre l'éternel cri des rapaces et ce bruit clandestin de sanglots..." (Gallimard)


De 1939 à 1945, Malraux tour à tour mobilisé, blessé, prisonnier, évadé, résistant, mène une vie tourmentée. En 1945, il publie "Les Noyers de l'AItenbourg", roman composite, sans autre unité que la personnalité de son auteur et les problèmes métaphysiques qui le tourmentent, mais dont certaines pages constituent peut-être les sommets de toute l'œuvre. En tout cas, Malraux n'y évoque aucune époque plus récente que la défaite de juin 1940; et c'est son dernier roman.

Citons encore Gaëtan Picon  ...

"Le plus grand mystère n'est pas que nous soyons jetés au hasard entre la profusion de la matière et celle des astres : c'est que, dans cette prison, nous tirions de nous-mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant, dit un personnage de L'Altenburg. 

Parti d'une angoisse qui ne cesse d'ailleurs d'affleurer et de se trahir dans la crispation de la voix, Malraux débouche ainsi sur une sorte d'exaltation tragique où l'homme adhère à la grandeur de son destin. Et la beauté du monde, longtemps ignorée par une œuvre qui ne voulait connaître que l'homme, fait elle-même irruption dans les dernières pages des "Noyers de l'Altenburg" : don merveilleux, miraculeuse apparition.

Les essais sur l'art auxquels Malraux s'est consacré depuis l'interruption de I'œuvre romanesque confirment I'évolution suggérée par ce dernier récit. L'extraordinaire foisonnement des idées et des métaphores s'organise autour de quelques grands thèmes qui sont en même temps des motifs musicaux. La permanence du geste artistique est l'un des plus insistants.

Puisque l'art le plus lointain et le plus étrange a un sens pour nous, puisque la statue égyptienne nous parle, même si elle ne parle pas le langage que le sculpteur a parlé, l'homme échappe au morcellement des cultures et à la fatalité du déterminismes : aucune part de l'homme n'est muette pour l'homme : nous sommes dans l'histoire, mais nous la dominons. Et le thème de la permanence humaine devient celui de l'héritage culturel, car aucun style, aucune culture ne peut naître hors du terreau des cultures et des styles antérieurs.

"Pas un style, pas un maître qui ne se dégage de la gangue d'un autre", et lorsque "toutes les œuvres antérieures sont récusées, le génie cesse pour des années : on ne marche pas sur le vide". C'est sur ce plan que s'accomplit la rupture avec l'esprit marxiste : la création est un héritage, non point la destruction du passé. Bien entendu, ce n'est pas à une attitude conservatrice que Malraux aboutit, mais à l'exaltation d'un geste créateur qui, témoignant d'une part essentielle de l'homme et prenant en charge tout le passé - puisque la main de Rembrandt éveille l'ombre du dessinateur des cavernes - métamorphose son héritage et lui ajoute des formes imprévues. Geste qui tient victorieusement contre le néant et la mort, geste qui apparait comme "une des formes secrètes et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme" - pour périssable qu'il soit. Car Il ne s'agit pas de conquérir l'éternité, mais d'exorciser l'image de la mort : et nul exorcisme n'est plus efficace.

La contribution de Malraux à la psychologie et à l'histoire de I'art est importante. Son analyse de la création artistique, fondée sur I'opposition de la vision et du style, est décisive. Car l'art est style, non vision. "Ce qui fait l'artiste, c'est d'avoir été dans I'adolescence plus profondément atteint par la découverte des œuvres d'art que par celle des choses qu'elles représentent". 

"Un peintre n'est pas d'abord un homme qui aime les figures et les paysages :c'est d'abord un homme qui aime les tableaux". Non moins décisive est I'analyse de l'art moderne. 'Un art récuse d'autant plus le réel qu'il appartient davantage à une civilisation où l'homme et son plaisir ne s'accordent pas".  L'art moderne rompt avec le réel, auquel s'accorde l'art de l'optimisme occidental, qu'il soit païen ou religieux, mais non point au nom du sacré, comme I'art égyptien ou médiéval : au nom de l'art lui-même, "monnaie de l'absolu". Cependant, plutôt que d'analyses théoriques, il s'agit ici des thèmes essentiels d'une éthique. La conscience de l'art comme création nourrit l'orgueil et le courage de l'artiste..."

Et Gaëtan Picon d'ajouter (1960) : "Ce lien profond de l'analyse technique avec les problèmes les plus urgents du monde contemporain fait d'un livre comme "Les Voix du Silence" l'essai sans doute le plus représentatif et le plus brillant de l'époque..."


"Les Noyers de l'Altenburg" (1943) devait constituer le premier tome d`une série intitulée "La Lutte avec l'ange" dont le second volume. s`il a été écrit, n'a jamais été publié. Le livre est à la fois un tournant et une rupture dans l'œuvre de Malraux. Ce n`est plus une chronique, ce n'est plus un récit suivant le déroulement d'une aventure. d`une insurrection ou d'une guerre. Ici, les événements qui y sont racontés se déroulent en plusieurs lieux (camp de Chartres, Turquie, Orient, Altenburg, Flandres) et à plusieurs moments (avant 1914, en 1917, en 1939-40); plusieurs personnages en sont tour à tour le protagoniste principal (Berger, son père Vincent, puis à nouveau Berger et son fils, le narrateur) ; enfin les débats intellectuels y occupent une place considérable et soulèvent des problématiques tells que l`histoire, la notion d`homme, l`art, etc. Chacun des épisodes s'y succèdent autour d`un personnage unique et tente de "saisir" cette "force humaine en lutte contre la terre" à l'état pur, seule capable de s'opposer à notre destin ...


C'est au cours de la Deuxième Guerre mondiale que se situe la rencontre de Malraux avec le Général de Gaulle. Il est probable que les deux hommes furent séduits l'un par l'autre. Ministre de l'lnformation en 1945, il accompagna le général dans sa retraite de 1946 pour redevenir son ministre des Affaires culturelles en 1958 et quitter définitivement la scène politique en 1969. Bien que le gaullisme ne fût pas exempt dans son principe (le 18 juin 1940) d'un certain esprit d'aventure, l'engagement de Malraux a parfois troublé ses admirateurs et constitue indiscutablement une rupture avec ses sympathies antérieures. Sur ce point, Malraux ne s'est jamais complètement expliqué. Il s'est absorbé dans de concises et profondes réflexions sur l'art, dont l'essentiel fut publié en 1951 sous le titre "Les Voix du silence". Face aux interrogations angoissées que Malraux s'est toujours posées sur le destin de l'homme, et après avoir éprouvé l'insuffisance des réponses que pouvaient y apporter l'aventure solitaire ou le coude à coude révolutionnaire, Malraux, qui est agnostique, demande à l'art  d'être, pour reprendre sa formule, "une Monnaie de l'absolu" (Malraux est l'homme des formules inoubliables) et de permettre à l'homme, en dominant son destin, de fonder sa dignité....


"Antimémoires" (1967)

En 1965, Malraux, déprimé, s'embarque à Marseille pour l'Extrême-Orient, un voyage de détente qui s'achèvera en mission officielle auprès des dirigeants chinois et indiens. Au cours de l'escale égyptienne naît, au pied de la Grande Pyramide, le dessein de se qui va devenir les "Antímémoires". En 1967, comme en 1972, - lorsqu'il constitue la première partie du "Miroir des limbes" -, le livre comprend, après l'introduction, cinq parties, cinq parties d'une œuvre déroutante : autobiographie peut-être, mais peu de souvenirs d'enfance, pas de confidence sentimentale, ici dominent l'homme d'action, le philosophe et le créateur, au travers de scènes vraies ou imaginaires, transposées ou non, sans chronologie véritable, une structure circulaire plus que linéaire en quête d'une énigme fondamentale, celui du sens de cette vie....


Antoine de de Saint-Exupéry (1900-1944)

Comme celle de Malraux, l'oeuvre de SAINT-EXUPÉRY, brève et rayonnante, est tout entière tirée d'une expérience vécue. Loin cependant de rester épisodique ou simplement documentaire, elle s'enrichit d'une méditation constante qui en fait l'unité et le prix.

Né à Lyon en 1900, ayant tour à tour prépare' l'École Navale et fréquenté l'École des Beaux-Arts, celui que ses amis de jeunesse charmés par sa fantaisie, nommaient "Tonio" est formé à l'aviation pendant son service militaire (1921-1923) à Strasbourg. En 1926, il publie une nouvelle, "L'Aviateur", première version de "Courrier Sud", et entre à la Compagnie aérienne française, puis à la société d'aviation Latécoère où Didier Daurat est directeur d'exploitation. En 1927, il est pílote de ligne, en compagnie de Mermoz et Guillaumet, entre Toulouse et Dakar. 

