Jorge Luis Borges (1899-1986), "Histoire universelle de l'infamie" (1935, Historia Universal de la Infamia), "Histoire de l'éternité" (Historia de la eternidad, 1936), "Fictions" (Ficciones, 1941-1944), "L'Aleph" (El Aleph y otros cuentos, 1949),.. - ...

Last Update : 12/31/2016


Jorge Luis Borges (1899-1986)

"Que cada hombre construya su propia catedral. ¿Para qué vivir de obras de arte ajenas y antiguas?" (Que chacun construise sa propre cathédrale) - Borgès a passé sa vie dans les bibliothèques : il a vécu sa jeunesse à Buenos Aires, dans celle de son père, et a terminé sa carrière comme directeur de la Bibliothèque nationale argentine, après la chute de Juan Peron. Confié à des gouvernantes anglaises ou françaises, il apprend leurs langues en même temps que l'espagnol et, vivant à Genève à 15 ans (1914), il apprend l'allemand avant de se lancer à Madrid dans l'avant-garde poétique  (Fervor de Buenos Aires, 1923; Luna de frente, 1925). Kafka projetait dans son oeuvre ses angoisses personnelles, Edgar Poe exprimait  par l'écriture sa maladive schizophrénie, Borges semble quant à lui utiliser le fantastique pour un projet qui n'est que littéraire et esthétique. 

A l'inverse d'un Mallarmé , pour qui "le monde est fait pour aboutir à un beau livre", pour Borges, le monde part des livres.

Le lecteur doit reconstituer la réalité à partir du labyrinthe dessiné par les rayons de la bibliothèque, des images, textes et interprétations contradictoires des objets extérieurs et des divers ouvrages. Une question hante ainsi Borges :  y-a-t-il une réalité objective, dont la description et l'analyse sans cesse reprises nous font entrevoir peu à peu la vérité?  Ou bien les visions esthétiques ne sont-elles le résultat que de combinatoires plus ou moins réussies qui n'ont de sens que la cohérence avec lesquelles elles intègrent leurs composants?

L'écrivain manie des symboles, agit non sur le monde mais sur des signes. Sa réalité se réduit à un jeu de l'esprit et de l'imagination. Borges va utiliser sa fabuleuse érudition pour formaliser la logique de cette irréalité du monde qui lui est donné : Enquêtes puis Autres inquisitions (Otras inquisiciones), Histoire universelle de l'infamie (Historia universal de la infamia, 1935), Histoire de l'éternité (Historia de la eternidad, 1936), L'Aleph (El Aleph, 1949). L'image du labyrinthe est constante : au fond, la bibliothèque comme le monde ne sont pas faits pour se retrouver, mais pour se perdre, pour atteindre comme un désir de totalité des oeuvres et des temps, de raison et de déraison...

 

 Enquêtes suivi d' Entretiens (Otras inquisiciones)
"L'imagination et l'esprit critique sont chez Borges une seule et même chose, et le fantastique naît d'une réflexion aiguë sur le monde et les ouvrages de l'esprit. On reconnaît bien, dans ces Enquêtes, la même substance dont sont faites les célèbres nouvelles de Fictions, les mêmes thèmes sur lesquels l'auteur exerce sans fin son esprit : la multiplicité du monde, ses pièges et ses détours, l'irréalité du moi, l'inconsistance du temps, l'obscurité de l'être, les paradoxes de toutes sortes de l'univers. Mais on y trouve en outre une curiosité ouverte et multiple, une intuition parfois étonnamment concrète des êtres auxquels il s'intéresse. Les épisodes les plus divers de l'histoire des empires, des philosophies ou des littératures ne sont pas seulement un prétexte à de triomphantes - et déroutantes - investigations. Il arrive que Borges, sans cesser d'être Borges, éclaire d'un jour profondément sympathique une époque, une civilisation ou un auteur. Les Enquêtes, notes et méditations suggérées à un esprit sans pareil par une lecture infiniment variée, se présentent pourtant à nous comme autant d'œuvres, courtes et achevées. On y retrouve cet art allusif, cette grâce sobre et difficile qui sont le secret de Borges." (Gallimard)

 

"Histoire universelle de l'infamie" (1935, Historia Universal de la Infamia)
"Les maîtres du Grand Véhicule enseignent que la vacuité est l'essentiel de l'univers. Ils ont pleinement raison en ce qui concerne cette infime part d'univers qu'est ce livre. Il est peuplé de pirates et de potences et le mot "infamie" éclate dans le titre. Pourtant, sous ces clameurs, il n'y a rien, rien d'autre qu'une apparence, qu'une pure surface d'images; et par là même, il se peut que le livre plaise" - Les sept récits qui composent l'Histoire universelle de l'infamie constituent autant d'exercices de ré-écriture de biographies d'existences "infâmes", puisées à des sources dont Borgès donne la liste à la fin de son ouvrage : ces biographies bien réelles tombent dans l'imaginaire, sont remodelées par une volonté allégorique et baroque qui ne s'intéresse pas tant aux personnalités criminelles mais aux actes, aux attitudes, leur prêtant une nouvelle signification et leur permettant d'acquérir un véritable statut littéraire. Ainsi, pour Borgès, la fiction n'est pas un pur produit de l'imagination, une pure création, mais une manipulation, voire une falsification d'écrits antérieurs.... 

Repris d’une anecdote rapportée par Mark Twain dans Life on the Mississippi (1883), le premier récit du recueil est intitulé «El atroz redentor Lazarus Morell» («Le Rédempteur effroyable Lazarus Morell»). Ce titre suggère d’emblée le caractère paradoxal de la vie criminelle de Morell, faux prédicateur américain qui exploitait le désir de liberté et la foi des esclaves qui confondaient le Mississippi avec le Jourdain, nouveau Moïse délivrant le peuple juif du joug des Égyptiens et les précipitant dans le fleuve. Sur le point d’être arrêté après avoir été trahi par l’un de ses hommes, Morell tente d’organiser un soulèvement général des esclaves, mais sa tentative avortera tragiquement, "Morell commandant des soulèvements de Noirs qui rêvaient de le pendre, Morell pendu par des armées noires qu'il rêvait de commander"...

