Honoré de Balzac (1799-1850), suite ... "Le Père Goriot" (1834-1835), "Grandeur et décadence de César Birotteau " (1837),"Les Illusions perdues" (1843), "la cousine Bette) (1848), Le Cousin Pons (1857) ...

Chapitre 2/2.

Last update : 03/03/2017


La naissance des "passions balzaciennes"

Le Père Goriot, écrit admirablement André Maurois (De La Bruyère à Proust, Fayard, 1964) est l'un des plus célèbres exemples de ces passions que l'on appelle, avec raison, balzaciennes, parce que leur développement implacable, qui les conduit jusqu'à la destruction totale de l'individu qu'elles ont attaqué, est l'un des traits de l'art de Balzac. Qu'il s'agisse de l'avarice de Grandet, du libertinage de Hulot, de la gourmandise et des manies du Cousin Pons, de l'amour d'Henriette de Mortsauf ou de l'amour paternel de Goriot, toujours Balzac se plaît à montrer un sentiment qui grandit, comme un monstrueux cancer de l'âme, et finit par étouffer tous les autres. Au début du livre, il peint un Goriot qui, en apparence, pourrait encore être sauvé. Le vieux négociant a déjà, pour ses filles, gaspillé une part de sa fortune; déjà il vit relégué dans le quartier de la pension Vauquer, mais il lui reste quelques ressources. Le plan de Balzac - toujours à peu près identique - sera de le mener, de concession en concession, de sacrifice en sacrifice, jusqu'à la déchéance totale. Goriot suit le même chemin que Grandet ou Balthazar Claës. Sa passion pour ses filles, qui a sa beauté, va vers une sorte de folie parce qu'elle est monstrueuse. Toutes les passions trop fortes le sont. Elles ne connaissent plus aucune règle morale ni sociale. "Goriot ne discute pas, dit Balzac, il ne juge pas; il aime... Il aime Rastignac parce que sa fille l'aime." Goriot se roulant par terre pour baiser la robe de sa fille, c'est Grandet convoitant le crucifix de vermeil que le prêtre approche de ses lèvres et faisant, pour le saisir, un épouvantable geste. La poésie balzacienne exige ces symboles de l'horreur absolue. Le vrai balzacien les accepte. Autour du personnage passionné qui oublie, dans son délire, la société, Balzac rétablit solidement celle-ci par les personnages secondaires. Un roman doit s'appuyer sur un monde résistant.

C'est dans "le Père Goriot" que le monde balzacien commence à prendre une consistance presque égale à celle du monde réel. Nous apprenons ici à connaître Horace Bianchon, alors étudiant et que nous retrouverons, médecin illustre, dans toutes les scènes de la Comédie humaine. Déjà aussi l'usurier Gobseck, aux lèvres minces et pâles, se devine dans l'ombre. Nous saurons plus tard (dans "Gobseck") comment se dénoua le drame joué, dans le sinistre logis de l'usurier, par Anastasie de Restaud, fille aînée de Goriot, et par le redoutable Maxime de Trailles - qui est une réplique de Rastignac, sans le génie. "La Femme abandonnée" nous dit la triste fin de Claire de Beauséant, grande âme dont la seule faute fut de trop croire à l'amour. Quant à la veuve Vauquer, née de Conflans, à Poiret et à la vieille demoiselle Michonneau, ces comparses sont inoubliables. Il n'est pas jusqu'à la cuisinière Sylvie et au garçon Christophe qui ne s'imposent à la mémoire, dès leur entrée. Ajoutez que tous ces personnages ont, comme ceux de Proust, trois dimensions et qu'ils se transforment, au cours du roman, pour nous donner le sentiment du temps qui s'écoule.

Mais pour que ce monde imaginé soit accepté par le lecteur, les personnages ne suffisent pas. Les décors sont nécessaires et ne doivent pas avoir l'air de décors. D'où ces longues, ces admirables préparations de Balzac, qui sont presque toujours des descriptions. Ceux qui ne savent rien du métier les jugent trop longues. La vérité est qu'elles seules peuvent créer l'atmosphère favorable au développement du drame. La rue Neuve-Sainte-Geneviève est comme un cadre de bronze pour un groupe tragique, auquel on ne saurait trop préparer l'intelligence "par des couleurs brunes, par des idées graves". La peinture de la pension Vauquer est une description dirigée. "Elle exhale une odeur sans nom dans la langue et qu'il faudrait appeler l'odeur de pension. Elle sent le renferme, le moisi, le rance; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné; elle pue le service, l'office, l'hospice..." Couches de crasse, buffets gluants; mobilier pourri, tremblant, ronge; misère sans poésie, misère économe, concentrée, râpée; cette peinture ignoble était nécessaire pour qu'apparût éclatant le contraste entre la maison jaune, morne, sordide, où végètent Goriot et Rastignac, et les hôtels pleins de fleurs, les salons dorés, les boudoirs roses, où s'épanouissent Mmes de Nucingen et de Restaud.

La fin du roman est justement célèbre. C'est la que l'on voit Rastignac, resté seul au Père-Lachaise après que les fossoyeurs ont jeté quelques pelletées de terre sur la bière du père Goriot, regardant Paris "tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : « A nous deux maintenant! »

« Et pour premier acte du défi qu'il portait à la société, Rastignac alla dîner chez Mme de Nucingen. ››

Le cercle est bouclé, la corruption achevée, la dernière larme versée. Rastignac, Balzac et le lecteur sont parés pour la conquête de Paris. Point de blâme. Le monde est ce qu'il est et, comme dit Alain, Balzac est pieux. Il ne juge pas; il transcende. Il n'est pas chargé de faire le monde, mais de le peindre..."

 

1834 – Le Père Goriot 

L'anecdote est connue, c'est un soir de 1833, alors qu'il commençait l'écriture de "Le Père Goriot", que Balzac se précipita chez sa soeur, Laure de Surville, pour lui faire part de son idée géniale qui lui permettait de tisser les lignes de la Comédie humaine, le retour des personnages. C'est à partir de ce roman, écrit en trois jours et trois nuits, que Balzac va utiliser systématiquement ce procédé et reprendre jusqu'à ses oeuvres antérieures. La pension Vauquer devient le carrefour où plusieurs destins vont se croiser, et le roman lui-même apparaît démultiplié par ses différents personnages. Au départ, un brave homme, qui s'est dépouillé pour ses filles et qui va mourir comme un chien. Mais c'est l'apprentissage d'Eugène de Rastignac qui s'impose très rapidement et constitue l'intrigue majeure..

Selon Balzac, le caractère des hommes est fortement marqué par le cadre de leur existence, aussi débute-t-il son roman par une longue description de la pension de Mme Vauquer, la pension de famille où se passe l'essentiel de l'intrigue. L'énumération minutieuse des éléments d'un mobilier vétuste, médiocre et prétentieux est significative de sa manière : 

"Naturellement destiné à l’exploitation de la pension bourgeoise, le rez-de-chaussée se compose d’une première pièce éclairée par les deux croisées de la rue, et où l’on entre par une porte-fenêtre. Ce salon communique à une salle à manger qui est séparée de la cuisine par la cage d’un escalier dont les marches sont en bois et en carreaux mis en couleur et frottés. Rien n’est plus triste à voir que ce salon meublé de fauteuils et de chaises en étoffe de crin à raies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve une table ronde à dessus de marbre Sainte-Anne, décorée de ce cabaret en porcelaine blanche ornée de filets d’or effacés à demi, que l’on rencontre partout aujourd’hui. Cette pièce, assez mal planchéiée, est lambrissée à hauteur d’appui. Le surplus des parois est tendu d’un papier verni représentant les principales scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le panneau d’entre les croisées grillagées offre aux pensionnaires le tableau du festin donné au fils d’Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans cette peinture excite les plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient supérieurs à leur position en se moquant du dîner auquel la misère les condamne. La cheminée en pierre, dont le foyer toujours propre atteste qu’il ne s’y fait de feu que dans les grandes occasions, est ornée de deux vases pleins de fleurs artificielles, vieillies et encagées, qui accompagnent une pendule en marbre bleuâtre du plus mauvais goût. Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d’une salle où l’on a dîné ; elle pue le service, l’office, l’hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu’y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh ! bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l’être un boudoir..."

Le Père Goriot n'a qu'une passion, l'amour qu'il porte à ses filles, et, pour leur assurer le luxe, il accepte de vivre dans la misère. Abandonné par elles, il meurt avec le nom de de ses "anges" sur ses lèvres. 

"Vers la fin de la troisième année, le père Goriot réduisit encore ses dépenses, en montant au troisième étage et en se mettant à quarante-cinq francs de pension par mois. Il se passa de tabac, congédia son perruquier et ne mit plus de poudre. Quand le père Goriot parut pour la première fois sans être poudré, son hôtesse laissa échapper une exclamation de surprise en apercevant la couleur de ses cheveux, ils étaient d’un gris sale et verdâtre. Sa physionomie, que des chagrins secrets avaient insensiblement rendue plus triste de jour en jour, semblait la plus désolée de toutes celles qui garnissaient la table. Il n’y eut alors plus aucun doute. Le père Goriot était un vieux libertin dont les yeux n’avaient été préservés de la maligne influence des remèdes nécessités par ses maladies que par l’habileté d’un médecin. La couleur dégoûtante de ses cheveux provenait de ses excès et des drogues qu’il avait prises pour les continuer. L’état physique et moral du bonhomme donnait raison à ces radotages. Quand son trousseau fut usé, il acheta du calicot à quatorze sous l’aune pour remplacer son beau linge. Ses diamants, sa tabatière d’or, sa chaîne, ses bijoux, disparurent un à un. Il avait quitté l’habit bleu-barbeau, tout son costume cossu, pour porter, été comme hiver, une redingote de drap marron grossier, un gilet en poil de chèvre, et un pantalon gris en cuir de laine. Il devint progressivement maigre ; ses mollets tombèrent ; sa figure, bouffie par le contentement d’un bonheur bourgeois, se rida démesurément ; son front se plissa, sa mâchoire se dessina. Durant la quatrième année de son établissement rue Neuve-Sainte-Geneviève, il ne se ressemblait plus. Le bon vermicellier de soixante-deux ans qui ne paraissait pas en avoir quarante, le bourgeois gros et gras, frais de bêtise, dont la tenue égrillarde réjouissait les passants, qui avait quelque chose de jeune dans le sourire, semblait être un septuagénaire hébété, vacillant, blafard. Ses yeux bleus si vivaces prirent des teintes ternes et gris-de-fer, ils avaient pâli, ne larmoyaient plus, et leur bordure rouge semblait pleurer du sang. Aux uns, il faisait horreur, aux autres, il faisait pitié. De jeunes étudiants en Médecine, ayant remarqué l’abaissement de sa lèvre inférieure et mesuré le sommet de son angle facial, le déclarèrent atteint de crétinisme, après l’avoir longtemps houspillé sans en rien tirer. Un soir, après le dîner, madame Vauquer lui ayant dit en manière de raillerie : « Eh ! bien, elles ne viennent donc plus vous voir, vos filles ? » en mettant en doute sa paternité, le père Goriot tressaillit comme si son hôtesse l’eût piqué avec un fer. 