 

"...  Quelques camarades, dont Mermoz, fondèrent la ligne française de Casablanca à Dakar, à travers le Sahara insoumis. Les moteurs d'alors ne résistant guère, une panne livra Mermoz aux Maures; ils hésitèrent à le massacrer, le gardèrent quinze jours prisonnier, puis le revendirent. Et Mermoz reprit ses courriers au-dessus des mêmes territoires.

Lorsque s'ouvrit la ligne d'Amérique, Mermoz, toujours à l'avant-garde, fut chargé d'étudier le tronçon de Buenos Aires à Santiago et, après un sur le Sahara, de bâtir un pont au-dessus des Andes. On lui confia un avion qui plafonnait à cinq mille deux cents mètres. Les crêtes de la Cordillère s'élèvent à sept mille mètres. Et Mermoz décolla chercher des trouées.

Après le sable, Mermoz affronta la montagne, ces pics qui, dans le vent, lâchent leur écharpe de neige, ce palissement des choses avant l'orage, ces remous si durs qui, subis entre deux murailles de rocs, obligent le pilote à une sorte de lutte au couteau. Mermoz s'engageait dans ces combats sans rien connaître de l'adversaire, sans savoir si l'on sort en vie de telles étreintes. Mermoz «essayait» pour les autres.

Enfin, un jour, à force «d'essayer», il se découvrit prisonnier des Andes. Échoués, à quatre mille mètres d'altitude, sur un plateau aux parois verticales, son mécanicien et lui cherchèrent pendant deux jours à s'évader. Ils étaient pris. Alors, ils jouèrent leur dernière chance, lancèrent l'avion vers le vide, rebondirent durement sur le sol inégal, jusqu'au précipice, où ils coulèrent. L'avion, dans la chute, prit enfin assez de vitesse pour obéir de nouveau aux commandes. Mermoz le redressa face à une crête, toucha la crête, et, l'eau fusant de toutes les tubulures crevées dans la nuit par le gel, déjà en panne après sept minutes de vol, découvrit la plaine chilienne, sous lui, comme une Terre promise.

Le lendemain, il recommençait.

Quand les Andes furent bien explorées, une fois la technique des traversées bien au point, Mermoz confia ce tronçon à son camarade Guillaumet et s'en fut explorer la nuit..." (Terre des Hommes)

En 1928, il est chef "d'aéroplace" à Cap-Juby, au seuil du désert de  Mauritanie. A Buenos-Aires, nommé directeur de la compagnie "Aeroposta Argentina", de 1929 à 1931, il va vivre les débuts de la liaison France - Amérique. En 1930, c'est le sauvetage de Guillaumet, perdu dans la cordillère des Andes. Il écrit "Vol de nuit". Puis en 1935, c'est la tentative de raid entre Paris et Saigon. C'est au cours de ce vol qu'il doit faire un atterrissage forcé dans le désert et racontera son sauvetage dans "Terre des Hommes". En 1938, c'est le raid New York - Terre de Feu. Un accident très grave l'interrompt à Guatemala. Rendu célèbre par ses succès littéraires, il demeure pilote d'essai et pilote de raid tout en étant journaliste occasionnel pour de grands reportages. Combattant de 1939-1940, exilé aux États-Unis, il revient aux armes en 1943 et disparaît au cours d'une míssion aérienne pour laquelle il a été volontaire (le 31 juillet 1944) ...

 

"Courrier Sud" (1930) évoque une liaison de l'époque héroïque entre Toulouse et Dakar, "Vol de Nuit" (1931), l'attente de trois courriers sur l'aérodrome de Buenos-Aires, la progression difficile de l'un d'eux dans le ciel d'Amérique et l'alerte des stations qui le guident. Dans " Terre des Hommes" (1939) il utilise aussi bien les souvenirs de ses vols de routine que certains épisodes de raids ou de sauvetages. Dans "Pilote de Guerre" (1942), il continue à évoquer à décrire les gestes d'un "simple travail" au cours d'une mission dangereuse. Mais des scènes accompagnées le plus souvent d'un fervent commentaires sur sa vision du monde et c'est avec le célèbre "Petit Prince" (1945) et "Citadelle" (1948) que Saint-Exupéry révèle ses dons de poètes, tandis que "Carnets" (1953) et "Lettres à sa mère" (1955) marquent l'éveil de ses médiations. Car il y a une "profonde méditation du vol", seul devant son tableau de bord ou devant le désert, de son métier il en retient l'occasion de reconnaître la puissance de la volonté, la responsabilité à l'égard de ses semblables, la primauté d'un but qui vaudrait plus que la vie, un "humanisme par la métier". A partir de "Terre des Hommes", on notera sa volonté de livrer un message...

" La terre nous en apprend plus long sur nous que les livres. Parce qu'elle nous résiste. L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle. Mais, pour l'atteindre, il lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu'il dégage est universelle. De même l'avion, l'outil des lignes aériennes, mêle l’homme à tous les vieux problèmes. 

J’ai toujours, devant les yeux, l'image de ma première nuit de vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seules, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine.

Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d'une conscience. Dans ce foyer, on lisait, on réfléchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être, on cherchait à sonder l’espace, on s'usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Là on aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui réclamaient leur nourriture.

Jusqu'aux plus discrets, celui du poète, de l'instituteur, du charpentier. Mais parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien d'étoiles éteintes, combien d'hommes endormis…

Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne."  (Terre des Hommes, Avant-Propos)


"Courrier Sud" (1930) 

Antoine de Saint-Exupéry est pilote de ligne à la compagnie Aéropostale qui assure la liaison entre l'Europe et l'Amérique du Sud. Le trajet survole le Sahara, l`avion devant franchir à chaque voyage quelque 2 000 kilomètres de désert, en proie au simoun quand, obligé de descendre au ras du sol, il ne risque pas d'être criblé par les balles de tribus locales. Le pilote apparaît comme doublé du soldat. Le pathétique de son action se mêle aux méditations sur l'héroïsme, commentaire discret mais saisissant qui met en valeur l'âme aux prises avec la tentation du péril. 

" Un ciel pur comme de l’eau baignait les étoiles et les révélait. Puis c’était la nuit. Le Sahara se dépliait dune par dune sous la lune. Sur nos fronts cette lumière de lampe qui ne livre pas les objets mais les compose, nourrit de matière tendre chaque chose. Sous nos pas assourdis, c’était le luxe d’un sable épais. Et nous marchions nu-tête, libérés du poids du soleil. La nuit: cette demeure…

Mais comment croire à notre paix? Les vents alizés glissaient sans repos vers le Sud. Ils essuyaient la plage avec un bruit de soie. Ce n’étaient plus ces vents d’Europe qui tournent, cèdent; ils étaient établis sur nous comme sur le rapide en marche. Parfois la nuit, ils nous touchaient, si durs, que l’on s’appuyait contre eux, face au Nord, avec le sentiment d’être emporté, de les remonter vers un but obscur. Quelle hâte, quelle inquiétude!

Le soleil tournait, ramenait le jour. Les Maures s’agitaient peu. Ceux qui s’aventuraient jusqu’au fort espagnol gesticulaient, portaient leur fusil comme un jouet. C’était le Sahara vu des coulisses: les tribus insoumises y perdaient leur mystère et livraient quelques figurants.

Nous vivions les uns sur les autres en face de notre propre image, la plus bornée. C’est pourquoi nous ne savions pas être isolés dans le désert: il nous eût fallu rentrer chez nous pour imaginer notre éloignement, et le découvrir dans sa perspective ..."

 

Vivre serait  s'entretenir en tête à tête avec la mort, se laisser emmener par une hâte, celle de repartir et de rechercher toujours plus loin ou plus haut un nouvel espace. Jacques Bernis écrit directement ses notes de vol, auxquelles s'ajoute le récit fragmentaire d'une intrigue amoureuse : le pilote disparaîtra, tué au Sénégal par des sauvages, mais la mort avait déjà ravi Geneviève. La vie ne leur a pas été fidèle, elle les a entraînés l'un vers l'autre sans que toutefois ils arrivent à s'unir ..

"..  Il s’évada sans bruit, traversa de nouveau le vestibule. Il revenait d’un voyage immense, d’un voyage confus, dont on se souvient mal. Est-ce qu’il souffrait? Est-ce qu’il était triste? Il s’arrêta. Le soir s’insinuait comme la mer dans une cale qui fait eau, les bibelots allaient s’éteindre. Le front contre la vitre, il vit les ombres des tilleuls s’allonger, se joindre, remplir le gazon de nuit. Un village lointain s’éclaira: à peine une poignée de lumières: elle aurait tenu dans ses mains. Il n’y avait plus de distance: il eût pu toucher du doigt la colline. Les voix de la maison se turent: on avait achevé de la mettre en ordre. Il ne bougeait pas. Il se souvenait de soirs pareils. On se levait pesant comme un scaphandrier. Le visage lisse de la femme se fermait et tout à coup on avait peur de l’avenir, de la mort. Il sortit. Il se retourna avec le désir aigu d’être surpris, d’être appelé: son cœur aurait fondu de tristesse et de joie. Mais rien. Rien ne le retenait. Il glissait sans résistance entre les arbres. Il sauta la haie: la route était dure. C’était fini, il ne reviendrait plus jamais...."


