Luigi Pirandello (1867-1936), "Feu Mathias Pascal" (Il Fu Mattia Pascal, 1904), "Chacun sa vérité" (Cosi è se vi pare, 1916), "Six personnages en quête d'auteur" (Sei personaggi in cerca d'autore, 1921), "On ne sait jamais tout" (Ciascuno a suo modo, 1924), "Ce soir on improvise" (Questa sera si recta a soggetto, 1930), "Les Cahiers de Séraphin Gubbio, opérateur" (Quaderni di Serafino Gubbio operatore, 1925), "Uno, nessuno e centomila" (Un, personne et cent mille, 1926) - Italo Svevo (1861-1928), "Senilità" (1898), "La conscienza di Zeno" (1923) - ....
Last Update: 11/11/2016


 

Dès 1923, Italo Svevo fait entendre sa petite musique ...

Italo Svevo abandonnait en 1899 son emploi à la banque pour entrer dans une firme qui fabriquait des peintures pour coques de navire, et c'est ainsi que lors d'un voyage qu'il fit à Trieste il rencontra James Joyce qui enseignait l'anglais à l'école Berlitz. Il avait publié l'année précédente, en Italie,  "Sénélité" qui, comme son précédent roman, "Une vie" n'avait rencontré aucun succès. Svevo avait abandonné l'écriture mais  s'intéressa pendant la Première Guerre mondiale à la psychanalyse et traduisit "La Science des rêves" de Freud, on en retrouve trace dans son roman de 1923, "La Conscience de Zeno", mais ici comme précédemment le succès se fit attendre, quelques années de plus. C'est qu'entretemps le climat dans lequel se développait la littérature européenne s'était profondément modifiée, l'heure de Svevo était enfin arrivée, il fut "découvert" et accueilli sur la scène internationale à la fin de 1925 début 1926, quelques vint années plus tard...

ltalo Svevo (1861-1928) et Luigi Pirandello (1867-1936) sont deux auteurs contemporains de Giovanni Pascoli (1855-1912) et de Gabriele D'Annunzio (1863-1938). Mais leurs horizons culturels, leur approche de la littérature, leur analyse du réel et surtout leur conscience de l'individu sont très différents. S'il est vrai que chez Pascoli et D'Annunzio on trouve beaucoup de rapports avec le décadentisme et les conflits qui le caractérisent Svevo et Pirandello sortent de ce courant et se concentrent sur la complexité de l'individu et ses tourments intérieurs. Au-delà de la contingence et des conflits historiques, le point central de leur réflexion est l'homme et la crise qu'il traverse, tandis que la littérature n'est plus un instrument de révolte et d'auto-affirmation, mais un outil lucide pour cette analyse.

En révélant la scission, le manque d'identité et de volonté, l'impossibilité de communiquer, la spécificité de chaque expérience individuelle (des thèmes déjà traités par la psychologie et par la philosophie contemporaine, mais aussi par un intellectuel du XIXe siècle comme Schopenhauer, dont l'influence est considérable), la littérature découvre de nouvelles formes et de nouveaux moyens d'expression, en reproduisant dans ses solutions narratives et dans ses mises en scène théâtrales la perte des points de repère, de l'ordre, de la logique...


Luigi Pirandello (1867-1936)

Né à Girgenti (Agrigente, Sicile), Luigi Pirandello connut la crise qui bouleversa son patrimoine familial, et celle de la démence de sa femme qui accabla sa vie conjugale. Il n'écrivait  que sous l'emprise d'impulsions soudaines, mais s'astreignait ensuite dans la composition à une vigilante discipline, contraignant ses personnages à venir proclamer  publiquement ce qui se cachait dans le secret de leur conscience ou de leur demeure...

La pensée de Pirandello et ses thématiques sont complexes et difficiles à cerner ; on se heurte souvent à la tentation de l'enfermer dans des schémas simplistes. Le caractère problématique, l'analyse, le raisonnement, la proposition et la représentation du conflit sont des éléments constitutifs de son œuvre ample et variée (nouvelles, romans, pièces de théâtre). Chez Pirandello ce sont les personnages qui deviennent les porte-parole de la réflexion philosophique, notamment au théâtre, où ils expriment la pensée de I'auteur. 