– Elles viennent quelquefois, répondit-il d’une voix émue. 

– Ah ! ah ! vous les voyez encore quelquefois ! s’écrièrent les étudiants. Bravo, père Goriot ! 

Mais le vieillard n’entendit pas les plaisanteries dont sa réponse fut le sujet : il était retombé dans un état méditatif que ceux qui l’observaient superficiellement prenaient pour un engourdissement sénile dû à son défaut d’intelligence..."

Parmi les nombreux personnages qui peuplent ce récit, la figure inquiétante de Vautrin est décrite avec un souci du détail et de la psychologie qui nous laisse entrevoir le rôle qu'il va jouer par la suite au sein de l'intrigue : 

"Entre ces deux personnages (Victoine Taillefer et Eugène de Rastignac) et les autres, Vautrin, l’homme de quarante ans, à favoris peints, servait de transition. Il était un de ces gens dont le peuple dit : Voilà un fameux gaillard ! Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d’un roux ardent. Sa figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal, il l’avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant : Ça me connaît. Il connaissait tout d’ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l’étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si quelqu’un se plaignait par trop, il lui offrait aussitôt ses services. Il avait prêté plusieurs fois de l’argent à madame Vauquer et à quelques pensionnaires ; mais ses obligés seraient morts plutôt que de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air bonhomme, il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein de résolution. À la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d’une position équivoque. Comme un juge sévère, son oeil semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. Ses moeurs consistaient à sortir après le déjeuner, à revenir pour dîner, à décamper pour toute la soirée, et à rentrer vers minuit, à l’aide d’un passe-partout que lui avait confié madame Vauquer. Lui seul jouissait de cette faveur. Mais aussi était-il au mieux avec la veuve qu’il appelait maman en la saisissant par la taille, flatterie peu comprise ! La bonne femme croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longs pour presser cette pesante circonférence. Un trait de son caractère était de payer généreusement quinze francs par mois pour le gloria qu’il prenait au dessert. Des gens moins superficiels que ne l’étaient ces jeunes gens emportés par les tourbillons de la vie parisienne, ou ces vieillards indifférents à ce qui ne les touchait pas directement, ne se seraient pas arrêtés à l’impression douteuse que leur causait Vautrin. Il savait ou devinait les affaires de ceux qui l’entouraient, tandis que nul ne pouvait pénétrer ni ses pensées ni ses occupations. Quoiqu’il eut jeté son apparente bonhomie, sa constante complaisance et sa gaieté comme une barrière entre les autres et lui, souvent il laissait percer l’épouvantable profondeur de son caractère. Souvent une boutade digne de Juvénal, et par laquelle il semblait se complaire à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre d’inconséquence avec elle-même, devait faire supposer qu’il gardait rancune à l’état social, et qu’il y avait au fond de sa vie un mystère soigneusement enfoui..."

 

Eugène de Rastignac est un personnage que l'on retrouve dans nombre d'oeuvres d'Honoré de Balzac (La Peau de chagrin, Le Bal de Sceaux, les Illusions perdues, Le Cabinet des Antiques..), un jeune ambitieux originaire d'Angoulême et qui s'installe à Paris pour étudier le droit : "Eugène de Rastignac, ainsi se nommait-il, était un de ces jeunes gens façonnés au travail par le malheur, qui comprennent dès le jeune âge les espérances que leurs parents placent en eux, et qui se préparent une belle destinée en calculant déjà la portée de leurs études, et, les adaptant par avance au mouvement futur de la société, pour être les premiers à la pressurer. Sans ses observations curieuses et l’adresse avec laquelle il sut se produire dans les salons de Paris, ce récit n’eût pas été coloré des tons vrais qu’il devra sans doute à son esprit sagace et à son désir de pénétrer les mystères d’une situation épouvantable aussi soigneusement cachée..". A 22 ans, c'est dans le Père Goriot, à la mort de ce dernier, qu'il prononce la fameuse interjection emblématique de tout arrivisme :  "À nous deux maintenant !", que Balzac complètera par un ironique « Et pour premier acte de défi que Rastignac portait à la société, il alla dîner chez la baronne de Nucingen", sa maîtresse...

"À six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène se fouilla, il n’avait plus rien, et fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, il n’y avait plus qu’un crépuscule qui agaçait les nerfs ; il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un coeur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras et contempla les nuages. Christophe le quitta. Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : – À nous deux maintenant ! Il revint à pied rue d’Artois, et alla dîner chez madame de Nucingen."

 

En septembre 1833, Honoré de Balzac rencontre enfin au bord du lac de Neuchâtel la mystérieuse "Étrangère", qui lui avait révélé anonymement son prénom, Evelyne, et dont il était tombé, par lettre, éperdument amoureux en 1832 : brune et potelée, portant une robe couleur pensée, l’œil voluptueux, Ewelina Hańska avait vingt-neuf ans. Née à à Pohrebyszcze, près de Kiev, de noble souche polonaise, Éveline Hanska avait épousé un riche propriétaire terrien,  Vinceslas Hanski, de vingt ans son aîné, et vivait retirée dans son domaine de Wierzchownia, en Ukraine, et trompait son ennui en lisant des romans français. C'est lors d'une deuxième rencontre, à Genève, que le 26 janvier 1834, Balzac et Mme Hanska deviennent amants...

 

1834 - La Recherche de l'absolu

Evoquant avec minutie la vie d'une grande famille bourgeoise des Flandres, à Douai, Balzac relate le destin d'un génie, Balthazar Claës, écartelé entre ses recherches scientifiques et la ruine de sa famille qu'il entraîne progressivement, envoûté par le sentiment de découvrir enfin le principe de la matière. Qui mieux que Balzac peut décrire, dans le contexte de sa propre inspiration littéraire, cette dépossession absolue du génie par lui-même, ce dévouement mystique à une idée menée jusqu'à la mort. La figure de Joséphine Van Claës, sa femme et mère de ses quatre enfants, luttant désespérement pour éviter la destruction de son foyer est particulièrement émouvant.

"Son ennui perçait parfois jusque dans la manière dont il prenait les pinces pour bâtir insouciamment dans le feu quelque fantasque pyramide avec des morceaux de charbon de terre. Quand il avait atteint la soirée, il éprouvait un contentement visible ; le sommeil le débarrassait sans doute d’une importune pensée ; puis, le lendemain, il se levait mélancolique en apercevant une journée à traverser, et semblait mesurer le temps qu’il avait à consumer, comme un voyageur lassé contemple un désert à franchir. Si madame Claës connaissait la cause de cette langueur, elle s’efforça d’ignorer combien les ravages en étaient étendus. Pleine de courage contre les souffrances de l’esprit, elle était sans force contre les générosités du coeur. Elle n’osait questionner Balthazar quand il écoutait les propos de ses deux filles et les rires de Jean avec l’air d’un homme occupé par une arrière-pensée ; mais elle frémissait en lui voyant secouer sa mélancolie et tâcher, par un sentiment généreux, de paraître gai pour n’attrister personne. Les coquetteries du père avec ses deux filles, ou ses jeux avec Jean, mouillaient de pleurs les yeux de Joséphine qui sortait pour cacher les émotions que lui causait un héroïsme dont le prix est bien connu des femmes, et qui leur brise le coeur ; madame Claës avait alors envie de dire :  - Tue-moi, et fais ce que tu voudras ! Insensiblement, les yeux de Balthazar perdirent leur feu vif, et prirent cette teinte glauque qui attriste ceux des vieillards. Ses attentions pour sa femme, ses paroles, tout en lui fut frappé de lourdeur. Ces symptômes devenus plus graves vers la fin du mois d’avril effrayèrent madame Claës, pour qui ce spectacle était intolérable, et qui s’était déjà fait mille reproches en admirant la foi flamande avec laquelle son mari tenait sa parole. Un jour, que Balthazar lui sembla plus affaissé qu’il ne l’avait jamais été, elle n’hésita plus à tout sacrifier pour le rendre à la vie.

- Mon ami, lui dit-elle, je te délie de tes serments. Balthazar la regarda d’un air étonné.  - Tu penses à tes expériences ? reprit-elle. Il répondit par un geste d’une effrayante vivacité. Loin de lui adresser quelque remontrance, madame Claës, qui avait à loisir sondé l’abîme dans lequel ils allaient rouler tous deux, lui prit la main et la lui serra en souriant : - Merci, ami, je suis sûre de mon pouvoir, lui dit-elle, tu m’as sacrifié plus que ta vie. À moi maintenant les sacrifices ! Quoique j’aie déjà vendu quelques-uns de mes diamants, il en reste encore assez, en y joignant ceux de mon frère, pour te procurer l’argent nécessaire à tes travaux. Je destinais ces parures à nos deux filles, mais ta gloire ne leur en fera-t-elle pas de plus étincelantes ? d’ailleurs, ne leur rendras-tu pas un jour leurs diamants plus beaux ?

La joie qui soudainement éclaira le visage de son mari, mit le comble au désespoir de Joséphine ; elle vit avec douleur que la passion de cet homme était plus forte que lui. Claës avait confiance en son oeuvre pour marcher sans trembler dans une voie qui, pour sa femme, était un abîme...."

