Romantisme - Gérard de Nerval (1808-1855), "Chimères" (1844-1854),  "Aurélia" (1853-1854) - Aloysius Bertrand (1807-1841), "Gaspard de la Nuit" (1839) - .....

Last update : 07/07/2018

Le Romantisme français atteignit sans doute le summum de son expression dans les écrits de Gérard de Nerval, dont les douze sonnets des "Chimères" (1844-1854) et son odyssée spirituelle, "Aurélia" (1853-1854). Son utilisation du mysticisme et des symboles anticipe le mouvement symboliste français des années 1850.

Evoquant les cénacles romantiques qui se succèdent à Paris entre 1823 (La Muse française), le salon rouge de Victor Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs (1827), celui de la rue du Doyenné (place du Carrousel) est celui qui par excellence consacre l'union de l'art et de la poésie, de Théophile Gautier et de Gérard de Nerval, deux esprits sans commune mesure. "Gautier est grand et fort, mais en vers comme en prose, on en a vite fait le tour", écrit sans réserve Albert Thibaudet  (1936). Gautier est un bourgeois de la république des lettres, tandis que l'esprit de Gérard de Nerval "est celui de la musique plus que de la peinture, du mystère plus que de l'expression, de la poésie intérieure plus que de l'extérieure. Mais surtout, au contraire de Gautier, c'est un être et un maître complexe, chez qui on fait toujours des découvertes, qui abonde en tournants brusques et en percées sur l'infini. Romancier si peu balzacien, Gérard de Nerval paraît vraiment un personnage balzacien, Gautier pas du tout et plutôt un personnage de Flaubert ou des Goncourt. Si Gautier est le bourgeois de la république des lettres, Nerval en est le voyageur divin.

Il y a d'abord chez Nerval l'homme du Doyenné, l'ami de Gautier, le pur artiste et le conteur parfait. Personne en 1832 ne racontait avec plus de bonne grâce que l'auteur de "la Main enchantée", mélange de sorcellerie et de bouffonnerie historiques exactement dans la ligne du style des  "Jeune France". Dix ans après, Nerval devient fou, d'une folie illuminée, mystique et tendre qui laisse subsister en lui l'artiste, et si bien que le roman de cette folie, "les Filles du Feu", soit surtout "Angélique" et "Sylvie", est un des chefs-d'œuvre du récit français.  L'évocation du Valois dans "Sylvie" et dans "Angélique" a créé littérairement la poésie de l'Ile-de-France. "Sylvie" est restée à la féerie ce que "Paul el Virginie" fut à l'exotisme. "Angélique" et "Aurélia" sont touchées de plus près encore par les esprits de l'illusion et de la folie. Le monde extérieur devient pour Gérard une projection du monde intérieur, la vie est submergée et transfigurée par le rêve, et la transmutation des créatures de chair en créatures de rêve devient l'alchimie propre à cette nature de poète, doucement et divinement déréglée.

Les créatures de chair, c'était une créature, une actrice, Jenny Colon, dont la liaison avec Gérard est restée assez mystérieuse pour que sa réalité soit remplacée pièce à pièce par les substitutions du rêve. Le rêveur alors devient l'initié. Toute une partie de l'œuvre de Gérard, "Aurélia", le "Voyage en Orient", les "llluminés", ressemble à une représentation, à un déroulement des mystères d'Eleusis, soit les aventures de l'âme sur la terre, à travers des symboles qui sont beaux et qui regardent l'homme avec des regards non seulement familiers, mais bienveillants. La folie de Nerval a eu des moments atroces, et finalement celui de son suicide. Mais seuls les intervalles ou les moments lucides et doux de cette folie ont mis au poète la plume à la main, sont passés dans ses livres, se sont vêtus de cette prose fine, délicate et tempérée. Il est le seul écrivain chez qui la folie, ou plutôt le souvenir et l'ombre de la folie se soient présentés sous la figure d'une muse, d'une inspiratrice et d'une amie..."

 

Gérard de Nerval (1808-1855)

Gérard Labrunie, né à Paris, passa ses premières années dans la région de Senlis dont sa famille maternelle était originaire. Son père, chirurgien militaire, rejoignit l'armée du Rhin en avril 1810, et sa mère mourut le 29 novembre de cette année-là, en Silésie, où elle fut enterrée. On a dit que le souvenir de cette jeune morte, devinée et absente, dont, semble-t-il, ne subsistait pas même un portrait, tiendra un rôle considérable dans le psychisme et dans l'œuvre du poète. Jusqu'à l'âge de sept ans, Gérard vécut chez son grand-oncle Antoine Boucher, à Mortefontaine, dans le Valois, cadre et la substance d'une partie de ses récits. 

Au retour de son père, en 1814, le jeune Gérard fut inscrit comme élève externe au lycée Charlemagne à Paris. C'est là qu'il connut Théophile Gautier, de deux ans son cadet. À l'âge de dix-huit ans, il publia de médiocres Élégies nationales, où il célébrait l'épopée napoléonienne. Ces élégies témoignaient surtout de son précoce besoin d'écrire et de publier. Mais sa traduction du premier Faust de Goethe, en 1828, lui valut aussitôt la notoriété : c'est à travers cette traduction que plusieurs générations de lecteurs connaîtront l'œuvre de Goethe. (En 1836, lors d'une réédition, il corrigera les fautes les plus graves.) Deux ans plus tard (1830), le jeune écrivain publiait, presque en même temps, une étude sur les poètes du XVIe s. accompagnée d'un choix de poèmes et un ensemble des traductions de poésies allemandes. Ainsi se trouvaient indiqués, dès cette date, les deux principaux courants auxquels devait puiser son talent. 

 

"En 1834-35 on retrouve Gérard de Nerval habitant impasse du Doyenné, en plein Carrousel, avec plusieurs de ses amis, Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Camille Rogier. C'est l'époque de la Bohème galante et des Cydalises. On s'amuse, on donne des fêtes dont une est restée célèbre dans les annales romantiques. Gérard lui, plus discret, mais moins raisonnable que les autres, est éperdument épris d'une actrice, la belle Jenny Colon. C'est l'étoile des Variétés, du Vaudeville et de l' Opéra- Comique où elle chante les plus beaux airs d'Auber, de Grisar et de Monpou. Sa tête et son cœur sont légers comme sa voix, et vraiment Gérard n'a que faire de s'intéresser à cette fille. Mais c'est un rêve, une image qu'il poursuit sous le nom d'Aurélia, et peu lui importe d'être aimé. Cependant, il fait tout pour l'être. Il fonde une revue, le Monde dramatique, uniquement pour y chanter la gloire de son idole, et il écrit le livret de Piquillo dont Monpou fait la musique. Mais ce n'est pas assez. Jenny Colon devient Mme Leplus, et Gérard tombé du haut de son rêve reprend ses pérégrinations solitaires..."

 

Nerval fit partie du groupe de l'impasse du Doyenné ; il évoquera cette époque dans les pages des Petits Châteaux de Bohême. On sait peu de choses certaines sur ses amours romanesques, peut-être en partie imaginaires, avec la frivole actrice et cantatrice Jenny Colon. On pense que c'est pour pouvoir célébrer à la fois sa belle et le théâtre que Gérard, après un voyage dans le midi de la France et en Italie (1834), lança l'entreprise du Monde dramatique (1834-1836, ensuite poursuivie durant quelques années par un autre directeur), luxueuse publication illustrée dont le coût devait engloutir ce qui lui restait de l'héritage de ses grands-parents. Poète insouciant à l'imagination fertile, on nous le représente soudain frappé par une déception amoureuse lorsque Jenny Colon, sa grande passion, le quitte pour se marier, en avril 1838, avec un obscur musicien, Leplus (elle devait mourir en 1842, épuisée par ses tournées en province et des maternités trop rapprochées. Par la suite, semble-t-il, Gérard devait s'éprendre d'une autre actrice, Esther de Bongars.). Elle hantera désormais toute son oeuvre. 

On date de février 1841 la première crise de "folie" du poète et en mars le premier séjour à la clinique du docteur Esprit Blanche, jusqu'en novembre. Gérard effectue en 1843 un voyage en Orient (Voyage en Orient, 1851), Malte, Alexandrie, Le Caire, Beyrouth, Chypre, Rhodes, Smyrne, Constantinople. En septembre 1844, il est Belgique et en Hollande, avec Houssaye, en août 1845, à Londres. En 1848, éclate la Révolution et remporte peu de succès dans ses tentatives théâtrales. En 1851, nouvelle crise de démence, séjour en clinique : il va vivre une véritable descente aux enfers et pourtant publie en 1853 "Sylvie", recueil de nouvelles, recueil de sonnets, "Chimères" en 1853, "Petits Châteaux de Bohème", les "Filles de feu" en 1854, "El Desdichado" avait été publié le 10 décembre 1853, et le 30 octobre 1854, ce sera le début de "Pandora"...

Le 26 janvier 1855 on le trouve pendu à une grille dans la ruelle sordide de la Vieille Lanterne  près du Châtelet, à Paris , sur l'emplacement actuel du Théâtre Sarah-Bernard...

 

La plupart de ses contemporains n'avaient jamais vu en lui qu'un gentil poète, un sympathique bohème, un polygraphe de talent. Et pendant trois générations, nul ne chercha à pénétrer le sens profond de son œuvre. Et si Mallarmé, Remy de Gourmont le lurent et surent tirer profit de leur lecture, il fallut attendre Apollinaire pour trouver un disciple avoué : quand, en 1914, parut la grande biographie d'Aristide Marie, il écrivit dans le Mercure de France : « Je l'aurais aimé comme un frère. » Si Nerval ne fut jamais vraiment oublié de ses pairs, jusque vers 1935, il restait absent des histoires de la littérature française (ou bien son nom était relégué dans quelque note en bas de page). Le reclassement général des valeurs artistiques auquel procédèrent les surréalistes les conduisit à faire de Nerval l'un de leurs ancêtres. Dans son premier "Manifeste du surréalisme" (1924), Breton placera  explicitement le nom même du surréalisme et certaines tendances fondamentales du mouvement sous le patronage de la préface des "Filles du feu". Gérard (c'est de ce prénom qu'il signa ses premiers ouvrages) prit alors place à côté des autres grands romantiques français, puis ce fut un extraordinaire développement des études nervaliennes....

Nerval avait lui-même déclaré : «Je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître.» Et le destin de Nerval a l'allure d'une création de l'art, l'œuvre et la vie semblent se nourrir l'une de l'autre...

 

"LES ILLUMINES" (1852)

Une galerie de portraits d' "illuminés", d'excentriques notoires, de pseudo-mystiques, en une série d'articles publiés dans des revues, à des époques diverses, de Raoul Spifame, roi de Bicêtre, et sosie d'Henri II, l'abbé de Bucquoy, qui fonde une communauté qu'il intitule La Mort, Restif de la Bretonne, frère spirituel de Nerval à sa manière, Cazotte et la permanence des âmes des morts au milieu des vivants, Cagliostro et la franc-maçonnerie, Quintus Aucler, apôtre du retour à l'Antique, ...

 

"LA MAIN ENCHANTEE" (1852)

Longue nouvelle qui se situe à Paris, dans les premières années du XVIIe siècle, Eustache Bouteroue se fait dire la bonne aventure sur le Pont-Neuf par maitre Gonin. Le cartomancien lui dit son passé et lui révèle son avenir : orphelin, apprenti drapier, il est destiné à épouser l`unique fille de son patron, la belle Javotte; mais il court grand danger d`être pendu. En le quittant, le devin lui indique son logis afin qu'il puisse recourir à lui en cas d`embarras. Le jour même, Eustache, en se rendant à la boutique située près des Halles, trouve la belle Javotte en compagnie d'un joyeux et outrecuidant arquebusier, parent de la jeune fille. Les noces ont lieu cependant, mais la présence du bruyant militaire, qui s`est installé dans sa maison, indispose d'autant plus Eustache que le soldat le prend chaque jour pour cible de ses plaisanteries. Un beau jour, notre héros met son parent à la porte, il s'ensuit une dispute violente, à l'issue de laquelle le militaire le provoque en duel. Embarrassé et terrorisé, Eustache se rend chez maître Gonin, le magicien, et lui promet cent écus qu'il versera dans les dix jours; en échange, celui-ci oint sa main d`un onguent magique qui le rendra invincible. Et le lendemain, lors du duel, la main se met seule en action et, malgré son propriétaire, tue d'un coup d'épée son redoutable adversaire. Le malheureux drapier vit ensuite des jours d`angoisse. Soupçonné par les sergents, il va implorer l`assistance du lieutenant civil du prévôt de Paris qui lui promet sa protection. Mais Eustache n`a pas payé les cent écus et, au moment où il prend congé du grand personnage, sa main, comme mue d`elle-même, va appliquer un vigoureux soufflet sur la joue de son interlocuteur. Il se jette aussitôt à ses pieds et implore son pardon, mais de nouveau sa main va frapper le magistrat au visage de coups violents et redoublés si bien que celui-ci doit appeler les gardes à son secours. Eustache, jugé pour avoir tué un homme en duel et avoir frappé un haut magistrat, est condamné au gibet. Dans sa prison, il reçoit la visite de maître Gonin qui lui rappelle qu`il n`a pas acquitté sa dette et qu'en compensation il lui doit sa main. A peine le malheureux a-t-il expiré sur le gibet que sa main commence à s'agiter, terrorisant la foule et frappant même le bourreau qui la sépare du bras à coups de couteau; après quoi. la main enchantée, bondissant sur la place. s`enfuit rapidement jusqu'au logis du magicien ...  Le sens juste et précis de la couleur et l'élégance raffinée du style distinguent Gérard de Nerval de tous les conteurs de son temps ...