Le problème de l'identité est un premier sujet de réflexion central, qui se développe autour du rapport entre la vie et la forme : la vie est un flux incessant et pour être dans ce monde il lui faut une forme, c'est-à-dire un masque, qui l'enferme dans un rôle figé et inauthentique. Dans la plupart des œuvres de Pirandello, il y a un événement, un hasard en général, qui compromet ce masque et révèle le fond inquiétant de l'existence réelle. Dans "ll treno ha fischiato...", par exemple, un geste banal et quotidien devient inquiétant et sinistre ; c'est l'élément qui vient rompre la forme. Un point de vue différent, un écho ou une sensation peuvent rompre "l'illusion habituelle" (l'inganno consueto) de la perception des choses au quotidien. C'est ainsi que le personnage prend conscience de sa propre forme : soit il l'accepte avec douleur et critique avec lucidité la pantomime dans laquelle il est obligé de jouer, soit il se rebelle, parfois de façon définitive (à travers la folie ou l'autoexclusion de la société), parfois de façon salutaire (à travers des gestes absurdes ou des actes gratuits). Retrouver toute la puissance de l'être authentique dans des actions apparemment folles. C'est dans cette dernière solution que l'on trouve l'aspect le plus original de Pirandello...

 

"Feu Mathias Pascal" (Il Fu Mattia Pascal, 1904) est une étape importante dans la réflexion de Pirandello sur ce thème : le protagoniste profite des circonstances pour abandonner un masque et une vie dans lesquels il ne se reconnaît pas, mais il n'est pas capable d'accepter jusqu'au bout la solution radicale d'une existence nouvelle et gérée librement ; il est tiraillé entre la tentation de retrouver des rapports familiers et sociaux et celle de fuir à nouveau, en se cachant derrière l'alibi de sa situation illégale. Même lorsque la seule solution qui lui semble envisageable est de reprendre sa première identité, il n'aura pas assez de volonté pour le faire et finira par accepter une condition de non-existence : il termine ses jours à la bibliothèque, en écrivant sa biographie qui constitue le présent roman...

 

Dans "Les Cahiers de Séraphin Gubbio, opérateur" (Quaderni di Serafino Gubbio operatore, 1925), Pirandello approfondit la thématique du renoncement à la vie, qui se résume à un enregistrement passif des événements extérieurs et à une négation de l'authenticité totale et lucide - la fiction cinématographique y fait symboliquement allusion. Séraphin est réduit à sa condition mécanique d'opérateur, il n'est plus qu'une main qui tourne ("Si gira", "ça tourne" en italien) et il reporte dans ses cahiers son quotidien et l'événement traumatisant qui l'a privé de la parole. Cette perte de la parole fait allusion à la mort et à la mécanisation de l'art ; la machine qui sert aux prises de vue est un instrument de mystification de la réalité, tout en étant un emblème de la conscience critique de l'intellectuel dont le rôle est d'être un observateur détaché des choses. Certains personnages, comme le violoniste et la philosophe Simone Pau, parce qu'ils sont marginaux, semblent être les seuls points de repère dans une ville aliénée. C'est, pour nombre de critiques, le roman le plus moderne de Pirandello, mais aussi le plus négatif....

 

Dans "Un, personne et cent mille" (1926),  Pirandello analyse et dénonce de façon radicale les conventions sociales et l'impossibilité d'instaurer des rapports basés sur une  communication authentique ; il s'ensuit une solution positive, vitaliste, qui peut sembler illusoire : le protagoniste Vitangelo Moscarda conclut que, pour sortir de la prison dans laquelle est confinée la vie, il ne suffit pas de changer les noms, parce que la vie est une constante évolution et que les noms représentent la mort. La seule façon de vivre chaque moment, c'est donc de vivre la vie d'instant en instant et de renaître sans cesse d'une manière différente...

 

"Uno, nessuno e centomila" (Un, personne et cent mille, 1926)

ll peut parfois s'avérer surprenant d'être examiné de très près par un ami ou un parent, si celui-ci fait preuve de franchise en soulignant certaines de nos imperfections physiques mineures. Pour Moscarda, protagoniste du roman de Pirandello, le commentaire inattendu de sa femme au sujet de son nez, légèrement incliné vers la droite, provoque un changement sensationnel. L'image qu'il a de lui-même est en complète opposition avec celle de sa femme. ll réalise soudain qu'il vit avec un étranger dont il ne peut se séparer et que, pour les autres - femme, amis et connaissances -, il n'est pas du tout ce qu'il est pour lui-même. Il est obligé de cohabiter avec des milliers d'étrangers, les milliers de Moscarda que perçoivent les autres, inséparables de son identité et que, de façon dramatique, il ne connaitra jamais.

