Karl Marx (1818-3883), "Misère de la philosophie" (1847), "Critique de l'économie politique" (1859),  "Le Capital" (1867) - Friedrich Engels (1820-1895), "Manifeste du parti communiste" (1848) - Ludwig Feuerbach (1804-1872), "L’Essence du christianisme" (1841) - Moses Hess (1812-1875) - Arnold Ruge (1802-1880) - ....

Last update: 06/06/2018

 

"Tous les mystères qui égarent la théorie dans le scepticisme trouvent leur solution rationnelle dans l’activité pratique humaine et dans la compréhension de cette activité" - Aliénation, lutte des classes, accumulation du capital, le travail comme valeur, le matérialisme historique, le choc entre les forces productives et les relations de production, dictature du prolétariat, communisme, autant de concepts qui se réfèrent avant tout à un penseur, Karl Marx et, toujours en arrière-plan, son ami Friedrich Engels, des idées qui ont fini par transformer radicalement le monde dans une direction qu'ils n'avaient jamais imaginée, mais plus encore des idées qui, après s'être incarnées politiquement et pétrifié politiquement, ont perdu soudainement toute acuité : la conception matérialiste et dialectique de l'histoire a voulu expliquer le fonctionnement de chaque société sans les hommes et les femmes qui les constituaient...

"Was mich betrifft: Ich bin kein Marxist" - Les idées de Marx et d'Engels, qui sont devenues une véritable force historique, relèvent pourtant d'une philosophie, le matérialisme, qui dénie aux idées le pouvoir de mener le monde. En effet, formés dans la première moitié du XIXe siècle à l'école de la philosophie hégélienne, les deux jeunes allemands en retiennent l'idée d'un déterminisme historique, dont le moteur, toutefois, n'est plus l'idée, comme chez Hegel, mais les conditions économiques et les révolutions politiques. Opérant la synthèse de cette philosophie allemande avec le socialisme français et l'économie politique anglaise, le "marxisme" se définit comme un "socialisme scientifique" qui pose la perspective du communisme non comme une utopie, mais comme l'issue inévitable du développement capitaliste. En effet, dans le mode de production capitaliste, la bourgeoisie exploite le travail d'une classe dominée, le prolétariat, ou classe ouvrière. Le fruit de cette exploitation est la plus-value (un excédent de travail non payé au salarié), qui fournit le profit dont l'accumulation grossit le capital. Cette exploitation économique constitue l'enjeu essentiel de la lutte des classes, où l'Etat, instrument d'oppression, sert les intérêts de la bourgeoisie. De même, la sphère de nos idées, ou idéologie (la religion, le droit, l'art, la politique, etc) obéit au rapport de forces entre les classes : les idées dominantes d'une époque sont celles de la classe dominante. Partant de cette analyse, Marx et Engels affirment la nécessaire articulation de la théorie et de la pratique : les révélations contenues dans le Capital, la critique de l'idéologie effectuée dans l'Idéologie allemande, la conception de l'histoire résumée dans le Manifeste du parti communiste, toute l'oeuvre théorique appelle à un engagement politique, dont elle se nourrit en retour. Marx et Engels ont donc conduit une action révolutionnaire, parmi les émigrés allemands de Paris puis avec les syndicalistes anglais à Londres. Le couronnement en est la fondation de la Ière Internationale. L'écrasement de la Commune de Paris les amène à renforcer leur exigence d'une rigoureuse organisation politique du prolétariat, qui puisse par la révolution communiste parvenir à l'abolition de la propriété privée, de la famille et de l'Etat.

 

Le principe de la "Lutte des classes", encore et toujours...

Le fameux matérialisme historique qui a bouleversé le monde de la fin du XIXe ou début du XXe,  repose sur une intuition qui ne sera jamais confirmée, à savoir que la forme prise par une société est déterminée par la manière dont la production y est organisée. Mais la conséquence de cette intuition n'est par contre que très peu discutable, il y a bien en ce monde une division radicale entre ceux qui possèdent les moyens de production  et les "autres", entre les "possédants" et ceux qui ne "possèdent rien", "rien" c'est-à-dire aucune parcelle de pouvoir et de domination sur l'autre, et cette division constitue bien un des moteurs de notre Histoire de terrien. Oui, la notion de "lutte des classes" est bien une réalité toujours d'actualité, quand bien même elle semblerait occultée : les conséquences décrites par Karl Marx n'ont pas été celles attendues, la fragilité supposée du capitalisme n'est pas alimentée par l'existence des deux grandes classes qui divise notre société, la bourgeoisie, détentrice des moyens de production, et le prolétariat, qui lui vend sa force de travail et ne peut qu'inéluctablement se soulever et briser ses chaînes. Aujourd'hui force est de constater que toutes les expériences socialistes du XXe siècle ont échoué, - et on peut s'interroger sur le pourquoi -, que tout projet de rationalisation de la société, que toute appropriation collective des forces de production, ont mené aux pires excès. Le capitalisme vit de ses contradictions, au contraire de ce que Marx pouvait en penser....

The principle of the "Class Struggle", again and again - the famous historical materialism that turned the world upside down at the end of the 19th or beginning of the 20th century, is based on an intuition that will never be confirmed, namely that the form taken by a society is determined by the way production is organized in it. But the consequence of this intuition is hardly debatable: there is indeed in this world a radical division between those who possess the means of production and the "others", between the "possessors" and those who "possess nothing", "nothing" that is to say, no parcel of power and domination over the other, and this division is indeed one of the driving forces of our earthly history. Yes, the notion of "class struggle" is still a reality, even if it seems to be hidden: the consequences described by Karl Marx have not been the expected ones, the supposed fragility of capitalism is not fed by the existence of the two great classes that divide our society, the bourgeoisie, holder of the means of production, and the proletariat, which sells its labor power and can only inevitably rise up and break its chains. Today, it is clear that all the socialist experiments of the 20th century have failed, and one can wonder why, and that any project of rationalization of society, any collective appropriation of the forces of production, have led to the worst excesses. Capitalism lives on its contradictions, contrary to what Marx might have thought....

El principio de la "Lucha de Clases", una y otra vez - el famoso materialismo histórico que puso el mundo patas arriba a finales del siglo XIX o principios del XX, se basa en una intuición que nunca se confirmará, a saber, que la forma que adopta una sociedad está determinada por la forma en que se organiza la producción en ella. Pero la consecuencia de esta intuición es, por otra parte, muy poco discutible, hay en efecto en este mundo una división radical entre los que poseen los medios de producción y los "otros", entre los "poseedores" y los que "no poseen nada", "nada" es decir, ninguna parcela de poder y dominación sobre el otro, y esta división es en efecto una de las fuerzas motrices de nuestra historia terrena. Sí, la noción de "lucha de clases" sigue siendo una realidad, aunque parezca estar oculta: las consecuencias descritas por Carlos Marx no han sido las esperadas, la supuesta fragilidad del capitalismo no se alimenta de la existencia de las dos grandes clases que dividen nuestra sociedad, la burguesía, poseedora de los medios de producción, y el proletariado, que vende su fuerza de trabajo y sólo puede inevitablemente levantarse y romper sus cadenas. Hoy en día, hay que señalar que todos los experimentos socialistas del siglo XX han fracasado, y uno puede preguntarse por qué, y que cualquier proyecto de racionalización de la sociedad, cualquier apropiación colectiva de las fuerzas de la producción, han llevado a los peores excesos. El capitalismo vive de sus contradicciones, al contrario de lo que Marx podría haber pensado....

 



 

L'une des grandes nouveautés de ce XIXe siècle qui va dominer les débats de société jusqu'à la moitié du XXe siècle, classe populaire ou classe ouvrière, la constitution du "Prolétariat"...

En 1830, à la demande du Comité de Bienfaisance, qui s'efforce de secourir les milliers d'ouvriers réduits à la misère aux portes de Rouen, Victor Hugo écrit un poème où l'opposition entre le riche et le pauvre prend la forme d'une parabole évangélique (Pour les Pauvres) ...

"Donnez, riches! L 'aumône est sœur de la prière,

Hélas! quand un vieillard, sur votre seuil de pierre,

Tout roidi par l'hiver, en vain tombe à genoux;

Quand les petits enfants, les mains de froid rougies,

Ramassent sous vos pieds les miettes des orgies,

La face du Seigneur se détourne de vous.

Donnez! Il vient un jour où la terre nous laisse.

Vos aumônes là-haut vous font une richesse.

Donnez! Afin qu'on dise : il a pitié de nous!

Afin que l'indigent que glacent les tempêtes,

Que le pauvre qui souffre à côté de vos fêtes,

Au seuil de vos palais fixe un œil moins jaloux.

Donnez! pour être aimés du Dieu qui se fit homme,

Pour que le méchant même en s'inclinant vous nomme,

Pour que votre foyer soit calme et fraternel;

Donnez! afin qu'un jour à votre heure dernière,

Contre tous vos péchés vous ayez la prière

D 'un mendiant puissant au ciel."

 

Mais en 1885, dans "Germinal", il ne s'agit plus de charité individuelle ni de rachat chrétien des fautes : c'est la revendication violente, la plainte aiguë des ouvriers malheureux, que nous fait entendre Zola par la bouche d'un des meilleurs d'entre eux, Étienne Lantier, dans sa harangue aux mineurs....

 

" Il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la compagnie, plus affamée après cent ans de travail et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps.