"Vol de Nuit" (1931)

Le livre fut publié à Paris en 1931, avec une Préface d`André Gide. Son action se situe en Amérique du Sud, à l`époque héroïque de l'aviation commerciale. Saint-Exupéry, qui fut en 1929 directeur de l`Aéropostale d`Argentine, raconte la vie menée par le chef d'une compagnie aéropostale, Rivière. et par son équipe de pilotes. Le principal but que s'est fixé Rivière, le premier personnage du roman, est de prouver que l`avion est un moyen de transport plus rapide que le train, pour acheminer le courrier, à condition d`imposer aux pilotes les vols de nuit, extrêmement dangereux, qui permettent de ne pas perdre le temps gagné le jour. Fabien. un de ces pilotes, rapporte de l'extrême sud, vers Buenos Aires, le courrier de Patagonie ; mais. pris dans une tempête, il ne parviendra pas à rejoindre son port d'attache. ll se sera sacrifié, comme tant d'autres. pour que l`entreprise de Rivière réussisse. À terre, Rivière apprend à ses hommes à n`avoir pas peur de la mort et à rester fidèles à la mission qui leur a été confiée. Ils doivent agir "comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine" : le courrier est sacré, il est indispensable qu`il arrive à destination chaque jour, à la même heure. Les pilotes en sont responsables, ils le savent, et c`est là leur raison de vivre ..

Mais ceci n'est pas sans contradiction, Saint-Exupéry semble nous mener jusqu'à cette contradiction, mais il ne l'évoque pas directement, ne tente pas de la discuter comme telle, et la contourne, non sans inquiétude ...

 

" Un ingénieur avait dit un jour à Rivière, comme ils se penchaient sur un blessé, auprès d'un pont en construction: «Ce pont vaut-il le prix d'un visage écrasé?» Pas un des paysans, à qui cette route était ouverte, n'eût accepté, pour s'épargner un détour par le pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on bâtit des ponts. L'ingénieur avait ajouté: «L'intérêt général est formé des intérêts particuliers: il ne justifie rien de plus.» – «Et pourtant, lui avait répondu plus tard Rivière, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine… Mais quoi?»

Et Rivière, songeant à l'équipage, eut le coeur serré. L'action, même celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivière ne pouvait plus ne pas se demander «Au nom de quoi?»

«Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-être disparaître, auraient pu vivre heureux.» Il voyait des visages penchés dans le sanctuaire d'or des lampes du soir. «Au nom de quoi les en ai-je tirés?» Au nom de quoi les a-t-il arrachés au bonheur individuel? La première loi n'est-elle pas de protéger ces bonheurs-là? Mais lui-même les brise. Et pourtant un jour, fatalement, s'évanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La vieillesse et la mort les détruisent, plus impitoyables que lui-même. Il existe peut-être quelque chose d'autre à sauver et de plus durable; peut-être est-ce à sauver cette part-là de l'homme que Rivière travaille? Sinon l'action ne se justifie pas.

«Aimer, aimer seulement, quelle impasse!» Rivière eut l'obscur sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait aussi d'une tendresse, mais si différente des autres. Une phrase lui revint : «Il s'agit de les rendre éternels…» Où avait-il lu cela? «Ce que vous poursuivez en vous-même meurt.» II revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du Pérou. Ces pierres droites sur la montagne. Que resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? «Au nom de quelle dureté, ou de quel étrange amour, le conducteur de peuples d'autrefois, contraignant ses foules à tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il donc de dresser leur éternité?» Rivière revit encore en songe les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque à musique. «Cette sorte de bonheur, ce harnais…» pensa-t-il. Le conducteur de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-être pas pitié de la souffrance de l'homme, eut pitié, immensément, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais pitié de l'espèce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le désert..."

 

Impitoyable, Rivière dénonce les faiblesses et sanctionné les défaillances. ll lui est "indifférent de paraître juste ou injuste". ll renvoie tel mécanicien dès qu`il a commis une erreur dans le montage d`un moteur, malgré ses vingt ans de service, humilie tel pilote qui a manqué d'audace, punit tel chef d'aéroplace pour n'avoir pas observé les instructions. Et quand la femme de Fabien viendra le trouver pour avoir des nouvelles de son mari, il ne lui dira rien, et elle comprendra que. pour elle, l''attente est terminée. Rivière pense alors que la vérité de l`amour et la vérité du devoir sont contradictoires. et pourtant aussi valables l`une que l`autre. Malgré la perte d'un équipage - ce qui est pour lui une grave défaite -, il ne suspend pas un seul départ, afin que la cause des vols de nuit ne soit pas perdue. Ici, le témoignage de Saint-Exupéry sur la vie des pilotes de ligne est dépouillé de toute littérature...

 

Alors que "Courrier Sud" conservait certains éléments romanesques, de part l'évocation du drame sentimental du pilote, "Vol de nuit" atteint, a-t-on souvent écrit, le dépouillement de la tragédie. Pendant que ses avions luttent dans la nuit, "Rivière le Grand", solitaire animateur de la ligne (Didier Daurat), vit sur l'aérodrome de Buenos-Aires le drame de la Responsabilité.

 

"Les éléments affectifs du drame commençaient à se montrer .." - Alors que l'avion du pilote Fabien semble perdu, Mme fabien appelle, affolée par le retard de son mari, Rivière, le voici assailli par le drame, tout bonheur personnel est impossible : ".. si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine…"

XIV - La femme de Fabien téléphona.

La nuit de chaque retour elle calculait la marche du courrier de Patagonie: «Il décolle de Trelew…» Puis se rendormait. Un peu plus tard: «Il doit approcher de San Antonio, il doit voir ses lumières…» Alors elle se levait, écartait les rideaux, et jugeait le ciel: «Tous ces nuages le gênent…» Parfois la lune se promenait comme un berger. Alors la jeune femme se recouchait, rassurée par cette lune et ces étoiles, ces milliers de présences autour de son mari. Vers une heure, elle le sentait proche: «Il ne doit plus être bien loin, il doit voir Buenos Aires…» Alors elle se levait encore, et lui préparait un repas, un café bien chaud: «Il fait si froid, là-haut…» Elle le recevait toujours, comme s'il descendait d'un sommet de neige: «Tu n'as pas froid? – Mais non! – Réchauffe-toi quand même…» Vers une heure et quart tout était prêt. Alors elle téléphonait.

Cette nuit, comme les autres, elle s'informa:

– Fabien a-t-il atterri?

Le secrétaire qui l'écoutait se troubla un peu:

– Qui parle?

– Simone Fabien.

– Ah! une minute…

Le secrétaire, n'osant rien dire, passa l'écouteur au chef de bureau.

– Qui est là?

– Simone Fabien.

– Ah!… que désirez-vous, Madame?

– Mon mari a-t-il atterri?

Il y eut un silence qui dut paraître inexplicable, puis on répondit simplement:

– Non.

– Il a du retard?

– Oui…

Il y eut un nouveau silence.

– Oui… du retard.

– Ah!…

C'était un «Ah!» de chair blessée. Un retard ce n'est rien… ce n'est rien… mais quand il se prolonge…

– Ah!… Et à quelle heure sera-t-il ici?

– À quelle heure il sera ici? Nous… Nous ne savons pas.

Elle se heurtait maintenant à un mur. Elle n'obtenait que l'écho même de ses questions.

– Je vous en prie, répondez-moi! Où se trouve-t-il?…

– Où il se trouve? Attendez…

Cette inertie lui faisait mal. Il se passait quelque chose, là, derrière ce mur. On se décida:

– Il a décollé de Commodoro à dix-neuf heures trente.

– Et depuis?

– Depuis?… Très retardé… Très retardé par le mauvais temps…

– Ah! Le mauvais temps…

Quelle injustice, quelle fourberie dans cette lune étalée là, oisive, sur Buenos Aires! La jeune femme se rappela soudain qu'il fallait deux heures à peine pour se rendre de Commodoro à Trelew.

– Et il vole depuis six heures vers Trelew! Mais il vous envoie des messages! Mais que dit-il?…

– Ce qu'il nous dit? Naturellement par un temps pareil… vous comprenez bien… ses messages ne s'entendent pas.

– Un temps pareil!

– Alors, c'est convenu, Madame, nous vous téléphonons dès que nous savons quelque chose.

– Ah! vous ne savez rien…

– Au revoir, Madame…

– Non! non! Je veux parler au Directeur!