La relativité de la perception, thème favori de Pirandello, et la fragmentation de la réalité en segments incompréhensibles constituent le noyau philosophique de l'oeuvre. Étroitement liée à cela se trouve une réflexion sur le langage et l'impossibilité d'une communication objective et satisfaisante entre interlocuteurs, puisque chacun change les mots en leur donnant une signification propre. La tentative de Moscarda pour contrôler son propre moi est vaine, et le sacrifice de soi constitue sa seule porte de sortie, en commençant par son refus de regarder les miroirs. 

 

LES ROMANS? Si l'on fait abstraction de la conclusion irrationnelle de "Un, personne et cent mille", les romans de Pirandello sont le fruit de théories esthétiques pour lesquelles I'œuvre d'art est une création individuelle qui se base sur un exercice critique. Son "relativisme" reflète l'influence contemporaine des "philosophies de la vie" (Binet, Nietzsche, Dilthey, Simmel, Bergson), où l'image du "je" est toujours mobile et divisée. L'idée de la multiplicité des esprits (instinctif, moral, affectif, social) se trouve à la base de sa poétique, qu'il expose dans "L'Humour" (1908) : l'art de l'humour se trouve dans les contraires, il met à nu la décomposition du «je ››, sait exprimer à la fois l'aspect comique et l'aspect tragique d'une même apparence, le côté normal et le côté fou. Bien que ses romans aient un fort substrat philosophique, ils n'ont rien de traités abstraits. L'individu et les traumatismes qu'il traverse sont toujours plongés dans un contexte social analysé avec une finesse et une froideur presque impitoyables, tout en communiquant la douleur et l'oppression qui pèse sur eux. Le monde de la petite bourgeoisie de la capitale et de celle qui vient de Sicile sont des objets privilégiés de cette analyse ; c'est un monde stigmatisé dans son immobilisme...

 

LA SICILE ? L'attention au monde sicilien chez Pirandello vient de la littérature vériste, on le voit dans le roman "Les Vieux et les jeunes" (I vecchi e i giovani, 1909). On a souvent noté qu'il y a comme un "parcours de la Sicile" dans la littérature italienne qui part de "l viceré"  (1954) de Federico De Roberto (1861-1927), passe par Pirandello et "Le Guépard" (1958) de Tomasi di Lampedusa (1896-1957), pour aboutir à Leonardo Sciascia (1921-1989) et à son analyse lucide des vices de cette société insulaire et de son immobilisme. D'un côté, il y a l'analyse historique qui se concentre sur le conflit générationnel et sur l'effondrement des valeurs du Risorgimento, de l'autre on assiste au démasquement humoristique des contradictions que l'on trouve dans les rapports sociaux, les idéologies, les comportements des individus sur une toile de fond symbolique, marquée par l'aridité et l'oppression...

 

LE THEATRE ? L'analyse la plus profonde et la plus systématique des labyrinthes de la personnalité et des fictions sociales se trouve dans les œuvres théâtrales de Pirandello, qu'il écrit à partir 1910, et qui lui valurent un succès international. Le théâtre lui permet d'approfondir parfaitement sa réflexion sur le rapport entre l'art et la vie, entre vie et forme. Dès ses romans, Pirandello avait proposé un "personnage sans auteur" qui essaie de vivre, une métaphore de la vie qu'il entendait réaliser. Ces problématiques sont détaillées dans sa célèbre trilogie théâtrale,

 

"Chacun sa vérité" (Cosi è se vi pare, 1916), "Six personnages en quête d'auteur" (Sei personaggi in cerca d'autore, 1921), "On ne sait jamais tout" (Ciascuno a suo modo, 1924), "Ce soir on improvise" (Questa sera si recta a soggetto, 1930). Des pièces innovantes et choquantes pour le public de l'époque ..