Le héros de la seconde nouvelle intitulée «El impostor inverosímil Tom Castro» («L’imposteur invraisemblable, Tom Castro»), est un aventurier chilien, Arthur Orton, né dans les années 1830, un être sans personnalité qui "normalement aurait dû mourir de faim". Mais il usurpe l’identité d’un jeune anglais, Roger Charles Tichborne, mort dans un naufrage, pour s'insinuer auprès de sa mère, Lady Tichborne, et capter son héritage. Il est aidé en cela par Bogle, un domestique noir non dépourvu de génie. Paradoxalement Tom Castro ne ressemble en rien au défunt,  il ne l’a jamais rencontré et ignore entièrement son passé, mais la mise en scène de la reconnaissance par lettre interposée est un chef d'oeuvre de manipulation : désirant ardemment que son fils soit toujours de ce monde, elle fait très rapidement siens les soi-disant souvenirs qui lui sont rapportés :  "de la vertu de la dissemblance" (Las Virtudes de la Disparidad)... Toutefois le récit s'achève au détriment de notre escroc...

"El 16 de enero de 1867, Roger Charles Tichborne se anunció en ese hotel. Lo precedió su respetuoso sirviente, Ebenezer Bogle. El día de invierno era de muchísimo sol; los ojos fatigados de Lady Tichborne estaban velados de llanto. El negro abrió de par en par las ventanas. La luz hizo de máscara: la madre reconoció al hijo pródigo y le franqueó su abrazo. Ahora que de veras lo tenía, podía prescindir del diario y las cartas que él le mandó desde el Brasil: meros reflejos adorados que habían alimentado su soledad de catorce años lóbregos. Se las devolvía con orgullo: ni una faltaba. Bogle sonrió con toda discreción: ya tenía dónde documentarse el plácido fantasma de Roger Charles..."

"Le 16 février 1867, Roger Charles Tichborne se fit annoncer dans cet hôtel. Son respectueux serviteur, Ebenezer Bogle, le précédait. C'était un jour d'hiver de grand soleil. Les yeux las de Lady Tichborne étaient voilés de larmes. Le Noir ouvrit toutes grandes les fenêtres. La lumière joua le rôle d'un masque. La mère reconnut l'enfant prodigue et lui ouvrit les bras. A présent qu'elle l'avait réellement près d'elle, elle pouvait se passer du journal et des lettres qu'il lui avait envoyés du Brésil: simples reflets bien-aimés qui avaient nourri sa solitude durant quatorze lugubres années. Elle les lui rendait avec fierté. Pas une ne manquait. Bogle dissimula un sourire: il avait enfin les éléments nécessaires pour documenter le fantôme tranquille de Roger Chares Tichborne..."  


"Hombre de la esquina rosada" (L'Homme au coin du mur rose) constitue l'une des pièces les plus connues de Borges. Le narrateur nous attache, pour une nuit et quelques pages, aux pas de Francisco Real, surnommé El Corralero, un caïd notoire, qui pénètre dans un obscur bastringue à la recherche Rodendo Juarez le Cogneur pour lui régler ce compte. Mais ce dernier se dérobe, la Lujanera, la femme de Rosendo, pour le protéger, entraîne El Corralero dans un tango des plus fougueux pour disparaître avec lui ("y salieron sien con sien, como en la marejada del tango, como si los perdiera el tango"). Et notre narrateur semble ne pas pouvoir supporter une telle scène, nous laissant soupçonner le dénouement tragique, mais inattendu....

"Me quedé mirando esas cosas de toda la vida cielo hasta decir basta, el arroyo que se emperraba solo ahí abajo, un caballo dormido, el callejón de tierra, los hornos y pensé que yo era apenas otro yuyo de esas orillas, criado entre las flores de sapo y las osamentas. ¿Qué iba a salir de esa basura sino nosotros, gritones pero blandos para el castigo, boca y atropellada no más? Sentí después que no, que el barrio cuanto más aporriao, más obligación de ser guapo. ¿Basura? La milonga déle loquiar, y déle bochinchar en las casas, y traía olor a madreselvas el viento. Linda al ñudo la noche. Había de estrellas como para marearse mirándolas, una encima de otras. Yo forcejiaba por sentir que a mí no me representaba nada el asunto, pero la cobardía de Rosendo y el coraje insufrible del forastero no me querían dejar. Hasta de una mujer para esa noche se había podido aviar el hombre alto. Para esa y para muchas, pensé, y tal vez para todas, porque la Lujanera era cosa seria. Sabe Dios qué lado agarraron. Muy lejos no podían estar. A lo mejor ya se estaban empleando los dos, en cualesquier cuneta...."

"Je restais là, à regarder ces choses de toujours - du ciel à crier assez, la rivière qui en tenait pour couler toute seule, un cheval endormi, la ruelle de terre battue, les fours à briques, et je pensais que je n'étais guère qu'un brin d'herbe de plus poussé entre les fleurs de pissenlit et les ossements de la rive. Et qu'est-ce qui pouvait bien sortir de cette ordure sinon des gens comme nous, forts en gueule mais pas flambants dans les coups durs, tout en gestes et en paroles et rien de plus? Puis après, je me dis que non, que plus le quartier était minable, et plus on devait être des durs. La fête vous faisait un de ces raffuts et il venait un de ces boucans des maisons, et puis il y avait le vent qui apportait une odeur de chèvrefeuille. Une belle nuit, pour des prunes. Il y avait des étoiles à vous donner le mal de mer, si on les regardait empilées les unes sur les autres. Moi, je m'efforçais de me persuader que toute cette affaire ne me regardait pas, mais la lâcheté de Rosendo et le courage insupportable de l'étranger, ça me restait là. Il avait même pu emballer une femme pour cette nuit, ce grand mec. Pour cette nuit et les suivantes, je pensais en moi-même, et peut-être pour toutes, parce qu'avec la Lujanera c'était du sérieux. Dieu sait de quel côté ils étaient allés. Ils ne pouvaient pas être bien loin. Ils étaient même peut-être déjà en train de se dépenser dans un de ces fossés..."


