Jacques Derrida (1930-2004), "De la grammatologie (1967), "La Voix et le Phénomène" (1967), "L'Écriture et la différence" (1967), "Marges - de la philosophie" (1972), "Positions (1972), "La dissémination" (1972), "Glas" (1974), "La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà" (1980), "Donner le temps. 1. La fausse monnaie" (1991), "Spectres de Marx" (1993),  - ...

Last update : 11/11/2016


Les travaux de Jacques Derrida se situent au centre d'une réflexion portant sur la littérature, méditant sur sa propre culture et constatant la disparition des valeurs traditionnelles. Le voici en philosophe métaphysicien s'engageant dans une complexe réévaluation du concept d'écriture et enter de libérer le "signifiant" de sa dépendance par rapport au "logos" ...

De cette rencontre, il en ressort qu'il n'y a pas de maîtrise sur le langage, car le langage inclut le sujet de sa pratique. On ne peut de plus séparer la "pensée théorique" de la littérature, la littérature, dans son "excès" est une pensée en train de se faire. A distance de Foucault, il accorde une grande importance au "texte" et va créer une nouvelle discipline, la "grammatologie" ou théorie de la lettre...

Derrida part du principe que l'ensemble de la philosophie qui constitue notre culture est UN TEXTE UNIQUE : "un texte n'est un texte que s'il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu". Marx et Freud, en se positionnant d'un point de vue extra-philosophique en réduisant cette philosophie à un instrument idéologique de la classe dominante ou en résultat sublimé des conflits individuels, n'ont pas pour autant détruit cette philosophie. Derrida dénie donc au marxisme comme à la psychanalyse le droit de se situer d'emblée "dans" la science et hors de la métaphysique. Quand bien même ils appartiendraient à la science, celle-ci, par ses principes de base, - rationalisme, c'est-à-dire primauté absolue du logos chargé de dévoiler l'Etre dans sa présence, appartient à la métaphysique (cf. C. Delacampagne). Par conséquent, il ne restera d'autre voie à Derrida qui veut prendre en charge la pensée que de la déconstruire de l'intérieur. Son travail va consister en une lecture de la métaphysique qui tente d'en "sortir" (Marx, Freud) ou s'efforcer d'y mettre un terme (Hegel, Husserl)....

 

Différance, Déconstruction, Dissémination ... Que dit Jacques Derrida?

En déconstruisant les hypothèses et les procédés qui sont situés derrière l'écriture et la parole, nous pouvons espérer avancer au-delà d'eux et trouver de nouvelles manières de penser le monde ..

- Derrida traduit  sa pensée par le travail de la "différance", le travail d'une pensée qui se fraie un passage dans l'illusion de présence qu'est l'Être en suivant la trace laissée par l'écriture dans son défrichement originaire : un travail de l'écriture entendu comme travail de la mort métaphysique à l'oeuvre au sein d'elle-même. 

- S'ajoute le concept de "déconstruction" qui entend exprimer l'idée qu'une véritable critique de la métaphysique (connaissance abstraite des causes premières et des premiers principes) ne peut être qu' "intratextuelle". Cette critique est conduite "à l'intérieur" des textes qui constituent notre culture et qui ne forment aux yeux de Derrida qu'un seul texte, intégrant autant Marx que Freud. 

- La notion même de "sens" est à éliminer, l'acte de "déconstruction du sens du sens" est la "dissémination". Dans tous les textes examinés par Derrida, un certain nombre de signifiants (de représentations) circulent, dont la signification s'est en quelque sorte figée dans la métaphysique et d'abord la notion même de sens : c'est donc "le sens du sens" que Derrida entreprend d'abord de déconstituer. Est ainsi établie une différence entre la polysémie (accumulation du sens) et la "dissémination" (dispersion du sens) ...

 

DECONSTRUIRE, c'est mettre en question toutes les thèses que soutient un "texte" quelqu'il soit, et ce pour la raison suivante, le sens d'un texte ne peut jamais y être complètement présent. 

