Emile Durkheim (1858-1917), "De la division du travail social" (1893), "Les Règles de la méthode sociologique" (1895), "Le Suicide" (1897), "Les Formes élémentaires de la vie religieuse" (1912) -  ...

Last update: 31/11/2016


Durkheim et Weber, la naissance de la sociologie

"En tant que réflexion sur la crise de la société moderne, la sociologie a essentiellement pour origine et pour objet l'industrie et la démocratie .." (Raymond Aron, De la condition historique du sociologue). Les sociologues ont toujours eu de grandes difficultés à s'entendre sur une définition de la sociologie. Mais ce qui les rapproche, c'est la volonté d'observer la société dans son ensemble, et non un aspect particulier des conduites humaines, de thématiser la spécificité du social, avec un souci d'objectivité scientifique. Et cette recherche des caractères propres aux différentes structures sociales conduit inéluctablement à la tentation d'intervention dans l'organisation sociale : parmi les fondateurs de la sociologie moderne, Emile Durkheim et Max Weber sont ceux qui illustrent le mieux ces rapports parfois ambigus entre sociologie et politique. Ils ont tous deux étaient frappés par l'opposition entre science et religion qui s'imposait à la fin du XIXe siècle et accompagnait la difficile mise en place de nos sociétés modernes. Le triomphe de la science paraissait condamner la religion et, en tant que sociologues, considérant tous deux qu'une société ne peut maintenir sa cohérence que par des croyances communes, constataient que les religions traditionnelles semblaient en voie d'épuisement. D'où cette conviction que les sociétés modernes traversaient une phase de mutation, et cette phase fut interprétée différemment par chacun d'eux...

 

L'individualisation croissante au sein de nos sociétés modernes, qui accompagne l'édification de la sociologie, aboutit-elle à un gain de liberté individuelle? C'est une question que ce début du XXIe siècle se pose avec insistance. En regard de l'état des lieux établi par la sociologie, la multiplication des rôles, des liens et des rapports d'appartenance que nous connaissons en tant qu'individu, en regard d'un apparent élargissement de notre champ d'action et de réflexion, pouvons-nous en déduire un réel gain d'autonomie personnelle, et donc de liberté? Pour Emile Durkheim, c'est la différenciation fonctionnelle qui accroît les possibilités de réalisation possible, l'autonomie se gagne via un processus dit d' "individuation" qui permet aux membres d'une société de s'affranchir des liens traditionnels et des contraintes normalisantes. Max Weber fait appel à une autre notion, celle de la "rationalisation", au cours de laquelle les sphères sociales se déprennent de l'intégration traditionnelle par les valeurs et l'affectivité. Mais ces grands défricheurs de la pensée sociale restent ancrés dans leur époque, et parmi les pères fondateurs de la sociologie, c'est Georg Simmel qui en fin de compte montre à quel point le rapport entre individualisation sociale et gain de liberté n'est pas si simple à résoudre...

Le simple accroissement des caractères individuels ou la diversification que l'économie introduit dans les styles de vie n'impliquent pas mécaniquement une extension de l'autonomie personnelle. Si par exemple l'anonymat grandissant des relations sociales dans les grandes villes a pu conduire à un relâchement des appartenances de groupe, et donc démultiplier les choix possibles pour un même individu, quel est le gain de liberté observé dans un monde qui voit s'imposer une plus grande indifférence entre les individus et un risque d'appauvrissement croissant des contacts sociaux? L'Individualisation emporte-t-elle plus de liberté individuelle?  Simmel ne répondra pas directement à cette interrogation mais fournira les éléments d'un diagnostic sociologique qui reste à instruire. L'individualisation (ou individuation) s'applique à quatre phénomènes différents, un parcours d'existence personnel, la solitude existentielle, l'acquisition d'une capacité de réflexion personnelle, l'affirmation d'une plus grande authenticité de soi vis-à-vis des autres. Mais ces phénomènes éminemment positifs s'accompagnent d'une multitude de symptômes individuels de vide intérieur ou de désarroi. L'idéal de réalisation de soi déboucherait-il sur un sentiment de vacuité et donc de liberté individuelle devenue sujet dérisoire, voire encombrant? "Ce que le paysan a gagné, assurément, c'est de la liberté, mais une liberté qui le libère "de" quelque chose, au lieu de le libérer "pour" quelque chose; en apparence, assurément, la liberté de tout faire (puisqu'elle n'est justement que négative), mais de ce fait, en réalité, une liberté sans la moindre directive, sans le moindre contenu déterminé et déterminant, et qui dispose donc l'individu à cette vacuité et à cette inconsistance où rien ne s'oppose aux pulsions nées du hasard, du caprice ou de la séduction : conformément à la destinée de l'humain sans amarres, qui a abandonné ses dieux et dont la "liberté" ainsi gagnée n'est que la licence d'idolâtrer n'importe quelle valeur passagère..." (La Philosophie de l'argent).


