Nicolas Gogol (1809-1852), "Le Revizor" (1836), "Le Manteau" (1842) , "Les Âmes mortes" (1842) - ...

Last update: 11/11/2021

 

La littérature russe moderne a donc débuté par deux écrivains, deux apparitions fulgurantes et inexplicables compte tenu du contexte, tous deux tués en duel, tous deux victimes de leur tempérament passionné, Pouchkine, qui élabora une synthèse de tous les courants et toutes les influences de son temps, et Lermontov , le "Byron à l'âme russe" qui fera de ses poèmes et de ses nouvelles des cris de révolte. Plus connu pour sa prose narrative et sa satire brillante, Nicolas Vassiliévitch Gogol (1809-1852) est le troisième auteur de génie de cette première époque, "Le Revizor" et "Les Âmes mortes" font partie intégrante de la littérature mondiale. Il est tout à la fois l’inventeur du fantastique et une génie de la satire, mais éprouvant compassion sans borne envers les petites gens. Il est celui qui dénonce ce lourd esprit d'inertie dont l'être humain est pénétré jusqu`à la moelle des os et de si terrible façon qu`il est réduit à se comporter en automate, et rien ne permet de penser que cela puisse un jour évoluer.

Gogol est tout autant un novateur dans la littérature russe, ses "récits de Saint Pétersbourg" nous livrent trois nouvelles, "Le journal d’un fou", où le dérapage dans la folie s’effectue de façon insidieuse, "le nez" considéré dans la littérature mondiale comme la première œuvre fantastique, qui est l’histoire d’un nez se promenant seul en redingote, et "Le manteau", œuvre qui met en scène le premier héros aussi misérable, pitoyable, qu’on ait vu à l’époque. La fameuse pièce de Gogol, "Revizor" (Le Revizor,1836), une critique satirique de la corruption dans la Russie tsariste, se différencie par l'absence de personnages bienveillants et par la conscience de son propre artifice. 

Un dramaturge moderne comme Samuel Beckett reconnaîtra l'influence de Gogol sur lui. "Myortvye dushi" (Les Âmes mortes, 1842) est également une oeuvre significative de Gogol. Ce récit en prose, qui voudrait être un poème, expose la duplicité de la bureaucratie comme un moyen d'allégoriser la quête fructueuse de l'humanité de sa propre signification. Un courant sous-jacent de désespoir traverse toute l'oeuvre de Gogol qui se manifeste lui-même, à travers la comédie, dans la cruauté d'une révélation : l'existence n'est au fond qu'une pure invention...

 

Nevsky Prospekt. Gravure de J.L. Jacotte et Regama de Joseph Charlemagne. 1850

 

Nicolas Vassiliévitch Gogol (1809-1852)

Mérimée a révélé à la France le nom de Gogol,  il était petit-Russien, fils de Cosaques. Nicolas Vassiliévitch naquit en 1809, à Sorotchinzy, près de Poltava, au centre des terres noires et de l'ancien pays cosaque. Nikolaï Gogol appartient à une famille de petits propriétaires fonciers d`Ukraine, et l`on sait que l'Ukraine, avec son folklore, sa vie patriarcale, lui fournira une première source d'inspiration. Le père de Gogol composait lui-même de comédies légères pour le théâtre d'amateurs dont s'occupait son riche parent et voisin, D.P. Trotschinski, haut dignitaire sous Catherine, Paul et Alexandre. Ce père qui meurt en 1825 n'eut pas l'influence de sa mère, dévote et passionnément attachée à son fils. Médiocre collégien, Gogol se signale par un précoce talent de comédien. Gogol parvient à convaincre sa mère de l'aider à gagner la capitale et entend devenir, en bon russe, fonctionnaire. Mais la manière habituelle de servir l'Etat ne semble pas lui correspondre, son dégoût pour l'univers bureaucratique y naquit sans doute, il obtient une chaire d'histoire en 1831, se pense historien, mais c'est finalement la littérature qui lui ouvre le plus de perspective. Entretemps, il aura rencontré un certain nombre de personnalités, dont Pouchkine, le célèbre poète Joukovski et Mme Smirnov, dame de la haute société, profondément religieuse. 

 

Et c'est en 1831, qu'il publie, sous le pseudonyme de Rudy Panko, éleveur d`abeilles, la première partie des "Veillée à la ferme de Dikanka" : il y utilise de nombreux souvenirs d'enfance, et puise dans le folklore petit-russien, des récits (La Vieille de la Saint-Jean, L'Effroyable Vengeance, Le Terrain ensorcelé) de la vie villageoise où se mêlent diableries et sorcières. Tout cela est conté dans une langue grasse et savoureuse, chargée de mots petits-russiens, de locutions naïves ou triviales, mais un flot de poésie emporte l'auteur quand revient sous ses yeux un des paysages où il a grandi. Ainsi, au début de la "Nuit de mai"..

 

« Connaissez-vous la nuit d'Ukraine? Oh! vous ne connaissez pas la nuit d'Ukraine! Contemplez-la. Du milieu du ciel, la lune regarde; la voûte incommensurable s'étend et parait plus profonde encore; elle s'embrase et respire. Sur la terre, une lumière argentée; l'air est frais, et pourtant il oppresse, chargé de langueur, charriant des parfums. Nuit divine! nuit enchanteresse! Immobiles et pensives, les forêts reposent pleines de ténèbres, projetant leurs grandes ombres. Voici des étangs silencieux ; leurs eaux sombres et froides sont tristement emprisonnées dans les murailles de verdure des jardins. La petite forêt vierge de merisiers et de prunelles risque timidement ses racines dans le froid de l'eau; par moments, ses feuilles murmurent, comme dans un frisson de colère, quand un joli petit vent, le vent de nuit, se glisse à la dérobée et les caresse. Tout l'horizon dort. Au-dessus, là-haut, tout respire, tout est auguste et triomphal. Et dans l'âme, comme au ciel, s'ouvrent des espaces sans fin; une foule de visions argentées se lèvent avec grâce dans ses profondeurs. Nuit divine! nuit charmante ! Soudain tout s'anime, les forêts, les étangs et les steppes. Le trille majestueux du rossignol d'Ukraine a retenti : il semble que la lune s'arrête au milieu des nuées pour l'entendre. Sur la colline, !e village dort d'un sommeil enchanté. L'amas de chaumières blanches brille d'un éclat plus vif aux rayons de la lune; leurs murailles basses surgissent éblouissantes des ténèbres. Les chants se sont tus. Tout repose chez ces braves gens assoupis. Çà et là, pourtant, une petite fenêtre scintille. Sur le seuil d'une cabane, une famille attardée achève de souper... »

Puis brusquement, à la ligne suivante, nous sommes tirés de cette contemplation poétique par la dispute de joyeux drilles qui dansent la farandole... Par ses contrastes et son mouvement, l'effet du livre fut considérable, il révélait de plus un coin de Russie inconnu, et Pouchkine, dont l'âme aimait par-dessus tout la bonne humeur, porta aux nues l'œuvre qui l'avait fait rire. Enfin, dans "Ivan Fedorovitch Schponka et sa tante" apparaît le mélange de réalisme et d`humour qui caractérisera les œuvres de la maturité ..

 

1831 - "Soirées du hameau" (ou "Veillées à la ferme de Dikan'ka) 

(НИКОЛАЙ ГОГОЛЬ - ВЕЧЕРА НА ХУТОРЕ БЛИЗ ДИКАНЬКИ)

"Sans doute vous est-il arrivé d'entendre le fracas d'une cascade qui s'abat dans le lointain, lorsque les alentours en alarme se remplissent d`un sourd grondement et qu'un chaos de sons étranges et confus passe en tourbillonnant devant vous. Ce sont bien les mêmes sentiments, n'est-ce pas, qui s'emparent instantanément de vous dans le tourbillon d'une foire villageoise, lorsque la foule ne forme plus qu'un seul être immense et monstrueux dont le corps tout entier palpite sur la place et dans les ruelles étroites, et crie, et caquette et gronde ? " - Recueil de huit récits divisé en deux parties, la première écrite en 1831, la seconde l`année suivante,  première manière de Gogol après une jeunesse passée en Ukraine et dont il nous transmet toute la richesse, dans des paysages que des personnages.

Dans "La Foire de Sorotchinsky", un tzigane se déguise en diable et terrorise un village entier pour obtenir qu'une mère superstitieuse et tyrannique consente à donner sa fille en mariage à un de ses amis. "La Veille de la Saint-Jean" conte l'histoire d`un jeune homme qui, pour devenir riche, vend son âme au diable. Dans "La Nuit de mai ou la Noyée", une ondine protège l'amour de jeunes fiancés. "La Lettre perdue" conte l`histoire de diables et de sorciers battus au jeu par un Cosaque astucieux qui marque ses cartes d`un signe de croix. Dans "La Nuit de Noël", un forgeron contraint par la ruse un diable à le porter sur le propre dos de l'impératrice, pour se faire livrer par elle de belles chaussures qui lui permettront d'obtenir les grâces de son amour. Dans "L'Effoyable vengeance", un sorcier est condamné à se faire ronger pour l'éternité par les autres morts de sa famille maudite, et de l`abîme où il expie ses péchés, il produit des secousses de la croûte terrestre. "Ivan Fedorovitch Schponka et sa tante" sont deux petits propriétaires terriens bien pacifiques dont Gogol abandonna le récit. Dans "Le Terrain ensorcelé", un vieillard s`apercevant qu`une partie de sa chambre est ensorcelée se met dans la tête qu'il va y trouver un trésor. Mais dans ce siècle maudit, peut-on encore croire au diable! Le succès de l'ouvrage permit une seconde édition, quelques semaines avant Le Révizor. "Voilà, écrivit Pouchkine, de vraie gaieté sincère, sans contrainte", et par endroits, ajoute-t-il, "quelle poésie, quelle sensibilité!

 

Reprenons ainsi "Une terrible vengeance", où s'incarne ce mal que Gogol s'attachera à traquer dans toute son œuvre, et jugeons de l'image poétique qu'il sait tant exprimer...

 

"UNE douce clarté se répand sur le monde : derrière la montagne, la lune a paru. Comme d'une précieuse mousseline de Damas à la blancheur de neige, elle a couvert le rivage montueux du Dniepr, et l'ombre a reculé plus loin encore dans le bosquet de pins. Au milieu du Dniepr, vogue une barque. A l'avant, deux gaillards sont assis; ils ont leurs bonnets noirs de Cosaques posés sur l`oreille, et sous les rames, comme des étincelles sous le briquet, les embruns jaillissent de tous côtés. Pourquoi ne chantent-ils pas, les Cosaques? Pourquoi ne se racontent-ils pas que des prêtres polonais parcourent l'Ukraine, rebaptisant le peuple cosaque dans la foi catholique, ou comment, deux jours durant, la horde s'est battue près du lac Salé? Mais comment pourraient-ils chanter, comment parler de chaudes affaires? Leur seigneur Danilo s'est absorbé dans ses pensées, et la manche de son caftan de drap pourpre, abandonnée le long de la barque, se remplit d'eau; leur dame Catherine berce doucement son nourrisson et ne le quitte pas des yeux, et sur sa jupe d'apparat que nulle toile ne protège, l'eau retombe en poussière grise.

Il fait bon, du milieu du Dniepr, poser son regard sur les hautes montagnes, les vastes pâturages, les vertes forêts! Ces montagnes-là ne sont pas des montagnes : elles n'ont pas de pied, leur base comme leur sommet s'achève en crêtes acérées, sous elles comme au-dessus d'elles s'élève la voûte céleste. Ces forêts qui se dressent sur les hauteurs, ce ne sont pas des forêts : c'est la chevelure qui recouvre la tête hirsute d'un vieux sylvain; sa barbe trempe dans le fleuve et sous la barbe et au-dessus des cheveux s'élève la voûte céleste. Ces pâturages, ce ne sont pas des pâturages : c'est une verte ceinture qui ceint en son milieu un ciel rond, dont la lune parcourt à la fois les deux moitiés.