– Monsieur le Directeur est très occupé, Madame, il est en conférence…

– Ah! ça m'est égal! Ça m'est bien égal! Je veux lui parler!

Le chef de bureau s'épongea:

– Une minute…

Il poussa la porte de Rivière:

– C'est Madame Fabien qui veut vous parler.

«Voilà, pensa Rivière, voilà ce que je craignais.» Les éléments affectifs du drame commençaient à se montrer. Il pensa d'abord les récuser: les mères et les femmes n'entrent pas dans les salles d'opération. On fait taire l'émotion aussi sur les navires en danger. Elle n'aide pas à sauver les hommes. Il accepta pourtant:  – Branchez sur mon bureau.

Il écouta cette petite voix lointaine, tremblante, et tout de suite il sut qu'il ne pourrait pas lui répondre. Ce serait stérile, infiniment, pour tous les deux, de s'affronter.

– Madame, je vous en prie, calmez-vous! Il est si fréquent, dans notre métier, d'attendre longtemps des nouvelles.

Il était parvenu à cette frontière où se pose, non le problème d'une petite détresse particulière, mais celui-là même de l'action. En face de Rivière se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie. Rivière ne pouvait qu'écouter, que plaindre cette petite voix, ce chant tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel n'admettent le partage: ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui d'une clarté de lampe sur la table du soir, d'une chair qui réclamait sa chair, d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien et elle avait raison. Et lui aussi, Rivière, avait raison, mais il ne pouvait rien opposer à la vérité de cette femme. Il découvrait sa propre vérité, à la lumière d'une humble lampe domestique, inexprimable et inhumaine.

– Madame…

Elle n'écoutait plus. Elle était retombée, presque à ses pieds, lui semblait-il, ayant usé ses faibles poings contre le mur.

Un ingénieur avait dit un jour à Rivière, comme ils se penchaient sur un blessé, auprès d'un pont en construction: «Ce pont vaut-il le prix d'un visage écrasé?» Pas un des paysans, à qui cette route était ouverte, n'eût accepté, pour s'épargner un détour par le pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on bâtit des ponts. L'ingénieur avait ajouté:

«L'intérêt général est formé des intérêts particuliers: il ne justifie rien de plus.» – «Et pourtant, lui avait répondu plus tard Rivière, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine… Mais quoi?»

Et Rivière, songeant à l'équipage, eut le coeur serré. L'action, même celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivière ne pouvait plus ne pas se demander «Au nom de quoi?»

«Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-être disparaître, auraient pu vivre heureux.» Il voyait des visages penchés dans le sanctuaire d'or des lampes du soir. «Au nom de quoi les en ai-je tirés?» Au nom de quoi les a-til arrachés au bonheur individuel? La première loi n'est-elle pas de protéger ces bonheurs-là? Mais lui-même les brise. Et pourtant un jour, fatalement, s'évanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La vieillesse et la mort les détruisent, plus impitoyables que lui-même. Il existe peut-être quelque chose d'autre à sauver et de plus durable; peut-être est-ce à sauver cette part-là de l'homme que Rivière travaille? Sinon l'action ne se justifie pas.

«Aimer, aimer seulement, quelle impasse!» Rivière eut l'obscur sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait aussi d'une tendresse, mais si différente des autres. Une phrase lui revint: «Il s'agit de les rendre éternels…» Où avait-il lu cela? «Ce que vous poursuivez en vous-même meurt.» II revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du Pérou. Ces pierres droites sur la montagne. Que resteraitil, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? «Au nom de quelle dureté, ou de quel étrange amour, le conducteur de peuples d'autrefois, contraignant ses foules à tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il donc de dresser leur éternité?» Rivière revit encore en songe les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque à musique. «Cette sorte de bonheur, ce harnais…» pensa-t-il. Le conducteur de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-être pas pitié de la souffrance de l'homme, eut pitié, immensément, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais pitié de l'espèce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le désert."

"Il aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalité extérieure. Mais il y a une fatalité intérieure: vient une minute où l'on se  découvre vulnérable; alors les fautes vous attirent comme un vertige...." - L'avion de Fabien est à bout d'essence: il est perdu. Dans le drame collectif qu'évoque "Vol de Nuit" il a été suivi par tous les postes à terre depuis son départ de Patagonie. Mais une fantastique tempête s'est élevée. Les communications sont impossibles. Fabien et son radio, qui se sentaient accompagnés par les efforts et la pensée de leurs camarades, sont maintenant seuls dans le ciel en furie. Ayant lutté jusqu'à la fin, Fabien, à la dernière minute, s'abandonne à un vertige de clarté. Il vient d'apercevoir, dans une déchirure des nuages, "comme un appât mortel au fond d'une nasse, quelques étoiles", l'art de l'écrivain transforme cette fin de vol en une fabuleuse "ascension" ...

 

 XV - Ce papier plié en quatre le sauverait peut-être: Fabien le dépliait, les dents serrées.

«Impossible de s'entendre avec Buenos Aires. Je ne puis même plus manipuler, je reçois des étincelles dans les doigts.»

Fabien, irrité, voulut répondre, mais quand ses mains lâchèrent les commandes pour écrire, une sorte de houle puissante pénétra son corps: les remous le soulevaient, dans ses cinq tonnes de métal, et le basculaient. Il y renonça. Ses mains, de nouveau, se fermèrent sur la houle, et la réduisirent.

Fabien respira fortement. Si le radio remontait l'antenne par peur de l'orage, Fabien lui casserait la figure à l'arrivée. Il fallait, à tout prix, entrer en contact avec Buenos Aires, comme si, à plus de quinze cents kilomètres, on pouvait leur lancer une corde dans cet abîme. À défaut d'une tremblante lumière, d'une lampe d'auberge presque inutile, mais qui eût prouvé la terre comme un phare, il lui fallait au moins une voix, une seule, venue d'un monde qui déjà n'existait plus. Le pilote éleva et balança le poing dans sa lumière rouge, pour faire comprendre à l'autre, en arrière, cette tragique vérité, mais l'autre, penché sur l'espace dévasté, aux villes ensevelies, aux lumières mortes, ne la connut pas.

Fabien aurait suivi tous les conseils, pourvu qu'ils lui fussent criés. Il pensait: «Et si l'on me dit de tourner en rond, je tourne en rond, et si l'on me dit de marcher plein Sud…» Elles existaient quelque part ces terres en paix, douces sous leurs grandes ombres de lune. Ces camarades, là-bas, les connaissaient, instruits comme des savants, penchés sur des cartes, toutpuissants, à l'abri de lampes belles comme des fleurs. Que savait-il, lui, hors des remous et de la nuit qui poussait contre lui, à la vitesse d'un éboulement, son torrent noir? On ne pouvait abandonner deux hommes parmi ces trombes et ces flammes dans les nuages. On ne pouvait pas. On ordonnerait à Fabien: «Cap au deux cent quarante…» Il mettrait le cap au deux cent quarante. Mais il était seul.

Il lui parut que la matière aussi se révoltait. Le moteur, à chaque plongée, vibrait si fort que toute la masse de l'avion était prise d'un tremblement comme de colère. Fabien usait ses forces à dominer l'avion, la tête enfoncée dans la carlingue, face à l'horizon gyroscopique, car, au dehors, il ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu dans une ombre où tout se mêlait, une ombre d'origine des mondes. Mais les aiguilles des indicateurs de position oscillaient de plus en plus vite, devenaient difficiles à suivre. Déjà le pilote, qu'elles trompaient, se débattait mal, perdait son altitude, s'enlisait peu à peu dans cette ombre. Il lut sa hauteur: «Cinq cents mètres». C'était le niveau des collines. Il les sentit rouler vers lui leurs vagues vertigineuses. Il comprenait aussi que toutes les masses du sol, dont la moindre l'eût écrasé, étaient comme arrachées de leur support, déboulonnées, et commençaient à tourner, ivres, autour de lui. Et commençaient, autour de lui, une sorte de danse profonde et qui le serrait de plus en plus.

Il en prit son parti. Au risque d'emboutir, il atterrirait n'importe où. Et, pour éviter au moins les collines, il lâcha son unique fusée éclairante. La fusée s'enflamma, tournoya, illumina une plaine et s'y éteignit: c'était la mer. Il pensa très vite: «Perdu. Quarante degrés de correction, j'ai dérivé quand même. C'est un cyclone. Où est la terre?» Il virait plein Ouest. Il pensa: «Sans fusée maintenant, je me tue.» Cela devait arriver un jour. Et son camarade, là, derrière… «Il a remonté l'antenne, sûrement.» Mais le pilote ne lui en voulait plus. Si lui-même ouvrait simplement les mains, leur vie s'en écoulerait aussitôt, comme une poussière vaine. Il tenait dans ses mains le coeur battant de son camarade et le sien. Et soudain ses mains l'effrayèrent.

