René Descartes (1596-1650), "Discours de la méthode" (1637), "Méditations métaphysiques" (1641) - Marin Mersenne (1588-1648) - Pierre de Gassendi (1592-1655) - Pierre de Fermat (1601-1665) - Elizabeth de Bohême (1618-1680) - ...

Last update 10/10/2021

L'influence du rationalisme cartésien (le grand mythe culturel français), non seulement sur la mentalité et la littérature de son siècle (après 1650), mais également à plus long terme, est aussi bien indéniable que diffuse. On doit en effet à Descartes la formule la plus célèbre de la philosophie universelle de tous les temps, le "je pense donc je suis" que n'ont cessé de méditer les philosophes. Et toute l'originalité de la méthode cartésienne vient de ce que c'est précisément du doute lui-même que va surgir la vérité : si je doute, en effet, c'est que je pense. Mais que sait-on de la préoccupation dominante de Descartes, que l'on a si rapidement oublié, que ce n'est pas tant la conquête matérielle du monde par la science qui l'obsède que l'union de l'âme à Dieu par une rationalité devenue sagesse et qui comprend tout...

Descartes marque une étape fondamentale dans l'histoire de la pensée ; il existe désormais effectivement un avant et un après. Mais les débuts furent difficiles, Descartes (1596-1650)affronta bien des réticences, que l'on songe à Pierre Gassendi (1592-1655) ou à Thomas Hobbes (1588-1679), ses contemporains: le cartésianisme est alors mal reconnu, très minoritaire, voire dérangeant. Dix années plus tard, l'horizon semble différent...

On peut aisément admettre que, après 1660, la littérature a pour but ultime la recherche et l'expression de la vérité, ce qui rejoint exactement l'ambition de Descartes. Dès leur publication française en 1647, les Méditations métaphysiques deviennent l'objet de toutes les discussions dans les milieux cultivés : Mme de Sévigné y fera allusion dans sa correspondance, et, dans les Femmes savantes, Molière ne se privera pas de montrer Philaminte et Bélise dissertant des « tourbillons », des substances étendues et pensantes, qui sont de claires allusions à Descartes. On sait d'autre part que ce dernier recueillit l'admiration de La Bruyère et de La Fontaine, de Racine tout autant que de Boileau (dont l'Arrêt burlesque en 1671 empêchera la condamnation de la philosophie cartésienne au profit de l'aristotélisme par le parlement de Paris) : il appartient au bon sens et à la raison de régner aussi sur la poésie, qui sera d'ailleurs suffisamment influencée par le « mécanisme » pour que tout sentiment de la nature s'en trouve à peu près exclu.

 « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent: mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent.

     Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun; même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l'esprit; car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun; et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes, qui disent qu'il n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d'une même espèce.

     Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur de m'être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m'ont conduit à des considérations et des maximes dont j'ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par degrés ma connoissance, et de l'élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d'atteindre. Car j'en ai déjà recueilli de tels fruits, qu'encore qu'au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que, regardant d'un oeil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes, il n'y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l'avenir, que si, entre les occupations des hommes, purement hommes, il y en a quelqu'une qui soit solidement bonne et importante, j'ose croire que c'est celle que j'ai choisie.... »

À la suite de Galilée, Descartes rejette la conception aristotélicienne du monde et fonde sa physique sur les mathématiques et sur l'observation. Il expose sa démarche dans le Discours de la méthode (1637), et accorde une place importante au sujet conscient. Les concepts doivent être clairs et subdivisés en propositions pour que la pensée procède de façon ordonnée et rigoureuse. À son fondement, le doute, partant du principe de la « table rase », permet de se débarrasser des préjugés et prépare l'esprit à l'aventure intellectuelle du cogito révélant que chacun est en tant qu'il pense et réfléchit sur sa pensée. Plus lointainement, le rationalisme du XVIIIe siècle tire son origine du programme de devenir « maître et possesseur de la nature ». On serait à la limite tenté d'affirmer qu'il est difficile d'échapper au cartésianisme pour peu qu'on y entende la confiance accordée au pouvoir de la raison : seuls les critiques de cette dernière – par référence à son impuissance (Pascal) ou à sa perversion (Rousseau) – tenteront de freiner, momentanément, sa diffusion...


René Descartes (1596-1650)

Fils d'un conseiller au Parlement de Bretagne, René Descartes, philosophe, mathématicien et physicien, naquit à La Haye en Touraine, en 1596. Après avoir été formé par les Jésuites au célèbre collège «La Flèche» à Anjou, - il s'intéresse déjà aux mathématiques, "à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons" -, et avoir fait, à l'Université de Poitiers (1616), des études de droit et de médecine, il décide d`étudier dans "le livre du monde".

Il fait une brève carrière militaire dans l'armée bavaroise, mêle vie scientifique et vie mondaine, avant de se consacrer pleinement à la philosophie. Il passa sa vie entre la France et les Pays-Bas, fuyant les villes, fréquentant les bibliothèques et rencontrant les esprits les plus illustres de son temps, notamment Bérulle, Fermat, Gassendi, Hobbes et Pascal. Ensuite, après quelques voyages et des séjours prolongés en province et à Paris, il s'installa durant vingt ans en Hollande, de 1629 à 1649. Parti pour la Suède sur l'invitation de la reine Christine, il mourut de pneumonie à Stockholm en 1650.

Descartes se consacra principalement à l'étude des vérités premières, racines de toute connaissance (Méditations métaphysiques, 1641; Principes de la philosophie, 1644 et 1647; Entretien avec Burman, 1648), de questions théologiques (Lettres au père Mesland, 1645), de l'homme, tant physiologique que moral (Traité de l'homme, v. 1633; Lettres au marquis de Newcastle, 1645-1646; Description du corps humain, 1648), de la physique (le Monde, v. 1633; Les Météores, 1637; Lettres à Morus, 1649), de l'optique et des mathématiques (la Dioptrique, la Géométrie, 1637; Correspondance avec Mersenne, dès 1629) : il s'attela en tous domaines à la «recherche de la vérité», «son principal bien en cette vie» (Lettre à la princesse Élisabeth du 9 octobre 1649).

En philosophie, Descartes posa le sujet et l'individualité comme source de la connaissance : la célèbre thèse cogito ergo sum («je pense, donc je suis»), que l'on trouve déjà chez saint Augustin et Avicenne, révèle que la seule certitude, sur laquelle doivent être modelées les autres certitudes à établir, est subjective. La méthode d'analyse et d'enchaînement des idées qu'il élabora pour éviter l'erreur et pour trouver la vérité part d'une mise en doute méthodique des connaissances acquises, qui doit permettre de fonder la pensée sur des idées «claires et distinctes». Descartes prolongea par là la pensée des tenants du scepticisme, en particulier Montaigne, et les investigations sur la méthode des philosophes de la Renaissance tels que Ramus et Francis Bacon.

Descartes proposa une articulation à la fois traditionnelle et novatrice entre la philosophie et la théologie. Il reprit l'argument ontologique de saint Anselme pour prouver l'existence de Dieu, mais proposa une théorie inédite de la création des vérités éternelles (Lettres à Mersenne, 1630) : il affirma qu'aucune loi ou idée préexistante ne s'impose à Dieu, créateur «arbitraire» de la vérité, et il soutenait, liant physique et théologie, que Dieu crée à chaque instant, en maintenant le monde dans l'être (théorie de la création continuée).

D'une importance capitale pour son temps, l'œuvre scientifique de Descartes n'est souvent pas appréciée à sa juste valeur. En optique, il découvrit la loi de la réfraction et ouvrit la voie à la théorie ondulatoire de la lumière. Systématisant la géométrie analytique, il s'efforça le premier de classer les courbes d'après le type d'équations qui les produisent, contribuant par là à la naissance de la théorie des équations. En mathématiques, on lui doit aussi l'usage qui consiste à utiliser les dernières lettres de l'alphabet pour désigner des valeurs inconnues et les premières pour les valeurs connues, ainsi que la notation en exposant pour exprimer la puissance d'un nombre. La démarche scientifique est au cœur même de son œuvre philosophique : elle est au fondement de sa méthode (expérimentation, doute, recherche d'une certitude), de son programme et de l'idée d'une «mathématique universelle» (mathesis universalis). Pour Descartes, la science constitue une des branches de l'arbre de la philosophie (Principes de la philosophie, préface à l'édition française de 1647).

 

René Descartes est le troisième enfant de Joachim Descartes, conseiller au parlement de Rennes, et de Jeanne Brochard. Sa mère, morte un an après sa naissance, lui a légué « une toux sèche et une couleur pâle » qu'il gardera jusqu'à plus de vingt ans et qui semble le condamner à mourir jeune. En 1600, son père se remarie et le jeune garçon est élevé par sa grand-mère maternelle.    De ses premières années, nous ne savons que peu de chose : lorsque Descartes en rappelle quelques circonstances, c'est moins pour se raconter que pour retracer l'histoire de son esprit. À l'âge de dix ans, il entre au collège royal de La Flèche, où enseignent les jésuites. Si Descartes se félicitera toujours du talent et du dévouement de ses maîtres, notamment de celui qui sera le P. Marin Mersenne (1588-1648), il jugera sévèrement le programme des études, sans unité et ne donnant aucune « assurance » dans les fins à poursuivre. La morale, enseignée de façon littéraire, revient à prêcher la vertu sans aucune démonstration. L'enseignement de la philosophie est consciemment orienté vers la théologie, dont la philosophie est la servante. Seules les mathématiques trouvent grâce devant le jugement de Descartes ; mais leur enseignement est orienté vers les applications pratiques et sert à l'art militaire, essentiel pour les jeunes nobles élevés au collège. Ainsi Descartes se plaint qu'on n'ait « rien bâti dessus de plus relevé ». Au sortir du collège, Descartes complète son éducation en apprenant la danse, l'équitation et l'escrime. La philosophie et les plaisirs du monde se disputent quelque temps la personnalité du jeune noble, destiné par son père au service du roi. À Paris, en même temps qu'il s'adonne aux jeux, surtout à ceux où l'intelligence a plus de part que le hasard, il connaît Claude Mydorge (1585-1647), premier mathématicien de France, et revoit Mersenne en 1611. En 1615 et 1616, il se libère de tous ses anciens amis afin d'étudier les mathématiques. En 1616, à quelques heures d'intervalle, il passe devant la faculté de Poitiers son baccalauréat et sa licence en droit.

 

1617 - Il s'engage en 1617 sous les ordres du prince Maurice de Nassau, en Hollande. Errant dans les quartiers de Breda, il voit une foule massée devant une affiche écrite en hollandais. Il demande à un passant de lui traduire le texte : c'est un problème de mathématiques porté « au défi » du public. Descartes se vante si résolument d'en découvrir la solution que son traducteur lui donne son nom et son adresse. Il s'agit d'Isaac Beeckman (1588-1639), principal du collège de Dordrecht. Le lendemain, Descartes lui apporte la réponse. Ainsi commence une amitié intellectuelle entre les deux hommes. Cependant, lassé de l'inaction militaire des Hollandais, Descartes gagne le Danemark, puis l'Allemagne, déchirée par le début de la guerre de Trente Ans, où il s'engage dans les troupes du duc Maximilien Ier de Bavière. Au cours de l'hiver 1619, il fait un bref séjour à Ulm, où il connaît le mathématicien Jean Faulhaber (1580-1635).

 

Le 10 novembre 1619, parmi les divertissements de militaires désœuvrés, Descartes découvre, à 23 ans,  dans un « poêle » (pièce chauffée par un poêle situé en son centre) les « fondements d'une science admirable » au cours de rêves exaltants qui lui indiquent la mission dont le ciel l'a chargé....

Après cette fameuse nuit, il visite encore le monde en allant de Souabe en Autriche, en Bohême, en Hongrie, en Poméranie. En remontant l'Elbe, il oblige, par sa grande résolution et sa promptitude à tirer l'épée, des mariniers qui voulaient l'assassiner à le conduire à bon port.    Ayant renoncé au métier des armes, Descartes passe l'hiver de 1621 en Hollande, puis revient en France en 1622 pour prendre possession des terres poitevines, héritage de sa mère. Il fait en 1623 un voyage de plusieurs mois en Italie, pour revenir en France et demeurer à Paris jusqu'en 1629. En 1628, il était au siège de La Rochelle dans les troupes du Cardinal. Mais une page se tourne...

Et Descartes écrira à Mersenne, le 15 avril 1630, en lui envoyant quelques problèmes : « Je suis si las des mathématiques, et en fais maintenant si peu d'état, que je ne saurais plus prendre la peine de les résoudre moi-même »...

 

Le 8 octobre 1628, Descartes se rend à Dordrecht, où Isaac Beeckman mentionne sa visite. Au printemps de l'année suivante, après avoir, semble- t-il, passé un hiver en France à la campagne pour y faire l'apprentissage de la solitude, il se fixe définitivement en Hollande. Le 16 avril 1629, il se fait immatriculer à l'Université de Franeker dans la Frise, et le 27 juin 1630 à celle de Leyde. Son humeur changeante ne l'a pas quitté, et nous le voyons résider successivement (2) à Amsterdam

 

1628 - "Les Règles pour la direction de l'esprit" (Regulae ad directionem ingenii)

De son séjour parisien datent les Règles pour la direction de l'esprit, traité inachevé qui ne sera publié qu'en 1701. (Retrouvé à la mort de Descartes, dans les papiers de Stockholm. Dans sa première oeuvre philosophique, Descartes, développe les règles qui alimenteront la seconde partie du Discours de la méthode quelques dix années plus tard, "Diriger l'esprit de manière qu'il porte des jugements solides et vrais sur tous les objets qui se présentent". L'ouvrage s'arrêtera à la règle XVIII...

Le 8 octobre 1628, Descartes se rend à Dordrecht, où Isaac Beeckman mentionne sa visite. Au printemps de l'année suivante, il passe un hiver en France à la campagne pour y faire l'apprentissage de la solitude..

 

En mars 1629, Descartes décide « de se retirer pour toujours du lieu de ses habitudes et de se procurer une solitude parfaite dans un pays médiocrement froid où il ne serait pas connu », afin de se consacrer à la recherche de la vérité. Il prend donc la route de Hollande, où il demeurera plus de vingt ans (1629-1649), préservant jalousement sa solitude, changeant souvent de résidence et menant le train d'un gentilhomme. Le 16 avril 1629, il se fait immatriculer à l'Université de Franeker dans la Frise, et le 27 juin 1630 à celle de Leyde. Il s'occupe, d'abord, beaucoup de physique et travaille à composer une Physique puis un Traité de Métaphysique. En 1631, il fait «une promenade» en Angleterre. En 1633, Reneri, le premier professeur de philosophie cartésienne, obtient une chaire à Deventer. Descartes vient habiter près de lui et compose "le Monde ou le Traité de la lumière". Tout est achevé l'été 1633, lorsque, au moment de l'impression, Descartes apprend la condamnation de Galilée par les inquisiteurs du Saint-Office pour avoir soutenu le mouvement de la Terre. Ayant introduit cette thèse dans sa physique, il renonce à sa publication.

 

A Mersenne, 15 avril 1630, lettre d'une importance capitale pour la constitution et sans doute le développement de la pensée de Descartes (Ferdinand Alquié). Les principaux points qu'entendait poursuivre Descartes, écrit-il à son confident Mersenne, étaient de prouver "l'existence de Dieu et celle de nos âmes" lorsqu'elles sont séparées du corps, d'où il suit l'immortalité", et cela en usant de toutes les ressources d'une raison ramenée à sa véritable destination et et contenue dans ses justes limites.

"Or j'estime que tous ceux à qui Dieu a donné l'usage de cette rais sont obligés de l'employer principalement pour tâcher à le connaître et à se connaître eux mêmes. C'est par là que j'ai tâché de commencer  une étude; et je vous dirai que je n'eusse su trouver les fondements de la Physique si je ne les eusse cherchés par cette voie. Mais c'est la matière que j'ai le plus étudiée de toutes, et en laquelle grâce à Dieu, j me suis aucunement satisfait; au moins pensé-je avoir trouvé comment on peut démontrer les vérités métaphysiques, d'une façon qui est plus évidente que les démonstrations de Géométrie; je dis ceci selon mon jugement, car je ne sais pas si je le pourrai persuader aux autres... Mais Je ne laisserai pas de toucher en ma Physique plusieurs questions métaphysiques, et particulièrement celle-ci : Que les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C'est en effet parler de Dieu comme d'un Jupiter ou Saturne, et l'assujettir au Styx et aux Destinées que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d'assurer et de publier partout que c'est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu'un roi établit des lois en son royaume.

Or il n'y en a aucune en particulier que nous ne puissions comprendre si notre esprit se porte à la considérer, et elles sont toutes mentibus nostris ingenitae, ainsi qu un roi imprimerait ses lois dans les cœurs de tous ses sujets, s'il en avait aussi bien le pouvoir. Au contraire, nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous la connaissions. Mais cela même que nous la jugeons incompréhensible nous la fait estimer davantage...."

 

Deux lettres singulières de Descartes à Balzac du 15 avril et du 14 mai 1631. - « Je suis devenu si philosophe, écrit-il le 15 avril, que je méprise la plupart des choses qui sont ordinairement estimées, et en estime quelques autres dont on n'a point accoutumé de faire cas... Je ne suis plus en humeur de rien mettre par écrit... Ce n'est pas que je ne fasse grand état de la réputation, lorsqu'on est certain de l'acquérir bonne et grande, comme vous avez fait ; mais pour une médiocre et incertaine, telle que je la pourrais espérer, je l'estime beaucoup moins que le repos et la tranquillité d'esprit que je possède. Je dors ici dix heures toutes les nuits ; et, sans que jamais aucun soin me réveille, après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans des bois, des jardins et des palais enchantés, où j'éprouve tous les plaisirs qui sont imaginés dans les fables, je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit ; et quand je m'aperçois d'être éveillé, c'est seulement afin que mon contentement soit plus parfait et que mes sens y participent... » (I, 198).

Dans la lettre du 16 mai, Descartes célèbre sa solitude : elle est supérieure même, écrit-il, à celle des champs où l'on a toujours "quantité de petits voisins, qui vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris ; au lieu qu'en cette grande ville où je suis, n'y ayant aucun homme, excepté moi, qui n'exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j'y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d'un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n'y considère pas autrement les hommes que j'y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n'interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j'en reçois le même plaisir que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes... Que s'il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers et à y être dans l'abondance jusques aux yeux, pensez-vous qu'il n'y en ait pas autant à voir venir ici des vais- seaux qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes et tout ce qu'il y a de rare en Europe. Quel lieu pourrait-on choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu'en celui-ci? Quel autre pays où l'on puisse jouir d'une liberté si entière, où l'on puisse dormir avec moins d'inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connues, et où il soit demeuré plus de reste de l'innocence de nos aïeux? Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l'air d'Italie, avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable, la fraîcheur du soir malsaine, et où l'obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres" (I, 202).

1632-1633 - "Traité du Monde", "Traité de la lumière, et des autres principaux objets des sens"...

De 1630 à 1633 il travaille à son Traité du monde, qui devait comprendre deux parties : Traité de la lumière, Traité de l'homme. Nous ne le connaissons que par des fragments posthumes (XI, 3 et suiv.), et par le résumé qu'en a donné Descartes dans la cinquième partie du Discours et dans ses Principes (cf. XI, 698 ; XII, 146). Il sera publié à l'insu de Descartes en 1634, sans doute avec des erreurs, puis définitivement en 1677, une oeuvre laissée inachevée suite à la condamnation de Galilée : Descartes, en effet, au moment où il s'apprêtait à soumettre son résumé à Mersenne, apprit la condamnation de Galilée (23 juin 1633), et, tant par amour de la tranquillité que par soumission à l'autorité de l'Église, il renonça à la publication de son ouvrage. Il s'est expliqué à ce sujet dans une lettre qu'il écrivit à Mersenne vers la fin de novembre 1633. 

"Je suis maintenant après à démêler le chaos, pour en faire sortir de la lumière, qui est l'une des plus hautes et des plus difficiles matières que je puisse jamais entreprendre : car toute la métaphysique y est presque comprise". Puis ce fut le silence...

Il y développait, après une critique en règle de la pensée scolastique et de ses lois régissant l'Univers, l'hypothèse d'un nouveau monde dont on pourrait décrire les mécanismes. Descartes notamment y définira la matière par la propriété fondamentale de l'étendue. Une matière qui se présente sous forme de corpuscules, animés par des mouvements qu'il nomme des "tourbillons". C'est ainsi qu'il pensait pouvoir concilier la représentation d'un mouvement général et universel continu et la thèse de l'absence de vide. Il s'oppose de même à l'atomisme d'Epicure que Gassendi venait de reprendre. Trois lois y sont exposées, la loi de l'inertie, la loi de l'équilibre des mouvements et la loi du mouvement linéaire. Puis Descartes poursuit sa fiction en relatant la formation du monde...