 

IV. — Le Pont-Neuf.

Le Pont-Neuf, achevé sous Henri IV, est le principal monument de ce règne. Rien ne ressemble à l'enthousiasme que sa vue excita, lorsque, après de grands travaux, il eut entièrement traversé la Seine de ses douze enjambées, et rejoint plus étroitement les trois cités de la maîtresse ville.

Aussi devint-il bientôt le rendez-vous de tous les oisifs parisiens, dont le nombre est grand, et, partant, de tous les jongleurs, vendeurs d'onguents et filous, dont les métiers sont mis en branle par la foule, comme un moulin par un courant d'eau.

Quand Eustache sortit du triangle de la place Dauphine, le soleil dardait à plomb ses rayons poudreux sur le pont, et l'affluence y était grande, les promenades les plus fréquentées de toutes à Paris étant d'ordinaire celles qui ne sont fleuries que d'étalages, terrassées que de pavés, ombragées que de murailles et de maisons.

Eustache fendait à grand' peine ce fleuve de peuple qui croisait l'autre fleuve et s'écoulait avec lenteur d'un bout à l'autre du pont, arrêté au moindre obstacle, comme des glaçons que l'eau charrie, formant de place en place mille tournants et mille remous autour de quelques escamoteurs, chanteurs ou marchands prônant leurs denrées. Beaucoup s'arrêtaient le long des parapets à voir passer les trains de bois sous les arches, circuler les bateaux, ou bien à contempler le magnifique point de vue qu'offrait la Seine en aval du pont, la Seine côtoyant à droite la longue file des bâtiments du Louvre, à gauche le grand Pré-aux-Clercs rayé de ses belles allées de tilleuls, encadré de ses saules gris ébouriffés et de ses saules verts pleurant dans l'eau ; puis, sur chaque bord, la tour de Nesle et la tour de Bois, qui semblaient faire sentinelle aux portes de Paris comme les géants des romans anciens.

Tout à coup, un grand bruit de pétards fit tourner vers un point unique les yeux des promeneurs et des observateurs, et annonça un spectacle digne de fixer l'attention. C'était au centre d'une de ces petites plates-formes en demi-lune, surmontées naguère encore de boutiques en pierre, et qui formaient alors des espaces vides au-dessus de chaque pile du pont, et en dehors de la chaussée. Un escamoteur s'y était établi ; il avait dressé une table, et sur cette table se promenait un fort beau singe, en costume complet de diable, noir et rouge, avec la queue naturelle, et qui, sans la moindre timidité, tirait force pétards et soleils d'artifice, au grand dommage de toutes les barbes et les fraises qui n'avaient pas élargi le cercle assez vite.

Pour son maître, c'était une de ces figures du type bohémien, commun cent ans auparavant, déjà rare alors, et aujourd'hui noyé et perdu dans la laideur et l'insignifiance de nos têtes bourgeoises : un profil en fer de hache, front élevé mais étroit, nez très long et très bossu, et cependant ne surplombant pas comme les nez romains, mais fort retroussé au contraire, et dépassant à peine de sa pointe la bouche aux lèvres minces très avancées, et le menton rentré ; puis des yeux longs et fendus obliquement sous leurs sourcils dessinés comme un V, et de longs cheveux noirs complétant l'ensemble ; enfin, quelque chose de souple et de dégagé dans les gestes et dans toute l'attitude du corps témoignait un drôle adroit de ses membres et brisé de bonne heure à plusieurs métiers et à beaucoup d'autres.

Son habillement était un vieux costume de bouffon, qu'il portait avec dignité ; sa coiffure, un grand chapeau de feutre à larges bords, extrêmement froissé et recroquevillé ; maître Gonin était le nom que tout le monde lui donnait, soit à cause de son habileté et de ses tours d'adresse, soit qu'il descendît effectivement de ce fameux jongleur qui fonda, sous Charles VII, le théâtre des Enfants-sans-Souci, et porta le premier le titre de Prince des Sots, lequel, à l'époque de cette histoire, avait passé au seigneur d'Engoulevent, qui en soutint les prérogatives souveraines jusque devant les parlements.

 

V. — La bonne aventure.

L'escamoteur, voyant amassé un assez bon nombre de gens, commença quelques tours de gobelets qui excitèrent une bruyante admiration. Il est vrai que le compère avait choisi sa place dans la demi-lune avec quelque dessein, et non pas seulement en vue de ne point gêner la circulation, comme il paraissait ; car de cette façon il n'avait les spectateurs que devant lui, et non derrière.

C'est que véritablement l'art n'était pas alors ce qu'il est devenu aujourd'hui, où l'escamoteur travaille entouré de son public. Les tours de gobelets terminés, le singe fit une tournée dans la foule, recueillant force monnaie, dont il remerciait très galamment, en accompagnant son salut d'un petit cri assez semblable à celui du grillon. Mais les tours de gobelets n'étaient que le prélude d'autre chose, et, par un prologue fort bien tourné, le nouveau maître Gonin annonça qu'il avait en outre le talent de prédire l'avenir par la cartomancie, la chiromancie, et les nombres pythagoriques ; ce qui ne pouvait se payer, mais qu'il ferait pour un sol, dans la seule vue d'obliger. En disant cela, il battait un grand jeu de cartes, et son singe, qu'il nommait Pacolet, les distribua ensuite avec beaucoup d'intelligence à tous ceux qui tendirent la main.

Quand il eut satisfait à toutes les demandes, son maître appela successivement les curieux dans la demi-lune par le nom de leurs cartes, et leur prédit à chacun leur bonne ou mauvaise fortune, tandis que Pacolet, à qui il avait donné un oignon pour loyer de son service, amusait la compagnie par les contorsions que ce régal lui occasionnait, enchanté à la fois et malheureux, riant de la bouche et pleurant de l'œil, faisant à chaque coup de dent un grognement de joie et une grimace pitoyable.

Eustache Bouteroue, qui avait pris une carte aussi, se trouva le dernier appelé. Maître Gonin regarda avec attention sa longue et naïve figure, et lui adressa la parole d'un ton emphatique.

— Voici le passé : vous avez perdu père et mère ; vous êtes depuis six ans apprenti-drapier sous les piliers des Halles. Voici le présent : votre patron vous a promis sa fille unique ; il compte se retirer et vous laisser son commerce. Pour l'avenir, tendez-moi votre main.

Eustache, très étonné, tendit sa main ; l'escamoteur en examina curieusement les lignes, fronça le sourcil avec un air d'hésitation, et appela son singe comme pour le consulter. Celui-ci prit la main, la regarda ; puis, s'allant poster sur l'épaule de son maître, sembla lui parler à l'oreille ; mais il agitait seulement ses lèvres très vite, comme font ces animaux lorsqu'ils sont mécontents.

— Chose bizarre ! s'écria enfin maître Gonin, qu'une existence si simple dès l'abord, si bourgeoise, tende vers une transformation si peu commune, vers un but si élevé !... Ah ! mon jeune coquardeau, vous romprez votre coque ; vous irez haut, très haut... Vous mourrez plus grand que vous n'êtes.

— Bon ! dit Eustache en soi-même, c'est ce que ces gens-là vous promettent toujours. Mais comment donc sait-il les choses qu'il m'a dites en premier? Cela est merveilleux!... A moins, toutefois, qu'il ne me connaisse de quelque part.

Cependant, il tira de sa bourse l'écu rogné du magistrat, en priant l'escamoteur de lui rendre sa monnaie. Peut-être avait-il parlé trop bas ; mais celui-ci n'entendit point, car il reprit ainsi, en roulant l'écu dans ses doigts :

— Je vois assez que vous savez vivre ; aussi j'ajouterai quelques détails à la prédiction très véritable, mais un peu ambiguë, que je vous ai faite. Oui, mon compagnon, bien vous a pris de ne me point solder d'un sol comme les autres, encore que votre écu perde un bon quart ; mais n'importe, cette blanche pièce vous sera un miroir éclatant où la vérité pure va se refléter.

— Mais, observa Eustache, ce que vous m'avez dit de mon élévation, n'était-ce donc pas la vérité ?

— Vous m'avez demandé votre bonne aventure, et je vous l'ai dite, mais la glose y manquait... Çà, comment comprenez- vous le but élevé que j'ai donné à votre existence dans ma prédiction ?

— Je comprends que je puis devenir syndic des drapiers- chaussetiers, marguillier, échevin...

— C'est bien rentrer de piques noires, bien trouvé sans chandelle !... Et pourquoi pas le grand sultan des Turcs, l'Amorabaquin?... Eh ! non, non, monsieur- mon ami, c'est autrement qu'il faut l'entendre ; et, puisque vous désirez une explication de cet oracle sibyllin, je vous dirai que, dans notre style, aller haut est pour ceux qu'on envoie garder les moutons à la lune, de même que aller loin pour ceux qu'on envoie écrire leur histoire dans l'océan, avec des plumes de quinze pieds...

— Ah ! bon ! mais, si vous m'expliquiez encore votre explication, je comprendrais sûrement.

— Ce sont deux phrases honnêtes pour remplacer deux mots : gibet et galères. Vous irez haut, et moi loin. Cela est parfaitement indiqué chez moi par cette ligne médiane, traversée à angles droits d'autres lignes moins prononcées ; chez vous, par une ligne qui coupe celle du milieu sans se prolonger au-delà, et une autre les traversant obliquement toutes deux...

— Le gibet ! s'écria Eustache.

— Est-ce que vous tenez absolument à une mort horizontale? observa maître Gonin. Ce serait puéril; d'autant, que vous voici assuré d'échapper à toute sorte d'autres fins, où chaque homme mortel est exposé. De plus, il est possible que, lorsque messire le Gibet vous lèvera par le cou à bras tendu, vous ne soyez plus qu'un vieil homme dégoûté du monde et de tout... Mais voici que midi sonne, et c'est l'heure où l'ordre du prévôt de Paris nous chasse du Pont-Neuf jusqu'au soir. Or, s'il vous faut jamais quelque conseil, quelque sortilège, charme ou philtre à votre usage, dans le cas d'un danger, d'un amour ou d'une vengeance, je demeure là-bas, au bout du pont, dans le Château-Gaillard. Voyez-vous bien d'ici cette tourelle à pignon?...

— Un mot encore, s'il vous plaît, dit Eustache en tremblant : serai-je heureux en mariage?

— Amenez-moi votre femme, et je vous le dirai... Pacolet, une révérence à monsieur, et un baisemain.

L'escamoteur plia sa table, la mit sous son bras, prit le singe sur son épaule, et se dirigea vers le Château-Gaillard, en ramageant entre ses dents un air très vieux.

 

VI. — Croix et misères.

Il est bien vrai qu'Eustache Bouteroue s'allait marier dans peu avec la fille du drapier-chaussetier. C'était un garçon sage, bien entendu dans le commerce, et qui n'employait point ses loisirs à jouer à la boule ou à la paume, comme bien d'autres, mais à faire des comptes, à lire le Bocage des six corporations, et à apprendre un peu d'espagnol, qu'il était bon qu'un marchand sût parler, comme aujourd'hui l'anglais, à cause de la quantité de personnes de cette nation qui habitaient dans Paris. Maître Goubard s'étant donc, en six années, convaincu de la parfaite honnêteté et du caractère excellent de son commis, ayant de plus surpris entre sa fille et lui quelque penchant bien vertueux et bien sévèrement comprimé des deux parts, avait résolu de les unir à la Saint-Jean d'été, et de se retirer ensuite à Laon, en Picardie, où il avait du bien de famille.

Eustache ne possédait cependant aucune fortune ; mais l'usage n'était point alors général de marier un sac d'écus avec un sac d'écus ; les parents consultaient quelquefois le goût et la sympathie des futurs époux, et se donnaient la peine d'étudier longtemps le caractère, la conduite et la capacité des personnes qu'ils destinaient à leur alliance ; bien différents des pères de famille d'aujourd'hui, qui exigent plus de garanties morales d'un domestique qu'ils prennent, que d'un gendre futur.