 

1835 - La Femme de trente ans 

Plusieurs fois remanié, l'oeuvre présente différents moments de la vie d'une femme, Julie, âme délicate grandie à l'ombre de son vieux gentilhomme de père : en 1813, éprise d'un officier, Victor, comte d'Aiglemont, pourtant d'une vulgarité évidente, Julie l'épouse et doit affronter très rapidement une répulsion qui tourne à la tragédie, celle de la mort d'un jeune noble anglais dont elle s'éprendra platoniquement. A trente ans, en pleine possession de sa beauté, chacun des deux époux semble mis en place les éléments d'une vie parallèle : elle tombe amoureuse de Charles de Vandenesse, dont elle a un fils, s'enchaînent alors maints épisodes qui vont s'acharner sur le destin plus que chaotique de l'héroïne..

"La marquise, laissée à elle-même, put donc rester parfaitement silencieuse au milieu du silence qu’elle avait établi autour d’elle, et n’eut aucune occasion de quitter la chambre tendue de tapisseries où mourut sa grand’mère, et où elle était venue pour y mourir doucement, sans témoins, sans importunités, sans subir les fausses démonstrations des égoïsmes fardés d’affection qui, dans les villes, donnent aux mourants une double agonie. Cette femme avait vingt six ans. À cet âge, une âme encore pleine de poétiques illusions aime à savourer la mort, quand elle lui semble bienfaisante. Mais la mort a de la coquetterie pour les jeunes gens ; pour eux, elle s’avance et se retire, se montre et se cache ; sa lenteur les désenchante d’elle, et l’incertitude que leur cause son lendemain finit par les rejeter dans le monde où ils rencontreront la douleur, qui, plus impitoyable que ne l’est la mort, les frappera sans se laisser attendre. 

Or, cette femme qui se refusait à vivre allait éprouver l’amertume de ces retardements au fond de sa solitude, et y faire, dans une agonie morale que la mort ne terminerait pas, un terrible apprentissage d’égoïsme qui devait lui déflorer le cœur et le façonner au monde. Ce cruel et triste enseignement est toujours le fruit de nos premières douleurs. La marquise souffrait véritablement pour la première et pour la seule fois de sa vie peut-être. En effet, ne serait-ce pas une erreur de croire que les sentiments se reproduisent ? Une fois éclos, n’existent-ils pas toujours au fond du cœur ? Ils s’y apaisent et s’y réveillent au gré des accidents de la vie ; mais ils y restent, et leur séjour modifie nécessairement l’âme. Ainsi, tout sentiment n’aurait qu’un grand jour, le jour plus ou moins long de sa première tempête. Ainsi, la douleur, le plus constant de nos sentiments, ne serait vive qu’à sa première irruption ; et ses autres atteintes iraient en s’affaiblissant, soit par notre accoutumance à ses crises, soit par une loi de notre nature qui, pour se maintenir vivante, oppose à cette force destructive une force égale mais inerte, prise dans les calculs de l’égoïsme. Mais, entre toutes les souffrances, à laquelle appartiendra ce nom de douleur ? La perte des parents est un chagrin auquel la nature a préparé les hommes ; le mal physique est passager, n’embrasse pas l’âme ; et s’il persiste, ce n’est plus un mal, c’est la mort. Qu’une jeune femme perde un nouveau-né, l’amour conjugal lui a bientôt donné un successeur. Cette affliction est passagère aussi. Enfin, ces peines et beaucoup d’autres semblables sont, en quelque sorte, des coups, des blessures ; mais aucune n’affecte la vitalité dans son essence, et il faut qu’elles se succèdent étrangement pour tuer le sentiment qui nous porte à chercher le bonheur. La grande, la vraie douleur serait donc un mal assez meurtrier pour étreindre à la fois le passé, le présent et l’avenir, ne laisser aucune partie de la vie dans son intégrité, dénaturer à jamais la pensée, s’inscrire inaltérablement sur les lèvres et sur le front, briser ou détendre les ressorts du plaisir, en mettant dans l’âme un principe de dégoût pour toute chose de ce monde. Encore, pour être immense, pour ainsi peser sur l’âme et sur le corps, ce mal devrait arriver en un moment de la vie où toutes les forces de l’âme et du corps sont jeunes, et foudroyer un cœur bien vivant. Le mal fait alors une large plaie ; grande est la souffrance ; et nul être ne peut sortir de cette maladie sans quelque poétique changement : ou il prend la route du ciel, ou, s’il demeure ici-bas, il rentre dans le monde pour mentir au monde, pour y jouer un rôle ; il connaît dès lors la coulisse où l’on se retire pour calculer, pleurer, plaisanter.

Après cette crise solennelle, il n’existe plus de mystères dans la vie sociale qui dès lors est irrévocablement jugée. Chez les jeunes femmes qui ont l’âge de la marquise, cette première, cette plus poignante de toutes les douleurs, est toujours causée par le même fait. La femme et surtout la jeune femme, aussi grande par l’âme qu’elle l’est par la beauté, ne manque jamais à mettre sa vie là où la nature, le sentiment et la société la poussent à la jeter tout entière. Si cette vie vient à lui faillir et si elle reste sur terre, elle y expérimente les plus cruelles souffrances, par la raison qui rend le premier amour le plus beau de tous les sentiments. Pourquoi ce malheur n’a-t-il jamais eu ni peintre ni poète ? Mais peut-il se peindre, peut-il se chanter ? Non, la nature des douleurs qu’il engendre se refuse à l’analyse et aux couleurs de l’art. D’ailleurs, ces souffrances ne sont jamais confiées : pour en consoler une femme, il faut savoir les deviner ; car, toujours amèrement embrassées et religieusement ressenties, elles demeurent dans l’âme comme une avalanche qui, en tombant dans une vallée, y dégrade tout avant de s’y faire une place..."

 

1835 – Le Lys dans la vallée 

"Le Lys dans la vallée", roman à succès, est particulier dans l'oeuvre de Balzac, et pour sa poésie et ses paysages, et pour son héroïne, Mme de Mortsauf, parée de toutes les séductions de l'esprit et de la chair. L'intrigue est celle d'une éducation sentimentale, celle de Félix de Vandenesse. Le jeune homme, dans sa jeunesse, est épris de Mme de Mortsauf, mais cette dernière le repousse par fidélité à son mari et à ses principes: elle expirera en regrettant de n'avoir pas vraiment vécu cette passion partagée. Parmi les personnages emblématiques, Félix de Vandenesse est apparu comme l'un des personnages les plus autobiographiques de Balzac; on retrouve dans Mme de Mortsauf le visage maternel tant aimé de Laure de Berny qui poussera l'écrivain dans le "monde", et Lady Dudley incarne le personnage de l'amante enflammée et destructrice qui tente par tous les moyens de déniaiser le jeune Félix de Vandenesse: Lady Dudley est semble-t-il inspirée de la comtesse Frances-Sarah Guidoboni-Visconti (1804-1883), que Balzac rencontre en 1835, alors qu'il mène déjà plusieurs liaisons de front, avec Laure de Berny, et quelques brefs moments avec Caroline Marbouty (1804-1890), connue comme écrivain sous le pseudonyme de Claire Brunne. Et nous verrons par la suite un Félix de Vandenesse qui n'a pu vivre et réaliser un grand amour, devenir, dans "Une Fille d'Eve", un mari fin connaisseur de la "nature humaine" et de l' "éternel féminin"...

Félix de Vandenesse, sevré d'affection, encore adolescent à vingt-et-un ans, sentimentalement et physiquement, rencontre dans un bal, à Tours, en 1814, une belle inconnue, de sept ans son aînée, épouse d'un mari âgé, aigri par les souffrances de l'émigration..

"Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. À cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. ― Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ? À cette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ; au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine ? je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert ; je l’aime comme un artiste aime l’art ; je l’aime moins que je ne vous aime, mais sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus. Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait la clochette d’un convolvulus, flétrie si l’on y touche..."

 

"... Mon aventure avec la marquise Dudley eut une fatale célébrité. Dans un âge où les sens ont tant d’empire sur nos déterminations, chez un jeune homme où leurs ardeurs avaient été si violemment comprimées, l’image de la sainte qui souffrait son lent martyre à Clochegourde rayonna si fortement que je pus résister aux séductions. Cette fidélité fut le lustre qui me valut l’attention de lady Arabelle. Ma résistance aiguisa sa passion. Ce qu’elle désirait, comme le désirent beaucoup d’Anglaises, était l’éclat, l’extraordinaire. Elle voulait du poivre, du piment pour la pâture du coeur, de même que les Anglais veulent des condiments enflammés pour réveiller leur goût. L’atonie que mettent dans l’existence de ces femmes une perfection constante dans les choses, une régularité méthodique dans les habitudes, les conduit à l’adoration du romanesque et du difficile. Je ne sus pas juger ce caractère. Plus je me renfermais dans un froid dédain, plus lady Dudley se passionnait. Cette lutte, dont elle se faisait gloire, excita la curiosité de quelques salons, ce fut pour elle un premier bonheur qui lui faisait une obligation du triomphe. Ah ! j’eusse été sauvé, si quelque ami m’avait répété le mot atroce qui lui échappa sur madame de Mortsauf et sur moi.  – Je suis, dit-elle, ennuyée de ces soupirs de tourterelle !