 

Dans "Six personnages en quête d'auteur", (Sei personaggi in cerca d'autore, 1921), considéré comme le chef d'œuvre théâtral de Pirandello, le thème de la communication est fondamental. Pendant que le directeur règle des détails avec les acteurs concernant leur pièce, six personnages font leur arrivée : il s'agit d'une famille entière, comprenant la mère, le père, la belle-fille, le fils, l'adolescent et la fillette (ces deux derniers rôles sont muets). Ils sont insatisfaits de l'interprétation des acteurs dans leur personnage. lls affirment que ce n'est pas comme ça qu'ils l'ont vécu, que ce n'est pas de la fiction mais leur réalité. Par conséquent, les personnages et les acteurs se querellent à propos de ce qui est réalité et fiction et de la véracité de leur jeu. Les personnages finissent par jouer eux-mêmes leurs scènes devant la troupe, si bien qu'avec le temps, on croit que ce n'est plus fiction et que le drame est réel, ce qui trouble plusieurs acteurs et personnages. A la fin, l'adolescent et la fillette meurent ; est-ce de la fiction ou bien la réalité des personnages ? Au fond, plus personne ne détient la vérité...

 

En 1924, Pidandello adhère au fascisme et rencontre Mussolini. Personne n'est à l'abri des attraits du pouvoir, quelque soit sa nature. Mais il ne s'engagea jamais activement en politique. Son activité théâtrale internationale l'écartera peu à peu du régime fasciste, dont il supporte mal la suspicion et l'autoritarisme. C'est cependant avec l'appui de Mussolini qu'il fonde, en 1925, le Teatro d'arte di Roma....

 

A la fin des années vingt, le théâtre de Pirandello se tourne vers de nouveaux horizons, il tente de recomposer les fractures de la réalité grâce aux vérités absolues, c'est la phase des mythes, comme l'auteur l'a lui-même définie : "La Nuova Colonia" (1926), "Lazzaro" (1928), "Les Géants de la montagne" (I giganti della montagna, 1936, inachevé).  Au centre de ce projet, il y a trois grands thèmes : l'organisation sociale, la religion et l'art. Ces trois œuvres se déroulent dans des mondes primitifs, exemplaires, absolus ; on ressent aussi une atmosphère surréelle et métaphysique, comme dans ses dernières nouvelles.

 

La pensée et l'œuvre de Pirandello sont éloignées du panorama culturel italien, on y retrouve cependant un pessimisme total et profond, enraciné dans un certain matérialisme et dans une tradition culturelle sicilienne, immobiliste et conservatrice, qui l'éloignent de la politique. Il rencontra une incompréhension totale de la part du public italien et la reconnaissance de son talent vint plus significativement au niveau international : en 1934 il reçoit le prix Nobel et ses pièces - qui marquent un tournant dans le théâtre du XXe siècle - sont représentées depuis sans interruption, dans le monde entier ...