Tout être humain confronté à la pensée, à l'expérience de cette pensée qui entre dans un texte, ou à l'écriture, à la signification de ce que nous allons écrire, agit en fait comme un médiateur ou un traducteur et se place d'emblée dans une continuité, d'écriture ou de pensée, qui le dépasse infiniment. Tout texte, essai philosophique ou roman, ne peut être interprété comme indépendant, autonome. Non seulement le sens de que je lis, j'écris, je dis dépend de ce que les autres ou moi-ême avons ajouté par la suite, mais le sens des mots que j'utilise, lis ou écris, dépend de leur relation avec les mots que je n'utilise pas. Tous les textes écrits présentent des vides et des contradictions, et ce que Derrida nomme "déconstruction" est cette méthode d'appréhension des énigmes et impasses qu'ils recèlent. Le sens de ce que je lis, écris, dis est incomplet, et je dis donc davantage de choses qu'il n'y paraît, et ce dans ce monde donc il n'est pas de "hors-texte"...

Le sens, écrira Derrida, est une question de "différance", au sens de différer et de déférer. Pour parler plus simplement, nous devons, lorsque nous tentons de penser le monde, avoir toujours à l'esprit que le sens n'est jamais directement donné et que ce sens passe par un effort de "déconstruction"...

Dans toutes nos pensées, nos actes d'écriture ou de parole, nous sommes toujours impliqués d'une façon ou d'une autre dans des questions historiques, éthiques ou politiques que nous ne reconnaissons ou ne voulons pas admettre. La "déconstruction" pourrait-elle s'assimiler à une pratique éthique? Michel Foucault montrera quelque scepticisme au sujet de cette thèse, allant jusqu'à qualifier la démarche de Derrida comme une "petite pédagogie historiquement bien déterminée (...) qui enseigne à l'élève qu'il n'y a rien hors du texte (... et qui) donne à la voix des maîtres cette souveraineté sans limite qui lui permet indéfiniment de edire le texte... ».  Derrida répliquera  ne jamais céder à la tentation d'être obscur pour le plaisir d'être obscur ... (cf. Simon Critchley, L'Ethique de la déconstruction, 1992). ..


Jacques Derrida (1930-2004)

Né à El-Biar, près d'Alger, Jacques Derrida, normalien et agrégé de philosophie, enseigne à l'École normale supérieure de 1964 à 1983, puis à l'École des hautes études en sciences sociales en 1984, et connaît un surprenant succès aux Etats-Unis, principalement au sein des études littéraires, où il donne des cours dans de prestigieuses universités telles que Johns Hopkins, Yale, Irvine, Cornell. Après s'être initié à l'oeuvre d'Husserl, Derrida participe en 1966 au fameux symposium sur le structuralisme, organisé par l'université Johns Hopkins (Baltimore), où il retrouve Roland Barthes, Jean-Pierre Vernant, Jean Hyppolite, René Girard, Jacques Lacan...

Et c'est en 1967 qu'il publie trois livres majeurs mais très différents, "L'Ecriture et la Différence", que porte une toute nouvelle approche de la façon d’écrire la philosophie,  "La Voix et le Phénomène", qui se veut une méditation sur le problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, et enfin "De la grammatologie", qui, faisant suite à la déconstruction du langage, prône l'émergence d'une science de l'écriture, seule à même d'appréhender l'apparition de l'écriture dans la pensée constituée et de se positionner dans la pensée à venir. Suivront un cinquantaine d'ouvrages, abordant les domaines les plus variés : langage, psychanalyse, religion, peinture, éthique, etc.

De lecture difficile, aux nombreuses déformations interprétatives effectuées tant par ses héritiers que par ses détracteurs, son oeuvre est considérée comme emblématique d'une nouvelle posture philosophique qui ne fonde pas - peut-être renonce d'emblée à - ,  une nouvelle vision du monde ou de l'existence. Partant, pour faire court, de l'idée que notre pensée occidentale et notre "séjour existentiel" sont enfermés dans une "écriture" dominante ("Dieu succède à Dieu et le Livre au Livre"), univoque, Derrida s'adonne à une relecture minutieuse des textes philosophiques ou littéraires, s'insinue dans ce qui lui semble être leurs présupposés, et tente ainsi d'ouvrir de nouvelles perspectives : "..ma vie, depuis le livre, aura donc été une veillée d'écriture dans l'intervalle des limites.."  

Plus encore, c'est toute la métaphysique occidentale qui est construite par cette volonté de "présence" qui entend nous donner immédiatement et dans leur intégralité des concepts comme l'origine, la vérité, ou la fin, mais sans nous donner les clés de leur signification. Derrida relie donc, par l'écriture et la différance, philosophie et littérature pour tenter de penser ce qui jusque-là semblait demeuré impensé : mais cet impensé, comment s'est-il constitué, n'est-il pas en fin de compte qu'un avatar de plus de cet impensable que l'on pressent tapis aux limites de notre univers?  .. Reste un désir de se libérer d'une pensée dominante qui s'auto-génère sans fin et nous entraîne dans la facilité et la régression .. 