En 1634, Descartes habite Amsterdam, qu'il quitte pour Leeuwarden en 1635 ; il y revient en 1636. À la suite de la nomination de Reneri, l'université d'Utrecht devient un foyer de la pensée cartésienne.  Afin de donner un échantillon de sa doctrine, de connaître les réactions des autorités, Descartes publie en 1637 trois petits traités, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, précédés du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité à travers les sciences. Mais cette science nouvelle , le mécanisme, qui s'élabore, issue de l'astronomie et de la physique naissante, mais fondamentalement étrangère au système d'Aristote, n'a plus de philosophie. Peut-on fabriquer de la science sans corrélation philosophique (à cette époque règne encore la scolastique, une synthèse de christianisme et d'aristotélisme)? Dans le même temps, la religion catholique se déchire entre la Réforme et le libertinage, une attitude incompréhensible pour un Descartes qui rejette cette étrange alliance de la physique, scolastique et donc discutable, et de la religion, vérité intangible. Comment donc réconcilier la religion et la science, si ce n'est en restructurant cette science: dans les Règles pour la direction de l'esprit, la méthode utilisée sera celle des mathématiques, domaine du certain qui n'est sujet à aucune controverse. Reste le problème de la philosophie et de son fondement...

1637 - "Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences".

Cet ouvrage, paru anonymement à Leyde, était destiné à servir de préface à trois traités, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. C'est la première grande oeuvre philosophique et scientifique en français. « Si j'écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin, qui est celle de mes précepteurs, c'est à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens »  : Et "si ce discours semble trop long pour être lu en une fois, on le pourra distinguer en six parties. Et, en la première, on trouvera diverses considérations touchant les sciences. En la seconde, les principales règles de la méthode que l’auteur a cherchée. En la troisième, quelques unes de celles de la morale qu’il a tirée de cette méthode. En la quatrième, les raisons par lesquelles il prouve l’existence de Dieu et de l’âme humaine, qui sont les fondements de sa métaphysique. En la cinquième, l’ordre des questions de physique qu’il a cherchées, et particulièrement l’explication des mouvements du coeur et de quelques autres difficultés qui appartiennent à la médecine; puis aussi la différence qui est entre notre âme et celle des bêtes. Et en la dernière, quelles choses il croit être requises pour aller plus avant en la recherche de la nature qu’il n’a été, et quelles raisons l’ont fait écrire..." 

L'ouvrage eut un succès si considérable que Descartes en donna une deuxième édition chez Elzévir en mai 1642, avec quelques additions et des septièmes objections. Le "Discours" sera traduit en latin en 1644. 

Descartes y expose donc sa méthode, faite de quatre règles fondamentales : la première correspond au principe d'évidence (« ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ») ; les trois autres sont des règles de raisonnement empruntées aux mathématiques : analyse (diviser chaque difficulté en problèmes élémentaires), synthèse (procéder du plus simple vers le plus complexe) et énumération (s'assurer de l'exhaustivité de ce qui a été analysé). 

Descartes applique sa méthode à l'astronomie, à la physique et à la biologie ; pour cette dernière, il propose une théorie mécaniciste (animal-machine).

- Explication des engins par l'aide desquels on peut avec une petite force lever un fardeau fort pesant 

- la Dioptrique

- les Météores

- la Géométrie

Dans les premières pages du Discours de la méthode, Descartes avertit le lecteur que son dessein n'est pas de procurer à chacun une méthode universelle pour « bien conduire sa raison » mais de montrer, à travers son cheminement personnel et son expérience comment il est parvenu à bien conduire la sienne. Si la raison se fourvoie, ce n'est pas tant à cause de la diversité des opinions que dela méthode utilisée pour s'acheminer vers la vérité.

En tout être humain repose la puissance de bien juger et de distinguer le vrai d'avec le faux, ce qu'on appelle communément la "raison" ou le "bon sens", et la diversité des jugements ou opinions n'a pour origine que la seule façon de conduire sa pensée : " Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien...."

 

"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à Contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent: mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent.

Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l’esprit; car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun; et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce.

Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des considérations et des maximes dont j’ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j’ai moyen d’augmenter par degrés ma connoissance, et de l’élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d’atteindre. Car j’en ai déjà recueilli de tels fruits, qu’encore qu’au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que, regardant d’un oeil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes, il n’y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l’avenir, que si, entre les occupations des hommes, purement hommes, il y en a quelqu’une qui soit solidement bonne et importante, j’ose croire que c’est celle que j’ai choisie.

Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce n’est peut-être qu’un peu de cuivre et de verre que je prends pour de l’or et des diamants. Je sais combien nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche, et combien aussi les jugements de nos amis nous doivent être suspects, lorsqu’ils sont en notre faveur. Mais je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que j’ai suivis, et d’y représenter ma vie comme en un tableau, afin que chacun en puisse juger, et qu’apprenant du bruit commun les opinions qu’on en aura, ce soit un nouveau moyen de m’instruire, que j’ajouterai à ceux dont j’ai coutume de me servir.

Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai taché de conduire la mienne. Ceux qui se mêlent de donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent; et s’ils manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables. Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile a quelques uns sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise."

 

Pour expliquer la découverte de sa méthode, Descartes évoque sa jeunesse et explique qu'il lui a fallu faire table rase de toutes ses connaissances antérieures puis expérimenter le grand livre du monde pour entamer la reconstitution de l'édifice de son savoir à la seule lumière de sa raison.... 

 

"J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance; et, pourcequ’on me persuadoit que par leur moyen on pouvoit acquérir une connoissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avois un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvois embarrassé de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me sembloit n’avoir fait autre profit, en tâchant de m’instruire, sinon que j’avois découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j’étois en l’une des plus célèbres écoles de l’Europe, où je pensois qu’il devoit y avoir de savants hommes, s’il y en avoit en aucun endroit de la terre. J’y avois appris tout ce que les autres y apprenoient; et même, ne m’étant pas contenté des sciences qu’on nous enseignoit, j’avois parcouru tous les livres traitant de celles qu’on estime les plus curieuses et les plus rares, qui avoient pu tomber entre mes mains. Avec cela je savois les jugements que les autres faisoient de moi; et je ne voyois point qu’on m’estimât inférieur à mes condisciples, bien qu’il y en eut déjà entre eux quelques-uns qu’on destinoit à remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre siècle me sembloit aussi fleurissant et aussi fertile en bons esprits qu’ait été aucun des précédents. Ce qui me faisoit prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu’il n’y avoit aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu’on m’avoit auparavant fait espérer.

Je ne laissois pas toutefois d’estimer les exercices auxquels on s’occupe dans les écoles. Je savois que les langues qu’on y apprend sont nécessaires pour l’intelligence des livres anciens; que la gentillesse des fables réveille l’esprit; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu’étant lues avec discrétion elles aident à former le jugement; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées; que l’éloquence a des forces et des beautés incomparables; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les curieux qu’à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes; que les écrits qui traitent des moeurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles; que la théologie enseigne à gagner le ciel; que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants; que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent et enfin qu’il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connoître leur juste valeur et se garder d’en être trompé.

Mais je croyois avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car c’est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des moeurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays; et lorsqu’on est trop curieux des choses qui se pratiquoient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n’augmentent la valeur des choses pour les rendre plus dignes d’être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances, d’où vient que le reste ne paroit pas tel qu’il est, et que ceux qui règlent leurs moeurs par les exemples qu’ils en tirent sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces.

J’estimois fort l’éloquence, et j’étois amoureux de la poésie; mais je pensois que l’une et l’autre étoient des dons de l’esprit plutôt que des fruits de l’étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas-breton, et qu’ils n’eussent jamais appris de rhétorique; et ceux qui ont les inventions les plus agréables et qui les savent exprimer avec le plus d’ornement et de douceur, ne laisseraient pas d’être les meilleurs poëtes, encore que l’art poétique leur fût inconnu.

Je me plaisois surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons : mais je ne remarquois point encore leur vrai usage; et, pensant qu’elles ne servoient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnois de ce que leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avoit rien bâti dessus de plus relevé : comme au contraire je comparois les écrits des anciens païens qui traitent des moeurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques qui n’étoient bâtis que sur du sable et sur de la boue : ils élèvent fort haut les vertus, et les font paroître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde; mais ils n’enseignent pas assez à les connoître, et souvent ce qu’ils apprennent d’un si beau nom n’est qu’une insensibilité, ou un orgueil . ou un désespoir, ou un parricide.

Je révérois notre théologie, et prétendois autant qu’aucun autre à gagner le ciel : mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la foiblesse de mes raisonnements; et je pensois que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il étoit besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme.

Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu’elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avois point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputois presque pour faux tout ce qui n’étoit que vraisemblable.

Puis, pour les autres sciences, d’autant qu’elles empruntent leurs principes de la philosophie, je jugeois qu’on ne pouvoit avoir rien bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes; et ni l’honneur ni le gain qu’elles promettent n’étoient suffisants pour me convier à les apprendre : car je ne me sentois point, grâces à Dieu, de condition qui m’obligeât à faire un métier de la science pour le soulagement de ma fortune; et, quoique je ne fisse pas profession de mépriser la gloire en cynique, je faisois néanmoins fort peu d’état de celle que je n’espérois point pouvoir acquérir qu’à faux titres. Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensois déjà connoître assez ce qu’elles valoient pour n’être plus sujet à être trompé ni par les pro messes d’un alchimiste, ni par les prédictions d’un astrologue, ni par les impostures d’un magicien ni par les artifices ou la vanterie d’aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu’ils ne savent.

C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai  entièrement l’étude des lettres; et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourroit trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi- même dans les rencontres que la fortune me proposoit, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentoient que j’en pusse tirer quelque profit. Car il me sembloit que je pourrois rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut- être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j’avois toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.

Il est vrai que pendant que je ne faisois que considérer les moeurs des autres hommes, je n’y  trouvois guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquois quasi autant de diversité que j’avois fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j’en retirois étoit que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenois à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avoit été persuadé que par l’exemple et par la coutume : et ainsi je me délivrois peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison. Mais, après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devois suivre; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres."

Dans la seconde partie du Discours de la Méthode, Descartes revient sur sa célèbre "expérience" du 10 novembre 1619...

 

"J’étois alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avoit appelé; et comme je retournois du couronnement de l’empereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurois tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avois tout le loisir de m’entretenir de mes pensées. Entre lesquelles l’une des premières fut que je m’avisai de considérer que souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avoient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace a sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on diroit que c’est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usants de raison, qui les a ainsi disposés. Et si on considère qu’il y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers qui ont eu charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers, pour les faire servir à l’ornement du public, on connoîtra bien qu’il est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d’autrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je m’imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s’étant civilisés que peu à peu, n’ont fait leurs lois qu’à mesure que l’incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauroient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu’ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur. Comme il est bien certain que l’état de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et, pour parler des choses humaines, je crois que si Sparte a été autrefois très florissante, ce n’a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étoient fort étranges, et même contraires aux bonnes moeurs; mais à cause que, n’ayant été inventées que par un seul, elles tendoient toutes à même fin. Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n’ont aucunes démonstrations, s’étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent. Et ainsi encore je pensai que pourceque nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous fallu longtemps être gouvernés par nos appétits e t nos précepteurs, qui étoient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseilloient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auroient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle.

Il est vrai que nous ne voyons point qu’on jette par terre toutes les maisons d’une ville pour le seul dessein de les refaire d’autre façon et d’en rendre les rues plus belles; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs, pour les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont contraints, quand elles sont en danger de tomber d’elles-mêmes, et que les fondements n’en sont pas bien fermes. A l’exemple de quoi je me persuadai qu’il n’y auroit véritablement point d’apparence qu’un particulier fît dessein de réformer un état, en y changeant tout dès les fondements, et en le renversant pour le redresser; ni même aussi de réformer le corps des sciences, ou l’ordre établi dans les écoles pour les enseigner : mais que, pour toutes les opinions que j’avois reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvois mieux faire que d’entreprendre une bonne fois de les en ôter, afin d’y en remettre par après ou d’autres meilleures, ou bien les mêmes lorsque je les aurois ajustées au niveau de la raison. Et je crus fermement que par ce moyen je réussirois à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissois que sur de vieux fondements et que je ne m’appuyasse que sur les principes que je m’étois laissé persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s’ils étoient vrais. Car, bien que je remarquasse en ceci diverses difficultés, elles n’étoient point toutefois sans remède, ni comparables à celles qui se trouvent en la réformation des moindres choses qui touchent le public. Ces grands corps sont trop malaisés à relever étant abattus, ou même à retenir étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent être que très rudes. Puis, pour leurs imperfections, s’ils en ont, comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer que plusieurs en ont, l’usage les a sans doute fort adoucies, et même il en a évité ou corrigé insensiblement quantité, auxquelles on ne pourroit si bien pourvoir par prudence; et enfin elles sont quasi toujours plus insupportables que ne seroit leur changement; en même façon que les grands chemins, qui tournoient entre des montagnes, deviennent peu à peu si unis et si commodes, à force d’être frequentés, qu’il est beaucoup meilleur de les suivre, que d’entreprendre d’aller plus droit, en grimpant au-dessus des rochers et descendant jusques aux bas des précipices.

C’est pourquoi je ne saurois aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, n’étant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d’y faire toujours en idée quelque nouvelle réformation; et si je pensois qu’il y eût la moindre chose en cet écrit par laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serois très marri de souffrir qu’il fût publié. Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. Que si mon ouvrage m’ayant assez plu, je vous en fais voir ici le modèle, ce n’est pas, pour cela, que je veuille conseiller à personne de l’imiter. Ceux que Dieu a mieux partagés de ses grâces auront peut être des desseins plus relevés; mais je crains bien que celui-ci ne soit déjà que trop hardi pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues auparavant en sa créance n’est pas un exemple que chacun doive suivre. Et le monde n’est quasi composé que de deux sortes d’esprits auxquels il ne convient aucunement : à savoir de ceux qui, se croyant plus habiles qu’ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées, d’où vient que, s’ils avoient une fois pris la liberté de douter des principes qu’ils ont reçus, et de s’écarter du chemin commun, jamais ils ne pourroient tenir le sentier qu’il faut prendre pour aller plus droit, et demeureroient égarés toute leur vie; puis de ceux qui, ayant assez de raison ou de modestie pour juger qu’ils sont moins capables de distinguer le vrai d’avec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres, qu’en chercher eux mêmes de meilleures.

Et pour moi j’aurois été sans doute du nombre de ces derniers, si je n’avois jamais eu qu’un seul maître, ou que je n’eusse point su les différences qui ont été de tout temps entre les opinions des plus doctes. Mais ayant appris dès le collège qu’on ne sauroit rien imaginer de si étrange et si peu croyable, qu’il n’ait été dit par quelqu’un des philosophes; et depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres ne sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant ou plus que nous de raison; et ayant considéré combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu’il seroit s’il avoit toujours vécu entre des Chinois ou des cannibales, et comment, jusques aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule; en sorte que c’est bien plus la coutume et l’exemple qui nous persuade, qu’aucune connoissance certaine; et que néanmoins la pluralité des voix n’est pas une preuve qui vaille rien, pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause qu’il est bien plus vraisemblable qu’un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple; je ne pouvois choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celles des autres, et je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire."

 

Au sortir de son "expérience", d'un "libre examen" dont nombre d'esprits de la Renaissance s'était déjà réclamé, Descartes formalise la "révolution cartésienne", la volonté de s'affranchir de toute autorité touchant la pensée et la connaissance, fût-elle d'Aristote, pour privilégier, dans un premier temps,  ce miracle de la pensée que sont les évidences, autre dénomination de la "Vérité", des idée claires immédiatement présentes à l'esprit, puis dans un second temps d'élaborer leurs enchaînements, base de la conduite de la pensée, tant par analyse que par  synthèse. C'est alors le temps de la formulation des quatre règles de la méthode...

 

"Mais, comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement et d’user de tant de circonspection en toutes choses, que si je n’avançois que fort peu, je me garderois bien au moins de tomber. Même je ne voulus point commencer à rejeter tout-à-fait aucune des opinions qui s’étoient pu glisser autrefois en ma créance sans y avoir été introduites par la raison, que je n’eusse auparavant employé assez de temps à faire le projet de l’ouvrage que j’entreprenois et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connoissance de toutes les choses dont mon esprit seroit capable.

J’avois un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la logique, et, entre les mathématiques, à l’analyse des géomètres et à l’algèbre, trois arts ou sciences qui sembloient devoir contribuer quelque chose à mon dessein. Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu’on sait, ou même, comme l’art de Lulle, à parler sans jugement de celles qu’on ignore, qu’à les apprendre; et bien qu’elle contienne en effet beaucoup de préceptes très vrais et très bons, il y en a toutefois tant d’autres mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou superflus qu’il est presque aussi malaisé de les en séparer, que de tirer une Diane ou une Minerve hors d’un bloc de marbre qui n’est point encore ébauché. Puis, pour l’analyse des anciens et l’algèbre des modernes, outre qu’elles ne s’étendent qu’à des matières fort abstraites, et qui ne semblent d’aucun usage, la première est toujours si astreinte à la considération des figures, qu’elle ne peut exercer l’entendement sans fatiguer beaucoup l’imagination; et on s’est tellement assujetti en la dernière à certaines règles et à certains chiffres, qu’on en a fait un art confus et obscur qui embarrasse l’esprit, au lieu d’une science qui le cultive. Ce qui fut cause que je pensai qu’il falloit chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les avantages de ces trois, fût exempte de leurs défauts. Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu’un étal est bien mieux réglé lorsque, n’en ayant que fort peut, elles y sont fort étroitement observées; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurois assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois a les observer.

Le premier étoit de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle; c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenteroit si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerois, en autant de parcelles qu’il se pourroit, et qu’il seroit requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connoître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connoissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avoient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connoissance des hommes s’entresuivent en même façon, et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il étoit besoin de commencer: car je savois déjà que c’étoit par les plus simples et les plus aisées à connoître; et, considérant qu’entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n’y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c’est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutois point que ce ne fût par les mêmes qu’ils ont examinées; bien que je n’en espérasse aucune autre utilité, Sinon qu’elles accoutumeroient mon esprit à se repaître de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons. Mais je n’eus pas dessein pour cela de tâcher d’apprendre toutes ces sciences particulières qu’on nomme communément mathématiques; et voyant qu’encore que leurs objets soient différents elle ne laissent pas de s’accorder toutes, en ce qu’elles n’y considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s’y trouvent, je pensai qu’il valoit mieux que j’examinasse seulement ces proportions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui serviroient à m’en rendre la connoissance plus aisée, même aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoir d’autant mieux appliquer après à tous les autres auxquels elles conviendroient. Puis, ayant pris garde que pour les connoître j’aurois quelquefois besoin de les considérer chacune en particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les comprendre plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer mieux en particulier, je les devois supposer en des lignes, à cause que je ne trouvois rien de plus simple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon imagination et à mes sens; mais que, pour les retenir, ou les comprendre plusieurs ensemble, il falloit que je les expliquasse par quelques chiffres les plus courts qu’il seroit possible; et que, par ce moyen, j’emprunterois tout le meilleur de l’analyse géométrique et de l’algèbre, et corrigerois tous les défauts de l’une par l’autre."

 

Descartes se lance immédiatement dans l'expérimentation de sa "méthode"...

Comme en effet j’ose dire que l’exacte observation de ce peu de préceptes que j’avois choisis me donna telle facilité à démêler toutes les questions auxquelles ces deux sciences s’étendent, qu’en deux ou trois mois que j’employai à les examiner, ayant commencé par les plus simples et plus générales, et chaque vérité que je trouvois étant une règle qui me servoit après à en trouver d’autres, non seulement je vins à bout de plusieurs que j’avois jugées autrefois très difficiles, mais il me sembla aussi vers la fin que je pouvois déterminer, en celles même que j’ignorois, par quels moyens et jusqu’où il étoit possible de les résoudre. En quoi je ne vous paroîtrai peut-être pas être fort vain, si vous considérez que, n’y ayant qu’une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu’on en peut savoir; et que, par exemple, un enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinoit, tout ce que l’esprit humain [145] sauroit trouver: car enfin la méthode qui enseigne à suivre le vrai ordre, et à dénombrer exactement toutes les circonstances de ce qu’on cherche, contient tout ce qui donne de la certitude aux règles d’arithmétique.

Mais ce qui me contentoit le plus de cette méthode étoit que par elle j’étois assuré d’user en tout de ma raison, sinon parfaitement, au moins le mieux qui fût en mon pouvoir : outre que je sentois, en la pratiquant, que mon esprit s’accoutumoit peu à peu à concevoir plus nettement et plus distinctement ses objets; et que, ne l’ayant point assujettie à aucune matière particulière, je me promettois de l’appliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences que j’avois fait à celles de l’algèbre. Non que pour cela j’osasse entreprendre d’abord d’examiner toutes celles qui se présenteroient, car cela même eût été contraire à l’ordre qu’elle prescrit : mais, ayant pris garde que leurs principes devoient tous être empruntés de la philosophie, en laquelle je n’en trouvois point encore de certains, je pensai qu’il falloit avant tout que je tâchasse d’y en établir; et que, cela étant la chose du monde la plus importante, et où la précipitation et la prévention étoient le plus à craindre, je ne devois point entreprendre d’en venir à bout que je n’eusse atteint un âge bien plus mûr que celui de vingt-trois ans que j’avois alors, et que je n’eusse auparavant employé beaucoup de temps à m’y préparer, tant en déracinant de mon esprit toutes les mauvaises opinions que j’y avois reçues avant ce temps-là, qu’en faisant amas de plusieurs expériences, pour être après la matière de mes raisonnements, et en m’exerçant toujours en la méthode que je m’étois prescrite, afin de m’y affermir de plus en plus.