Sans vouloir ici justifier mon crime, je vous ferai observer, Natalie, qu’un homme a moins de ressources pour résister à une femme que vous n’en avez pour échapper à nos poursuites. Nos moeurs interdisent à notre sexe les brutalités de la répression qui, chez vous, sont des amorces pour un amant, et que d’ailleurs les convenances vous imposent ; à nous, au contraire, je ne sais quelle jurisprudence de fatuité masculine ridiculise notre réserve ; nous vous laissons le monopole de la modestie pour que vous ayez le privilège des faveurs ; mais intervertissez les rôles, l’homme succombe sous la moquerie. Quoique gardé par ma passion, je n’étais pas à l’âge où l’on reste insensible aux triples séductions de l’orgueil, du dévouement et de la beauté. Quand lady Arabelle mettait à mes pieds, au milieu d’un bal dont elle était la reine, les hommages qu’elle y recueillait, et qu’elle épiait mon regard pour savoir si sa toilette était de mon goût, et qu’elle frissonnait de volupté lorsqu’elle me plaisait, j’étais ému de son émotion. Elle se tenait d’ailleurs sur un terrain où je ne pouvais pas la fuir, il m’était difficile de refuser certaines invitations parties du cercle diplomatique ; sa qualité lui ouvrait tous les salons, et avec cette adresse que les femmes déploient pour obtenir ce qui leur plaît, elle se faisait placer à table par la maîtresse de la maison auprès de moi ; puis elle me parlait à l’oreille.  – « Si j’étais aimée comme l’est madame de Mortsauf, me disait-elle, je vous sacrifierais tout. »

Elle me soumettait en riant les conditions les plus humbles, elle me promettait une discrétion à toute épreuve, ou me demandait de souffrir seulement qu’elle m’aimât. Elle me disait un jour ces mots qui satisfaisaient toutes les capitulations d’une conscience timorée et les effrénés désirs du jeune homme : « – Votre amie toujours, et votre maîtresse quand vous le voudrez ! » Enfin elle médita de faire servir à ma perte la loyauté même de mon caractère, elle gagna mon valet de chambre, et après une soirée où elle s’était montrée si belle qu’elle était sûre d’avoir excité mes désirs, je la trouvai chez moi...."

 

1837 – Grandeur et décadence de César Birotteau  

Peinture incisive de la bourgeoisie commerçante parisienne sous la Restauration, inspirée sans doute d'un fait divers, un certain Bully, inventeur du vinaigre de toilette, vit sa boutique saccagée en 1830 : le parfumeur César Birotteau a gagné de l'argent en transformant son commerce familial en une entreprise industrielle dont les ventes sont fondées sur la publicité. Au lieu de consacrer le produit de ses gains à l'achat d'une propriété, comme le voudrait sa femme, il se lance dans la spéculation immobilière et la fuite d'un notaire véreux va le condamner à la faillite. Balzac ne ménage pas le réalisme, - le lecteur est initié aux mystères de la comptabilité -, les ridicules de ce bourgeois parvenu, mais lui prête aussi une dignité exemplaire dans le malheur.

"Durant les nuits d’hiver, le bruit ne cesse dans la rue Saint-Honoré que pendant un instant ; les maraîchers y continuent, en allant à la Halle, le mouvement qu’ont fait les voitures qui reviennent du spectacle ou du bal. Au milieu de ce point d’orgue qui, dans la grande symphonie du tapage parisien, se rencontre vers une heure du matin, la femme de monsieur César Birotteau, marchand parfumeur établi près de la place Vendôme, fut réveillée en sursaut par un épouvantable rêve. La parfumeuse s’était vue double, elle s’était apparu à elle-même en haillons, tournant d’une main sèche et ridée le bec de canne de sa propre boutique, où elle se trouvait à la fois et sur le seuil de la porte et sur son fauteuil dans le comptoir ; elle se demandait l’aumône, elle s’entendait parler à la porte et au comptoir. Elle voulut saisir son mari et posa la main sur une place froide. Sa peur devint alors tellement intense qu’elle ne put remuer son cou qui se pétrifia : les parois de son gosier se collèrent, la voix lui manqua ; elle resta clouée sur son séant, les yeux agrandis et fixes, les cheveux douloureusement affectés, les oreilles pleines de sons étranges, le coeur contracté mais palpitant, enfin tout à la fois en sueur et glacée au milieu d’une alcôve dont les deux battants étaient ouverts. La peur est un sentiment morbifique à demi, qui presse si violemment la machine humaine que les facultés y sont soudainement portées soit au plus haut degré de leur puissance, soit au dernier de la désorganisation. La Physiologie a été pendant long-temps surprise de ce phénomène qui renverse ses systèmes et bouleverse ses conjectures, quoiqu’il soit tout "simplement un foudroiement opéré à l’intérieur, mais, comme tous les accidents électriques bizarre, et capricieux dans ses modes. Cette explication deviendra vulgaire le jour où les savants auront reconnu le rôle immense que joue l’électricité dans la pensée humaine. Madame Birotteau subit alors quelques-unes des souffrances en quelque sorte lumineuses que procurent ces terribles décharges de la volonté répandue ou concentrée par un mécanisme inconnu. Ainsi pendant un laps de temps, fort court en l’appréciant à la mesure de nos montres, mais incommensurable au compte de ses rapides impressions, cette pauvre femme eut le monstrueux pouvoir d’émettre plus d’idées, de faire surgir plus de souvenirs que dans l’état ordinaire de ses facultés elle n’en aurait conçu pendant toute une journée. La poignante histoire de ce monologue peut se résumer en quelques mots absurdes, contradictoires et dénués de sens comme il le fut. 

— Il n’existe aucune raison qui puisse faire sortir Birotteau de mon lit ! Il a mangé tant de veau que peut-être est-il indisposé ? Mais s’il était malade il m’aurait éveillée. Depuis dix-neuf ans que nous couchons ensemble dans ce lit, dans cette même maison, jamais il ne lui est arrivé de quitter sa place sans me le dire, pauvre mouton ! Il n’a découché que pour passer la nuit au corps-de-garde. S’est-il couché ce soir avec moi ? Mais oui, mon Dieu, suis-je bête ! 

Elle jeta les yeux sur le lit, et vit le bonnet de nuit de son mari qui conservait la forme presque conique de la tête. 

— Il est donc mort ! Se serait-il tué ? reprit-elle. Depuis deux ans qu’ils l’ont nommé adjoint au maire, il est tout je ne sais comment. Le mettre dans les fonctions publiques, n’est-ce pas, foi d’honnête femme, à faire pitié ? Ses affaires vont bien, il m’a donné un châle. Elles vont mal peut-être ? Bah ! je le saurais. Sait-on jamais ce qu’un homme a dans son sac ? ni une femme non plus ? ça n’est pas un mal. Mais n’avons-nous pas vendu pour cinq mille francs aujourd’hui ? .."

 

1839 - Béatrix ou les Amours forcés

Part des "Scènes de la vie privée", le roman est une oeuvre à clés qui met en scène un duo scandaleux, sous les traits de la marquise Beatrix de Rochefide et de son amant, le musicien, Gennaro Conti, Marie d'Agoult et Franz Liszt, tandis que George Sand, amie de Balzac, est représentée via le personnage de Félicité des Touches, femme écrivain et musicienne idéalisée et célèbre sous le pseudonyme de Camille Maupin. Félicité tente de venger la trahison de Conti qu'elle avait jadis aimé, et pousse le jeune et idéaliste Calyste du Guénic dans les bras de la belle marquise : mais le plan tourne court et Félicité entraîne à Paris un Calyste abattu et l'aide à surmonter son échec en favorisant son union avec Sabine de Grandlieu.. Le roman vaut pour ses fameux portraits féminins. 

"..Son esprit supérieur se refusait à l’abdication par laquelle la femme mariée commence la vie ; elle sentait vivement le prix de l’indépendance et n’éprouvait que du dégoût pour les soins de la maternité. Il est nécessaire de donner ces détails pour justifier les anomalies qui distinguent Camille Maupin. Elle n’a connu ni père ni mère, et fut sa maîtresse dès l’enfance, son tuteur fut un vieil archéologue, le hasard l’a jetée dans le domaine de la science et de l’imagination, dans le monde littéraire, au lieu de la maintenir dans le cercle tracé par l’éducation futile donnée aux femmes, par les enseignements maternels sur la toilette, sur la décence hypocrite, sur les grâces chasseresses du sexe. Aussi, longtemps avant qu’elle ne devînt célèbre, voyait-on du premier coup d’oeil qu’elle n’avait jamais joué à la poupée. Vers la fin de l’année 1817, Félicité des Touches aperçut non pas des flétrissures, mais un commencement de fatigue dans sa personne. Elle comprit que sa beauté allait s’altérer par le fait de son célibat obstiné, mais elle voulait demeurer belle, car alors elle tenait à sa beauté. La science lui notifia l’arrêt porté par la nature sur ses créations, lesquelles dépérissent autant par la méconnaissance que par l’abus de ses lois. Le visage macéré de sa tante lui apparut et la fit frémir. Placée entre le mariage et la passion, elle voulut rester libre ; mais elle ne fut plus indifférente aux hommages qui l’entouraient. Elle était, au moment où cette histoire commence, presque semblable à elle-même en 1817. Dix-huit ans avaient passé sur elle en la respectant. À quarante ans, elle pouvait dire n’en avoir que vingt-cinq. Aussi la peindre en 1836, est-ce la représenter comme elle était en 1817. Les femmes qui savent dans quelles conditions de tempérament et de beauté doit être une femme pour résister aux outrages du temps, comprendront comment et pourquoi Félicité des Touches jouissait d’un si grand privilège en étudiant un portrait pour lequel sont réservés les tons les plus brillants de la palette et la plus riche bordure..."

 

1841 – Ursule Mirouet 

Malgré quelques longueurs, rarement Balzac ira aussi loin dans sa haine pour la bourgeoisie provinciale. Appartenant aux Scènes de la vie de province, la première partie d'Ursule Mirouet, "Les héritiers alarmés", nous présente quatre familles bourgeoises de la bonne société de Nemour, apparentées les unes aux autres et qui, sous la Restauration. dominent la petite ville. Minoret-Levrault, maître de poste, est un colosse stupide, dominé par sa femme, l'inquiétante Zélie; le couple vit pour son fils, Désiré, jeune dandy qui fait ses études de droit. Le docteur Minoret, disciple des Encyclopédistes et athée convaincu, achève dans la retraite sa brillante carrière d'ex-médecin de l'Empereur. Le docteur n'a pas d'enfant et ses neveux, dont Minoret-Levrault, espère avoir à partager son héritage. Mais Minoret amène chez lui une orpheline, Ursule Mirouet, sa nièce, qu'il va élever comme sa fille avec l'aide de ses vieux amis. le curé Chaperon, le juge de paix Bongrand. et le vieil officier de Jordy. Minoret est par suite ébranlé par le récit d'une voyante - Balzac glisse ici une étrange séance d'occultisme -, et se convertit, ému par la souffrance d'Ursule, devenue jeune fille, et qui ne supporte pas l'athéisme de son oncle. Cet événement imprévu va semer le trouble parmi les héritiers. Minoret est encore plus troublé  lorsqu'il se rend compte qu'Ursule est amoureuse d'un jeune voisin. Savinien de Portenduère. Le docteur vient en aide à Savinien, est prêt à consentir à cette union, mais la mère de celui-ci, la fière Madame de Portenduère, rejette cette proposition : son fils n'épousera pas une orpheline. Cette première partie, assez longue, n'est en fait que le prélude du drame qui s'ouvre avec la mort du docteur : "La succession Minoret" qui voit le maître de poste Minoret-Levrault, encore dissimulé près de la chambre mortuaire, s'emparer du magot destiné à Ursule, puis, désormais riche à souhait, tenter tout ce qui lui est possible pour détruire la jeune fille. La machination se retournera contre lui et Ursule parviendra enfin à épouser Savinien de Portenduère. 