Jean-Georges Béraud (1849 - 1936)

Peintre renommé de la vie parisienne et de sa bourgeoisie avec plus de 200 portraits.

 

Works: "La Soirée, autour du piano (1880, musée Carnavalet, Paris), "Le Pont des Arts par grand vent" (1880-1881, Metropolitan Museum of Art, New York), "Après la faute" (1885-1890, National Gallery, Londres), "Le Salon de la Comtesse Potocka" (1887, musée Carnavalet, Paris), "La Salle de rédaction du Journal des Débats (1889, musée d'Orsay, Paris), "Le Boulevard des Capucines devant le Théâtre du Vaudeville" (1889, musée Carnavalet, Paris), "Le Veuf" (1910, musée des beaux-arts de Rouen), ...

Herbert Spencer (1820-1903) assimile le développement de la société moderne à l'évolution d'un organisme vivant doté d'organes différenciés et interdépendants, assumant différentes fonctions : ce modèle organiciste interpelle Durkheim et la sociologie naissante, vient à être complétée de l'idée que la société est plus que la somme de ses parties ("la société n'est pas une simple somme d'individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres"). A cela s'ajoute le besoin d'élaboration d'une méthode scientifique qui va se fonder sur l'étude de cas et des statistiques. Durkheim ne s'intéresse guère aux actions et aux motivations des individus, sa recherche porte sur ces "réalités extérieures aux individus" que constituent les faits sociaux, et qui de plus ont cette vertu de pouvoir être vérifiés empiriquement... 


Emile Durkheim (1858-1917)
Né à Epinal, dans une famille de rabbins (Il choisit dès l'adolescence d'abandonner la religion judaïque), Durkheim s'installe à Paris, et, de 1879 à 1882, fréquente l'École Normale Supérieure. Il devient agrégé de philosophie en 1882. Durkheim a pour condisciples, Henri Bergson (1859-1941), qui rejette les concepts et dénonce les artifices de la philosophie de sont temps;  Maurice Blondel (1861-1949), qui s'interroge très tôt sur le conflit entre raison et religion;  Jean Jaurès (1859-1914), qui, dans l'action, entendra désagréger tous les systèmes d'idées et les institutions qui entravent le développement individuel; enfin, Pierre Janet (1859-1947) ,  qui  définit l’objet de la psychologie, non par le comportement, mais par la conduite, soit tant les réflexes ou les instincts, que la croyance, le jugement, le langage. Leurs réflexions s'enracinent dans ses multiples courants de pensée que sont l'évolutionnisme d'un Herbert Spencer (1820-1903), le positivisme appliqué au social par Auguste Comte (1797-1857), à la morale par Charles Renouvier (1815-1903), le philosophe et le moraliste le plus influent dans la France de la Troisième République, et que viennent enrichir ces grands hommes de synthèse que sont alors, pour les jeunes normaliens, Fustel de Coulanges (1830-1889) pour l'histoire des civilisations, et Émile Boutroux (1845-1921) pour l'histoire de la philosophie.  Au sortir de l'École Normale Supérieure, en 1882, les doctrines politiques et sociales de l'époque posent un dilemme qui va sans doute orienter les vocations des uns ou des autres : faut-il privilégier le bien de l'individu ou celui de la société, au sens où l'entendent Proudhon et Marx? La Commune de Paris (mars-mai 1871) a laissé bien des traces, la IIIe République qui vient de naître en 1875 affronte de nombreux débats (laïcité, essor du capitalisme moderne, prise de conscience ouvrière), enfin les sciences physiques et naturelles renforcent la confiance dans le pouvoir de l'esprit scientifique. Toute la future orientation de Durkheim semble sourdre de ce contexte en mutation : une sociologie positive peut permettre de dépasser les idéologies politiques et sociales, en tentant une interprétation de la représentation que la société se fait d'elle-même et en privilégiant la formation morale de l'individu.