Dans ces remous en coups de bélier, pour amortir les secousses du volant, sinon elles eussent scié les câbles de commandes, il s'était cramponné à lui, de toutes ses forces. Il s'y cramponnait toujours. Et voici qu'il ne sentait plus ses mains endormies par l'effort. Il voulut remuer les doigts pour en recevoir un message: il ne sut pas s'il était obéi. Quelque chose d'étranger terminait ses bras. Des baudruches insensibles et molles. Il pensa: «Il faut m'imaginer fortement que je serre…» Il ne sut pas si la pensée atteignait ses mains. Et comme il percevait les secousses du volant aux seules douleurs des épaules: «Il m'échappera. Mes mains s'ouvriront…»

Mais s'effraya de s'être permis de tels mots, car il crut sentir ses mains, cette fois, obéir à l'obscure puissance de l'image, s'ouvrir lentement, dans l'ombre, pour le livrer.

Il aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalité extérieure. Mais il y a une fatalité intérieure: vient une minute où l'on se  découvre vulnérable; alors les fautes vous attirent comme un vertige. Et c'est à cette minute que luirent sur sa tête, dans une déchirure de la tempête, comme un appât mortel au fond d'une nasse, quelques étoiles. Il jugea bien que c'était un piège: on voit trois étoiles dans un trou, on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste là à mordre les étoiles…

Mais sa faim de lumière était telle qu'il monta."

XVI - Il monta, en corrigeant mieux les remous, grâce aux repères qu'offraient les étoiles. Leur aimant pâle l'attirait. Il avait peiné si longtemps, à la poursuite d'une lumière, qu'il n'aurait plus lâché la plus confuse. Riche d'une lueur d'auberge, il aurait tourné jusqu'à la mort, autour de ce signe dont il avait faim. Et voici qu'il montait vers des champs de lumière.

Il s'élevait peu à peu, en spirale, dans le puits qui s'était ouvert, et se refermait au-dessous de lui. Et les nuages perdaient, à mesure qu'il montait, leur boue d'ombre, ils passaient contre lui, comme des vagues de plus en plus pures et blanches. Fabien émergea.

Sa surprise fut extrême: la clarté était telle qu'elle l'éblouissait. Il dut, quelques secondes, fermer les yeux. Il n'aurait jamais cru que les nuages, la nuit, pussent éblouir. Mais la pleine lune et toutes les constellations les changeaient en vagues rayonnantes.

L'avion avait gagné d'un seul coup, à la seconde même où il émergeait, un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle ne l'inclinait. Comme une barque qui passe la digue, il entrait dans les eaux réservées. Il était pris dans une part de ciel inconnue et cachée comme la baie des îles bienheureuses. La tempête, au-dessous de lui, formait un autre monde de trois mille mètres d'épaisseur, parcouru de rafales, de trombes d'eau, d'éclairs, mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de neige.

Fabien pensait avoir gagné des limbes étranges, car tout devenait lumineux, ses mains, ses vêtements, ses ailes. Car la lumière ne descendait pas des astres, mais elle se dégageait, au-dessous de lui, autour de lui, de ces provisions blanches. Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu'ils recevaient de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, hauts comme des tours. Il circulait un lait de lumière, dans lequel baignait l'équipage. Fabien, se retournant, vit que le radio souriait.

– Ça va mieux! criait-il.

Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les sourires. «Je suis tout à fait fou, pensait Fabien, de sourire: nous sommes perdus.»

Pourtant, mille bras obscurs l'avaient lâché. On avait dénoué ses liens, comme ceux d'un prisonnier qu'on laisse marcher seul, un temps, parmi les  fleurs. «Trop beau», pensait Fabien. Il errait parmi des étoiles accumulées avec la densité d'un trésor, dans un monde où rien d'autre, absolument rien d'autre que lui, Fabien, et son camarade, n'était vivant. Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent, infiniment riches, mais condamnés." (Gallimard)

Dans cet ouvrage, Saint-Exupéry a défini deux types d'homme, le chef, qui forge des volontés, et le sujet qui exécute les ordres, en acceptant les risques que comporte le métier qu`il a choisi. Entre eux. il n'y a pas de rapports de maître à esclave, mais d`homme à homme, la liberté consistant pour l'un et l`autre dans leur adhésion totale à une contrainte, dans leur soumission à un devoir. C`est en respectant cette contrainte qu'ils prennent conscience de leur grandeur, et c`est à travers l`action qu'ils sont en mesure de réaliser l`importance du devoir, quand l'action est orientée vers un but que l`on s`est fixé hors de soi. Telle est la morale qui se dégage de ce livre, mais les notions de "grandeur" et la "soumission à un devoir" qui en est ici le l, ne sont pas d'une évidence qui s'impose, elles impliquent bien des choses sur le comportement d'une hiérarchie, l'obéissance à l'autorité, c'est peut-être là une limite à la pensée de Saint-Exupéry qui, malgré la profondeur de sa sensibilité, n'a pas osé franchir le pas ...


"Terre des Hommes" (1939) 

Saint-Exupéry évoque les souvenirs de métier, le fantôme des camarades morts comme le grand Mermoz, les images de quiétude rencontrées (Oasis), l'angoisse du salut après un atterrissage forcé (Au Centre du désert). Autant d'épisodes toujours enrichis par la méditation, "l'avion n'est pas un but, c'est un outil" : il permet non seulement de découvrir le vrai visage de la planète, le soubassement essentiel, l'assise de rocs et de sable où la vie se hasarde parfois à fleurir, mais il permet à l'être humain de reconnaître tant ses contraintes, ses limites, que sa force. Et plus encore, "la grandeur d'un métier est, avant tout, d'unir les hommes". 

Grâce à Saint-Exupéry, on découvre la Terre, et nous comprend qu'elle est la véritable demeure des êtres humains. Il nous révèle le caractère dramatique de certaines des aventures qui lui sont arrivées dans le désert. et comment, perdu dans les sables avec son mécanicien André Prévot, à demi mort de soif et de fatigue, il vit pour la première fois l`Homme, qui lui apparut "avec le visage de tous les hommes à la fois", en la personne d'un Bédouin de Libye venu les sauver. 

Dans le dernier chapitre, "Les Hommes", Saint-Exupéry, devenu grand reporter, a connu bien d'autres expériences. Pendant la guerre d'Espagne ou dans son voyage en Russie il a rencontré d'autres héroïsmes et d'autres misères. Comme il le fera à la fin de "Pilote de Guerre", il médite d'une façon plus générale sur le sens de la vie et le destin de l'espèce humaine toujours menacée mais qui ennoblit la "Terre des Hommes" ...

Dans le train qui l'emmène vers l'Est, le voyageur a quitté son sleepíng. Il a préféré les wagons où des familles polonaises, rapatriées de France, sont misérablement entassées. Il contemple parmi les faces burinées par le labeur de la vie ("la machine à emboutir") le visage d'un enfant pauvre et inconnu qui est peut-être de la race des "petits princes" ...

 

 IV - "Et voici que je me souviens, dans la dernière page de ce livre, de ces bureaucrates vieillis qui nous servirent de cortège, à l’aube du premier courrier, quand nous nous préparions à muer en hommes, ayant eu la chance d’être désignés. Ils étaient pourtant semblables à nous, mais ne connaissaient point qu’ils avaient faim.

Il en est trop qu’on laisse dormir.

Il y a quelques années, au cours d’un long voyage en chemin de fer, j’ai voulu visiter la patrie en marche où je m’enfermais pour trois jours, prisonnier pour trois jours de ce bruit de galets roulés par la mer, et je me suis levé. J’ai traversé vers une heure du matin le train dans toute sa longueur. Les sleepings étaient vides.

Les voitures de première étaient vides. Mais les voitures de troisième abritaient des centaines d’ouvriers polonais congédiés de France et qui regagnaient leur Pologne. Et je remontais les couloirs en enjambant des corps. Je m’arrêtai pour regarder. Debout sous les veilleuses, j’apercevais dans ce wagon sans divisions, et qui ressemblait à une chambrée, qui sentait la caserne ou le commissariat, toute une population confuse et barattée par les mouvements du rapide. Tout un peuple enfoncé dans les mauvais songes et qui regagnait sa misère. De grosses têtes rasées roulaient sur le bois des banquettes. Hommes, femmes, enfants, tous se retournaient de droite à gauche, comme attaqués par tous ces bruits, toutes ces secousses qui les menaçaient dans leur oubli. Ils n’avaient point trouvé l’hospitalité d’un bon sommeil.

Et voici qu’ils me semblaient avoir à demi perdu qualité humaine, ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre par les courants économiques, arrachés à la petite maison du Nord, au minuscule jardin, aux trois pots de géranium que j’avais remarqués autrefois à la fenêtre des mineurs polonais.