Mais le seigneur Danilo ne regarde pas autour de lui : ce qu'il regarde, c'est sa jeune épouse. "Pourquoi ma jeune épouse, pourquoi ma précieuse Catherine se laisse-t-elle aller à la tristesse?

- Ce n'est pas à la tristesse que je me laisse aller, mon seigneur Danilo! Ce sont les choses étranges que l'on raconte sur le sorcier qui m'ont fait peur. On dit qu'il est né avec ce visage effrayant, et que, dès son plus jeune âge, les enfants ne voulaient pas jouer avec lui. Ecoute, messire Danilo, on dit qu'il lui semblait toujours que tout le monde se moquait de lui. Si par hasard, à la nuit tombante, il venait à rencontrer quelqu'un, il croyait aussitôt le voir écarter les lèvres et ricaner. Et le lendemain, on trouvait cet homme mort. J'ai été frappée d'étonnement et de terreur en écoutant ces contes", disait Catherine en tirant son mouchoir pour en essuyer le visage de l'enfant qui dormait dans ses bras. Sur le mouchoir, avec du fil de soie rouge, elle avait brodé des feuilles et des baies.

Messire Danilo ne dit mot, et tourna son regard du côté de l'ombre : au loin, derrière la forêt, on apercevait la masse obscure d'un remblai de terre, et, derrière le remblai, la silhouette d'un vieux château. Au même instant, trois rides se gravèrent au-dessus de ses sourcils; et de la main gauche il caressait sa moustache virile.

« Le plus effrayant n'est pas qu'il soit sorcier, disait-il; le plus effrayant est que ce soit un hôte de mauvais augure. Quelle fantaisie l'a pris de venir ici? J'ai entendu dire que les Polonais voulaient bâtir une forteresse pour nous couper des Zaporogues. Mettons que ce soit vrai... Je balaierai ce nid diabolique si seulement j'entends dire qu'il possède un repaire. Je ferai griller le vieux sorcier pour que les corbeaux eux-mêmes n'aient rien à déchiqueter...." (trad. M.Aucouturier)

 

1834 - "Récits de Mirgorod" 

En 1834 paraissent une suite, deux recueils de récits, "Récits de Mirgorod" et "Arabesques", Dans le premier recueil, c'est la nouvelle intitulée "Tarass Boulba", épopée bariolée du passé de la Petite-Russie qui emporte le public et les critiques. Le vieux Tarass y incarne, dans la rudesse héroïque de ses traits et de son âme, le type légendaire des aventuriers de la steppe. Les Zaporogues se sont levés pour la foi et pour le pillage, ils partent contre l'ennemi héréditaire ; Tarass rappelle ses deux fils de l'université de Kief, il les conduit au camp, dans l'île du Dnieper. Nous entrons avec lui dans la vie quotidienne de la sauvage république; nous le suivons à travers les batailles, les sièges et le sac des villes polonaises; il nous mène dans Varsovie, où un Juif l'introduit sous un déguisement, pour y assister à l'exécution de son fils prisonnier ; il nous épouvante par les vengeances qu'il tire de ce meurtre; sa mort symbolique nous montre la gloire et la liberté des Cosaques disparaissant dans la tombe avec leur dernier ataman. Tout ce que la terre natale avait suggéré à Gogol, tout ce qu'il avait senti et entendu dans sa jeunesse, tout cela est maintenant sorti de lui, pieusement embaumé dans les "Veillées" et dans "Tarass", avec les rites de l'ancien culte. La  suite va lui montrer d'autres expériences, qui nécessitent un langage nouveau...

 

Dans ce même recueil, la nouvelle "La Brouille d'lvan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch" anticipe sur les personnages du Revizor à venir. 

"... Quel excellent homme qu’Ivan Ivanovitch ! Quelle belle maison il possède dans Mirgorod ! Un auvent sur colonnettes de chêne en fait tout le tour, des bancs courent tout le long de l’auvent. Quand la chaleur l’accable, Ivan Ivanovitch enlève redingote et culotte, et dans ce simple appareil prend le frais sous son auvent en surveillant et la cour et la rue. Quels pommiers, quels poiriers poussent jusque sous ses fenêtres ! Ouvrez-en une, les branches entreront d’elles-mêmes dans l’appartement. Tout cela, rien que devant la maison ! Si vous jetiez un coup d’œil au jardin, que n’y verriez-vous pas ? Prunes, cerises, guignes, légumes à foison, tournesols, concombres, potirons, mange-tout,  voire une aire et une forge. 

Quel brave homme qu’Ivan Ivanovitch ! Il adore les melons, c’est sa passion. Après dîner, aussitôt installé en chemise sous son auvent, il s’en fait apporter deux par Gapka ; il ne laisse à personne le soin de les couper, enveloppe les graines dans un morceau de papier et se régale à loisir. Puis, Gapka lui ayant sur son ordre donné l’encrier, il note de sa propre main sur le papier aux graines : « Ce melon a été mangé tel et tel jour. » Et s’il avait un convive, il ajoute : « avec le concours d’un tel ou d’un tel. » 

Le défunt juge de Mirgorod ne se lassait point d’admirer la maison d’Ivan Ivanovitch. Et, ma foi, c’est vraiment une bien jolie maison. Ce qui me plaît en elle, c’est la multitude de pavillons et d’appentis qui la flanquent : on n’aperçoit de loin que des toits posés les uns sur les autres comme une pile de crêpes sur une assiette ou un chapelet de langues de bœuf sur un tronc d’arbre. Ces toits sont d’ailleurs couverts de joncs ; un saule, un chêne, deux pommiers appuient sur eux leurs branches touffues, entre lesquelles de minuscules fenêtres à contrevents sculptés et blanchis à la chaux prennent leur échappée sur la rue. 

Quel brave homme qu’Ivan Ivanovitch ! Il compte parmi ses connaissances jusqu’au receveur général de Poltava ! Toutes les fois qu’il arrive de Khorol, Doroche Tarassovitch Poukhivotchka ne manque pas de lui faire visite. Et quand il régale quelques bons amis, le Père Pierre, l’archiprêtre de Koliberda, a coutume de dire qu’à son gré personne ne sait vivre, personne ne remplit ses devoirs de chrétien comme Ivan Ivanovitch. 

Mon Dieu, comme le temps vole ! À l’époque dont je parle, Ivan Ivanovitch était veuf depuis plus de dix ans. S’il n’a point d’enfants, Gapka en a qui prennent leurs ébats dans la cour où il leur distribue craquelins, tranches de melon ou quartiers de poire. Gapka détient les clefs des caves et des celliers ; quant aux clefs d’un certain cabinet et du grand coffre de sa chambre à coucher, Ivan Ivanovitch les garde par-devers soi : il n’aime guère qu’on aille fourrer son nez dans ces endroits-là. Gapka est une gaillarde qui porte, à la mode de chez nous, une jupe mi partie de noir et de bleu, tout en étalant des joues fraîches et des mollets avenants. 

Et quel bon chrétien qu’Ivan Ivanovitch ! Tous les dimanches il endosse sa belle redingote et s’en va à l’église. Aussitôt entré, il s’incline de droite et de gauche et prend place tout près de la maîtrise, qu’il accompagne de sa belle voix de bassecontre. Après l’office, Ivan Ivanovitch ne peut se retenir de passer en revue les mendiants, occupation peu plaisante et qu’il  dédaignerait peut-être, n’était sa bonté naturelle. Et quand il a découvert la plus impotente, la plus déguenillée des pauvresses : 

« Bonjour, ma pauvre vieille, lui dit-il ; d’où viens-tu comme ça ? 

– Du village, mon bon monsieur, du village ; voilà tantôt trois jours que je n’ai ni bu ni mangé ; mes enfants, mes propres enfants m’ont mise à la porte. 

– Ah, malheureuse ! Et qu’es-tu venue faire ici ? 

– Demander la charité, mon bon monsieur ; peut-être que quelque bonne âme voudra bien me donner du pain. 

– Hum, tu désires tant que ça du pain ? demande d’ordinaire Ivan Ivanovitch. 

– Bien sûr que oui ! J’ai une faim de loup. 

– Hum, réplique d’ordinaire Ivan Ivanovitch. Et de la viande, en voudrais-tu aussi par hasard ? 

– Si c’est un effet de votre bonté… 

– Tu trouves donc la viande meilleure que le pain ? 

– Ventre affamé n’a pas le choix. J’accepterai tout ce que vous voudrez bien me donner. » 

Sur ce, d’ordinaire, la vieille tend la main. 

« Eh bien, que le bon Dieu te bénisse ! conclut Ivan Ivanovitch. Qu’as-tu à rester plantée là ? Je ne te flanque pas de coup, que je sache. » 

Après deux ou trois interrogatoires de ce genre, Ivan Ivanovitch rentre tout droit chez lui, à moins qu’il n’aille prendre un petit verre chez M. le juge ou chez M. le maire. Si vous voulez plaire à Ivan Ivanovitch, offrez-lui quelque objet, faites-lui quelque cadeau de bouche : ce sont là procédés qui lui vont à cœur. 

C’est aussi un bien brave homme qu’Ivan Nikiforovitch. 

Son enclos touche celui d’Ivan Ivanovitch. Ils font tous deux une paire d’amis comme on n’en voit plus. Antone Prokofiévitch Poupopouz, qui porte jusqu’à présent des manches bleu de ciel à sa redingote cannelle et dîne tous les dimanches chez M. le juge, Poupopouz s’en allait toujours disant que le diable en personne avait attaché à la même longe Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch : là où l’un passe, l’autre suit. 

Ivan Nikiforovitch n’a jamais pris femme. On a prétendu le contraire, mais rien n’est plus faux. Moi qui le connais très bien, je puis affirmer qu’il n’a jamais eu la moindre velléité matrimoniale. Qui donc fait courir tous ces méchants bruits ? N’a-t-on pas raconté qu’Ivan Ivanovitch était né avec une queue dans le bas du dos ? L’absurdité, l’inconvenance, l’ignominie de ce ragot me dispensent de le démentir : sans aucun doute mes éclairés lecteurs savent pertinemment que seules quelques sorcières – en fort petit nombre d’ailleurs – ont le dos orné d’une queue. Au reste les sorcières relèvent plutôt du sexe féminin. 

La grande affection qu’ils se portaient n’empêchait pourtant point nos deux amis de présenter entre eux certaines dissemblances. Quelques comparaisons me permettront de mettre en valeur leurs caractères.

 Ivan Ivanovitch possède à fond l’art du bien dire. Seigneur, mon Dieu, comme il parle bien ! Vous croyez à l’ouïr qu’on vous gratte doucement la tête ou qu’on vous caresse la plante des pieds. Vous vous laissez aller, vous vous abandonnez. C’est exquis, c’est délicieux, aussi délicieux qu’un bon somme après le bain. Ivan Nikiforovitch au contraire garde le plus souvent le silence ; mais, si d’aventure il laisse tomber un mot, alors gare : le mot sera plus coupant qu’un rasoir ! Ivan Ivanovitch est un grand homme sec ; un peu plus petit, Ivan Nikiforovitch s’étend en largeur. La tête d’Ivan Ivanovitch rappelle une rave, la racine en bas ; celle d’Ivan Nikiforovitch fait aussi songer à une rave, mais la racine en l’air. Ivan Ivanovitch ne fait la sieste sous son auvent qu’après dîner ; vers le soir, il passe sa redingote et s’en va soit à l’entrepôt public livrer sa farine, soit aux champs piéger la caille. Ivan Nikiforovitch demeure toute la sainte journée couché sur son perron, tendant béatement le dos au soleil si la chaleur n’est pas trop forte ; jamais, au grand jamais il ne met les pieds dehors...." (trad. H.Mongault)

 

"Arabesques" (1835), 

Les "Arabesques" comportent, parmi nombre d'articles et récits des plus divers écrits entre 1829 et 1834, trois des Nouvelles de Saint-Pétersbourg (Peterburgskie Povesti), "Le Portrait", "La Perspective Nevskí" et "le Journal d'un fou". 