N'était-ce pas effroyable : un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s'engraissent au coin de leur feu ! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants : l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enregistrer tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'était plus l'ignorant, la brute écrasée dans les entrailles du sol. Une armée poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait éclater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, après quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflées par l'eau des tailles. Oui! le travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier accroupi quelque part, dans le mystère de son tabernacle, d'où il suçait la vie des meurt-la-faim qui le nourrissaient! On irait là-bas, on finirait bien par lui voir sa face aux clartés des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgée de chair humaine!"

 

C'est que peu à peu est apparue, à côté de la masse de la population rurale, encore essentielle en 1848 et qui assura le succès de Napoléon III en tous ses plébiscites, une classe ouvrière qui dépasse un million d'hommes au milieu de ce siècle, et atteindra huit millions au début du siècle suivant.

Admise au gouvernement en 1848, mais presque aussitôt réduite au silence par les classes dominantes, appelée au pouvoir de façon bien partielle et improvisée par la Commune de 1871, écrasée ensuite par la réaction que conduisit Thiers au nom de "l'ordre, la justice, la civilisation", cette classe ne cessera plus d'exister, comme une force qui a pris conscience d'elle-même, éclairée par les progrès de l'instruction primaire, encouragée par les progrès du syndicalisme et des unions mutualistes; sa progression est un des faits décisifs de la fin du siècle.

L'Association Internationale des Travailleurs, qui sera la première Internationale, fut fondée à la suite du grand meeting auquel participèrent Tolain et Limousin, représentants des ouvriers français. Le manifeste qui marque cet événement, et que rédigera Karl Marx, montre bien l'évolution en cours....

 

"Considérant que l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes, que les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs; 

Que l'assujettissement du travailleur au capital est la source de toute servitude politique, morale, matérielle; 

Que, pour cette raison, l'émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique;

Que tous les efforts faits jusqu'ici ont échoué, faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays, et d'une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées; 

Que l'émancipation des travailleurs n'est pas un problème simplement local ou national, qu'au contraire ce problème intéresse toutes les nations civilisées, sa solution étant nécessairement subordonnée à leur concours théorique et pratique;

Que le mouvement qui s'accomplit parmi les ouvriers des pays les plus industrieux de l'Europe, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs et conseille de combiner tous ces efforts encore isolés;

Par ces raisons : Les soussignés, membres du Conseil élu par l'Assemblée tenue le 28 septembre 1864 à Saint-Martin 's Hall, à Londres, ont pris les mesures nécessaires pour fonder l'Association Internationale des Travailleurs; ils déclarent que cette association internationale, ainsi que toutes les sociétés ou individus y adhérant, reconnaîtront, comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes, la vérité, la justice, la morale, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité;

Ils considèrent comme un devoir de réclamer non seulement pour eux les droits de l'homme

et du citoyen, mais encore pour quiconque accomplit ses devoirs. Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits.

28 septembre 1864.

 


Karl Marx (1818-1883)

Karl Marx naît le 5 mai 1818 à Trèves, dans le Royaume de Prusse, deuxième des huit enfants d'un avocat, Heinrich Marx, qui descend d'une famille de rabbins ashkénazes mais devra se convertir au protestantisme peu avant la naissance de son fils, pour pouvoir exercer sa profession. Ce sera également le cas, quelques années plus tard, de sa mère, Henriette Pressbourg, issue d'une famille juive hollandaise. Son père, écrira Isaiah Berlin, professeur à l'université d'Oxford, dans son Karl Marx datant de 1939, "s'était aperçu que Karl, enfant difficile et étrange, était différent de ses autres fils beaucoup moins remarquables; il joignait à une intelligence aiguë et lucide un tempérament volontaire et obstiné, un amour truculent pour l'indépendance, une retenue émotive exceptionnelle, et par dessus tout, un appétit intellectuel colossal et insatiable. L'avocat craintif dont la vie s'était écoulée sous le signe des compromis personnels et sociaux était intrigué et effrayé par l'intransigeance de son fils... » . Karl Marx étudie le droit à l'université de Bonn en 1835, commence à remplir les centaines de cahiers qui accompagneront sa vie et se fiance en secret à Jenny von Westphalen, originaire d'une famille de la noblesse rhénane et dont le père, Ludwig von Westphalen, fit découvrir à Marx la littérature romantique de la génération de Schiller, Goethe et Hölderlin. En 1837, il est envoyé à Berlin par son père pour poursuivre ses études de droit, et y entre en contact avec des apprentis philosophes et provocateurs, les «jeunes hégéliens» (August von Cieszkowski, David Strauss,  Bruno Bauer, Arnold Ruge, Max Stirner, Karl Köppen), qui se réclament de Friedrich Hegel et évoluent, dans ces années-là, vers l’athéisme et la revendication plus ou moins vague d’un régime démocratique, au fond les limites du christianisme pour transformer le monde.  Le jeune Marx soutient en avril 1841 sa thèse sur la Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et Epicure (Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie) à la faculté de philosophie de l'université d'Iéna, un contenu strictement philosophique et résolument athéiste. Mais en 1840, le nouvel empereur Frédéric-Guillaume IV décide d'éteindre toutes les contestations, Marx ne peut enseigner se replie alors sur une activité de journaliste...

 

En 1841, Ludwig Feuerbach (1804-1872) publie "Das Wesen des Christenthums" (L’Essence du christianisme) qui entend nous livrer les arcanes de la religion chrétienne, celle-ci n'est au fond que "la relation de l'homme à lui-même, ou plus exactement à son essence, mais à son essence comme à un autre être". La religion prend sa source dans cette opposition entre un individu limité et l'essence humaine illimitée. La philosophie doit cesser d'être une théologie pour devenir une anthropologie...

".. La religion est la, première conscience de soi de l'homme, mais indirecte. Partout, par suite, la religion précède la philosophie, aussi bien dans l'histoire de l'humanité que dans l'histoire de l'individu. L'homme déplace d'abord à l'extérieur de soi sa propre essence (Wesen) avant de la trouver en lui. La religion est l'essence infantile de l'humanité; mais l'enfant voit son essence (Wesen), l'homme, à l'extérieur de lui - en tant qu'enfant, l'homme est à lui-même objet sous la forme d'un autre être. C'est pourquoi le progrès historique dans les religions consiste en ceci : ce qui dans la religion plus ancienne valait comme objectif (objektives), est reconnu comme subjectif, c'est-à-dire, ce qui était contemplé et adoré comme Dieu, est à présent reconnu comme humain. L`ancienne religion est pour celle qui vient après idolàtrie :  l'homme a adoré sa propre essence (Wesen). L'homme s'est objectivé mais n'a pas reconnu l'objet comme son essence (Wesen) : ce pas est franchi par la religion postérieure; dans la religion tout progrès est par suite un approfondissement de la connaissance de soi. Mais toute religion déterminée qui taxe ses sœurs plus anciennes d'idolâtrie, s'excepte - cela est nécessaire : sans cela elle ne serait plus une religion - du destin, de l'essence générale de la religion. Elle ne fait que rejeter sur les autres religions ce qui est la faute, si faute il y a, de la religion en général. Parce qu`elle a un autre objet, un autre contenu. parce qu`elle a dépassé le contenu des religions plus anciennes, elle s'imagine qu'elle s`est élevée au-dessus des lois éternelles et nécessaires. qui sont le fondement de l`essence de la religion en général ; elle s'imagine que son objet, son contenu est surhumain. Mais le penseur, pour lequel la religion est l'objet, ce que la religion ne peut être à elle-même, pénètre en cela l'essence cachée à elle-même de la religion. Et notre tâche est précisément de démontrer que l`opposition du divin et de l'humain est illusoire, c'est-à-dire qu'il n'y a qu'opposition entre l`essence humaine et l`individu humain, partant que l'objet et le contenu de la religion chrétienne sont, eux aussi, totalement humains. La religion, du moins la chrétienne, est la relation de l'homme à lui-même, ou plus exactement à son essence, mais à son essence comme à un autre être (Wesen). L`être divin n`est rien d`autre que l'essence humaine ou mieux, I'essence de I'homme, séparée des limites de l'homme individuel, c`est-à-dire, réel, corporel, objective, c`est-à-dire contemplée et honorée comme un autre être, autre particulier, distinct de lui, - toutes les déterminations de l'être (Wesen) divin sont donc des déterminations de l'essence (Wesen) humaine..." 

 

Moses Hess (1812-1875), homme d'affaire et philosophe, né dans une famille juive de Bonn, prolonge la réflexion livrée par Feuerbach dans "Heilige Geschichte der Menscheit von einem Jünger Spinozas" (L'Histoire sainte de l'humanité par un disciple de Spinoza ) en montrant que «l'aliénation religieuse n'est que l'expression idéologique de l'aliénation effective de l'essence de l'homme qui se produit en régime capitaliste». Moses Hess exerce ainsi une certaine influence sur le jeune Marx en 1841, puis sur Engels, les gagnant à ses conceptions communistes puisées dans Cabet et à son Voyage en Icarie, le «communisme», étant le seul mode de vie susceptible de faire se développer des relations collectives de type altruiste et proprement humaines a contrario du capitalisme. De fin 1842 à mars 1843, Hess est correspondant à Paris pour La Gazette rhénane de Cologne et se lie à la Ligue des justes, formée pour l'essentiel de socialistes allemands émigrés. En 1844, il publiera son «Catéchisme communiste, par questions et réponses», Marx et Engels suivaient quant à eux déjà une approche plus structurée... 