Né le 24 août 1399 à Buenos Aires, J. L. Borges est issu d'une famille aisée et cultivée, élevé par une gouvernante anglaise, il apprend l'anglais avant même de savoir parler l'espagnol. En 1914, on l`envoie faire ses études supérieures à Genève, il y apprend l`allemand et le français. De 1919 à 1921, il réside en Esgagne. De retour en Argentine, Jorge Luis Borges va s'intégrer à l'avant-garde littéraire argentine dont l'un des grands maîtres à penser est l`écrivain Macédonio Fernandez (1874-1952) : celui-ci oblige avec insistance ses lecteurs, lettrés, à se demander dans quelle mesure la séparation nette entre le réel et l'apparent, ou entre la réalité et la fiction, est encore tenable, ouvrant une expérimentation constante des possibilités de la prose et du vers, qui a laissé des traces durables dans la narration argentine du XXe siècle (No toda es vigilia la de los ojos abiertos, 1928; Papeles de recienvenido, 1930 ; Una novela que comienza, 1941; Continuación de la nada, 1945 ;  Poemas, 1953; Museo de la novela de la eterna, 1967). En 1955, Borges est nommé directeur de la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires, poste qu'il conservera jusqu'à ce qu'une cécité presque totale l'oblige à abandonner ses fonctions. Cette cécité n'empêche cependant pas l'écrivain de voyager et de donner des cours, tant dans son pays qu'en Europe et en Amérique. L'oeuvre de Borges est l'une des plus connues d'Amérique Latine en Europe et dans le monde, une oeuvre multiple et déroutante...

Borges est d'abord un poète, mais aussi un conteur et un essayiste, mais il a une manière totalement à lui d'être poète, conteur ou essayiste. C'est un cosmopolite et tout à la fois un passionné de sa ville, Buenos Aires, et de son pays. Les premières œuvres de Borges se signalent précisément par un lyrisme sentimental et nostalgique : "Ferveur de Buenos Aires" (Fervor de Buenos Aires, 1923), "Lune d'en face" (Luna de enfrente, 1925), "Cahier San Martin" (Cuaderno San Martin, 1929), "La Taille de mon espérance" (El Tamano de mi esperanza, 1926), "La Langue des Argentins" (El idioma de los Argentínos, 1928), "Evaristo Carriego" (1930). Dès 1925, Borges inaugure le genre du conte-essai qui va le rendre célèbre,  ce seront ses "Enquêtes"...

Ainsi : "Discussion" (Discusión, 1932), "Histoire universelle de l’infamie" (Historia universal de la infamia, 1935), "Histoire de l’éternité" (Historia de la eternidad, 1936), "Fictions" (Ficciones, 1944), "L’Aleph" (El Aleph, 1949), "L’Auteur puis L’auteur et autres textes" (El hacedor, 1960), "Le Livre des êtres imaginaires" (El libro de los seres imaginarios, 1967), autant d'oeuvres composées d'histoires ou d'essais relativement courts qui forment toutes au final un "cosmos" propre à l'auteur, déroutant et métaphysique, rare dans la littérature mondiale.

L'un des contes les plus connus est "La Bibliothèque de Babel" (Fictions) dans lequel Borges imagine une bibliothèque infinie contenant la totalité des livres possibles, y compris leurs innombrables variantes. Dans ce "cauchemar", une race d'hommes angoissée erre à travers les salles, cherchant le Livre des Livres, le livre qui répondrait à toutes les énigmes. Cette quête dure également depuis une éternité, et dans leur désespoir, les hommes ont parfois brûlé des livres : qui sait, se demande Borges, si le fameux Livre des Livres existe encore? Car chaque livre est unique. Un conte interprété comme la métaphore de son oeuvre. D'autres contes nous introduiront dans des labyrinthes, des espaces de miroirs, dans des mondes où les "moi" ne savent plus s`ils existent ou s'ils ne sont en fait que rêvés (ainsi dans "Les Ruines Circulaires", Fictions) par quelque "Dieu" inconnu. Borges ne cesse de nous entraîner dans un labyrinthe de sophismes vertigineux dont on ne nait jamais s`ils sont purement verbaux ou métaphysiquement profonds. Et les références, qui paraissent accessoires malgré leur érudition, à des philosophes du solipsisme comme Berkeley, Hume, Schopenhauer, Kant ou Benedetto Croce, ne doivent pas nous faire penser que Borges est philosophe, pas plus qu'il n'est essayiste, mais nous entraîne à distance de toute vie ordinaire. Au milieu des romanciers argentins engagée dans une réalité sociale et politique particulièrement tendue, Borges parait comme figé dans l'éternité de ses obsessions ...

 

"Fictions" (Ficciones)

Le recueil est divisé en deux parties : "Le Jardin aux sentiers qui bifurquent" (El jardín de senderos que se bifurcan, 1941) et "Artifices" ( Artificios, 1944). «Maître des splendides possibilités littéraires de la métaphysique considérée comme partie intégrante de l'univers fantastique, adepte pratiquant de l'élégante rigueur du genre policier, riche d'une culture polyphonique peu commune et d'une formidable intelligence sans failles, joueur dans l'âme, Borges, dans les contes de Fictions, invente des systèmes à plusieurs degrés, des mondes, des mondes de mondes, labyrinthes de labyrinthes, dans lesquels le réel le plus élémentaire et l'imaginaire le plus débridé se fondent au sein d'une harmonie recomposée qui impose au chaos un ordre découvert dans l'esthétique des miroirs. Le jeu des aventures fantastiques redit sans doute celles du Chevalier cervantin à la Triste Figure, qui, par un avatar à la fois paradoxal et naturel, pourrait bien être l'un des multiples auteurs de Fictions.» (Jean Pierre Bernés - Editions Gallimard)

 

La Bibliothèque de Babel (La biblioteca de Babel)

"L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages infé­rieurs et supérieurs, interminablement. La distribu­tion des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d’un bibliothécaire normale­ment constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. A droite et à gauche du couloir il y a deux cabinets minuscules. L’un permet de dormir debout ; l’autre de satisfaire les besoins fécaux. A proximité passe l’escalier en coli­maçon, qui s’abîme et s’élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n’est pas infinie ; si elle l’était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire? Pour ma part, je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l’infini et pour le promettre... Des sortes de fruits sphériques appelés lampes assurent l’éclai­rage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante.

Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j'ai voyagé dans ma jeunesse ; j’ai effectué des pèlerinages à la recherche d’un livre et peut-être du catalogue des catalogues ; maintenant que mes yeux sont à peine capables de déchiffrer ce que j’écris, je me prépare à mourir à quelques courtes lieues de l’hexagone où je naquis. Mort, il ne manquera pas de mains pieuse pour me jeter par-dessus la balustrade : mon tombeau sera l’air insondable ; mon corps s’enfoncera longuement, se corrompra, se dissoudra dans le vent engendré par la chute, qui est infinie. Car j’affirme que la Bibliothèque est interminable. Pour les idéalistes, les salles hexagonales sont une forme nécessaire de l’espace absolu, ou du moins de notre intuition de l’espace ; ils estiment qu’une salle triangulaire ou pentagonale serait inconcevable. Quant aux mystiques, ils prétendent que l’extase leur révèle une chambre circulaire avec un grand livre également circulaire à dos continu, qui fait le tour complet des murs ; mais leur témoignage est suspect, leurs paroles obscures : ce livre cyclique, c’est Dieu... Qu’il me suffise, pour le moment de redire la sentence classique : la Bibliothèque est un sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible."

 

"Les Ruines circulaires" ( Las ruinas circulares, El jardín de senderos que se bifurcan) 

Un homme s'étant réfugié dans l`enceinte du temple du Feu tente de donner vie à un être qui soit le produit de ses rêves. Après de nombreuses tentatives, le dieu Feu lui assure son

soutien promettant d'animer le fantôme rêvé de sorte que tous croient en sa réalité. L`homme parvient donc à donner vie à cet être. Lors d`un violent incendie, le rêveur pensant d'abord se réfugier dans les eaux, décide de se laisser dévorer par le feu car, ayant accompli son œuvre, il estime qu'il ne lui reste qu'à mourir. Mais le feu ne l'atteint pas et il comprend que lui aussi n'est qu'une apparence qu'un autre est en train de rêver...

"Nadie lo vio desembarcar en la unánime noche, nadie vio la canoa de bambú sumiéndose en el fango sagrado, pero a los pocos días nadie ignoraba que el hombre taciturno venía del Sur y que su patria era una de las infinitas aldeas que están aguas arriba, en el flanco violento de la montaña, donde el idioma zend no está contaminado de griego y donde es infrecuente la lepra. Lo cierto es que el hombre gris besó el fango, repechó la ribera sin apartar (probablemente, sin sentir) las cortaderas que le dilaceraban las carnes y se arrastró, mareado y ensangrentado, hasta el recinto circular que corona un tigre o caballo de piedra, que tuvo alguna vez el color del fuego y ahora el de la ceniza. Ese redondel es un templo que devoraron los incendios antiguos, que la selva palúdica ha profanado y cuyo dios no recibe honor de los hombres. El forastero se tendió bajo el pedestal. Lo despertó el sol alto. Comprobó sin asombro que las heridas habían cicatrizado; cerró los ojos pálidos y durmió, no por flaqueza de la carne sino por determinación de la voluntad. Sabía que ese templo era el lugar que requería su invencible propósito; sabía que los árboles incesantes no habían logrado estrangular, río abajo, las ruinas de otro templo propicio, también de dioses incendiados y muertos; sabía que su inmediata obligación era el sueño. Hacia la medianoche lo despertó el grito inconsolable de un pájaro. Rastros de pies descalzos, unos higos y un cántaro le advirtieron que los hombres de la región habían espiado con respeto su sueño y solicitaban su amparo o temían su magia. Sintió el frío del miedo y buscó en la muralla dilapidada un nicho sepulcral y se tapó con hojas desconocidas.

El propósito que lo guiaba no era imposible, aunque sí sobrenatural. Quería soñar un hombre: quería soñarlo con integridad minuciosa e imponerlo a la realidad. Ese proyecto mágico había agotado el espacio entero de su alma; si alguien le hubiera preguntado su propio nombre o cualquier rasgo de su vida anterior, no habría acertado a responder. Le convenía el templo inhabitado y despedazado, porque era un mínimo de mundo visible; la cercanía de los leñadores también, porque éstos se encargaban de subvenir a sus necesidades frugales. El arroz y las frutas de su tributo eran pábulo suficiente para su cuerpo, consagrado a la única tarea de dormir y soñar.

Al principio, los sueños eran caóticos; poco después, fueron de naturaleza dialéctica. El forastero se soñaba en el centro de un anfiteatro circular que era de algún modo el templo incendiado: nubes de alumnos taciturnos fatigaban las gradas; las caras de los últimos pendían a muchos siglos de distancia y a una altura estelar, pero eran del todo precisas. El hombre les dictaba lecciones de anatomía, de cosmografía, de magia: los rostros escuchaban con ansiedad y  procuraban responder con entendimiento, como si adivinaran la importancia de aquel examen, que redimiría a uno de ellos de su condición de vana apariencia y lo interpolaría en el mundo real. El hombre, en el sueño y en la vigilia, consideraba las respuestas de sus fantasmas, no se dejaba embaucar por los impostores, adivinaba en ciertas perplejidades una inteligencia creciente. Buscaba un alma que mereciera participar en el universo.

A las nueve o diez noches comprendió con alguna amargura que nada podía esperar de aquellos alumnos que aceptaban con pasividad su doctrina y si de aquellos que arriesgaban, a veces, una contradicción razonable. Los primeros, aunque dignos de amor y de bueno afecto, no podían ascender a individuos; los últimos preexistían un poco más. Una tarde (ahora también las tardes eran tributarias del sueño, ahora no velaba sino un par de horas en el amanecer) licenció para siempre el vasto colegio ilusorio y se quedó con un solo alumno. Era un muchacho taciturno, cetrino, díscolo a veces, de rasgos afilados que repetían los de su soñador. No lo desconcertó por mucho tiempo la brusca eliminación de los condiscípulos; su progreso, al cabo de unas pocas lecciones particulares, pudo maravillar al maestro. Sin embargo, la catástrofe sobrevino. El hombre, un día, emergió del sueño como de un desierto viscoso, miró la vana luz de la tarde que al pronto confundió con la aurora y comprendió que no había soñado. Toda esa noche y todo el día, la intolerable lucidez del insomnio se abatió contra él. Quiso explorar la selva, extenuarse; apenas alcanzó entre la cicuta unas rachas de sueño débil, veteadas fugazmente de visiones de tipo rudimental: inservibles. Quiso congregar el colegio y apenas hubo articulado unas breves palabras de exhortación, éste se deformó, se borró. En la casi perpetua vigilia, lágrimas de ira le quemaban los viejos ojos.