Ettore Schmitz, dit Italo Svevo (1861-1928)
Si tous les héros de Svevo sont à la fois des médiocres et des victimes, dans "La Coscienza di Zeno", Zeno Cosini découvre avec une surprise amusée tous les avantages qu’il peut y avoir à être un « homme sans qualités ». On a dit de lui qu'il cherchait à se connaître, non pour agir, mais pour éviter de se changer. "La vie n'est ni belle ni laide, elle est originale", et sa biographie semble se résumer à "soixante-sept longues années à peu près immobiles, point d'aventures, presque pas de guerre, une succession d'échecs littéraires, une vie de bureau, de mélancolie profonde, d'hypocondrie caractérisée" : "ce n'est pas l'activité qui me rend vivant, c'est le rêve", explique-t-il à sa femme.
Italo Svevo, de son vrai nom Ettore Schmitz, est né à Trieste d'une mère italienne et d'un commerçant juif d'origine rhénane, Triestin de langue donc mais Allemand de culture, car Trieste à l'époque dépend de l'empire Austro-hongrois : ses futurs détracteurs lui reprochèrent par le suite de mal connaître l'italien et sa situation paradoxale, marginale par rapport la société littéraire italienne de son temps mais ouverte à quelques expériences de la culture européenne (Freud, Joyce, Flaubert, Zola, Schopenhaueur), l'isola tant au niveau du style (son écriture est naturaliste à une époque où le symbolisme est en vogue) que de sa vie.  Envoyé faire des études commerciales en Allemagne, dans le collège de Segnitz, près de Würzburg, il se découvre une vocation littéraire et théâtrale, mais accepte d’entreprendre la carrière commerciale à laquelle le destine son père. Il écrit malgré tout, son premier roman, "Une vie" (Una vita, 1892), retrace la vie et le drame d'un jeune homme de la campagne incapable de s'adapter à la vie moderne de Trieste, qui le porteront au suicide : c'est la traduction de sa grise expérience d'employé dans la succursale triestine de la banque Union de Vienne où il travailla jusqu'en 1899. Quelques mois après la mort de sa mère (1895), il se fiance avec Livia Veneziani, fille unique d’un riche industriel, et l’épouse en 1896. L’aisance matérielle lui redonne le loisir et le goût d’écrire, mais son second roman, "Sénilité" (Senilità, 1898), est encore plus mal accueilli que le précédent: il met en scène le personnage falot d'un petit employé provincial rêvant de gloire littéraire, Emilio Brentani, que sa très jeune maîtresse, Angiolina, trompe avec le sculpteur Stefano Balli. Malgré son insuccès, il persiste, encouragé par James Joyce, et publie en 1923 "la Conscience de Zeno" (La Coscienza di Zeno), long roman d'introspection autobiographique qui se présente comme une autoanalyse visant à contester l'efficacité de la psychanalyse de Freud. James Joyce réside en effet à Trieste de 1904 à 1915 et y écrit "Ulysse" : on a noté que le personnage de Bloom (dans Ulysse) présente de nombreuses analogies avec Italo Svevo, et que Livia Veneziani Svevo deviendra Anna Livia Plurabelle dans "Finnegans Wake". Zeno fut traduit en français dès 1928, Joyce ayant vanté les romans de Zeno à Valéry Larbaud.
Avant de mourir, en 1928, dans un accident de voiture, Svevo avait projeté un nouveau roman, "les Mémoires du vieillard" (Le Memorie del vegliardo), qui aurait dû être la suite de Zeno. Ses nouvelles, ses essais et son théâtre ont été rassemblés après sa mort : le Bon Vieux et la belle enfant (La Novella del buon vecchio e della bella fanciulla e altri scritti, 1929), Corto viaggio sentimentale e altri racconti inediti (1949), Saggi e pagine sparse (1954), Commedie (1960) ; ainsi que son journal de 1896 (l’année de ses fiançailles) : Diario per la fidanzata (1962), et sa correspondance : Epistolario (1967) où se distinguent, par leur nombre et leur intérêt, les lettres à sa femme, Livia Veneziani. En 1928, Trieste faisait désormais partie de l'Italie...

 


Une vie (Una vita, 1892)
Une vie, d'abord titré "Un incapable" conte l'histoire d'un petit employé angoissé et pauvre qui séduit, par le biais de la littérature, la fille de son patron et se suicide quand il découvre qu'il va devoir l'épouser.

 


Senelità (Senilità, 1898)
Passé inaperçu lors de sa publication, considéré aujourd'hui comme le chef d'oeuvre de Svevo, le roman est une brillante étude de l'amour impossible, écrit avec simplicité et mêlant dialecte et italien. Pour Svevo, en effet, la vie est pleine de choses redoutables, les gestes les plus simples sont compliqués, et le voici qui s'engage dans un récit contre-nature. Emilio Brentani, fort de ses ambitions littéraires, vit à Trieste et partage avec sa soeur, Amalia, une vie monotone. A 67 ans, il tombe amoureux d'une belle jeune fille, modeste, Agiolina. Cette relation devient rapidement passionnelle, obsessionnelle, d'autant qu'Agiolina se révèle plus inconsistante qu'il ne paraît  ("Tu sais que tu ne me dégoûtes pas.", lui murmure-t-elle), et ce d'autant plus qu'il entre en compétition avec son ami Balli, un sculpteur, que sa soeur Amalia se met aussi à aimer secrètement. Mais Amalia renonce progressivement à la réalité, à l'image de son frère, s'enferme dans le désespoir et ne tarde pas à mourir après s'être intoxiquée à l'éther. Torturé par les remords et dégoûté des trahisons d'Angiolina, Emilio se retrouve seul, immergé dans la grisaille d'une existence sans espoirs, se laisse vivre en s'abandonnant à des souvenirs imaginés ...