 

En avril 1842, Marx s'installe à Cologne et devient rédacteur en chef d'une nouvelle publication,  la Rheinische Zeitung (la Gazette rhénane), mais son orientation contestataire malgré son relatif succès (plus de 3000 abonnés) et le soutien d'une part de la bourgeoisie rhénane, lui vaut d'être interdite dès mars 1843. Friedrich Engels, lui, est à Manchester,  une ville en plein développement démographique soutenu par l'industrie textile : il travaille dans l'entreprise de son père et étudie le phénomène de l'industrialisation et de ses ravages sur le plan humain. La petite histoire le voit s'appuyer sur la fille d'un ouvrier teinturier irlandais, Mary Burns, pour écrire et publier "Die Lage der arbeitenden Klasse in England" (La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844), qui "brosse le tableau de cette révolution industrielle qui a transformé l'Angleterre en nation capitaliste industrielle et donné le jour, avant tout, au prolétariat. Dans cette anarchie, ceux qui ne possèdent pas de moyens de subsistance ou de production sont réduits à peiner pour un maigre salaire ou à mourir de faim quand ils sont en chômage. Il critique dans cet ouvrage le caractère inhumain du capitalisme qui transforme les exploiteurs en une classe profondément immorale et intérieurement rongée d'égoïsme.."

"Ayant examiné assez en détail les conditions dans lesquelles vit la classe ouvrière urbai­ne, il est temps de tirer de ces faits d'autres conclusions, et de les comparer à leur tour avec la réalité. Voyons donc ce que sont devenus les travailleurs dans ces conditions, à quels genres d'hommes nous avons affaire, et ce qu'est leur situation physique, intellectuelle et morale. Lorsqu'un individu cause à autrui un préjudice tel qu'il entraîne la mort, nous appelons cela un homicide; si l'auteur sait à l'avance que son geste entraînera la mort, nous appelons son acte un meurtre. Mais lorsque la société  met des centaines de prolétaires dans une situation telle qu'ils sont nécessairement exposés à une mort prématurée et anormale, à une mort aussi violente que la mort par l'épée ou par balle; lorsqu'elle ôte à des milliers d'êtres les moyens d'existence indispensables, leur imposant d'autres conditions de vie, telles qu'il leur est impossible de subsister, lorsqu'elle les contraint par le bras puissant de la loi, à de­meu­rer dans cette situation jusqu'à ce que mort s'ensuive, ce qui en est la conséquence inévi­table; lorsqu'elle sait, lorsqu'elle ne sait que trop, que ces milliers d'êtres seront victimes de ces conditions d'existence, et que cependant elle les laisse subsister, alors c'est bien un meur­tre, tout pareil à celui commis par un individu, si ce n'est qu'il est ici plus dissimulé, plus perfide, un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne ressemble pas à un meurtre, parce qu'on ne voit pas le meurtrier, parce que le meurtrier c'est tout le monde et per­sonne, parce que la mort de la victime semble naturelle, et que c'est pécher moins par action que par omission. Mais ce n'en est pas moins un meurtre. Il me faut maintenant démo­trer que la société en Angleterre commet chaque jour et à chaque heure ce meurtre social que les journaux ouvriers anglais ont raison d'appeler meurtre; qu'elle a placé les travailleurs dans une situation telle qu'ils ne peuvent rester en bonne santé ni vivre longtemps; qu'elle mine peu à peu l'existence de ces ouvriers, et qu'elle les conduit ainsi avant l'heure au tombeau; il me faudra en outre démontrer que la société sait, combien une telle situation nuit à la santé et à l'existence des travailleurs, et qu'elle ne fait pourtant rien pour l'améliorer. Quant au fait qu'elle connaît les conséquences de ses institutions et qu'elle sait que ses agissements ne constituent donc pas un simple homicide, mais un assassinat, je l'aurai démontré, si je puis citer des documents officiels, des rapports parlementaires ou administratifs qui établissent la matérialité du meurtre..."

 

"Petit sanglier, comme je me réjouis de savoir que tu es heureux, que ma lettre t'a fait plaisir, que tu te languis de moi, que tu loges dans des pièces tapissées, que tu as bu du champagne à Cologne, et qu'il y a là-bas des clubs Hegel, que tu as rêvé, bref, que tu es mon chéri à moi, mon petit sanglier", écrit en 1841 Jenny von Westphalen, "la plus belle fille de Trèves" et aristocrate comblée par son père, éclairée et formée par lui, le baron von Westphalen. Marx et Jenny se connaissent depuis 1836, et c'est après d'interminables fiançailles qu'à 22 ans ils se marient, le 19 juin 1843 à Bad Kreuznach, la mère de Jenny est présente, son demi-frère Ferdinand, futur ministre de l'Intérieur de Prusse, devenu chef de famille depuis la mort du baron von Westphalen quelques mois plus tôt, a choisi d'éviter toute présence. Mais le théoricien du "capital" aura bien du mal à nourrir sa femme et ses enfants tout au long de sa vie : son travail politico-philosophique s'imposera à l'existence des siens, et pour elle, une pauvreté permanente, la mort de quatre de ses enfants et le sentiment de plus en plus fort d'appartenir à un mouvement qui n'existait que dans la tête de son mari..

 

"Le point de vue de l'émancipation politique a-t-il le droit de demander au Juif la suppression du judaïsme, et à l'homme la suppression de toute religion ?" - Marx rédige "Zur Judenfrage" en 1843 : les juifs ne disposent pas des droits civiques sur l’ensemble de du territoire allemand et il faudra attendre pour cela la réalisation de l’unité allemande par Bismarck, en 1871. En 1843, le polémiste athée et anticlérical Bruno Bauer publie deux livres ,"La Question juive", puis "L’Aptitude des juifs et des chrétiens d’aujourd’hui à devenir libres", posant la question de l'émancipation politique des Juifs et soulevant la question de leurs préceptes religieux qui s'y opposeraient. Karl Marx, âgé de 25 ans, est de ceux qui réagisse dans un article de février 1844 qui paraît dans l’unique numéro d’une revue qu’il avait tout juste contribué à fonder à Paris, Deutsch-Französische Jahrbücher : «A propos de la question juive». Marx oppose à Bauer que les juifs sont en mesure de s’émanciper sans «se détacher complètement et définitivement du judaïsme», mais la question n'est pas pour lui tranchée pour autant - et soulèvera bien des querelles d'interprétation plus tard -, "l’émancipation sociale du juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme", il lui faut rejeter toute religion d'Etat. "L'émancipation politique du Juif, du chrétien, de l'homme religieux en un mot, c'est l'émancipation de l'État du judaïsme, du christianisme, de la religion en général. Sous sa forme particulière, dans le mode spécial à son essence, comme État, l'État s'émancipe de la religion en s'émancipant de la religion d'État, c'est-à-dire en ne reconnaissant aucune religion, mais en s'affirmant purement et simplement comme État. S'émanciper politiquement de la religion, ce n'est pas s'éman­ciper d'une façon absolue et totale de la religion, parce que l'émancipation poli­tique n'est pas le mode absolu et total de l'émancipation humaine..."

 

1844 voit l'État prussien se transformer en un État rationnel et  Marx chassé de Prusse : il s'installe à Paris,  y rencontre Friedrich Engels (1820-1895), fils d'un riche industriel, et débute entre eux une très profonde amitié. Marx étudie de plus l'économie politique, tente d'éditer avec  Arnold Ruge (1802-1880) les Annales franco-allemandes (Deutsch-Französiche Jahrbücher),  y publie une part de ses manuscrits du droit, de la politique et de l'économie, dont "Zur Kritik der Hegelszchen Rechtphilosophie" (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel) : c'est ici que l'on trouve la célèbre expression, "la religion c'est l'opium du peuple" et une analyse de la singularité de l'Allemagne dont l'impuissance politique a pour contrepartie une hypertrophie philosophique, d'où la nécessité de passer par une critique de la philosophie hégélienne du droit et de l'Etat. "Le premier travail que j'entrepris pour résoudre les doutes qui m'assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit, de Hegel, travail dont l'introduction parut dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, publiés à Paris, en 1844. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques - ainsi que les formes de l'État - ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l'esprit humain, mais qu'ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d'existence matérielles dont Hegel, à l'exem­ple des Anglais et des Français du XVIII° siècle, comprend l'ensemble sous le nom de « société civile », et que l'anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l'éco­no­mie politique..." (Préface de la Critique de l'économie politique).

"...Le fondement de la critique irréligieuse est : c'est l'homme qui fait la religion, ce n`est pas la religion qui fait l'homme. C`est-à-dire que la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu'a l`homme qui ne s'est pas encore atteint lui-même, ou bien s`est déjà reperdu. Mais l'homme, ce n`est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde. L`homme, c'est le monde de l'homme, l`Etat, la société. Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu`ils sont eux-mêmes un monde à l'envers. La religion est la théorie universelle de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme. sa sanction morale, son complément solennel, le fondement universel de sa consolation et de sa justification. Elle est la réalisation fantasmagorique de l`essence humaine, parce que l`essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion c`est donc indirectement lutter contre le monde dont la religion est l'arôme spirituel. La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d`un monde sans cœur, comme elle est l`esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c`est exiger son bonheur réel. Exiger qu`il renonce aux illusions sur sa situation c`est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l`auréole. La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l'homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu'il rejette les chaînes et cueille la fleur vivante..."