 

"Le Portrait"

Un jeune peintre prometteur échange au cours d'un pacte fantastique son talent contre le succès ; renonçant à son idéal de beauté, il finit par sombrer dans la folie. Dans la deuxième partie de la nouvelle, qui ne figure qu'à partir de l'édition de 1842, il apparaît que le tentateur n'est nul autre que le diable, dissimulé sous l'apparence d'un vieil usurier. On voit ainsi ressurgir l'idée maîtresse de l'œuvre de Gogol : l'esprit malin agit insidieusement ; c'est sa trace que l'on retrouve dans toutes les manifestations de la poslost' – terme approximativement rendu par « vulgarité », mais qui combine les notions de mesquinerie, de médiocrité, de grossièreté – dont est tissée l'existence humaine.

 

"La Perspective Nevski"(Nevsky prospekt)

L'artère principale de la capitale russe est pour Gogol le lieu par excellence de la fantasmagorie, « Tout n'est que tromperie, tout n'est que rêve, tout n'est pas ce qu'il vous semble sur la perspective Nevski .» Dans la nouvelle qui porte ce titre, le peintre Piskarev découvre que la jeune femme en laquelle s'incarnait son idéal n'est qu'une prostituée ; il en meurt, alors que son ami officier sort psychologiquement indemne d'une sordide aventure. La médiocrité triomphe dans cette ville froide, où le génie n'a pas sa place.

 

"... La perspective Nevsky est la grande ligne de communication pétersbourgeoise. C’est ici que l’habitant des faubourgs de la rive droite, qui depuis plusieurs années n’a plus revu son ami demeurant dans le quartier de la Barrière de Moscou, peut être certain de le rencontrer. Nul journal, nul bureau de renseignements ne vous fourniront des informations aussi complètes que celles que vous recueillez dans la perspective Nevsky. 

Quelle rue admirable ! Le seul lieu de promenade de l’habitant de notre capitale, si pauvre en distractions. Comme ses trottoirs sont bien tenus ! Et Dieu sait, pourtant, combien de pieds y laissent leurs traces ! La lourde botte du soldat en retraite, sous le poids de

laquelle devrait se fendre, semble-t-il, le dur granit ; le soulier minuscule, aussi léger qu’une fumée, de la jeune dame qui penche la tête vers les brillantes vitrines des magasins, tel un tournesol vers l’astre du jour, et la botte éperonnée du sous-lieutenant riche en espérances

et dont le sabre bruyant raye les dalles. Tout y marque son empreinte : aussi bien la force que la faiblesse. Quelles fantasmagories s’y jouent ! Quels changements rapides s’y déroulent en l’espace d’une seule journée ! 

Commençons par le matin, lorsque toute la ville fleure le pain chaud à peine retiré du four, et se trouve envahie par une multitude de vieilles femmes vêtues de robes et de manteaux troués, qui font la tournée des églises et poursuivent les passants pitoyables. À cette heure matinale, la perspective Nevsky est déserte : les gros propriétaires de magasins et leurs commis dorment encore dans leurs draps de Hollande, ou bien rasent leurs nobles joues et prennent leur café. Les mendiants se pressent aux portes des pâtisseries, où un Ganymède encore tout endormi, qui hier volait, rapide, telle une mouche, et servait le chocolat, se tient aujourd’hui, un balai à la main, sans cravate, et distribue de vieux gâteaux et des rogatons. Des travailleurs passent de leur démarche traînante, des moujiks russes dont les bottes sont recouvertes d’une telle couche de plâtre que même les eaux du canal Ékatérininski, célèbres pour leur pureté, ne pourraient les nettoyer. 

À cette heure du jour, il serait gênant pour une dame de se trouver dans la rue, car le peuple russe affectionne les expressions fortes, et les dames n’en entendent jamais de semblables, même au théâtre. Parfois, son portefeuille sous le bras, un fonctionnaire endormi suit d’un pas dolent la perspective Nevsky, si celle-ci se trouve sur le chemin qui le conduit au ministère. On peut affirmer qu’à cet instant du jour, avant midi, la perspective Nevsky n’est un but pour personne, mais un lieu de passage : elle se peuple peu à peu de gens qui ont leurs occupations, leurs soucis, leurs ennuis, et qui ne songent nullement à elle. 

Les moujiks discutent de quelques kopecks ; les vieux et les vieilles se démènent et se parlent à euxmêmes, parfois avec des gestes extrêmement expressifs ; mais personne ne leur prête attention et ne se moque d’eux, excepté peut-être quelque gamin en tablier de coton, qui court à toutes jambes à travers la perspective en portant des bouteilles vides ou une paire de bottes. À cette heure, personne ne remarquera vos vêtements, quels qu’ils soient : vous pouvez porter une casquette au lieu de chapeau, votre col peut dépasser votre cravate – cela n’a aucune importance. 

À midi, la perspective Nevsky est envahie par des précepteurs appartenant à toutes les nations, et leurs pupilles aux cols de batiste rabattus. Les John anglais et les Jean et Pierre français se promènent bras dessus bras dessous avec les jeunes gens confiés à leurs soins 

et leur expliquent avec un grand sérieux que les enseignes se placent au-dessus des devantures des magasins, afin que l’on sache ce qui se vend dans ces mêmes magasins. 

Les gouvernantes, pâles misses et Françaises roses, suivent d’une démarche majestueuse des fillettes délurées et fluettes, en leur recommandant de lever l’épaule gauche et de se tenir plus droites. Bref, à cette heure de la journée, la perspective Nevsky est un lieu de promenade pédagogique. 

Puis, à mesure qu’on approche de deux heures, les gouvernantes, les précepteurs et leurs élèves se dispersent et cèdent la place aux tendres pères de ces derniers, qui se promènent en donnant le bras à leurs épouses, pâles et nerveuses, vêtues de robes multicolores et brillantes. 

Peu à peu viennent se joindre à eux tous ceux qui ont terminé leurs occupations domestiques, plus ou moins sérieuses : les uns ont causé avec leur docteur du temps qu’il faisait ou d’un petit bouton apparu sur leur nez ; les autres ont pris des nouvelles de la santé de leurs chevaux, ainsi que de celle de leurs enfants qui font montre de très grandes aptitudes. Ceux-ci ont lu attentivement l’affiche des spectacles et un important article de journal sur les personnages de marque de passage à Pétersbourg ; ceux-là se sont contentés de prendre leur café ou leur thé. 

Ensuite, l’on voit apparaître ceux qu’un sort enviable a élevés au rang béni de secrétaire particulier ou de fonctionnaire en mission spéciale. Puis, ce sont les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, lesquels se distinguent par la noblesse de leurs goûts et 

de leurs occupations. 

Mon Dieu ! que de belles fonctions, que de beaux emplois il existe de par le monde ! Et comme ils ennoblissent et ravissent l’âme ! Mais moi, je ne suis pas fonctionnaire, hélas ! Je suis privé du plaisir de connaître l’amabilité de mes chefs. 

Tous ceux que vous rencontrez alors perspective Nevsky vous enchantent par leur élégance : les hommes portent de longues redingotes et se promènent les mains dans les poches... Les femmes sont vêtues de manteaux de satin rose, blanc ou bleu pâle, et portent de splendides chapeaux. 

C’est ici que vous pourrez admirer des favoris extraordinaires, des favoris uniques au monde qu’avec un art étonnant on fait passer par-dessous la cravate, des favoris noirs et brillants comme le charbon ou la martre zibeline. Mais ceux-ci, hélas ! n’appartiennent qu’aux seuls fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Quant aux fonctionnaires des autres administrations, la Providence ne leur a accordé, à leur grand dépit, que des favoris roux. Vous pourrez rencontrer ici d’admirables moustaches que nulle plume, nul pinceau ne sont capables de reproduire, des moustaches auxquelles leur propriétaire consacre la meilleure partie de son existence et qui sont l’objet de tous ses soins au cours de longues séances, des moustaches arrosées de parfum exquis et enduites de rares pommades, des moustaches qu’on enveloppe pour la nuit de papier de soie, des moustaches qui manifestent les tendres soucis de leurs possesseurs et  que jalousent les passants. 

La multitude des chapeaux, des fichus, des robes – auxquels les dames demeurent fidèles parfois même deux jours de suite – est capable d’éblouir qui que ce soit : il semble que toute une nuée de papillons s’élève de terre et volette autour de la foule des noirs scarabées du sexe fort. Vous admirerez ici des tailles d’une finesse exquise, comme vous n’en avez jamais rêvé, des tailles minces, déliées, des tailles plus étroites que le col d’une bouteille, et dont vous vous écarterez respectueusement dans la crainte de les frôler d’un coude brutal, votre cœur se serrant de terreur à la pensée qu’il suffirait d’un souffle pour briser ce produit admirable de la nature et de l’art...."

 

"Journal d'un fou" (Zapiski sumasshedshego)

"Il m'est arrivé aujourd'hui une aventure étrange. Je me suis levé assez tard, et quand Mavra m'a apporté mes bottes cirées, je lui ai demandé l'heure. Quand elle m'a dit qu'il était dix heures bien sonnées, je me suis dépêché de m'habiller. J'avoue que je ne serais jamais allé au ministère, si j'avais su d'avance quelle mine revêche ferait notre chef de section. Voilà déjà un bout de temps qu'il me dit : "Comment se fait-il que tu aies toujours un pareil brouillamini dans la cervelle, frère? Certains jours, tu te démènes comme un possédé, tu fais un tel gâchis que le diable lui-même n'y retrouverait pas son bien, tu écris un titre en petites lettres, tu n'indiques ni la date ni le numéro." Le vilain oiseau ! Il est sûrement jaloux de moi, parce que je travaille dans le cabinet du directeur et que je taille les plumes de Son Excellence... " -

Nous sommes au bas de l'échelle sociale, avec deux victimes, Poprichtchine du "Journal d'un fou" et  Akaki Akakievitch du "Manteau" : le premier tombe amoureux de la fille de son directeur et, ne pouvant prétendre à l'épouser, il se prend pour le roi d'Espagne et finit à l'asile ; le second, qui se voit dépouillé d'un manteau neuf, acheté au prix d'incroyables privations, se transforme après sa mort en fantôme vengeur dont la victime est le supérieur hiérarchique qui lui a refusé son aide.

Ce que donne Gogol dans le Journal d'un fou n'est pas une analyse scientifique de la maladie mentale, mais une sorte de divination littéraire. La folie du petit employé de ministère va donc commencé par des sentiments amoureux envers la fille de son chef, se continue par des hallucinations auditives et visuelles qui l'amènent à surprendre la conversation de deux petits chiens et à découvrir des lettres qu'ils échangent, et se termine par l'explosion d'une folie des grandeurs pour aboutir à un asile d'aliénés...

 

"... Je mis un vieux manteau, et pris mon parapluie, car il tombait une pluie battante. Il n’y avait personne dans la rue. Cependant je rencontrai beaucoup de femmes qui se couvraient la tête avec le pan de leurs jupes, quelques marchands russes, sous des parapluies, et des cochers de place. Quant aux nobles, on ne rencontrait que des employés qui marchaient l’oreille basse. J’en vis un dans un carrefour. Dès que je l’aperçus, je me dis à moi-même : « Eh ! eh, mon petit pigeon, tu ne vas pas au département, mais tu cours après cette fille qui marche devant toi, et tu lui regardes la jambe sous ses jupes qu’elle relève. Quel gaillard qu’un employé ! parole d’honneur, il ne le cédera à aucun officier de l’armée. Qu’une femme passe devant lui en chapeau, il ne manquera pas de la pousser du coude. » Tandis que je pensais tout cela, je vis une voiture s’approcher d’un magasin devant lequel je passais. Je la reconnus sur-le-champ ; c’était la voiture de notre directeur. « Mais il n’a rien à faire dans ce magasin, pensai-je aussitôt ; ce doit être sa fille. » Je me serrai contre la muraille. Le laquais ouvrit la portière, et elle s’élança de la voiture comme un oiseau de sa cage. Quand elle regarda de côté et d’autre, quand ses yeux rencontrèrent les miens...