 Comprendió que el empeño de modelar la materia incoherente y vertiginosa de que se componen los sueños es el más arduo que puede acometer un varón, aunque penetre todos los enigmas del orden superior y del inferior: mucho más arduo que tejer una cuerda de arena o que amonedar el viento sin cara. Comprendió que un fracaso inicial era inevitable. Juró olvidar la enorme alucinación que lo había desviado al principio y buscó otro método de trabajo Antes de ejercitarlo, dedicó un mes a la reposición de las fuerzas que había malgastado el delirio. Abandonó toda premeditación de soñar y casi acto continuo logró dormir un trecho razonable del día. Las raras veces que soñó durante ese período, no reparó en los sueños. Para reanudar la tarea, esperó que el disco de la luna fuera perfecto. Luego, en la tarde, se purificó en las aguas del río, adoró los dioses planetarios, pronunció las sílabas lícitas de un nombre poderoso y durmió. Casi inmediatamente, soñó con un corazón que latía...."

"Nul ne le vit débarquer dans la nuit unanime, nul ne vit le canot de bambou s'enfoncer dans la fange sacrée, mais, quelques jours plus tard, nul n'ignorait que l'homme taciturne venait du Sud et qu'il avait pour patrie un des villages infinis qui sont en amont, sur le flanc violent de la montagne, où la langue zende n'est pas contaminée par le grec et où la lèpre est rare. Ce qu'il y a de certain c'est que l'homme gris baisa la fange, monta sur la rive sans écarter (probablement sans sentir) les roseaux qui lui lacéraient la peau et se traîna, étourdi et ensanglanté, jusqu'à l'enceinte circulaire surmontée d'un tigre ou d'un cheval de pierre, autrefois couleur de feu et maintenant couleur de cendre. Cette enceinte est un temple dévoré par les incendies anciens et profané par la forêt paludéenne, dont le dieu ne reçoit pas les honneurs des hommes. L'étranger s'allongea contre le piédestal. Le soleil haut l'éveilla. Il constata sans étonnement que ses blessures s'étaient cicatrisées ; il ferma ses yeux pâles et s'endormit, non par faiblesse de la chair mais par décision de la volonté. Il savait que ce temple était le lieu requis pour son invincible dessein ; il savait que les arbres incessants n`avaient pas réussi à étrangler, en aval, les ruines d'un autre temple propice, aux dieux incendiés et morts également ; il savait que son devoir immédiat était de dormir. Vers minuit il fut réveillé par le cri inconsolable d`un oiseau. Des traces de pieds nus, des figues et une cruche l'avertirent que les hommes de la région avaient épié respectueusement son sommeil et sollicitaient sa protection ou craignaient sa magie. Il sentit le froid de la peur, il chercha dans la muraille dilapidée une niche sépulcrale et se couvrit de feuilles inconnues. 

Le dessein qui le guidait n'était pas impossible, bien que surnaturel. Il voulait rêver un homme : il voulait le rêver avec une intégrité minutieuse et l'imposer à la réalité. Ce projet magique avait épuisé tout l'espace de son âme; si quelqu'un lui avait demandé son propre nom ou quelque trait de sa vie antérieure, il n'aurait pas su répondre. Le temple inhabité et en ruine lui convenait, parce que c'était un minimum de monde visible ; le voisinage des paysans aussi, car ceux-ci se chargeaient de subvenir à ses besoins frugaux. Le riz et les fruits de leur tribut étaient un aliment suffisant pour son corps, consacré à la seule tâche de dormir et de rêver.

Au début, ses rêves étaient chaotiques ; ils furent bientôt de nature dialectique. L'étranger se rêvait au centre d'un amphithéâtre circulaire qui était en quelque sorte le temple incendié : des nuées d'élèves taciturnes fatiguaient les gradins ; les visages des derniers pendaient à des siècles de distance et à une hauteur stellaire, mais ils étaient tout à fait précis. L'homme leur dictait des leçons d'anatomie, de cosmographie, de magie; les visages écoutaient avidement et essayaient de répondre avec intelligence, comme s'ils devinaient l'importance de cet examen, qui rachèterait l'un d'eux de sa condition de vaine apparence et l'interpolerait dans le monde réel. Dans son rêve et dans sa veille, l'homme considérait les réponses de ses fantômes, ne se laissait pas enjôler par les imposteurs, devinait à de certaines perplexités un entendement croissant. Il cherchait une âme qui méritât de participer à l'univers.

Au bout de neuf ou dix nuits il comprit avec quelque amertume qu'il ne pouvait rien espérer de ces élèves qui acceptaient passivement sa doctrine mais plutôt de ceux qui risquaient, parfois, une contradiction raisonnable. Les premiers, quoique dignes d'amour et d'affection, ne pouvaient accéder au rang d'individus ; les derniers préexistaient un peu plus. Un après-midi (maintenant les après-midi aussi étaient tributaires du sommeil, maintenant il ne veillait que quelques heures à l'aube) il licencia pour toujours le vaste collège illusoire et resta avec un seul élève. C'était un garçon taciturne, mélancolique, parfois rebelle, aux traits anguleux qui répétaient ceux de son rêveur. Il ne fut pas longtemps déconcerté par la brusque élimination de ses condisciples ; ses progrès, au bout de quelques leçons particulières, purent étonner le maître. Pourtant, la catastrophe survint. L'homme, un jour, émergea du rêve comme d'un désert visqueux, regarda la vaine lumière de l'après-midi qu'il confondit tout d'abord avec l'aurore et comprit qu'il n'avait pas rêvé. Toute cette nuit-là et toute la journée, l'intolérable lucidité de l'insomnie s'abattit sur lui. Il voulut explorer la forêt, s'exténuer; à peine obtint-il par la ciguë quelques moments de rêve débile, veinés fugacement de visions de type rudimentaire : inutilisables. Il voulut rassembler le collège et à peine eut-il articulé quelques brèves paroles d`exhortation, que celui-ci se déforma, s'effaça. Dans sa veille presque perpétuelle, des larmes de colère brûlaient ses yeux pleins d'âge. 