 

Feuerbach publie "Grundsätze der Philosophie des Zukunft" (Principes de la Philosophie de l’avenir), et soutient non seulement que la pensée est le produit de l'appréhension du réel par les sens mais que l'homme ne peut se comprendre que par rapport à autrui. Au-delà de Hegel qui affirmait que seul le rationnel est le vrai et le réel, Feuerbach proclame que "seul l'humain est le vrai et le réel", la philosophie a pour vocation de ramener la philosophie du royaume des âmes trépassées dans le royaume des âmes vivantes...

C'est avec Engels que Marx écrit un premier pamphlet, "Die heilige Familie" (La Sainte Famille, 1845), dirigé contre Bruno Bauer et ses partisans de jeunes hégéliens, leur critique idéaliste et spiritualiste de la politique. 

Marx et Engels illustrent à leur façon une synthèse intellectuelle originale, celle résultant d'une situation économique, politique et sociale telle qu'elle se présentait alors dans les trois pays d'Europe les plus avancés du XIXe, l'Allemagne, la France et l'Angleterre. Marx s'est nourri, a nourri, ces fameux "hégéliens de gauche" qui cherchent à mener Hegel sur le terrain de l'athéisme et de la contestation de l'ordre social, et Marx ne peut se détacher de cette idée centrale à la dialectique hégélienne, la négation d'un idéal distinct du réel et condition de l'épanouissement de ce réel. Engels, qui ignore tout de Hegel, rejoint Marx au moins sur Ludwig Feuerbach (1804-1872), l'auteur de "L'Essence du christianisme", qui a montré les limites du christianisme et considère qu'il appartient au mouvement ouvrier de restaurer le véritable humanisme. Ainsi se constituent à partir de cet idéalisme allemand, son «renversement» matérialiste, la méthode dialectique, l'ambition systématique et l'intransigeance rationaliste. De la France, vient immédiatement à l'esprit l'histoire révolutionnaire, l'évidence des luttes de classes, l'expérience politique de luttes ouvertes pour le pouvoir, les formes d'organisation clandestine, et les fameux idéaux du socialisme «utopique», que l'on pense à Etienne Cabet(1788-1856) et son "Voyage en Icarie" (1840), Charles Fourier (1772-1837) et son "Nouveau monde industriel et sociétaire" (1829), Saint-Simon (1760-1825), son "Nouveau christianisme" (1825) et le premier penseur à affirmer que le développement des relations économiques est le facteur déterminant dans l'histoire. Enfin l'Angleterre leur révèle une économie capitaliste se développant sans frein, une classe laborieuse misérable, le combat syndical de masse et l'oeuvre des premiers économistes que sont A. Smith, D. Ricardo, T. R. Malthus, un contexte qui semble permettre d'atteindre une compréhension scientifique des ressorts de l'exploitation. 

 

En 1844, Johann Kaspar Schmidt dit Max Stirner (1806-1856) publie "Der Einzige und sein Eigentum" (L'Unique et sa propriété) et défend une idée du Moi qui se refuse à toute détermination collective, qui ne peut être pensé (une seule chose me sauve de la pensée, c'est l'absence de pensée", dit-il par provocation), ou réduit en terme d'Esprit hégélien, d'Homme feuerbachien tentant de réaliser l'idéal humain universel, d'homme exalté par le libéralisme ou le socialisme, oeuvre qui fera de l'ombre à Feuerbach et soutiendra plus tard l'anarchisme individualiste d'un John Henry Mackay...

 

Au printemps 1845, Marx écrit "Thesen über Feuerbach",  les "Thèses sur Feuerbach", onze notes philosophiques tenant en trois-quatre pages,  qui s'opposent tant à Feuerbach qu'à Stirner qui tente supplanter ce dernier, y figure la célèbre 11e thèse, «Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an, sie zu verändern» (Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières, il s'agit maintenant de le transformer)... La philosophie ne prend plus ici la forme d'un discours bien organisé, mais une série d'hypothèses et de points de vue à partir desquels s'élabore une interprétation du monde... 

 

 "Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience.." - En 1845, expulsé de France par le chef du gouvernement, François Guizot, sous pression de la Prusse, Karl Marx se réfugie à Bruxelles. Engels le rejoint et ils commencent tous deux la rédaction de "Die deutsche Ideologie" (L'idéologie allemande, qui ne sera jamais publié). "Jusqu'à présent les hommes se sont toujours fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu'ils sont ou devraient être. Ils ont organisé leurs rapports en fonction des représentations qu'ils se faisaient de Dieu, de l'homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont grandi jusqu'à les dominer de toute leur hauteur. Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs propres créations. Libérons-les donc des chimères, des idées, des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils s'étiolent. Révoltons-nous contre la domination de ces idées. Apprenons aux hommes à échanger ces illusions contre des pensées correspondant à l'essence de l'homme, dit l'un, à avoir envers elles une attitude critique, dit l'autre, à se les sortir du crâne, dit le troisième et - la réalité actuelle s'effondrera..." - Le terme d'idéologie est ici repris des idéologues français pour lui donner une connotation péjorative, permettant de désigner un système de représentations illusoires par lequel les hommes conçoivent leur rapport à la nature et à la société. Cette critique de la mystification idéologique est essentielle au matérialisme historique : c'est en effet la réalité matérielle qui détermine les idées, et non l'inverse ; en conséquence, toute histoire autonome aux idées est rejetée, l'idéologie dominante d'une époque est celle de la classe dominante dans la société. Quant aux dominés, ils ont bien en effet eux-aussi une idéologie, car fondamentalement toute idéologie n'est que le reflet des intérêts d'une classe sociale. Mais cette critique de la mystification idéologique n'est pas pure et simple, car si elle regroupe à un moment tous les phénomènes culturels et s'oppose à la connaissance scientifique, elle est l'objet, le sujet d'une détermination, d'une nécessité, ne serait-ce que parce qu'elle traduit la fameuse reproduction des rapports de domination et d'exploitation assurée par les "superstructures"...

 

"... Voici donc les faits: des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l’observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l'État résultent constamment du processus vital d'individus déterminés; mais de ces individus non point tels qu'ils peuvent s'apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d'autrui, mais tels qu'ils sont en réalité, c'est-à-dire, tels qu'ils œuvrent et produisent matériellement; donc tels qu'ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient  et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.

A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme Leur conscience. 

Cette façon de considérer les choses n'est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et figés, de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement. Dès que l'on représente ce processus d'activité vitale, l'histoire cesse d'être une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou l'action imaginaire de sujets imaginaires, comme chez les idéalistes. C'est là où cesse la spéculation, c'est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l'analyse de l'activité pratique, du processus, de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer. Avec l'étude de la réalité la philosophie cesse d'avoir un milieu où elle existe de façon autonome...."

 

L'aliénation, puissance insupportable ..

"...La division du travail nous en fournit d'emblée le premier exemple, aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société primitive, donc aussi longtemps que subsiste la division entre intérêt particulier et intérêt général, et que l'activité n'est pas divisée volontairement mais naturellement, le propre de l'homme se dresse devant lui comme une puissance étrangère qui l'asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise. En effet, du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d'activités déterminé et exclusif, qui lui est imposé et dont il ne peut s'évader; il est chasseur, pêcheur, berger ou "critique critique", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c'est le contraire : personne n'est enfermé dans un cercle exclusif d'activités et chacun peut se former dans n'importe quelle branche de son choix; c'est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas, selon que j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. Cette activité sociale qui s'immobilise, ce produit de nos mains qui se change en un pouvoir matériel qui nous domine, échappe à notre contrôle, contrarie nos espoirs, ruine nos calculs - ce phénomène-là, c'est un des principaux facteurs de l'évolution historique connue jusqu'ici. La puissance sociale, c'est-à-dire la force productive multipliée résultant de la coopération imposée aux divers individus par la division du travail, apparaît à ces individus - dont la coopération n'est pas volontaire mais naturelle - non comme leur propre puissance conjuguée, mais comme une force étrangère, située en dehors d'eux, dont ils ignorent les tenants et les aboutissants, qu'ils sont donc incapables de dominer et qui, au contraire, parcourt maintenant une série bien particulière de phases et de stades de développement, succession de faits à ce point indépendante de la volonté et de la marche des hommes qu'elle dirige en vérité cette volonté et cette marche.

Cette Entfremdung, cette "aliénation" - pour être comprise des philosophes - ne peut naturellement être surmontée qu'à une double condition pratique. Afin qu'elle devienne une puissance "insupportable", c'est-à-dire une puissance contre laquelle on se révolte, il faut, d'une part, qu'elle ait produit des masses d'hommes qui ne possèdent absolument rien, des masses privées de tout. Il faut, en même temps, que cette humanité dénuée contraste avec le monde existant de la richesse et de la culture, ce qui suppose une grande augmentation de la force productive, un haut degré de son développement. D'autre part, ce développement des forces productives (par lequel, simultanément, est déjà donnée la vie empirique présente dans l'existence historique mondiale des hommes, et non plus dans leur existence locale) est une condition pratique absolument nécessaire, parce que sans lui seules l'indigence et la misère deviendraient générales et on verrait fatalement renaître la lutte pour le nécessaire : ce serait le retour de toute la vieille misère. En outre, seul ce développement universel des forces productives permet un commerce universel des hommes..."

 

En 1846, "Misère de la philosophie", Marx répond en français au "Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère" de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) qu'il avait pourtant admiré dans "Qu'est-ce que la propriété ?" (1840).