 

"Quoique l’opinion publique de la petite ville eût reconnu la parfaite innocence d’Ursule, Ursule se rétablissait lentement. Dans cet état de prostration corporelle qui laissait l’âme et l’esprit libres, elle devint le théâtre de phénomènes dont les effets furent d’ailleurs terribles et de nature à occuper la science, si la science avait été mise dans une pareille confidence. Dix jours après la visite de madame de Portenduère, Ursule subit un rêve qui présenta les caractères d’une vision surnaturelle autant par les faits moraux que par les circonstances pour ainsi dire physiques. Feu Minoret, son parrain, lui apparut et lui fit signe de venir avec lui ; elle s’habilla, le suivit au milieu des ténèbres jusque dans la maison de la rue des Bourgeois où elle retrouva les moindres choses comme elles étaient le jour de la mort de son parrain. Le vieillard portait les vêtements qu’il avait sur lui la veille de sa mort, sa figure était pâle, ses mouvements ne rendaient aucun son ; néanmoins Ursule entendit parfaitement sa voix, quoique faible et comme répétée par un écho lointain. Le docteur amena sa pupille jusque dans le cabinet du pavillon chinois où il lui fit soulever le marbre du petit meuble de Boulle, comme elle l’avait soulevé le jour de sa mort ; mais au lieu de n’y rien trouver, elle vit la lettre que son parrain lui recommandait d’aller y prendre ; elle la décacheta, la lut ainsi que le testament en faveur de Savinien.

– Les caractères de l’écriture, dit-elle au curé, brillaient comme s’ils eussent été tracés avec les rayons du soleil, ils me brûlaient les yeux. Quand elle regarda son oncle pour le remercier, elle aperçut sur ses lèvres décolorées un sourire bienveillant. Puis, de sa voix faible et néanmoins claire, le spectre lui montra Minoret écoutant la confidence dans le corridor, allant dévisser la serrure et prenant le paquet de papiers. Puis, de sa main droite, il saisit sa pupille et la contraignit à marcher du pas des morts afin de suivre Minoret jusqu’à la Poste. Ursule traversa la ville, entra à la Poste, dans l’ancienne chambre de Zélie, où le spectre lui fit voir le spoliateur décachetant les lettres, les lisant et les brûlant. – Il n’a pu, dit Ursule, allumer que la troisième allumette pour brûler les papiers, et il en a enterré les vestiges dans les cendres. Après, mon parrain m’a ramenée à notre maison et j’ai vu monsieur Minoret-Levrault se glissant dans la bibliothèque, où il a pris, dans le troisième volume des Pandectes, les trois inscriptions de chacune douze mille livres de rentes, ainsi que l’argent des arrérages en billets de banque. – Il est, m’a dit alors mon parrain, l’auteur des tourments qui t’ont mise à la porte du tombeau ; mais Dieu veut que tu sois heureuse. Tu ne mourras point encore, tu épouseras Savinien ! Si tu m’aimes, si tu aimes Savinien, tu redemanderas ta fortune à mon neveu. Jure-le moi ?.."

 

1842 - La Rabouilleuse 

Connu sous le titre "Un Ménage de garçon", dans le cadre du cycle dit "des Célibataires", "La Rabouilleuse" est écrit par un Balzac qui domine son sujet de prédilection, la psychologie sociale. "Rabouiller", dans le patois du Berry, c'est agiter l'eau d'une rivière pour faciliter la pêche des écrevisses : ici, tous les membres d'une famille bourgeoise tente de récupérer la fortune d'un oncle de province, Jean-Jacques Rouget, vieux célibataire fort riche d'Issoudun, tombé sous le charme de sa jeune maîtresse, la "rabouilleuse", la belle Flore Brazier. Devenue la servante-maîtresse de Rouget, Flore pense hériter de sa fortune, si ce n'est que surgit en la personne de Philippe Brideau, neveu de Rouget et ex-lieutenant colonel de l'armée impériale, un sérieux concurrent : Brideau incarne cette génération qui s'est illustrer sur les champs de bataille et ne parvint pas à s'adapter aux nouvelles conditions de vie qui lui fut faite dans la France des Bourbons. Et c'est par fatalité, que le personnage se révèle monstrueusement sans scrupules..

"De douze à quatorze ans, la charmante Rabouilleuse connut un bonheur sans mélange. Bien mise et beaucoup mieux nippée que la plus riche fille d’Issoudun, elle portait une montre d’or et des bijoux que le docteur lui donna pour encourager ses études ; car elle eut un maître chargé de lui apprendre à lire, à écrire et à compter. Mais la vie presque animale des paysans avait mis en Flore de telles répugnances pour le vase amer de la science que le docteur en resta là de cette éducation. Ses desseins à l’égard de cette enfant, qu’il décrassait, instruisait et formait avec des soins d’autant plus touchants qu’on le croyait incapable de tendresse, furent diversement interprétés par la caqueteuse bourgeoisie de la ville, dont les disettes accréditaient, comme à propos de la naissance de Max et d’Agathe, de fatales erreurs. Il n’est pas facile au public des petites villes de démêler la vérité dans les mille conjectures, au milieu des commentaires contradictoires, et à travers toutes les suppositions auxquelles un fait y donne lieu. La Province, comme autrefois les politiques de la petite Provence aux Tuileries, veut tout expliquer, et finit par tout savoir. Mais chacun tient à la face qu’il affectionne dans l’événement ; il y voit le vrai, le démontre et tient sa version pour la seule bonne. La vérité, malgré la vie à jour et l’espionnage des petites villes, est donc souvent obscurcie, et veut, pour être reconnue, ou le temps après lequel la vérité devient indifférente, ou l’impartialité que l’historien et l’homme supérieur prennent en se plaçant à un point de vue élevé. – Que voulez-vous que ce vieux singe fasse à son âge d’une petite fille de quinze ans ? disait-on deux ans après l’arrivée de la Rabouilleuse.  – Vous avez raison, répondait-on, il y a long-temps qu’ils sont passés, ses jours de fête…  – Mon cher, le docteur est révolté de la stupidité de son fils, et il persiste dans sa haine contre sa fille Agathe ; dans cet embarras, peut-être n’a-t-il vécu si sagement depuis deux ans que pour épouser cette petite, s’il peut avoir d’elle un beau garçon agile et découplé, bien vivant comme Max, faisait observer une tête forte.  – Laissez-nous donc tranquilles, est-ce qu’après avoir mené la vie que Lousteau et Rouget ont faite de 1770 à 1787, on peut avoir des enfants à soixante-douze ans ? Tenez, ce vieux scélérat a lu l’ancien Testament, ne fût-ce que comme médecin, et il y a vu comment le roi David réchauffait sa vieillesse… Voilà tout, bourgeois ! ...."

 

1843 – Les Illusions perdues 

"Illusions perdues", un des plus volumineux romans de Balzac, paraît en trois parties de 1837 à 1843 (Deux poètes, Un grand homme de province à Paris, Eve et David), et  raconte l'échec d'un jeune poète provincial "monté" à Paris, Lucien Chardon, qui se fera appeler de Rubempré, du nom de sa mère. A Angoulême, théâtre du premier récit, David Séchard, imprimeur intelligent, mais analphabète et ivrogne, et son ami, Lucien Chardon, lettré et très entreprenant, se consolent comme ils peuvent de leur misère et rêve d'un brillant avenir. David épouse la soeur de Lucien, Eve Chardon, et recherche avec ardeur un nouveau procédé de fabrication de papier. Lucien gagne Paris avec une jeune femme de la noblesse, Anaïs de Bargeton, qui se détachera très rapidement de lui. Poète, il entend se faire éditer, mais la faune des éditeurs, journalistes et gens de lettres parisiens lui réserve de cruelles désillusions : le libraire Dauriat lui rend son manuscrit avec des paroles d'encouragement, mais s'aperçoit très rapidement qu'il n'a même pas lu ses sonnets. Lucien n'a pas assez d`énergie pour rester honnête dans un pareil milieu, et il est trop ambitieux pour se contenter d'une vie médiocre. Il va donc glisser sur la pente fatale qui le conduira à la fois à la misère et au déshonneur. Balzac va mettre en scène un très grand de personnages et de multiples intrigues constellées de formules lapidaires et de considérations approfondies sur les dessous de cette société parisienne. Lucien abandonne la littérature pour la politique, affronte la mort d'une amie à laquelle il s'était attaché, Coralie, et ruiné, songe à retourner à Angoulême et demander de l'aide à David Séchard, dont la situation n'est pas plus brillante. Il est sur le point de se tuer lorsqu'il rencontre un soi-disant prêtre espagnol, Carlos Herrera, qui n`est autre que Jacques Collin dit Trompe-la-mort, alias Vautrin, de nouveau évadé du bagne. Plus malléable que Rastignac, Lucien de Rubempré se prêtera à toutes les machinations de Vautrin et ce thème constituera le sujet d`un nouveau roman, "Splendeurs et Misères des Courtisanes" (1838-1847).  

 

A l'Opéra. "- Il est facile de voir que vous venez d’Angoulême, répondit la marquise assez ironiquement sans quitter sa lorgnette. 