Après quelques années d'enseignement de la philosophie dans l'enseignement secondaire, Durkheim est nommé en 1887 à la Faculté des lettres de Bordeaux en tant que chargé du cours de “science sociale et pédagogie” : pendant quinze années, outre ses enseignements concernant l’éducation, il prépare les étudiants bordelais à l’agrégation de philosophie. En mars 1893, Durkheim soutient à la Sorbonne sa thèse de doctorat ès lettres, "De la division du travail social", puis en 1894, publie "Les Règles de la méthode sociologique" sous forme d’articles réunis en livre en 1895. En 1895 et 1896, Durkheim entre dans une polémique difficile avec Tarde et ses "Règles de la méthode sociologique" rencontrent un accueil réservé, voire hostile, notamment chez les philosophes que Durkheim voulait convaincre. Mais plus encore, la lecture de William Robertson Smith va modifier sensiblement son approche sociologique de la religion, et ce d'autant plus que désormais la religion est devenue le fait social primitif et fondamental. Auteur classique de l'anthropologie sociale britannique, William Robertson Smith (1846-1894), fils d'un pasteur écossais, s'engage dans l'interprétation des phénomènes religieux  et s'efforce de dégager la signification symbolique des structures de parenté, de l'origine du totémisme et de la signification du sacrifice. Or, jusqu’en 1895 Durkheim a donné la priorité aux documents historiques sur les données ethnographiques, considérées comme peu fiables. À partir de 1897,  Durkheim  travaille désormais exclusivement sur les sociétés primitives.
Son troisième ouvrage, "Le Suicide", paraît en juin 1897, au moment où il se lance dans la grande entreprise de la revue "L’Année sociologique". En 1898, il s'engage dans  l’Affaire Dreyfus en publiant l’article “ L’individualisme et les intellectuels ”, réponse au critique littéraire antidreyfusard F. Brunetière qui accusait les “ intellectuels ” de prôner l’individualisme et l’anarchie. A partir de 1902, Durkheim est titulaire de la chaire de pédagogie à la Sorbonne,  transformée en «science de l'éducation et sociologie» qu'il occupera jusqu'à sa mort. En 1912, il vient enfin à bout de son œuvre majeure, "Les Formes élémentaires de la vie religieuse".
Mais la Première Guerre mondiale va non seulement le déstabiliser (il répond à la propagande prussienne par deux brochures, "Qui a voulu la guerre ?" et "l'Allemagne au-dessus de tout",1915) mais frapper durement son entourage, Durkheim perd certains de ses collaborateurs de "L’Année sociologique", R. Hertz en avril 1915, puis son fils en février 1916. Il ne se remettra pas de ce choc, sa santé se dégrade, il meurt le 15 novembre 1917, âgé de 59 ans.

 

1893 - De la division du travail social 

 

Durkheim introduit les notions de solidarité mécanique et de solidarité organique pour expliquer comment la cohésion sociale est maintenue. Mais, "comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l'individu dépende plus étroitement de la société?", s'interroge Durkheim. "De la division du travail social" est la thèse de philosophie qu'Emile Durkheim a soutenue et publiée en 1893. Au-delà des critiques lui reprochant de privilégier l'ordre social au détriment de l'individu, Durkheim montre comment "la répartition continue des différents travaux humains" oblige les individus à participer à une oeuvre commune, la solidarité sociale, dont le droit est le "symbole visible". De là suit la célèbre distinction entre la "solidarité mécanique" des sociétés primitives, caractérisée par une conscience collective qui absorbe les consciences individuelles et une division du travail peu élaborée, et la "solidarité organique" des sociétés modernes qui s'appuie sur la différenciation des tâches et a pour conséquence un affaiblissement de la conscience collective au profit des consciences individuelles. L'apparition la division du travail a été favorisée par la "condensation progressive des sociétés au cours de leur développement historique" (« La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés »). L'augmentation des interactions entre les individus est source de conflits et de concurrence destructrice si nous restons dans une société constituées d'individus dont les modes de vie sont identiques, d'où la nécessité parfaitement logique de la division du travail, de la complémentarité des individus, qui permet de rompre le risque d'une "lutte généralisée pour la vie".
Par la suite, Durkheim analyse les sources de conflits sociaux qui peuvent affecter cette "solidarité organique" et c'est sans doute dans sa façon d'aborder le problème en terme de "pathologies" qu'il provoqua nombre de critiques.

 

"Le mot de fonction est employé de deux manières assez différentes. Tantôt il désigne un système de mouvements vitaux, abstraction faite de leurs conséquences, tantôt il exprime le rapport de correspondance qui existe entre ces mouvements et quelques besoins de l'organisme. C'est ainsi qu'on parle de la fonction de digestion, de respiration, etc. ; mais on dit aussi que la digestion a pour fonction de présider à l'incorporation dans l'organisme des substances liquides ou solides destinées à réparer ses pertes ; que la respiration a pour fonction d'introduire dans les tissus de l'animal les gaz nécessaires à l'entretien de la vie, etc. C'est dans cette seconde acception que nous entendons le mot. Se demander quelle est la fonction de la division du travail, c'est donc chercher à quel besoin elle correspond ; quand nous aurons résolu cette question, nous pourrons voir si ce besoin est de même nature que ceux auxquels répondent d'autres règles de conduite dont le caractère moral n'est pas discuté.