Il comprit que l'entreprise de modeler la matière incohérente et vertigineuse dont se composent les rêves est la plus ardue que puisse tenter un homme, même s'il pénètre toutes les énigmes de l'ordre supérieur et inférieur : bien plus ardue que de tisser une corde de sable ou de monnayer le vent sans face. Il comprit qu'un échec initial était inévitable. Il jura d'oublier l'énorme hallucination qui l'avait égaré au début et chercha une autre méthode de travail. Avant de l'éprouver, il consacra un mois à la restauration des forces que le délire avait gaspillées. Il abandonna toute préméditation de rêve et presque sur-le-champ parvint à dormir pendant une raisonnable partie du jour. Les rares fois qu'il rêva durant cette période, il ne fit pas attention aux rêves. Pour reprendre son travail, il attendit que le disque de la lune fût parfait. Puis, l'après-midi, il se purifia dans les eaux du fleuve, adora les dieux planétaires, prononça les syllabes licites d'un nom puissant et s'endormit. Presque immédiatement, il rêva d'un cœur qui battait..." (traduction Paul Verdevoye, Gallimard)

 

"L'Aleph" (El Aleph y otros cuentos, 1949)
Dix-sept nouvelles au gré desquelles Borges laisse son esprit jouer sur des variations intellectuelles (El Zahir, Los dos Reyes y los dos laberintos), des thèmes obsessionnels touchant la double identité. «L'Aleph restera, je crois, comme le recueil de la maturité de Borges conteur. Ses récits précédents, le plus souvent, n'ont ni intrigue ni personnages. Ce sont des exposés quasi axiomatiques d'une situation abstraite qui, poussée à l'extrême en tout sens concevable, se révèle vertigineuse. Les nouvelles de L'Aleph sont moins roides, plus concrètes. Certaines touchent au roman policier, sans d'ailleurs en être plus humaines. Toutes comportent l'élément de symétrie fondamentale, où j'aperçois pour ma part le ressort ultime de l'art de Borges. Ainsi, dans L'Immortel : s'il existe quelque part une source dont l'eau procure l'immortalité, il en est nécessairement ailleurs une autre qui la reprend. Et ainsi de suite...
Borges : inventeur du conte métaphysique. Je retournerai volontiers en sa faveur la définition qu'il a proposée de la théologie : une variété de la littérature fantastique. Ses contes, qui sont aussi des démonstrations, constituent aussi bien une problématique anxieuse des impasses de la théologie.» (Roger Caillois. Editions Gallimard)

 

"Durant la brûlante matinée de février au cours de laquelle mourut Beatriz Viterbo, après une impérieuse agonie qui pas un seul instant ne se rabaissa au sentimentalisme ni à la peur, je remarquai que sur les porte-affiches en fer de la place de la Constitution on avait renouvelé je ne sais quelle annonce de cigarettes de tabac blond ; le fait me peina, car je compris que l'incessant et vaste univers s'éloignait d'elle désormais et que ce changement était le premier d'une série indéfinie. "L'univers changera mais pas moi", pensai-je avec une mélancolique vanité ; en de certaines occasions, je le sais, ma vaine passion l'avait exaspérée; morte, je pouvais me consacrer à sa mémoire, sans espoir mais aussi sans humiliation.]e considérai que le 30 avril était son anniversaire ; rendre visite ce jour-là à la maison de la rue Garay pour saluer son père et Carlos Argentina Daneri, son cousin germain, était un geste courtois, irréprochable, peut-être indispensable. J'attendrais de nouveau, dans la pénombre du petit salon bourré d'objets, j'étudierais de nouveau les détails de ses nombreux portraits. Beatriz Viterbo de profil, en couleur ; Beatriz avec un loup, lors des fêtes de carnaval de 1921 ; la première communion de Beatriz ; Beatriz, le jour de son mariage avec Roberto Alessandri; Beatriz, peu après le divorce, à un déjeuner du Club hippique ; Beatriz à Quilmes, avec Delia San Marco Porcel et Carlos Argentino ; Beatriz avec le pékinois que lui avait offert Villegas Haedo ; Beatriz de face et de trois quarts, souriant, la main sur le menton... Je ne serais pas obligé, comme d'autres fois, de justifier ma présence avec de modestes cadeaux de livres : livres dont j'avais appris finalement à couper les pages pour ne pas constater, quelques mois plus tard, qu'ils étaient intacts.

Beatriz Viterbo mourut en 1929 ; depuis lors, je n'ai pas laissé passer un 30 avril sans retourner chez elle. J'arrivais en général à 7 heures et quart et je restais environ vingt-cinq minutes ; tous les ans je faisais mon apparition un peu plus tard et je restais un moment de plus; en 1933, une pluie torrentielle me favorisa : on dut m'inviter à dîner. Naturellement je ne négligeai pas ce bon précédent ; en 1934, j'arrivai après 8 heures, en apportant un gâteau de Santa Fe; avec un parfait naturel, je restai pour dîner. Ainsi, en des anniversaires mélancoliques et vainement érotiques, je recueillis peu à peu les confidences de Carlos Argentino Daneri. Beatriz était grande, fragile, très légèrement voûtée ; il y avait dans sa démarche (si l'oxymoron est permis) une sorte de gracieuse gaucherie, un commencement d'extase ; Carlos Argentino est rose, fort, il a les cheveux blancs et les traits distingués. Il occupe je ne sais quelle fonction subalterne dans une bibliothèque médiocre des quartiers du Sud ; il est autoritaire, mais aussi inefficace; il mettait à profit, jusque très récemment, les nuits et les fêtes pour rester chez lui. À deux générations de distance, l's italien et l'exubérante gesticulation italienne survivent chez lui. Son activité mentale est continue, passionnée, et complètement insignifiante. Il abonde en analogies inutilisables et en scrupules oiseux. Il a (comme Beatriz) de belles mains grandes et eflilées. Pendant quelques mois il fut obsédé par Paul Fort, moins par ses ballades que par l'idée d'une gloire irréprochable. "C'est le prince des poètes de France, répétait-il avec fatuité. Tu te tourneras en vain contre lui ; la plus empoisonnée de tes flèches ne l'atteindra pas." 