Or, la prédiction du jongleur avait tellement condensé les idées assez peu fluides de l'apprenti drapier, qu'il était demeuré tout étourdi au centre de la demi-lune, et n'entendait point les voix argentines qui babillaient dans les campaniles de la Samaritaine, et répétaient: Midi, midi!... Mais, à Paris, midi sonne pendant une heure, et l'horloge du Louvre prit bientôt la parole avec plus de solennité, puis celle des Grands- Augustins, puis celle du Châtelet ; si bien qu'Eustache, effrayé de se voir si fort en retard, se prit à courir de toutes ses forces, et, en quelques minutes, eut mis derrière lui les rues de la Monnaie, du Borel et Tirechappe ; alors, il ralentit son pas, et, quand il eut tourné la rue de la Boucherie-de-Beauvais, son front s'éclaircit en découvrant les parapluies rouges du carreau des Halles, les tréteaux des Enfants-sans-Souci, l'échelle et la croix, et la jolie lanterne du pilori coiffée de son toit en plomb. C'était sur cette place, sous un de ces parapluies, que sa future, Javotte Goubard, attendait son retour....

 

"LES CHIMERES" (1854)

Part des "Filles du feu", l'usage a fait de cette suite de sonnets un tout autonome. "Quand la folie toucha Nerval, "le toucha avec délicatesse et caprice, mit sur sa pensée des demi-teintes et du crépuscule, la fondit, à des intervalles, dans l'état fluide de la mentalité primitive et de l'extase mystique, il écrivit les douze Sonnets des "Chimères" qui sont sans commune mesure avec le reste de ses vers, et même avec sa littérature, et en qui se lève, à la main d'un initié antique, l'épi éleusinien de la poésie française. Ils ont exactement le genre d'obscurité et le style de clarté de ces guides d'outre-tombe, par les prairies et les fontaines symboliques, qu'on a retrouvés, gravés sur des plaques d'or, dans les sépultures pythagoriciennes. On n'en épuisé pas la musique, et un curieux miracle a voulu que cette musique radiante fût enfermée, comme chez Mallarmé, dans la forme stricte et plastique du sonnet. Les "Chimères" montrent, en plein romantisme, la route au symbolisme et à la poésie pure, comme elles montraient à Nerval, dans l'outre-tombe, la route des initiés." (Thibaudet)

L'œuvre strictement poétique de Gérard est réduite, quoique inoubliable : plusieurs dizaines d'odelettes composées entre 1830 et 1835, un manuscrit partiellement demeuré inédit, mais sans doute écrit en 1841, lors de sa première crise de folie, le manuscrit Dumesnil de Gramont, quelques rares publications dans L'Artiste entre 1842 et 1845. On peut au passage remarquer son indépendance à une époque où tout le monde subit plus ou moins l'influence de Victor Hugo. A partir de 1852, donc sur le tard, Nerval, à l'instigation de son ami Arsène Houssaye, procédera à divers regroupements dans "La Bohême galante", dans les "Petits châteaux de Bohême" ensuite. avec, notamment, l'ensemble "Mysticisme", dans "Les Filles du feu".

"Comme dans un caveau dont la clé est perdue..." - "Les Chimères", constituées de douze pièces de vers ("Le Christ aux Oliviers" en comptant cinq à lui seul),  se développe sur un fonds mythologique et comporte quelque figure biblique. Le noyau originel est formé par les poèmes publiés dans L'Artiste entre 1842 et 1845, "Delfica", "Le Christ aux Oliviers" et "Vers dorés", soit sept sonnets, au milieu desquels Nerval va insérer "Artémis", huit poésies qui constituent la seconde partie des Chimères. Le début, quant à lui, comprend des poésies non publiées en revue (à l'exception de la première) : "El Desdichado", "Myrtho", "Horus", "Antéros". Il semble que Nerval ait organisé là une matière ancienne et que celle-ci était apparue, presque née d'un souffle prophétique, dès les mois de sa première crise, en 1841. Et Nerval lui-même assurant dans la lettre-préface des "Filles du feu" que de tels textes ne peuvent expliqués. Mais le poète lui-même, en 1841,  dans une lettre à Ida Ferrier, accepta de caractériser du nom de "théomanie" son problème, soit une tendance à voir les actions humaines doublées par la présence des dieux et des démons. Diverses mythologies sont ainsi mises à contribution par le poète pour énoncer une sorte de conflit entre des divinités d'autrefois et un dieu, le Kneph d' "Horus", le Jehova d' "Antéros", et le Créateur du "Christ aux Oliviers".

La suite des "Chímères" s'ouvrira sur un sonnet identitaire, le fameux "El Desdichado", où Nerval semble prêt à rentrer dans toute une lignée de héros ou de dieux malheureux. Le parcours chimérique s'achèvera, onze sonnets plus tard, et un possible accomplissement dans "Vers dorés", qui fait succéder au conflit la réconciliation produite par un panthéisme sensible, la reconnaissance d'un "Dieu caché" et la métempsycose.

Longtemps négligé, l'ensemble des Chimères sera réestimé tardivement et les surréalistes en admirèrent le mystère quasi alchimique. Artaud y vit une formidable "tripsion" des mythes à des fins de purification personnelle, Pierre-Jean Jouve en loua la portée abyssale ..

 

HORUS

Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l'univers : 

Isis, la mère, alors se leva sur sa couche, 

Fit un geste de haine à son époux farouche, 

Et l'ardeur d'autrefois brilla dans ses yeux verts.

« Le voyez-vous, dit-elle, il meurt, ce vieux pervers, 

Tous les frimas du monde ont passé par sa bouche, 

Attachez son pied tors, éteignez son œil louche, 

C'est le dieu des volcans et le roi des hivers !

« L'aigle a déjà passé, l'esprit nouveau m'appelle,

J'ai revêtu pour lui la robe de Cybèle...

C'est l'enfant bien-aimé d'Hermès et d'Osiris ! »

La Déesse avait fui sur sa conque dorée,

La mer nous renvoyait son image adorée,

Et les cieux rayonnaient sous l'écharpe d'Iris.

 

 ANTÉROS

Tu demandes pourquoi j'ai tant de rage au cœur, 

Et sur un col flexible une tête indomptée ; 

C'est que je suis issu de la race d'Antée, 

Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.

Oui, je suis de ceux-là qu'inspire le Vengeur, 

Il m'a marqué le front de sa lèvre irritée ; 

Sous la pâleur d'Abel, hélas ! ensanglantée, 

J'ai parfois de Caïn l'implacable rougeur !

Jéhovah ! le dernier, vaincu par ton génie, 

Qui, du fond des enfers, criait : « O tyrannie ! » 

C'est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon...

Ils m'ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,

Et, protégeant tout seul ma mère amalécite,

Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.

 


EL DESDICHADO

 

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :

Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

 

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,

Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

 

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;

J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…

 

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

 

LE CHRIST AUX OLIVIERS

Dieu est mort ! le ciel est vide…

Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père !

 

I

Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras

Sous les arbres sacrés, comme font les poètes,

Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,

Et se jugea trahi par des amis ingrats ;

Il se tourna vers ceux qui l’attendaient en bas

Rêvant d’être des rois, des sages, des prophètes…

Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,

Et se prit à crier : « Non, Dieu n’existe pas ! »

Ils dormaient. « Mes amis, savez-vous la nouvelle ?

J’ai touché de mon front à la voûte éternelle ;

Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !

« Frères, je vous trompais : Abîme ! abîme ! abîme !

Le dieu manque à l’autel où je suis la victime…

Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! » Mais ils dormaient toujours !…

II

Il reprit : « Tout est mort ! J’ai parcouru les mondes ;

Et j’ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,

Aussi loin que la vie en ses veines fécondes,

Répand des sables d’or et des flots argentés :

« Partout le sol désert côtoyé par les ondes,

Des tourbillons confus d’océans agités…

Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,

Mais nul esprit n’existe en ces immensités.

« En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite

Vaste, noir et sans fond, d’où la nuit qui l’habite

Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours ;

« Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,

Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,

Spirale engloutissant les Mondes et les Jours !

III

« Immobile Destin, muette sentinelle,

Froide Nécessité !… Hasard qui, t’avançant

Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,

Refroidis, par degrés, l’univers pâlissant,

« Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,

De tes soleils éteints, l’un l’autre se froissant…

Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,

Entre un monde qui meurt et l’autre renaissant ?…

« Ô mon père ! est-ce toi que je sens en moi-même ?

As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?

Aurais-tu succombé sous un dernier effort

« De cet ange des nuits que frappa l’anathème ?…

Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,

Hélas ! et, si je meurs, c’est que tout va mourir ! »

 

IV

Nul n’entendait gémir l’éternelle victime,

Livrant au monde en vain tout son cœur épanché ;

Mais prêt à défaillir et sans force penché,

Il appela le seul – éveillé dans Solyme :

« Judas ! lui cria-t-il, tu sais ce qu’on m’estime,

Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché :

Je suis souffrant, ami ! sur la terre couché…

Viens ! ô toi qui, du moins, as la force du crime ! »

Mais Judas s’en allait, mécontent et pensif,

Se trouvant mal payé, plein d’un remords si vif

Qu’il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites…

Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,

Sentant quelque pitié, se tourna par hasard :

« Allez chercher ce fou ! » dit-il aux satellites.

V

C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime…

Cet Icare oublié qui remontait les cieux,

Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,

Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !

L’augure interrogeait le flanc de la victime,

La terre s’enivrait de ce sang précieux…

L’univers étourdi penchait sur ses essieux,

Et l’Olympe un instant chancela vers l’abîme.

« Réponds ! criait César à Jupiter Ammon,

Quel est ce nouveau dieu qu’on impose à la terre ?

Et si ce n’est un dieu, c’est au moins un démon… »

Mais l’oracle invoqué pour jamais dut se taire ;

Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère :

– Celui qui donna l’âme aux enfants du limon.

 

 

VERS DORÉS

Eh quoi ! tout est sensible ! Pythagore.

Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant 

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose? 

Des forces que tu tiens ta liberté dispose, 

Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant :

Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;

Un mystère d'amour dans le métal repose ;

« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie : 

A la matière même un verbe est attaché... 

Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ; 

Et comme un œil naissant couvert par ses paupières, 

Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !

 


"LES FILLES DU FEU" (1854)

Recueil de nouvelles (suivi de douze sonnets réunis sous le titre : Les Chímères) intitulées "Angélique", "Sylvie", "Jemmy", "Octavíe", "Emilie". On y a joint une comédie, "Corilla", et une étude sur les mystères et les religions antiques, "Isis". 

"Jemmy", ayant pour cadre la région de Belle-Rivière aux Etats-Unis, est une pittoresque peinture des mœurs des colons d`Amérique au début du XIXe siècle. "Octavie" est la brève notation de quelques souvenirs plus ou moins galants de l'auteur, obsédé par le souvenir de l`actrice Jenny Colon, dont il s'était éloigné pour chercher l`oubli en Italie. "Emilie" est l`histoire d`un jeune officier des armées de la République qui épouse, en Alsace, une jeune fille de famille allemande et apprend un jour qu`il a tué dans un combat le père de celle-ci. ll se jette volontairement au-devant de la mort dans une charge, sachant qu`il a perdu l`amour de sa jeune épouse qui ne peut lui pardonner son crime involontaire. 

Le recueil tire surtout sa valeur des deux premières nouvelles, dont la seconde peut même être considérée comme le chef-d'œuvre qui a le plus assuré la renommée de Gérard de Nerval, "Sylvie"...

"Angélique" est, plus qu'une nouvelle à proprement dite, une suite de douze lettres qui nous raconte mille choses sous prétexte de nous faire connaître les recherches qu`il effectue dans diverses bibliothèques de Paris et de la province, pour trouver un certain ouvrage dont il a besoin. Ce lui est d'abord une occasion de nous parler de ses promenades, et de nous donner des descriptions de Senlis, du château de Chaalis. d'Ermenonville. etc., puis de nous initier au folklore de ces régions. Dans les bibliothèques, il consulte des archives d'où il tire pour nous toutes sortes d`histoires singulières ou fantastiques et notamment celle qu`il développe le plus longuement, les aventures de la belle Angélique de Longueville, fille d'un des plus grands seigneurs de Picardie, sous Louis XIII, laquelle se laisse enlever par un serviteur de son père, garçon de bonne mine mais simple fils de charcutier. Angélique, après avoir erré durant quelques années avec son ravisseur qu`elle n'a cessé d`aimer, reste veuve et finit dans la misère.

 

SYLVIE - I. Nuit perdue.

"Je sortais d'un théâtre où, tous les soirs, je paraissais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant. Quelquefois, tout était plein ; quelquefois, tout était vide. Peu m'importait d'arrêter mes regards sur un parterre peuplé seulement d'une trentaine d'amateurs forcés, sur des loges garnies de bonnets ou de toilettes surannées, - ou bien de faire partie d'une salle animée et frémissante, couronnée à tous ses étages de toilettes fleuries, de bijoux étincelants et de visages radieux. Indifférent au spectacle de la salle, celui du théâtre ne m'arrêtait guère, - excepté lorsqu'à la seconde ou à la troisième scène d'un maussade chef-d'œuvre d'alors, une apparition bien connue illuminait l'espace vide, rendant la vie d'un souffle et d'un mot à ces vaines figures qui m'entouraient.

Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son sourire me remplissait d'une béatitude infinie ; la vibration de sa voix si douce et cependant fortement timbrée me faisait tressaillir de joie et d'amour. Elle avait pour moi toutes les perfections, elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices, - belle comme le jour aux feux de la rampe qui l'éclairait d'en bas, pâle comme la nuit quand la rampe baissée la laissait éclairée d'en haut sous les rayons du lustre, et la montrait plus naturelle, brillant dans l'ombre de sa seule beauté, comme les Heures divines qui se découpent, avec une étoile au front, sur les fonds bruns des fresques d'Herculanum ! Depuis un an, je n'avais pas encore songé à m'informer de ce qu'elle pouvait être d'ailleurs ; je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image, - et tout au plus avais-je prêté l'oreille à quelques propos concernant non plus l'actrice, mais la femme. Je m'en informais aussi peu que des bruits qui ont pu courir sur la princesse d'Élide ou sur la reine de Trébizonde, - un de mes oncles, qui avait vécu dans les avant-dernières années du XVIIIe siècle comme il fallait y vivre pour le bien connaître, m'ayant prévenu de bonne heure que les actrices n'étaient pas des femmes, et que la nature avait oublié de leur faire un cœur. Il parlait de celles de ce temps-là sans doute ; mais il m'avait raconté tant d'histoires de ses illusions, de ses déceptions, et montré tant de portraits sur ivoire, médaillons charmants qu'il utilisait depuis à parer des tabatières, tant de billets jaunis, tant de faveurs fanées, en m'en faisant l'histoire et le compte définitif, que je m'étais habitué à penser mal de toutes, sans tenir compte de l'ordre des temps.

Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d'ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n'était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire ; c'était un mélange d'activité, d'hésitation et de paresse, d'utopies brillantes, d'aspirations philosophiques ou religieuses, d'enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d'ennui des discordes passées, d'espoirs incertains, - quelque chose comme l'époque de Peregrinus et d'Apulée. L'homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues. L'ambition n'était cependant pas de notre âge, et l'avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d'activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tour d'ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule. A ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l'air pur des solitudes, nous buvions l'oubli dans la coupe d'or des légendes, nous étions ivres de poésie et d'amour. Amour, hélas ! des formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques ! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait qu'elle apparût reine ou déesse, et surtout n'en pas approcher.

Quelques-uns d'entre nous néanmoins prisaient peu ces paradoxes platoniques, et à travers nos rêves renouvelés d'Alexandrie agitaient parfois la torche des dieux souterrains, qui éclaire l'ombre un instant de ses traînées d'étincelles. - C'est ainsi que, sortant du théâtre avec l'amère tristesse que laisse un songe évanoui, j'allais volontiers me joindre à la société d'un cercle où l'on soupait en grand nombre, et où toute mélancolie cédait devant la verve intarissable de quelques esprits éclatants, vifs, orageux, sublimes parfois, - tels qu'il s'en est trouvé toujours dans les époques de rénovation ou de décadence, et dont les discussions se haussaient à ce point, que les plus timides d'entre nous allaient voir parfois aux fenêtres si les Huns, les Turcomans ou les Cosaques n'arrivaient pas enfin pour couper court à ces arguments de rhéteurs et de sophistes. « Buvons, aimons, c'est la sagesse ! » Telle était la seule opinion des plus jeunes. Un de ceux-là me dit :

— Voici bien longtemps que je te rencontre dans le même théâtre, et chaque fois que j'y vais. Pour laquelle y viens-tu?

Pour laquelle? ...Il ne me semblait pas que l'on pût aller là pour une autre. Cependant, j'avouai un nom.

— Eh bien ! dit mon ami avec indulgence, tu vois là-bas l'homme heureux qui vient de la reconduire, et qui, fidèle aux lois de notre cercle, n'ira la retrouver peut-être qu'après la nuit.

Sans trop d'émotion, je tournai les yeux vers le personnage indiqué. C'était un jeune homme correctement vêtu, d'une figure pâle et nerveuse, ayant des manières convenables et des yeux empreints de mélancolie- et de douceur. Il jetait de l'or sur une table de whist et le perdait avec indifférence.

— Que m'importe, dis-je, lui ou tout autre? Il fallait qu'il y en eût un, et celui-là me paraît digne d'avoir été choisi.

— Et toi?

— Moi? C'est une image que je poursuis; rien de plus.

En sortant, je passai par la salle de lecture, et machinalement je regardai un journal. C'était, je crois, pour y voir le cours de la Bourse. Dans les débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus ; - ce qui venait d'avoir lieu à la suite d'un changement de ministère. Les fonds se trouvaient déjà cotés très haut ; je redevenais riche.

Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais. Je touchais du doigt mon idéal. N'était-ce pas une illusion encore, une faute d'impression railleuse? Mais les autres feuilles parlaient de même. — La somme gagnée se dressa devant moi comme la statue d'or de Moloch.

— Que dirait maintenant, pensais-je, le jeune homme de tout à l'heure, si j'allais prendre sa place près de la femme qu'il a laissée seule?...

Je frémis de cette pensée, et mon orgueil se révolta.

— Non ! ce n'est pas ainsi, ce n'est pas à mon âge que l'on tue l'amour avec de l'or : je ne serai pas un corrupteur. D'ailleurs, ceci est une idée d'un autre temps. Qui me dit aussi que cette femme soit vénale?

Mon regard parcourait vaguement le journal que je tenais encore, et j'y lus ces deux lignes : « Fête du Bouquet provincial. Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy. » Ces mots, fort simples, réveillèrent en moi toute une nouvelle série d'impressions : c'était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse. - Le cor et le tambour résonnaient au loin dans les hameaux et dans les bois ; les jeunes filles tressaient des guirlandes et assortissaient, en chantant, des bouquets ornés de rubans. Un lourd chariot, traîné par des bœufs, recevait ces présents sur son passage, et nous, enfants de ces contrées, nous formions le cortège avec nos arcs et nos flèches, nous décorant du titre de chevaliers, - sans savoir alors que nous ne faisions que répéter d'âge en âge une fête druidique, survivant aux monarchies et aux religions nouvelles.

 

II. — Adrienne.

Je regagnai mon lit et je ne pus y trouver le repos. Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état, où l'esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe, permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d'une longue période de la vie.

Je me représentais un château du temps de Henri IV, avec ses toits pointus couverts d'ardoises, et à sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de pierres jaunies une grande place verte encadrée d'ormes et de tilleuls, dont le soleil couchant perçait le feuillage de ses traits enflammés. Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d'un français si naturellement pur, que l'on se sentait bien exister dans ce vieux pays du Valois, où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France. 

J'étais le seul garçon dans cette ronde, où j'avais amené ma compagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée !... Je n'aimais qu'elle, je ne voyais qu'elle, — jusque-là ! A peine avais-je remarqué, dans la ronde où nous dansions, une blonde, grande et belle, qu'on appelait Adrienne. Tout d'un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée seule avec moi au milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m'empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d'or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s'empara de moi. — La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s'assit autour d'elle, et aussitôt, d'une voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée, comme celle des filles de ce pays brumeux, elle chanta une de ces anciennes romances pleines de mélancolie et d'amour, qui racontent toujours les malheurs d'une princesse enfermée dans sa tour par la volonté d'un père qui la punit d'avoir aimé. La mélodie se terminait à chaque stance par ces trilles chevrotants que font valoir si bien les voix jeunes, quand elles imitent par un frisson modulé la voix tremblante des aïeules.

A mesure qu'elle chantait, l'ombre descendait des grands arbres, et le clair de lune naissant tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif. — Elle se tut, et personne n'osa rompre le silence. La pelouse était couverte de faibles vapeurs condensées, qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes. Nous pensions être en paradis. — Je me levai enfin, courant au parterre du château, où se trouvaient des lauriers, plantés dans de grands vases de faïence peints en camaïeu. Je rapportai deux branches, qui furent tressées en couronne et nouées d'un ruban. Je posai sur la tête d'Adrienne cet ornement, dont les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds, aux rayons pâles de la lune. Elle ressemblait à la Béatrix de Dante, qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures.

Adrienne se leva. Développant sa taille élancée, elle nous fit un salut gracieux, et rentra en courant dans le château. — C'était, nous dit-on, la petite-fille de l'un des descendants d'une famille alliée aux anciens rois de France ; le sang des Valois coulait dans ses veines. Pour ce jour de fête, on lui avait permis de se mêler à nos jeux ; nous ne devions plus la revoir, car, le lendemain, elle repartit pour un couvent où elle était pensionnaire.

Quand je revins près de Sylvie, je m'aperçus qu'elle pleurait. La couronne donnée par mes mains à la belle chanteuse était le sujet de ses larmes. Je lui offris d'en aller cueillir une autre ; mais elle dit qu'elle n'y tenait nullement, ne la méritant pas. Je voulus en vain me défendre, elle ne me dit plus un seul mot pendant que je la reconduisais chez ses parents.

Rappelé moi-même à Paris pour y reprendre mes études, j'emportai cette double image d'une amitié tendre tristement rompue, — puis d'un amour impossible et vague, source de pensées douloureuses que la philosophie de collège était impuissante à calmer.

La figure d'Adrienne resta seule triomphante, — mirage de la gloire et de la beauté, adoucissant ou partageant les heures des sévères études. Aux vacances de l'année suivante, j'appris que cette belle à peine entrevue était consacrée par sa famille à la vie religieuse.

 

III. — Résolution.

Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me prenait à l'heure du spectacle, pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. — La ressemblance d'une figure oubliée depuis des années se dessinait désormais avec une netteté singulière ; c'était un crayon estompé par le temps, qui se faisait peinture, comme ces vieux croquis de maîtres admirés dans un musée, dont on retrouve ailleurs l'original éblouissant.

Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice !... et si c'était la même ! Il y a de quoi devenir fou ! c'est un entraînement fatal où l'inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte... Reprenons pied sur le réel.

Et Sylvie que j'aimais tant, pourquoi l'ai-je oubliée depuis trois ans?... C'était une bien jolie fille, et la plus belle de Loisy.

Elle existe, elle, bonne et pure de cœur sans doute. Je revois sa fenêtre où le pampre s'enlace au rosier, la cage de fauvettes suspendue à gauche ; j'entends le bruit de ses fuseaux sonores et sa chanson favorite :

La belle était assise

Près du ruisseau coulant...

Elle m'attend encore... Qui l'aurait épousée? Elle est si pauvre !

Dans son village et dans ceux qui l'entourent, de bons paysans en blouse, aux mains rudes, à la face amaigrie, au teint hâlé ! Elle m'aimait seul, moi, le petit Parisien, quand j'allais voir près de Loisy mon pauvre oncle, mort aujourd'hui. Depuis trois ans, je dissipe en seigneur le bien modeste qu'il m'a laissé et qui pouvait suffire à ma vie. Avec Sylvie, je l'aurais conservé. Le hasard m'en rend une partie. Il est temps encore.

A cette heure, que fait-elle? Elle dort... Non, elle ne dort pas ; c'est aujourd'hui la fête de l'arc, la seule de l'année, où l'on danse toute la nuit. — Elle est à la fête...

Quelle heure est-il?

Je n'avais pas de montre.

Au milieu de toutes les splendeurs de bric-à-brac qu'il était d'usage de réunir à cette époque pour restaurer dans sa cou- leur locale un appartement d'autrefois, brillait d'un éclat rafraîchi une de ces pendules d'écaillé de la Renaissance, dont le dôme doré, surmonté de la figure du Temps, est supporté par des cariatides du style de Médicis, reposant à leur tour sur des chevaux à demi cabrés. La Diane historique, accoudée sur son cerf, est en bas-relief sous le cadran, où s'étalent, sur un fond niellé, les chiffres émaillés des heures. Le mouvement, excellent sans doute, n'avait pas été remonté depuis deux siècles — Ce n'était pas pour savoir l'heure, que j'avais acheté cette pendule en Touraine.

Je descendis chez le concierge. Son coucou marquait une heure du matin.

— En quatre heures, me dis-je, je puis arriver au bal de Loisy.

Il y avait encore sur la place du Palais-Royal cinq ou six fiacres stationnant pour les habitués des cercles et des maisons de jeu.

— A Loisy ! dis-je au plus apparent.

— Où cela est-il?

— Près de Senlis, à huit lieues.

— Je vais vous conduire à la poste, dit le cocher, moins préoccupé que moi.

Quelle triste route, la nuit, que cette route de Flandre, qui ne devient belle qu'en atteignant la zone des forêts ! Toujours ces deux files d'arbres monotones qui grimacent des formes vagues ; au delà, des carrés de verdure et de terres remuées, bornés à gauche par les collines bleuâtres de Montmorency, d'Écouen, de Luzarches. Voici Gonesse, le bourg vulgaire plein des souvenirs de la Ligue et de la Fronde...