 

L'oeuvre de Derrida est représentative du contexte des années 1960 dominée en France par le structuralisme et la linguistique : un mot, un signe, pris isolément, ne veulent rien dire en soi, mais n'acquièrent une signification que par leurs différences avec ces autres signes ou mots qui cohabitent dans le même système de représentation. Cette différence porte tant sur la forme (le signifiant) que sur le sens (le signifié). Derrida entend donc réagir à ce nouvel ensemble théorique qui enferme le monde dans une interprétation univoque à base de structures linguistiques: les "différences" de signifiants n'ont en fait aucune fin assignable, le langage n'est pas enfermé dans une structure définitive, et ce n'est que sous la pression des nécessités de l'existence et de nos besoins quotidiens d'expression que nous figeons à un moment donné le jeu par nature infini du langage. Derrida forge ainsi la "possibilité d'un nouveau concept", la "différance", pour exprimer une "trace", enfouie, peut-être impensable, qui tend à exprimer cette tension entre la dynamique sans fin de ces jeux de langage et l'écriture qui la cristallise : "trace" de la vie qui permet de penser la vie, d'écrire la vie, mais qui ne fut jamais inscrite dans l'écriture. 

La philosophie de la "déconstruction" à laquelle se livre Derrida est alors, très simplement si l'on peut, de s'adonner à une analyse approfondie de textes représentatifs pour , en les "déconstruisant", révéler les hypothèses et les procédés situés derrière l'écriture et la parole, avancer au-delà et nous ouvrir à de nouveaux modes de pensée. 

 

Jacques Derrida, "L'Ecriture et la Différence" (1967)

"La signification de l'écriture est prise dans une histoire, portée par une culture. Sous toutes ses formes, par sa philosophie, son savoir, sa religion, sa technique, ses arts, sa littérature surtout, l'aventure occidentale est engagée dans le système d'interprétation qui la rapporte à sa propre écriture, aux limites et aux fonctions qui lui sont assignées. N'excluant ni l'efficience ni la méconnaissance, cette représentation du signe écrit n'est pas seulement marquée d'histoire et de culture : tous les concepts de l'Occident, en particulier ceux d'histoire et de culture, sont inscrits dans sa clôture. La pensée à laquelle s'annonce l'excès de cette représentation doit se plier à un nouveau concept de la différence. Ce qui s’écrit ici "différence" marque l’étrange mouvement, l’unité irréductiblement impure d’un différer (détour, délai, délégation, division, inégalité, espacement) dont l’ économie excède les ressources déclarées du logos classique. C’est ce mouvement qui donne une unité aux essais ici enchaînés. Qu’ils questionnent l’écriture littéraire ou le motif structuraliste (dans les champs de la critique, des « sciences de l’homme » ou de la philosophie), que par une lecture configurante ils en appellent à Nietzsche ou à Freud, à Husserl ou à Heidegger, à Artaud, Bataille, Blanchot, Foucault, Jabès, Lévinas, ils n’ont qu’un lieu d’insistance : le point d’articulation dérobée entre l’écriture et la différence. À peser sur cette articulation, ils tentent de déplacer les deux termes."  (Editions du Seuil)

 

".. Le sens doit attendre d'être dit ou écrit pour s'habiter lui-même et devenir ce qu'à différer de soi il est : le sens. C'est ce que Husserl nous apprend à penser dans "l'Origine de la géométrie". L'acte littéraire retrouve ainsi à sa source son vrai pouvoir. Dans un fragment du livre qu'il projetait de consacrer à "l'Origine de la vérité, Merleau-Ponty écrivait : "La communication en littérature n'est pas simple appel de l'écrivain à des significations qui feraient partie d'un a priori de l'esprit humain : bien plutôt elle les y suscite par entraînement ou par une sorte d'action oblique. Chez l'écrivain la pensée ne dirige pas le langage du dehors : l'écrivain est lui-même comme un nouvel idiome qui se construit...". "Mes paroles me surprennent moi-même et m'enseignent ma pensée", disait-il ailleurs.