Dans la Troisième partie du Discours de la Méthode, Descartes, porteur d'une certitude, celle de sa pensée, prend soin de définir l'impact de la conduite de sa Méthode tant au plan personnel que vis-à-vis d'un monde social et politique qui reste réfractaire à son émotion de grand découvreur. Aux quatre règles de la Méthode, succèdent une morale provisoire comportant trois maximes, dont les deux plus célèbres requièrent "d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays", et "tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde"... 

 "Et enfin, comme ce n’est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l’abattre, et de faire provision de matériaux et d’architectes, ou s’exercer soi-même à l’architecture, et outre cela d’en avoir soigneusement tracé de dessin, mais qu’il faut aussi s’être pourvu de quelque autre où on puisse être logé commodément pendant le temps qu’on y travaillera; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m’obligeroit de l’être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrois, je me formai une morale par provision, qui ne consistoit qu’en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.

La première étoit d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurois à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulois remettre toutes à l’examen, j’étois assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Et encore qu’il y en ait peut-être d’aussi bien sensés parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous, il me sembloit que le plus utile étoit de me régler selon ceux avec lesquels j’aurois à vivre; et que, pour savoir quelles étoient véritablement leurs opinions, je devois plutôt prendre garde à ce qu’ils pratiquoient qu’à ce qu’ils disoient, non seulement à cause qu’en la corruption de nos moeurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu’ils croient, mais aussi à cause que plusieurs l’ignorent eux-mêmes; car l’action de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on connoît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre. Et, entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissois que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tous excès ayant coutume d’être mauvais, comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi l’un des extrêmes, c’eût été l’autre qu’il eût fallu suivre. Et particulièrement je mettois entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté; non que je désapprouvasse les lois, qui, pour remédier à l’inconstance des esprits foibles, permettent, lorsqu’on a quelque bon dessein, ou même, pour la sûreté du commerce, quelque dessein qui n’est qu’indifférent, qu’on fasse des voeux ou des contrats qui obligent à y persévérer mais à cause que je ne voyois au monde aucune chose qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me promettois de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non point de les rendre pires, j’eusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si, pour ce que j’approuvois alors quelque chose, je me fusse obligé de la prendre pour bonne encore après, lorsqu’elle auroit peut-être cessé de l’être, ou que j’aurois cessé de l’estimer telle.

Ma seconde maxime étoit d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrois, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serois une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de foibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables; et même qu’encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu’aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences de ces esprits foibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent après être mauvaises.

Ma troisième maxime étoit de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me sembloit être suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content; car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d’être sains étant malades, ou d’être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j’avoue qu’il est besoin d’un long exercice, et d’une méditation souvent réitérée, pour [151] s’accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses; et je crois que c’est principalement en ceci que consistoit le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l’empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s’occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étoient prescrites par la nature, ils se persuadoient si parfaitement que rien n’étoit en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul étoit suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection pour d’autres choses; et ils disposoient d’elles si absolument qu’ils avoient en cela quelque raison de s’estimer plus riches et plus puissants et plus libres et plus heureux qu’aucun des autres hommes, qui, n’ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu’ils veulent.

Enfin, pour conclusion de cette morale, je m’avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu’ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvois mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvois, c’est-à-dire que d’employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m’avancer autant que je pourrois en la connoissance de la vérité, suivant la méthode que je m’étois prescrite.  J’avois éprouvé de si extrêmes contentements depuis que j’avois commencé à me servir de cette méthode, que je ne croyois pas qu’on en pût recevoir de plus doux ni de plus innocents en cette vie; et découvrant tous les jours par son moyen quelques vérités qui me sembloient assez importantes et communément ignorées des autres hommes, la satisfaction que j’en avois remplissoit tellement mon esprit que tout le reste ne me touchoit point. Outre que les trois maximes précédentes n’étoient fondées que sur le dessein que j’avois de continuer à m’instruire: car Dieu nous ayant donné à chacun quelque lumière pour discerner le vrai d’avec le faux, je n’eusse pas cru me devoir contenter des opinions d’autrui un seul moment, si je ne me fusse proposé d’employer mon propre jugement à les examiner lorsqu’il seroit temps; et je n’eusse su m’exempter de scrupule en les suivant, si je n’eusse espéré de ne perdre pour cela aucune occasion d’en trouver de meilleures en cas qu’il y en eût; et enfin, je n’eusse su borner mes désirs ni être content, si je n’eusse suivi un chemin par lequel, pensant être assuré de l’acquisition de toutes les connoissances dont je serois capable, je le pensois être par même moyen de celle de tous les vrais biens qui seroient jamais en mon pouvoir; d’autant que, notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose que selon que notre entendement  la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu’on puisse pour faire aussi tout son mieux, c’est-à-dire pour acquérir toutes les vertus, et ensemble tous les autres biens qu’on puisse acquérir; et lorsqu’on est certain que cela est, on ne sauroit manquer d’être content.

Après m’être ainsi assuré de ces maximes, et les avoir mises à part avec les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en ma créance, Je jugeai que pour tout le reste de mes opinions je pouvois librement entreprendre de m’en défaire. Et d’autant que j’espérois en pouvoir mieux venir à bout en conversant avec les hommes qu’en demeurant plus long-temps renfermé dans le poêle où j’avois eu toutes ces pensées, l’hiver n’étoit pas encore bien achevé que je me remis à voyager. Et en toutes les neuf années suivantes je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent; et, faisant particulière ment réflexion en chaque matière sur ce qui la pouvoit rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinois cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étoient pu glisser auparavant. Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d’être toujours irrésolus; car, au contraire, tout mon dessein ne tendoit qu’à m’assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile. Ce qui me réussissoit, ce me semble, assez bien, d’autant que, tâchant à découvrir la fausseté ou l’incertitude des propositions que j’examinois, non par de foibles conjectures, mais par des raisonnements clairs et assurés, je n’en rencontrois point de si douteuse que je n’en tirasse toujours quelque conclusion assez certaine, quand ce n’eût été que cela même qu’elle ne contenoit rien de certain. Et, comme, en abattant un vieux logis, on en réserve ordinairement les démolitions pour servir à en bâtir un nouveau, ainsi,en détruisant toutes celles de mes opinions que je jugeois être mal fondées, je faisois diverses observations et acquérois plusieurs expériences qui m’ont servi depuis à en établir de plus certaines. Et de plus je continuois à m’exercer en la méthode que je m’étois prescrite; car, outre que j’avois soin de conduire généralement toutes mes pensées selon les règles, je me réservois de temps en temps quelques heures, que j’employois particulièrement à la pratiquer en des difficultés de mathématique, ou même aussi en quelques autres que je pouvois rendre quasi semblables à celles des mathématiques, en les détachant de tous les principes des autres sciences que je ne trouvois pas assez fermes, comme vous verrez que j’ai fait en plusieurs qui sont expliquées en ce volume [La Dioptrique, les Météores et la Géométrie parurent d’abord dans le même volume que ce discours.]. Et ainsi, sans vivre d’autre façon en apparence que ceux qui, n’ayant aucun emploi qu’à passer une vie douce et innocente, s’étudient séparer les plaisirs des vices, et qui, pour jouir de leur loisir sans s’ennuyer, usent de tous les divertissements qui sont honnêtes, je ne laissois pas de poursuivre en mon dessein, et de profiter en la connoissance de la vérité, peut- être plus que si je n’eusse fait que lire des livres ou fréquenter des gens de lettres.

Toutefois ces neuf ans s’écoulèrent avant que j’eusse encore pris aucun parti touchant les difficultés qui ont coutume d’être disputées entre les doctes, ni commencé à chercher les fondements d’aucune philosophie plus certaine que la vulgaire. Et l’exemple de plusieurs excellents esprits, qui en ayant eu ci-devant le dessein me sembloient n’y avoir pas réussi, m’y faisoit imaginer tant de difficulté, que je n’eusse peut-être pas encore sitôt osé l’entreprendre, si je n’eusse vu que quelques uns faisoient déjà courre [sic] le bruit que j’en étois venu à bout. Je ne saurois pas dire sur quoi ils fondoient cette opinion; et si j’y ai contribué quelque chose par mes discours, ce doit avoir été en confessant plus ingénument ce que j’ignorois, que n’ont coutume de faire ceux qui ont un peu étudié, et peut-être  aussi en faisant voir les raisons que j’avois de douter de beaucoup de choses que les autres estiment certaines, plutôt qu’en me vantant d’aucune doctrine. Mais ayant le coeur assez bon pour ne vouloir point qu’on me prît pour autre que je n’étois, je pensai qu’il falloit que je tachasse par tous moyens à me rendre digne de la réputation qu’on me donnoit; et il y a justement huit ans que ce désir me fit résoudre à m’éloigner de tous les lieux où je pouvois avoir des connoissances, et à me retirer ici, en un pays où la longue durée de la guerre a fait établir de tels ordres, que les armées qu’on y entretient ne semblent servir qu’à faire qu’on y jouisse des fruits de la paix avec d’autant plus de sûreté, et où, parmi la foule d’un grand peuple fort actif, et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d’autrui, sans manquer d’aucune des commodités qui sont dans les villes les plus fréquentées, j’ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés."

Dans la 4e partie du Discours de la Méthode, neuf années ont passé depuis cette première révélation de la Méthode : Descartes prend conscience qu'il lui faut maintenant affronter le monde savant, ou ce monde tout court qui tout simplement lui semble maintenant plus que jamais difficile à vivre.. "Et remarquant que cette vérité :je pense donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n`étaient pas capables de l'ébranler. Je jugeais que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais..."  Ayant énoncé son fameux "cogito ergo sum", Descartes pense avoir prouvé par ce « je pense» Ia priorité de I'âme sur Ie corps, l 'existence de l'esprit, Ia réalité de Dieu. la certitude de la vérité et, au bout du compte, en la simple possibilité de parvenir à la connaissance. C'est là que, réfutant tout par un doute systématique et universel, Descartes ne parvient qu'à une seule certitude, celle de la pensée....

"Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites; car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde : et toutefois, afin qu’on puisse juger si les fondements que j’ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d’en parler. J’avois dès longtemps remarqué que pour les moeurs il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étoient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus : mais pourcequ’alors je désirois vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il falloit que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrois imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resteroit point après cela quelque chose en ma créance qui fut entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avoit aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer; et parcequ’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j’étois sujet a faillir autant qu’aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avois prises auparavant pour démonstrations; et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étoient jamais entrées en l’esprit [158] n’étoient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulois ainsi penser que tout étoit faux, il falloit nécessairement que moi qui le pensois fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, étoit si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étoient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchois.

Puis, examinant avec attention ce que j’étois, et voyant que je pouvois feindre que je n’avois aucun corps, et qu’il n’y avoit aucun monde ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvois pas feindre pour cela que je n’étois point; et qu’au contraire de cela même que je pensois à douter de la vérité des autres choses, il suivoit très évidemment et très certainement que j’étois; au lieu que si j’eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j’avois jamais imaginé eût été vrai, je n’avois aucune raison de croire que j’eusse été; je connus de là que j’étois une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle; en sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connoître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne lairroit [sic] pas d’être tout ce qu’elle est.

Après cela je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine; car puisque je venois d’en trouver une que je savois être telle, je pensai que je devois aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci, je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que pour penser il faut être, je jugeai que je pouvois prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies, mais qu’il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.

Ensuite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutois, et que par conséquent mon être n’étoit pas tout parfait, car je voyois clairement que c’étoit une plus grande perfection de connoître que de douter, je m’avisai de chercher d’où j’avois appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n’étois; et je conclus évidemment que ce devoit être de quelque nature qui fût en effet plus parfaite. Pour ce qui est des pensées que j’avois de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel, de la terre, de la lumière, de la chaleur, et de mille autres, je n’étois point tant en peine de savoir d’où elles venoient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui me semblât les rendre supérieures a moi, je pouvois croire que, si elles étoient vraies, c’étoient des dépendances de ma nature, en tant qu’elle avoit quelque perfection, et, si elles ne l’étoient pas, que je les tenois du néant, c’est-à-dire qu’elles étoient en moi pourceque j’avois du défaut. Mais ce ne pouvoit être le même de l’idée d’un être plus parfait que le mien : car, de la tenir du néant, c’étoit chose manifestement impossible; et pourcequ’il n’y a pas moins de répugnance que le plus parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait, qu’il y en a que de rien procède quelque chose, je ne la pouvois tenir non plus de moi-même : de façon qu’il restoit qu’elle eût été mise en moi par une nature qui fut véritablement plus parfaite que je n’étois, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvois avoir quelque idée, c’est à dire, pour m’expliquer en un mot, qui fût Dieu. A quoi j’ajoutai que, puisque je connoissois quelques perfections que je n’avois point, je n’étois pas le seul être qui existât (j’userai, s’il vous plaît, ici librement des mots de l’école); mais qu’il falloit de nécessité qu’il y en eût quelque autre plus parfait, duquel je dépendisse, et duquel j’eusse acquis tout ce que j’avois : car, si j’eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que j’eusse eu de moi-même tout ce peu que je participois de l’être parfait, j’eusse pu avoir de moi, par même raison, tout le surplus que je connoissois me manquer, et ainsi être moi-même infini, éternel, immuable, tout connoissant, tout puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je pouvois remarquer être en Dieu. Car, suivant les raisonnements que je viens de faire, pour connoître la nature de Dieu, autant que la mienne en étoit capable, je n’avois qu’à considérer, de toutes les choses dont je trouvois en moi quelque idée, si c’étoit perfection ou non de les posséder; et j’étois assuré qu’aucune de celles qui marquoient quelque imperfection n’étoit en lui, mais que toutes les autres y étoient: comme je voyois que le doute, l’inconstance, la tristesse, et choses semblables, n’y pouvoient être, vu que j’eusse été moi-même bien aise d’en être exempt. Puis, outre cela, j’avois des idées de plusieurs choses sensibles et corporelles; car, quoique je supposasse que je rêvois, et que tout ce que je voyois ou imaginois étoit faux, je ne pouvois nier toutefois que les idées n’en fussent véritablement en ma pensée. Mais pourceque j’avois déjà connu en moi très clairement que la nature intelligente est distincte de la corporelle; considérant que toute composition témoigne de la dépendance, et que la dépendance est manifestement un défaut, je jugeois de là que ce ne pouvoit être une perfection en Dieu d’être composé de ces deux natures, et que par conséquent il ne l’étoit pas; mais que s’il y avoit quelques corps dans le monde, ou bien quelques intelligences ou autres natures qui ne fussent point toutes parfaites, leur être devoit dépendre de sa puissance, en telle sorte quelles ne pouvoient subsister sans lui un seul moment.

Je voulus chercher après cela d’autres vérités; et m’étant proposé l’objet des géomètres, que je concevois comme un corps continu, ou un espace indéfiniment étendu en longueur, largeur et hauteur ou profondeur, divisible en diverses parties, qui pouvoient avoir diverses figures et grandeurs, et être mues ou transposées en toutes sortes, car les géomètres supposent tout cela en leur objet, je parcourus quelques unes de leurs plus simples démonstrations; et, ayant pris garde que cette grande certitude, que tout le monde leur attribue, n’est fondée que sur ce qu’on les conçoit évidemment, suivant la règle que j’ai tantôt dite, je pris garde aussi qu’il n’y avoit rien du tout en elles qui m’assurât de l’existence de leur objet : car, par exemple, je voyois bien que, supposant un triangle, il falloit que ses trois angles fussent égaux à deux droits, mais je ne voyois rien pour cela qui m’assurât qu’il y eût au monde aucun triangle : au lieu revenant à examiner l’idée que j’avois d’un [163] être parfait, je trouvois que l’existence y étoit comprise en même façon qu’il est compris en celle d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou en celle d’une sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évidemment; et que par conséquent il est pour le moins aussi certain que Dieu, qui est cet être si parfait, est ou existe, qu’aucune démonstration de géométrie le sauroit être.

Mais ce qui fait qu’il y en a plusieurs qui se persuadent qu’il y a de la difficulté à le connoître, et même aussi a connoître ce que c’est que leur âme, c’est qu’ils n’élèvent jamais leur esprit au delà des choses sensibles, et qu’ils sont tellement accoutumés a ne rien considérer qu’en l’imaginant, qui est une façon de penser particulière pour les choses matérielles, que tout ce qui n’est pas imaginable leur semble n’être pas intelligible. Ce qui est assez manifeste de ce que même les philosophes tiennent pour maxime, dans les écoles, qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait premièrement été dans le sens, où toutefois il est certain que les idées de Dieu et de l’âme n’ont jamais été; et il me semble que ceux qui veulent user de leur imagination pour les comprendre font tout de même que si, pour ouïr les sons ou sentir les odeurs, ils se vouloient servir de leurs yeux : sinon qu’il y a encore cette différence, que le sens [164] de la vue ne nous assure pas moins de la vérité de ses objets que font ceux de l’odorat ou de l’ouïe : au lieu que ni notre imagination ni nos sens ne nous sauroient jamais assurer d’aucune chose si notre entendement n’y intervient.

Enfin, s’il y a encore des hommes qui ne soient pas assez persuadés de l’existence de Dieu et de leur âme par les raisons que j’ai apportées, je veux bien qu’ils sachent que toutes les autres choses dont ils se pensent peut-être plus assurés, comme d’avoir un corps, et qu’il y a des astres et une terre, et choses semblables, sont moins certaines; car, encore qu’on ait une assurance morale de ces choses, qui est telle qu’il semble qu’à moins d’être extravagant on n’en peut douter, toutefois aussi, à moins que d’être déraisonnable, lorsqu’il est question d’une certitude métaphysique, on ne peut nier que ce ne soit assez de sujet pour n’en être pas entièrement assuré, que d’avoir pris garde qu’on peut en même façon s’imaginer, étant endormi, qu’on a un autre corps, et qu’on voit d’autres astres et une autre terre, sans qu’il en soit rien. Car d’où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses ? Et que les meilleurs esprits y étudient tant qu’il leur plaira, je ne crois pas qu’ils puissent donner aucune raison qui soit suffisante pour ôter ce doute s’ils ne [165] présupposent l’existence de Dieu. Car, premièrement, cela même que j’ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, n’est assuré qu’à cause que Dieu est ou existe, et qu’il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui : d’où il suit que nos idées ou notions, étant des choses réelles et qui viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies. En sorte que si nous en avons assez souvent qui contiennent de la fausseté, ce ne peut être que de celles qui ont quelque chose de confus et obscur, à cause qu’en cela elles participent du néant, c’est-à-dire qu’elles ne sont en nous ainsi confuses qu’à cause que nous ne sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu’il n’y a pas moins de répugnance que la fausseté ou l’imperfection procède de Dieu en tant que telle, qu’il y en a que la utilité ou la perfection procède du néant. Mais si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai vient d’un être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n’aurions aucune raison qui nous assurât qu’elles eussent la perfection d’être vraies.

Or, après que la connoissance de Dieu et de l’âme nous a ainsi rendus certains de cette règle, il est bien aisé à connoître que les rêveries que nous imaginons étant endormis ne doivent aucunement nous faire douter de la vérité des pensées que nous avons étant éveillés. Car s’il arrivoit même en dormant qu’on eût quelque idée fort distincte, comme, par exemple, qu’un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l’empêcheroit pas d’être vraie; et pour l’erreur la plus ordinaire de nos songes, qui consiste en ce qu’ils nous représentent divers objets en même façon que font nos sens extérieurs, n’importe pas qu’elle nous donne occasion de nous défier de la vérité de telles idées, à cause qu’elles peuvent aussi nous tromper assez souvent sans que nous dormions; comme lorsque ceux qui ont la jaunisse voient tout de couleur jaune, ou que les astres ou autres corps fort éloignés nous paroissent beaucoup plus petits qu’ils ne sont. Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader qu’à l’évidence de notre raison. Et il est à remarquer que je dis de notre raison, et non point de notre imagination ni de nos sens : comme encore que nous voyions le soleil très clairement, nous ne devons pas juger pour cela qu’il ne soit que de la grandeur que nous le voyons; et nous pouvons bien imaginer distinctement une tête de lion entée [sic] sur le corps d’une chèvre, sans qu’il faille conclure pour cela qu’il y ait au monde une chimère : car la raison ne nous dicte point que ce que nous voyons ou imaginons ainsi soit véritable; mais elle nous dicte bien que toutes nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de vérité; car il ne seroit pas possible que Dieu, qui est tout parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela; et, pourceque nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelque fois nos imaginations soient alors autant ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que nos pensées ne pouvant être toutes vraies, à cause que nous ne sommes pas tout parfaits, ce qu’elles ont de vérité doit infailliblement se rencontrer en celles que nous avons étant éveillés plutôt qu’en nos songes."