"Tout de suite, par les premiers mots qu'il lui adressa, il tint à la prévenir qu'il ne voulait pas s'engager dans une liaison trop sérieuse. Voici à peu près ce qu'il lui dit : "Je t'aime beaucoup et, dans ton intérêt, je désire que nous nous mettions d'accord pour agir avec une extrême prudence." Phrase si prudente en vérité qu'il était difficile de la croire inspirée par l'amour d'autrui. Avec un rien de franchise, elle fût devenue : « Tu me plais beaucoup, mais dans ma vie tu ne pourras jamais avoir d'autre importance que celle d'un jouet. J'ai des devoirs, moi! J'ai ma carrière, j'ai ma famille... » 

Sa famille? Une unique sœur, aussi peu encombrante que possible, physiquement et moralement, petite et pâle, plus jeune que lui de quelques années, mais plus vieille par son caractère - ou peut-être par destin. Des deux, c'était lui l'égoïste, l'être jeune. Elle ne vivait que pour lui, avec l'abnégation d'une mère. Néanmoins, quand il parlait d'elle, on sentait qu`elle occupait une grande place dans sa vie, que son sort était lié au sien, pesait sur le sien. Les épaules chargées de cette lourde responsabilité, il traversait l'existence avec précaution, évitant les périls, mais laissant aussi de côté les joies. A trente-cinq ans son âme était en proie, encore, à l'amertume de n'y avoir pas goûté; il éprouvait une grande peur de lui-même et de sa propre faiblesse dont à vrai dire il avait plutôt conçu le soupçon qu'il n'en avait fait l'expérience. 

Sa carrière était chose plus complexe : elle comportait deux ordres d'activités et rendait à deux fins bien distinctes. D'un modeste emploi dans une compagnie d'assurances, Émilio Brentani tirait tout juste l'argent nécessaire à l'entretien de son petit ménage. Quant à son second métier, celui d'écrivain, il ne lui rapportait d'autre bénéfice qu'un semblant de réputation, de quoi satisfaire non pas une ambition certes, mais une vanité. A vrai dire, il lui coûtait encore moins d'effort que le premier. Depuis le temps déjà lointain où il avait publié un roman que la presse locale avait couvert d'éloges, il n'avait plus rien produit. Non par défiance de soi; par inertie plutôt. Le roman, imprimé sur mauvais papier, avait jauni en d'obscures librairies, mais, tandis que sa publication avait été saluée comme une «grande espérance», il valait maintenant, par lui-même, à son auteur une sorte de bon renom littéraire et figurait au bilan artistique de la ville. Le premier jugement n'avait pas été rapporté : il s'était modifié par une lente évolution. La très claire conscience qu'avait Émilio de la nullité de son œuvre l'empêchait de se faire gloire du passé, mais l'artiste chez lui, tout ainsi que l'homme, croyait en être toujours à la période « préparatoire »; au plus secret de son cœur, il se considérait comme un puissant mécanisme génial en construction, non encore en activité. Comme si le temps des belles énergies n'était pas, pour lui, révolu, il vivait dans l'attente impatiente de deux choses : l'une devait surgir de son cerveau, l'autre lui viendrait du dehors. L'art était la première et la seconde était le succès - la fortune.

Angiolina - une blonde aux yeux bleus, grande, forte, mais d'une taille élancée et flexible, le visage illuminé de vie, la peau ambrée, avec un fond de teint rose, signe d'une santé florissante - marchait à côté de lui la tête penchée sous le turban d'or de sa chevelure; elle regardait le sol qu'elle frappait à chaque pas du bout de son ombrelle comme pour en faire jaillir un commentaire aux paroles qu'elle entendait. Quand elle crut avoir compris, elle dit avec un regard en dessous, un peu timide : « C'est étrange! jamais personne ne m'a parlé ainsi. » Mais elle n'avait pas compris vraiment et elle se sentait flattée de voir Émilio assumer une tâche qui n'était pas la sienne : celle d'éloigner d'elle le péril. L'affection qu'il lui portait eut soudain à ses yeux un air de fraternelle douceur. 

Ces principes une fois posés, l'autre se sentit tranquille et reprit un ton plus adapté à la circonstance. Il laissa tomber sur la tête d'Angiolina une pluie de déclarations lyriques, - belles phrases mûries par son désir et affinées au cours des ans, mais qui, à les dire, lui semblaient aussi fraîches et neuves que si elles fussent nées en cet instant, sous le rayon de cet œil bleu. Il éprouva que depuis très longtemps il n'avait plus cherché à tirer de lui-même et à composer des idées et des mots. Quel soulagement que ce retour à une action créatrice! Diversion dans sa morne existence; étrange sentiment d'une halte, d'une paix retrouvée. La femme entrait dans sa vie.