La célèbre formule de Proudhon, "La propriété c'est le vol", était survenu dix ans après la révolution de 1830 et alors que le privilégiés se sont encoure plus enrichis et que les écarts se sont creusés avec les plus démunis. La propriété n'est pas comme la liberté, l'égalité, la sûreté, un droit inaliénable, au contraire elle se nourrit de la misère des plus pauvres.

 

Proudhon : "La reconnaissance ou institution de la propriété est l'acte le plus extraordinaire, sinon le plus mystérieux, de la Raison collective, acte d'autant plus extraordinaire et mystérieux que, par son principe, la propriété répugne à la collectivité autant qu'à la raison. Rien de plus simple, de plus clair que le fait matériel de l'appropriation : un coin de terre est inoccupé; un homme vient et s'y établit, exactement comme fait l'aigle dans son canton, le renard dans un terrier, l'oiseau sur la branche, le papillon sur la fleur, l'abeille dans le creux de l'arbre ou du rocher. Ce n'est là, je le répète, qu'un simple fait, sollicité par le besoin , accompli d'instinct, puis affirmé par l'égoïsme et défendu par la force. Voilà l'origine de toute propriété. Vient ensuite la Société, la Loi, la Raison générale, le Consentement universel, toutes les autorités divines et humaines, qui reconnaissent, consacrent cette usucapion, dites, - vous le pouvez sans crainte,- cette usurpation. Pourquoi ? Ici la Jurisprudence se trouble, baisse la tête, suppliant qu'on veuille bien ne pas l'interroger..."

 

Mais en 1846, dans "Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère", Marx affirme que Proudhon, mauvais économiste, hégélien farfelu, ne comprend pas le mouvement réel de l'histoire, que ce sont bien les hommes qui produisent les relations sociales, les idées et les catégories, et non l'inverse : le système que porte Proudhon n'est pas l'histoire profane des hommes, mais "c'est une histoire sacrée des idées", au cours de laquelle la vie bourgeoise est présentée comme une réalité éternelle, la division du travail une catégorie abstraite. C'est au fond une charge de Marx à l'encontre des économistes et socialistes utopistes... "L'ouvrage de M. Proudhon n'est pas tout simplement un traité d'économie politique, un livre ordinaire, c'est une Bible : “ Mystères ”, “ Secrets arrachés au sein de Dieu ”, “ Révélations ”, rien n'y manque. Mais comme, de nos jours, les prophètes sont discutés plus consciencieusement que les auteurs profanes, il faut bien que le lecteur se résigne à passer avec nous par l'érudition aride et ténébreuse de la “ genèse ”, pour s'élever plus tard avec M. Proudhon dans les régions éthérées et fécondes du supra-socialisme..."

 

 En 1848, Marx et Engels adhèrent à la Ligue des communistes, pour laquelle ils publient anonymement le célèbre "Manifeste du parti communiste" (Manifest der Kommunistischen Partei) qui sera publié à Londres, à la veille de la révolution de février. Le texte s'ouvre sur le célèbre, "Ein Gespenst geht um in Europa, das Gespenst des Kommunismus.. Un spectre hante l'Europe, le spectre du communisme. Pour le traquer, toutes les puissances de la vieille Europe se sont liguées en une sainte chasse à courre..", et affirme comme principe que"l'histoire de toute société est l'histoire des luttes de classes". Il s'agit aujourd'hui de constituer le prolétariat en classe et de renverser la domination de la bourgeoisie.

"Au cours de sa domination de classe à peine séculaire, la bourgeoisie a créé des forces productives plus massives et plus colossales que ne l'avaient fait dans le passé toutes les générations dans leur ensemble. Asservissement des forces de la nature, machinisme, application de la chimie à l'industrie et à l'agriculture, navigation à vapeur, chemins de fer, télégraphe électrique, défrichement de continents entiers, canalisation des rivières, populations entières surgies du sol - quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces de production sommeillaient au sein du travail social? Nous l'avons vu : les moyens de  production et d'échange qui servirent de base à la formation de la bourgeoisie furent créés dans la société féodale. À un certain stade du développement de ces moyens de production et d'échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et commerçait, l'organisation féodale de l'agriculture et de la manufacture, en un mot, les rapports féodaux de propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en pleine croissance. Ils entravaient la production au lieu de la faire avancer. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Ces chaines, il fallait les briser : elles furent brisées. La libre concurrence vint s'installer à leur place, avec la constitution sociale et politique adéquate, autrement dit avec le règne économique et politique de la classe bourgeoise.

Sous nos yeux se produit un mouvement similaire. Les conditions bourgeoises de production et de commerce, les rapports de propriété bourgeois, la société bourgeoise moderne, qui a fait éclore de si puissants moyens de production et de communication, ressemble à ce magicien, désormais incapable d'exorciser les puissances infernales qu'il a évoquées. Depuis plusieurs décennies, l'histoire de l’industrie et du commerce n'est que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports de production modernes, contre le système de propriété qui est la condition d'existence de la bourgeoisie et de son régime. Il suffit de rappeler les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Dans ces crises, une grande partie, non seulement des produits déjà créés, mais encore des forces productives existantes est livrée à la destruction. Une épidémie sociale éclate, qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction. Brusquement, la société se voit rejetée dans un état de barbarie momentané; on dirait qu'une famine, une guerre de destruction universelle lui ont coupé les vivres; l'industrie, le commerce semblent anéantis. Et pourquoi? Parce que la société a trop de civilisation, trop de vivres, trop d' industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne jouent plus en faveur de la propriété bourgeoise; elles sont, au contraire, devenues trop puissantes pour les institutions bourgeoises qui ne font plus que les entraver; et des qu'elles surmontent ces entraves, elles précipitent dans le désordre toute la société bourgeoise et mettent en péril l'existence de la propriété bourgeoise. Les institutions bourgeoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée. Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises? D'une part, en imposant la destruction d'une masse de forces productives; d'autre part, en s'emparant de marchés nouveaux et en exploitant mieux les anciens. Qu'est-ce à dire ? Elle prépare des crises plus générales et plus profondes, tout en réduisant les moyens de les prévenir. Des hommes se lèvent, les prolétaires. Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent a présent contre la bourgeoisie elle-même. Mais la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui lui donneront la mort ; elle a en outre produit les hommes qui manieront ces armes - les travailleurs modernes, les prolétaires...."

 

En France, la révolution de 1848 entraîne la chute du roi Louis-Philippe, ce qui permet à Marx de revenir à Paris avant de rejoindre Cologne en avril pour prendre la direction de la Neue Rheinische Zeitung dont la ligne politique est faite de radicalité antiprussienne,  en faveur d’une «République allemande une et indivisible», mais se garde de faire toute propagande sur le thème de la lutte des classes. Le journal culminera à 6 000 exemplaires. Marx est acquitté en février 1849 du procès qui lui est fait d'incitation à la rébellion, mais il est expulsé en mai et part pour Londres en août. Quant à Engels, il est à Barnem lorsque la Rhénanie se révolte contre la Prusse début 1849, il s'engage dans l'armée révolutionnaire du prussien rebelle August von Willich, mais la défaite l'oblige à fuir.  

 

En août 1849, Marx se réfugie à Londres et y résidera jusqu'à la fin de ses jours. Malgré les difficultés financières et les tragédies familiales (Karl et Jenny ont eu sept enfants, dont quatre sont morts alors qu'ils étaient tout jeunes), la famille Marx entend vivre respectablement. Des années 1850, il reste une plaque bleue commémorant le temps que Marx a passé à vivre au 28 Dean Street, à Soho, six années durant, petit enfer privé dans lequel il attend pour travailler l'ouverture de la grande salle de lecture du British Museum en 1857. D'octobre 1856 à mars 1864, on le retrouve au 46 Grafton Terrace. Marx y vivra replié sur lui-même et sur le cercle étroit de sa famille et de ces quelques intimes tels que Liebknecht, Wolff, Freiligrath. Un de ses biographes parle de "son désir d'écraser tous ses rivaux" qui augmentait avec les années, "ainsi que son antipathie pour la société dans laquelle il vivait". Engels, lui, devient de 1850 à 1870, un industriel de Manchester, dirigeant associé de la firme Ermen et Engels, menant une vie de tout en continuant à vivre avec une authentique prolétaire, Mary Burns, et aider financièrement les réfugiés socialistes désargentés, dont la famille Marx.

"Lohnarbeit und Kapital" (Travail, salarié et capital) rassemble en 1849 les conférences que Marx a prononcées à Bruxelles devant l'Association des ouvriers allemands et publiées dans la Nouvelle Gazette rhénane : Marx anticipe sur ses futurs thèmes du Capital, il y affirme une conception historique et matérialiste des réalités économiques : "les rapports de production forment ce qu'on appelle les rapports sociaux, la société, et une société à un stade de développement historique déterminé, une société à caractère distinctif, original"...

 

En 1850 Marx publie "Die Klassenkämpfe in Frankreich 1848 bis 1850" (Les luttes de classes en France), quatre articles écrits entre janvier et octobre pour La Nouvelle Gazette rhénane qui témoignent de l'expérience vécue au jour le jour par Marx face aux événements qui secouent la France entre 1848 et 1851...