Dans la 5e partie du Discours de la Méthode, 

Le contenu de sa métaphysique défini, Descartes entreprend la construction de sa physique. Qu'est-ce que la matière? De l'étendue géométrique. Descartes rejette les théories scolastiques, selon lesquelles des qualités (dur, froid, etc.) rendent compte des phénomènes physiques, au profit des lois du mouvement. Puis Descartes explique le mouvement du cœur et développe sa théorie de l'animal-machine,  de simples automates dépourvus de raison, et donc d'âme. Au contraire de l'âme humaine, immortelle. "Après l'erreur de ceux qui nient Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n'y en a point qui éloigne plutôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu, que d'imaginer que l'âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que, par conséquent, nous n'avons rien à craindre, ni à espérer, après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis ; au lieu que, lorsqu'on sait combien elles diffèrent, on comprend beaucoup mieux les raisons, qui prouvent que la nôtre est d'une nature entièrement indépendante du corps et, par conséquent, qu'elle n'est point sujette à mourir avec lui ; puis, d'autant qu'on ne voit point d'autres causes qui la détruisent, on est naturellement porté à juger de là qu'elle est immortelle". On ne saurait confondre êtres humains et animaux dans une même approche de la mortalité..

"Je serois bien aise de poursuivre, et de faire voir ici toute la chaîne des autres vérités que j’ai déduites de ces premières; mais, à cause que pour cet effet il seroit maintenant besoin que je parlasse de plusieurs questions qui sont en controverse entre les doctes, avec lesquels je ne désire point me brouiller, je crois qu’il sera mieux que je m’en abstienne, et que je dise seulement en général quelles elles sont, afin de laisser juger aux [168] plus sages s’il seroit utile que le public en fût plus particulièrement informé. Je suis toujours demeuré ferme en la résolution que j’avois prise de ne supposer aucun autre principe que celui dont je viens de me servir pour démontrer l’existence de Dieu et de l’âme, et de ne recevoir aucune chose pour vraie qui ne me semblât plus claire et plus certaine que n’avoient fait auparavant les démonstrations des géomètres; et néanmoins j’ose dire que non seulement j’ai trouvé moyen de me satisfaire en peu de temps touchant toutes les principales difficultés dont on a coutume de traiter en la philosophie, mais aussi que j’ai remarqué certaines lois que Dieu a tellement établies en la nature, et dont il a imprimé de telles notions en nos âmes, qu’après y avoir fait assez de réflexion nous ne saurions douter qu’elles ne soient exactement observées en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. Puis, en considérant la suite de ces lois, il me semble avoir découvert plusieurs vérités plus utiles et plus importantes que tout ce que j’avois appris auparavant ou même espéré d’apprendre.

Mais, pourceque j’ai tâche d’en expliquer les principales dans un traité que quelques considérations m’empêchent de publier, je ne les saurois mieux faire connoître qu’en disant ici sommairement ce qu’il contient. J’ai eu dessein d’y comprendre tout ce que je pensois savoir, avant que de [169] l’écrire touchant la nature des choses matérielles. Mais, tout de même que les peintres, ne pouvant également bien représenter dans un tableau plat toutes les diverses faces d’un corps solide, en choisissent une des principales, qu’ils mettent seule vers le jour, et, ombrageant les autres, ne les font paroître qu’autant qu’on les peut voir en la regardant; ainsi, craignant de ne pouvoir mettre en mon discours tout ce que j’avois en la pensée, j’entrepris seulement d’y exposer bien amplement ce que je concevois de la lumière; puis, à son occasion, d’y ajouter quelque chose du soleil et des étoiles fixes, à cause qu’elle en procède presque toute; des cieux, à cause qu’ils la transmettent; des planètes, des comètes et de la terre, à cause qu’elles la font réfléchir; et en particulier de tous les corps qui sont sur la terre, à cause qu’ils sont ou colorés, ou transparents, ou lumineux; et enfin de l’homme, à cause qu’il en est le spectateur. Même, pour ombrager un peu toutes ces choses, et pouvoir dire plus librement ce que j’en jugeois, sans être obligé de suivre ni de réfuter les opinions qui sont reçues entre les doctes, je me résolus de laisser tout ce monde ici à leurs disputes, et de parler seulement de ce qui arriveroit dans un nouveau, si Dieu créoit maintenant quelque part, dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le composer, et qu’il agitât diversement et sans ordre les diverses [170] parties de cette matière, en sorte qu’il en composât un chaos aussi confus que les poëtes en puisse feindre, et que par après il ne fit autre chose que prêter son concours ordinaire à la nature, et 1a laisser agir suivant les lois qu’il a établies. Ainsi, premièrement, je décrivis cette matière, et tâchai de la représenter telle qu’il n’y a rien au monde, ce me semble, de plus clair ni plus intelligible, excepté ce qui a tantôt été dit de Dieu et de l’âme; car même je supposai expressément qu’il n’y avoit en elle aucune de ces formes ou qualités dont on dispute dans les écoles, ni généralement aucune chose dont la connoissance ne fût si naturelle à nos âmes qu’on ne pût pas même feindre de l’ignorer. De plus, je fis voir quelles étoient les lois de la nature; et, sans appuyer mes raisons sur aucun autre principe que sur les perfections infinies de Dieu, je tâchai à démontrer toutes celles dont on eût pu avoir quelque doute, et à faire voir qu’elles sont telles qu’encore que Dieu auroit créé plusieurs mondes, il n’y en sauroit avoir aucun où elles manquassent d’être observées. Après cela, je montrai comment la plus grande part de la matière de ce chaos devoit, en suite de ces lois, se disposer et s’arranger d’une certaine façon qui la rendoit semblable à nos cieux; comment cependant quelques unes de ses parties devoient composer une terre et quelques unes des planètes et des comètes, et [171] quelques autres un soleil et des étoiles fixes. Et ici, m’étendant sur le sujet de la lumière, j’expliquai bien au long quelle étoit celle qui se devoit trouver dans le soleil et les étoiles, et comment de là elle traversoit en un instant les immenses espaces des cieux, et comment elle se réfléchissoit des planètes et des comètes vers la terre. J’y ajoutai aussi plusieurs choses touchant la substance, la situation, les mouvements, et toutes les diverses qualités de ces cieux et de ces astres; en sorte que je pensois en dire assez pour faire connoître qu’il ne se remarque rien en ceux de ce monde qui ne dût ou du moins qui ne pût paroître tout semblable en ceux du monde que je décrivois. De là je vins à parler particulièrement de la terre: comment, encore que j’eusse expressément supposé que Dieu n’avoit mis aucune pesanteur en la matière dont elle étoit composée, toutes ses parties ne laissoient pas de tendre exactement vers son centre; comment, y ayant de l’eau et de l’air sur sa superficie, la disposition des cieux et des astres, principalement de la lune, y devoit causer un flux et reflux qui fût semblable en toutes ses circonstances à celui qui se remarque dans nos mers, et outre cela un certain cours tant de l’eau que de l’air, du levant Vers le couchant, tel qu’on le remarque aussi entre les tropiques; comment les montagnes, les mers, les fontaines et les rivières pouvoient [172] naturellement s’y former, et les métaux y venir dans les mines, et les plantes y croître dans les campagnes, et généralement tous les corps qu’on nomme mêlés ou composés s’y engendrer : et, entre autres choses, à cause qu’après les astres je ne connois rien au monde que le feu qui produise de la lumière, je m’étudiai à faire entendre bien clairement tout ce qui appartient à sa nature, comment il se fait, comment il se nourrit, comment il n’a quelquefois que de la chaleur sans lumière, et quelquefois que de la lumière sans chaleur; comment il peut introduire diverses couleurs en divers corps, et diverses autres qualités; comment il en font quelques uns et en durcit d’autres; comment il les peut consumer presque tous ou convertir en cendres et en fumée; et enfin comment de ces cendres, par la seule violence de son action, il forme du verre; car cette transmutation de cendres en verre me semblant être aussi admirable qu’aucune autre qui se fasse en la nature, je pris particulièrement plaisir à la décrire.

Toutefois je ne voulois pas inférer de toutes ces choses que ce monde ait été créé en la façon que je proposois; car il est bien plus vraisemblable que dès le commencement Dieu l’a rendu tel qu’il devoit être. Mais il est certain, et c’est une opinion communément reçue entre les théologiens, que l’action par laquelle maintenant il le conserve, [173] est toute la même que celle par laquelle il l’a créé; de façon qu’encore qu’il ne lui auroit point donné au commencement d’autre forme que celle du chaos, pourvu qu’ayant établi les lois de la nature, il lui prêtât son concours pour agir ainsi qu’elle a de coutume, on peut croire, sans faire tort au miracle de la création, par cela seul toutes les choses qui sont purement matérielles auroient pu avec le temps s’y rendre telles que nous les voyons à présent; et leur nature est bien plus aisée à concevoir, lorsqu’on les voit naître peu à peu en cette sorte, que lorsqu’on ne les considère que toutes faites.

De la description des corps inanimés et des plantes, je passai à celle des animaux, et particulièrement à celle des hommes. Mais pourceque je n’en avois pas encore assez de connoissance pour en parler du même style que du reste, c’est-à-dire en démontrant les effets par les causes, et faisant voir de quelles semences et en quelle façon la nature les doit produire, je me contentai de supposer que Dieu formât le corps d’un homme entièrement semblable à l’un des nôtres, tant en la figure extérieure de ses membres, qu’en la conformation intérieure de ses organes, sans le composer d’autre matière que de celle que j’avois décrite, et sans mettre en lui au commencement aucune âme raisonnable, ni .aucune autre chose pour [174] y servir d’âme végétante ou sensitive, sinon qu’il excitât en son coeur un de ces feux sans lumière que j’avois déjà expliqués, et que je ne concevois point d’autre nature que celui qui échauffe le foin lorsqu’on l’a renfermé avant qu’il fût sec, ou qui fait bouillir les vins nouveaux lorsqu’on les laisse cuver sur la râpe : car, examinant les fonctions qui pouvoient en suite de cela être en ce corps, j’y trouvois exactement toutes celles qui peuvent être en nous sans que nous y pensions, ni par conséquent que notre âme, c’est-à-dire cette partie distincte du corps dont il a été dit ci-dessus que la nature n’est que de penser, y contribue, et qui sont toutes les mêmes en quoi on peut dire que les animaux sans raison nous ressemblent sans que j’y en pusse pour cela trouver aucune de celles qui, étant dépendantes de la pensée, sont les seules qui nous appartiennent, en tant qu’hommes; au lieu que je les y trouvois toutes par après, ayant supposé que Dieu créât une âme raisonnable, et qu’il la joignît à ce corps en certaine façon que je décrivois.

Mais afin qu’on puisse voir en quelle sorte j’y traitais cette matière, je veux mettre ici l’explication du mouvement du coeur et des artères, qui étant le premier et le plus général qu’on observe dans les animaux, on jugera facilement de lui ce qu’on doit penser de tous les autres. Et afin qu’on [175] ait moins de difficulté à entendre ce que j’en dirai, je voudrois que ceux qui ne sont point versés en l’anatomie prissent la peine, avant que de lire ceci, de faire couper devant eux le coeur de quelque grand animal qui ait des poumons, car il est en tous assez semblable à celui de l’homme, et qu’ils se fissent montrer les deux chambres ou concavités qui y sont : premièrement celle qui est dans son côté droit, à laquelle répondent deux tuyaux fort larges; à savoir, la veine cave, qui est le principal réceptacle du sang, et comme le tronc de l’arbre dont toutes les autres veines du corps sont les branches; et la veine artérieuse, qui a été ainsi mal nommée, pourceque c’est en effet une artère, laquelle, prenant son origine du coeur, se divise, après en être sortie, en plusieurs branches qui vont se répandre partout dans les poumons : puis celle qui est dans son côté gauche, à laquelle répondent en même façon deux tuyaux qui sont autant ou plus larges que les précédents; à savoir, l’artère veineuse, qui a été aussi mal nommée, à cause qu’elle n’est autre chose qu’une veine, laquelle vient des poumons, où elle est divisée en plusieurs branches entrelacées avec celles de la veine artérieuse, et celles de ce conduit qu’on nomme le sifflet, par où entre l’air de la respiration; et la grande artère qui, sortant du coeur, envoie ses branches partout le corps. Je voudrois [176] aussi qu’on leur montrât soigneusement les onze petites peaux qui, comme autant de petites portes, ouvrent et ferment les quatre ouvertures qui sont en ces deux concavités; à savoir, trois à l’entrée de la veine cave, où elles sont tellement disposées qu’elles ne peuvent aucunement empêcher que le sang qu’elle contient ne coule dans la concavité droite du coeur, et toutefois empêchent exactement qu’il n’en puisse sortir; trois a l’entrée de la veine artérieuse, qui, étant disposées tout au contraire, permettent bien au sang qui est dans cette concavité de passer dans les poumons, mais non pas à celui qui est dans les poumons d’y retourner; et ainsi deux autres à l’entrée de l’artère veineuse, qui laissent couler le sang des poumons vers la concavité gauche du coeur, mais s’opposent à son retour; et trois à l’entrée de la grande artère, qui lui permettent de sortir du coeur, mais l’empêchent d’y retourner et il n’est point besoin de chercher d’autre raison du nombre de ces peaux, sinon que l’ouverture de l’artère veineuse étant en ovale, à cause du lieu où elle se rencontre, peut être commodément fermée avec deux, au lieu que les autres étant rondes, le peuvent mieux être avec trois. De plus, je voudrois qu’on leur fît considérer que la grande artère et la veine artérieuse sont d’une composition beaucoup plus dure et plus ferme que ne sont l’artère veineuse [177] et la veine cave; et que ces deux dernières s’élargissent avant que d’entrer dans le coeur, et y font comme deux bourses, nommées les oreilles du coeur, qui sont composées d’une chair semblable à 1a sienne; et qu’il y a toujours plus de chaleur dans le coeur qu’en aucun autre endroit du corps; et enfin que cette chaleur est capable de faire que, s’il entre quelque goutte de sang en ses concavités, elle s’enfle promptement et se dilate, ainsi que font généralement toutes les liqueurs, lorsqu’on les laisse tomber goutte à goutte en quelque vaisseau qui est fort chaud.

Car, après cela, je n’ai besoin de dire autre chose pour expliquer le mouvement du coeur, sinon que lorsque ses concavités ne sont pas pleines de sang, il y en coule nécessairement de la veine cave dans la droite et de l’artère veineuse dans la gauche, d’autant que ces deux vaisseaux en sont toujours pleins, et que leurs ouvertures, qui regardent vers le coeur, ne peuvent alors être bouchées; mais que sitôt qu’il est entré ainsi deux gouttes de sang, une en chacune de ses concavités, ces gouttes, qui ne peuvent être que fort grosses, à cause que les ouvertures par où elles entrent sont fort larges et les vaisseaux d’où elles viennent fort pleins de sang, se raréfient et se dilatent, à cause de la chaleur qu’elles y trouvent; au moyen de quoi, faisant enfler tout le coeur, elles [178] poussent et ferment les cinq petites portes qui sont aux entrées des deux vaisseaux d’où elles viennent, empêchant ainsi qu’il ne descende davantage de sang dans le coeur; et, continuant à se raréfier de plus en plus, elles poussent et ouvrent les six autres petites portes qui sont aux entrées des deux autres vaisseaux par où elles sortent, faisant enfler par ce moyen toutes les branches de la veine artérieuse et de la grande artère, quasi au même instant que le coeur; lequel incontinent après se désenfle, comme font aussi ces artères, à cause que le sang qui y est entré s’y refroidit; et leurs six petites portes se referment, et les cinq de la veine cave et de l’artère veineuse se rouvrent, et donnent passage à deux autres gouttes de sang, qui font derechef enfler le coeur et les artères, tout de même que les précédentes. Et pourceque le sang qui entre ainsi dans le coeur passe par ces deux bourses qu’on nomme ses oreilles, de là vient que leur mouvement est contraire au sien, et qu’elles se désenflent lorsqu’il s’enfle. Au reste, afin que ceux qui ne connoissent pas la force des démonstrations mathématiques, et ne sont pas accoutumés à distinguer les vraies raisons des vraisemblables, ne se hasardent pas de nier ceci sans l’examiner, je les veux avertir que ce mouvement que je viens d’expliquer suit aussi nécessairement de la seule disposition des organes [179] qu’on peut voir à l’oeil dans le coeur, et de la chaleur qu’on y peut sentir avec les doigts, et de la nature du sang qu’on peut connoître par expérience, que fait celui d’un horloge, de la force, de la situation et de la figure de ses contre-poids et de ses roues.

Mais si on demande comment le sang des veines ne s’épuise point, en coulant ainsi continuellement dans le coeur, et comment les artères n’en sont point trop remplies, puisque tout celui qui passe par le coeur s’y va rendre, je n’ai pas besoin d’y répondre autre chose que ce qui a déjà été écrit par un médecin d’Angleterre [Hervaeus, de motus cordis], auquel il faut donner la louange d’avoir rompu la glace en cet endroit, et d’être le premier qui a enseigné qu’il y a plusieurs petits passages aux extrémités des artères, par où le sang qu’elles reçoivent du coeur entre dans les petites branches des veines, d’où il va se rendre derechef vers le coeur; en sorte que son cours n’est autre chose qu’une circulation perpétuelle. Ce qu’il prouve fort bien par l’expérience ordinaire des chirurgiens, qui, ayant lié le bras médiocrement fort, au-dessus de l’endroit où ils ouvrent la veine, font que le sang en sort plus abondamment que s’ils ne l’avoient point lié; et il arriveroit tout le contraire s’ils le lioient au dessous entre la main et l’ouverture, ou bien qu’ils [180] le liassent très fort au-dessus. Car il est manifeste que le lien, médiocrement serré, pouvant empêcher que le sang qui est déjà dans le bras ne retourne vers le coeur par les veines, n’empêche pas pour cela qu’il n’y en vienne toujours de nouveau par les artères, à cause qu’elles sont situées au dessous des veines, et que leurs peaux, étant plus dures, sont moins aisées à presser; et aussi que le sang qui vient du coeur tend avec plus de force à passer par elles vers la main, qu’il ne fait à retourner de là vers le coeur par les veines; et puisque ce sang sort du bras par l’ouverture qui est en l’une des veines, il doit nécessairement y avoir quelques passages au-dessous du lien, c’est-à-dire vers les extrémités du bras, par où il y puisse venir des artères. Il prouve aussi fort bien ce qu’il dit du cours du sang, par certaines petites peaux, qui sont tellement disposées en divers lieux le long des veines, qu’elles ne lui permettent point d’y passer du milieu du corps vers les extrémités, mais seulement de retourner des extrémités vers le coeur; et de plus par l’expérience qui montre que tout celui qui est dans le corps en peut sortir en fort peu de temps par une seule artère lorsqu’elle est coupée, encore même qu’elle fût étroitement liée fort proche du coeur, et coupée entre lui et le lien, en sorte qu’on n’eût aucun sujet d’imaginer que le sang qui en sortiroit vînt d’ailleurs.