Si nous avons choisi ce terme, c'est que tout autre serait inexact ou équivoque. Nous ne pouvons employer celui de but ou d'objet et parler de la fin de la division du travail, parce que ce serait supposer que la division du travail existe en vue des résultats que nous allons déterminer. Celui de résultats ou d'effets ne saurait davan­tage nous satisfaire, parce qu'il n'éveille aucune idée de correspondance. Au contraire, le mot de rôle ou de fonction a le grand avantage d'impliquer cette idée, mais sans rien préjuger sur la question de savoir comment cette correspondance s'est établie, si elle résulte d'une adaptation intentionnelle et préconçue ou d'un ajustement après coup. Or, ce qui nous importe, c'est de savoir si elle existe et en quoi elle consiste, non si elle a été pressentie par avance ni même si elle a été sentie ultérieurement."

 

1895 - Les Règles de la méthode sociologique
Durkheim publie en 1894 cet ouvrage dans la Revue philosophique pour appliquer le rationalisme scientifique aux phénomènes sociaux, pour constituer la sociologie en "science". Les "Règles" se donnent pour objectif commun de "faire une enquête sommaire sur les ressources les plus générales dont dispose l'investigation sociologique" en vue de construire "une méthode plus exactement adaptée à la nature particulière des phénomènes sociaux". Dans ce classique de la sociologie, "les caractères de cette méthode sont les suivants. D’abord, elle est indépendante de toute philosophie […]. En second lieu, notre méthode est objective. Elle est dominée tout entière par cette idée que les faits sociaux sont des choses et doivent être traités comme telles […]. Mais si nous considérons les faits sociaux comme des choses, c’est comme des choses sociales. C’est le troisième trait caractéristique de notre méthode d’être exclusivement sociologique." Ce programme ne fit pas l'unanimité et bon nombre d'auteurs refusèrent cette volonté "d’établir des lois de la vie sociale comme il existe des lois de la nature", et plus précisément la séparation très nette faite entre le social et le psychologique (Tarde, Brunschvig, Halevy, Bouglé). Reste les questions des conditions générales d'accès à la prétention scientifique de la sociologie et, plus modestement, de la valeur des objectivations qu'elle peut mener dans ses différents champs d'étude.

 

1897 - Le Suicide. Étude de sociologie
Comme mentionné dans "De la division du travail social", ayant formalisé le "normal", Durkheim entend étudier le "pathologique" : les changements sociaux sont facteurs de troubles divers, il ne peut exister de contradiction inhérente au corps social que le sociologue ne puisse diagnostiquer et "guérir". Ce texte est l’aboutissement, pour Durkheim, d’une recherche empirique qui se veut exemplaire de la méthode sociologique, l’étude d’un fait social total. Longtemps méconnu et ignoré, il est devenu un classique et une référence en sociologie. La notion au centre de cette étude est l' "anomie", qu'il définit comme une absence de règles communément admises. L'industrialisation et ses bouleversements continus affaiblissent les liens qui rattachent l'individu à une société, celle-ci accusant un retard permanent dans l'élaboration de ses nouvelles règles d'intégration. "Le concept d'anomie forgé par Durkheim est un des plus importants de la théorie sociologique" : pour se résumer, il "caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d'autres." Les travaux menés par cette fameuse école de sociologie de Chicago, représentée par William Isaac Thomas (1863-1947) et Florian Znaniecki (1882-1958), ont montré que la transplantation sociale des immigrants polonais, par exemple, provoquait une désorganisation sociale des familles et, corrélativement, une démoralisation des individus, qui mènent une existence dépourvue de but et de signification apparente (The Polish Peasant in Europe and America, 1918-1920).