Ils n’avaient rassemblé que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les rideaux, dans des paquets mal ficelés et crevés de hernies. Mais tout ce qu’ils avaient caressé ou charmé, tout ce qu’ils avaient réussi à apprivoiser en quatre ou cinq années de séjour en France, le chat, le chien et le géranium, ils avaient dû les sacrifier et ils n’emportaient avec eux que ces batteries de cuisine.

Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardai le père.

Un crâne pesant et nu comme une pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail, fait de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise. Ainsi, la nuit, des épaves qui n’ont plus de forme, pèsent sur les bancs des halles. Et je pensai le problème ne réside point dans cette misère, dans cette saleté, ni dans cette laideur. Mais ce même homme et cette même femme se sont connus un jour et l’homme a souri sans doute à la femme: il lui a, sans doute, après le travail, apporté des fleurs. Timide et gauche, il tremblait peut-être de se voir dédaigné. Mais la femme, par coquetterie naturelle, la femme sûre de sa grâce se plaisait peut-être à l’inquiéter. Et l’autre qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère, c’est qu'ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passé, marqués par lui comme par une machine à emboutir? Un animal vieilli conserve sa grâce. Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée?

Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu. Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d’un côté, essayaient l’autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer.

Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah! quel adorable visage! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie. Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné." (Gallimard)


"Pilote de Guerre" (1942)

En 1940, au plus fort de l'exode, Saint-Exupéry se voit chargé d'une mission aussi dangereuse qu`inutile ; il a la certitude d'être sacrifié, comme tous les autres. Mais "ceux qui donnent des ordres", dans l'affolement et la débâcle, ne peuvent plus s'en tenir qu'aux consignes inhumaines et abstraites de l'administration ... 

 

" Nous partons sans doute en mission, puisque l'on nous convoque. Nous sommes fin mai, en pleine retraite, en plein désastre. On sacrifie les équipages comme on jetterait des verres d'eau dans un incendie de forêt.

Comment pèserait-on les risques quand tout s'écroule ? Nous sommes encore, pour toute la France, cinquante équipages de Grande Reconnaissance. Cinquante équipages de trois hommes, dont vingt-trois chez nous, au Groupe 2/23. En trois semaines nous avons perdu dix-sept équipages sur vingt-trois. Nous avons fondu comme une cire. J'ai dit hier au lieutenant Gavoille :

– Nous verrons ça après la guerre.

Et le lieutenant Gavoille m'a répondu :

– Vous n'avez tout de même pas la prétention, mon Capitaine, d'être vivant après la guerre ?

Gavoille ne plaisantait pas. Nous savons bien que l'on ne peut faire autrement que de nous jeter dans le brasier, si même le geste est inutile. Nous sommes cinquante, pour toute la France. Sur nos épaules repose toute la stratégie de l'armée française ! Il est une immense forêt qui brûle, et quelques verres d'eau à sacrifier pour l'éteindre : on les sacrifiera. C'est correct. Qui songe à se plaindre ? A-t-on jamais entendu répondre autre chose, chez nous, que : « Bien mon Commandant. Oui mon Commandant. Merci mon Commandant. Entendu mon Commandant. »

 Mais il est une impression qui domine toutes les autres au cours de cette fin de guerre. C'est celle de l'absurde. Tout craque autour de nous. Tout s'éboule. C'est si total que la mort elle-même paraît absurde. Elle manque de sérieux, la mort, dans cette pagaille...

Nous entrons chez le commandant Alias. (Il commande aujourd'hui encore, à Tunis, le même Groupe 2/33.)

– Bonjour Saint-Ex. Bonjour Dutertre. Asseyez-vous.

Nous nous asseyons. Le Commandant étale une carte sur la table, et se retourne vers le planton :

– Allez me chercher la météo.

Puis il tapote la table de son crayon. Je l'observe. Il a les traits tirés. Il n'a pas dormi. Il a fait la navette, en voiture, à la recherche d'un état-major fantôme, l'état-major de la division, l'état-major de la subdivision... Il a tenté de lutter contre les magasins d'approvisionnements qui ne livraient pas leurs pièces de rechange. Il s'est fait prendre sur la route dans des embouteillages inextricables. Il a aussi présidé au dernier déménagement, au dernier emménagement, car nous changeons de terrain comme de pauvres hères poursuivis par un huissier inexorable. Alias a réussi à sauver, chaque fois, les avions, les camions et dix tonnes de matériel. Mais nous le devinons à bout de forces, à bout de nerfs.

– Eh bien, voilà...

Il tapote toujours la table et ne nous regarde pas.

– C'est bien embêtant...

Puis il hausse les épaules.

– C'est une mission embêtante. Mais ils y tiennent à l'état-major. Ils y tiennent beaucoup... J'ai discuté, mais ils y tiennent... C'est comme ça...."

Glacé par la perspective d'une fin absurde, le pilote ne sait plus pour qui et pour quoi il va donner sa vie. Tout alentour, la campagne grouille d'une population fuyarde, lamentable, tandis que se vident les villages et que les horloges s'arrêtent partout, dans les églises, dans les gares, dans les maisons désertes, comme le symbole d'un temps et d'un espace bloqués. Dans cette terrible situation. plus rien de stable, plus rien de sûr .... 

 

"...  Je ne vois pas en quoi le calme de l'été contredirait la mort, ni en quoi la douceur des choses serait ironie. Mais une idée vague me vient : « C'est un été qui se détraque. Un été en panne... » J'ai vu des batteuses abandonnées. Des faucheuses-lieuses abandonnées. Dans les fossés des routes, des voitures en panne abandonnées. Des villages abandonnés. Telle fontaine d'un village vide laissait couler son eau. L'eau pure se changeait en mare, elle qui avait coûté  tant de soins aux hommes. Tout à coup une absurde image me vient. Celle des horloges en panne. De toutes les horloges en panne. Horloges des églises de village. Horloges des gares. Pendules de cheminée des maisons vides. Et, dans cette devanture d'horloger enfui, cet ossuaire de pendules mortes. La guerre... on ne remonte plus les pendules. On ne ramasse plus les betteraves. On ne répare plus les wagons. Et l'eau, qui était captée pour la soif, ou pour le blanchissage des belles dentelles du dimanche des villageoises, se répand en mare devant l'église. Et l'on meurt en été...

C'est comme si j'avais une maladie. Ce médecin vient de me dire : «C'est bien embêtant... » Il faudrait donc penser au notaire, à ceux qui restent. En fait, nous avons compris, Dutertre et moi, qu'il s'agit d'une mission sacrifiée :

– Etant donné les circonstances présentes, achève le commandant, on ne peut pas trop tenir compte du risque...

Bien sûr. On ne « peut pas trop ». Et personne n'a tort. Ni nous, de nous sentir mélancoliques. Ni le commandant, d'être mal à l'aise. Ni l'état-major, de donner des ordres. Le commandant rechigne parce que ces ordres sont absurdes. Nous le savons aussi, mais l'état-major le connaît lui-même. Il donne des ordres parce qu'il faut donner des ordres. Au cours d'une guerre, un état-major donne des ordres. Il les confie à de beaux cavaliers, ou, plus modernes, à des motocyclistes. Là où régnaient la pagaille et le désespoir, chacun de ces beaux cavaliers saute à bas d'un cheval fumant. Il montre l'Avenir, comme l'étoile des Mages. Il apporte la Vérité. Et les ordres reconstruisent le monde.

Ça, c'est le schéma de la guerre. L'imagerie en couleur de la guerre. Et chacun s'évertue, de son mieux, à faire que la guerre ressemble à la guerre. Pieusement. Chacun s'efforce de bien jouer les règles. Il se pourra, peut-être, alors, que cette guerre veuille bien ressembler à une guerre.

Et c'est afin qu'elle ressemble à une guerre que l'on sacrifie, sans buts précis, les équipages. Nul ne s'avoue que cette guerre ne ressemble à rien, que rien n'y a de sens, qu'aucun schéma ne s'adapte, que l'on tire gravement des fils qui ne communiquent plus avec les marionnettes. Les états-majors expédient avec conviction ces ordres qui ne parviendront nulle part. On exige de nous des renseignements qui sont impossibles à récolter. L'aviation ne peut pas assumer la charge d'expliquer la guerre aux états-majors.

L'aviation, par ses observations, peut contrôler des hypothèses. Mais il n'est plus d'hypothèses. Et l'on sollicite, en fait, d'une cinquantaine d'équipages,  qu'ils modèlent un visage à une guerre qui n'en a point. On s'adresse à nous comme à une tribu de cartomanciennes. Je regarde Dutertre, mon observateur-cartomancienne. Il objectait, hier, à un colonel de la division : «

Et comment ferai-je, à dix mètres du sol, et à cinq cent trente kilomètres heure, pour vous repérer les positions ? – Voyons, vous verrez bien où l'on vous tirera dessus ! Si l'on vous tire dessus, les positions sont allemandes. »

– J'ai bien rigolé, concluait Dutertre, après la discussion.