Lucien ne comprit pas, il était tout entier à l’aspect des loges où il devinait les jugements qui s’y portaient sur madame de Bargeton et la curiosité dont il était l’objet. De son côté, Louise était singulièrement mortifiée du peu d’estime que la marquise faisait de la beauté de Lucien. — Il n’est donc pas si beau que je le croyais ! se disait-elle. De là, à le trouver moins spirituel, il n’y avait qu’un pas. La toile était baissée. Châtelet, qui était venu faire une visite à la duchesse de Carigliano, dont la loge avoisinait celle de madame d’Espard, y salua madame de Bargeton qui répondit par une inclination de tête. Une femme du monde voit tout, et la marquise remarqua la tenue supérieure de du Châtelet. En ce moment quatre personnes entrèrent successivement dans la loge de la marquise, quatre célébrités parisiennes. Le premier était monsieur de Marsay, homme fameux par les passions qu’il inspirait, remarquable surtout par une beauté de jeune fille, beauté molle, efféminée, mais corrigée par un regard fixe, calme, fauve et rigide comme celui d’un tigre : on l’aimait, et il effrayait. Lucien était aussi beau ; mais chez lui le regard était si doux, son œil bleu était si limpide, qu’il ne paraissait pas susceptible d’avoir cette force et cette puissance à laquelle s’attachent tant les femmes. D’ailleurs rien ne faisait encore valoir le poète, tandis que de Marsay avait un entrain d’esprit, une certitude de plaire, une toilette appropriée à sa nature qui écrasait autour de lui tous ses rivaux. Jugez de ce que pouvait être dans ce voisinage Lucien, gourmé, gommé, roide et neuf comme ses habits. De Marsay avait conquis le droit de dire des impertinences par l’esprit qu’il leur donnait et par la grâce des manières dont il les accompagnait. L’accueil de la marquise indiqua soudain à madame de Bargeton la puissance de ce personnage. Le second était l’un des deux Vandenesse, celui qui avait causé l’éclat de lady Dudley, un jeune homme doux et spirituel, modeste, et qui réussissait par des qualités tout opposées à celles qui faisaient la gloire de de Marsay. Le troisième était le général Montriveau, l’auteur de la perte de la duchesse de Langeais. Le quatrième était monsieur de Canalis, un des plus illustres poètes de cette époque, un jeune homme qui n’en était encore qu’à l’aube de sa gloire, et qui se contentait d’être un gentilhomme aimable et spirituel : il essayait de se faire pardonner son génie. Mais on devinait dans ses formes un peu sèches, dans sa réserve, une énorme ambition qui devait plus tard faire tort à la poésie et le lancer au milieu des orages politiques. Sa beauté froide et compassée, mais pleine de dignité, rappelait Canning. En voyant ces quatre figures si remarquables, madame de Bargeton s’expliqua le peu d’attention de la marquise pour Lucien. Puis quand la conversation commença, quand chacun de ces esprits si fins, si délicats, se révéla par des traits qui avaient plus de sens, plus de profondeur que ce qu’Anaïs entendait durant un mois eu province ; quand surtout le grand poète fit entendre une parole vibrante où se retrouvait le positif de cette époque, mais doré de poésie, Louise comprit ce que du Châtelet lui avait dit la veille : Lucien ne fut plus rien. Chacun regardait le pauvre inconnu avec une si cruelle indifférence, il était si bien là comme un étranger qui ne savait pas la langue, que la marquise en eut pitié..."

 

Le 6 février 1844, Balzac écrit à Eve Hanska: "En somme, voici le jeu que je joue. Quatre hommes auront eu une vie immense: Napoléon, Cuvier, O'Connel et je veux être le quatrième. Le premier a vécu la vie de l'Europe; il s'est inoculé des armées! Le second a épousé le globe! Le troisième s'est incarné un peuple! Moi, j'aurai porté une société tout entière dans ma tête." Toute la société de la Révolution, de l'Empire, de la Restauration et de la monarchie de Juillet est représentée dans la Comédie humaine à travers la déclinaison de toutes les classes sociales: l'armée, les affaires, le monde, la finance, le faubourg Saint-Germain, la paysannerie, les petites gens, Paris, la province, le bagne, etc. Et Balzac a promu dans ses romans trois "types d'humanité" qui résumaient pour lui la vie moderne: le jeune homme (Rastignac, Félix de Vandenesse, Raphaël de Valentin, Lucien de Rubempré, de Marsay), la femme (Delphine de Nucingen, Foedora, Anastasie de Restaud, Camille Maupin) et le héros sauvage (Vautrin). La Révolution et l'Empire ont rendu possibles toutes les ascensions comme toutes les déchéances, et c'est bien l'argent qui mène le monde..

 

Malgré sa balourdise, et s'il connut de longues périodes de chasteté, favorables au travail, Balzac fut aimé et son oeuvre recèle une impressionnante galerie de portraits féminins, toutes investies d’un pouvoir de séduction sans appel. Nous rencontrerons ainsi la digne et aristocratique Mme de Beauséant, la femme abandonnée que l’amour d’un jeune homme réconcilie avec les fêtes inégalées de la chair (Le Père Goriot), la diaphane et très libre Diane de Maufrigneuse qui croque les fortunes et collectionne les amants (Les Secrets de la princesse de Cadignan, 1839), l’incandescente et insatiable Louise de Chaulieu (Mémoires de deux jeunes mariées, 1823), l’irréprochable et néanmoins fautive Clémence Desmarets dite Mme Jules (Ferragus, 1834), la provinciale et décidée Dinah de la Baudraye que transforme la découverte du plaisir (La Muse du département, 1843); l’honnête et malheureuse Honorine, que le comte Octave, son mari,  abandonna, et qui se tourne vers un amant qui lui donne passion, volupté, et qui, à nouveau abandonnée, refuse de reprendre le chemin du foyer conjugal et vit en recluse dans une maison de la rue Saint-Maur en fabriquant des fleurs artificielles (Honorine, 1843); l’experte et sensuelle Lady Dudley qui pratique en France l’art d’aimer des Anglaises (Le lys dans la vallée), Foedora, la femme sans cœur, bouche rouge et corps de marbre froid (La Peau de Chagrin), deux actrices, Coralie à la jeunesse sacrifiée, Florine qui saura se préserver, la pragmatique Suzanne, la Madame du Val-Noble, qui comprend que ses charmes ne pourront être appréciés qu’à Paris (La Vieille Fille, 1836), Ida Gruget, grisette espiègle et impertinente, qui se tue par amour pour un ancien bagnard vieilli (Ferragus, 1834), Paquita Valdès, la magnétique et voluptueuse fille aux yeux d’or capable de satisfaire autant les femmes que les hommes (La Fille aux yeux d’or, 1835), Valérie Marneffe, si magnifiquement perverse et corrompue et dont le rôle semble être de perdre les mâles qui croisent son regard (La Cousine Bette)...

 

Au début de l’année 1842, le décès du comte Hanski ouvre toutes les perspectives possibles entre Balzac et Mme Hanska. En juillet 1843, Balzac fait viser son passeport à l'ambassade de Russie (on connaît le portrait flatteur qu'en fait le secrétaire d’ambassade, "un petit homme gros, gras, figure de panetier, tournure de savetier, envergure de tonnelier, allure de bonnetier, mine de cabaretier.."), gagne Saint-Pétersbourg :  après huit années de séparation, épouser Mme Hanska devient ainsi son idée fixe. Mi-avril 1845, après avoir changé vingt fois de projets, Mme Hanska invite à nouveau Balzac, pour la rejoindre à Dresde, avec sa fille Anna : le couple quitte rapidement Dresde pour Paris et séjournent rue de La Tour, où Balzac a loué sous le nom d’emprunt de Madame de Breugnol, une maison (devenue Musée Balzac, située 47 rue Raynouard, où il vécut de 1840 à 1847, et y écrivit "La Rabouilleuse", "Splendeurs et misères des courtisanes", "La Cousine Bette" et "Le Cousin Pons"). L’argent de la succession Hanski permettant bien des choses, d’août 1845 à septembre 1846, les voici de nouveau voyageant à travers l'Europe, de Baden à Naples, puis Rome: de là, Balzac regagne Paris pour sérieusement liquider ses dettes et commencer à chercher une maison digne de l’aristocratique comtesse Rzewuska...

 

1846 – La Cousine Bette 

Avant-dernier roman de Balzac, paru en feuilleton en 1846, "La Cousine Bette" forme avec "Le Cousin Pons" le diptyque des "Parents pauvres". Composées simultanément, toutes deux "Études de mœurs" et "Scènes de la vie parisienne", elles mettent au premier plan un célibataire, déshérité par la nature, n’ayant jamais été aimé, vivant en marge de parents éloignés qui le dédaignent mais sur la destinée desquels il exercera une influence décisive. Mais là où "Le Cousin Pons" décrit le complot qui écrase un vieux garçon, "La Cousine Bette", un de ses plus longs romans écrit en seulement deux mois, raconte la vengeance d’une vieille fille, Lisbeth Fisher, contre sa famille. En outre, si Pons demeure un personnage central, Bette se voit peu à peu reléguée au second plan, éclipsée par l’acharnement de ceux qu’elle veut punir à être leurs propres bourreaux. Les deux premières victimes de Lisbeth sont le baron Hulot d'Evry, qui a épousé sa belle cousine, Adeline, et le comte Wzenceslas Steinbock, époux de la fille du baron, Hortense Hulot. Elle les jette tous deux dans les bras de Mme Marneffe, authentique courtisane, qui détruit la paix des deux familles. Tous les membres de ces deux familles ignorent les basses intrigues de la cousine Bette, considérée jusqu'à la fin, comme leur ange tutélaire. Le contexte social est celui de la chute de l'Empire, des ambitions les plus déréglées - la vertueuse Mme Hulot s'offre en vain au gros Crevel pour tenter d'être courtisane. Le personnage balzacien central est bien Lisbeth, la parente pauvre qui tisse sa toile démonique et sait discerner dans les profondeurs des âmes la sauvagerie latente qui s'empare de toute la société bourgeoise. Bien des interprétations ont inspiré ce roman au centre duquel dominent les thèmes du vice et de la vertu, et l'influence de l'argent sur toute époque et, au bout du compte, le personnage de Valérie Marneffe, fille adultérine du Comte de Montcornet, épouse d'un employé au ministère de la guerre en 1836 et maîtresse de quatre amants, le Baron Hulot d'Ervy, Célestin Crevel, le brésilien Henri Montès de Montéjanos, et le Comte Wenceslas Steinbock, pour mourir empoisonnée..