 

"....laissant de côté l'individu, nous avons cherché dans la nature des sociétés elles-mêmes les causes de l'aptitude que chacune d'elles a pour le suicide. Autant les rapports du suicide avec les faits de l'ordre biologique et de l'ordre physique étaient équivoques et douteux, autant ils sont immédiats et constants avec certains états du milieu social. Cette fois, nous nous sommes enfin trouvé en présence de lois véritables, qui nous ont permis d'essayer une classification méthodique des types de suicides. Les causes sociologiques que nous avons ainsi déterminées nous ont même expliqué ces concordances diverses que l'on a souvent attribuées à l'influence de causes matérielles, et où l'on a voulu voir une preuve de cette influence. Si la femme se tue beau­coup moins que l'homme, c'est qu'elle est beaucoup moins engagée que lui dans la vie collective ; elle en sent donc moins fortement l'action bonne ou mauvaise. Il en est de même du vieillard et de l'enfant, quoique pour d'autres raisons. Enfin, si le suicide croît de janvier à juin pour décroître ensuite, c'est que l'activité sociale passe par les mêmes variations saison­nières. Il est donc naturel que les différents effets qu'elle produit soient soumis au même rythme et, par suite, soient plus marqués pendant la première de ces deux périodes : or, le suicide est l'un d'eux. De tous ces faits il résulte que le taux social des suicides ne s'explique que sociologique­ment. C'est la constitution morale de la société qui fixe à chaque instant le contingent des morts volontaires. Il existe donc pour chaque peuple une force collective, d'une énergie déterminée, qui pousse les hommes à se tuer. Les mouvements que le patient accomplit et qui, au premier abord, paraissent n'exprimer que son tempérament personnel, sont, en réalité, la suite et le prolongement d'un état social qu'ils manifestent extérieurement. Ainsi se trouve résolue la question que nous nous sommes posée au début de ce travail. Ce n'est pas par métaphore qu'on dit de chaque société humaine qu'elle a pour le suicide une aptitude plus ou moins prononcée : l'expression est fondée dans la nature des choses. Chaque groupe social a réellement pour cet acte un penchant collectif qui lui est propre et dont les penchants individuels dérivent, loin qu'il procède de ces derniers. Ce qui le constitue, ce sont ces courants d'égoïsme, d'altruisme ou d'anomie qui travaillent la société considérée, avec les ten­dances à la mélancolie langoureuse ou au renoncement actif ou à la lassitude exaspérée qui en sont les conséquences. Ce sont ces tendances de la collectivité qui, en pénétrant les individus, les déterminent à se tuer. Quant aux événements privés qui passent généralement pour être les causes prochaines du suicide, ils n'ont d'autre action que celle que leur prêtent les dispositions morales de la victime, écho de l'état moral de la société. Pour s'expliquer son détachement de l'existence, le sujet s'en prend aux circonstances qui l'entourent le plus immé­diatement ; il trouve la vie triste parce qu'il est triste. Sans doute, en un sens, sa tristesse lui vient du dehors, mais ce n'est pas de tel ou tel incident de sa carrière, c'est du groupe dont il fait partie. Voilà pourquoi il n'est rien qui ne puisse servir de cause occasionnelle au suicide."

 

1912 - Les Formes élémentaires de la vie religieuse
"Entre Dieu et la Société, écrit Durkheim, il faut choisir" mais "ce choix me laisse assez indifférent, car je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement". Au fond, "une religion est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n’est pas moins essentiel que le premier ; car en montrant que l’idée de religion est inséparable de l’idée d’Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective." À partir d’une analyse du totémisme australien défini comme forme élémentaire de la vie religieuse, Durkheim entreprend une étude originale de la religion et met à jour les aspects symboliques de l’intégration sociale par la religion. "La religion n'est pas seulement un système d'idées, elle est avant tout un système de forces." Et dans la société, la notion d'opinion prend ainsi tout son relief comme source, au bout du compte, de toute autorité : "on objectera que la science est souvent l'antagoniste de l'opinion dont elle combat et rectifie les erreurs. Mais elle ne peut réussir dans cette tâche que si elle a une suffisante autorité et elle ne peut tenir cette autorité que de l'opinion elle-même. Qu'un peuple n'ait pas foi dans la science, et toutes les démonstrations scientifiques seront sans influence sur les esprits. Même aujourd'hui, qu'il arrive à la science de résister à un courant très fort de l'opinion publique, et elle risquera d'y laisser son crédit."

 