Ah ! mon Dieu, mon Dieu, je suis perdu, tout à fait perdu... Et pourquoi s’avisait-elle de sortir par un si mauvais temps ? Qu’on dise après cela que les femmes n’ont pas une grande passion pour tous ces chiffons de modistes. Elle ne me reconnut pas, et moi-même je tâchai de m’envelopper le plus possible, car mon manteau était fort sale et fait à la vieille mode. On porte aujourd’hui des manteaux avec un long collet, tandis que j’avais au mien une quantité de collets très courts appliqués l’un sur l’autre. Et puis le drap de mon manteau n’était pas décati. Sa petite chienne, à qui l’on avait fermé la porte du magasin, resta dans la rue. Je connais cette petite chienne ; on la nomme Medgi. À peine avais-je eu le temps de rester une minute devant la porte que j’entendis une voix très fine dire :

— Bonjour, Medgi.

Que diable ! qui est-ce qui parle ? je tournai la tête et vis deux dames sous un parapluie, l’une vieille, l’autre jeune. Mais elles passèrent, et de nouveau j’entendis près de moi ces paroles :

— Comment n’as-tu pas honte, Medgi ?

Que diable ! je vis que Medgi se flairait avec une autre petite chienne qui suivait ces deux dames. Eh, eh ! me dis-je à moi-même ; mais ne suis-je pas ivre ? Cela m’arrive rarement.

— Non, Fidèle, tu as tort de me faire des reproches.

Pour le coup Je vis moi-même que c’était Medgi qui parlait.

— Haff, haff, j’ai été haff, haff, haff, très malade.

Ah ! petite coquine de chienne ! Il faut convenir que je m’étonnai beaucoup en l’entendant parler comme une personne. Mais après y avoir réfléchi mûrement, je cessai de m’étonner. En effet, il y a déjà beaucoup d’exemples de pareils événements dans le monde. J’ai ouï dire qu’en Angleterre un poisson s’est approché du rivage, et a prononcé deux mots dans une langue tellement étrangère, que voilà déjà trois années que tous les savants tâchent de la désigner sans avoir pu rien découvrir jusqu’à présent. J’ai lu aussi dans les gazettes que deux vaches sont venues un jour dans un magasin demander une livre de thé. Mais il faut convenir que je m’étonnai bien davantage quand Medgi ajouta :

— Je t’ai écrit, Fidèle ; sans doute Polkan ne t’a pas porté ma lettre.

Que je ne touche pas mes appointements, si j’ai jamais entendu dire qu’un chien pût écrire ! Ceci, par exemple, m’a fort étonné. Il faut dire que, depuis quelque temps, je commence à voir et à entendre des choses que je n’avais jamais vues ni entendues jusqu’alors...."

 

En 1836, Gogol publie "Le Nez" et commence "Le Manteau", qu'il finira quelques années plus tard. C'est avec "Le Nez" qu'on aborde la première œuvre où son talent si particulier se déploie librement, en dehors de toute influence de Tieck ou de Hoffmann. Le premier paragraphe se fonde sur le même fantastique d'un Franz Kafka dans "La Métamorphose" : "à son immense stupéfaction, il vit que l'endroit que devait occuper son nez était parfaitement lisse..". 

 

"Le Nez" (Nos)

"Un récit qui conte les aventures du major Kovalev et celles de son nez, qui mène une vie indépendante de son propriétaire ; ce dernier ne peut avoir aucune prise sur lui, l'appendice se révélant d'un rang supérieur à celui du major. Personne ne semble surpris par l'aventure : une fois admis le postulat de départ, l'histoire se déroule selon les lois de la logique, les éléments fantastiques se fondant dans la description de la vie quotidienne. 

 

"... L’assesseur de collège Kovaliov s’éveilla d’assez bonne heure et fit avec ses lèvres « brrr... », ce qu’il faisait toujours en s’éveillant, quoiqu’il n’eût jamais pu expliquer pourquoi. Il s’étira et demanda une petite glace qui se trouvait sur la table. Il voulait jeter un coup d’oeil sur le bouton qui lui était venu sur le nez la veille au soir ; mais, à sa grande surprise, il aperçut à la place du nez un endroit parfaitement plat. 

Effrayé, Kovaliov se fit apporter de l’eau et se frotta les yeux avec une serviette. En effet, le nez n’y était pas. Il se mit à se tâter pour s’assurer qu’il ne dormait pas ; non, il ne dormait pas. Il sauta en bas du lit, se secoua : pas de nez ! Il demanda immédiatement ses habits, et courut droit chez le grand maître de la police. 

Il faut pourtant que je dise quelques mots de Kovaliov, afin que le lecteur puisse voir ce que c’était que cet assesseur de collège. Les assesseurs qui reçoivent ce grade grâce à leurs certificats de sciences ne doivent pas être confondus avec ceux que l’on fabriquait au Caucase. Ce sont deux espèces absolument différentes. Les assesseurs de collège savants... 

Mais la Russie est une terre si bizarre, qu’il suffit de dire un mot sur un assesseur quelconque, pour que tous les assesseurs, depuis Riga jusqu’au Kamtchatka, y voient une allusion à eux-mêmes. Ceci s’applique du reste à tous les grades, à tous les rangs. 

Kovaliov était un assesseur de collège du Caucase. Il n’était en possession de ce titre que depuis deux ans, c’est pourquoi il ne l’oubliait pas, fût-ce pour un instant, et afin de se donner encore plus d’importance, il ne se faisait jamais appeler assesseur de collège, mais 

toujours « major ». 

– Écoute, ma colombe, disait-il ordinairement quand il rencontrait dans la rue une bonne femme qui vendait des faux cols, viens chez moi, j’habite rue Sadovaïa ; tu n’as qu’à demander l’appartement du major Kovaliov, chacun te l’indiquera. 

Pour cette raison, nous appellerons dorénavant major cet assesseur de collège. Le major Kovaliov avait l’habitude de se promener chaque jour sur la Perspective de Nievsky. Son faux col était toujours d’une blancheur éblouissante et très empesé. Ses favoris appartenaient à l’espèce qu’on peut rencontrer encore aujourd’hui chez les arpenteurs des gouvernements et des districts, chez les architectes et les médecins de régiment, chez bien d’autres personnes occupant des fonctions diverses et, en général, chez tous les hommes qui possèdent des joues rebondies et rubicondes et jouent en perfection au boston : ces favoris suivent le beau milieu de la joue et viennent rejoindre en ligne droite le nez. 

Le major Kovaliov portait une grande quantité de petits cachets sur lesquels étaient gravés des armoiries, les jours de la semaine, etc. Il était venu de Saint-Pétersbourg pour affaires, et notamment pour chercher un emploi qui convînt à son rang : celui de gouverneur, s’il se pouvait, sinon, celui d’huissier dans quelque administration en vue. Le major Kovaliov n’aurait pas refusé non plus de se marier, mais dans le cas seulement où la fiancée lui apporterait 200 000 roubles de dot. Que le lecteur juge donc par lui-même quelle devait être la situation de ce major, lorsqu’il aperçut, à la place d’un nez assez bien conformé, une étendue d’une platitude désespérante. 

Pour comble de malheur, pas un seul fiacre ne se montrait dans la rue et il se trouva obligé d’aller à pied, en s’emmitouflant dans son manteau et, le mouchoir sur sa figure, faisant semblant de saigner du nez. 

« Mais peut-être tout cela n’est-il que le fait de mon imagination ; il n’est pas possible qu’un nez disparaisse ainsi sottement », pensa-t-il. 

Et il entra exprès dans une pâtisserie, rien que pour se regarder dans une glace. Heureusement pour lui, il n’y avait pas de clients dans la boutique ; seuls, des marmitons balayaient les pièces ; d’autres, les yeux ensommeillés, apportaient sur des plats des gâteaux tout chauds ; sur les tables et les chaises traînaient les journaux de la veille. 

– Dieu merci, il n’y a personne, se dit-il, je puis me regarder maintenant. 

Il s’approcha timidement de la glace et y jeta un coup d’oeil. 

– Peste, que c’est vilain, fit-il en crachant de dégoût, s’il y avait du moins quelque chose pour remplacer le nez !... mais comme cela... rien ! 

Dépité, se mordant les lèvres, il sortit de la pâtisserie, résolu, contre toutes ses habitudes, à ne regarder personne, à ne sourire à personne. Tout à coup, il s’arrêta comme pétrifié devant la porte d’une maison ; quelque chose d’inexplicable venait de se passer sous ses yeux. Une voiture avait fait halte devant le perron : la portière s’ouvrit, un monsieur en uniforme sauta en bas de la voiture et monta rapidement l’escalier. Quelle ne fut donc pas la terreur, et en même temps la stupéfaction de Kovaliov, lorsqu’il reconnut chez ce monsieur son propre nez ! 

À ce spectacle inattendu, tout sembla tournoyer devant ses yeux ; il eut peine à se maintenir debout, mais, quoiqu’il tremblât comme dans un accès de fièvre, il résolut d’attendre le retour du nez. Deux minutes plus tard celui-ci sortait en effet de la maison. 

Il portait un uniforme brodé d’or avec un grand col droit, un pantalon en peau et une épée au côté. Son chapeau à plumet pouvait faire croire qu’il possédait le grade de conseiller d’État. Selon toute évidence, il était en tournée de visites. Il regarda autour de lui, jeta au 

cocher l’ordre d’avancer, monta en voiture et partit. 

Le pauvre Kovaliov faillit devenir fou. Il ne savait que penser d’un événement aussi bizarre. Comment avait-il pu se faire, en effet, qu’un nez qui, la veille encore, se trouvait sur son propre visage, et qui était certainement incapable d’aller à pied ou en voiture, portât maintenant uniforme ? Il suivit en courant la voiture qui, heureusement pour lui, s’arrêta à quelques pas de là, devant le grand Bazar de Moscou. Il se hâta de le rejoindre, en se faufilant à travers la rangée des vieilles mendiantes à la tête entortillée de bandes avec 

des ouvertures ménagées pour les yeux, et dont il s’égayait fort autrefois. 

Il y avait peu de monde devant le Bazar. Kovaliov était si ému qu’il ne pouvait se résoudre à rien, et cherchait des yeux ce monsieur dans tous les coins. Il l’aperçut enfin devant une boutique. Le nez avait complètement dissimulé sa figure sous son grand col et examinait avec beaucoup d’attention je ne sais quelles marchandises. 

– Comment l’aborder ? se demandait Kovaliov. À en juger par tout son uniforme, son chapeau, il est évident qu’il est conseiller d’État. Du diable si je sais comment m’y prendre ! 

Il se mit à toussoter à côté de lui, mais le nez gardait toujours la même attitude. 

– Monsieur, commença Kovaliov, en faisant un effort pour reprendre courage, monsieur... 

– Que désirez-vous ?... répondit le nez en se retournant. 

– Il me semble étrange, monsieur, je crois... vous devez connaître votre place ; et tout à coup je vous retrouve, où ?... Vous conviendrez... 

– Excusez-moi, je ne comprends pas bien de quoi il vous plaît de me parler... Expliquez-vous...."

 

"Le Manteau" (Shinel)

"Le Manteau", repris en 1839 et achevé deux ans plus tard, est l'oeuvre de Gogol qui va exercer la plus grande influence sur la littérature russe de son époque. "Nous sommes tous sortis du Manteau de Gogol", écrira Tourgueniev, et Dostoïevski reprendra la phrase, on l'a dit, "les Pauvres Gens" sont en germe dans "le Manteau".