Plus loin que Louvres est un chemin bordé de pommiers dont j'ai vu bien des fois les fleurs éclater dans la nuit, comme des étoiles de la terre : c'était le plus court pour gagner les hameaux. — Pendant que la voiture monte les côtes, recomposons les souvenirs du temps où j'y venais si souvent.

 

L'intrigue de "Sylvie" peut se résumer ainsi : Gérard est épris d'une actrice à qui il n`ose déclarer son amour et qu`il nomme Aurélie (nous savons qu`ici encore il s`agit de Jenny Colon). Il apprend un soir qu'un autre a ses faveurs. Et quelques mots qu`il lit en parcourant mélancoliquement une gazette le font songer à son enfance qui s`est écoulée dans la campagne du Valois. Le désir lui vient de revoir les hameaux d`autrefois et loue en pleine nuit une voiture, se fait conduire à Loisy. Durant tout le trajet, il évoque ses innocentes amours avec la brune Sylvie, jeune dentellière du village, et  brûle de la revoir et peut-être de l`épouser. ll se rappelle en même temps que son idylle était troublée par le souvenir de deux rencontres avec la blonde Adrienne, jeune châtelaine, depuis lors entrée en religion, et qui, à l'époque, dans ses rêves, s'opposait à Sylvie. Cette rêverie nocturne constitue la partie la plus importante de la nouvelle. Mais voici le petit jour et Gérard est arrivé à Loisy...

 

IV. — Un voyage a Cythère.

Quelques années s'étaient écoulées : l'époque où j'avais rencontré Adrienne devant le château n'était déjà plus qu'un souvenir d'enfance. Je me retrouvai à Loisy au moment de la fête patronale. J'allai de nouveau me joindre aux chevaliers de l'arc, prenant place dans la compagnie dont j'avais fait partie déjà. Des jeunes gens appartenant aux vieilles familles qui possèdent encore là plusieurs de ces châteaux perdus dans les forêts, qui ont plus souffert du temps que des révolutions, avaient organisé la fête. De Chantilly, de Compiègne et de Senlis accouraient de joyeuses cavalcades qui prenaient place dans le cortège rustique des compagnies de l'arc. Après la longue promenade à travers les villages et les bourgs, après la messe à l'église, les luttes d'adresse et la distribution des prix, les vainqueurs avaient été conviés à un repas qui se donnait dans une île ombragée de peupliers et de tilleuls, au milieu de l'un des étangs alimentés par la Nonette et la Thève. Des barques pavoisées nous conduisirent à l'île, — dont le choix avait été déterminé par l'existence d'un temple ovale à colonnes qui devait servir de salle pour le festin. Là, comme à Ermenonville, le pays est semé de ces édifices légers de la fin du XVIIIe siècle, où des millionnaires philosophes se sont inspirés dans leurs plans du goût dominant d'alors. Je crois bien que ce temple avait dû être primitivement dédié à Uranie. Trois colonnes avaient succombé, emportant dans leur chute une partie de l'architrave ; mais on avait déblayé l'intérieur de la salle, suspendu des guirlandes entre les colonnes, on avait rajeuni cette ruine moderne, — qui appartenait au paganisme de Boufflers ou de Chaulieu plutôt qu'à celui d'Horace.

La traversée du lac avait été imaginée peut-être pour rappeler le Voyage à Cythère de Watteau. Nos costumes modernes dérangeaient seuls l'illusion. L'immense bouquet de la fête, enlevé du char qui le portait, avait été placé sur une grande barque ; le cortège des jeunes filles vêtues de blanc qui l'accompagnaient selon l'usage avait pris place sur les bancs, et cette gracieuse théorie renouvelée des jours antiques se reflétait dans les eaux calmes de l'étang qui la séparait du bord de l'île si vermeil aux rayons du soir avec ses halliers d'épine, sa colonnade et ses clairs feuillages. Toutes les barques abordèrent en peu de temps. La corbeille portée en cérémonie occupa le centre de la table, et chacun prit place, les plus favorisés auprès des jeunes filles : il suffisait pour cela d'être connu des parents. Ce fut la cause qui fit que je me retrouvai près de Sylvie. Son frère m'avait déjà rejoint dans la fête, il me fit la guerre de n'avoir pas depuis longtemps rendu visite à sa famille. Je m'excusai sur mes études, qui me retenaient à Paris, et l'assurai que j'étais venu dans cette intention.

— Non, c'est moi qu'il a oubliée, dit Sylvie. Nous sommes des gens de village, et Paris est si au dessus !

Je voulus l'embrasser pour lui fermer la bouche ; mais elle me boudait encore, et il fallut que son frère intervînt pour qu'elle m'offrît sa joue d'un air indifférent. Je n'eus aucune joie de ce baiser dont bien d'autres obtenaient la faveur, car, dans ce pays patriarcal où l'on salue tout homme qui passe, un baiser n'est autre chose qu'une politesse entre bonnes gens.

Une surprise avait été arrangée par les ordonnateurs de la fête. A la fin du repas, on vit s'envoler du fond de la vaste corbeille un cygne sauvage, jusque-là captif sous les fleurs, qui, de ses fortes ailes, soulevant des lacis de guirlandes et de couronnes, finit par les disperser de tous côtés. Pendant qu'il s'élançait joyeux vers les dernières lueurs du soleil, nous rattrapions au hasard les couronnes dont chacun parait aussitôt le front de sa voisine. J'eus le bonheur de saisir une des plus belles, et Sylvie, souriante, se laissa embrasser cette fois plus tendrement que l'autre. Je compris que j'effaçais ainsi le souvenir d'un autre temps. Je l'admirai alors sans partage, elle était devenue si belle ! Ce n'était plus cette petite fille de village que j'avais dédaignée pour une plus grande et plus faite aux grâces du monde. Tout en elle avait gagné : le charme de ses yeux noirs, si séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible ; sous l'orbite arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits réguliers et placides, avait quelque chose d'athénien. J'admirais cette physionomie digne de l'art antique au milieu des minois chiffonnés de ses compagnes. Ses mains délicatement allongées, ses bras qui avaient blanchi en s'arrondissant, sa taille dégagée, la faisaient tout autre que je ne l'avais vue. Je ne pus m'empêcher de lui dire combien je la trouvais différente d'elle-même, espérant couvrir ainsi mon ancienne et rapide infidélité.

Tout me favorisait d'ailleurs, l'amitié de son frère, l'impression charmante de cette fête, l'heure du soir et le lieu même où, par une fantaisie pleine de goût, on avait reproduit une image des galantes solennités d'autrefois. Tant que nous pouvions, nous échappions à la danse pour causer de nos souvenirs d'enfance et .pour admirer en rêvant à deux les reflets du ciel sur les ombrages et sur les eaux. Il fallut que le frère de Sylvie nous arrachât à cette contemplation, en disant qu'il était temps de retourner au village assez éloigné qu'habitaient ses parents.

 

V. — Le village.

C'était à Loisy, dans l'ancienne maison du garde. Je les conduisis jusque-là, puis je retournai à Montagny, où je demeurais chez mon oncle. En quittant le chemin pour traverser un petit bois qui sépare Loisy de Saint-S..., je ne tardai pas à m'engager dans une sente profonde qui longe la forêt d'Ermenonville ; je m'attendais ensuite à rencontrer les murs d'un couvent, qu'il fallait longer pendant un quart de lieue. La lune se cachait de temps à autre sous les nuages, éclairant à peine les roches de grès sombre et les bruyères qui se multipliaient sous mes pas. A droite et a gauche, des lisières de forêt sans routes tracées, et toujours, devant moi, ces roches druidiques de la contrée, qui gardent le souvenir des fils d'Armen exterminés par les Romains ! Du haut de ces entassements sublimes, je voyais les étangs lointains se découper comme des miroirs sur la plaine brumeuse, sans pouvoir distinguer celui même où s'était passée la fête.

L'air était tiède et embaumé ; je résolus de ne pas aller plus loin et d'attendre le matin, en me couchant sur des touffes de bruyères. — En me réveillant, je reconnus peu à peu les points voisins du lieu où je m'étais égaré dans la nuit. A ma gauche, je vis se dessiner la longue ligne des murs du couvent de Saint-S..., puis, de l'autre côté de la vallée, la butte aux Gens-d'Armes, avec les ruines ébréchées de l'antique résidence carlovingienne. Près de là, au-dessus des touffes de bois, les hautes masures de l'abbaye de Thiers découpaient sur l'horizon leurs pans de muraille percés de trèfles et d'ogives. Au delà, le manoir de Pontarmé, entouré d'eau comme autrefois, refléta bientôt les premiers feux du jour, tandis qu'on voyait se dresser au midi le haut donjon de la Tournelle et les quatre tours de Bertrand-Fosse sur les premiers coteaux de Montméliant.

Cette nuit m'avait été douce, je ne songeais qu'à Sylvie; cependant, l'aspect du couvent me donna un instant l'idée que c'était celui peut-être qu'habitait Adrienne. Le tintement de la cloche du matin était encore dans mon oreille, et m'avait sans doute réveillé. J'eus un instant l'idée de jeter un coup d'œil par-dessus les murs en gravissant la plus haute pointe des rochers ; mais, en y réfléchissant, je m'en gardai comme d'une profanation. Le jour en grandissant chassa de ma pensée ce vain souvenir et n'y laissa plus que les traits rosés de Sylvie.

— Allons la réveiller, me dis-je.

Et je repris le chemin de Loisy.

Voici le village au bout de la sente qui côtoie la forêt : vingt chaumières dont la vigne et les roses grimpantes festonnent les murs. Des fileuses matinales, coiffées de mouchoirs rouges, travaillent, réunies devant une ferme. Sylvie n'est point avec elles. C'est presque une demoiselle depuis qu'elle exécute de fines dentelles, tandis que ses parents sont restés de bons villageois. — Je suis monté à sa chambre, sans étonner personne; déjà levée depuis longtemps, elle agitait les fuseaux de sa dentelle, qui claquaient avec un doux bruit sur le carreau vert que soutenaient ses genoux.

— Vous voilà, paresseux ! dit-elle avec son sourire divin; je suis sûre que vous sortez seulement de votre lit !

Je lui racontai ma nuit passée sans sommeil, mes courses égarées à travers les bois et les roches. Elle voulut bien me plaindre un instant.

— Si vous n'êtes pas fatigué, je vais vous faire courir encore. Nous irons voir ma grand' tan te à Othys.

J'avais à peine répondu, qu'elle se leva joyeusement, arrangea ses cheveux devant un miroir et se coiffa d'un chapeau de paille rustique. L'innocence et la joie éclataient dans ses yeux. Nous partîmes en suivant les bords de la Thève, à travers les prés semés de marguerites et de boutons-d'or, puis le long des bois de Saint-Laurent, franchissant parfois les ruisseaux et les halliers pour abréger la route. Les merles sifflaient dans les arbres, et les mésanges s'échappaient joyeusement des buissons frôlés par notre marche.

Parfois nous rencontrions sous nos pas les pervenches si chères à Rousseau, ouvrant leurs corolles bleues parmi ces longs rameaux de feuilles accouplées, lianes modestes qui arrêtaient les pieds furtifs de ma compagne. Indifférente aux souvenirs du philosophe genevois, elle cherchait çà et là les fraises parfumées, et, moi, je lui parlais de la Nouvelle Héloïse, dont je récitais par cœur quelques passages.

— Est-ce que c'est joli? dit-elle.

— C'est sublime.

— Est-ce mieux qu'Auguste Lafontaine?

— C'est plus tendre.

— Oh ! bien, dit-elle, il faut que je lise cela. Je dirai à mon frère de me l'apporter, la première fois qu'il ira à Senlis.

Et je continuais à réciter des fragments de l'Héloïse pendant que Sylvie cueillait des fraises...

 

Gérard retrouve Sylvie. Hélas! elle n'a plus la simplicité d`autrefois et lui paraît singulièrement raisonnable. Ils vont ensemble à Chaalis, là même où il avait jadis entrevu Adrienne, costumée en génie céleste, dans une sorte de mystère joué dans les salons du château. Et il ne peut se garder de demander à Sylvie ce qu`est devenue la "religieuse". En même temps, il pense à Aurélie qui doit à cet instant, se faire applaudir à Paris. Il voudrait que Sylvie l`arrachât à ces souvenirs, mais en vain. Le soir même. il apprend qu'elle est fiancée au "Grand Frisé", pâtissier à Dammartin. Il repart aussitôt vers la décevante Aurélie. La nouvelle s`achève, plusieurs années plus tard, par le récit d'une des visites que Gérard, maintenant détaché, fait, de loin, à ses amis de Dammartin. Il y assiste au paisible bonheur du Grand Frisé et de Sylvie. C'est par elle qu`il apprend qu'Adrienne est morte au couvent... Par la fraîcheur des sentiments, la poésie des descriptions et la délicatesse du réalisme, "Sylvie" est une des œuvres les plus exquises de la littérature française. L'auteur y a ajouté quelques pages "Chansons et légendes du Valois" et les sonnets forment la part la plus illustre de l`œuvre poétique de Gérard de Nerval ...