 

".. La baronne embrassa sa cousine Bette avec l’enthousiasme d’une femme qui se voit vengée. La famille tout entière gardait un silence profond autour de ce père, assez spirituel pour savoir ce que dénotait ce silence. Une formidable colère passa sur son front et sur son visage en signes évidents ; toutes les veines grossirent, les yeux s’injectèrent de sang, le teint se marbra. Adeline se jeta vivement à genoux devant lui, lui prit les mains : ― Mon ami, mon ami, grâce !

― Je vous suis odieux ! dit le baron en laissant échapper le cri de sa conscience. Nous sommes tous dans le secret de nos torts. Nous supposons presque toujours à nos

victimes les sentiments haineux que la vengeance doit leur inspirer : et, malgré les efforts de l’hypocrisie, notre langage ou notre figure avoue au milieu d’une torture imprévue, comme avouait jadis le criminel entre les mains du bourreau.

― Nos enfants, dit-il pour revenir sur son aveu, finissent par devenir nos ennemis.

― Mon père... dit Victorin.

― Vous interrompez votre père !... reprit d’une voix foudroyante le baron en regardant son fils.

― Mon père, écoutez, dit Victorin d’une voix ferme et nette, la voix d’un député puritain. Je connais trop le respect que je vous dois pour en manquer jamais, et vous aurez certainement toujours en moi le fils le plus soumis et le plus obéissant.

Tous ceux qui assistent aux séances des Chambres reconnaîtront les habitudes de la lutte parlementaire dans ces phrases filandreuses avec lesquelles on calme les irritations en gagnant du temps.

― Nous sommes loin d’être vos ennemis, dit Victorin ; je me suis brouillé avec mon beau-père, monsieur Crevel, pour avoir retiré les soixante mille francs de lettres de change de Vauvinet, et certes, cet argent est dans les mains de madame Marneffe. Oh ! je ne vous blâme point, mon père, ajouta-t-il à un geste du baron ; mais je veux seulement joindre ma voix à celle de la cousine Lisbeth, et vous faire observer que si mon dévouement pour vous est aveugle, mon père, et sans bornes, mon bon père, malheureusement nos ressources pécuniaires sont bornées.

― De l’argent ! dit en tombant sur une chaise le passionné vieillard écrasé par ce raisonnement. Et c’est mon fils ! On vous le rendra, monsieur, votre argent, dit-il en se levant.

Il marcha vers la porte.

― Hector !

Ce cri fit retourner le baron, et il montra soudain un visage inondé de larmes à sa femme, qui l’entoura de ses bras avec la force du désespoir.

― Ne t’en va pas ainsi... ne nous quitte pas en colère. Je ne t’ai rien dit, moi !...

À ce cri sublime les enfants se jetèrent aux genoux de leur père.

― Nous vous aimons tous, dit Hortense. 

Lisbeth, immobile comme une statue, observait ce groupe avec un sourire superbe sur les lèvres. En ce moment, le maréchal Hulot entra dans l’antichambre et sa voix se fit entendre. La famille comprit l’importance du secret, et la scène changea subitement d’aspect. Les deux enfants se relevèrent, et chacun essaya de cacher son émotion.."

 

1847 – Splendeurs et misères des courtisanes

Incorporé dans les Scènes de la vie parisienne, "Splendeurs et misères des courtisanes", qui prit sans doute huit ans d'élaboration, est considéré comme l'un des chefs d'oeuvre de Balzac, malgré la complexité d'une intrigue qui met en scène avec minutie et habileté, - très peu de longueurs et de digressions -, toutes les couches de la société qu'il pratique. C'est dans cette oeuvre que l'on rencontre les personnages, multiples, les plus achevés de Balzac, autour de la figure dominante de Vautrin, qui a cette capacité, capitale pour l'auteur, de se dresser contre tous et entraîner les relais complices dans son destin. La première partie, "Comment aiment les filles", nous plonge dans le Paris de 1824, un bal masqué à l'Opéra, avec un Lucien de Rubempré qui s'est relevé de ses ennuis, s'affiche avec l'une des courtisanes les plus recherchées de Paris, Esther, dite "La Torpille", - "La Torpille est la seule fille de joie en qui s’est rencontrée l’étoffe d’une belle courtisane ; l’instruction ne l’avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire : elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d’une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n’y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine" - et apparaît entièrement soumis à cet étrange prêtre, Carlos Herrera, rencontré dans "Les Illusions perdues"...

Pour épouser Clotilde de Grandlieu, Lucien doit racheter la terre de Rubempré pour une somme énorme devenir ainsi marquis de Rubempré : Carlos Herrera espère soutirer au baron de Nucingen cette somme, mais, entre temps, Lucien a séduit la comtesse de Sérisy, Diane de Maufrigneuse, la coqueluche du Tout-Paris. Quant au baron de Nucingen, il est littéralement malade d'amour pour une Esther prête au sacrifice pour Lucien...

"― Vendre Esther ! s’écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent.

― Tu oublies donc notre position ? s’écria l’abbé.

Lucien baissa la tête.

― Plus d’argent, reprit le faux prêtre, et soixante mille francs de dettes à payer ! Si tu veux épouser Clotilde de Grandlieu, tu dois acheter une terre d’un million pour assurer le douaire de ce laideron. Eh ! bien, Esther est un gibier après lequel je vais faire courir ce loup-cervier de manière à le dégraisser d’un million. Ça me regarde...

― Esther ne voudra jamais...

― Ça me regarde.

― Elle en mourra.

― Ça regarde les Pompes Funèbres.

D’ailleurs, après ?... s’écria ce sauvage personnage en arrêtant les élégies de Lucien par la manière dont il se posa. ― Combien y a-t-il de généraux morts à la fleur de l’âge pour l’empereur Napoléon ? demanda-t-il à Lucien après un moment de silence. On trouve toujours des femmes ! En 1821, pour toi, Coralie n’avait pas sa pareille ; Esther ne s’en est pas moins rencontrée. Après cette fille viendra... sais-tu qui ?... la femme inconnue ! Voilà, de toutes les femmes, la plus belle, et tu la chercheras dans la capitale où le gendre du duc de Grandlieu sera ministre et représentera le roi de France... Et puis, dis donc, monsieur l’enfant, Esther en mourra-t-elle ? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther ? D’ailleurs, laisse-moi faire, tu n’as pas l’ennui de penser à tout : ça me regarde. Seulement tu te passeras d’Esther pour une semaine ou deux, et tu n’en iras pas moins rue Taitbout. Allons, va roucouler auprès de ta Grandlieu. Tu retrouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d’obéir. Il s’agit de notre livrée de vertu, de nos casques d’honnêteté, du paravent derrière lequel les grands cachent toutes leurs infamies... Il s’agit de mon beau moi, de toi qui ne dois jamais être soupçonné. Le hasard nous a mieux servis que ma pensée, qui, depuis deux mois, travaillait dans le vide. En jetant ces terribles phrases une à une, comme des coups de pistolet, le faux abbé s’habillait et se disposait à sortir.

― Ta joie est visible, s’écria Lucien, tu n’as jamais aimé la pauvre Esther, et tu vois arriver avec délices le moment de t’en débarrasser...

― Tu ne t’es jamais lassé de l’aimer, n’est-ce pas ?... Eh ! bien, je ne me suis jamais lassé de l’exécrer. Mais n’ai-je pas agi toujours comme si j’étais attaché sincèrement à cette fille, moi qui, par Asie, tenais sa vie entre mes mains ! Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit... Mademoiselle Esther vit, cependant !... elle est heureuse parce que tu l’aimes ! Ne fais pas l’enfant. Voici quatre ans que nous attendons un hasard pour ou contre nous, eh ! bien, il faut déployer plus que du talent pour éplucher le légume que nous jette aujourd’hui le sort : il y a dans ce coup de roulette du bon et du mauvais, comme dans tout. Sais-tu à quoi je pensais au moment où tu es entré ?

― Non...

― À me rendre, ici comme à Barcelone, héritier d’une vieille dévote, à l’aide d’Asie... 

― Un crime ?...

― Il ne me restait plus que cette ressource pour assurer ton bonheur. Les créanciers se remuent. Une fois poursuivi par des huissiers et chassé de l’hôtel de Grandlieu, que serais-tu devenu ? L’échéance du diable serait arrivée. 

Le faux prêtre peignit par un geste le suicide d’un homme qui se jette à l’eau, puis il arrêta sur Lucien un de ces regards fixes et pénétrants qui font entrer la volonté des gens forts dans l’âme des gens faibles. Ce regard fascinateur, qui eut pour effet de détendre toute résistance, annonçait entre Lucien et le faux abbé, non seulement des secrets de vie et de mort, mais encore des sentiments aussi supérieurs aux sentiments ordinaires que cet homme l’était à la bassesse de sa position. Contraint à vivre en dehors du monde où la loi lui interdisait à jamais de rentrer, épuisé par le vice et par de furieuses, par de terribles résistances, mais doué d’une force d’âme qui le rongeait, ce personnage ignoble et grand, obscur et célèbre, dévoré surtout d’une fièvre de vie, revivait dans le corps élégant de Lucien dont l’âme était devenue la sienne. Il se faisait représenter dans la vie sociale par ce poète, auquel il donnait sa consistance et sa volonté de fer. Pour lui, Lucien était plus qu’un fils, plus qu’une femme aimée, plus qu’une famille, plus que sa vie, il était sa vengeance ; aussi, comme les âmes fortes tiennent plus à un sentiment qu’à l’existence, se l’était-il attaché par des liens indissolubles. Après avoir acheté la vie de Lucien au moment où ce poète au désespoir faisait un pas vers le suicide, il lui avait proposé l’un de ces pactes infernaux qui ne se voient que dans les romans, mais dont la possibilité terrible a souvent été démontrée aux Assises par de célèbres drames judiciaires. En prodiguant à Lucien toutes les joies de la vie parisienne, en lui prouvant qu’il pouvait se créer encore un bel avenir, il en avait fait sa chose. Aucun sacrifice ne coûtait d’ailleurs à cet homme étrange, dès qu’il s’agissait de son second lui-même. Au milieu de sa force, il était si faible contre les fantaisies de sa créature qu’il avait fini par lui confier ses secrets. Peut-être fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicité purement morale ? Depuis le jour où la Torpille fut enlevée, Lucien savait sur quelle horrible base reposait son bonheur. Cette soutane de prêtre espagnol cachait Jacques Collin, une des célébrités du bagne, et qui, dix ans auparavant, vivait sous le nom bourgeois de Vautrin dans la Maison Vauquer, où Rastignac et Bianchon se trouvèrent en pension...."