Le Manteau, c'est le souvenir et la vengeance de l'année de galères passée par Gogol dans les bureaux du gouvernement. L'histoire du commis Akaky n'est ni longue ni compliquée; ce pauvre diable, grelottant sous ses haillons dans la neige, n'a qu'un rêve au monde : posséder un manteau neuf. Toute sa force de pensée se tend sur cette idée fixe. A coups de privations, par des prodiges d'épargne, il réalise son rêve; alors son immense bonheur est en raison de la violence de son désir. La vie n'a rien de mieux à lui offrir. Mais le soir même, des malfaiteurs le dépouillent du bienheureux manteau; les fonctionnaires de la police qu'il va supplier se moquent de lui; il tombe dans un noir chagrin, s'alite, et meurt sans bruit, comme il convient à ces rebuts du corps social. « Et Pétersbourg resta sans Akaky Akakiévitch, comme s'il n'eût jamais soupçonné l'existence de cet homme. Elle disparut et s'évanouit, la créature que personne ne protégeait, qui n'était chère à personne et n'intéressait personne, pas même le naturaliste qui pique sur un liège la mouche commune et l'étudié au microscope; - la créature passive qui avait supporté les lardons d'une chancellerie et s'en était allée au tombeau sans aucun événement notable. Du moins, avant de mourir, elle avait vu entrer l'hôte radieux que chacun attend; il était venu sous la forme d'un manteau. Puis, le malheur s'était abattu sur elle, aussi soudain, aussi accablant que lorsqu'il s'abat sur les puissants de ce monde. »

 

"... Nulle part on n’eût trouvé d’employé qui remplît ses devoirs avec autant de zèle que notre Akaki Akakievitch. Que dis-je, zèle, il travaillait avec amour, avec passion. Quand il copiait des actes officiels, il voyait s’ouvrir devant lui un monde tout beau et tout riant. Le plaisir qu’il avait à copier se lisait sur son visage. Il y avait des caractères qu’il peignait, au vrai sens du mot, avec une satisfaction toute particulière ; quand il arrivait à un passage important il devenait un tout autre homme : il souriait, ses yeux pétillaient, ses lèvres se plissaient et ceux qui le connaissaient pouvaient deviner à sa physionomie quelles lettres il moulait en ce moment. 

S’il avait été payé selon son mérite, il se serait élevé, à sa propre surprise, peut-être au rang de conseiller d’État. Mais, comme disaient ses collègues, il ne pouvait porter une croix à sa boutonnière et toute son assiduité ne lui valait que des hémorroïdes. 

Je dois dire, toutefois, qu’il lui arriva un jour d’attirer une certaine attention. Un directeur, qui était un brave homme, et qui voulait le récompenser de ses longs services, ordonna de lui confier un travail plus important que les actes qu’il avait coutume de copier. 

Ce nouveau travail consistait à rédiger un rapport adressé à un magistrat, à modifier les en-têtes de divers actes et à remplacer au cours du texte le pronom de la première personne par celui de la troisième. Akaki s’acquitta de cette tâche. Mais elle le mit si bien hors de lui, elle lui coûta tant d’efforts que la sueur ruissela de son front et qu’il finit par s’écrier : 

– Non ! donnez-moi plutôt quelque chose à copier. 

Et depuis lors on le laissa jusqu’à la fin de sa vie exclusivement copier. 

Il semblait qu’en dehors de la copie il n’existât pour lui rien, rien au monde. Il ne pensait pas à s’habiller. Son uniforme, qui était originellement vert, avait tourné au rouge ; sa cravate était devenue si étroite, si recroquevillée, que son cou, bien qu’il ne fût pas long, sortait du collet de son habit et paraissait d’une grandeur démesurée, comme ces chats de plâtre à la tête branlante que les marchands colportent dans les villages russes pour les vendre aux paysans. 

Il y avait toujours quelque chose qui s’accrochait à ses vêtements, tantôt un bout de fil, tantôt un fétu de paille. Il avait aussi une prédilection toute spéciale à passer sous les fenêtres juste au moment où l’on lançait dans la rue un objet qui n’était rien moins que propre, et il était rare que son chapeau ne fût orné de quelque écorce d’orange ou d’un autre débris de ce genre. Jamais il ne lui arrivait de s’occuper de ce qui se passait dans les rues et de tout ce qui frappait les regards perçants de ses collègues, accoutumés à voir tout de suite sur le trottoir opposé à celui qu’ils suivaient un mortel en pantalon effilé, ce qui leur procurait toujours un contentement inexprimable. 

Akaki Akakievitch, lui, ne voyait que les lignes bien droites, bien régulières de ses copies et il fallait qu’il se heurtât soudainement à un cheval qui lui soufflait à pleins naseaux dans la figure, pour se rappeler qu’il n’était pas à son pupitre, devant ses beaux modèles de calligraphie, mais au beau milieu de la rue. 

Aussitôt arrivé chez lui, il se mettait à table, avalait à la hâte sa soupe de choux et dévorait, sans souci de ce qu’il mangeait, un morceau de boeuf à l’ail qu’il engloutissait avec les mouches et autres condiments que Dieu et le hasard y avaient semés. Sa faim apaisée, il prenait place, sans perdre de temps, à son pupitre et se mettait en devoir de copier les actes qu’il avait emportés chez lui. Si par hasard il n’avait pas de pièces officielles à copier, il récrivait, pour son propre plaisir, les documents auxquels il attachait une importance particulière, non à cause de leur teneur plus ou moins intéressante, mais parce qu’ils s’adressaient à quelque haut personnage. 

Quand le ciel gris de Saint-Pétersbourg s’enveloppe du voile de la nuit et que le monde des fonctionnaires a achevé son repas, qui selon son penchant gastronomique, qui selon le poids de sa bourse ; quand chacun cherche à faire diversion au grattage des plumes de bureau, aux soucis et aux affaires que l’homme se crée si souvent inutilement, il est tout naturel que l’on veuille consacrer le reste de sa journée à quelque distraction personnelle. Les uns vont au théâtre, les autres se promènent et prennent plaisir à regarder les toilettes, les autres adressent à quelque étoile qui se lève à l’horizon modeste de leur ciel bureaucratique quelques paroles flatteuses et bien senties. D’autres enfin vont voir un collègue qui occupe au troisième ou au quatrième un petit appartement composé d’une cuisine et d’une chambre, cette dernière ornée de quelque objet de luxe convoité depuis longtemps, une lampe ou tout autre article de ménage acheté au prix de longues privations. 

Bref, c’est l’heure où chaque employé jouit d’une façon ou d’une autre de ses loisirs : ici on fait une partie de whist, là on prend le thé avec des biscuits bon marché ou l’on fume une grande pipe de tabac. On raconte les cancans qui courent dans le grand monde, car le Russe a beau être dans n’importe quelle condition, il ne peut détourner sa pensée de ce grand monde où circulent tant d’anecdotes curieuses comme, par exemple, celle du commandant à qui l’on vint apprendre en secret qu’un malfaiteur avait mutilé la statue de Pierre le Grand en coupant la queue de son cheval. 

Dans ces moments de récréation et de répit, Akaki Akakievitch restait fidèle à ses habitudes. Personne n’eût pu dire qu’il l’avait rencontré rien qu’une fois le soir en société. Quand il était harassé de copier et n’en pouvait plus, il se couchait et songeait aux joies du lendemain, aux belles copies que le bon Dieu pourrait lui envoyer à faire. 

Ainsi s’écoulait l’existence paisible d’un homme qui, avec quatre cents roubles de traitement, était parfaitement content de son sort, et il aurait peut-être atteint un âge avancé s’il n’avait été la victime d’un malheureux accident qui peut arriver non seulement aux conseillers titulaires, mais aux conseillers secrets, aux conseillers effectifs, aux conseillers de la Cour et même à ceux qui ne donnent jamais un conseil ou n’en reçoivent point. 

À Saint-Pétersbourg, tous ceux qui n’ont qu’un revenu de quatre cents roubles, ou un peu plus ou un peu moins, ont un terrible ennemi, et cet ennemi si redoutable n’est autre que le froid du nord, quoiqu’on le dise généralement très favorable à la santé. 

Vers neuf heures du matin, quand les employés des diverses divisions se rendent à leur bureau, le froid leur pince si rudement le nez que la plupart d’entre eux ne savent s’ils doivent poursuivre leur chemin ou rentrer chez eux. 

Si dans ces moments les hauts dignitaires en personne souffrent du froid au point que les larmes leur en viennent aux yeux, que ne doivent pas avoir à endurer les titulaires qui n’ont pas les moyens de se garantir contre les rigueurs de l’hiver ? S’ils n’ont pu s’envelopper que dans un manteau léger, il ne leur reste pour ressource que d’enfiler à la course cinq ou six rues, et de faire ensuite une halte chez le portier pour se réchauffer en attendant qu’ils aient recouvré leurs facultés bureaucratiques. 

Depuis quelque temps Akaki avait dans le dos et dans les épaules des douleurs lancinantes, quoiqu’il eût l’habitude de parcourir au pas de course et hors d’haleine la distance qui séparait sa demeure de son bureau. Après avoir bien pesé la chose, il aboutit définitivement à la conclusion que son manteau devait avoir quelque défaut. De retour dans sa chambre, il examina le vêtement avec soin et constata que l’étoffe si chère était devenue en deux ou trois endroits si mince qu’elle était presque transparente ; en outre, la doublure était déchirée. 

Ce manteau était depuis longtemps l’objet incessant des railleries des impitoyables collègues d’Akaki. On lui avait même refusé le noble nom de manteau pour le baptiser capuchon. Le fait est que ce vêtement avait un air passablement étrange..."

 

Le premier grand événement de la vie publique de Gogol sera la représentation du "Revizor", le 19 avril 1836, un sujet suggéré par Pouchkine. "Dans le Reviseur, je me suis attaché à rassembler en un tas tout ce qu'il y a de mauvais dans la Russie, telle que je la connaissais alors, toutes les iniquités qui se commettent dans les situations où l'on devrait exiger de l'homme le plus de droiture. Je voulais railler en une fois tout ce mal. L'impression produite, on le sait, fut celle de l'effroi. A travers le rire, qui ne s'était jamais échappé de moi avec plus de force, le spectateur sentait mon chagrin. Moi-même je m'aperçus que mon rire n'était plus le même et que je ne pouvais plus être dans mes ouvrages l'homme que j'avais été jusqu'alors. Le besoin de m'égayer par d'innocentes inventions avait disparu avec mes jeunes années. » Cette grande satire de l'être humain et de la société reçoit, une fois surmontées les difficultés créées par la censure tsariste, un accueil retentissant. Le tsar Nicolas Ier aurait conseillé à ses ministres d'aller voir la pièce et d'en faire leur profit. Les libéraux félicitent l'auteur de dénoncer avec tant de force convaincante les institutions pourries qu'eux-mêmes combattent. 

Mais dans les cercles réactionnaires de Saint-Petersbourg, Gogol est accusé de saper les bases mêmes de la société, et de vouloir, sous le couvert d'une simple satire du fonctionnarisme, s'attaquer au régime lui-même. Gogol s'épouvante devant ces réactions, il entend condamner des vices, non des institutions. Le voici se sentant incompris, calomnié, trahi...

Ses biographes ont pu dater de la représentation du Revizor la crise intérieure qui va bouleverser la carrière littéraire de Gogol, et l'équilibre même de sa vie. Aussitôt après la représentation, il s'enfuit brusquement pour I'Allemagne, et sans même faire ses adieux à Pouchkine, qu'il ne reverra plus jamais et dont il apprendra à l'étranger la mort stupide dans un duel. Pourtant c'est à Pouchkine que, quelques mois auparavant, il avait lu les premières pages des "Âmes mortes", cette œuvre qui le rendra immortel, et à laquelle il travaille déjà depuis un certain temps....