 

XIII. — Aurélie.

A Paris ! — La voiture met cinq heures. Je n'étais pressé d'arriver que pour le soir. Vers huit heures, j'étais assis dans ma stalle accoutumée ; Aurélie répandit son inspiration et son charme sur des vers faiblement inspirés de Schiller, que l'on devait à un talent de l'époque. Dans la scène du jardin, elle devint sublime. Pendant le quatrième acte, où elle ne parais- sait pas, j'allai acheter un bouquet chez M me Prévost. J'y insérai une lettre fort tendre signée un Inconnu.

Je me dis :

— Voilà quelque chose de fixé pour l'avenir.

Et, le lendemain, j'étais sur la route d'Allemagne.

Qu'allais-je y faire? Essayer de remettre de l'ordre dans mes sentiments. — Si j'écrivais un roman, jamais je ne pour- rais faire accepter l'histoire d'un cœur épris de deux amours simultanées. Sylvie m'échappait par ma faute ; mais la revoir un jour avait suffi pour relever mon âme : je la plaçais désormais comme une statue souriante dans le temple de la Sagesse. Son regard m'avait arrêté au bord de l'abîme. Je repoussais avec plus de force encore l'idée d'aller me présenter à Aurélie, pour lutter avec tant d'amoureux vulgaires qui brillaient un instant près d'elle et retombaient brisés.

— Nous verrons quelque jour, me dis-je, si cette femme a un cœur.

Un matin, je lus dans un journal qu'Aurélie était malade. Je lui écrivis des montagnes de Salzbourg. La lettre était si empreinte de mysticisme germanique, que je n'en devais pas attendre un grand succès, mais aussi je ne demandais pas de réponse. Je comptais un peu sur le hasard et sur — l'inconnu.

Des mois se passèrent. A travers mes courses et mes loisirs, j'avais entrepris de fixer dans une action poétique les amours du peintre Colonna pour la belle Laura, que ses parents firent religieuse, et qu'il aima jusqu'à la mort. Quelque chose dans ce sujet se rapportait à mes préoccupations constantes. Le dernier vers du drame écrit, je ne songeai plus qu'à revenir en France.

Que dire maintenant qui ne soit l'histoire de tant d'autres? J'ai passé par tous les cercles de ces lieux d'épreuves qu'on appelle théâtres. «J'ai mangé du tambour et bu de la cymbale », comme dit la phrase dénuée de sens apparent des initiés d'Eleusis. Elle signifie sans doute qu'il faut au besoin passer les bornes du non-sens et de l'absurdité : la raison pour moi, c'était de conquérir et de fixer mon idéal.

Aurélie avait accepté le rôle principal dans le drame que je rapportais d'Allemagne. Je n'oublierai jamais le jour où elle me permit de lui lire la pièce. Les scènes d'amour étaient préparées à son intention. Je crois bien que je les dis avec âme, mais surtout avec enthousiasme. Dans la conversation qui suivit, je me révélai comme l'inconnu des deux lettres. Elle me dit :

— Vous êtes bien fou ; mais revenez me voir... Je n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui sût m'aimer.

O femme ! tu cherches l'amour... Et moi, donc?

Les jours suivants, j'écrivis les lettres les plus tendres, les plus belles que sans doute elle eût jamais reçues. J'en recevais d'elle qui étaient pleines de raison. Un instant, elle fut touchée, m'appela près d'elle, et m'avoua qu'il lui était difficile de rompre un attachement plus ancien.

— Si c'est bien pour moi que vous m'aimez, dit-elle, vous comprendrez que je ne puis être qu'à un seul.

Deux mois plus tard, je reçus une lettre pleine d'effusion.

Je courus chez elle. — Quelqu'un me donna dans l'intervalle un détail précieux. Le beau jeune homme que j'avais rencontré une nuit au cercle venait de prendre un engagement dans les spahis.

L'été suivant, il y avait des courses à Chantilly. La troupe du théâtre où jouait Aurélie donnait là une représentation. Une fois dans le pays, la troupe était pour trois jours aux ordres du régisseur. Je m'étais fait l'ami de ce brave homme, ancien Dorante des comédies de Marivaux, longtemps jeune premier de drame, et dont le dernier succès avait été le rôle d'amoureux dans la pièce imitée de Schiller, où mon binocle me l'avait montré si ridé. De près, il paraissait plus jeune, et, resté maigre, il produisait encore de l'effet dans les provinces. Il avait du feu. J'accompagnais la troupe en qualité de seigneur poète ; je persuadai au régisseur d'aller donner des représentations à Senlis et à Dammartin. Il penchait d'abord pour Compiègne ; mais Aurélie fut de mon avis. Le lendemain, pendant que l'on allait traiter avec les propriétaires des salles et les autorités, je louai des chevaux, et nous prîmes la route des étangs de Commelle pour aller déjeuner au château de la reine Blanche. Aurélie, en amazone, avec ses cheveux blonds flottants, traversait la forêt comme une reine d'autrefois, et les paysans s'arrêtaient éblouis. — Mme de F... était la seule qu'ils eussent vue si imposante et si gracieuse dans ses saluts. — Après le déjeuner, nous descendîmes dans des villages rappelant ceux de la Suisse, où l'eau de la Nonette fait mouvoir des scieries. Ces aspects chers à mes souvenirs l'intéressaient sans l'arrêter. J'avais projeté de conduire Aurélie au château, près d'Orry, sur la même place verte où pour la première fois j'avais vu Adrienne. — Nulle émotion ne parut en elle. Alors, je lui racontai tout ; je lui dis la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle. Elle m'écoutait sérieusement et me dit :

— Vous ne m'aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : « La comédienne est la même que la religieuse » ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus !

Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que j'avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces tendresses... ce n'était donc pas l'amour? Mais où donc est-il?

Aurélie joua le soir à Senlis. Je crus m'apercevoir qu'elle avait un faible pour le régisseur, le jeune premier ridé. Cet homme était d'un caractère excellent et lui avait rendu des services.

Aurélie m'a dit un jour :

— Celui qui m'aime, le voilà !

 

XIV. — Dernier feuillet.

Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie. J'ai essayé de les fixer sans beaucoup d'ordre, mais bien des cœurs me comprendront. Les illusions tombent les unes après les autres, comme les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience. Sa saveur est amère ; elle a pourtant quelque chose d'acre qui fortifie, — qu'on me pardonne ce style vieilli. Rousseau dit que le spectacle de la nature console de tout. Je cherche parfois à retrouver mes bosquets de Clarens perdus au nord de Paris, dans les brumes. Tout cela est bien changé !

Ermenonville ! pays où fleurissait encore l'idylle antique, — traduite une seconde fois d'après Gessner ! tu as perdu ta seule étoile, qui chatoyait pour moi d'un double éclat. Tour à tour bleue et rose comme l'astre trompeur d'Aldébaran, c'était Adrienne ou Sylvie, — c'étaient les deux moitiés d'un seul amour. L'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité. Que me font maintenant" tes ombrages et tes lacs, et même ton Désert? Othys, Montagny, Loisy, pauvres hameaux voisins, Châalis — que l'on restaure, — vous n'avez rien gardé de tout ce passé ! Quelquefois, j'ai besoin de revoir ces lieux de solitude et de rêverie. J'y relève tristement en moi-même les traces fugitives d'une époque où le naturel était affecté ; je souris parfois en lisant sur le flanc des granits certains vers de Roucher, qui m'avaient paru sublimes, — ou des maximes de bienfaisance au-dessus d'une fontaine ou d'une grotte consacrée à Pan. Les étangs, creusés à si grands frais, étalent en vain leur eau morte que le cygne dédaigne. Il n'est plus, le temps où les chasses de Condé passaient avec leurs amazones fières, où les cors se répondaient de loin, multipliés par les échos !... Pour se rendre à Ermenonville, on ne trouve plus aujourd'hui de route directe. Quelquefois, j'y vais par Creil et Senlis ; d'autres fois, par Dammartin.

A Dammartin, l'on n'arrive jamais que le soir. Je vais coucher alors à l'Image saint Jean. On me donne d'ordinaire une chambre assez propre tendue en vieille tapisserie, avec un trumeau au-dessus de la glace. Cette chambre est un dernier retour vers le bric-à-brac, auquel j'ai depuis longtemps renoncé. On y dort chaudement sous l'édredon, qui est d'usage dans ce pays. Le matin, quand j'ouvre la fenêtre, encadrée de vigne et de roses, je découvre avec ravissement un horizon vert de dix lieues, où les peupliers s'alignent comme des armées. Quelques villages s'abritent çà et là sous leurs clochers aigus, construits, comme on dit là, en pointes d'ossements. On distingue d'abord Othys, — puis Eve, puis Ver ; on distinguerait Ermenonville à travers le bois, s'il avait un clocher ; mais, dans ce lieu philosophique, on a bien négligé l'église. Après avoir rempli mes poumons de l'air si pur qu'on respire sur ces plateaux, je descends gaiement et je vais faire un tour chez le pâtissier : « Te voilà, grand frisé ! — Te voilà, petit Parisien ! » Nous nous donnons les coups de poing amicaux de l'enfance, puis je gravis un certain escalier où les joyeux cris de deux enfants accueillent ma venue. Le sourire athénien de Sylvie illumine ses traits charmés. Je me dis :

— Là était le bonheur, peut-être ; cependant...

Je l'appelle quelquefois Lolotte, et elle me trouve un peu de ressemblance avec Werther, moins les pistolets, qui ne sont plus de mode. Pendant que le grand frisé s'occupe du déjeuner, nous allons promener les enfants dans les allées de tilleuls qui ceignent les débris des vieilles tours de brique du château. Tandis que ces petits s'exercent, au tir des Compagnons de l'arc, à ficher dans la paille les flèches paternelles, nous lisons quelques poésies ou quelques pages de ces livres si courts qu'on ne fait plus guère.

J'oubliais de dire que, le jour où la troupe dont faisait partie Aurélie a donné une représentation à Dammartin, j'ai conduit Sylvie au spectacle, et je lui ai demandé si elle ne trouvait pas que l'actrice ressemblait à une personne qu'elle avait connue déjà.

— A qui donc?

— Vous souvenez-vous d'Adrienne?

Elle partit d'un grand éclat de rire en disant :

— Quelle idée !

Puis, comme se le reprochant, elle reprit en soupirant :

— Pauvre Adrienne ! elle est morte au couvent de Saint-S..., vers 1832.

 

"AURELIA" (1865)

Oeuvre ultime de Gérard de Nerval, rédigée lors de ses séjours à la clinique du docteur Emile Blanche qui l'incite à transcrire, pour raison thérapeutique, ses rêves et fantasmagories (du 27 août au 27 novembre 1853 et du 6 août au 19 octobre 1854). La première partie paraîtra dans La Revue de Paris, le 1er janvier 1855 et révèle l'obsession de son auteur durant toute la fin chaotique de son existence. Une œuvre qui se veut la traduction minutieuse d'une épreuve, d'une expérience, celle d`une descente au fond de soi. Une sorte d'acharnement lucide préside à la rédaction de ces pages, "Je vais essayer [...] de transcrire les impressions d`une longue maladie qui s'est passée tout entière dans les mystères de mon esprit - et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant." Tout le récit est comme la mise en fiction d'un moi en quête de lui-même, tentative qui a besoin pour se concrétiser de toutes les ressources d'un "amas bizarre" de littérature ésotérique, de recherches cabalistiques, de rêveries occultistes, ainsi que celles de l'esprit afin de tenter de reconstituer une identité qui sans cesse se dédouble. Le récit se veut mise en ordre et le texte résulte de ce souci de clarté ...

 

PREMIÈRE PARTIE

Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'œuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres ; le monde des Esprits s'ouvre pour nous.

Swedenborg appelait ces visions Memorabilia ; il les devait à la rêverie plus souvent qu'au sommeil; l'Ane d'or, d'Apulée, la Divine Comédie, du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l'âme humaine. Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d'une longue maladie qui s'est passée tout entière dans les mystères de mon esprit ; — et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l'imagination m'apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ? . . .