"Nous nous proposons d'étudier dans ce livre la religion la plus primitive et la plus simple qui soit actuellement connue, d'en faire l'analyse et d'en tenter l'explication. Nous disons d'un système religieux qu'il est le plus primitif qu'il nous soit donné d'observer quand il remplit les deux conditions suivantes : en premier lieu, il faut qu'il se rencontre dans des sociétés dont l'organisation n'est dépassée par aucune autre en simplicité ; il faut de plus qu'il soit possible de l'expliquer sans faire intervenir aucun élément emprunté à une religion antérieure. Ce système, nous nous efforcerons d'en décrire l'économie avec l'exactitude et la fidélité que pourraient y mettre un ethnographe ou un historien. Mais là ne se bornera pas notre tâche. La sociologie se pose d'autres problèmes que l'histoire ou que l'ethnographie. Elle ne cherche pas à connaître les formes périmées de la civilisation dans le seul but de les connaître et de les reconstituer. Mais, comme toute science positive, elle a, avant tout, pour objet d'expliquer une réalité actuelle, proche de nous, capable, par suite, d'affecter nos idées et nos actes : cette réalité, c'est l'hom­me et, plus spécialement l'homme d'aujourd'hui, car il n'en est pas que nous soyons plus intéres­sés à bien connaître. Nous n'étudierons donc pas la religion très archaïque dont il va être question pour le seul plaisir d'en raconter les bizarreries et les singularités. Si nous l'avons prise comme objet de notre recherche, c'est qu'elle nous a paru plus apte que toute autre à faire comprendre la nature religieuse de l'homme, c'est-à-dire à nous révéler un aspect essentiel et permanent de l'humanité."

 

1924 - Sociologie et philosophie
"Les études rassemblées ici, présente Célestin Bouglé, éclairent ce que pensait Durkheim non pas seulement de tel ou tel problème sociologique particulier, mais des problèmes généraux qui occupent ordinairement les philosophes – rapports de la matière et de l’esprit, de la conscience et de la nature, de la raison et de la sensibilité. Elles montrent en quel sens et dans quelle mesure la sociologie renouvelle la philosophie. Ainsi est né ce qu’on appelle souvent aujourd’hui le sociologisme, qui est un effort philosophique pour couronner les études spéciales, objectives et comparatives, auxquelles se consacrent les sociologues, par une théorie explicative de l’esprit humain. »

 

"On est si peu habitué à traiter les faits sociaux scientifiquement que certaines des propositions contenues dans cet ouvrage risquent de surprendre le lecteur. Cependant, s'il existe une science des sociétés, il faut bien s'attendre à ce qu'elle ne consiste pas dans une simple paraphrase des préjugés traditionnels, mais nous fasse voir les choses autrement qu'elles n'apparais­sent au vulgaire ; car l'objet de toute science est de faire des découvertes et toute découverte déconcerte plus ou moins les opinions reçues. A moins donc qu'on ne prête au sens commun, en sociologie, une autorité qu'il n'a plus depuis longtemps dans les autres sciences - et on ne voit pas d'où elle pourrait lui venir - il faut que le savant prenne résolument son parti de ne pas se laisser intimider par les résultats auxquels aboutissent ses recherches, si elles ont été méthodiquement conduites. Si chercher le paradoxe est d'un sophiste, le fuir, quand il est imposé par les faits, est d'un esprit sans courage ou sans foi dans la science. Malheureusement, il est plus aisé d'admettre cette règle en principe et théoriquement que de l'appliquer avec persévérance. Nous sommes encore trop accoutumés à trancher toutes ces questions d'après les suggestions du sens commun pour que nous puissions facilement le tenir à distance des discussions sociologiques. Alors que nous nous en croyons affranchis, il nous impose ses jugements sans que nous y prenions garde. II n'y a qu'une longue et spéciale pratique qui puisse prévenir de pareilles défaillances. Voilà ce que nous demandons au lecteur de bien vouloir ne pas perdre de vue. Qu'il ait toujours présent à l'esprit que les manières de penser auxquelles il est le plus fait sont plutôt contraires que favorables à l'étude scientifique des phénomènes sociaux et, par conséquent, qu'il se mette en garde contre ses premières impressions. S'il s'y abandonne sans résistance, il risque de nous juger sans nous avoir compris. Ainsi, il pourrait arriver qu'on nous accusât d'avoir voulu absoudre le crime, sous prétexte que nous en faisons un phénomène de sociologie normale. L'objection pourtant serait puérile. Car s'il est normal que, dans toute société, il y ait des crimes, il n'est pas moins normal qu'ils soient punis. L'institution d'un système répressif n'est pas un fait moins universel que l'existence d'une criminalité, ni moins indispensable à la santé collective. Pour qu'il n'y eût pas de crimes, il faudrait un nivellement des consciences individuelles qui, pour des raisons qu'on trouvera plus loin, n'est ni possible ni désirable ; mais pour qu'il n'y eût pas de répression, il faudrait une absence d'homogénéité morale qui est inconciliable avec J'existence d'une société. Seulement, partant de ce fait que le crime est détesté et détestable, le sens commun en conclut à tort qu'il ne saurait disparaître trop complètement. Avec son simplisme ordinaire, il ne conçoit pas qu'une chose qui répugne puisse avoir quelque raison d'être utile, et cependant il n'y a à cela aucune contradiction. N'y a-t-il pas dans l'organisme des fonctions répugnantes dont le jeu régulier est nécessaire à la santé individuelle ? Est-ce que nous ne détestons pas la souffrance ? et cependant un être qui ne la connaîtrait pas serait un monstre. Le caractère normal d'une chose et les sentiments d'éloignement qu'elle inspire peuvent même être solidaires. Si la douleur est un fait normal, c'est à condition de n'être pas aimée ; si le crime est normal, c'est à condition d'être haï . Notre méthode n'a donc rien de révolutionnaire.."