 

"Le Revizor" (1836)

La pièce, une comédie en cinq actes, s'articule sur un quiproquo : dans une petite ville, Khlestakov, jeune fonctionnaire prétentieux, se laisse prendre pour le « revizor », l'inspecteur général que l'on attend. Il rançonne le petit nombre de fonctionnaires corrompus et rusés qui gravitent autour de lui, séduit la femme et la fille de son hôte, et prend congé, emporté par sa troïka, quand arrive le vrai inspecteur. Nulle figure positive dans ce drame, chacun des personnages porte en lui sa propre satire. Gogol a renouvelé la comédie en y insufflant son « réalisme » : reflet de la société, mais telle qu'elle apparaît à l'auteur, sous un jour fantastique, monstrueux, comme symbole de la domination du mal sur la terre.

 

ACTE PREMIER - Une pièce dans l’appartement du préfet de la ville.

SCÈNE I - LE PRÉFET DE LA VILLE, LE SURVEILLANT DES ŒUVRES DE BIENFAISANCE, L’INSPECTEUR SCOLAIRE, LE JUGE, LE COMMISSAIRE DE POLICE, LE MÉDECIN, DEUX AGENTS DE POLICE.

 

LE PRÉFET DE LA VILLE. — Je vous ai invités, messieurs, pour vous annoncer une nouvelle quelque peu désagréable : le révizor arrive.

AMMOSS PHIODOROVITCH. — Quoi ! Le révizor ?

ARTEMI PHILIPPOVITCH. — Quoi ! Le révizor ?

LE PRÉFET. — De Petrograd, incognito, et avec des ordres secrets !

AMMOSS PHIODOROVITCH. — Ah ! par exemple !

ARTEMI PHILIPPOVITCH. — Nous n’avions pas assez d’ennuis, il nous fallait encore cette tuile !

LOUKA LOUKITCH. — Seigneur Tout-Puissant ! Est-il possible d’arriver avec des ordres secrets !

LE PRÉFET. — Je le pressentais, ma parole : deux rats tout à fait extraordinaires n’ont pas cessé de hanter mon rêve cette nuit... Je n’en vis jamais de pareils, je vous jure... noirs, de taille fantastique !... Ils sont venus et, après avoir reniflé autour d’eux, ils ont disparu... Tenez... je vais vous lire la lettre que j’ai reçue d’André Ivanovitch Tchmikhof... vous le connaissez, Artemi Philippovitch. Voilà ce qu’il écrit : « Cher ami, collègue et bienfaiteur... (Il marmotte, parcourant vite la lettre) et t’annoncer »... Ah ! voilà, j’y suis. « Je me hâte de

t’annoncer, entre autres choses, qu’un fonctionnaire est arrivé avec l’ordre de visiter tout notre gouvernement et spécialement notre district. (Le préfet lève son doigt d’un air significatif.) Je l’ai appris d’une source sûre... Le révizor se fait passer pour un particulier... Et vu que je ne suis pas sans ignorer que tu as comme nous tous quelques péchés sur ta conscience... que tu es un homme intelligent n’aimant pas laisser échapper ce qu’il peut saisir au vol »... (s’arrêtant) ceci me regarde... « Je te conseille donc de prendre tes précautions, car il peut arriver d’une heure à l’autre... s’il n’est déjà là, quelque part, incognito... Hier, je... » Ce sont des affaires de famille. « Ma sœur Anna Kirillovna est descendue chez nous avec son mari ; Ivan Kirillovitch a beaucoup engraissé et ne cesse

de jouer du violon »..., etc., etc... Voilà le fait, messieurs.

AMMOSS PHIODOROVITCH. — Oui, un fait évidemment extraordinaire, simplement extraordinaire... et qui doit cacher quelque dessous...

LOUKA LOUKITCH. — Mais pour quel diable de motif, Antone Antonovitch, ce révizor vient-il ici ?... Pourquoi ?... 

LE PRÉFET. — Pourquoi ? Telle est, sans doute, notre destinée. (Il pousse un soupir.) Jusqu’à ce jour, les révizors allaient ailleurs, Dieu soit loué... Notre tour est venu...

AMMOSS PHIODOROVITCH. — Je crois, Antone Antonovitch, qu’il s’agit là d’un motif subtil et surtout politique... Cela signifie... que... la Russie... oui... veut faire la guerre... Et le ministère, voyez-vous, a envoyé un fonctionnaire pour savoir si quelque trahison...

LE PRÉFET. — Vous allez bien loin... vous, un homme intelligent !... La trahison dans une ville de district ! Sommes-nous donc à la frontière !... Sortez de votre trou, galopez pendant trois ans... et vous n’arriverez nulle part !...

AMMOSS PHIODOROVITCH. — Je vous dis que vous n’y... que vous ne... Le gouvernement a des vues plus fines... évidemment... nous sommes loin... mais il ne perd pas le nord...

LE PRÉFET. — Qu’il le perde ou non... moi, je vous ai avertis, messieurs... J’ai déjà pris des mesures en ce qui me concerne, je vous conseille d’en faire autant... surtout vous, Artemi Philippovitch... Je suis sûr que ce fonctionnaire visitera tout d’abord les établissements dont vous avez la surveillance... Faites donc pour le mieux. Que les bonnets soient propres et que les malades ne se promènent pas comme d’ordinaire, Dieu sait dans quelle tenue...

ARTEMI PHILIPPOVITCH. — Cela n’a pas d’importance... Mais évidemment... on peut mettre des bonnets propres...

LE PRÉFET. — Oui... Et écrivez donc au-dessus de chaque lit vos observations en latin... ou dans n’importe quelle autre langue... Ceci vous regarde, Christian Ivanovitch... La maladie... la date de l’entrée du malade... et de plus... il est regrettable que vos malades fument un tabac aussi fort... À peine entré qu’on éternue !... D’ailleurs, il faudrait réduire le nombre des malades... On accuserait... on dirait qu’ils sont mal soignés, que le médecin est mauvais...

ARTEMI PHILIPPOVITCH. — Christian Ivanovitch et moi nous avons pris toutes nos mesures pour les soins à donner aux malades... le plus près de la nature, c’est le mieux... pas de médecine coûteuse... L’homme est simple : s’il est condamné à mourir, il mourra... et s’il doit guérir, il se remettra tout seul... D’ailleurs, il est impossible à Christian Ivanovitch de s’expliquer avec les malades : il ne sait pas un mot de russe.

CHRISTIAN IVANOVITCH (il marmotte une syllabe inintelligible dans laquelle on distingue la lettre i et la lettre ê).

LE PRÉFET. — Quant à vous, Ammoss Phiodorovitch, je vous conseillerais de surveiller davantage ce qui se passe au palais... Dans le vestibule où attendent les clients, les gardiens ont introduit des oies avec leurs petits... et ces bêtes vous trottent dans les jambes... Il est

tout à fait louable d’élever des animaux domestiques et pourquoi les gardiens du Palais de Justice s’en priveraient-ils ?... Mais je vous assure... dans vos bureaux, c’est vraiment déplacé... Il y a longtemps que je voulais vous le faire remarquer... mais je ne sais pourquoi... j’oubliais..."

 

Dans une petite ville de province, l'on apprend donc l'arrivée d'un inspecteur général. A l'époque de l'absolutisme bureaucratique et paternaliste de l`empereur Nicolas Ier, l'inspecteur général en mission était le personnage le plus redouté de l'empire, puisque c`est à lui qu'incombait le contrôle de l'administration provinciale et que, jouissant de pouvoirs très étendus, il pouvait prendre des mesures disciplinaires et des sanctions immédiates contre les fonctionnaires les plus haut placés de la région. Aussi la nouvelle suscite-t-elle une grande agitation parmi les notables du chef-lieu, car la corruption, qui règne dans tous les services, est inimaginable. Croyant reconnaître le fameux inspecteur en un jeune écervelé, Khlestakov, descendu depuis peu dans l'unique hôtel convenable de la ville, tout le monde rivalise d'ardeur pour conquérir ses faveurs....

 

SCÈNE VI - KHLESTAKOF, LE PRÉFET, LE SURVEILLANT DES ŒUVRES DE BIENFAISANCE,

L’INSPECTEUR SCOLAIRE, DOBTCHINESKI et BOBTCHINESKI, ANNA ANDREEVNA ET MARIA

ANTONOVNA

 

LE PRÉFET. — Permettez-moi de vous présenter ma famille : ma femme, ma fille.

KHLESTAKOF (saluant). — Je suis heureux, madame, d’avoir pour ainsi dire le plaisir de vous voir.

ANNA ANDREEVNA. — Il nous est encore plus agréable de voir un être tel que vous...

KHLESTAKOF (avec affectation). — Certes non, madame... je suis certainement plus heureux...

ANNA ANDREEVNA. — Voyons, monsieur... vous dites cela en guise de compliment... mais, je vous en prie, asseyez-vous.

KHLESTAKOF. — Nullement... c’est un vrai bonheur que d’être debout près de vous... d’ailleurs, si vous y tenez, je prendrai ce siège... Comme je suis heureux d’être enfin près de vous.

ANNA ANDREEVNA. — Je vous en prie... je n’ose penser que vos paroles s’adressent à moi... le voyage a dû vous paraître bien horrible après la capitale ?

KHLESTAKOF. — Horriblement désagréable. Habitué au grand monde... comprenez-vous, et brusquement me trouver ainsi sur les routes... de sales cabarets, les ténèbres de l’ignorance... et sans cet heureux hasard (il fixe Anna Andreevna et esquisse un geste de reconnaissance affectée) qui me fait tout oublier...

ANNA ANDREEVNA. — C’était donc si terrible !

KHLESTAKOF. — Je suis très heureux maintenant, madame...

ANNA ANDREEVNA. — Vraiment !... Vous me faites trop d’honneur ; je ne le mérite pas...

KHLESTAKOF. — Pourquoi ne le méritez-vous pas ?... Tout le contraire, madame...

ANNA ANDREEVNA. — J’habite la province... un village...

KHLESTAKOF. — Mais, madame... les villages ont leurs collines, leurs rivières... Naturellement, ils ne sont pas à comparer avec Petrograd ! Ah ! Petrograd... Quelle vie !... Ne croyez pas que je sois un simple scribe. Le chef du département est mon intime... Il me tape sur l’épaule : « Viens donc, mon ami, dîne avec moi », me dit-il... Je ne vais à mon bureau que pour deux minutes, juste pour donner un ordre... faire ceci, cela... Un fonctionnaire se charge du reste... un fameux débrouillard qui... trrrr... écrit toutes mes lettres... On a voulu faire de moi un assesseur, mais je me suis dit que c’était vraiment inutile... Il y a toujours un employé qui, une brosse à la main, court derrière moi lorsque je m’en vais et qui me crie : « Permettez, Ivan Alexandrovitch, je vais vous cirer vos bottes... » (Au préfet.) Pourquoi restez-vous debout, messieurs ? Donnez-vous la peine de vous asseoir.

Ensemble :

LE PRÉFET. — Mon devoir est de rester debout devant vous.

ARTEMI PHILIPPOVITCH. — Nous resterons debout.

LOUKA LOUKITCH. — Ne vous inquiétez pas.

KHLESTAKOF. — Veuillez-vous asseoir, je vous en prie... pas d’étiquette ici... (Le préfet et les autres prennent place.) Je n’aime pas les cérémonies... Je fais toujours mon possible, au contraire, pour passer inaperçu. Mais cela ne me réussit jamais, jamais. Dès que j’arrive

quelque part, on s’écrie de suite : « Voilà Ivan Alexandrovitch qui vient... » On m’a même pris une fois pour un général : les soldats ont quitté leur poste et m’ont présenté l’arme. Leur officier qui me connaît m’a dit ensuite : « Eh ! mon cher, mais nous t’avons réellement pris pour le général. »

ANNA ANDREEVNA. — Vraiment !

KHLESTAKOF. — Je connais de jolies petites actrices. Quelques aventures même... Je fréquente des littérateurs... suis au mieux avec Pouchkine. Il m’arrive de lui dire : « Eh bien, frère Pouchkine. » Et lui de me répondre : « Mais oui, frère, ainsi va le monde... » C’est un

grand original.