 "A l'exception de quelques chapitres, chaque section importante des annales de la révolution de 1848 à 1849 porte le titre de : «Défaite de la révolution !» . Mais dans ces défaites, ce ne fut pas la révolution qui succomba. Ce furent les traditionnels appendices pré-révolutionnaires, résultats des rapports sociaux qui ne s'étaient pas encore aiguisés jusqu'à devenir des contradictions de classes violentes : personnes, illusions, idées, projets dont le parti révolutionnaire n'était pas dégagé avant la révolution de Février et dont il ne pouvait être affranchi par la victoire de Février, mais seulement par une suite de défaites. En un mot : ce n'est point par ses conquêtes tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s'est frayé la voie; au contraire, c'est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire.

La défaite de juin 1848. Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d'Orléans à l'Hôtel de ville, il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer. » Laffitte venait de trahir le secret de la révolution. Ce n'est pas la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe, mais une fraction de celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétaires de mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts et la partie de la propriété foncière ralliée à eux, ce que l'on appelle l'aristocratie financière. Installée sur le trône, elle dictait les lois aux Chambres, distribuait les charges publiques, depuis les ministères jusqu'aux bureaux de tabac. La bourgeoisie industrielle proprement dite formait une partie de l'opposition officielle, c'est-à-dire qu'elle n'était représentée que comme minorité dans les Chambres. Son opposition se fit de plus en plus résolue au fur et à mesure que le développement de l'hégémonie de l'aristocratie financière devenait plus net et qu'après les émeutes de 1832, 1834 et 1839 noyées dans le sang elle crut elle-même sa domination plus assurée sur la classe ouvrière. Grandin, fabricant de Rouen, l'organe le plus fanatique de la réaction bourgeoise, tant dans l’Assemblée nationale constituante que dans la Législative était, à la Chambre des députés, l'adversaire le plus violent de Guizot, Léon Faucher, connu plus tard pour ses vains efforts à se hausser au rôle de Guizot de la contre-révolution française, guerroya dans les derniers temps de Louis-Philippe à coups de plume en faveur de l'industrie contre la spéculation et son caudataire, le gouvernement. Bastiat, au nom de Bordeaux, et de toute la France vinicole, faisait de l'agitation contre le système régnant. La petite bourgeoisie dans toutes ses stratifications, ainsi que la classe paysanne étaient complètement exclues du pouvoir politique. Enfin, se trouvaient dans l'opposition officielle, ou complètement en dehors du pays légal  les représentants idéologiques et les porte-parole des classes que nous venons de citer, leurs savants, leurs avocats, leurs médecins, etc., en un mot ce que l'on appelait les capacités. La pénurie financière mit, dès le début, la monarchie de Juillet sous la dépendance de la haute bourgeoisie et cette dépendance devint la source inépuisable d'une gêne financière croissante. Impossible de subordonner la gestion de l'État à l'intérêt de la production nationale sans établir l'équilibre du budget, c'est-à-dire l'équilibre entre les dépenses et les recettes de l'État. Et comment établir cet équilibre sans réduire le train de l'État, c'est-à-dire sans léser des intérêts qui étaient autant de soutiens du système dominant, et sans réorganiser l'assiette des impôts, c'est-à-dire sans rejeter une notable partie du fardeau fiscal sur les épaules de la grande bourgeoisie elle-même ?.."

 

1851, naissance du fils naturel de Marx et de sa gouvernante de 28 ans, Helene Demuth, enfant qui sera reconnu par Engels pour éviter le scandale...

En 1852, Marx publie "Der achtzehnte Brumaire des Louis Bonaparte" (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte) dans la revue new-yorkaise Die Revolution, une critique de Napoléon III et de son coup d'État de 1851. Il fait référence au coup d'État du 18 Brumaire (1799) de Napoléon Bonaparte pour lancer «Tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.» Mais surtout, en contre-exemple, la révolution prolétarienne ne saurait se contenter de s'emparer de l'appareil de l'Etat, elle se doit absolument de le briser. Durant ces années 1850, Marx va ainsi tirer ses principaux revenus des quelque 500 articles qu'il va écrire pour le quotidien américain, le New-York Daily Tribune, fort de ses 200.000 lecteurs, ses analyse portant sur la révolution de 1848 en Allemagne, sur la guerre de Crimée, les guerres de l’opium, la révolte des cipayes ou la crise économique de 1857 (traduits et dont certains écrits par Engels lui-même). 

"..Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Et au moment précis où ils semblent occupés à se transformer eux-mêmes et à bouleverser la réalité, à créer l'absolument nouveau, c'est justement à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent anxieusement et appellent à leur rescousse les mânes des ancêtres, qu'ils leur empruntent noms, mots d'ordre, costumes, afin de jouer la nouvelle pièce historique sous cet antique et vénérable travestissement et avec ce langage d'emprunt. C'est ainsi que Luther prit le masque de l'apôtre Paul, que la Révolution de 1789-1814 se déguisa alternativement en République romaine et en Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793-1795. Il en est ainsi du débutant qui, ayant appris la langue nouvelle, la retraduit toujours en sa langue maternelle, mais il n'aura assimilé l'esprit de la langue apprise et ne pourra créer librement dans celle-ci que le jour où il saura s'y mouvoir sans nul ressouvenir et oubliera, en s'en servant, sa langue d'origine. [...] La révolution sociale du XIXe siècle ne peut puiser sa poésie dans le temps passé, mais seulement dans l'avenir. Elle ne peut commencer avec elle-même avant de s'être dépouillée de toute superstition à l'égard du passé. Les révolutions antérieures eurent besoin des réminiscences empruntées à l'histoire universelle pour s'aveugler elles-mêmes sur leur propre objet. La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts, pour atteindre son propre contenu...."

 

En 1857, la crise est perceptible partout en Europe, surproduction sur le marché du textile hausse imprévue du prix des matières premières, Marx et Engels veulent y voir la préfiguration d'une explosion révolutionnaire, qu'ils attendent depuis 1848, et Marx rédige les "Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie" (Fondements de la critique de l'économie politique). Pourtant, ni la révolution de 1830 en France, qui conduit à une monarchie qui ne fait preuve d'aucune avancée politique ou sociale, ni les réformes poursuivies en Angleterre, qui ne permettaient pas d'étendre le suffrage à de plus larges couches de la population, n'avaient apporté jusque-là des changements significatifs. Quant aux "Grundrisse", il est estimé comme une étape importante dans le parcours de Marx, la crise économique le pousse à mettre de l'ordre dans ses questions économiques: "est-il possible de changer les rapports de production et de distribution en transformant l'instrument et l'organisation de la circulation?" Au bout de deux mois de krach, note Engels, "Pour le moment, encore peu de signes révolutionnaires: la longue période de prospérité a eu un effet terriblement démobilisateur..»

 

En 1859, Marx publie la "Zur Kritik der politischen Ökonomie" (Contribution à la critique de l'économie politique) : "J'examine le système de l'économie bourgeoise dans l'ordre suivant : capital, propriété foncière, travail salarié, État, commerce extérieur, marché mondial. Sous les trois premières rubri­ques, j'étudie les conditions d'existence économiques des trois grandes classes en lesquelles se divise la société bourgeoise moderne; la liaison des trois autres rubriques saute aux yeux. La première section du livre premier, qui traite du capital, se compose des chapitres suivants : 1º la marchandise; 2º la monnaie ou la circulation simple; 3° le capital en général. Les deux premiers chapitres forment le contenu du présent volume..."

"Le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distin­guer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives socia­les et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation sociale économique. Les rap­ports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de produc­tion sociale, contradictoire non pas dans le sens d'une contradiction individuelle, mais d'une contradiction qui naît des conditions d'existence sociale des individus; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s'achè­ve donc la préhistoire de la société humaine."

 

En 1861 Marx et sa famille retombent dans la précarité, il tente malgré tout de se remettre à la rédaction du futur "Le Capital". Les relations entre Marx et Engels se tendent lors de l'hiver 1863 à la mort de Mary Burns, la compagne depuis 20 ans d'un Engels affecté par la réaction de son ami. 

1864, la «Première internationale» : le 28 septembre,  des syndicalistes britanniques organisent à Londres,  à Saint-Martin's Hall, un congrès ouvrier qui a vocation à réunir leurs homologues de toute l'Europe avec la création de l'Association internationale des Travailleurs (AIT) - la future «Première internationale» qui comptait à la fin des années 1860 autour de 800.000 membres réguliers. Karl Marx y joue un rôle important puisqu'il publie à cette occasion une «Adresse inaugurale» qui se veut fédérateur tant les dissensions sont nombreuses. Il s'agit de douze pages débutant par «... la sujétion économique du travailleur aux monopolisateurs des moyens de production...est à l'origine de la servitude sous toutes ses formes: misère sociale, dégradation mentale et dépendance politique. Que l'émancipation économique de la classe ouvrière est donc la fin à laquelle tous les mouvements politiques doivent être subordonnés comme moyens. Que tous les efforts pour aboutir à cette fin ont échoué jusqu'à présent faute de solidarité entre les travailleurs divisés de mille façons, faute d'un lien fraternel unissant les classes ouvrières des différents pays... ». Il y estime notamment que «l'émancipation définitive de la classe travailleuse» passera par «l'abolition définitive du salariat» (cf Salaire, prix et profits). Mais progressivement la Première Internationale  va être prise en mains par les sociaux-démocrates...