Rayonnante de beauté et de jeunesse, elle allait l'illuminer tout entière, plongeant dans l'oubli un triste passé de désirs et de solitude et ouvrant un avenir de joie. Certes non, elle ne compromettrait pas son avenir!..."

 


La Conscience de Zeno (La Coscienza di Zeno, 1923)
C'est l'autobiographie d'un certain Zeno, écrite dans le cadre de Trieste, devenue italienne après la Grande Guerre, publiée par son psychanalyste, et assortie de considérations peu flatteuses sur la personnalité du patient : "Je le publie par vengeance et j'espère, dit le docteur S., qu'il en sera furieux." Zéno ne possède en effet aucune volonté et tourne en dérision son incroyable incapacité à contrôler son existence. Lorsqu'il décide que le mariage pourrait le guérir de son mal-être, il demande sa main à la belle Ada, mais va épouser sa soeur, la laide Augusta. Et Zeno va ainsi, comme il le peut, se donner des interdits qu'il va transgresser rituellement.

"Nella mia vita ci furono varii periodi in cui credetti di essere avviato alla salute e alla felicità. Mai però tale fede fu tanto forte come nel tempo in cui durò il mio viaggio di nozze eppoi qualche settimana dopo il nostro ritorno a casa. Cominciò con una scoperta che mi stupí: io amavo Augusta com’essa amava me. Dapprima diffidente, godevo intanto di una giornata e m’aspettavo che la seguente fosse tutt’altra cosa. Ma una seguiva e somigliava all’altra, luminosa, tutta gentilezza di Augusta ed anche – ciò ch’era la sorpresa – mia. Ogni mattina ritrovavo in lei lo stesso commosso affetto e in me la stessa riconoscenza che, se non era amore, vi somigliava molto. o. Chiavrebbe potuto prevederlo quando avevo zoppicato da Ada ad Alberta per arrivare ad Augusta? Scoprivo di essere stato non un bestione cieco diretto da altri, ma un uomo abilissimo .."