ANNA ANDREEVNA. — Alors, vous écrivez aussi... Comme ce doit être agréable de créer... vous paraissez sans doute dans les revues !...

KHLESTAKOF. — Certainement... J’ai beaucoup écrit... Le Mariage de Figaro, Robert le Diable, Norma... J’oublie les titres... Le hasard me fut propice... je ne voulais pas écrire... mais le directeur d’un théâtre me déclara un jour : « Mon cher, tu vas nous donner quelque

chose.. » Soit ! lui dis-je. Et, en une seule soirée, je crois, j’ai tout écrit ; ce fut une stupéfaction générale... j’ai une extraordinaire netteté d’esprit. Tout ce qui a été signé  baron Brambéousse, Frégate Nadejda et le Télégraphe de Moscou, tout est de moi.

ANNA ANDREEVNA. — Alors, c’était vous Brambéousse ?

KHLESTAKOF. — Naturellement... Je leur corrige à tous leurs articles... Smirdine me donne pour cela quarante mille...

ANNA ANDREEVNA. — Mais alors... Iouri Miloslavski est aussi votre œuvre ?

KHLESTAKOF. — Parfaitement.

ANNA ANDREEVNA. — Je l’avais bien deviné..."

 

Sans bien comprendre de quoi il s`agit, le jeune homme ne tarde pas à profiter de l'aubaine, acceptant les réceptions, les dîners somptueux, les cadeaux et même l'argent, qui afflue de toutes parts, et va jusqu'à se fiancer avec la fille du maire. 

L`intrigue se déroule à une cadence rapide, jusqu`au moment où le faux inspecteur, craignant des complications, s'éloigne en hâte de la ville, sous prétexte d'aller demander le consentement de sa famille pour son mariage.

A peine est-il parti qu'apparaît le directeur des postes qui, ayant violé le secret de la correspondance, a appris qu'il s'agissait d'un imposteur. Tout le monde s'agite, lorsqu'un gendarme gigantesque, casqué, botté et ganté de blanc, paraît dans l'encadrement de la porte et annonce d`une voix impassible au maire : "Le haut fonctionnaire qui arrive, par ordre de Sa Majesté, de Saint-Pétersbourg vous invite à se présenter immédiatement chez lui. Il est descendu à l'hôtel." 

Tous les personnages, frappés de stupeur, restent figés dans la pose où les avait surpris l'annonce du messager, et le rideau tombe sur cette scène "muette".

 

Après un séjour en Italie (printemps 1839) et de courts séjours en Allemagne, Gogol met

momentanément fin à ses voyages, et rentre à Moscou. En septembre, il lit à Aksakov et Joukovski les six premiers chapitres des Âmes mortes. Mais il ne parvient pas à dissiper le malaise qui le reprend chaque fois qu'il se retrouve sur le sol russe, le voici partant pour Vienne puis Rome, remaniant sans cesse son ouvrage. Ce n'est qu'avec l'intervention de ses amis qu'il parvient à publier la première partie des Âmes mortes, le 9 mars 1842, sous le titre "Les Aventures de Tchitchikov, ou Les Ames mortes". L'une des trouvailles de Gogol qui révolta le plus certains critiques fut le sous-titre de poème qu'il donna à son livre, alors qu'écrit en prose et d'inspiration trop triviale pour un genre littéraire considéré comme le plus élevé....

 

"Les Âmes mortes "(1842, Мертвые души)

C'est dans ce «poema»  que Gogol tente, après l'échec supposé du Révizor, "révéler au lecteur l'homme russe tout entier, aussi bien dans ses qualités et ses richesses morales qui le rendent supérieur aux autres peuples que dans les défauts qui lui confèrent, eux aussi, une indiscutable supériorité sur les autres". A vrai dire, l'œuvre telle qu'elle nous est parvenue ne révèle que les vices et les défauts. Peuplé de caricatures monstrueuses, ce livre épouvanta l'auteur lui-même et, persuadé d'avoir trahi sa «mission», lui qui entendait s'adonner à une exaltation des valeurs spirituelles : il s'efforcera, en vain, de donner à cette première partie une suite édifiante. Tout en rédigeant des brouillons successifs, qu'il brûle, il publie en 1847 des "Passages choisis de ma correspondance avec mes amis" où, se présentant comme l'apologiste de la vertu et de l'ordre établi, il cherchera à se justifier. Le livre sera mal accueilli, et la suite jamais écrite ...

Pourtant Gogol se croit sincère et multiplie jeûnes, prières, lectures saintes. Le titre choisi est chargé d'une signification symbolique, mais il fait référence aussi à l'intrigue : Tchitchikov, petit propriétaire terrien, achète à bas prix des paysans décédés, des «âmes mortes», afin d'obtenir des terres et un prêt d'argent. Plus cabotin qu'escroc, il est une nouvelle incarnation de la "poslost", dont l'idéal se limite à un rêve de confort matériel. Et pourtant, c'est le rire qui naît de cette galerie de portraits impitoyables, où défilent des personnages aussi médiocres qu'insignifiants, rongés par leurs vices et leur sottise. Il fallut plusieurs générations pour découvrir, dans ce mélange de réalisme sordide et de symbolisme puissant, une force de destruction et de négation du monde, dont le rire était l'instrument diabolique ...

 

"LA porte cochère d’une hôtellerie de chef-lieu livra passage à une assez jolie petite calèche à ressorts, une de ces britchkas dont usent les célibataires, commandants et capitaines en retraite, propriétaires d’une centaine d’âmes, bref tous gens de moyenne noblesse. La calèche était occupée par un monsieur, ni beau ni laid, ni gras ni maigre, ni jeune ni vieux. Son arrivée en ville passa inaperçue ; seuls deux hommes du peuple, qui se tenaient à la porte d’un cabaret en face de l’hôtellerie, échangèrent quelques remarques concernant plutôt l’équipage que le voyageur.

— Regarde-moi cette roue, dit l’un ; en cas de besoin irait-elle jusqu’à Moscou ?

— Que oui, répondit l’autre.

— Mais, jusqu’à Kazan, elle ne tiendrait sans doute pas ?

— Pour ça, non, fut la réponse.

La conversation en resta là. Puis, aux abords de l’hôtel, la britchka croisa un jeune homme en pantalon de basin blanc, court, collant, en frac, qui visait à la mode et laissait voir un plastron assujetti par une épingle en bronze de Toula figurant un pistolet. Le jeune homme se retourna, considéra la voiture, retint sa casquette qui menaçait de s’envoler, et poursuivit son chemin.

Arrivé dans la cour, le monsieur fut accueilli par un garçon si vif, si remuant, qu’on avait peine à distinguer ses traits. Il accourut, la serviette à la main, affublé d’un long surtout de futaine qui lui remontait sur la nuque, secoua sa crinière, et conduisit le monsieur au premier étage par la galdarie de bois pour montrer le logis que lui destinait la Providence. Ce logis était banal, comme l’auberge elle-même, semblable à toutes les hôtelleries de chef-lieu où, pour deux roubles par jour, les voyageurs jouissent d’une chambre tranquille. Des cafards, gros comme des pruneaux, s’y montrent à tous les coins ; une porte toujours condamnée par une commode ouvre sur la pièce contiguë, qu’occupe un locataire paisible, taciturne, mais curieux, avide de connaître tout ce qui se passe chez le voisin. La longue façade de l’hôtellerie répondait à l’intérieur. Le premier était peint en jaune, suivant l’immuable coutume. Le rez-de-chaussée, non crépi, exhibait des briques d’un rouge sombre, dont les intempéries avaient aggravé la saleté originelle ; des boutiques de bourreliers, cordiers, boulangers, l’occupaient. Celle d’angle donnait asile à un vendeur de sbitène, possesseur d’un samovar en cuivre rouge et d’une trogne si rubiconde que, de loin, n’eût été sa barbe de jais, on l’aurait pris aussi pour un samovar.

Tandis que le voyageur examinait la chambre, on apporta ses bagages : d’abord un portemanteau en peau blanche qui n’en était certes pas à son premier voyage. Il fut monté par le cocher Sélifane, petit homme en touloupe écourté, et par le valet Pétrouchka, garçon d’une trentaine d’années, affublé d’une ample redingote héritée de son maître, d’aspect un peu farouche, au gros nez, aux lèvres charnues. Vinrent ensuite une cassette en acajou marquetée de bouleau de Carélie, des embouchoirs de bottes, et enfin un poulet rôti enveloppé dans du papier bleu. Après quoi, le cocher Sélifane alla soigner ses chevaux à l’écurie, tandis que le valet Pétrouchka s’installait dans l’antichambre exiguë, réduit obscur où il avait déjà laissé son manteau ainsi qu’une odeur sui generis ; il y apportait maintenant un sac contenant ses frusques et imprégné de la même odeur. Dans ce taudis, il dressa le long du mur un lit étroit, sur lequel il étendit une sorte de paillasse, plate et graisseuse comme une crêpe, que ses instances avaient réussi à arracher au patron de l’hôtellerie.

Pendant que les domestiques se démenaient, le maître se rendit à la salle commune, familière à tout voyageur. Les mêmes murs peints à l’huile, noircis en haut par la fumée, encrassés en bas par les dos des clients de passage et surtout des marchands du cru qui viennent, à six ou sept, prendre le thé, les jours de marché ; le même plafond enfumé ; le même lustre dont les pendeloques tintent chaque fois que le garçon court sur la toile cirée usée, en brandissant un plateau où les tasses se pressent comme les oiseaux au bord de la mer ; les mêmes tableaux à l’huile occupant toute la longueur de la paroi.

Bref, ce qu’on voit partout. La seule particularité était une nymphe à la poitrine d’une invraisemblable opulence. Ce caprice de la nature se retrouve d’ailleurs dans certains tableaux d’histoire, apportés en Russie on ne sait quand ni par qui, parfois par nos grands seigneurs amateurs d’art, qui les auront achetés en Italie, sur le conseil de leurs guides.

Le monsieur ôta sa casquette et défit son cache-nez en laine multicolore, un de ces cache-nez que les femmes tricotent elles-mêmes et offrent à leurs maris avec de sages recommandations sur la manière de le mettre ; n’en ayant jamais porté, j’ignore qui prend ce soin pour les célibataires. Ensuite, le voyageur se fit apporter à dîner.

On déposa devant lui l’habituel menu des auberges : une soupe aux choux accompagnée d’un pâté feuilleté conservé à dessein pendant plusieurs semaines, de la cervelle aux petits pois, des saucisses à la choucroute, une poularde rôtie, un concombre salé et le sempiternel gâteau feuilleté bon à tous les usages. Tandis qu’on lui servait ces mets froids ou réchauffés, il interrogeait le garçon sur toutes sortes de futilités. Combien rapportait l’hôtellerie ? À qui appartenait-elle auparavant ? Le tenancier actuel était-il un grand fripon ? À cette dernière question, le garçon fit la réponse d’usage :

— Oh oui, monsieur, c’est un franc coquin !

La Russie décidément se civilise : tout comme l’Europe, elle pullule de gens fort respectables, qui ne peuvent prendre leur repas à l’auberge sans engager conversation et plaisanter avec le garçon. Au reste, le voyageur ne posait pas que des questions oiseuses. Il s’enquit avec une précision méticuleuse des noms du gouverneur, du président du tribunal, du procureur, de tous les hauts fonctionnaires ..."