 

La seconde partie, "A combien l'amour revient aux vieillards" est consacrée à l'obscure intrigue menée par ce faux prêtre pour détacher Esther de Lucien, enrichir celui-ci et conspirer à s'emparer d'un pouvoir occulte en pleine Restauration. La troisième partie, "Où mènent les mauvais chemins", relate l'instruction de cette sombre affaire par le juge Camusot, et nous entrons alors dans le milieu des tribunaux. Soupçonné d'assassinat, Vautrin est arrêté, ainsi que Lucien : ce dernier s'effondre très rapidement : 

"La Police et la Justice savent tout ce quelles veulent savoir, dit le juge, songez bien à ceci. Maintenant, reprit-il en pensant à la qualité de père que s`était donnée Jacques Collin, connaissez-vous qui est ce prétendu Carlos Herrera?

- Oui, monsieur, mais je l'ai su trop tard...

- Comment trop tard ? Expliquez-vous!

- Ce n'est pas un prêtre, ce n'est pas un Espagnol, c'est...

- Un forçat évadé, dit vivement le juge.

- Oui, répondit Lucien. Quand le fatal secret me fut révélé, j'étais son obligé, j'avais cru me lier avec un respectable ecclésiastique...

- Jacques Collin... dit le juge en commençant une phrase.

- Oui, Jacques Collin, répéta Lucien, c'est son nom.

- Bien. Jacques Collin, reprit monsieur Camusot, vient d'être reconnu tout à l'heure par une personne, et s'il nie encore son identité, c'est, je crois, dans votre intérêt. Mais je vous demandais si vous saviez qui est cet homme dans le but de révéler une autre imposture de Jacques Collin.

Lucien eut aussitôt comme un fer rouge dans les entrailles en entendant cette terrifiante observation.

- Ignorez-vous, dit le juge en continuant, qu'il prétend être votre père pour justifier l'extraordinaire affection dont vous êtes l'objet ?

- Lui! mon pèrel... oh! monsieur !... il a dit cela !...

Et il fondit en larmes.

- Greffier, donnez lecture au prévenu de la partie de l'interrogatoire du prétendu Carlos Herrera dans laquelle il s`est dit le père de Lucien de Rubempré.

Le poète écouta cette lecture dans un silence et dans une contenance qui fit peine à voir. 

- Je suis perdu! s'écria-t-il.

- On ne se perd pas dans la voie de l”honneur et de la vérité, dit le juge.

- Mais vous traduirez Jacques Collin en Cour d'assises? demanda Lucien.

- Certainement, répondit Camusot qui voulut continuer à faire causer Lucien. Achevez votre pensée.

Mais, malgré les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne répondit plus. La réflexion était venue trop tard, comme chez tous les hommes qui sont esclaves de la sensation. Là est la différence entre le poète et l'homme d'action : l'un se livre au sentiment pour le reproduire en images vives, il ne juge qu`après; tandis que l'autre sent et juge à la fois. Lucien resta morne, pâle, il se voyait au fond du précipice où l'avait fait rouler le juge d”instruction à la bonhomie de qui, lui le poète, il s'était laissé prendre. Il venait de trahir non pas son bienfaiteur, mais son complice qui, lui, avait défendu leur position avec un courage de lion, avec une habileté tout d'une pièce. Là où Jacques Collin avait tout sauvé par son audace, Lucien, l'homme d'esprit, avait tout perdu par son inintelligence et par son défaut de réflexion. Ce mensonge infâme et qui l'indignait servait de paravent à une plus infâme vérité. Confondu par la subtilité du juge, épouvanté par sa cruelle adresse, par la rapidité des coups qu”il lui avait portés en se servant des fautes d”une vie mise à jour comme de crocs pour fouiller sa conscience, Lucien était là semblable à l'animal que le billot de l`abattoir a manqué. Libre et innocent à son entrée dans ce cabinet, en un instant il se trouvait criminel par ses propres aveux..."

Lucien de Rubempré se pendra dans sa cellule tandis que Vautrin, qui détient des documents compromettants, défie la société et la justice et devient adjoint au chef de la sûreté.

 

1857 – Le Cousin Pons  

Dernier roman achevé et publié par Balzac, "Le Cousin Pons" paraît en feuilleton de mars à mai 1847. Une première ébauche en a été rédigée un an plus tôt, alors que l’auteur vient de traverser une période difficile où, pour la première fois dans sa vie d’écrivain, il a connu la panne d’inspiration. Miné physiquement par les atteintes de la maladie et moralement par les volte-face de Mme Hanska, le grand amour de sa vie, qui hésite à répondre à sa demande en mariage, il termine des récits laissés en suspens et note quelques idées de romans futurs. En perte de vitesse auprès des critiques et du public, il a conscience qu’un sursaut est nécessaire. En juin 1846, il semble retrouver le goût d’écrire :  "C’est pour moi un de ces chefs-d’œuvre d’une excessive simplicité qui contiennent le cœur humain." Très vite achevé, ce récit, conçu comme une simple nouvelle, est d'abord interrompu, laissant Balzac se consacrer à "La Cousine Bette", puis repris en l’agrandissant à la dimension d’un roman qui va dérouler toute la bassesse dont est capable le genre humain. Pons est un brave homme qui dépense ses maigres revenus à collectionner des objets d'art dans le plus grand mépris de son entourage. Et lorsque l'on se rend compte que sa  ridicule collection est d'une valeur inestimable, se met à place la plus sinistre des comédies familiales pour empêcher le trésor de sortir de la maison.

"Vers trois heures de l’après-midi, dans le mois d’octobre de l’année 1844, un homme âgé d’une soixantaine d’années, mais à qui tout le monde eût donné plus que cet âge, allait le long du boulevard des Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d’un boudoir. C’est à Paris la plus grande expression connue de la satisfaction personnelle chez l’homme. En apercevant de loin ce vieillard, les personnes qui sont là tous les jours assises sur des chaises, livrées au plaisir d’analyser les passants, laissaient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire

particulier aux gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques, moqueuses ou compatissantes, mais qui, pour animer le visage du Parisien, blasé sur tous les spectacles possibles, exigent de hautes curiosités vivantes. Un mot fera comprendre et la valeur archéologique de ce bonhomme et la raison du sourire qui se répétait comme un écho dans tous les yeux. On demandait à Hyacinthe, un acteur célèbre par ses saillies, où il faisait faire les chapeaux à la vue desquels la salle pouffe de rire : « ― Je ne les fais point faire, je les garde ? » répondit-il. Eh bien ! il se rencontre dans le million d’acteurs qui composent la grande troupe de Paris, des Hyacinthes sans le savoir qui gardent sur eux tous les ridicules d’un temps, et qui vous apparaissent comme la personnification de toute une époque pour vous arracher une bouffée de gaieté quand vous vous promenez en dévorant quelque chagrin amer causé par la trahison d’un ex-ami.

En conservant dans quelques détails de sa mise une fidélité quand même aux modes de l’an 1806, ce passant rappelait l’Empire sans être par trop caricature. Pour les observateurs, cette finesse rend ces sortes d’évocations extrêmement précieuses. Mais cet ensemble de petites choses voulait l’attention analytique dont sont doués les connaisseurs en flânerie ; et, pour exciter le rire à distance, le passant devait offrir une de ces énormités à crever les yeux, comme on dit, et que les acteurs recherchent pour assurer le succès de leurs entrées. Ce vieillard, sec et maigre, portait un spencer couleur noisette sur un habit verdâtre à boutons de métal blanc !... Un homme en spencer, en 1844, c’est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures. Le spencer fut inventé, comme son nom l’indique, par un lord sans doute vain de sa jolie taille. Avant la paix d’Amiens, cet Anglais avait résolu le problème de couvrir le buste sans assommer le corps par le poids de cet affreux carrick qui finit aujourd’hui sur le dos des vieux cochers de fiacre ; mais comme les fines tailles sont en minorité, la mode du spencer pour homme n’eut en France qu’un succès passager..."

 

Les quatre dernières années de Balzac s'avèrent particulièrement pénible. Balzac est en concubinage avec Louise Breugnot depuis 1840 : servante, maîtresse, mais surtout prête-nom et femme d'affaires, quoique sans instruction, qui lui permet de faire face à ses créanciers, il doit non seulement s'en séparer, solder ses dettes, mais régler l'affaire d'un chantage portant sur des lettres intimes envoyées par Madame Hanska à Balzac. Ensuite, il achète, dans le quartier du faubourg du Roule, sur l’ancien domaine du financier Beaujon, un hôtel particulier qui s'avère rapidement exorbitant. Enfin, en décembre 1846, Mme Hanska fait une fausse couche à Dresde, le coup est d'autant plus terrible pour Balzac qu'elle ne lui demande de ne venir la chercher qu’en février 1847. A partir de cette date, Balzac n'échafaudera plus de romans. Il part en Ukraine en septembre 1847 et séjourne à Wierzchownia jusqu'en février 1848, date à laquelle il regagne Paris, épuisé. Il lui faudra attendre le 14 mars 1850 pour que Mme Hanska, après bien des hésitations, accepte finalement de l’épouser, renonçant à toutes ses terres en faveur de sa fille. Heureux mais considérablement affaibli, par petites étapes, Balzac et Mme Hanska arrivent rue Fortunée le 21 mai, lendemain du cinquante et unième anniversaire de l’écrivain. Début juillet, l’un de ses médecins dit à Hugo ("Choses vues") qu’il ne restait plus à Balzac que six semaines à vivre. Le corps terriblement enflé par un œdème généralisé, et trop tardivement soulagé par des ponctions, l’écrivain ne survécut quelques jours à une péritonite que pour succomber à la gangrène pour s'éteindre le 18 août 1850, après dix-huit années de création intense...