C'est parce qu'elle est inaugurale, au sens jeune de ce mot, que l'écriture est dangereuse et angoissante. Elle ne sait pas où elle va, aucune sagesse ne la garde de cette précipitation essentielle vers le sens qu'elle constitue et qui est d'abord son avenir. Elle n'est pourtant capricieuse que par lâcheté. Il n'y a donc pas d'assurance contre ce risque. L'écriture est pour l'écrivain, même s'il n'est pas athée, mais s'il est écrivain, une navigation première et sans grâce. Parlait-il de l'écrivain, saint Jean Chrysostome? "Il faudrait que nous n'eussions pas besoin du secours de l'écriture, mais que notre vie s'offrit si pure que la grâce de l'esprit remplaçât les livres dans notre âme et s'inscrit en nos coeurs comme l'encre sur les livres. C'est pour avoir repoussé la grâce qu'il faut employer l'écrit qui est une seconde navigation." Mais toute foi ou assurance théologique réservées, l'expérience de "secondarité" ne tient-elle pas à ce redoublement étrange par lequel le sens constitué - écrit - se donne comme "lu", préalablement ou simultanément, où l'autre est là qui veille et rend irréductible l'aller et le retour, le travail entre l'écriture et la lecture?"

 

Jacques Derrida, "La Voix et le Phénomène" (1967),

Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl

Derrida publie aux PUF en 1962 une traduction-introduction de "L'Origine de la géométrie" de Husserl, la phénoménologie constituant par nature une "métaphysique de la présence dans la forme de l'idéalité". Il poursuit ici sa lecture critique de Husserl, lecture qui ébauche la "méthode" de la "déconstruction" : "est-ce que la nécessité phénoménologique, la rigueur et la subtilité de l'analyse husserlienne, les exigences auxquelles elle répond et auxquelles nous devons d'abord faire droit, ne dissimulent pas néanmoins une présupposition métaphysique? Ne cachent-elles pas une adhérence dogmatique ou spéculative qui, certes, ne retiendrait pas la critique phénoménologique hors d'elle-même, ne serait pas un résidu de naïveté inaperçue, mais "constituerait" la phénoménologie en son dedans, dans son projet critique et dans la valeur institutrice de ses propres prémisses : précisément dans ce qu'elle reconnaîtra bientôt comme la source et le garant de toute valeur, le "principe des principes", à savoir l'évidence donatrice originaire, le "présent" ou la "présence" du sens à une intuition pleine et originaire. En d'autres termes, nous ne nous demanderons pas si tel ou tel héritage métaphysique a pu, ici ou là, limiter la vigilance d'un phénoménologue, mais si la forme phénoménologique de cette vigilance n'est pas déjà commandée par la métaphysique elle-même .."

 

"..Il s'agirait donc, sur l'exemple privilégié du concept de signe, de voir s'annoncer la critique phénoménologique de la métaphysique comme moment à l'intérieur de l'assurance métaphysique. Mieux : de commencer à vérifier que la ressource de la critique phénoménologique est le projet métaphysique lui-même, dans son achèvement historique et dans la pureté seulement restaurée de son origine..."

 

 Jacques Derrida, "De la grammatologie" (1967)

"Les langues sont faites pour être parlées, l’écriture ne sert que de supplément à la parole... L’écriture n’est que la représentation de la parole, il est bizarre qu’on donne plus de soin à déterminer l’image que l’objet. ” Rousseau.

Ce livre est donc voué à la bizarrerie. Mais c’est qu’à accorder tout son soin à l’écriture, il la soumet à une réévaluation radicale. Et les voies sont nécessairement extravagantes lorsqu’il importe d’excéder, pour en penser la possibilité, ce qui se donne pour la logique elle-même : celle qui doit déterminer les rapports de la parole et de l’écriture en se rassurant dans l’évidence du sens commun, dans les catégories de “ représentation ” ou d’“ image ”, dans l’opposition du dedans et du dehors, du plus et du moins, de l’essence et de l’apparence, de l’originaire et du dérivé.