Le 30 avril 1941, je me permis d'ajouter au gâteau une bouteille de cognac du pays. Carlos Argentino le goûta, le trouva bon, et entreprit, au bout de quelques petits verres, une défense de l'homme moderne. "Je l'évoque, dit-il avec une animation un peu inexplicable, dans son cabinet d'étude, comme qui dirait dans la tour de guet d'une ville, pourvu de téléphones, de télégraphes, de phonographes, d'appareils de radio, de cinéma, de lanternes magiques, de glossaires, d'horaires, de promptuaires, de bulletins..." Il fit observer que pour un homme ainsi pourvu l'acte de voyager était inutile : notre XXe siècle a transformé la fable de Mahomet et la montagne ; les montagnes, à présent, convergent sur le moderne Mahomet. Ces idées me parurent si ineptes, son exposé si pompeux et si vain, que j'établis immédiatement un rapport entre eux et la littérature ; je lui demandai pourquoi il ne les mettait pas par écrit. Il répondit, comme il fallait s'y attendre, qu'il l'avait déjà fait : ces idées, et d'autres non moins nouvelles, figuraient dans le chant augural, ou tout simplement chant-prologue, d'un poème auquel il travaillait depuis longtemps, sans réclame, sans tumulte assourdissant, en s'appuyant toujours sur ces deux supports qui s'appellent le travail et la solitude. Il ouvrait d'abord les vannes de son imagination ; puis il prenait la lime. Le poème s'intitulait La Terre; il s'agissait d'une description de la planète, dans laquelle ne manquaient certes, ni la digression pittoresque ni l'apostrophe élégante. Je le priai de me lire un passage, fût-il court. Il ouvrit un tiroir de son bureau, en tira une épaisse liasse de feuilles d'un bloc-notes portant imprimé l'en-tête de la bibliothèque Juan Crisóstomo Lafinur, et lut avec une satisfaction sonore..." (traduction René LF Durand, Gallimard)

 

"L'Auteur et autres textes" (El Hacedor, 1960)

Une vingtaine de nouvelles, une trentaine de poèmes, Borgès nous entraîne de Homère à Cervantès dans ses obsessions, la mort, l'éternité, dans le "Témoin" (el Testigo), un homme "cherche humblement sa mort comme on cherche le sommeil", à chaque mort humaine, si dérisoire soit-elle, le reste du monde vivant semble perdre quelque chose, et que perdra le monde à ma propre mort?  Dans "Everything and nothing", Borges imagine un dialogue entre Shakespeare et Dieu, un Shakespeare qui ne parvient pas à se dissocier de ses personnages, et son désespoir est d'être ceux-ci et non pas lui-même, et Dieu de répondre, "Je ne suis pas non plus. J'ai rêvé le monde comme tu rêves ton oeuvre.." Et dans "Borges et moi" (Borges y yo), il distingue devant nous le Borges à qui arrive des choses et le spectateur Borges: "je vis, me laisse vivre, pour que Borges puisse laisser fleurir sa littérature, et cette littérature me justifie.." (yo vivo, yo me dejo vivir, para que Borges pueda tramar su literatura y esa literatura me justifica)...

EL TESTIGO

"En un establo que está casi a la sombra de la nueva iglesia de piedra, un hombre de ojos grises y barba gris, tendido entre el olor de los animales, humildemente busca la muerte como quien busca el sueño. El día, fiel a vastas leyes secretas, va desplazando y confundiendo las sombras en el pobre recinto; afuera están las tierras aradas y un zanjón cegado por hojas muertas y algún rastro de lobo en el barro negro donde empiezan los bosques. El hombre duerme y sueña, olvidado. El toque de oración lo despierta. En los reinos de Inglaterra el son de campanas ya es uno de los hábitos de la tarde, pero el hombre, de niño, ha visto la cara de Woden, el horror divino y la exultación, el torpe ídolo de madera recargado de monedas romanas y de vestiduras pesadas, el sacrificio de caballos, perros y prisioneros. Antes del alba morirá y con él morirán, y no volverán, las últimas imágenes inmediatas de los ritos paganos; el mundo será un poco más pobre cuando este sajón haya muerto.

Hechos que pueblan el espacio y que tocan a su fin cuando alguien se muere pueden maravillamos, pero una cosa, o un número infinito de cosas, muere en cada agonía, salvo que exista una memoria del universo, como han conjeturado los teósofos. En el tiempo hubo un día que apagó los últimos ojos que vieron a Cristo; la batalla de Junín y el amor de Helena murieron con la muerte de un hombre. ¿Qué morirá conmigo cuando yo muera, qué forma patética o deleznable perderá el mundo? ¿La voz de Macedonio Fernández, la imagen de un caballo colorado en el baldío de Serrano y de Charcas, una barra de azufre en el cajón de un escritorio de caoba?"

LE TEMOIN

"Dans une étable, presque à l`ombre de la nouvelle église de pierre, un homme aux yeux gris et à la barbe grise, étendu dans l'odeur des animaux, cherche humblement la mort, tout comme on cherche le sommeil. Le jour, fidèle à de vastes lois secrètes, déplace sans cesse et brouille les ombres dans l`humble enceinte; dehors, des terres labourées, un fossé aveugle de feuilles mortes et quelque trace de loup dans la boue noire où commencent les bois. L'homme dort et rêve, oublié. L'angélus le réveille. Au royaume d'Angleterre le son de la cloche est devenu une coutume du soir, mais l'homme, quand il était enfant, a connu l'effigie de Woden, l'horreur et les transports divins, l'idole grossière taillée dans un tronc et chargée de monnaies romaines et de lourds vêtements, les sacrifices de chevaux, de chiens et de prisonniers. Avant l'aube, il mourra et, avec lui, mourront pour ne plus revenir les dernières images immédiates des rites païens. Le monde sera un peu plus pauvre quand ce Saxon sera mort.