   "Il y eut plus d’un moment dans ma vie où je crus être sur le chemin du bonheur et de la santé. Mais ce sentiment ne fut jamais plus fort que pendant mon voyage de noces et les quelques semaines qui suivirent notre retour à la maison. Pour commencer, je fis une découverte qui me stupéfia : j’aimais Augusta ! Je l’aimais comme elle m’aimait. À vrai dire, je demeurai d’abord en défiance. Heureux de la bonne journée présente, je m’attendais à un tout autre lendemain. Mais les jours se suivaient, également lumineux, sans que se démentît la gentillesse d’Augusta ni – ô surprise ! – la mienne. Chaque matin, je retrouvais chez ma femme le même élan affectueux, et en moi cette même gratitude qui, si elle n’était de l’amour, y ressemblait beaucoup. Qui aurait pu s’attendre à cela quand j’avais boitillé d’Adeline à Alberte pour aboutir à Augusta ? Donc, je n’avais pas été la grosse bête aveugle qui se laisse mener où l’on veut, mais au contraire un homme très habile. Me voyant tout émerveillé, Augusta me dit :
— Pourquoi t’étonnes-tu ? Ne savais-tu pas que l’amour vient après le mariage ? Je ne l’ignorais pas, même moi qui suis bien moins savante que toi.
Je ne sais si c’est avant ou après l’amour que s’éveilla dans mon coeur une espérance, la grande espérance de pouvoir un jour ressembler à Augusta qui était la santé personnifiée. Pendant nos fiançailles, je ne m’étais pas aperçu de cette santé radieuse, absorbé que j’étais par l’étude de moi-même, puis d’Adeline et de Guido. La lampe à pétrole du salon n’était jamais arrivée à illuminer la pauvre chevelure d’Augusta.
Et maintenant, ce n’est pas seulement à sa rougeur que je pensais. Quand celle-ci s’évanouit, aussi simplement que les couleurs de l’aurore disparaissent sous la lumière directe du soleil, Augusta avança d’un pas assuré sur la voie qu’avaient parcourue ses soeurs sur cette terre, ces femmes qui peuvent tout trouver dans la loi et l’ordre ou sinon renoncent à tout. Je l’aimais pour cette belle confiance, pour cette sécurité que je savais bien précaire, puisqu’elle était fondée sur moi, mais que je devais considérer avec la même modestie prudente que les expériences de spiritisme : si cela pouvait être, la confiance dans la vie pouvait également exister.
Malgré tout, elle m’étonnait. Augusta semblait vraiment croire que la vie était éternelle. Ce n’était pas qu’elle affirmât rien de tel. Mais elle s’étonna que moi, qui avais horreur des erreurs avant que je n’eusse aimé les siennes, j’ai ressenti le besoin de lui en rappeler la brièveté. Allons donc ! Elle savait que tout le monde devait mourir, mais cela n’empêchait pas qu’étant mari et femme, nous resterions ensemble, ensemble, ensemble. Elle ignorait donc que lorsque, en ce monde, on s’unissait, cela arrivait pour une période si courte, si courte, si courte qu’on ne comprenait pas comment on en était arrivés à se tutoyer après être restés sans se connaître pendant un temps infini, et prêts à ne plus jamais se revoir pendant un temps tout aussi infini. Je compris finalement ce qu’était la santé parfaite quand je devinai que la vie présente était pour Augusta une vérité tangible où l’on peut se mettre à l’abri et se tenir au chaud. J’essayai d’être admis dans ce monde clos et d’y résider à mon tour, bien décidé à m’abstenir des critiques et des railleries qui étaient les signes d’une maladie dont je ne devais pas infecter celle qui s’était confiée à moi. Mon effort pour la préserver me permit d’imiter quelque temps les réflexes d’un homme sain.
Toutes les choses qui font désespérer, elle les savait comme moi, mais quand elle les prenait en main, ces choses-là changeaient de nature. La terre tourne : est-ce une raison d’avoir mal au coeur ? Pas du tout. La terre tourne, mais tout reste en place. Et tout ce qui faisait partie de ce monde immuable avait pour elle une importance énorme : son alliance, ses bijoux, ses robes, la verte, la noire, la robe d’après-midi qui rentrait dans l’armoire aussitôt après la promenade, et celle du soir que, sous aucun prétexte, elle n’eût portée dans la journée ni quand je n’acceptais pas de me mettre en habit. Et les heures des repas, aussi immuables que celles du lever et du coucher ! Ces heures avaient comme une existence réelle ; c’étaient des êtres qu’on trouvait là, toujours à leur poste.
Le dimanche, elle allait à la messe. Je l’accompagnais quelquefois pour voir comment elle supportait les images de la douleur et de la mort. Mais ces images n’existaient pas pour elle, et de sa visite à l’église elle emportait de la sérénité pour toute la semaine. Elle allait encore aux offices certains jours de fête qu’elle connaissait par coeur et c’était tout. Si j’avais eu de la religion, moi, je serais resté à l’église toute la journée, afin d’être assuré de la béatitude éternelle...."

 


 Court voyage sentimental et autres récits (Racconti)
"Il ne faut pas laisser les trois grands romans de Svevo éclipser ses autres écrits : ceux-ci jalonnent une existence qui s'est passionnément identifiée au besoin d'écrire, et leur connaissance est indispensable à la juste approche de l'homme et de son art narratif. Écartant les ébauches, et les brouillons, le présent volume rassemble tous les récits achevés de Svevo encore inédits en français.
Les cinq premiers de ces écrits sont antérieurs à La Conscience de Zeno, les cinq autres en sont le prolongement, sinon la suite. Le premier de tous, antérieur même à Une vie, a beau être habillé selon le naturalisme de l'époque, on y perçoit déjà le don, si caractéristique, de Svevo, de rendre sensible la logique intime de comportements en apparence contradictoires. Suivent : La Tribu, d'inspiration délibérément politique, et qui marque le détachement de l'auteur à l'égard du socialisme, dont il avait été proche ; Le Spécifique du docteur Menghi, véritable récit de science-fiction sur le thème de l'élixir de longue vie, d'un pessimisme achevé ; La Mère, texte bref, d'une importance capitale, et dont une lecture «psychanalytique» pourrait seule rendre compte de façon satisfaisante ; Court voyage sentimental enfin, confession spontanée, où le mouvement d'une sincérité intense tente de se substituer à celui de l'invention narrative." (Editions Gallimard)