[181] Mais il y a plusieurs autres choses qui témoignent que la vraie cause de ce mouvement du sang est celle que j’ai dite. Comme, premièrement, la différence qu’on remarque entre celui qui sort des veines et celui qui sort des artères ne peut procéder que de ce qu’étant raréfié et comme distillé en passant par le coeur, il est plus subtil et plus vif et plus chaud incontinent après en être sorti, c’est-à-dire étant dans les artères, qu’il n’est un peu devant que d’y entrer, c’est- à-dire étant dans les veines. Et si on y prend garde, on trouvera que cette différence ne paroît bien que vers le coeur, et non point tant aux lieux qui en sont les plus éloignés. Puis, la dureté des peaux dont la veine artérieuse et la grande artère sont composées montre assez que le sang bat contre elles avec plus de force que contre les veines. Et pourquoi la concavité gauche du coeur et la grande artère seroient-elles plus amples et plus larges que la concavité droite et la veine artérieuse, si ce n’étoit que le sang de l’artère veineuse, n’ayant été que dans les poumons depuis qu’il a passé par le coeur, est plus subtil et se raréfie plus fort et plus aisément que celui qui vient immédiatement de la veine cave ? Et qu’est-ce que les médecins peuvent deviner en tâtant le pouls, s’ils ne savent que, selon que le sang change de nature, il peut être raréfié par la chaleur du coeur plus ou moins fort, et plus ou moins vite qu’auparavant ? [182] Et si on examine comment cette chaleur se communique aux autres membres, ne faut-il pas avouer que c’est par le moyen du sang, qui, passant par le coeur, s’y réchauffe, et se répand de là par tout le corps: d’où vient que si on ôte le sang de quelque partie, on en ôte par même moyen la chaleur; et encore que le coeur fût aussi ardent qu’un fer embrasé, il ne suffiroit pas pour réchauffer les pieds et les mains tant qu’il fait, s’il n’y envoyoit continuellement de nouveau sang. Puis aussi on connoît de là que le vrai usage de la respiration est d’apporter assez d’air frais dans le poumon pour faire que le sang qui y vient de la concavité droite du coeur, où il a été raréfié et comme changé en vapeurs, s’y épaississe et convertisse en sang derechef, avant que de retomber dans la gauche, sans quoi i1 ne pourroit être propre à servir de nourriture au feu qui y est; ce qui se confirme parce qu’on voit que les animaux qui n’ont point de poumons n’ont aussi qu’une seule concavité dans le coeur, et que les enfants, qui n’en peuvent user pendant qu’ils sont renfermés au ventre de leurs mères, ont une ouverture par où il coule du sang de la veine cave en la concavité gauche du coeur, et un conduit par où il en vient de la veine artérieuse en la grande artère, sans passer par le poumon. Puis la coction comment se feroit-elle en l’estomac, si le coeur n’y envoyoit de la chaleur par les artères, et avec cela [183] quelques unes des plus coulantes parties du sang, qui aident à dissoudre les viandes qu’on y a mises ? Et l’action qui convertit le suc de ces viandes en sang n’est-elle pas aisée à connoître, si on considère qu’il se distille, en passant et repassant par le coeur, peut-être plus de cent ou deux cents fois en chaque jour ? Et qu’a-t-on besoin d’autre chose pour expliquer la nutrition et la production des diverses humeurs qui sont dans le corps, sinon de dire que la force dont le sang, en se raréfiant, passe du coeur vers les extrémités des artères, fait que quelques unes de ses parties s’arrêtent entre celles des membres où elles se trouvent, et y prennent la place de quelques autres qu’elles en chassent, et que, selon la situation ou la figure ou la petitesse des pores qu’elles rencontrent, les unes se vont rendre en certains lieux plutôt que les autres, en même façon que chacun peut avoir vu divers cribles, qui, étant diversement percés, servent à séparer divers grains les uns des autres? Et enfin, ce qu’il y a de plus remarquable en tout ceci, c’est la génération des esprits animaux, qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive, qui, montant continuellement en grande abondance du coeur dans le cerveau, se va rendre de là par les nerfs dans les muscles, et donne le mouvement à tous les membres; sans qu’il faille imaginer d’autre cause qui fasse que les [184] parties du sang qui, étant les plus agitées et les plus pénétrantes, sont les plus propres à composer ces esprits, se vont rendre plutôt vers le cerveau que vers ailleurs, sinon que les artères qui les y portent sont celles qui viennent du coeur le plus en ligne droite de toutes, et que, selon les règles des mécaniques, qui sont les mêmes que celles de la nature, lorsque plusieurs choses tendent ensemble à se mouvoir vers un même côté où il n’y a pas assez de place pour toutes, ainsi que les parties du sang qui sortent de la concavité gauche du coeur tendent vers le cerveau, les plus foibles et moins agitées en doivent être détournées par les plus fortes, qui par ce moyen s’y vont rendre seules.

J’avois expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité que j’avois eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j’y avois montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que les esprits animaux étant dedans aient la force de mouvoir ses membres, ainsi qu’on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore et mordent la terre nonobstant qu’elles ne soient plus animées; quels changements se doivent faire dans le cerveau pour causer la veille, et le sommeil, et les songes; comment la lumière, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et toutes les autres qualités des objets extérieurs y peuvent imprimer diverses idées, [185] par l’entremise des sens; comment la faim, la soif, et les autres passions intérieures y peuvent aussi envoyer les leurs; ce qui doit y être pris pour le sens commun où ces idées sont reçues, pour la mémoire qui les conserve, et pour la fantaisie qui les peut diversement changer et en composer de nouvelles, et, par même moyen, distribuant les esprits animaux dans les muscles, faire mouvoir les membres de ce corps en autant de diverses façons, et autant à propos des objets qui se présentent à ses sens et des passions intérieures qui sont en lui, que les nôtres se puissent mouvoir sans que la volonté les conduise: ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. Et je m’étois ici particulièrement arrêté à faire voir que s’il y avoit de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d’un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous [186] n’aurions aucun moyen pour reconnoître qu’elles ne seroient pas en tout de même nature que ces animaux; au lieu que s’il y en avoit qui eussent 1a ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il seroit possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnoître qu’elles ne seroient point pour cela de vrais hommes : dont le premier est que jamais elles ne pourroient user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées : car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes, comme, si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables; mais non pas qu’elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueroient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvriroit qu’elles n’agiroient pas par connoissance, mais seulement par la disposition de leurs organes : car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes [187] de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connoître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes : car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils lisent; au lieu que les hommes qui étant nés sourds et muets sont privés des organes qui servent aux autres pour parler,- autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d’apprendre leur langue Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout : car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet qui seroit des plus parfait. de son espèce n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui auroit le cerveau troublé, si leur âme n’étoit d’une nature toute différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage. Car s’il étoit vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourroient aussi bien se faire entendre à nous qu’à leurs semblables. C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit, car à ce compte ils en auroient plus qu’aucun de [189] nous et feroient mieux en toute autre chose; mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’un horloge, qui n’est composé que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence.

J’avois décrit après cela l’âme raisonnable, et fait voir qu’elle ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont j’avois parlé, mais qu’elle doit expressément être créée; et comment il ne suffit pas qu’elle soit logée dans le corps humain, ainsi qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais qu’il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui, pour avoir outre cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme. Au reste, je me suis ici un peu étendu sur le sujet de l’âme, à cause qu’il est des plus importants : car, après l’erreur de ceux qui nient Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n’y en a point qui éloigne plutôt les esprits foibles du droit chemin de la vertu, que d’imaginer que l’âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que par conséquent nous n’avons rien ni à craindre ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis; au lieu que lorsqu’on sait [190] combien elles diffèrent, on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre est d’une nature entièrement indépendante du corps, et par conséquent qu’elle n’est point sujette à mourir avec lui; puis, d’autant qu’on ne voit point d’autres causes qui la détruisent, on est naturellement porté à juger de là qu’elle est immortelle.

Dans la 6e et dernière partie du Discours de la Méthode, 

La condamnation de Galilée a rendu Descartes particulièrement prudent, mais la connaissance de la physique doit nous permettre de maîtriser la nature et d'améliorer les conditions de vie de l'humanité :  les notions générales touchant la physique "m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous envíronnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature".  La science est donc en mesure de prendre en charge le bien-être des hommes, Descartes ne doit-il donc pas, malgré toutes les oppositions, divulguer ses recherches? La prudence et le découragement face à des disputes sans fin le retiendront...

"Or il y a maintenant trois ans que j’étois parvenu à la fin du traité qui contient toutes ces choses, et que je commençois à le revoir afin de le mettre entre les mains d’un imprimeur, lorsque j’appris que des personnes à qui je défère, et dont l’autorité ne peut guère moins sur mes actions que ma propre raison sur mes pensées, avoient désapprouvé une opinion de physique publiée un peu auparavant par quelque autre, de laquelle je ne veux pas dire que je fusse; mais bien que je n’y avois rien remarqué avant leur censure que je pusse imaginer être préjudiciable ni à la religion ni à l’état, ni par conséquent qui m’eût empêché de l’écrire si la raison me l’eût persuadée; et que cela me fit craindre qu’il ne s’en trouvât tout de même quelqu’une entre les miennes en laquelle je me fusse mépris, nonobstant le grand soin que [191] j’ai toujours eu de n’en point recevoir de nouvelles en ma créance dont je n’eusse des démonstrations très certaines, et de n’en point écrire qui pussent tourner au désavantage de personne. Ce qui a été suffisant pour m’obliger à changer la résolution que j’avois eue de les publier; car, encore que les raisons pour lesquelles je l’avois prise auparavant fussent très fortes, mon inclination, qui m’a toujours fait haïr le métier de faire des livres, m’en fit incontinent trouver assez d’autres pour m’en excuser. Et ces raisons de part et d’autre sont telles, que non seulement j’ai ici quelque intérêt de les dire, mais peut-être aussi que le public en a de les savoir.

Je n’ai jamais fait beaucoup d’état des choses qui venoient de mon esprit; et pendant que je n’ai recueilli d’autres fruits de la méthode dont je me sers, sinon que je me suis satisfait touchant quelques difficultés qui appartiennent aux sciences spéculatives, ou bien que j’ai taché de régler mes moeurs par les raisons qu’elle m’enseignoit, je n’ai point cru être obligé d’en rien écrire. Car, pour ce qui touche les moeurs, chacun abonde si fort en son sens, qu’il se pourroit trouver autant de réformateurs que de têtes, s’il étoit permis à d’autres qu’à ceux que Dieu a établis pour souverains sur ses peuples, ou bien auxquels il a donné assez de grâce et de zèle pour être prophètes, d’entreprendre [192] d’y rien changer; et, bien que mes spéculations me plussent fort, j’ai cru que les autres en avoient aussi qui leur plaisoient peut-être davantage. Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connoissances qui soient fort utiles à la vie; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y [193] trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage contient peu de choses dont l’utilité soit si remarquable : mais, sans que j’aie aucun dessein de la mépriser, je m’assure qu’il n’y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n’avoue que tout ce qu’on y sait n’est presque rien à comparaison de ce qui reste à y savoir; et qu’on se pourroit exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affoiblissement de la vieillesse, si on avoit assez de connoissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. Or, ayant dessein d’employer toute ma vie à la recherche d’une science si nécessaire, et ayant rencontré un chemin qui me semble tel qu’on doit infailliblement la trouver en le suivant, si ce n’est qu’on en soit empêché ou par la brièveté de la vie ou par le défaut des expériences, je jugeois qu’il n’y avoit point de meilleur remède contre ces deux [194] empêchements que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurois trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et .son pouvoir, aux expériences qu’il faudroit faire, et communiquant aussi au public toutes les choses qu’ils apprendroient, afin que les derniers commençant où les précédents auroient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne sauroit faire.

Même je remarquois, touchant les expériences, qu’elles sont d’autant plus nécessaires qu’on est plus avancé en connoissance; car, pour le commencement, il vaut mieux ne se servir que de celles qui se présentent d’elles-mêmes à nos sens, et que nous ne saurions ignorer pourvu que nous y fassions tant soit peu de réflexion, que d’en chercher de plus rares et étudiées : dont la raison est que ces plus rares trompent souvent, lorsqu’on ne sait pas encore les causes des plus communes, et que les circonstances dont elles dépendent sont quasi toujours si particulières et si petites, qu’il est très malaisé de les remarquer. Mais l’ordre que j’ai tenu en ceci a été tel. Premièrement, j’ai taché de trouver en général les principes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde, sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul [195] qui l’a créé, ni les tirer d’ailleurs que de certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes. Après cela, j’ai examiné quels étoient les premiers et plus ordinaires effets qu’on pouvoit déduire de ces causes; et il me semble que par là j’ai trouvé des cieux, des astres, une terre, et même sur la terre de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux, et quelques autres telles choses, qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connoître. Puis, lorsque j’ai voulu descendre à celles qui étoient plus particulières, il s’en est tant présenté à moi de diverses, que je n’ai pas cru qu’il fut possible à l’esprit humain de distinguer les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre, d’une infinité d’autres qui pourroient y être si c’eût été le vouloir de Dieu de les y mettre, ni par conséquent de les rapporter à notre usage, si ce n’est qu’on vienne au devant des causes par les effets, et qu’on se serve de plusieurs expériences particulières. Ensuite de quoi, repassant mon esprit sur tous les objets qui s’étoient jamais présentés à mes sens, j’ose bien dire que je n’y ai remarqué aucune chose que je ne pusse assez commodément expliquer par les principes que j’avois trouvés. Mais il faut aussi que j’avoue que la puissance de la nature est si ample si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux que je ne remarque quasi plus aucun [196] effet particulier que d’abord je ne connoisse qu’il peut en être déduit en plusieurs diverses façons, et que ma plus grande difficulté est d’ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend; car à cela je ne sais point d’autre expédient que de chercher derechef quelques expériences qui soient telles que leur événement ne soit pas le même si c’est en l’une de ces façons qu’on doit l’expliquer que si c’est en l’autre. Au reste, j’en suis maintenant là que je vois, ce me semble, assez bien de quel biais on se doit prendre à faire la plupart de celles qui peuvent servir à cet effet : mais je vois aussi qu’elles sont telles, et en si grand nombre, que ni mes mains ni mon revenu, bien que j’en eusse mille fois plus que je n’en ai, ne sauroient suffire pour toutes; en sorte que, selon que j’aurai désormais la commodité d’en faire plus ou moins, j’avancerai aussi plus ou moins en la connoissance de la nature : ce que je me promettois de faire connoître par le traité que j’avois écrit, et d’y montrer si clairement l’utilité que le public en peut recevoir, que j’obligerois tous ceux qui désirent en général le bien des hommes, c’est-à-dire tous ceux qui sont en effet vertueux, et non point par faux semblant ni seulement par opinion, tant à me communiquer celles qu’ils ont déjà faites, qu’à m’aider en la recherche de celles qui restent à faire. Mais j’ai eu depuis ce temps-là d’autres raisons qui m’ont fait changer d’opinion, et penser que je devois véritablement continuer d’écrire toutes les choses que je jugerois de quelque importance, à mesure que j’en découvrirois la vérité, et y apporter le même soin que si je les voulois faire imprimer, tant afin d’avoir d’autant plus d’occasion de les bien examiner, comme sans doute on regarde toujours de plus près à ce qu’on croit devoir être vu par plusieurs qu’à ce qu’on ne fait que pour soi-même, et souvent les choses qui m’ont semblé vraies lorsque j’ai commencé à les concevoir, m’ont paru fausses lorsque je les ai voulu mettre sur le papier, qu’afin de ne perdre aucune occasion de profiter au public, si j’en suis capable, et que si mes écrits valent quelque chose, ceux qui les auront après ma mort en puissent user ainsi qu’il sera le plus à propos; mais que je ne devois aucunement consentir qu’ils fussent publiés pendant ma vie, afin que ni les oppositions et controverses auxquelles ils seroient peut-être sujets, ni même la réputation telle quelle qu’ils me pourroient acquérir, ne me donnassent aucune occasion de perdre le temps que j’ai dessein d’employer à m’instruire. Car, bien qu’il soit vrai que chaque homme est obligé de procurer autant qu’il est en lui le bien des autres, et que c’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne, toutefois il est vrai aussi que nos soins se doivent étendre plus loin que le temps présent, et qu’il est bon d’omettre les choses qui apporteroient peut-être quelque profit à ceux qui vivent, lorsque c’est à dessein d’en faire d’autres qui en apportent davantage à nos neveux. Comme en effet je veux bien qu’on sache que le peu que j’ai appris jusques ici n’est presque rien à comparaison de ce que j’ignore et que je ne désespère pas de pouvoir apprendre : car c’est quasi le même de ceux qui découvrent peu à peu la vérité dans les sciences, que de ceux qui, commençant à devenir riches, ont moins de peine à faire de grandes acquisitions, qu’ils n’ont eu auparavant, étant plus pauvres, à en faire de beaucoup moindres. Ou bien on peut les comparer aux chefs d’armée, dont les forces ont coutume de croître à proportion de leurs victoires, et qui ont besoin de plus de conduite pour se maintenir après la perte d’une bataille, qu’ils n’ont, après l’avoir gagnée, à prendre des villes et des provinces : car c’est véritablement donner des batailles que de tâcher à vaincre toutes les difficultés et les erreurs qui nous empêchent de parvenir à la connoissance de la vérité, et c’est en perdre une que de recevoir quelque fausse opinion touchant une matière un peu générale et importante; il faut après beaucoup plus d’adresse pour se remettre au même état qu’on étoit auparavant, qu’il ne faut à faire de grands progrès lorsqu’on a déjà des principes qui sont assurés. Pour moi, si j’ai ci-devant trouvé quelques vérités dans les sciences (et j’espère que les choses qui sont contenues en ce volume feront juger que j’en ai trouvé quelques unes), je puis dire que ce ne sont que des suites et des dépendances de cinq ou six principales difficultés que j’ai surmontées, et que je compte pour autant de batailles où j’ai eu l’heur de mon côté : même je ne craindrai pas de dire que je pense n’avoir plus besoin d’en gagner que deux ou trois autres semblables pour venir entièrement à bout de mes desseins; et que mon âge n’est point si avancé que, selon le cours ordinaire de la nature, je ne puisse encore avoir assez de loisir pour cet effet. Mais je crois être d’autant plus obligé à ménager le temps qui me reste, que j’ai plus d’espérance de le pouvoir bien employer; et j’aurois sans doute plusieurs occasions de le perdre, si je publiois les fondements de ma physique : car, encore qu’ils soient presque tous si évidents qu’il ne faut que les entendre pour les croire, et qu’il n’y en ait aucun dont je ne pense pouvoir donner des démonstrations, toutefois, à cause qu’il est impossible qu’ils soient accordants avec toutes les diverses opinions des autres hommes, je prévois que je serois souvent diverti par les oppositions qu’ils feroient naître.

On peut dire que ces oppositions seroient utiles, tant afin de me faire connoître mes fautes, qu’afin que, si j’avois quelque chose de bon, les autres en eussent par ce moyen plus d’intelligence, et, comme plusieurs peuvent plus voir qu’un homme seul, que, commençant dès maintenant à s’en servir, ils m’aidassent aussi de leurs inventions. Mais encore que je me reconnoisse extrêmement , et que je ne me fie quasi jamais aux premières pensées qui me viennent, toutefois l’expérience que j’ai des objections qu’on me peut faire m’empêche d’en espérer aucun profit : car j’ai déjà souvent éprouvé les jugements tant de ceux que j’ai tenus pour mes amis que de quelques autres à qui je pensois être indifférent et même aussi de quelques uns dont je savois que la malignité et l’envie tâcheroit assez à découvrir ce que l’affection cacheroit à mes amis; mais il est rarement arrivé qu’on m’ait objecté quelque chose que je n’eusse point du tout prévue, si ce n’est qu’elle fût fort éloignée de mon sujet; en sorte que je n’ai quasi jamais rencontré aucun censeur de mes opinions qui ne me semblât ou moins rigoureux ou moins équitable que moi- même. Et je n’ai jamais remarqué non plus que par le moyen des disputes qui se pratiquent dans les écoles, on ait découvert aucune vérité qu’on ignorât auparavant : car pendant que chacun tâche de vaincre, on s’exerce bien plus à faire valoir la vraisemblance qu’à peser les raisons de part et d’autre; et ceux qui ont été longtemps [201] bons avocats ne sont pas pour cela par après meilleurs juges.

Pour l’utilité que les autres recevroient de la communication de mes pensées, elle ne pourroit aussi être fort grande, d’autant que je ne les ai point encore conduites si loin qu’il ne soit besoin d’y ajouter beaucoup de choses avant que de les appliquer à l’usage. Et je pense pouvoir dire sans vanité que s’il y a quelqu’un qui en soit capable, ce doit être plutôt moi qu’aucun autre : non pas qu’il ne puisse y avoir au monde plusieurs esprits incomparablement meilleurs que le mien, mais pourcequ’on ne sauroit si bien concevoir une chose et la rendre sienne, lorsqu’on l’apprend de quelque autre, que lorsqu’on l’invente soi-même. Ce qui est si véritable en cette matière, que, bien que j’aie souvent expliqué quelques unes de mes opinions à des personnes de très bon esprit, et qui, pendant que je leur parlois, sembloient les entendre fort distinctement, toutefois, lorsqu’ils les ont redites, j’ai remarqué qu’ils les ont changées presque toujours en telle sorte que je ne les pouvois plus avouer pour miennes. A l’occasion de quoi je suis bien aise de prier ici nos neveux de ne croire jamais que les choses qu’on leur dira viennent de moi, lorsque je ne les aurai point moi-même divulguées; et je ne m’étonne aucunement des extravagances qu’on attribue à tous ces anciens philosophes dont nous n’avons point les écrits, ni ne juge pas pour cela que leurs pensées aient été fort déraisonnables, vu qu’ils étoient des meilleurs esprits de leurs temps, mais seulement qu’on nous les a mal rapportées. Comme on voit aussi que presque jamais il n’est arrivé qu’aucun de leurs sectateurs les ait surpassés; et je m’assure que les plus passionnés de ceux qui suivent maintenant Aristote se croiroient heureux s’ils avoient autant de connoissance de la nature qu’il en a eu, encore même que ce fût à condition qu’ils n’en auroient jamais davantage. Ils sont comme le lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le soutiennent, et même souvent qui redescend après qu’il est parvenu jusques à leur faîte; car il me semble aussi que ceux-là redescendent, c’est-à-dire se rendent en quelque façon moins savants que s’ils s’abstenoient d’étudier, lesquels, non contents de savoir tout ce qui est intelligiblement expliqué dans leur auteur, veulent outre cela y trouver la solution de plusieurs difficultés dont il ne dit rien, et auxquelles il n’a peut-être jamais pensé. 