Des faits qui peuplent l'espace et qui touchent à leur fin quand quelqu'un meurt peuvent nous émerveiller, cependant, une chose ou une infinité de choses meurent dans chaque agonie, à moins qu'il n'existe une mémoire de l'univers, comme l'ont supposé les théosophes. Le temps connut un jour qui ferma les derniers yeux qui virent Jésus-Christ. La bataille de Junín et l'amour d'Hélène moururent avec la mort d'un homme. Qu'est-ce qui mourra avec moi quand je mourrai? Quelle forme pathétique ou périssable le monde perdra-t-il ? La voix de Macedonio Fernández, l'image d'un cheval roux dans le terrain vague entre les rues Serrano et Charcas, une barre de soufre dans le tiroir d'un bureau d'acajou ?" (traduction Roger Caillois)


"La Lune" parle de Pythagore qui écrivait avec du sang sur un miroir, mais les hommes n'y ont lu que le reflet de cet autre miroir qu'est la lune, Borges la divinise, à elle-seule, pense-t-il, elle explique le phénomène humain...

LA LUNA

Cuenta la historia que en aquel pasado

Tiempo en que sucedieron tantas cosas

Reales, imaginarias y dudosas,

Un hombre concibió el desmesurado

Proyecto de cifrar el universo

En un libro y con ímpetu infinito

Erigió el alto y arduo manuscrito

Y limó y declamó el último verso.

Gracias iba a rendir a la fortuna

Cuando al alzar los ojos vio un bruñido

Disco en el aire y comprendió, aturdido,

Que se había olvidado de la luna.

La historia que he narrado aunque fingida,

Bien puede figurar el maleficio

De cuantos ejercemos el oficio

De cambiar en palabras nuestra vida.

Siempre se pierde lo esencial. Es una

Ley de toda palabra sobre el numen.

No la sabrá eludir este resumen

De mi largo comercio con la luna.

No sé dónde la vi por vez primera,

Si en el cielo anterior de la doctrina

Del griego o en la tarde que declina

Sobre el patio del pozo y de la higuera.

Según se sabe, esta mudable vida

Puede, entre tantas cosas, ser muy bella

Y hubo así alguna tarde en que con ella

Te miramos, oh luna compartida.

Más que las lunas de las noches puedo

Recordar las del verso: la hechizada

Dragon moon que da horror a la halada

Y la luna sangrienta de Quevedo.

De otra luna de sangre y de escarlata

Habló Juan en su libro de feroces

Prodigios y de júbilos atroces;

Otras más claras lunas hay de plata.

Pitágoras con sangre (narra una

Tradición) escribía en un espejo

Y los hombres leían el reflejo

En aquel otro espejo que es la luna.

De hierro hay una selva donde mora

El alto lobo cuya extraña suerte

Es derribar la luna y darle muerte

Cuando enrojezca el mar la última aurora..."

 

LA LUNE

On raconte qu”un homme, au cours de cette histoire

Du monde où tant d'événements se sont passés

- Parfois vrais, parfois faux, parfois controverses -

Fit le projet d`un gigantesque répertoire

Qui, dans un livre écrit, chiffrât tout l'univers.

Fruit du désir, de la constance et du génie,

L'œuvre démesurée était enfin finie ;

L'homme avait aiguisé, chanté, le dernier vers.

Il allait rendre grâce à l'heureuse fortune

Lorsque, levant les yeux vers le ciel constellé,

Il vit un disque blanc et comprit, accablé,

Qu'il avait oublié tout bonnement la lune.

L'histoire ci-dessus est pure invention,

Mais je crois qu'elle illustre assez le maléfice

Qui menace tous ceux dont le bizarre office

Est de changer en mots notre condition.

On manque chaque fois l'essentiel. C'est une

Loi de tous nos discours sur la divinité :

Je ne saurais soustraire à la fatalité

Ce récit de mon long commerce avec la lune.

Vous dire où je la vis tout d'abord ? Je ne puis.

Était-ce au ciel antérieur de la doctrine

Grecque, ou dans mon patio, quand la clarté décline,

Dessinant mon figuier et mesurant mon puits ?

L'existence n'est pas toujours habituelle :

Il lui prend d'être belle, un jour parmi les jours.

C'était en juin, jadis ; vous étiez mes amours;

Nous regardions à deux la lune mutuelle.

Mais je dois avouer que les lunes des vers

Plus que celles des airs occupent ma mémoire :

Lune qu'en vil dragon muèrent les enfers,

Lune de Quevedo, rouge chiffre de gloire.

Couverte d”un sang noir, l'Évangéliste urgent

Vit la lune grossir le concert des féroces

Prodiges et des jubilations atroces ;

Mais Virgile ressemble à ses lunes d'argent.

Pythagore écrivait avec du sang sur une

Plaque polie et, fait rarement contesté,

Ses disciples lisaient le texte reflété

Dans cet autre miroir qu'est la céleste lune.

Un loup géant habite une forêt de fer ;

Son étrange destin est dicté par la rune :

Il est chargé d'abattre et de tuer la lune

Quand la dernière aurore incendiera la mer..."

(traduction Nestor Ibarra, Gallimard)

 


 La proximité de la mer.
Une anthologie de 99 poèmes
«Malgré une éclipse considérable de trente ans entre son troisième recueil – Cuaderno San Martín (1929) – et son quatrième – L'Auteur (1960) –, durant laquelle il a composé ses proses les plus mémorables, Borges n'a cessé, sinon de publier, du moins d'écrire de la poésie. Peut-être parce que le poème relève pour lui d'une nécessité existentielle. S'il y a recours aux mêmes obsessions et paradoxes qui ont fait la célébrité de ses récits – labyrinthes, tigres et miroirs, jeux sur le temps, l'espace ou l'identité, mais aussi mythologie de faubourgs, de malfrats, de guitare et de couteaux qui est celle de la milonga et du tango, à laquelle il restera attaché toute sa vie –, c'est moins pour nous plonger et nous perdre dans leur fascinant vertige, que pour les interroger ou nous en communiquer mezza voce l'inquiétante familiarité. Dans ses poèmes, Borges médite et chante. Et ce croisement de pensée et d'émotion leur donne ce mélange très particulier de rigueur et d'abandon, d'emphase maîtrisée et de simplicité retorse qui fait leur tonalité singulière. Quelque chose qui hésite, entre le vers bien frappé et la confidence chuchotée, entre l'épique et l'élégiaque, entre le baroque et, nous dit Borges, "non pas la simplicité, qui n'est rien, mais la modeste et secrète complexité."»  (Editions Gallimard)