 

1925 - L’Éducation morale
 "L’éducation morale" est le premier cours de Durkheim donné à la Sorbonne sur la science de l’éducation en 1902-1903. Il illustre l’affirmation d’Halbwachs pour qui « la sociologie n’a pas été admise d’emblée à la Sorbonne, mais elle s’y est introduite par la porte étroite de la pédagogie. » Posant que tout fait moral est d’abord un fait social, Durkheim fait de l’éducation le principal vecteur d’une morale envisagée comme une tradition à transmettre, à s’accaparer et à renouveler ; et l’éducateur est son instrument. "Tout ce qui peut avoir pour effet de diminuer l’efficacité de l’éducation morale, tout ce qui risque d’en rendre l’action plus incertaine, menace la moralité publique à sa source même. Il n’est donc pas de question qui s’impose d’une manière plus pressante à l’attention du pédagogue."
Pour Durkheim, l'individu ne peut être heureux que dans une société qui lui impose normes et contraintes. Mais il fait de la sociologie une science positive en présupposant la domination absolue de la pensée rationnelle à tous les étages de l'existence individuelle et sociale. "Le principe rationaliste n'implique pas que la science puisse, en fait, épuiser le réel; il nie seulement que l'on ait le droit de regarder aucune partie de la réalité, aucune catégorie de faits comme invinciblement irréductible à la pensée scientifique, c'est-à-dire comme irrationnelle dans son essence. Le rationalisme ne suppose nullement que la science puisse jamais s'étendre jusqu'aux limites dernières du donné; mais qu'il n'y a pas, dans le donné, de limites que la science ne puisse jamais franchir." Ainsi, "L'ensemble des règles morales forme vraiment autour de chaque homme une sorte de barrière idéale, au pied de laquelle le flot des passions humaines vient mourir, sans pouvoir aller plus loin. Et, par cela même qu'elles sont contenues, il devient possible de les satisfaire. Aussi, que, sur un point quelconque, cette barrière vienne à faiblir, et aussitôt, par la brèche ouverte, les forces humaines jusque-là contenues se précipitent tumultueusement; mais, une fois lâchées, elles ne peuvent plus trouver de terme où elles s'arrêtent; elles ne peuvent que se tendre douloureusement dans la poursuite d'un but qui leur échappe toujours. Que, par exemple, les règles de la morale conjugale perdent de leur autorité, que les devoirs auxquels les époux sont tenus l'un envers l'autre soient moins respectés, et les passions, les appétits que cette partie de la morale contient et réglemente se déchaîneront, se dérégleront, s'exaspéreront par ce dérèglement même; et, impuissantes à s'apaiser parce qu'elles se seront affranchies de toutes limites, elles détermineront un désenchantement, qui se traduira d'une manière visible dans la statistique des suicides."

 

1928 - Le Socialisme
Son amitié avec Jean Jaurès conduit Durkheim à s'intéresser au socialisme, auquel il consacre un grand cours à Bordeaux entre 1895 et 1896 et que publie, en 1928, Marcel Mauss. Durkheim refuse cependant d'adhérer au Parti socialiste, contrairement à ce dernier. "On appelle socialiste toute doctrine qui réclame le rattachement de toutes les fonctions économiques, ou de certaines d’entre elles qui sont actuellement diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société."  Pour Durkheim, "la société n’est pas seulement un objet qui attire à soi, avec une intensité inégale, les sentiments et les activités des individus. Elle est aussi un pouvoir qui les règle". Les normes et les valeurs "ne sont dues à aucune action mystérieuse, ce sont simplement des effets de cette opération psychique, scientifiquement analysable, mais singulièrement créatrice et féconde, qu’on appelle la fusion, la communion d’une pluralité de consciences individuelles en une conscience commune. Ces grandes conceptions religieuses, morales, intellectuelles que les sociétés tirent de leur sein pendant leurs périodes d’effervescence créatrice, les individus les emportent en eux une fois que le groupe s’est dissout, que la communion sociale a fait son œuvre. Elle ne s’éteint pas pourtant, parce que l’action du groupe ne s’arrête pas complètement, mais vient perpétuellement rendre à ces grands idéaux un peu de la force que tendent à leur soutirer les passions égoïstes et les préoccupations personnelles de chaque jour : c’est à quoi servent les fêtes publiques, les cérémonies, les rites de toutes sortes". Et c'est par le biais de Saint-Simon que Durkheim va semble-t-il s'attacher ici à définir les conditions de bon fonctionnement du corps social et l'apport éventuel d'un "socialisme" proche par certains aspects de la sociologie naissante.