Toutefois leur façon de philosopher est fort commode pour ceux qui n’ont que des esprits fort médiocres; car l’obscurité des distinctions et des principes dont ils se servent est cause qu’ils peuvent parler de toutes choses aussi hardiment que s’ils les savoient, et soutenir tout ce qu’ils en disent contre les plus subtils et les plus habiles, sans qu’on ait moyen de les convaincre : en quoi ils me semblent pareils à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage contre un qui voit, l’auroit fait venir dans le fond de quelque cave fort obscure : et je puis dire que ceux-ci ont intérêt que je m’abstienne de publier les principes de la philosophie dont je me sers; car étant très simples et très évidents, comme ils sont, je ferois quasi le même en les publiant que si j’ouvrois quelques fenêtres, et faisois entrer du jour dans cette cave où ils sont descendus pour se battre. Mais même les meilleurs esprits n’ont pas occasion de souhaiter de les connoître; car s’ils veulent savoir parler de toutes choses, et acquérir la réputation d’être doctes, ils y parviendront plus aisément en se contentant de la vraisemblance, qui peut être trouvée sans grande peine en toutes sortes de matières, qu’en cherchant la vérité, qui ne se découvre que peu à peu en quelques unes, et qui, lorsqu’il est question de parler des autres, oblige à confesser franchement qu’on les ignore. Que s’ils préfèrent la connoissance de quelque peu de vérités à la vanité de paroître n’ignorer rien, comme sans doute elle est bien préférable, et qu’ils veuillent suivre un dessein semblable au mien, ils n’ont pas besoin pour cela que je leur dise rien davantage que ce que j’ai déjà dit en ce discours : car s’ils sont capables de passer plus outre que je n’ai fait, ils le seront aussi, à plus forte raison, de trouver d’eux-mêmes tout ce que je pense avoir trouvé; d’autant que n’ayant jamais rien examiné que par ordre, il est certain que ce qui me reste encore à découvrir est de soi plus difficile et plus caché que ce que j’ai pu ci- devant rencontrer, et ils auroient bien moins de plaisir à l’apprendre de moi que d’eux-mêmes; outre que l’habitude qu’ils acquerront , en cherchant premièrement des choses faciles, et passant peu a peu par degrés à d’autres plus difficiles, leur servira plus que toutes mes instructions ne sauroient faire. 

Comme pour moi je me persuade que si on m’eût enseigné dès ma jeunesse toutes les vérités dont j’ai cherché depuis les démonstrations, et que je n’eusse eu aucune peine à les apprendre, je n’en aurois peut-être jamais su aucunes autres, et du moins que jamais je n’aurois acquis l’habitude et la facilité que je pense avoir d’en trouver toujours de nouvelles à mesure que je m’applique à les chercher. Et en un mot s’il y a au monde quelque ouvrage qui ne puisse être si bien achevé par aucun autre que par le même qui l’a commencé, c’est celui auquel je travaille.

Il est vrai que pour ce qui est des expériences qui peuvent y servir, un homme seul ne sauroit suffire à les faire toutes : mais il n’y sauroit aussi employer utilement d’autres mains que les siennes, sinon celles des artisans, ou telles gens qu’il pourroit payer, et à qui l’espérance du gain, qui est un moyen très efficace, feroit faire exactement toutes les choses qu’il leur prescriroit. Car pour les volontaires qui, par curiosité ou désir d’apprendre, s’offriroient peut-être de lui aider, outre qu’ils ont pour l’ordinaire plus de promesses que d’effet, et qu’ils ne font que de belles propositions dont aucune jamais ne réussit, ils voudroient infailliblement être payés par l’explication de quelques difficultés, ou du moins par des compliments et des entretiens inutiles, qui ne lui sauroient coûter si peu de son temps qu’il n’y perdît. Et pour les expériences que les autres ont déjà faites, quand bien même ils les lui voudroient communiquer, ce que ceux qui les nomment des secrets ne feroient jamais, elles sont pour la plupart composées de tant de circonstances ou d’ingrédients superflus, qu’il lui seroit très malaisé d’en déchiffrer la vérité; outre qu’il les trouveroit presque toutes si mal expliquées, ou même si fausses, à cause que ceux qui les ont faites se sont efforcés de les faire paroître conformes à leurs principes, que s’il y en avoit quelques unes qui lui servissent, elles ne pourroient derechef valoir le temps qu’il lui faudroit employer à les choisir. De façon que s’il y avoit au monde quelqu’un qu’on sût assurément être capable de trouver les plus grandes choses et les plus utiles au public qui puissent être, et que pour cette cause les autres hommes s’efforcassent par tous moyens de l’aider à venir à bout de ses desseins, je ne vois pas qu’ils pussent autre chose pour lui, sinon fournir aux frais des expériences dont il auroit besoin, et du reste empêcher que son loisir ne lui fût ôté par l’importunité de personne. Mais, outre que je ne présume pas tant de moi-même que de vouloir rien promettre d’extraordinaire, ni ne me repais point de pensées si vaines que de m’imaginer que le public se doive beaucoup intéresser en mes desseins, je n’ai pas aussi l’âme si basse que je voulusse accepter de qui que ce fût aucune faveur qu’on pût croire que je n’aurois pas méritée.

Toutes ces considérations jointes ensemble furent cause, il y a trois ans, que je ne voulus point divulguer le traité que j’avois entre les mains, et même que je pris résolution de n’en faire voir aucun autre pendant ma vie qui fût si général, ni duquel on put entendre les fondements de ma physique. Mais il y a eu depuis derechef deux autres raisons qui m’ont obligé à mettre ici quelques essais particuliers, et à rendre au public quelque compte de mes actions et de mes desseins. La première est que si j’y manquois, plusieurs, qui ont su l’intention que j’avois eue ci-devant de faire imprimer quelques écrits, pourroient s’imaginer que les causes pour lesquelles je m’en abstiens seroient plus à mon désavantage qu’elles ne sont : car, bien que je n’aime pas la gloire par excès, ou même, si j’ose le dire, que je la haïsse en tant que je la juge contraire au repos, lequel j’estime sur toutes choses, toutefois aussi je n’ai jamais tâché de cacher mes actions comme des crimes, ni n’ai usé de beaucoup de précautions pour être inconnu, tant à cause que j’eusse cru me faire tort, qu’à cause que cela m’auroit donné quelque espèce d’inquiétude, qui eût derechef été contraire au parfait repos d’esprit que je cherche; et pourceque, m’étant toujours ainsi tenu indifférent entre le soin d’être connu ou de ne l’être pas, je n’ai pu empêcher que je n’acquisse quelque sorte de réputation, j’ai pensé que je devois faire mon mieux pour m’exempter au moins de l’avoir mauvaise. L’autre raison qui m’a obligé à écrire ceci est que, voyant tous les jours de plus en plus le retardement que souffre le dessein que j’ai de m’instruire, à cause d’une infinité d’expériences dont j’ai besoin, et qu’il est impossible que je fasse sans l’aide d’autrui, bien que je ne me flatte pas tant que d’espérer que le public prenne grande part en mes intérêts, toutefois je ne veux pas aussi me défaillir tant à moi-même que de donner sujet à ceux qui me suivront de me reprocher quelque jour que j’eusse pu leur laisser plusieurs choses beaucoup meilleures que je n’aurai fait, si je n’eusse point trop négligé de leur faire entendre en quoi ils pouvoient contribuer à mes desseins.

Et j’ai pensé qu’il m’étoit aisé de choisir quelques matières qui, sans être sujettes à beaucoup de controverses, ni m’obliger à déclarer davantage de mes principes que je ne désire, ne laissoient pas de faire voir assez clairement ce que je puis ou ne puis pas dans les sciences. En quoi je ne saurois dire si j’ai réussi, et je ne veux point prévenir les jugements de personne, en parlant moi-même de mes écrits : mais je serai bien aise qu’on les examine; et afin qu’on en ait d’autant plus d’occasion, je supplie tous ceux qui auront quelques objections à y faire de prendre la peine de les envoyer à mon libraire, par lequel en étant averti, je tâcherai d’y joindre ma réponse en même temps; et par ce moyen les lecteurs, voyant ensemble l’un et l’autre, jugeront d’autant plus aisément de la vérité : car je ne promets pas d’y faire jamais de longues réponses, mais seulement d’avouer mes fautes fort franchement, si je les connois, ou bien, si je ne les puis apercevoir, de dire simplement ce que je croirai être requis pour la défense des choses que j’ai écrites, sans y ajouter l’explication d’aucune nouvelle matière, afin de ne me pas engager sans fin de l’une en l’autre.

Que si quelques unes de celles dont j’ai parlé au commencement de la Dioptrique et des Météores choquent d’abord, à cause que je les nomme des suppositions, et que je ne semble pas avoir envie de les prouver, qu’on ait la patience de lire le tout avec attention et j’espère qu’on s’en trouvera satisfait : car il me semble que les raisons s’y entre-suivent en telle sorte, que comme les dernières sont démontrées par les premières qui sont leurs causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières qui sont leurs effets. Et on ne doit pas imaginer que je commette en ceci la faute que les logiciens nomment un cercle : car l’expérience rendant la plupart de ces effets très certains, les causes dont je les déduis ne servent pas tant à les prouver qu’à les expliquer; mais tout au contraire ce sont elles qui sont prouvées par eux. Et je ne les ai nommées des suppositions qu’afin qu’on sache que je pense les pouvoir déduire de ces premières vérités que j’ai ci-dessus expliquées; mais que j’ai voulu expressément ne le pas faire, pour empêcher que certains esprits, qui s’imaginent qu’ils savent en un jour tout ce qu’un autre a pensé en vingt années, sitôt qu’il leur en a seulement dit deux ou trois mots, et qui sont d’autant plus .sujets à faillir et moins capables de la vérité qu’ils sont plus pénétrants et plus vifs, ne puissent de là prendre occasion de bâtir quelque philosophie [210] extravagante sur ce qu’ils croiront être mes principes, et qu’on m’en attribue la faute : car pour les opinions qui sont toutes miennes, je ne les excuse point comme nouvelles, d’autant que si on en considère bien les raisons, je m’assure qu’on les trouvera si simples et si conformes au sens commun, qu’elles sembleront moins extraordinaires et moins étranges qu’aucunes autres qu’on puisse avoir sur [les] mêmes sujets; et je ne me vante point aussi d’être le premier inventeur d’aucunes mais bien que je ne les ai jamais reçues ni pourcequ’elles avoient été dites par d’autres, ni pourcequ’elles ne l’avoient point été, mais seulement pourceque la raison me les a persuadées.

Que si les artisans ne peuvent sitôt exécuter l’invention qui est expliquée en la Dioptrique, je ne crois pas qu’on puisse dire pour cela qu’elle soit mauvaise; car, d’autant qu’il faut de l’adresse et de l’habitude pour faire et pour ajuster les machines que j’ai décrites, sans qu’il y manque aucune circonstance, je ne m’étonnerois pas moins s’ils rencontroient du premier coup, que si quelqu’un pouvoit apprendre en un jour à jouer du luth excellemment, par cela seul qu’on lui auroit donné de la tablature qui seroit bonne. Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens; et pour ceux qui joignent le bon sens avec l’étude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point, je m’assure, si partiaux pour le latin, qu’ils refusent d’entendre mes raisons pourceque je les explique en langue vulgaire.

Au reste, je ne veux point parler ici en particulier des progrès que j’ai espérance de faire à l’avenir dans les sciences, ni m’engager envers le public d’aucune promesse que je ne sois pas assuré d’accomplir; mais je dirai seulement que j’ai résolu de n’employer le temps qui me reste à vivre à autre chose qu’à tâcher d’acquérir quelque connoissance de la nature, qui soit telle qu’on en puisse tirer des règles pour la médecine, plus assurées que celles qu’on a eues jusques à présent; et que mon inclination m’éloigne si fort de toute sorte d’autres desseins, principalement de ceux qui ne sauroient être utiles aux uns qu’en nuisant aux autres, que si quelques occasions me contraignoient de m’y employer, je ne crois point que je fusse capable d’y réussir. De quoi je fais ici une déclaration que je sais bien ne pouvoir servir à me rendre considérable dans le monde; mais aussi n’ai aucunement envie de l’être; et je me tiendrai toujours plus obligé à ceux par la faveur desquels je jouirai sans empêchement de mon loisir, que je ne serois à ceux qui m’offriroient les plus honorables emplois de la terre."

 

1640-1642 - En mars 1639, le philosophe néerlandais Henricus Reneri meurt prématurément, et son successeur, Henricus Regius (1598-1679), va, par son zèle maladroit, créer à Descartes de grandes difficultés avec les docteurs d'Utrecht et surtout avec le pasteur Gisbertus Voetius (1589-1676), recteur de l'université, qui l'accusera en 1642 d'athéisme devant les magistrats... 

 

En septembre 1640, Descartes perd sa fille Francine : une petite fille née en 1635, qu'il avait eu avec une certaine Hélène qu'il avait connu à Amsterdam en 1634. "Il la pleura, dit Baillet (II, 89), avec une tendresse qui lui fit éprouver que la vraie philosophie n'étouffe point le naturel. Il protesta qu'elle lui avait laissé par sa mort le plus grand regret qu'il eût jamais senti de sa vie" (XII, 288). En 1644, Descartes confia à son ami Clerselier ce « dangereux engagement dont Dieu l'a retiré il y a près de dix ans », le préservant depuis de la « récidive » (XII, 576)....

 

1641 - Fuyant Amersfoort, évitant Utrecht, Descartes reprend sa demeure de Leyde. En 1641, Descartes va exposer sa métaphysique, en latin, dans ses "Méditations sur la philosophie première", en projet depuis dix ans. Le succès de sa philosophie qui ébranle l'autorité d'Aristote lui crée des ennuis avec les universités d'Utrecht et de Leyde...

Accusé d'avoir enseigné la doctrine nouvelle à l'Université d'Utrecht, Regius s'était en effet attiré la haine de son collègue le pasteur Voetius. Celui-ci, professeur de théologie protestante et recteur de l'Université,  fit prendre un décret par le conseil de la ville (14 mars 1642), puis par le conseil de l'Université (17 mars), en faveur de l'ancienne philosophie contre la philosophie nouvelle. Non content de ces décrets, que confirme un nouvel arrêt du conseil de la ville en date du 12 août, Voët inspire ou écrit de violents pamphlets, "Philosophia cariesiana, Confraternitas mariana", dirigés contre le philosophe ou contre ses amis qui avaient osé intervenir en faveur de la confrérie de Notre-Dame à Bois-le-Duc. On y laissait entendre, on y déclarait même ouvertement, que ce philosophe n'était qu'un papiste, un jésuite déguisé, un dévot de la vierge Marie, un idolâtre ; on le traitait de charlatan, d'aventurier et d'imposteur. Descartes répondit à Voët et fut aussitôt cité en justice devant le conseil de ville d'Utrecht, condamné par défaut le 23 septembre 1643, et menacé d'expulsion, d'amende, de destruction de ses livres par le bourreau. Descartes dut faire appel à ses amis, tant à la cour du prince d'Orange qu'à l'ambassade de France, et le prince fit arrêter les poursuites. 

 

Après Utrecht, ce fut Leyde : un régent de séminaire réformé, Revius, prononça contre lui les pires accusations : dans des thèses qui furent soutenues le 7 avril 1647, Descartes fut traité de pélagien et de blasphémateur, parce qu'il soutenait que la liberté en l'homme est infinie et qu'il supposait que Dieu même pût être trompeur. A quoi Descartes répliqua que ce n'était pas la peine d'avoir aidé par les armes les Provinces- Unies à se délivrer de l'inquisition d'Espagne pour être soumis aussitôt après à l'inquisition des ministres de Hollande (lettre du 12 mai 1647). Il fallut l'intervention de l'autorité suprême pour y mettre un terme, les curateurs de l'Université et les consuls de la ville de Leyde prirent, le 20 mai 1647, un arrêté enjoignant aux professeurs de ne plus parler pour ou contre Descartes, et ils demandèrent en même temps à l' «illustre mathématicien» de se taire sur les points controversés. Descartes ne fut qu'à demi satisfait de cette solution (lettre à Elisabeth, 6 juin 1647)....

En France surgit une autre opposition, celle du Père Pierre Bourdin (1595-1653), jésuite influent. Le projet de Descartes de rallier autour de sa doctrine tout le monde savant et d'imposer sa physique comme matière universelle d'enseignement des écoles s'en trouve contrarié...

 

Malgré tout, sa réputation lui vaut une vaste correspondance avec l”Europe savante, et son intermédiaire en France est son condisciple le P. Mersenne, "résident de M. Descartes â Paris". Marin Mersenne (1588-1648) avait, après des études chez les oratoriens et les jésuites, prit l'habit des minimes en 1611, puis professeur de philosophie à Nevers (1614-1620), s'était établi ensuite à Paris au couvent de l'Annonciade. Au centre de l'activité scientifique de son temps, il fit connaître à Pascal l'expérience de Torricelli, traduisit en 1644 les Mécaniques de Galilée, correspondit avec Fermat et Beeckman. Son Academia parisiensis (1635) fut une esquisse de l'Académie des sciences. Il fut l'ami de Descartes et de Gassendi. 

 

1641-1647 - "Méditations métaphysiques", avec six séries d'Objections (Meditationes de Prima Philosophia, in qua Dei existentia et animæ immortalitas demonstratur)

"..Depuis ce temps-là, prévoyant la difficulté que plusieurs auraient à concevoir les fondements de la métaphysique, j'ai tâché d`en expliquer  les principaux points dans un livre de Méditations qui n'est pas bien grand, mais dont le volume a été grossi et la matière  beaucoup éclaircie par les objections que plusieurs personnes très doctes m`ont envoyées à leur sujet et par les réponses que je leur ai faites..."

Ces Méditations, au nombre de six, parurent d'abord en latin, puis en 1647, fut publiée une traduction française revue par Descartes. Elles constituent le point de départ de la tradition cartésienne du cogito, de l'innéisme et de la rationalité philosophique, à laquelle se réfère la philosophie française. Les Méditations métaphysiques se vouent à la recherche de ce qu'on appelait la philosophie première, les "premières causes", Dieu, la création, les vérités éternelles, le fondement absolu de notre connaissance. La connaissance, et tout savoir, telles que mathématique et physique,  pour Descartes se fonde à travers une métaphysique, Cogito, Dieu. A cela s'ajoute la nécessité de se débarrasser des fausses opinions et de concevoir le chemin nous conduidant à la vérité. L'ordre deces Méditations métaphysiques correspond à un enchaînement de raisons, du plus simple (le cogito) au plus complexe (l'existence des choses matérielles) : Descartes traite du doute méthodique (Méditation I), découvre le « je suis, j'existe ›› (Méditation II), puis prouve l'existence de Dieu, qui ne peut vouloir nous abuser (Méditation III). Et si Dieu n'est pas responsable de l'erreur, c'est l'homme qui par sa volonté est à l'origine du faux (Méditation IV). La Méditation V va s'enchaîner avec la Méditation III pour partir en quête de la vérité des essences géométriques et à l'argument ontologique. 

 

Première Méditation. "Des choses que l'on peut révoquer en doute"

La première Méditation est consacrée au doute méthodique et volontaire avec l'introduction du Malin Génie, rusé et su puissant qu'il emploie toute son industrie â nous tromper. Le penseur semble ici découvrir une infinie liberté liée au pouvoir de penser librement et de suspendre le jugement.

"Ce n'est pas d'aujourd'hui que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne sauroit être que fort douteux et incertain; et dès lors j'ai bien jugé qu'il me falloit entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avois reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulois établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais, cette entreprise me semblant être fort grande, j'ai attendu que j'eusse atteint un âge qui fût si mûr que je n'en pusse espérer d'autre après lui auquel je fusse plus propre à l'exécuter ; ce qui m'a fait différer si longtemps que désormais je croirois commettre une faute si j'employois encore à délibérer le temps qui me reste pour agir. Aujourd'hui donc que, fort à propos pour ce dessein, j'ai délivré mon esprit de toutes sortes de soins, que par bonheur je ne me sens agité d'aucunes passions, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or, pour cet effet, il ne sera pas nécessaire que je montre qu'elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrois jamais à bout ; mais, d'autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m'empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables qu'à celles qui me paroissent manifestement être fausses, ce me sera assez pour les rejeter toutes, si je puis trouver en chacune quelque raison de douter. Et pour cela il ne sera pas aussi besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui seroit d'un travail infini ; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l'édifice, je m'attaquerai d'abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étoient appuyées.

Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens ou par les sens; or, j'ai quelque- fois éprouvé que ces sens étoient trompeurs; et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.

Mais peut-être qu'encore que les sens nous trompent quelquefois touchant des choses fort peu sensibles et fort éloignées, il s'en rencontre néanmoins beaucoup d'autres desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connoissions par leur moyen : par exemple, que je suis ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est- ce que je pourrois nier que ces mains et ce corps soient à moi, si ce n'est peut-être que je me compare à certains insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile , qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très-pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus, ou qui s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre? Mais, quoi! ce sont des fous, et je ne serois pas moins extravagant si je me réglois sur leurs exemples.

Toutefois j'ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent, que j'ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables que ces insensés lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il arrivé de songer la nuit que j'étois en ce lieu, que j'étois habillé, que j'étois auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ! Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier; que cette tête que je branle n'est point assoupie; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressou- viens d'avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions, et, en m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices certains par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné; et mon étonnement est tel qu'il est presque capable de me persuader que je dors.

Supposons donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités, à savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous branlons la tête, que nous étendons les mains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions; et pensons que peut-être nos mains ni tout notre corps ne sont pas tels que nous les voyons. Toutefois, il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu'à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable, et qu'ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir, des yeux, une tête, des mains et tout un corps, ne sont pas choses imaginaires, mais réelles et existantes..."