 

"Les Ames mortes" évoque les événements de la vie d'un petit propriétaire terrien, un aristocrate, Tchitchikov, qui a décidé de faire fortune. Pour atteindre son but, il quitte son modeste emploi aux douanes et invente un "procédé" propre à tromper les nigauds et le fisc : il achète à bas prix des paysans-serfs, morts après le dernier recensement (celui-ci avait lieu tous les dix ans) et par conséquent encore vivants au regard du fisc (les "âmes mortes"), afin de les transférer, sur le papier, dans une région où l'on concédait de vastes terrains à ceux qui possédaient déjà un certain nombre de serfs. Grâce à ce stratagème, il devenait possible aux propriétaires terriens de se, faire prêter de l`argent par les banques d`Etat. Tchitchikov parcourt donc la province russe. La trame du récit consiste dans l'évocation de ses aventures avec les petits et les grands propriétaires ruinés par la disette et le choléra, et qui, presque tous plus ou moins rusés ou naïfs, pactisent avec leur propre conscience. Gogol brosse ainsi un admirable tableau d'ensemble de la province russe. Sur cette toile de fond se détachent les personnages typiques rencontrés par Tchitchikov : exemplaires uniques d'une humanité monstrueuse, leurs silhouettes sont inoubliables. 

Citons en quelques-uns : Manilov, type de fainéant incapable du moindre sursaut d'énergie; Pliouchkine, avare en guenilles, qui préfère la crasse et le désordre plutôt que d`engager la moindre dépense. Mme Korobotchka, qui tremble d`inquiétude à la seule pensée de devoir déterrer, pour les vendre, les cadavres de ses serfs, car elle ne comprend pas ce que Tchitchikov entend désigner par les "âmes mortes", une scène inoubliable, maintes fois citée ...

 

 "... Tchitchikov, nous l’avons vu, s’était résolu à attaquer sans plus de façons ; il prit sa tasse, y versa un verre de ratafia, et déclara à brûle-pourpoint :

— Vous avez, madame, un bien joli domaine. Combien d’âmes ?

— Un peu moins de quatre-vingts, dit l’hôtesse. Malheureusement les temps sont durs : l’an dernier a été bien mauvais ; Dieu nous préserve d’un pareil !

— Pourtant vos paysans ont bon air ; leurs izbas sont solides... Voudriez-vous me dire votre nom. Je suis arrivé si tard... j’avais perdu la tête.

— J’ai nom Korobotchka, secrétairesse de collège..

— Merci. Et vos prénoms ?

— Nastassia Pétrovna.

— Nastassia Pétrovna. Quel nom charmant ! J’ai justement une tante, la sœur de ma mère, qui s’appelle comme ça.

— Et vous, monsieur, comment vous appelez-vous ? s’informa la propriétaire. Vous êtes sans doute assesseur ?

— Non, brave dame, répondit en souriant Tchitchikov, nous ne sommes point assesseur ; nous voyageons pour nos affaires.

— Ah ! vous faites du négoce ! Quel dommage que j’aie cédé si bon marché mon miel aux revendeurs ! Vous me l’auriez sans doute acheté.

— Du miel ? Ma foi, non.

— Et quoi donc alors ? Du chanvre, peut-être ? C’est qu’il m’en reste bien peu. Une vingtaine de livres tout au plus.

— Non, ma bonne, il s’agit d’autre marchandise. Dites-moi, avez-vous perdu beaucoup de paysans ?

— Oh, mon cher monsieur, dix-huit ! soupira la vieille. Et tous des gaillards, de bons ouvriers ! Il en est né d’autres, à dire vrai. Mais que faire de ce fretin ? Pourtant l’assesseur est venu toucher la capitation, tout comme s’ils vivaient encore. La semaine dernière mon forgeron a brûlé, un habile homme qui connaissait aussi la serrurerie !

— Auriez-vous eu un incendie ?

— Dieu préserve ! C’eût été pis ! Il a brûlé lui-même, mon brave monsieur. C’était un ivrogne ; ses entrailles ont pris feu ; il lui est sorti de la bouche une flamme bleue, et son corps s’est consumé, a noirci comme du charbon... Pourtant quel excellent forgeron ! et maintenant me voilà clouée au logis : je n’ai personne pour ferrer mes chevaux !

— Tout arrive, madame, soupira Tchitchikov. Ne murmurons pas contre la Providence... Eh bien, cédez-les moi, Nastassia Pétrovna.

— Qui donc, mon bon monsieur ?

— Eh ! mais, tous ces morts.

— Comment cela ?

— Comme ça... Ou, si vous préférez, vendez-les moi. je vous les payerai.

— Je ne comprends pas bien. Voudrais-tu les déterrer ?

Devant cette méprise, Tchitchikov jugea quelques éclaircissements nécessaires. En peu de mots, il expliqua à la bonne dame que le transfert ou l’achat n’aurait lieu que sur le papier. Ces âmes seraient inscrites comme vivantes.

— Mais qu’en feras-tu ? dit la vieille, les yeux écarquillés.

— Ceci me regarde.

— Mais elles sont mortes !

— Et qui prétend le contraire ? C’est justement pour cela qu’elles vous portent préjudice : vous devez payer pour elles la capitation. Je vous délivre de tous frais et soucis, et vous donne en plus quinze roubles. Est-ce clair ?

— Je ne sais que vous dire, proféra la vieille après un silence. Je n’ai encore jamais vendu d’âmes mortes.

— Parbleu ! Ce serait un vrai miracle si vous en aviez vendu. Croyez-vous donc qu’on en puisse tirer parti ?

— Ma foi non ! Quel parti en pourrait-on tirer ? Ce qui m’embarrasse, c’est qu’elles sont mortes.

« La vieille a la tête dure ! » se dit Tchitchikov.

— Songez un peu, ma bonne dame, reprit-il à haute voix : vous vous ruinez en payant pour le mort comme pour le vivant...

— Oh, ne m’en parlez pas ! interrompit la vieille. Il y a quinze jours, j’ai dû verser plus de cent cinquante roubles !... Encore ai-je graissé la patte à l’assesseur...

— Vous voyez ! Eh bien, dorénavant, vous n’aurez plus besoin de lui graisser la patte ! C’est moi qui payerai, et non plus vous ; je prends sur moi toutes les charges ; nous passerons même le contrat à mes frais. Comprenezvous ?

La vieille réfléchissait. Bien que l’affaire lui parût avantageuse, sa nouveauté l’effrayait : cet acheteur arrivé Dieu sait d’où, en pleine nuit, ne voulait-il point la tromper ?

— Alors, tope, c’est entendu ? demanda Tchitchikov.

— Franchement, monsieur, je n’ai jamais eu occasion de vendre des morts. Pour les vivants, c’est autre chose ; il y a deux ans, j’ai cédé, à cent roubles pièce, deux filles à Protopopov, qui m’en a fort remercié. De fameuses ouvrières : elles savent tisser des serviettes !

— Laissons en paix les vivants ; que le bon Dieu les bénisse ! Je vous parle des morts.

— Vraiment, je crains, pour une première affaire, de subir des pertes. Ne me trompes-tu pas ? ne valent-ils pas davantage ?

— Voilà comme vous êtes ? Mais que peuvent-ils valoir ? Ils ne sont que poussière. Vous comprenez : que poussière ! Prenez le dernier objet venu, un vieux torchon, par exemple, il a toujours quelque valeur : vous pouvez le vendre à un fabricant de papier. Mais cela, à

quoi est-ce bon ? Voyons, dites-le moi.

— À rien, c’est vrai. Seulement, ce qui m’arrête, c’est qu’elles sont mortes.

« Eh ! quelle caboche ! » dit à part lui Tchitchikov, qui commençait à perdre patience. « Arrangez-vous avec elle ! la maudite vieille, elle m’a mis en nage. »

Il tira son mouchoir et essuya son front moite. Il avait bien tort de se fâcher ; des gens fort respectables, des hommes d’État se conduisent tout comme madame Korobotchka. Se sont-ils mis quelque chose en tête, impossible de les en faire démordre ! Vous avez beau accumuler les arguments, tous clairs comme le jour, ils y opposent la résistance obstinée d’un mur qui renvoie une balle de caoutchouc. Après s’être épongé, Tchitchikov tenta d’amadouer la vieille d’une autre manière.

— Ma chère dame, dit-il, ou vous ne voulez pas comprendre mes paroles, ou vous me tenez ce langage uniquement pour dire quelque chose... Je vous offre quinze roubles-assignats. Comprenez-vous ? c’est une somme. Vous ne la trouverez pas dans la rue. Voyons, franchement, combien avez-vous vendu votre miel ?

— Douze roubles le poud.

— C’est un péché de mentir, bonne maman. Vous ne l’avez point vendu ce prix-là.

— Parole d’honneur !

— Soit ! Mais aussi c’était du miel. Sa récolte vous a peut-être demandé une année de soins, de soucis, de courses ; vous avez dû nourrir vos abeilles à la cave pendant tout un hiver. Tandis que les âmes mortes ne sont pas une œuvre de ce bas monde. Vous n’y avez rien mis

du vôtre ; c’est de par Dieu qu’elles ont quitté cette terre, en vous causant du dommage. D’un côté votre travail, votre zèle vous ont valu douze roubles ; de l’autre vous touchez pour rien quinze roubles, et en beaux billets bleus, encore !

Après une aussi solide argumentation, Tchitchikov croyait avoir cause gagnée.

— En vérité, reprit l’hôtesse, je ne suis qu’une pauvre veuve inexpérimentée. J’aime mieux attendre un peu ; il viendra sans doute des chalands ; je comparerai les prix.

— Fi ! fi ! ma pauvre dame, que dites-vous là ! Songez-y vous-même ! Qui voudra faire emplette de morts ? À quoi peuvent-ils servir ?

— Qui sait ? Pour les travaux des champs, peut-être... objecta la vieille qui, sans achever sa phrase, considéra, bouche bée, Tchitchikov, inquiète de ce qu’il répondrait.

— Ah ! ah ! Vous comptez sans doute les employer à épouvanter, la nuit, les moineaux dans votre verger ?

— Dieu nous assiste ! Quelles horreurs nous débites tu là ! s’écria la vieille en se signant.

— Alors qu’en prétendez-vous faire ? D’ailleurs, ossements et tombeaux, — tout vous reste : le transfert ne s’opérera que sur le papier. Alors, nous sommes d’accord ? Eh bien, voyons, répondez !  ..."

 

La publication des Ames mortes coïncide dans la vie de Gogol avec la moment où celui-ci se trouble et perd pied. ll passe ses journées à étudier les Evangiles, à s'interroger sur la nécessité d'entrer au couvent, à projeter un voyage à Jérusalem. Puis, brusquement, il s'enfuit à Pétersbourg d'où il repart le 5 juin à destination de Rome.

A Rome, où il veut désormais travailler au salut de son âme en écrivant une œuvre lumineuse (la seconde partie des Ames mortes où Tchitchikov, le trafiquant d'âmes, "l'âme morte" par excellence, deviendra "une âme vivante"), il prend connaissance des jugements très divers portés sur les Ames mortes.

Pour Boulgarine, directeur de l'AbeiIle du Nord, il n'est qu'un farceur, un second Paul de Kock. Pour les romantiques, il est un renégat, on ne pardonne pas à l'auteur de Tarass Boulba un réalisme aussi sordide. Belinski, lui, apprécie le réalisme des Ames mortes, mais le patriotisme agressif de Gogol lui fait peur et s'inquiète de cette seconde partie à venir. Gogol ne cesse d'hésiter et en vient à brûler tous les chapitres déjà rédigés de cette seconde partie.

Séjour en Palestine, attente mystique déçue qu'il partage avec celui qui est devenu son directeur de conscience, un prêtre fanatique, le Père Mztvei Konstantinovski, nous sommes le 21 avril 1848.

Et c'est à partir de 1849, sans renoncer à la littérature, qu'il passe par des états extrêmes d'exaltation et de dépression. Long voyage en Russie, puis renoncement à écrire cette fameuse seconde partie.

Le 7 février 1852, séjournant chez le comte Alexis Tolstoï, il brûle le manuscrit entier, un suicide littéraire qui précède sa propre mort :  épuisé par les privations, il meurt le 21 au matin, à quarante- trois ans. Tourgueniev fut exilé dans ses terres en punition d'une lettre où il appelait le défunt, un "grand homme" ...