 

"...le socialisme est tout entier orienté vers le futur. C'est avant tout un plan de reconstruction des sociétés actuelles, un programme d'une vie collective qui n'existe pas encore ou qui n'existe pas telle qu'elle est rêvée, et qu'on propose aux hommes comme digne de leurs préférences. C'est un idéal. Il s'occupe beaucoup moins de ce qui est ou a été que de ce qui doit être. Sans doute, jusque sous ses formes les plus utopiques, il n'a jamais dédaigné l'appui des faits et, même, dans les temps les plus récents, il a de plus en plus affecté une certaine tournure scientifique. Il est incontestable que, par là, il a rendu à la science sociale plus de services peut-être qu'il n'en a reçu. Car il a donné l'éveil à la réflexion, il a stimulé l'activité scientifique, il a provoqué des recherches, posé des problèmes, si bien que, par plus d'un point, son histoire se confond avec l'histoire même de la sociologie. Seulement, comment n'être pas frappé de l'énorme disproportion qu'il y a entre les rares et maigres données qu'il emprunte aux sciences et l'étendue des conclusions pratiques qu'il en tire et qui sont, pourtant, le cœur du système ? Il aspire à une refonte complète de l'ordre social. Mais, pour savoir ce que peuvent et doivent devenir, même dans un avenir prochain, la famille, la propriété, l'organisation politique, morale, juridique, économique, des peuples européens, il est indispensable d'avoir étudié dans le passé cette multitude d'institutions et de pratiques, d'avoir cherché la manière dont elles ont varié dans l'histoire, les principales conditions qui ont déterminé ces variations, et c'est seulement alors qu'il sera possible de se demander rationnellement ce qu'elles doivent devenir aujourd'hui, étant donné les conditions présentes de notre existence collective. Or toutes ces recherches sont encore dans l'enfance. Plusieurs sont à peine entreprises ; les plus avancées n'ont pas encore dépassé une phase très rudimentaire. Et comme, d'autre part, chacun de ces problèmes est un monde, la solution n'en peut être trouvée en un instant, par cela seul que le besoin s'en fait sentir. Les bases d'une induction méthodique concernant l'avenir, surtout d'une induction d'une telle étendue, ne sont pas données. Il faut que le théoricien les construise lui-même. Le socialisme n'en a pas pris le temps ; peut-être même peut-on dire qu'il n'en avait pas le temps..."

 

Lettres à Marcel Mauss
"Emile Durkheim (1858 - 1917) et son neveu Marcel Mauss (1872 - 1950) ont été les fondateurs en France de l'ethnologie et de la sociologie, deux disciplines alors indissociables l'une de l'autre. Pareille entreprise fondatrice eût été impossible sans la relation étroite, souvent complice, parfois difficile, voire orageuse, entre les deux hommes. Longtemps attendue, la publication des lettres de l'oncle maternel à son neveu, permet de suivre, pendant un quart de siècle, les divers aspects et épisodes de cette relation. Elle apprend beaucoup sur la collaboration scientifique entre Durkheim et Mauss. Elle apporte un éclairage nouveau sur la manière dont s'est constituée "l'école française de sociologie" autour de la revue "L'Année sociologique".

 

L'ancrage de cette "école française de sociologie"  tient pour une part au fait que Durkheim sut mobiliser autour de lui toute une génération tels que Célestin Bouglé (1870-1940), qui étudie les formes sociales favorisant les idées démocratiques et laïques dans "Essais sur le régime des castes" (1908),  Hubert Bourgin (1874-1955), Georges Davy (1883-1976), Paul Fauconnet (1874-1938), connu pour son ouvrage "Responsabilité, Étude et Sociologie (1920), Louis Gernet (1882-1964), Maurice Halbwachs (1877-1945), René Hertz (1881-1915), Henri Hubert (1872-1927), Paul Huvelin (1873-1924), Paul Lapie (1869-1927), Marcel Mauss (1872-1950), Gaston Richard (1860-1945), François Simiand (1873-1935), économiste, auteur de "le Salaire, l'évolution sociale et la monnaie" (1932).