 

Méditation Seconde. « De la nature de l'esprit humain, et qu'il est plus aisé à connaître que le corps »

Expression du premier point d'appui, inébranlable : la certitude de la pensée est indubitable : « Je suis, j'existe ». Ce cogito n'est pas une déduction, mais une évidence métaphysique. Non seulement Descartes sait qu'il existe, mais il sait qu'il est une "chose qui pense", une conscience? Dans la Seconde Méditation, le doute concernant le vrai est levé. La fameuse analyse du morceau de cire termine la Méditation et permet de montrer que je me connais mieux par mon esprit que par mes sens, car ceux-ci peuvent nous tromper, comme la cire, dans l'aspect qu'elle prend selon que l'on fait varier sa forme...

 

"Commençons parla considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses. mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.

Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur, s`exhale, l'odeur s`évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher. et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement '? Il faut avouer qu'elle demeure : et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j`y ai remarqué par

l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n`était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes. et qui maintenant se fait remarquer sous d`autres.

Mais qu`est-ce, précisément parlant, que j`imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu`est-ce que cela, flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d`imaginer.

Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N 'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu`elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n`en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c est que cette cire et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive..."

 

Méditation Troisième. "De Dieu ; qu'il existe"

Première règle, "Je puis établir pour règle générale, que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement", mais comment en matière de preuve articuler le fait d'avoir une idée vraie à l'existence d'une chose. 

 

"Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j'effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu'à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses; et ainsi m'entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense, c'est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connoît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne. veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ; car, ainsi que j'ai remarqué ci-devant, quoique les choses que je sens et que j'imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de penser que j'appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu'elles sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi. Et dans ce peu que je viens de dire, je crois avoir rapporté tout ce que je sais véritablement, ou du moins tout ce que jusques ici j'ai remarqué que je savois. Maintenant, pour tâcher d'étendre ma connoissance plus avant, j'userai de circonspection, et considérerai avec soin si je ne pourrai point encore découvrir en moi quelques autres choses que je n'ai point encore jusques ici aperçues. Je suis assuré que je suis une chose qui pense; mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose? Certes, dans cette première connoissance, il n'y a rien qui m'assure de la vérité que la claire et distincte perception de ce que je dis, laquelle de vrai ne serait pas suffisante pour m'assurer que ce que je dis est vrai, s'il pouvoit jamais arriver qu'une chose que je con- cevrois ainsi clairement et distinctement se trouvât fausse : et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies.

Toutefois j'ai reçu et admis ci-devant plusieurs choses comme très-certaines et très-manifestes, lesquelles néanmoins j'ai reconnues par après être douteuses et incertaines. Quelles étoient donc ces choses-là? C'étaient la terre, le ciel, les astres, et toutes les autres choses que j'apercevois par l'entremise de mes sens. Or, qu'est-ce que je concevois clairement et distinctement en elles ? Certes rien autre chose sinon que les idées ou les pensées de ces choses-là se présentoient à mon esprit. Et encore à présent je ne nie pas que ces idées ne se rencontrent en moi. Mais il y avait encore une autre chose que j'assurois, et qu'à cause de l'habitude que j'avois à la croire je pensois apercevoir très-clairement, quoique véritablement je ne l'aperçusse point, à savoir, qu'il y avoit des choses hors de moi d'où procédoient ces idées, et auxquelles elles étoient tout à fait semblables : et c'étoit en cela que je me trompois; ou si peut-être je jugeois selon la vérité, ce n'étoit aucune connoissance que j'eusse qui fût cause de la vérité de mon jugement.

Mais lorsque je considérais quelque chose de fort simple et de fort facile touchant l'arithmétique et la géométrie, par exemple, que deux et trois joints ensemble produisent le nombre cinq, et autres choses semblables, ne les concevois-je pas au moins assez clairement pour assurer qu'elles étoient vraies? Certes si j'ai jugé depuis qu'on pouvoit douter de ces choses, ce n'a point été pour autre raison que parce qu'il me venoit en l'esprit que peut-être quelque Dieu avoit pu me donner une telle nature que je me trompasse même touchant les choses qui me semblent les plus manifestes. Or toutes les fois que cette opinion ci-devant conçue de la souveraine puissance d'un Dieu se présente à ma pensée, je suis contraint d'avouer qu'il lui est facile, s'il le veut, de faire en sorte que je m'abuse même dans les choses que je crois connoître avec une évidence très-grande ; et au contraire, toutes les fois que je me tourne vers les choses que je pense concevoir fort clairement, je suis tellement persuadé par elles, que de moi-même je me laisse emporter à ces paroles : Me trompe qui pourra, si est-ce qu'il ne sauroit jamais faire que je ne sois rien tandis que je penserai être quelque chose, ou que quelque jour il soit vrai que je n'aie jamais été, étant vrai maintenant que je suis, ou bien que deux et trois joints ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses semblables que je vois clairement ne pouvoir être d'autre façon que je les conçois.

Et, certes, puisque je n'ai aucune raison de croire qu'il y ait quelque Dieu qui soit trompeur, et même que je n'ai pas encore considéré celles qui prouvent qu'il y a un Dieu, la raison de douter qui dépend seulement de cette opinion est bien légère, et pour ainsi dire métaphysique. Mais afin de la pouvoir tout à fait ôter, je dois examiner s'il y a un Dieu sitôt que l'occasion s'en présentera ; et si je trouve qu'il y en ait un, je dois aussi examiner s'il peut être trompeur : car sans la connoissance de ces deux vérités, je ne vois pas que je puisse jamais être certain d'aucune chose...."

 

La certitude de notre existence ne nous permet pas d'en déduire la vérité du reste des choses. C'est en démontrant l'existence de Dieu que Descartes peut atteindre certaines vérités par la pensée, en particulier les vérités concernant les choses. C'est donc dans cette Troisième, que le doute au sujet de Dieu va être levé....

 

"Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considérer s'il y a quelque chose qui n'ait pu venir de moi- même. Par le nom de Dieu j'entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connoissance, toute- puissante, et par laquelle moi-même et toutes les autres choses qui sont (s'il est vrai qu'il y en ait qui existent) ont été créées et produites. Or ces avantages sont si grands et si éminents, que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade que l'idée que j'en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et, par conséquent, il faut nécessairement conclure de tout ce que j'ai dit auparavant que Dieu existe : car encore que l'idée de la substance soit en moi de cela même que je suis une substance, je n'aurois pas néanmoins l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avoit été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie.

Et je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l'infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres par la négation du mouvement et de la lumière : puisqu'au con- traire, je vois manifestement qu'il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie, et partant que j'ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l'infini que du fini, c'est-à-dire de Dieu que de moi-même : car comment seroit-il possible que je pusse connoître que je doute et que je désire, c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n'avois en moi aucune idée d'un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connoîtrois les défauts de ma nature?.."

 

Méditation Quatrième. "Du vrai et du faux"

Dieu n'étant pas trompeur, comment peut-il permettre l'erreur ? Comment cette dernière est-elle possible ?  En fait, le problème n'a pour seule origine que la finitude de mon entendement : mon entendement se contente en effet de proposer des idées, sans les affirmer, et c'est le mécanisme de ma volonté, qui peut affirmer ou nier, sans aucune limite, qui permet de comprendre l'erreur. Il y a effectivement une singulière disproportion entre mon entendement limité et ma volonté infinie. Et c'est ainsi que le problème de l'erreur rejoint celui de la faute et du péché...

 

"Je me suis tellement accoutumé ces jours passés à détacher mon esprit des sens, et j'ai si exactement remarqué qu'il y a fort peu de choses que l'on commisse avec certitude touchant les choses corporelles, qu'il y en a beaucoup plus qui nous sont connues touchant l'esprit humain, et beaucoup plus encore de Dieu même, qu'il me sera maintenant aisé de détourner ma pensée de la considération des choses sensibles ou imaginables, pour la porter à celles qui, étant dégagées de toutes matières, sont purement intelligibles. Et, certes, l'idée que j'ai de l'esprit humain, en tant qu'il est une chose qui pense, et non étendue en longueur, largeur et profondeur, et qui ne participe à rien de ce qui appartient au corps, est incomparablement plus distincte que l'idée d'aucune chose corporelle; et lorsque je considère que je doute, c'est-à-dire que je suis une chose incomplète et dépendante, l'idée d'un être complet et indépendant, c'est-à-dire de Dieu, se présente à mon esprit avec tant de distinction et de clarté; et, de cela seul que cette idée se trouve en moi, ou bien que je suis ou existe, moi qui possède cette idée, je conclus si évidemment l'existence de Dieu, et que la mienne dépend entièrement de lui en tous les moments de ma vie, que je ne pense pas que l'esprit humain puisse rien connoître avec plus d'évidence et de certitude. Et déjà il me semble que je découvre un chemin qui nous conduira de cette contemplation du vrai Dieu, dans lequel tous les trésors de la science et de la sagesse sont renfermés, à la connoissance des autres choses de l'univers.

Car, premièrement, je reconnois qu'il est impossible que jamais il me trompe, puisqu'en toute fraude et tromperie il se rencontre quelque sorte d'imperfection : et quoiqu'il semble que pouvoir tromper soit une marque de subtilité ou de puissance, toutefois vouloir tromper témoigne sans doute de la foiblesse ou de la malice; et, partant, cela ne peut se rencontrer en Dieu. Ensuite, je connois par ma propre expérience qu'il y a en moi une certaine faculté de juger, ou de discerner le vrai d'avec le faux, laquelle sans doute j'ai reçue de Dieu, aussi bien que tout le reste des choses qui sont en moi et que je possède; et puis- qu'il est impossible qu'il veuille me tromper, il est certain aussi qu'il ne me l'a pas donnée telle que je puisse jamais faillir lors- que j'en userai comme il faut...."

 

Méditation Cinquième. "De l'essence des choses matérielles ; et derechef de Dieu, qu'il existe"

Dans cette Cinquième, Descartes va donc prendre en compte l'essence des choses matérielles, à savoir l'idée d'étendue et ses modes. Les essences rationnelles (étendue, figure, etc.) sont connues par des idées claires et distinctes et sont donc vraies. Descartes propose une nouvelle démonstration de l'existence de Dieu en traitant l'idée de Dieu comme une essence dont la vérité est garantie. C'est le fameux argument ontologique,  selon lequel l'essence de Dieu contient toutes les perfections. L'existence est une perfection, donc Dieu existe. Descartes établit ici l'existence de Dieu par la connaissance de son essence. Il démontre l'existence de Dieu par la voie géométrique....

 

"Mais encore qu'en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu'une montagne sans vallée, toutefois, comme de cela seul que je conçois une montagne avec une vallée il ne s'ensuit pas qu'il y ait aucune montagne dans le monde, de même aussi, quoique je conçoive Dieu comme existant, il ne s'ensuit pas, ce me semble, pour cela, que Dieu existe : car ma pensée n'impose aucune nécessité aux choses; et comme il ne tient qu'à moi d'imaginer un cheval ailé, encore qu'il n'y en ait aucun qui ait des ailes, ainsi je pourrois peut- être attribuer l'existence à Dieu, encore qu'il n'y eût aucun Dieu qui existât. Tant s'en faut ; c'est ici qu'il y a un sophisme caché sous l'apparence de cette objection : car de ce que je ne puis concevoir une montagne sans une vallée il ne s'ensuit pas qu'il y ait au monde aucune montagne ni aucune vallée, mais seulement que la montagne et la vallée, soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait point, sont inséparables l'une de l'autre ; au lieu que de cela seul que je ne puis concevoir Dieu que comme existant, il s'ensuit que l'existence est inséparable de lui, et, partant, qu'il existe véritablement. Non que ma pensée puisse faire que cela soit, ou qu'elle impose aux choses aucune nécessité; mais, au contraire, la nécessité qui est en la chose même, c'est-à-dire la nécessité de l'existence de Dieu, me détermine à avoir cette pensée : car il n'est pas en ma liberté de concevoir un Dieu sans existence, c'est-à-dire un être souverainement parfait sans une souveraine perfection, comme il m'est libre d'imaginer un cheval sans ailes ou avec des ailes...."

 

Méditation Sixième. "De l'existence des choses matérielles, et de la réelle distinction entre l'âme et le corps de l'homme"

Descartes va lever le dernier doute, celui concernant l'existence des choses matérielles. Notre connaissance est métaphysiquement fondée, la rationalité est sauve, la science possède enfin ses fondements. Un certain Husserl fera siennes les Méditations cartésiennes... C'est ici aussi qu'il fait intervenir l'imagination, cette puissance de se représenter les choses de manière sensible, la pensée n'est pas seule, mais les idées sensibles, confuses, ne permettent pas d'accéder à des connaissances objectives. C'est aussi ici la relation du corps et de l'âme qui est abordée. La conscience, logée dans le corps comme un pilote dans son navire, compose un seul tout avec lui. Il y a à la fois distinction réelle de l'âme et du corps et union des deux composants....

 

"Premièrement donc, j'ai senti que j'avois une tête, des mains, des pieds, et tous les autres membres dont est composé ce corps que je considérois comme une partie de moi-même où peut-être aussi comme le tout; de plus, j'ai senti que ce corps étoit placé entre beaucoup d'autres, desquels il étoit capable de recevoir diverses commodités et incommodités; et je remarquois ces commodités par un certain sentiment de plaisir ou de volupté, et ces incommodités par un sentiment de douleur. Et, outre ce plaisir et cette douleur, je ressentois aussi en moi la faim, la soif et d'autres semblables appétits, comme aussi de certaines inclinations corporelles vers la joie, la tristesse, la colère, et autres semblables passions. 

Et au dehors, outre l'extension, les figures, les mouvements des corps, je remarquois en eux de la dureté, de la chaleur, et toutes les autres qualités qui tombent sous l'attouchement; de plus, j'y remarquois de la lumière, des couleurs, des odeurs, des saveurs et des sons, dont la variété me donnoit moyen de distinguer le ciel, la terre, la mer, et généralement tous les autres corps les uns d'avec les autres. 

Et certes, considérant les idées de toutes ces qualités qui se présentoient à ma pensée, et lesquelles seules je sentois proprement et immédiatement, ce n'étoit pas sans raison que je croyois sentir des choses entièrement différentes de ma pensée, à savoir, des corps d'où procédoient ces idées : car j'expérimentois qu'elles se présentoient à elles sans que mon consentement y fût requis, en sorte que je ne pouvois  sentir aucun objet, quelque volonté que j'en eusse, s'il ne se trouvoit présent à l'organe d'un de mes sens ; et il n'étoit nullement en mon pouvoir de ne le pas sentir lorsqu'il s'y trouvoit présent. Et parce que les idées que je recevois par les sens étoient beaucoup plus vives, plus expresses, et même à leur façon plus distinctes qu'aucunes de celles que je pouvois feindre de moi-même en méditant, ou bien que je trouvois imprimées en ma mémoire, il sembloit qu'elles ne pouvoient procéder de mon esprit; de façon qu'il était nécessaire qu'elles fussent causées en moi par quelques autres choses. Desquelles choses n'ayant aucune connoissance, sinon celles que me donnoient ces mêmes idées, il ne pouvoit venir autre chose en l'esprit sinon que ces choses-là étoient semblables aux idées qu'elles caûsoient. 

Et pour ce que je me ressouvenois aussi que je m'étois plutôt servi des sens que de ma raison, et que je recoinnoissois que les idées que je formois de moi-même n'étoient pas si expresses que celles que je recevois par les sens, et même qu'elles étoient le plus souvent composées des parties de celles- ci, je me persuadois aisément que je n'avois aucune idée dans mon esprit qui n'eût passé auparavant par mes sens. Ce n'étoit pas aussi sans quelque raison que je croyois que ce corps, lequel par un certain droit particulier j'appelois mien, m'appartenoit plus proprement et plus étroitement que pas un autre ; car, en effet, je n'en pouvois jamais être séparé comme des autres corps : je ressentois en lui et pour lui tous mes appétits et toutes mes affections, et enfin j'étois touché des sentiments de plaisir et de douleur en ses parties, et non pas en celles des autres corps qui en sont séparés. 

Mais quand j'examinois pourquoi de ce je ne sais quel sentiment de douleur suit la tristesse en l'esprit, et du sentiment de plaisir naît la joie, ou bien pourquoi ce je ne sais quelle émotion de l'estomac, que j'appelle faim, nous fait avoir envie de manger, et la sécheresse du gosier nous fait avoir envie de boire, et ainsi du reste, je n'en pouvois rendre aucune raison, sinon que la nature me l'enseignoit de la sorte ; car il n'y a certes aucune affinité ni aucun rapport, au moins que je puisse comprendre, entre cette émotion de l'estomac et le désir de manger, non plus qu'entre le sentiment de la chose qui cause de la douleur et la pensée de tristesse que fait naître ce sentiment. Et, en même façon, il me sembloit que j'avois appris de la nature toutes les autres choses que je jugeois touchant les objets de mes sens; pour ce que je remarquois que les jugements que j'avois coutume de faire de ces objets se formoient en moi avant que j'eusse le loisir de peser et considérer aucunes raisons qui me pussent obliger à les faire.

Mais, par après, plusieurs expériences ont peu à peu ruiné toute la créance que j'avois ajoutée à mes sens : car j'ai observé plusieurs fois que des tours qui de loin m'avoient semblé rondes me paroissoient de près être carrées, et que des colosses élevés sur les plus hauts sommets de ces tours me paroissoient de petites statues à les regarder d'en bas; et ainsi, dans une infinité d'autres rencontres, j'ai trouvé de l'erreur dans les jugements fondés sur les sens extérieurs; et non pas seulement sur les sens extérieurs, mais même sur les intérieurs : car y a-t-il chose plus intime ou plus intérieure que la douleur? et cependant j'ai autrefois appris de quelques personnes qui avoient les bras et les jambes coupés qu'il leur sembloit encore quelquefois sentir de la douleur dans la partie qu'ils n'avoient plus; ce qui me donnoit sujet de penser que je ne pouvois aussi être entièrement assuré d'avoir mal à quelqu'un de mes membres, quoique je sentisse en lui de la douleur. 

Et à ces raisons de douter, j'en ai encore ajouté depuis peu deux autres fort générales : la première est que je n'ai jamais rien cru sentir étant éveillé que je ne puisse quelquefois croire aussi sentir quand je dors; et comme je ne crois pas que les choses qu'il me semble que je sens en dormant procèdent de quelques objets hors de moi, je ne voyois pas pourquoi je devois plutôt avoir cette créance touchant celles qu'il me semble que je sens étant éveillé; et la seconde, que, ne connoissant pas encore, ou plutôt feignant de ne pas connoître l'auteur de mon être, je ne voyais rien qui pût empêcher que je n'eusse été fait tel par la nature, que je me trompasse même dans les choses qui me paroissoient les plus véritables.

Et pour les raisons qui m'avoient ci-devant persuadé la vérité des choses sensibles , je n'avois pas beaucoup de peine à y répondre; car la nature semblant me porter à beaucoup de choses dont la raison me détournoit, je ne croyois pas me devoir confier beaucoup aux enseignements de cette nature. Et quoique les idées que je reçois par les sens ne dépendent point de ma volonté, je ne pensois pas devoir pour cela conclure qu'elles procédoient de choses différentes de moi, puisque peut-être il se peut rencontrer en moi quelque faculté, bien qu'elle m'ait été jusques ici inconnue, qui en soit la cause et qui les produise.

Mais maintenant que je commence à me mieux connaître moi-même et à découvrir plus clairement l'auteur de mon origine, je ne pense pas à la vérité que je doive témérairement admettre toutes les choses que les sens semblent nous enseigner, mais je ne pense pas aussi que je les doive toutes généralement révoquer en doute...."

 

En 1644, Descartes publie les" Principes de la philosophie", dédiés à la princesse Élisabeth de Bohême, fille de l'Électeur palatin Frédéric V. De ses relations avec elle, il est resté une correspondance essentielle pour la compréhension de la morale cartésienne. Les observations d'Élisabeth sur le problème de l'union de l'âme et du corps décideront finalement Descartes à écrire son Traité des passions de l'âme (1649)....

 

1644 - "Les Principes de la philosophie"

Suite logique du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques, l'ouvrage, "une sorte de manuel à l'usage de ceux qui voudraient connaitre et appliquer le programme cartésien", présente la philosophie, dans une préface célèbre, la célèbre métaphore de l'arbre, «comme un arbre, dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale». Descartes précise que celle de la morale est la plus haute, car elle présuppose la connaissance de toutes les autres sciences.

 

"Je voudrais ici expliquer l'ordre qu'il me semble qu'on doit tenir pour s'instruire. Premièrement, un homme qui n`a encore que la connaissance vulgaire et imparfaite doit, avant tout, tâcher de se former une morale qui puisse suffire pour régler les actions de sa vie à cause que cela ne souffre point de délai, et que nous devons surtout tâcher de bien vivre. Après cela, il doit aussi étudier la logique, non pas celle de l'Ecole, car elle n'est, à proprement parler, qu'une dialectique qui enseigne les moyens de faire entendre à autrui les choses qu'on sait, ou même aussi de dire sans jugement plusieurs paroles touchant celles qu`on ne sait pas, et ainsi elle corrompt le bon sens plutôt qu'elle ne l'augmente ; mais celle qui apprend à bien conduire sa raison pour découvrir les vérités qu'on ignore ; et, parce qu'elle dépend beaucoup de l'usage, il est bon qu'il s'exerce longtemps à en pratiquer les règles touchant les questions faciles et simples, comme sont celles des mathématiques. 