Cette vita nuova a eu pour moi deux phases. Voici les notes qui se rapportent à la première. — Une dame que j'avais aimée longtemps, et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi. Peu importent les circonstances de cet événement, qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans ses souvenirs l'émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l'âme par le destin ; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre : — je dirai plus tard pourquoi je n'ai pas choisi la mort. Condamné par celle que j'aimais, coupable d'une faute dont je n'espérais plus le pardon, il ne me restait qu'à me jeter dans les enivrements vulgaires ; j'affectai la joie et l'insouciance, je courus le monde, follement épris de la variété et du caprice ; j'aimais surtout les costumes et les mœurs bizarres des populations lointaines, il me semblait que je déplaçais ainsi les conditions du bien et du mal ; les termes, pour ainsi dire, de ce qui est sentiment pour nous autres Français. « Quelle folie, me disais-je, d'aimer ainsi d'un amour platonique une femme qui ne vous aime plus ! Ceci est la faute de mes lectures ; j'ai pris au sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d'une personne ordinaire de notre siècle... Passons à d'autres intrigues, et celle-là sera vite oubliée. » L'étourdissement d'un joyeux carnaval dans une ville d'Italie chassa toutes mes idées mélancoliques. J'étais si heureux du soulagement que j'éprouvais, que je faisais part de ma joie à tous mes amis, et, dans mes lettres, je leur donnais pour l'état constant de mon esprit ce qui n'était qu'une surexcitation fiévreuse.

Un jour, arriva dans la ville une femme d'une grande renommée, qui me prit en amitié et qui, habituée à plaire et à éblouir, m'entraîna sans peine dans le cercle de ses admirateurs. Après une soirée où elle avait été à la fois naturelle et pleine d'un charme dont tous éprouvaient l'atteinte, je me sentis épris d'elle à ce point que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J'étais si heureux de sentir mon cœur capable d'un amour nouveau !... J'empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules mêmes qui, si peu de temps auparavant, m'avaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé. La lettre partie, j'aurais voulu la retenir, et j'allai rêver dans la solitude à ce qui me semblait une profanation de mes souvenirs.

Le soir rendit à mon nouvel amour tout le prestige de la veille. La dame se montra sensible à ce que je lui avais écrit, tout en manifestant quelque étonnement de ma ferveur soudaine. J'avais franchi, en un jour, plusieurs degrés des sentiments que l'on peut concevoir pour une femme avec apparence de sincérité. Elle m'avoua que ma lettre l'étonnait tout en la rendant fière. J'essayai de la convaincre ; mais, quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuite retrouver dans nos entretiens le diapason de mon style, de sorte que je fus réduit à lui avouer, avec larmes, que je m'étais trompé moi-même en l'abusant. Mes confidences attendries eurent pourtant quelque charme, et une amitié plus forte dans sa douceur succéda à de vaines protestations de tendresse.

 

II

Plus tard, je la rencontrai dans une autre ville où se trouvait la dame que j'aimais toujours sans espoir. Un hasard les fit connaître l'une à l'autre, et la première eut occasion, sans doute, d'attendrir à mon égard celle qui m'avait exilé de son cœur. De sorte qu'un jour, me trouvant dans une société dont elle faisait partie, je la vis venir à moi, et me tendre la main. Comment interpréter cette démarche et le regard profond et triste dont elle accompagna son salut? J'y crus voir le pardon du passé ; l'accent divin de la pitié donnait aux simples paroles qu'elle m'adressa une valeur inexprimable, comme si quelque chose de la religion se mêlait aux douceurs d'un amour jus- que-là profane, et lui imprimait le caractère de l'éternité.

Un devoir impérieux me forçait de retourner à Paris, mais je pris aussitôt la résolution de n'y rester que peu de jours et de revenir près de mes deux amies. La joie et l'impatience me donnèrent alors une sorte d'étourdissement qui se compliquait du soin des affaires que j'avais à terminer. Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque, levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d'une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les traits d'Aurélia. Je me dis :

— C'est sa mort ou la mienne, qui m'est annoncée !

Mais je ne sais pourquoi j'en restai à la dernière supposition, et je me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même heure.

Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée.

J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salies, dont les unes étaient consacrées à l'étude, d'autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m'arrêtai avec intérêt dans une des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne. — Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J'y pris part quelque temps, puis j'en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d'hôtellerie aux escaliers immenses, pleine de voyageurs affairés.

Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et, en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un spectacle étrange. Un être d'une grandeur démesurée — homme ou femme, je ne sais — voltigeait péniblement au-dessus de l'espace, et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d'une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l'ange de la Mélancolie, d'Albrecht Durer. — Je ne pus m'empêcher de pousser des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut.

Le jour suivant, je me hâtai d'aller voir tous mes amis. Je leur faisais mentalement mes adieux, et, sans leur rien dire de ce qui m'occupait l'esprit, je dissertais chaleureusement sur des sujets mystiques ; je les étonnais par une éloquence parti- culière, il me semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes.

Le soir, lorsque l'heure fatale semblait s'approcher, je dissertais avec deux amis, à la table d'un cercle, sur la peinture et sur la musique, définissant à mon point de vue la génération des couleurs et le sens des nombres. L'un d'eux, nommé Paul ***, voulut me reconduire chez moi, mais je lui dis que je ne rentrais pas.

— Où vas-tu? me dit-il.

— Vers l'Orient.

Et, pendant qu'il m'accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L'ayant trouvée, je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au-devant de mon destin, et voulant apercevoir l'étoile jusqu'au moment où la mort devait me frapper. Arrivé cependant au confluent de trois rues, je ne voulus pas aller plus loin. Il me semblait que mon ami déployait une force surhumaine pour me faire changer de place; il grandissait à mes yeux, et prenait les traits d'un apôtre. Je croyais voir le lieu où nous étions s'élever et perdre les formes que lui donnait sa configuration urbaine; — sur une colline, entourée de vastes solitudes, cette scène devenait le combat de deux Esprits et comme une tentation biblique.

— Non! disais-je, je n'appartiens pas à ton ciel. Dans cette étoile sont ceux qui m'attendent. Ils sont antérieurs à la révélation que tu as annoncée. Laisse-moi les rejoindre, car celle que j'aime leur appartient, et c'est là que nous devons nous retrouver !

 

III

Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, — et cela, sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m'arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l'on appelle illusion, selon la raison humaine...

Cette idée m'est revenue bien des fois, que, dans certains moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s'incarnait tout à coup en la forme d'une personne ordinaire, et agissait ou tentait d'agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance, ou en gardât le souvenir.

Mon ami m'avait quitté, voyant ses efforts inutiles, et me croyant sans doute en proie à quelque idée fixe que la marche calmerait. Me trouvant seul, je me levai avec effort, et me remis en route dans la direction de l'étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l'ayant entendu dans quelque autre existence, et qui me remplissait d'une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres, et je les dispersais autour de moi. La route semblait s'élever toujours, et l'étoile s'agrandir. Puis je restai les bras étendus, attendant le moment où l'âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l'étoile. Alors, je sentis un frisson; le regret de la terre, et de ceux que j'y aimais, me saisit au cœur, et je suppliai si ardemment en moi-même l'Esprit qui m'attirait à lui, qu'il me sembla que je redescendais parmi les hommes. Une ronde de nuit m'entourait; — j'avais alors l'idée que j'étais devenu très grand, et que tout inondé de forces électriques, j'allais renverser tout ce qui m'approchait. Il y avait quelque chose de comique dans le soin que je prenais de ménager les forces et la vie des soldats qui m'avaient recueilli.

Si je ne pensais que la mission d'un écrivain est d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais ici, et je n'essayerais pas de décrire ce que j'éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives... Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s'ouvrir en mille aspects de magnificences inouïes. Le destin de l'âme délivrée semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret d'avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur la terre que j'allais quitter... D'immenses cercles se traçaient dans l'infini, comme les orbes que forme l'eau troublée par la chute d'un corps ; chaque région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se mouvait et se fondait tour à tour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait enfin, insaisissable, dans les mystiques splendeurs du ciel d'Asie.

Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde a pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce qui se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp, j'entendais que les soldats s'entretenaient d'un inconnu arrêté comme moi, et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine, et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, — distinctement partagée entre la vision et la réalité. Un instant, j'eus l'idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu'il le voit, la mort est proche. — Je fermai les yeux, et j'entrai dans un état d'esprit confus où les figures fantasques ou réelles qui m'entouraient se brisaient en mille apparences fugitives. Un instant, je vis près de moi deux de mes amis qui me réclamaient, les soldats me désignèrent ; puis la porte s'ouvrit, et quelqu'un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain.

— Mais on se trompe ! m'écriais-je, c'est moi qu'ils sont venus chercher et c'est un autre qui sort !

Je fis tant de bruit, que l'on me mit au cachot.

J'y restai plusieurs heures dans une sorte d'abrutissement; enfin, les deux amis que j'avais cru voir déjà vinrent me chercher avec une voiture. Je leur racontai tout ce qui s'était passé, mais ils nièrent être venus dans la nuit. Je dînai avec eux assez tranquillement ; mais, à mesure que la nuit approchait, il me sembla que j'avais à redouter l'heure même qui, la veille, avait risqué de m'être fatale. Je demandai à l'un d'eux une bague orientale qu'il avait au doigt et que je regardais comme un ancien talisman, et, prenant un foulard, je la nouai autour de mon cou, en ayant soin de tourner le chaton, composé d'une turquoise, sur un point de la nuque où je sentais une douleur. Selon moi, ce point était celui par où l'âme risquerait de sortir au moment où un certain rayon, parti de l'étoile que j'avais vue la veille, coïnciderait relativement à moi avec le zénith. Soit par hasard, soit par l'effet de ma forte préoccupation, je tombai comme foudroyé, à la même heure que la veille. On me mit sur un lit, et pendant longtemps je perdis le sens et la liaison des images qui s'offrirent à moi. Cet état dura plusieurs jours. Je fus transporté dans une maison de santé. Beaucoup de parents et d'amis me visitèrent sans que j'en eusse la connaissance. La seule différence pour moi de la veille au sommeil était que, dans la première, tout se transfigurait à mes yeux ; chaque personne qui m'approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à m'entretenir dans une série constante d'impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs, continuait la probabilité.

 

IV

Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords du Rhin. En face de moi se trouvaient des rocs sinistres dont la perspective s'ébauchait dans l'ombre. J'entrai dans une maison riante, dont un rayon du soleil couchant traversait gaiement les contrevents verts que festonnait la vigne. Il me semblait que je rentrais dans une demeure connue, celle d'un oncle maternel, peintre flamand, mort depuis plus d'un siècle. Les tableaux ébauchés étaient suspendus çà et là ; l'un d'eux représentait la fée célèbre de ce rivage. Une vieille servante, que j'appelai Marguerite et qu'il me semblait connaître depuis l'enfance, me dit :

— N'allez-vous pas vous mettre sur le lit? car vous venez de loin, et votre oncle rentrera tard ; on vous réveillera pour souper.

Je m'étendis sur un lit à colonnes drapé de perse à grandes fleurs rouges. Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au mur, et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une personne. Et j'avais l'idée que l'âme de mon aïeul était dans cet oiseau ; mais je ne m'étonnais pas plus de son langage et de sa forme que de me voir comme transporté d'un siècle en arrière. L'oiseau me parlait de personnes de ma famille vivantes ou mortes en divers temps, comme si elles existaient simultanément, et me dit :

— Vous voyez que votre oncle avait eu soin de faire son portrait d'avance... Maintenant, elle est avec nous.

Je portai les yeux sur une toile qui représentait une femme en costume ancien à l'allemande, penchée sur le bord du fleuve, et les yeux attirés vers une touffe de myosotis. — Cependant, la nuit s'épaississait peu à peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux se confondaient dans mon esprit somno- lent ; je crus tomber dans un abîme qui traversait le globe. Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teintes indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau. Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j'eus le sentiment que ces courants étaient composés d'âmes vi- vantes, à l'état moléculaire, que la rapidité de ce voyage m'empêchait seule de distinguer. Une clarté blanchâtre s'infiltrait peu à peu dans ces conduits, et je vis enfin s'élargir, ainsi qu'une vaste coupole, un horizon nouveau où se traçaient des îles entourées de flots lumineux. Je me trouvai sur une côte éclairée de ce jour sans soleil, et je vis un vieillard qui cultivait la terre. Je le reconnus pour le même qui m'avait parlé par la voix de l'oiseau, et, soit qu'il me parlât, soit que je le comprisse en moi- même, il devenait clair pour moi que les aïeux prenaient la forme de certains animaux pour nous visiter sur la terre, et qu'ils assistaient ainsi, muets observateurs, aux phases de notre existence.

Le vieillard quitta son travail et m'accompagna jusqu'à une maison qui s'élevait près de là. Le paysage qui nous entourait me rappelait celui d'un pays de la Flandre française où mes parents avaient vécu et où se trouvent leurs tombes : le champ entouré de bosquets à la lisière du bois, le lac voisin, la rivière et le lavoir, le village et sa rue qui monte, les collines de grès sombre et leurs touffes de genêts et de bruyères, — image rajeunie des lieux que j'avais aimés. Seulement, la maison où j'entrai ne m'était point connue. Je compris qu'elle avait existé dans je ne sais quel temps, et qu'en ce monde que je visitais, alors, le fantôme des choses accompagnait celui du corps.