 

En 1867, publication de la première partie du "Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie" (Le Capital), à Hambourg, le "missile le plus terrible qui ait jamais été lancé à la tête des bourgeois". Cette œuvre monumentale est, comme son sous-titre l'indique, une «critique de l'économie politique» dans lequel Marx décrit les contradictions inhérentes du capitalisme, qui le mèneront, selon lui, à son effondrement. L'intuition, et la question, première est la suivante : si le capitaliste paie à leur juste prix les matières premières et le travail ouvrier, comment les marchandises produites peuvent-elles lui procurer un profit ? L'économie classique, qui prétend à la neutralité, n'est pas à même de mettre en évidence le concept central à la base de l'exploitation capitaliste, la production de la plus-value. Pour y parvenir, Marx rappelle que le travail est lui-même une marchandise (le prolétaire loue sa force de travail selon les lois du marché, ce qui le distingue de l'esclave), qu'une marchandise se définit par son utilité sociale et sa capacité à être échangée, et que la valeur d'une marchandise n'est pas dans son utilité concrète, mais dans la quantité de travail nécessaire à sa production. Or, la force de travail  est la seule marchandise capable de produire une valeur supérieure à sa valeur initiale, ce en quoi elle constitue l'unique source de richesses. Ansi si le capitaliste parvient à transformer son argent en capital, autrement dit réalise un profit, c'est qu'il impose à l'ouvrier un nombre d'heures de travail supérieur à ce que nécessiterait l'entretien de la force de travail... Au-delà de son aspect économique, la dimension philosophique est importante, le moteur de l'histoire est tout entier celui de la lutte des classes. Au prolétariat de s'unir à l'échelle internationale pour prendre le pouvoir et organiser une dictature pour abolir les classes sociales. Une fois achevée cette phase transitoire, Marx imagine une nouvelle période de démocratie réelle où l'État peut être aboli. Pour Marx, la société industrielle génère tant de ressources que les hommes n'y ont plus besoin de propriétés, de lois, de gouvernements ou de l'État...

En 1869, Engels décide de verser à Marx une rente annuelle et quitte Manchester pour le rejoindre à Londres, avec Lizzie Burns, au 122 Regent's Park Road à Primrose Hill.  

 

Jouissance et accumulation, singularités du capitalisme...

".. Agent fanatique de l'accumulation, le capitaliste force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire, et les pousse ainsi instinctivement à développer les puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d'une société nouvelle et supérieure [...] Accumuler, c'est conquérir le monde de la richesse sociale. étendre sa domination personnelle,  augmenter le nombre de ses sujets, c'est sacrifier à une ambition insatiable. Mais le péché originel opère partout et gâte tout. A mesure que se développe le mode de production capitaliste, et avec lui l'accumulation et la richesse, le capitaliste cesse d`être simple incarnation du capital. Il ressent une "émotion humaine" pour son propre Adam, sa chair, et devient si civilisé, si sceptique, qu'il ose railler l'austérité ascétique comme un préjugé de thésauriseur passe de mode. Tandis que le capitaliste de vieille roche flétrit toute dépense individuelle qui n'est pas de rigueur, n'y voyant qu'un empiétement sur l`accumulation, le capitaliste modernise est capable de voir dans la capitalisation de la plus-value un obstacle a ses convoitises. Consommer, dit le premier, c'est "s'abstenir" d'accumuler; accumuler dit le second, c'est "renoncer" à la jouissance. "Deux âmes. hélas! habitent mon cœur, et l'une veut faire divorce avec l'autre." Mais le progrès de la production ne crée pas seulement un nouveau monde de jouissances : il ouvre, avec la spéculation et le crédit, mille sources d'enrichissement soudain. A un certain degré de développement, il impose même au malheureux capitaliste une prodigalité toute de convention, à la fois étalage de richesse et moyen de crédit. Le luxe devient une nécessité de métier et entre dans les frais de représentation du capital. Ce n'est pas tout : le capitaliste ne s`enrichit pas, comme le paysan et l`artisan indépendants, proportionnellement à son travail et à sa frugalité personnels, mais en raison du travail gratuit d`autrui qu'il absorbe, et du renoncement à toutes les jouissances de la vie imposé à ses ouvriers...."

 

La "négation de la négation", c'est la formule qui décrit le le dépassement du capitalisme, la négation de la propriété privée capitaliste établit une propriété individuelle qui n'est plus privée et qui marque la réappropriation par chacun de ses forces actives ....

"..Une fois que ce procès de transformation a décomposé de façon suffisamment profonde et globale l'ensemble de la vieille société, quand les travailleurs sont transformés en prolétaires et leurs conditions de travail en capital, quand le monde de production capitaliste est campé sur ses propres assises, la socialisation ultérieure du travail et la transformation ultérieure de la terre et des autres moyens de production en moyens de production exploités de manière sociale, c'est-à-dire collectifs, prennent une forme nouvelle, tout comme, par conséquent, l'expropriation ultérieure des propriétaires privés. Ce qu'il faut exproprier désormais, ce n'est plus le travailleur indépendant travaillant en économie propre pour son compte, mais le capitaliste qui exploite un grand nombre de travailleurs. Cette expropriation s'accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, par la centralisation des capitaux. Un capitaliste en envoie, à lui seul, un grand nombre d'autres ad patres. Parallèlement à cette centralisation ou à cette expropriation d'un grand nombre de capitalistes par quelques-uns, se développent, à une échelle toujours croissante, la forme coopérative du procès de travail, l'application consciente de la science à la technique, l'exploitation méthodique de la terre, la transformation des moyens de travail en moyens de travail qui ne peuvent être employés qu'en commun, l'économie de tous les moyens de production, utilisés comme moyens de production d'un travail social combiné, l'intrication de tous les peuples dans le réseau du marché mondial et, partant, le caractère international du régime capitaliste. À mesure que diminue régulièrement le nombre de magnats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de ce procès de mutation continue s'accroît le poids de la misère, de l'oppression, de la servitude, de la dégénérescence, de l'exploitation, mais aussi la colère d'une classe ouvrière en constante augmentation, formée, unifiée, et organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave au mode de production qui a mûri en même temps que lui et sous sa domination. La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un point où elles deviennent incompatibles avec leur enveloppe capitaliste. On la fait sauter. L'heure de la propriété privée capitaliste a sonné. On exproprie les expropriateurs.

Le mode d'appropriation capitaliste issu du mode de production capitaliste, la propriété privée capitaliste donc, est la négation première de la propriété privée individuelle, fondée sur le travail fait par l'individu. Mais la production capitaliste engendre à son tour, avec l'inéluctabilité d'un processus naturel, sa propre négation. C'est la négation de la négation. Celle-ci ne rétablit pas la propriété privée, mais, en tout état de cause, la propriété individuelle fondée sur les conquêtes mêmes de l'ère capitaliste : sur la coopération et la propriété commune de la terre et des moyens de production produits par le travail proprement dit. La transformation de la propriété privée morcelée, fondée sur le travail propre des individus en propriété privée capitaliste est naturellement un processus incomparablement plus long, plus rude, plus difficile que la transformation de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un système de production social, en propriété sociale. Dans le premier cas, il s'agissait de l'expropriation de la masse du peuple par un petit nombre d'usurpateurs; ici, il s'agit de l'expropriation d'un petit nombre d`usurpateurs par la masse du peuple..." (chapitre XIV)

 

En 1871, Proclamation de la Commune de Paris. Dans les derniers jours de mai 1871, les troupes d'Adolphe Thiers écrasent la Commune. De Londres, où il est exilé, Karl Marx a suivi la période révolutionnaire qui, depuis le 26 mars 1871, a vu le prolétariat parisien prendre le pouvoir dans la capitale assiégée par les Prussiens :  pour la première fois, a été mise en place une forme autonome de gouvernement ouvrier. Marx ne croyait pas à la possibilité de la révolution et fut impressionné par l'héroïsme du peuple parisien. Au lendemain de la « Semaine sanglante », il tire les leçons de la défaite : la guerre civile en France, en 1871, c'est le massacre de la population par le gouvernement français et son armée aux mains de la canaille bourgeoise de Versailles. Marx publie à Londres "La Guerre civile en France" (The Civil War in France: Address of the General Council of the International Working-Men's Association) dans lequel il fait de la Commune le pouvoir prolératien tant recherché, c'est sans doute à ce moment que Marx devient un mythe. La Commune de Paris porte un coup définitif et mortel au socialisme d'avant Marx et les théories de Louis Blanc et de Proudhon qui avaient cours sous le Second Empire furent entièrement balayées. «La Commune, écrit Engels en octobre 1884, a été le tombeau du vieux socialisme spécifiquement français. Mais elle a été en même temps le berceau du communisme international, nouveau pour la France.»  Le communisme scientifique de Marx et d'Engels devint ainsi la théorie régnante dans les rangs du prolétariat français, s'appuyant sur l'exemple d'Auguste Blanqui (1805-1881) qui, malgré ses capacités d'organisateur que Marx admirait, n'avait su s'imposer pour n'avoir pas pu s'appuyer sur une "théorie scientifique" et s'être coupé des masses par sa tactique sectaire. Les idées du communisme international vont diffusées en France par Jules Guesde (1845-1922) et Paul Lafargue (1842-1911) qui fondent le Parti ouvrier dont le programme est conçu collectivement par Marx, Engels, Lafargue et Guesde.   