Puis lorsqu'il s'est acquis quelque habitude à trouver la vérité en ces questions, il doit commencer tout de bon à s'appliquer à la vraie philosophie, dont la première partie est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est l'explication des principaux attributs de Dieu, de l'immatérialité de nos âmes, et de toutes les notions claires et simples qui sont en nous. La seconde est la physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses matérielles, on examine en général comment tout l'univers est composé ; puis en particulier quelle est la nature de cette terre et de tous les corps qui se trouvent le plus communément autour d`elle, comme de l'air, de l'eau, du feu, de l'aimant et des autres minéraux. En suite de quoi il est besoin aussi d`examiner en particulier la nature des plantes, celle des animaux, et surtout celle de l'homme, afin qu'on soit capable par après de trouver les autres sciences qui lui sont utiles. 

Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à. trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale; j'entends la plus haute et la plus parfaite morale. qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse.

Or, comme ce n'est pas des racines, ni du tronc des arbres qu'on cueille des fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu'on ne peut apprendre que les dernières.

Mais, bien que je les ignore presque toutes, le zèle que j'ai toujours eu pour tâcher de rendre service au public est cause que je fis imprimer, il y a dix ou douze ans, quelques essais des choses qu'il me semblait avoir apprises.

La première partie de ces essais fut un discours touchant la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, où je mis sommairement les principales règles de la logique et d`une morale imparfaite, qu'on peut suivre par provision pendant qu'on n'en sait point encore de meilleure. 

Les autres parties furent trois traités : l'un de la DIOPTRIQUE, l'autre des METEORES, et le dernier de la GEOMETRIE. 

Par la DIOPTRIQUE, j'eus dessein de faire voir qu'on pouvait aller assez avant en la philosophie pour arriver par son moyen jusques à la connaissance des arts qui sont utiles à la vie, à cause que l'invention des lunettes d'approche, que j'y expliquais, est l'une des plus difficiles qui aient jamais été cherchées.  Par les METEORES, je désirais qu'on reconnût la différence qui est entre la philosophie que je cultive et celle qu'on enseigne dans les écoles où l'on a coutume de traiter de la même matière.  Enfin, par la GEOMETRIE, je prétendais démontrer que j'avais trouvé plusieurs choses qui ont été ci-devant ignorées. et ainsi donner occasion de croire qu'on en peut découvrir encore plusieurs autres, afin d`inciter par ce moyen tous les hommes à la recherche de la vérité. Depuis ce temps-là, prévoyant la difficulté que plusieurs auraient à concevoir les fondements de la métaphysique, j'ai tâché d`en expliquer  les principaux points dans un livre de Méditations qui n'est pas bien grand, mais dont le volume a été grossi et la matière beaucoup éclaircie par les objections que plusieurs personnes très doctes m`ont envoyées à leur sujet et par les réponses que je leur ai faites. 

Puis enfin, lorsqu`il m'a semblé que ces traités précédents avaient assez préparé l'esprit des lecteurs à recevoir les Principes de la Philosophie, je les ai aussi publiés ; et j`en ai divisé le livre en quatre parties, dont la première contient les principes de la connaissance, qui est ce qu'on peut nommer la première philosophie ou bien la métaphysique : c`est pourquoi afin de la bien entendre. il est à propos de lire auparavant les Méditations que j`ai écrites sur le même sujet. Les trois autres parties contiennent tout ce qu'il y a de plus général en la physique, à savoir l'explication des premières lois ou des principes de la nature, et la façon dont les cieux, les étoiles fixes, les planètes, les comètes, et généralement tout ce dont l`univers est composé ; puis en particulier la nature de cette terre, et de l'air, de l'eau, du feu. de l'aimant. qui sont les corps qu`on peut trouvera le plus communément partout autour d'elle, et de toutes les qualités qu'on remarque en ces corps, comme sont la lumière, la chaleur, la pesanteur, et semblables : au moyen de quoi je pense avoir commencé à. expliquer toute la philosophie par ordre. sans avoir omis aucune des choses qui doivent précéder les dernières dont j'ai écrit." (Principia Philosophae)

 

1642-1650 - Lettres à la princesse Elizabeth 

Descartes entretint une correspondance active entre 1642 et 1650 avec la princesse Elizabeth (1618-1680), fille de Frédéric V, électeur palatin et roi, sans trône, de Bohème. Elle vivait en exil à La Haye, et Descartes habitait alors lui-même en Hollande. La mondanité ampoulée qu'utilise le philosophe montre à quel point l'appui d'un personnage de sang royal pouvait laisser espérer bien des choses. Elle avait lu les Méditations métaphysiques, et à 24 ans soulève d'emblée dès sa première lettre de mai 1643 la question des liens entre l'âme et le corps, entre "substance pensante" et "substance étendue" pour reprendre les termes de Descartes. L'âme est-elle donc une substance "inétendue", mais comment peut-elle susciter des actions : "les sens me montrent que l'âme meut le corps, mais ne m'enseignent point, non plus que l'entendement et l'imagination, la façon dont elle le fait, et pour cela je pense qu'il y a des propriétés de l'âme qui nous sont inconnues..." (1er juillet 1643)..

 

En 1648, lorsque Descartes revint en France, les troubles de la Fronde étaient près d'éclater, son vieil ami Mersenne était à l'agonie, et nul ne semblait le considérer  guère autrement qu'un animal rare, comme ce marquis de Newcastle qui voulut le réunir à sa table avec Hobbes et Gassendi. Le 27 août 1648, le lendemain du jour où l'on avait célébré à Notre-Dame la victoire de Condé à Lens et où le peuple de Paris avait élevé des barricades, Descartes repart pour son ermitage d'Egmond. C'est en avril 1649 qu'il reçut l'invitation pressante de se rendre en Suède. La reine Christine voulait faire «quelque chose de grand» : désireuse de s'entourer d'artistes et de savants, elle fit appel à notre ambassadeur Chanut, qui avait éveillé en elle la curiosité de la philosophie cartésienne, afin qu'il négociât la venue du philosophe en Suède....

 

1649 - "Traité des Passions de l'âme"

Dernière oeuvre de Descartes, dédiée à la princesse Elizabeth, dans laquelle le philosophe s'aventure pour la première fois sur le terrain de la morale, après ses règles de morale personnelle et provisoire exposées dans le Discours de la méthode. Une première section traite "Des passions en général", aborde la question de la distinction entre l'âme et le corps et donne une définition des passions. De l'âme, "substance pensante", ne procèdent que des pensées (idées, jugements, imaginations), et non pas directement les mouvements du corps qui ne sont mus que par l'effet des "esprits animaux" mis en mouvement par la chaleur du coeur (Descartes est alors en décalage avec les travaux d'un William Harvey qui avait découvert la circulation du sang, De Motu Cordis, 1628). Ce qui réunit l'âme et le corps, c'est la glande pinéale du cerveau, et c'est par son relais que l'âme émue de passions transmet le mouvement  au coeur et à l'ensemble du corps..

 

Art. 27. La définition des passions de l'âme.

Après avoir considéré en quoi les passions de l'âme diffèrent de toutes ses autres pensées , il me semble qu'on peut généralement les définir des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l'âme, qu'on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, et entretenues, et fortifiées par quelque mouvement des esprits.

Art. 28. Explication de la première partie de cette définition.

On les peut nommer des perceptions lorsqu'on se sert généralement de ce mot pour signifier toutes les pensées qui ne sont point des actions de l'âme ou des volontés, mais non point lorsqu'on ne s'en sert que pour signifier des connoissances évidentes; car l'expérience fait voir que ceux qui sont le plus agités par leurs passions ne sont pas ceux qui les connoissent le mieux, et qu'elles sont du nombre des perceptions que l'étroite alliance qui est entre l'âme et le corps rend confuses et obscures. On les peut aussi nommer des sentiments, à cause qu'elles sont reçues en l'âme en même façon que les objets des sens extérieurs, et ne sont pas autrement connues par elle; mais on peut encore mieux les nommer des émotions de l'âme, non-seulement à cause que ce nom peut être attribué à tous les changements qui arrivent en elle, c'est-à-dire à toutes les diverses pensées qui lui viennent, mais particulièrement pour ce que, de toutes les sortes de pensées qu'elle, peut avoir, il n'y en point d'autres qui l'agitent et l' ébranlent si fort que font ces passions.

Art. 29. Explication de son autre partie.

J'ajoute qu'elles se rapportent particulièrement à l'âme, pour les distinguer des autres sentiments qu'on rapporte, les uns aux objets extérieurs, comme les odeurs, les sons, les couleurs; les autres à notre corps, comme la faim, la soif, la douleur. J'ajoute aussi qu'elles sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits, afin de les distinguer de nos volontés, qu'on peut nommer des émotions de l'âme qui se rapportent à elle, mais qui sont causées par elle-même, et aussi afin d'expliquer leur dernière et plus prochaine cause qui les distingue derechef des autres sentiments.

Art. 30. Que l'âme est unie à toutes les parties du corps conjointement.

Mais pour entendre plus parfaitement toutes ces choses, il est besoin de savoir que l'âme est véritablement jointe à tout le corps, et qu'on ne peut pas proprement dire qu'elle soit en quel- qu'une de ses parties à l'exclusion des autres, à cause qu'il est un et en quelque façon indivisible, à raison de la disposition de ses organes qui se rapportent tellement tous l'un à l'autre que, lorsque quelqu'un d'eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux; et à cause qu'elle est d'une nature qui n'a aucun rapport à l'étendue ni aux dimensions ou aux propriétés de la matière dont le corps est composé, mais seulement à tout l'assemblage de ses. organes, comme il paroît de ce qu'on ne sauroit aucunement concevoir la moitié ou le tiers d'une âme ni quelle étendue elle occupe, et qu'elle ne devient point plus petite de ce qu'on retranche quelque partie du corps, mais qu'elle s'en sépare entièrement lorsqu'on dissout l'assemblage de ses organes.

Art. 31. Qu'il y a une petite glande dans le cerveau en laquelle l'âme exerce ses fonctions plus particulièrement que dans les autres parties.

Il est besoin aussi de savoir que, bien que l'âme soit jointe à tout le corps, il y a néanmoins en lui quelque partie en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulièrement qu'en toutes les autres ; et on croit communément que cette partie est le cerveau, ou peut-être le cœur : le cerveau, à cause que c'est à lui que se rapportent les organes clés sens; et le cœur, à cause que c'est comme en lui qu'on sent les passions. Mais, en examinant la chose avec soin, il me semble avoir évidemment reconnu que la partie du corps en laquelle l'âme exerce immédiatement ses fonctions n'est nullement le cœur, ni aussi tout le cerveau, mais seulement la plus intérieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa substance, et tellement suspendue au-dessus du conduit par lequel les esprits de ses cavités antérieures ont communication avec ceux de la postérieure, que les moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits, et réciproquement que les moindres changements qui arrivent au cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les mouvements de cette glande.

Art. 32. Comment on connoît que cette glande est le principal siège de l'âme.

La raison qui me persuade que l'âme ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu que cette glande où elle exerce immédiatement ses fonctions est que je considère que les autres parties de notre cerveau sont toutes doubles, comme aussi nous avons deux yeux, deux mains, deux oreilles, et enfin tous les organes de nos sens extérieurs sont doubles; et que, d'autant que nous n'avons qu'une seule et simple pensée d'une même chose en même temps, il faut nécessairement qu'il y ait quelque lieu où les deux images qui viennent par les deux yeux, où les deux autres impressions qui viennent d'un seul objet par les doubles organes des autres sens, se puissent assembler en une avant qu'elles parviennent à l'âme, afin qu'elles ne lui représentent pas deux objets au lieu d'un; et on peut aisément concevoir que ces images ou autres impressions se réunissent en cette glande par l'entremise des esprits qui remplissent les ca- vités du cerveau, mais il n'y a aucun autre endroit dans le corps où elles puissent ainsi être unies, sinon ensuite de ce qu'elles le sont en cette glande.

 

Application pratique quant à la conduite de la vie...

Art. 45. Quel est le pouvoir de l'âme au regard de ses passions.

Nos passions ne peuvent pas aussi directement être excitées ni ôtées par l'action de notre volonté, mais elles peuvent l'être indirectement par la représentation des choses qui ont coutume d'être jointes avec les passions que nous voulons avoir, et qui sont contraires à celles que nous voulons rejeter. Ainsi, pour exciter en soi la hardiesse et ôter la peur, il ne suffit pas d'en avoir la volonté, mais il faut s'appliquer à considérer les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent que le péril n'est pas grand; qu'il y a toujours plus de sûreté en la défense qu'en la fuite; qu'on aura de la gloire et de la joie d'avoir vaincu, au lieu qu'on ne peut attendre que du regret et de la honte d'avoir fui, et choses semblables.

 

La deuxième section (articles 51 à 148) examine le nombre et l'ordre des passions, en comptabilise six fondamentales, l'étonnement, l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse, qui, par leurs combinaisons, donnent naissance aux autres passions. Les passions sont utiles parce sont elles qui alertent l'âme sur les éventuelles choses qui peuvent nuire à notre corps, et inversement...

 

Art. 81. De la distinction qu'on a coutume de faire entre l'amour de concupiscence et de bienveillance.

Or, on distingue communément deux sortes d'amour, l'une desquelles est nommée amour de bienveillance, c'est-à-dire qui incite à vouloir du bien à ce qu'on aime; l'autre est nommée amour de concupiscence, c'est-à-dire qui fait désirer la chose qu'on aime. Mais il me semble que cette distinction regarde seulement les effets de l'amour, et non point son essence ; car sitôt qu'on s'est joint de volonté à quelque objet, de quelque nature qu'il soit, on a pour lui de la bienveillance, c'est-à-dire on joint aussi à lui de volonté les choses qu'on croit lui être convenables : ce qui est un des principaux effets de l'amour. Et si on juge que ce soit un bien de le posséder ou d'être associé avec lui d'autre façon que de volonté, on le désire : ce qui est aussi l'un des plus ordinaires effets de l'amour.

Art. 82. Gomment des passions fort différentes conviennent en ce qu'elles participent de l'amour.

Il n'est pas besoin aussi de distinguer autant d'espèces d'amour qu'il y a de divers objets qu'on peut aimer ; car, par exemple, encore que les passions qu'un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l'argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu'il veut violer, un homme d'honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles, toutefois en ce qu'elles participent de l'amour elles sont semblables. Mais les quatre premiers n'ont de l'amour que pour la possession des objets aux- quels se rapporte leur passion , et n'en ont point pour les objets mêmes, pour lesquels ils ont seulement du désir mêlé avec d'autres passions particulières, au lieu que l'amour qu'un bon père a pour ses enfants est si pur qu'il ne désire rien avoir d'eux, et ne veut point les posséder autrement qu'il fait, ni être joint à eux plus étroitement qu'il est déjà; mais, les considérant comme d'autres soi-même, il recherche leur bien comme le sien propre, ou même avec plus de soin, pour ce que, se représentant que lui et eux font un tout dont il n'est pas la meilleure partie, il préfère souvent leurs intérêts aux siens et ne craint pas de se perdre pour les sauver. L'affection que les gens d'honneur ont pour leurs amis est de cette nature, bien qu'elle soit rarement si parfaite; et celle qu'ils ont pour leur maîtresse en participe beaucoup, mais elle participe aussi un peu de l'autre.

 

La troisième et dernière section (articles 149 à 212) traite "des passions particulières". L'analyse de la générosité, passion et vertu parfaite, est au centre de cette partie, elle sert en effet de remède contre tous les dérèglements des passions. Descartes construit ainsi toute une explication psychophysiologique des passions qui aboutit à montrer que ces passions sont des phénomènes normaux. Le dessein du philosophe reste moral..

 

Art. 152. Pour quelle cause on peut s'estimer.

Et pour ce que l'une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mépriser, je tâcherai ici d'en dire mon opinion. Je ne remarque en nous qu'une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l'usage de notre libre arbitre, et l'empire que nous avons sur nos volontés ; car il n'y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés; et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu'il nous donne.

Art. 153. En quoi consiste la générosité.

Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu'il connoît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal, et partie en ce qu'il sent en soi- même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est- à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures; ce qui est suivre parfaitement la vertu.

Art. 154. Qu'elle empêche qu'on ne méprise les autres.

Ceux qui ont cette connoissance et sentiment d'eux-mêmes se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soi, pour ce qu'il n'y a rien en cela qui dépende d' autrui. C'est pourquoi ils ne méprisent jamais personne; et, bien qu'ils voient souvent que les autres commettent des fautes qui font paroître leur faiblesse , ils sont toutefois plus enclins à les excuser qu'à les blâmer, et à croire que c'est plutôt par manque de connoissance que par manque de bonne volonté qu'ils les commettent; et, comme ils ne peuvent point être de beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de bien ou d'honneurs, ou même qui ont plus d'esprit, plus de savoir, plus de beauté, ou généralement qui les surpassent en quelques autres perfections, aussi ne s'estiment-ils point beaucoup au-dessus de ceux qu'ils surpassent, à cause que toutes ces choses leur semblent être fort peu considérables à comparaison de la bonne volonté, pour laquelle seule ils s'estiment, et laquelle ils supposent aussi être ou du moins pouvoir être en chacun des autres hommes.

Art. 155. En quoi consiste l'humilité vertueuse.

Ainsi les plus généreux ont coutume d'être les plus humbles; et l'humilité vertueuse ne consiste qu'en ce que la réflexion que nous faisons sur l'infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d'autres, est cause que nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user.

Art. 156. Quelles sont les propriétés de la générosité, et comment elle sert de remède contre tous les dérèglements des passions.

Ceux qui sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables ; et pour ce qu'ils n'estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt, pour ce sujet ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun. Et avec cela ils sont entièrement maîtres de leurs passions, particulièrement des désirs, de la jalousie et de l'envie, à cause qu'il n'y a aucune chose dont l'acquisition ne dépende pas d'eux qu'ils pensent valoir assez pour mériter d'être beaucoup souhaitée ; et de la haine envers les hommes, à cause qu'ils les estiment tous; et de la peur, à cause que la confiance qu'ils ont en leur vertu les assure; et enfin de la colère, à cause que, n'estimant que fort peu toutes les choses qui dépendent d'autrui, jamais ils ne donnent tant d'avantage à leurs ennemis que de reconnoître qu'ils en sont offensés.

La moralité cartésienne est novatrice en ce qu'elle n'est pas conçue comme une opposition du bien et du mal, ni sur une obligation ou une loi extérieure, mais comme un chemin de connaissance rationnelle. Pendant près de trois siècle, c'est le chemin qui fut emprunté par la psychologie occidentale...

 

1649 - Pierre Chanut, qui avait connu Descartes en 1644, pense servir ses intérêts en l'invitant à venir à la cour de la reine Christine. Mais, pour le faire agréer de cette originale personne, il pria Descartes de joindre à l'envoi qu'il lui avait fait de ses "Principes" quelques feuillets sur les passions de l'amour, dont il pensait que la reine serait plus séduite que de sa métaphysique. Descartes s'exécuta de bonne grâce et lui adressa en février 1647, huit feuillets, où il cite Horace et Virgile, l'Arioste et Théophile, et caractérise les trois sortes d'amour, selon qu'on estime l'objet aimé inférieur., égal ou supérieur à soi-même.  La lettre que Chanut remit à la reine produisit sur elle, semble-t-il, une grande impression : elle fit demander au philosophe quelques éclaircissements sur sa doctrine de l'infinité de l'univers, qui l'avait inquiétée, puis l'invite et  requiert un amiral suédois pour la Hollande, avec ordre de ramener Descartes sur son vaisseau. Après beaucoup d'hésitations, Descartes se décide à suivre l'amiral envoyé par la reine et arrive à Stockholm au début d'octobre 1649, après un bon mois de voyage. Prosélyte impatiente, la reine impose à Descartes un emploi du temps qui dérange ses habitudes.

Obligé de se rendre tous les matins à cinq heures à la cour, Descartes prend froid. Une pneumonie se déclare et, après une maladie de neuf jours, refusant les soins des médecins suédois, il meurt le 11 février 1650, déçu, semble-t-il, d'un mécénat royal dont il espérait tant. Il avait 54 ans...

 

 Les Œuvres de Descartes furent plusieurs fois éditées au XVIIe siècle, du vivant du philosophe et après sa mort, mais séparément les unes des autres. Ce n'est qu'après coup, en 1692, qu'on y trouve un catalogue des neuf volumes réunis, comme si leur publication avait été conçue sur un plan méthodique. La Compagnie des Libraires à Paris donna, de 1723 à 1729, une petite édition, qui, si l'on en excepte le texte latin de quelques lettres dont on n'avait que la traduction, et quelques versions françaises de lettres latines, n'est qu'une réimpression.  C'est à Victor Cousin que l'ont devra une édition des Œuvres complètes de Descartes, 11 vol. in-8, Paris, Levrault, 1824-1826...