J'entrai dans une vaste salle où beaucoup de personnes étaient réunies. Partout je retrouvais des figures connues. Les traits des parents morts que j'avais pleurés se trouvaient reproduits dans d'autres qui, vêtus de costumes plus anciens, me faisaient le même accueil paternel. Ils paraissaient s'être assemblés pour un banquet de famille. Un de ces parents vint à moi et m'embrassa tendrement. Il portait un costume ancien dont les couleurs semblaient pâlies, et sa figure souriante, sous ses cheveux poudrés, avait quelque ressemblance avec la mienne. Il me semblait plus précisément vivant que les autres, et pour ainsi dire en rapport plus volontaire avec mon esprit. — C'était mon oncle. Il me fit placer près de lui, et une sorte de communication s'établit entre nous ; car je ne puis dire que j'entendisse sa voix ; seulement, à mesure que ma pensée se portait sur un point, l'explication m'en devenait claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées.

— Cela est donc vrai ! disais-je avec ravissement, nous sommes immortels, et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons aimé existera toujours autour de nous !... J'étais bien fatigué de la vie !

— Ne te hâte pas, dit-il, de te réjouir, car tu appartiens encore au monde d'en haut, et tu as à supporter de rudes années d'épreuves. Le séjour qui t'enchante a lui-même ses douleurs ...


Aloysius Bertrand (1807-1841)

Né à Ceva au Piémont, Louis-Jacques Bertrand fait ses études à Dijon, ville médiévale qui sera son inspiratrice, et  semble voué à la brève existence d’un poète souffreteux. Il a envoyé le manuscrit d'un texte étrange à Sainte-Beuve, «Gaspard de la nuit», et malgré Sainte-Beuve le préfacier, Charles Baudelaire l’admirateur et la publication du manuscrit en 1842, par son ami le sculpteur David d'Angers, l'oeuvre reste inconnue. Sans ressources, il mène à Paris, une vie misérable, aggravée par la tuberculose, et y meurt en 1841, dans le plus grand dénuement. Mais lorsque Baudelaire, dans la préface à son Spleen de Paris y fait allusion comme à l`oeuvre d`un précurseur de la poésie moderne, c'est alors une lente mais soutenue remontée de l'obscurité qui s'opère...

 

"Je sortais le matin de ma demeure et je n'y rentrais que le soir. Tantôt, accoudé sur le parapet d'un bastion en ruines, j'aimais, pendant de longues heures, à respirer le parfum sauvage et pénétrant du violier qui moucheté de ses bouquets d'or la robe de lierre de la féodale et caduque cité de Louis XI ; à voir s'accidenter le paysage tranquille d'un coup de vent, d'un rayon de soleil ou d'une ondée de pluie, le bec-figue et les oisillons! des haies se jouer dans la pépinière éparpillée d'ombres et de clartés, les grives accourues de la montagne vendanger la vigne assez haute et touffue pour cacher le cerf de la fable, les corbeaux s'abattre de tous les coins du ciel, en bandes fatiguées, sur la carcasse d'un cheval abandonné par le pialey dans quelque bas-fond verdoyant ; à écouter les lavandières qui faisaient retentir leur rouillot joyeux au bord de Suzon et l'enfant qui chantait une mélodie plaintive en tournant tous la muraille la roue du cordier. — Tantôt je frayais à mes rêveries un sentier de mousse et de rosée, de silence et de quiétude, loin de la ville. Que de fois j'ai ravi leurs quenouilles de fruits rouges et acides aux halliers mal hantés de la fontaine de Jouvence et de l'ermitage de Notre-Dame-d'Etang, la fontaine des Esprits et des Fées, l'ermitage du Diable ! Que de fois j'ai ramassé le buccin pétrifié et le corail fossile sur les hauteurs pierreuses de Saint-Joseph, ravinées par l'orage ! Que de fois j'ai péché l'écrevisse dans les gués échevelés des Tilles, parmi les cressons qui abritent la salamandre glacée et parmi les nénuphars dont bâillent les fleurs indolentes ! Que de fois j'ai épié la couleuvre sur les plages embourbées de Saulons, qui n'entendent que le cri monotone de la foulque et le gémissement funèbre du grèbe ! Que de fois j'ai étoilé d'une bougie les grottes souterraines d'Asnières où la stalactite distille avec lenteur l'éternelle goutte d'eau du clepsydre des siècles ! Que de fois j'ai hurlé de la corne, sur les rocs perpendiculaires de Chèvre-Morte, la diligence gravissant péniblement le chemin à trois cents pieds au-dessous de mon trône débrouillards! Et les nuits même, les nuits d'été, balsamiques et diaphanes, que de fois j'ai gigué comme un lycanthrope autour d'un feu allumé dans le val herbu et désert, jusqu'à ce que les premiers coups de cognée du bûcheron ébranlassent les chênes ! Ah ! monsieur, combien la solitude a d'attraits pour le poète ! j'aurais été heureux de vivre dans les bois et de ne faire pas plus de bruit que l'oiseau qui se désaltère à la source, que l'abeille qui picore à l'aubépine et que le gland dont la chute crève la feuillée I...

— Et l'art? lui demandai-je.

— Patience I l'art était encore dans les limbes. J'avais étudié le spectacle de la nature, j'étudiai les monuments des hommes..."

 

GASPARD DE LA NUIT (1839)

"Gothique donjon / Et flèche gothique / Dans un ciel d`optique / Là-bas. c'est Dijon. / Ses joyeuses treilles / N'ont point leurs pareilles ; / Ses clochers jadis / Se comptaient par dix. / La plus d`une pinte / Est sculptée ou peinte. / La plus d`un portail / S`ouvre en éventail. / Dijon moult me tarde/ Et mon luth camard / Chante ta moutarde / Et ton Jacquemart." - Recueil de poèmes en prose, nouveau genre littéraire, composé de six livres, aussitôt oublié jusqu’au XXe siècle, sous-titré "Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot", imprégnée de culture médiévale et biblique et oscillant entre le rêve et le fantastique. L`auteur rapporte la rencontre qu'il fit un jour d`un poète étrangement maniaque : celui-ci, après lui avoir longuement confié les expériences que lui valurent certaines recherches mystiques sur la nature de l`art, disparut en lui laissant entre les mains un manuscrit intitulé 'Gaspard de la nuit', suit une préface, signée du même Gaspard dans laquelle l`auteur se borne à expliquer l`étrange caractère de son œuvre, en rappelant le souvenir de nombreux peintres, spécialement de peintres flamands; vient ensuite une Dédicace à Victor Hugo dans laquelle le poète se déclare sur le point de dire adieu à la vie, laissant, comme unique témoignage de ses rêves, ce petit livre, considéré depuis comme un abrégé du romantisme.

 

(Préface) "L'art a toujours deux faces antithétiques, médaille dont, par exemple, un côté accuserait la ressemblance de Paul Rembrandt et le revers celle de Jacques Callot. — Rembrandt est le philosophe à barbe blanche qui s'encolimaçonne en son réduit, qui absorbe sa pensée dans la méditation et dans la prière, qui ferme les yeux pour se recueillir, qui s'entretient avec des esprits de beauté, de science, de sagesse et d'amour, et qui se consume à pénétrer les mystérieux symboles de la nature. — Callot, au contraire, est le lansquenet fanfaron et grivois qui se pavane sur la place, qui fait du bruit dans la taverne, qui caresse les filles de bohémiens, qui ne jure que par sa rapière et par son escopette, et qui n'a d'autre inquiétude que de cirer sa moustache. — Or, l'auteur de ce livre a envisagé l'art sous cette double personnification ; mais il n'a point été trop exclusif, et voici, outre des fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, des études sur Van Eyck, Lucas de Leyde, Albert Dürer, Peeter Neef, Breughel de Velours, Breughel d'Enfer, Van Ostade, Gérard Dow, Salvator Rosa, Murillo , Fusely et plusieur» autres maîtres de différentes écoles.

Et que si on demande à l'auteur pourquoi il ne parangonne point en tête de son livre quelque belle théorie littéraire, il sera forcé de répondre que M. Séraphin ne lui a pas expliqué le mécanisme de ses ombres chinoises, et que Polichinelle cache à la foule curieuse le fil conducteur de son bras. — Il se contente de signer son œuvre : GASPARD D£ LA NUIT."

 

Les Fantaisies de Gaspard de la nuit, c`est une série de quelques textes en prose, divisée en six livres (Ecole flamande, Le Vieux Paris, La Nuit et ses prestiges, Les Chroniques, Espagne et Italie, Silves), avec un appendice comprenant une Postface dédiée à M. de Sainte Beuve et des Pièces détachées extraites du portefeuille de l`auteur :  L`Alchimiste, Départ pour le sabbat, Les Gueux de nuit, La Chambre gothique, ... où foisonnent flèches. donjons. tourelles et clochers gothiques. sylphides. gnomes et fées, démons incubes et succubes, soldats, aventuriers, brigands. vagabonds, pendaisons et suicides. L`auteur reconnaît pour ses maitres Hugo, Gautier, Byron et Nodier, mais, à l'image d'un Gérard de Nerval, en fudionnant la truculence colorée de l`école francaise aux fantaisies mystiques du romantisme germanique. A cela s'ajoute une pleine liberté  d`esprit dans la reconstitution du passé qui n'hésita pas à puiser au profond de sa vie intérieure de poète :  "J'ai une petite confession à vous faire, écrira Baudelaire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n`a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux), que l`idée m`est venue de tenter quelque chose d`analogue et d`appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d`une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu`il avait appliqué a la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque." Non seulement l'oeuvre "Le Cornet à dés" de Max Jacob, trois partitions pour piano de Maurice Ravel, "Ondine", "Le Gibet", "Scarbo", qui furent créées à Paris en 1909. "Ondine", c`est la goutte d'eau qui se forme par condensation sur la vitre d`une fenêtre, sur laquelle elle glisse ensuite capricieusement, en brillant à la lumière de la lune....

 

Ondine (La nuit et ses prestiges)

 

« Ecoute ! - Ecoute ! - C'est moi, c'est Ondine qui frôle de ces gouttes d'eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi. 

» Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l'air. 

» Ecoute ! - Ecoute ! - Mon père bat l'eau coassante d'une branche d'aulne verte, et mes sueurs caressent de leurs bras d'écume les fraîches îles d'herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne ! 

Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt pour être l'époux d'une Ondine, et de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs. 

Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s'évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus. 

 

Les Cinq doigts de la main (Ecole flamande)

Une honnête famille où il n'y a jamais eu de banqueroute, où personne n'a jamais été pendu. - La parenté de Jean de Nivelle.

 

Le pouce est ce gras cabaretier flamand, d'humeur goguenarde et grivoise, qui fume sur sa 

porte, à l'enseigne de la double bière de mars. 

L'index est sa femme, virago sèche comme une merluche, qui, dès le matin, soufflette sa 

servante dont elle est jalouse, et caresse la bouteille dont elle est amoureuse. 

Le doigt du milieu est leur fils, compagnon dégrossi à la hache, qui serait soldat s'il n'était 

brasseur, et qui serait cheval s'il n'était homme. 

Le doigt de l'anneau est leur fille, leste et agaçante Zerbine, qui vend des dentelles aux 

dames, et ne vend pas ses sourires aux cavaliers. 

Et le doigt de l'oreille est le Benjamin de la famille, marmot pleureur qui toujours se brimbale à la ceinture de sa mère comme un petit enfant pendu au croc d'une ogresse. 

Les cinq doigts de la main sont la plus mirobolante giroflée à cinq feuilles qui ait jamais 

brodé les parterres de la noble cité de Harlem.

 

"Le Gibet", c'est un tableau macabre où un pendu est éclairé par les rayons du soleil couchant ...

 

LE GIBET (Pièces détachées)

Ah ! ce que j'entends, serait-ce la bise nocturne qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire ?

Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont par pitié se chausse le bois ?

Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallali

Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu sanglant à son crâne chauve ?

Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi-aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé ?

C'est la cloche qui tinte aux murs d'une ville, sous l'horizon, et la carcasse d'un pendu que rougit le soleil couchant.

 

"Le Scarbo", c'est l`insecte diabolique qui tourne dans la chambre "comme le fuseau tombé de la quenouille d`une sorcière"...

 

SCARBO (Pièces détachées)

II regarda sous le lit, dans la cheminée, dans le bahut ; — personne. Il ne put comprendre par où il s'était introduit, par où il s'était évadé. (Hoffmann, Contes nocturnes)

Oh ! que de fois je l'ai entendu et vu , Scarbo, lorsqu'à minuit la lune brille dans le ciel comme un écu d'argent sur une bannière d'azur semée d'abeilles d'or !

Que de fois j'ai entendu bourdonner son rire dans l'ombre de mon alcôve, et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit!

Que de fois je l'ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d'une sorcière !

Le croyais-je alors évanoui ? le nain grandissait entre la lune et moi comme le clocher d'une cathédrale gothique, un grelot d'or en branle à son bonnet pointu !

Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane comme la cire d'une bougie, son visage blêmissait comme la cire d'un lumignon, — et soudain il s'éteignait.