Car les soldats français n'ont jamais vu d'avions français. Il en est mille, disséminés de Dunkerque à l'Alsace. Mieux vaudrait dire qu'ils sont dilués dans l'infini. Aussi, quand, sur le front, un appareil passe en rafale, à coup sûr il est allemand. Autant s'efforcer de le descendre avant qu'il ait lâché ses bombes. Son seul grondement déclenche déjà les mitrailleuses et les canons à tir rapide.

– Avec une telle méthode, ajoutait Dutertre, ils seront précieux leurs renseignements !...

Et l'on en tiendra compte parce que, dans un schéma de guerre, on doit tenir compte des renseignements !...

Oui mais la guerre aussi est détraquée.

Heureusement – nous le savons bien – on ne tiendra aucun compte de nos renseignements. Nous ne pourrons pas les transmettre. Les routes seront embouteillées. Les téléphones seront en panne. L'état-major aura déménagé d'urgence. Les renseignements importants sur la position de l'ennemi, c'est l'ennemi lui-même qui les fournira. Nous discutions, il y a quelques jours, près de Laon, sur la position éventuelle des lignes. Nous envoyons un lieutenant en liaison chez le général. A mi-chemin entre notre base et le général, la voiture du lieutenant se heurte en travers de la route à un rouleau compresseur, derrière lequel s'abritent deux voitures blindées. Le lieutenant fait demi-tour. Mais une rafale de mitrailleuses le tue net et blesse le chauffeur. Les blindées sont allemandes.

Au fond, l'état-major ressemble à un joueur de bridge que l'on interrogerait d'une pièce voisine :

– Que dois-je faire de ma dame de pique ?

L'isolé hausserait les épaules. N'ayant rien vu du jeu, que répondrait-il ?

Mais un état-major n'a pas le droit de hausser les épaules. S'il contrôle encore quelques éléments, il doit les faire agir pour les garder en main, et pour tenter toutes les chances, tant que dure la guerre. Bien qu'en aveugle, il doit agir, et faire agir.  Mais il est difficile d'attribuer un rôle, au hasard, à une dame de pique..."

 

Et c`est alors que le pilote se laisse aller à une méditation très nourrie, très diverse, à quelque dix mille mètres d'altitude, dans le bruit des moteurs, dans le froid qui gèle les machines et les corps. L'avion se fige dans l'immobilité ; il suit le mouvement de la Terre et le cours des pensées ..

 

" ...  Il n'est, dans la défaite, aucun espoir d'exaltation. L'important est de s'habiller, de monter à bord, de décoller. Ce que l'on en pense soi-même n'a aucune importance. Et l'enfant qui s'exalterait à l'idée des leçons de grammaire m'apparaît ait comme prétentieux et suspect. L'importance est de se gérer dans un but qui ne se montre pas dans l'instant. Ce but n'est point pour l'Intelligence, mais pour l'Esprit. L'Esprit sait aimer, mais il dort. La tentation, je connais en quoi elle consiste aussi bien qu'un Père de l'Eglise. Etre tenté, c'est être tenté, quand l'Esprit dort, de céder aux raisons de l'Intelligence.

A quoi sert que j'engage ma vie dans ce glissement de montagne ? Je l'ignore. On m'a répété cent fois : « Laissez-vous affecter ici ou là. Là est votre place. Vous y serez plus utile qu'en escadrille. Les pilotes, on peut en former par milliers... » La démonstration était péremptoire. Toutes les démonstrations sont péremptoires. Mon intelligence approuvait mais mon instinct l'emportait sur l'intelligence.

 Pourquoi ce raisonnement m'apparaissait-il comme illusoire alors que je n'avais rien à lui objecter ? Je me disais : « Les intellectuels se tiennent en réserve, comme des pots de confitures, sur les étagères de la Propagande, pour être mangés après la guerre... » Ce n'était pas une réponse !

Aujourd'hui encore, comme les camarades, j'ai décollé contre tous les raisonnements, toutes les évidences, toutes les réactions de l'instant. Viendra bien l'heure où je connaîtrai que j'avais raison contre ma raison. Je me suis promis, si je vis, cette promenade nocturne à travers mon village. Alors, peut-être, m'habituerai-je enfin moi-même. Et je verrai. Peut-être n'aurai-je rien à dire sur ce que je verrai. Quand une femme me paraît belle, je n'ai rien à en dire. Je la vois sourire, tout simplement. Les intellectuels démontent le visage, pour l'expliquer par les morceaux, mais ils ne voient plus le sourire.

Connaître, ce n'est point démonter, ni expliquer. C'est accéder à la vision. Mais, pour voir, il convient d'abord de participer. Cela est dur apprentissage...

Tout le jour mon village m'a été invisible. Il s'agissait, avant la mission, de murs de torchis et de paysans, plus ou moins sales. Il s'agit maintenant d'un peu de gravier à dix kilomètres sous moi. Voilà mon village. Mais, cette nuit peut-être, un chien de garde se réveillera et aboiera. J'ai toujours goûté la magie d'un village qui rêve tout haut, par la voix d'un seul chien de garde, dans la nuit claire.

Je n'ai aucun espoir de me faire comprendre, et cela m'est absolument indifférent. Que se montre simplement à moi, avec ses portes closes sur les provisions de graines, sur le bétail, sur les coutumes, mon village bien rangé pour dormir !  ..."

 

Le pilote retrouve le temps de son enfance et s'en sert de bouclier contre l`heure présente. Par intervalles surgissent les avions de chasse attirés par la longue traîne que déroule l'appareil. Le pilote est rappelé brusquement à l`heure présente, car la manœuvre ne souffre pas de négligence. Puis c'est le rase-mottes au-dessus de la ville à observer, les zigzags, les ruses qui semblent un jeu, le cri de joie devant la parfaite soumission d'un corps maintenant délivré de la peur, une sorte de surtension extraordinaire. Le livre s'achèvera par un acte de foi, une nouvelle prise de conscience destinée à faire contrepoids à la défaite, après que l'auteur ait cherché les causes de celle-ci (sur le plan purement humain). Nous sommes bien loin d'une attitude qui ne serait que littéraire, mais l'œuvre déborde d'une généreuse candeur qui émeut profondément ...


"Le Petit Prince" (1945) 

Ce conte semble occuper une place à part dans l'oeuvre de Saint-Exupéry. Sa fraîcheur et sa fantaisie, la simplicité naïve de son expression expliquent l'immense succès qu'il connaît auprès des enfants, mais pas que : l'auteur qui, de son propre aveu, ne souhaite pas qu'on lise son livre "à la légère", l'a dédié "à la grande personne qui avait bien besoin d'être consolée" et nous invite à rechercher plus avant, sa signification profonde. En fait, on y retrouve, sous la forme d'une souriante et touchante parabole, les thèmes habituels de son inspiration...

 

LE PETIT PRINCE ET LE RENARD

Cet épisode reprend la méditation qui anime le conte tout entier : la banalité et le perpétuel recommencement de l'existence sont symbolisés par le bilan en raccourci que donne, de sa vie, le renard. Mais le petit prince vient nous apprendre la naïveté retrouvée, la simplicité, l'émerveillement devant la vie. Son dialogue avec le renard nous enseigne que l'amitié qui « crée des liens ›› entre les êtres ensoleille la vie. Il faut que la connaissance se double d'un élan vers les choses et vers les hommes, sans quoi elle ne saurait combler le cœur : malgré les apparences, la rose du petit prince est unique, car elle a besoin de lui et lui a besoin d'elle ...

 

C'est alors qu'apparut le renard :

- Bonjour, dit le renard.

- Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.

- Je suis là, dit la voix, sous le pommier...

- Qui es-tu? dit le prince. Tu es bien joli...

- Je suis un renard, dit le renard.

- Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...

- Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.

- Ah! pardon, fit le petit prince.

Mais, après réflexion, il ajouta :

- Qu 'est-ce que signifie « apprivoiser »?

- Tu n'es pas d'ici, dit le renard, que cherches-tu?

- Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu 'est-ce que signifie "apprivoiser"?

-  Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C'est bien gênant! Ils élèvent aussi des poules. C'est leur seul intérêt. Tu cherches des poules?

- Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu 'est-ce que signifie "apprivoiser"?

- C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie "créer des liens...".

- Créer des liens?

- Bien sûr, dit le renard. Tu n'es encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde...

- Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivoisé...

- C'est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses...

- Oh! ce n'est pas sur la Terre, dit le petit prince.

Le renard parut très intrigué :

- Sur une autre planète?

- Oui.

- Il y a des chasseurs, sur cette planète-là?

- Non.

- Ça, c'est intéressant! Et des poules?

- Non.

- Rien n'est parfait, soupira le renard.

Mais le renard revint à son idée :

- Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie donc un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m'appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde! Tu vois, là-bas, les champs de blé? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste! Mais tu as des cheveux couleur d 'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé...

Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince :

- S'il te plaît... apprivoise-moi! dit -il.

- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J 'ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.

- On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi!

– Que faut-il faire? dit le petit prince.

– Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’oeil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…

Le lendemain revint le petit prince. ..."


Citadelle" (1948)  

Cette œuvre que Saint Exupéry a laissée à l'état de manuscrit dans sa cantine de combattant, occupait son esprit depuis 1936. Le "Seigneur Berbère" qui bâtit sa citadelle terrestre au milieu des sables veut aussi fonder la citadelle morale dans le cœur de l'homme. Les deux thèmes du lien et de l'échange se combinent ici dans le fil des connaissances acquises au contact des "rezzou" maures en 1928-1929, tout est échange dans la vie banale, par le négoce ou l'amitié, et chez les guerriers, l'ennemi, par sa présence, entre lui aussi dans le système des terribles échanges qui maintiennent l'âme en éveil ...

 

VII - "Car j'ai découvert cette autre vérité. Et c'est que vaine est l'illusion des sédentaires qui croient pouvoir habiter en paix leur demeure car toute demeure est menacée. Ainsi le temple que tu as bâti sur la montagne, soumis au vent du nord, s'est usé peu à peu comme une étrave ancienne et commence déjà de sombrer. Et celui-là que les sables assiègent ils en prendront peu à peu possession. Tu retrouveras sur ses fondations un désert étale comme la mer. Ainsi de toute construction et surtout de mon indivisible palais fait de moutons, de chèvres, de demeures et de montagnes, démarche d'abord de mon amour mais qui, si meurt le roi en qui se résume ce visage, se résoudra de nouveau en montagnes, chèvres, demeures et moutons. Et, perdu désormais dans le disparate des choses, ne sera plus que matériaux en vrac offerts à de nouveaux sculpteurs. Ils viendront, ceux du désert, leur refaire un visage. Ils viendront, avec cette image qu'ils portent dans le cœur, ordonner selon le sens nouveau les caractères anciens du livre.

Ainsi ai-je moi-même agi. Nuits somptueuses de mes expéditions de guerre, je ne saurais trop vous célébrer. Ayant bâti, sur la virginité du sable, mon campement triangulaire, je montais sur une éminence pour attendre que la nuit se fît, et, mesurant des yeux la tache noire à peine plus grande qu'une place de village où j'avais parqué mes guerriers, mes montures et mes armes, je méditai d'abord sur leur fragilité. Quoi de plus misérable, en effet, que cette poignée d'hommes à demi nus sous leurs voiles bleus, menacés par le gel nocturne où des étoiles se trouvaient déjà prises, menacés par la soif car il fallait ménager les outres jusqu'au puits du neuvième jour, menacés par le vent de sable qui, s'il se lève, montre la puissance d'une révolte, menacés enfin par les coups qui font blettir comme des fruits la chair de l'homme. Et l'homme n'est plus bon qu'à rejeter. Quoi de plus misérable que ces paquets d'étoffe bleue à peine durcis par l'acier des armes, posés à nu sur une étendue qui les interdisait? Mais que m'importait cette fragilité? Je les nouais et les sauvais de se disperser et de périr. Rien qu'en ordonnant pour la nuit ma figure triangulaire, je la distinguais d'avec le désert. Mon campement se fermait comme un poing.

J'ai vu le cèdre ainsi s'établir parmi la rocaille et sauver de la destruction  l'ampleur de ses branchages, car il n'est point non plus de sommeil pour le cèdre qui combat nuit et jour dans sa propre épaisseur et s'alimente dans un univers ennemi des ferments mêmes de sa destruction. Le cèdre se fonde dans chaque instant. Dans chaque instant je fondais ma demeure afin qu'elle durât. Et de cet assemblage qu'un simple souffle eût dispersé je tirais cette assise angulaire, irréductible comme une tour et permanente comme une étrave. Et de peur que mon campement ne s'endormît et ne se défît dans l'oubli je le flanquais de sentinelles qui recevaient les rumeurs du désert. Et de même que le cèdre aspire la rocaille pour la changer en cèdre mon campement se nourrissait des menaces venues du dehors. Bénis soient l'échange nocturne, les messagers silencieux que nul n'a entendus venir et qui surgissent autour des feux et s'accroupissent, disant la marche de ceuxlà qui progressent au nord ou ce passage de tribus dans le sud à la poursuite de leurs chameaux volés, ou cette rumeur chez d'autres à cause de meurtre et ces projets surtout de ceux-là qui se taisent sous leurs voiles et méditent la nuit à venir. Tu les as écoutés, les messagers qui viennent raconter leur silence! Bénis soient ceux-là qui surgissent autour de nos feux si brusquement, avec des mots si funèbres que les feux aussitôt sont noyés dans le sable et que les hommes plongent, à plat ventre, sur leurs fusils, ornant le campement d'une couronne de poudre.

Car la nuit, à peine faite, devient source de prodiges!

Chaque soir ainsi je considérais mon armée prise dans l'étendue comme un navire, mais permanente, sachant bien que le jour la montrerait intacte et toute remplie comme les coqs par la jubilation du réveil. Alors, tandis que l'on équipe les montures, on entend ces éclats de voix qui sonnent dans le matin frais comme des cuivres. Alors les hommes, comme enivrés par la liqueur du jour naissant, gonflent des poumons neufs et savourent l'âpre plaisir de l'étendue. Je les menais vers l'oasis à conquérir. Quiconque ne comprend pas les hommes eût cherché dans l'oasis même la religion de l'oasis. Mais ceux de l'oasis ignorent leur demeure. Et c'est au cœur d'un rezzou rongé par le sable qu'il importe de la découvrir. Car je leur enseignais cet amour.

Je leur disais: «Vous trouverez là-bas l'herbe odorante, le chant des fontaines, et des femmes aux longs voiles de couleur qui fuiront effrayées comme un troupeau de biches agiles, mais douces à saisir, faites comme elles sont pour la capture…»

Je leur disais: «Elles croient vous haïr et pour vous repousser useront des dents et des ongles. Mais il vous suffira pour les dompter de votre poing noué dans les boucles bleues de leur chevelure!»

Je leur disais: «Il vous suffira d'exercer votre force dans sa douceur pour les retenir immobiles. Elles fermeront encore les yeux pour vous ignorer, mais votre silence pèsera sur elles comme l'ombre d'un aigle. Alors enfin elles ouvriront leurs yeux sur vous et vous les emplirez de larmes. «Vous aurez été leur immensité, comment vous oublieraient-elles?»

Et je leur disais pour conclure et les enivrer vers ce paradis: «Vous connaîtrez donc là-bas des palmeraies et des oiseaux de toutes couleurs… L'oasis se rendra à vous parce que vous portez dans le cœur la religion de l'oasis alors que ceux que vous en chassez n'en sont plus dignes.

Leurs femmes elles-mêmes, lavant leur linge dans le ruisseau qui chante sur de petites pierres rondes et blanches, croient accomplir un triste devoir universel quand elles célèbrent une fête. Mais vous, qui vous êtes racornis dans le sable et desséchés dans le soleil et salés de la croûte brûlante des salines, vous les épouserez et, les poings sur les hanches, les regardant laver leur linge dans l'eau bleue, vous savourerez votre victoire.

«Vous durez aujourd'hui dans le sable à la façon du cèdre grâce aux ennemis qui vous cernent et vous durcissent, vous durerez, l'ayant conquise, dans l'oasis si l'oasis pour vous n'est point l'abri où l'on s'enferme et où l'on oublie, mais une victoire permanente sur le désert.

«Ceux-là, vous les avez vaincus, car ils s'enfermaient dans leur égoïsme, satisfaits par leurs provisions. Ils ne voyaient dans la couronne de sable qui les assiégeait qu'un ornement pour oasis, riant des importuns qui cherchaient à les émouvoir afin qu'au seuil de cette patrie de fontaines l'on relevât les sentinelles qui s'endormaient.

«Ils croupissaient dans l'illusion du bonheur qu'ils tiraient de biens possédés. Alors que le bonheur n'est que chaleur des actes et contentement de la création. Ceux qui n'échangent plus rien d'eux-mêmes et reçoivent d'autrui leur nourriture, fût-elle la mieux choisie et la plus délicate, ceux-là mêmes qui, subtils, écoutent les poèmes étrangers sans écrire leurs propres poèmes, jouissent de l'oasis sans la vivifier, usent des cantiques qu'on leur fournit, ceux-là s'attachent d'eux-mêmes à leurs râteliers dans l'étable et, réduits au rôle de bétail, sont prêts pour l'esclavage.»

Je leur ai dit: «L'oasis une fois conquise, rien d'essentiel n'a changé pour vous. Ce n'est qu'une autre forme de campement dans le désert." (Gallimard)