 

1872 est l'année du conflit entre Karl Marx et Mikhaïl Bakounine (1814-1876) au sein de l'Association internationale des Travailleurs : "Ce Russe veut, selon toute apparence, devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen", écrira Marx à Engels, Bakounine de son côté, fort de son expérience, se méfie du phénomène de bureaucratisation qui guette les organisations ouvrières : "À force de se sacrifier et de se dévouer, ils se sont fait du commandement une douce habitude, et, par une sorte d’hallucination naturelle et presque inévitable chez tous les gens qui gardent trop longtemps en leurs mains le pouvoir, ils ont fini par s’imaginer qu’ils étaient des hommes indispensables..."  Homme impulsif et orateur passionné, subversif haïssant toute institution, celui-ci avait quitté la Russie à peu près au même moment qui vit Marx partir d'Allemagne, et purent se rencontrer tant à Paris qu'à Bruxelles. "Dieu et l'État" est l'œuvre la plus connue de Bakounine, commencée en 1871 et publiée à titre posthume en 1882 par Elisée Reclus et Carlo Cafiero. Cet aristocrate russe et révolutionnaire de formation hégélienne, - dans "La Réaction en Allemagne" (1842), il découvrira que "la joie de la destruction est en même temps une joie créatrice" -,  est le théoricien du socialisme libertaire qui s'oppose à l'autoritarisme marxiste, défenseur de l'autogestion et de la liberté intérieure des organisations ouvrières. Bakounine estime que le pouvoir, quelqu'il soit, est par nature source de corruption (Les ours de Berne et l’ours de Saint Pétersbourg, 1870) : d'une part, pour les privilégiés, qui tentent par tous les moyens de préserver leur pouvoir, d'autre part pour les masses en quête de protection qui se maintiennent ainsi dans leur ignorance. Toute autorité, celle de Dieu comme celle de l'Etat, y compris celle émanant du suffrage universel, est à proscrire. 

(Protestation de l’Alliance, 1871)  "Les meilleurs hommes sont facilement corruptibles, surtout quand le milieu lui-même provoque la corruption, des individus par l’absence de contrôle sérieux et d’opposition permanente. Dans l’Internationale il ne peut être question de la corruption vénale, parce qu’elle est encore trop pauvre pour donner des revenus ou même de justes rétributions à aucun de ses chefs. Mais il existe une autre corruption qui malheureusement ne lui est point étrangère, c’est celle de la vanité et de l’ambition. Contrairement à ce qui se passe dans le monde bourgeois, les calculs intéressés et les malversations y sont donc fort rares et n’y apparaissent qu’à titre d’exception. Mais il existe un autre genre de corruption auquel malheureusement l’Association Internationale n’est point étrangère ; c’est celle de la vanité et de l’ambition.

Il est dans tous les hommes un instinct naturel de commandement qui prend sa source première dans cette loi fondamentale de la vie, qu’aucun individu ne peut assurer son existence ni faire valoir ses droits qu’au moyen de la lutte. Cette lutte entre les hommes a commencé par l’anthropophagie; puis, continuant à travers les siècles sous différentes bannières religieuses, elle a passé successivement, s’humanisant très lentement, peu à peu, et semblant même retomber quelquefois dans sa barbarie primitive, par toutes les formes de l’esclavage et du servage. Aujourd’hui elle se produit sous le double aspect de l’exploitation du travail salarié par le Capital, et de l’oppression politique, juridique, civile, militaire, policière de l’Etat et des Eglises officielles des Etats, continuant de susciter toujours dans tous les individus qui naissent dans la société le désir, le besoin, parfois la nécessité de commander aux autres et de les exploiter.

On voit que l’instinct du commandement est dans son essence primitive est un instinct carnivore tout bestial, tout sauvage. Sous l’influence du développement intellectuel des hommes, il s’idéalise en quelque sorte, et ennoblit ses formes, se présentant comme l’organe de l’intelligence et comme le serviteur dévoué de cette abstraction, ou de cette fiction politique, qu’on appelle le bien public; mais au fond il reste tout aussi malfaisant, il le devient même davantage, à mesure qu’à l’aide des applications de la science il étend davantage et rend plus puissante son action. S’il est un diable dans toute l’histoire humaine, c’est ce principe du commandement. Lui seul, avec la stupidité et l’ignorance des masses, sur lesquelles d’ailleurs il se fonde toujours et sans lesquelles il ne saurait exister, lui seul a produit tous les malheurs, tous les crimes et toutes les hontes de l’histoire. Et fatalement ce principe maudit se retrouve comme instinct naturel en tout homme, sans en excepter les meilleurs. Chacun en porte le germe en soit, et tout germe, on le sait, par une loi fondamentale de la vie, doit nécessairement se développer et grandir, pour peu qu’il trouve dans son milieu des conditions favorables à son développement. Ces conditions dans la société humaine sont la stupidité, l’ignorance, l’indifférence apathique et les habitudes serviles dans les masses; de sorte qu’on peut dire avec droit que ce sont les masses elles-mêmes qui produisent les exploiteurs, ces oppresseurs, ces despotes, ces bourreaux de l’humanité dont elles sont les victimes. Lorsqu’elles sont endormies et lorsqu’elles supportent patiemment leur abjection et leur esclavage, les meilleurs hommes qui naissent dans leur sein, les plus intelligents, les plus énergiques, ceux mêmes qui dans un milieu différent pourraient rendre d’immenses services à l’humanité, deviennent forcement des despotes. Ils le deviennent souvent en se faisant illusion sur eux mêmes et en croyant travailler pour le bien de ceux qu’ils oppriment. Par contre, dans une société intelligente, éveillée, jalouse de sa liberté et disposée à défendre ses droits, les individus les plus égoïstes, les plus malveillants, deviennent nécessairement bons. Telle est la puissance de la société, mille fois plus grande que celle des individus les plus forts..."

 

En 1875, Marx écrit "Kritik des Gothaer Programms" (la Critique du programme de Gotha), ville qui abrita le congrès d'unification du du mouvement socialiste en Allemagne, critique qui ne sera publiée qu'après la mort de Marx, celui-cantonné dans son rôle de théoricien secret,  et qui tente de s'attaquer à l'influence de Ferdinand Lassalle (1825-1864). Le programme débutait par "le travail est la source de toute richesse et de toute culture", et Marx répond aussitôt par la négative et montre que concepts et argumentaires sont par trop vagues et imprécis, en vain. Ferdinand Lassalle, un temps soutien de Marx, jusqu'en 1862, a soutenu la politique bismarckienne au nom des «intérêts nationaux prussiens», son patriotisme s'alimente à une sorte de socialisme d'Etat, un Etat représentant de la nation tout entière et au-dessus des classes sociales. Sa célèbre «loi d'airain», qui sera combattue par Marx comme une aberration économique, énonce que le salaire perçu par l'ouvrier se borne dans le système capitaliste à ce qui lui est indispensable pour assurer sa subsistance, il est conduit à décliner inexorablement avec le progrès technique. Le 23 mai 1863, Lassalle fonde l'Allgemeiner deutscher Arbeiterverein (Association générale allemande des travailleurs), le Premier parti socialiste d'Europe. Contre lui, en 1869, Bebel et W. Liebknecht, acquis toits deux au marxisme, avait lancé à Eisenach le congrès de fondation du Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne.  Pourtant, malgré les réserves de Marx et Engels, le rapprochement se produisit et les élections au Reichstag  de 1871 virent la victoire des sociaux-démocrates, Marx avait échoué dans sa tentative de transposer ses idées dans une organisation. Reste qu'en octobre 1878, Guillaume Ier  promulgue les "Sozialistengesetz", les lois antisocialistes, profitant du prétexte de deux tentatives d'attentat d'anarchistes sur sa personnes. Le 30 septembre 1890 verra l'abrogation de ces lois. Le Programme d'Erfurt (Erfurter Programm) porte la ligne politique du Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD) de 1891 à 1921, une ligne plus proche de Marx...

 

En 1878, Engels entend confirmer  avec  l' "Anti-Dühring", ou "Monsieur E. Dühring bouleverse la science", puis l'inachevé "Dialectique de la nature",  la validité du matérialisme historique et de la dialectique hégélienne qui le sous-tend, débarrassée de sa "gangue mystique". La confirmation vient à la fois de la notion darwinienne d'évolution (Darwin a publié "De l'Origine des espèces par voie de sélection naturelle" en 1859) et des grandes découvertes qui voient s'imposer le concept d'énergie et naître la thermodynamique.

 

Le 14 mars 1883, à l'âge de 64 ans, Marx meurt à Londres, Jenny l'a précédé en décembre 1881. Deux ans après, en 1885, paraît le livre II du Capital publié par Engels à partir de manuscrits laissés par Marx, mais la première partie reste la plus influente. Comment et pourquoi un traité de plus de 2000 pages dans lequel les questions portent sur des matières économiques parfois déroutantes à suivre, non sans un arrière-fond philosophique d'importance, est-il devenu un des ouvrages fondamentaux au moins du XXe siècle, base d'un mouvement politique de masse qui entendait transformer radicalement l'ordre social? Le livre entend dévoiler les mécanismes profond de la société moderne, fondée sur la marchandise et l'industrie, dans laquelle le prolétaire crée de la valeur par son travail, valeur que le capitaliste s'approprie pour générer plus-value et assise de son exploitation. La marchandise est au coeur de la société capitaliste, "une marchandise parait au premier coup d'oeil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques." L'analyse ne débouchera pas sur une réforme du capitalisme ou sur une théorie révolutionnaire visant à son renversement, mais les mécanismes internes de cette exploitation ayant été mis à jour, nécessairement pouvons-nous penser que l'homme, organisé, sera à même de supprimer toute espèce d'aliénation de l'homme par l'homme. Au-delà de l'apparente vaine prophétie d'un effondrement du capitalisme, reste un message de philosophie pratique relatif à la dignité humaine, ne brade-t-on pas impunément notre force de travail..