Analysant les investissements dont notre culture a chargé le signe écrit, Jacques Derrida en démontre aussi les effets les plus actuels et parfois les plus inaperçus. Cela n’est possible que par un déplacement systématique des concepts : on ne saurait en effet répondre à la question “ qu’est-ce que l’écriture ? ” par un appel de style “ phénoménologique ” à quelque expérience sauvage, immédiate, spontanée. L’interprétation occidentale de l’écriture commande tous les champs de l’expérience, de la pratique et du savoir, et jusqu’à la forme ultime de la question (“ qu’est-ce que ? ”) qu’on croit pouvoir libérer de cette prise. L’histoire de cette interprétation n’est pas celle d’un préjugé déterminé, d’une erreur localisée, d’une limite accidentelle. Elle forme une structure finie mais nécessaire dans le mouvement qui se trouve ici reconnu sous le nom de différance." (Editions de Minuit)

 

"La métaphysique a constitué un système de défense exemplaire contre la menace de l'écriture. Or qu'est-ce qui lie l'écriture à la violence? Que doit être la violence pour que quelque chose en elles'égale à l'opération de la trace? Et pourquoi faire jouer cette question dans l'affinité ou la filiation qui enchaînent Lévi-Strauss à Rousseau? A la difficulté de justifier ce rétrécissement historique s'en ajoute une autre : qu'est-ce que la descendance dans l'ordre du discours et du texte? Si, de manière un peu conventionnelle, nous appelons ici "discours" la "représentation" actuelle, vivante, consciente d'un "texte" dans l'expérience de ceux qui l'écrivent ou le lisent, et si le texte déborde sans cesse cette représentation par tout le système de ses ressources et de ses lois propres, alors la question généalogique excède largement les possibilités qui nous sont aujourd'hui données de l'élaborer. Nous savons  que la métaphore est encore "interdite" qui décrirait sans faute la généalogie d'un texte. En sa syntaxe et son lexique, dans son espacement, par sa ponctuation, ses lacunes, ses marges, l'appartenance historique d'un texte n'est jamais droite ligne. Ni causalité de contagion. Ni simple accumulation de couches. Ni pure juxtaposition de pièces empruntées. Et si un texte se donne toujours une certaine représentation de ses propres racines, celles-ci ne vivent que de cette représentation, c'est-à-dire de ne jamais toucher le sol. Ce qui détruit sans doute leur essence radicale, mais non la nécessité de leur fonction enracinante.."

 

Jacques Derrida, "Marges de la philosophie" (1972)

« Ample jusqu’à se croire interminable, un discours qui s’est appelé philosophie – le seul sans doute qui n’ait jamais entendu recevoir son nom que de lui-même et n’ait cessé de s’en murmurer de tout près l’initiale – a toujours, y compris la sienne, voulu dire la limite. Dans la familiarité des langues dites (instituées) par lui naturelles, celles qui lui furent élémentaires, ce discours a toujours tenu à s’assurer la maîtrise de la limite (peras, limes, Grenze). Il l’a reconnue, conçue, posée, déclinée selon tous les modes possibles ; et dès lors du même coup, pour en mieux disposer, transgressée. Il fallait que sa propre limite ne lui restât pas étrangère. Il s’en est donc approprié le concept, il a cru dominer la marge de son volume et penser son autre... » (Jacques Derrida) - "Introduits par les descriptions d’un Tympan, inédits ou repris dans une nouvelle version, dix textes s’enchaînent ici pour élaborer ou déplacer ces questions, en interrogeant tour à tour Saussure et Rousseau, Kant, Hegel, Nietzsche, Husserl et Heidegger, Valéry, Austin ou Benveniste, etc. Selon une certaine désorientation active et méthodique, ils déploient aussi la recherche engagée dans La Voix et le phénomène, L’Écriture et la différence, De la grammatologie, La Dissémination. Ils réaffirment, contre les facilités et régressions de l’idéologie dominante, la nécessité d’une déconstruction rigoureuse et générative." (Editions de Minuit)

 

".. Je dirais donc d'abord que la "différance", qui n'est ni un mot ni un concept, m'a paru stratégiquement le plus propre à penser, sinon à maîtriser - la pensée étant peut-être ici ce qui se tient dans un certain rapport nécessaire avec les limites structurelles de la maîtrise - le plus irréductible de notre "époque". Je pars donc, stratégiquement, du lieu et du temps où "nous" sommes, bien que mon ouverture ne soit pas en dernière instance justifiable et que ce soit toujours à partir de la différance et de son "histoire" que nous pouvons prétendre savoir qui et où "nous" sommes, et ce que pourraient être les limites d'une "époque". Bien que "différance" ne soit ni un mot ni un concept, tentons néanmoins une analyse sémantique facile et approximative qui nous conduira en vue de l'enjeu..."