Max Horkheimer (1895-1973) - Théodor W. Adorno (1903-1969) - Ernst Bloch (1885-1977) - Walter Benjamin (1892-1940) - ..

Last update : 11/11/2016

Paul Klee peint en 1920 l'aquarelle "Angelus novus" :  "Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès." (Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l'histoire)

Horkheimer et Adorno vont ainsi reprendre la thèse de Walter Benjamin et tenter de théoriser dans "La Dialectique de la raison"  le constat d'un échec de la pensée humaine : au lieu de nous réconcilier avec la nature, d'éclairer cette Terre, de mener l'humanité vers le bonheur, la raison est devenue l'instrument de l'oppression de l'homme. Alors que Marx avait privilégié dans son analyse critique l'exploitation économique de l'homme, Horkheimer et Adorno se positionnent à un autre niveau, celui de la civilisation... 

Paul Klee painted the watercolour "Angelus novus" in 1920: "He represents an angel who seems to have the intention of distancing himself from what his gaze seems to be riveted to. His eyes are wide open, his mouth open, his wings spread. This is the aspect that the angel of history must necessarily have. His face is turned towards the past. Where a series of events appears before us, he sees only one and only catastrophe, which never ceases to pile ruins on ruins and throws them at his feet. He would like to linger, awaken the dead and gather the defeated. But from paradise a storm blows that has caught in its wings, so strong that the angel can no longer close them. This storm pushes him incessantly towards the future to which he turns his back, while up to the sky before him accumulate ruins. This storm is what we call progress." (Walter Benjamin, Theses on the philosophy of history)

Horkheimer and Adorno will thus take up Walter Benjamin's thesis and attempt to theorize in "La Dialectique de la raison" the failure of human thought: instead of reconciling us with nature, of enlightening this Earth, of leading humanity towards happiness, reason has become the instrument of man's oppression. While Marx had favoured in his critical analysis the economic exploitation of man, Horkheimer and Adorno position themselves at another level, that of civilization,...

 

Paul Klee pintó la acuarela "Angelus novus" en 1920: "Representa a un ángel que parece tener la intención de distanciarse de lo que su mirada parece remachar. Sus ojos están bien abiertos, su boca abierta, sus alas abiertas. Este es el aspecto que el ángel de la historia debe tener necesariamente. Su cara está vuelta hacia el pasado. Donde una serie de acontecimientos aparece ante nosotros, sólo ve una y única catástrofe, que nunca deja de amontonar ruinas sobre ruinas y las arroja a sus pies. Le gustaría quedarse, despertar a los muertos y reunir a los vencidos. Pero desde el paraíso sopla una tormenta que se ha atrapado en sus alas, tan fuerte que el ángel ya no puede cerrarlas. Esta tormenta lo empuja incesantemente hacia el futuro al que le da la espalda, mientras sube al cielo ante él acumula ruinas. Esta tormenta es lo que llamamos progreso". (Walter Benjamin, Tesis sobre la filosofía de la historia)

Horkheimer y Adorno retomarán así la tesis de Walter Benjamin e intentarán teorizar en "La Dialéctica de la razón" el fracaso del pensamiento humano: en lugar de reconciliarnos con la naturaleza, de iluminar esta Tierra, de conducir a la humanidad hacia la felicidad, la razón se ha convertido en el instrumento de la opresión del hombre. Mientras que Marx había favorecido en su análisis crítico la explotación económica del hombre, Horkheimer y Adorno se posicionan en otro nivel, el de la civilización,...

 



Die Frankfurter Schule

L'Ecole de Francfort émerge progressivement au cours de la décennie 1920 portée par des intellectuels (Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Erich Fromm) qui, face aux bouleversements du monde et à la crise du marxisme allemand, convergent vers un projet commun : volonté de poursuivre l'idéal d'émancipation des Lumières, volonté d'utiliser la philosophie comme critique sociale du capitalisme, volonté de mettre en oeuvre une démarche pluridisciplinaire pour endiguer la fragmentation des savoirs. L'arrivée d'Hitler au pouvoir contraint l'Institut à fermer ses portes et ses membres à l'exil aux États-Unis. L'exil va fortement contribuer à remanier le projet initial, l'Ecole de Francfort se restructure en courant de pensée à part entière prenant acte d'une dialectique de la raison qui est à la fois émancipatrice et instrument de domination. « Ce que nous nous étions proposé de faire n’était en effet rien de moins que la tentative de comprendre pourquoi l’humanité, au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, sombrait dans une nouvelle forme de barbarie » (Adorno et Horkheimer, 1974). Leurs premiers écrits les plus connus dénoncent  la société de consommation ("La Dialectique de la Raison", Adorno et Horkheimer; "Éros et civilisation", H.Marcuse). Ce qui est visé est l'émancipation de l'homme par l'élimination de la domination et de l'oppression. La génération des années 60, dont Jürgen Habermas est le chef de file, poursuit ce projet de démystification de la domination et des structures ou des discours mis en place pour la légitimer. L'homme doit reprendre en main son histoire et, pour se faire, concevoir un espace public renouvelé modelé par ce qu'il appelle "l'agir communicationnel" et la recherche du consensus..

 

Le marxisme allemand des années 20 est en pleine effervescence et connaît nombre de courants divergents. A Francfort, de vifs débats s'organisent sur la réactualisation et l'avenir du marxisme; c'est  dans ce contexte que se crée en 1923 l'Institut für Sozialforschung autour de Max Horkheimer (1895-1973), directeur de l'Institut à partir de 1930, son collègue Theodor W. Adorno (1903-1969) avec qui il écrira après-guerre La Dialectique de la raison, Erich Fromm (1900-1980), l'un des fondateurs du freudo-marxisme, Walter Benjamin (1892-1940), Franz Neumann (1900-1954). Dans son projet général des années 1930, qui voit la montée en force des fascismes, l'Institut vise à favoriser la collaboration interdisciplinaire, notamment philosophie et sciences sociales, dans une optique critique qui se veut détachée tant du « marxisme orthodoxe » (Troisième internationale) que du « marxisme révisionniste » (social-démocratie de Bernstein).
L'arrivée d'Hitler au pouvoir contraint l'Institut à fermer ses portes et ses membres, dispersés, à l'exil. Une partie d'entre eux, notamment Horkheimer, Adorno et Marcuse (1898-1979) iront aux États-Unis, où ils rouvriront l'Institut à New York. Ils y confrontent leurs thèses aux méthodes empiristes de la sociologie américaine.

Au retour d'exil, ils abandonnèrent l'espoir révolutionnaire, rendu illusoire par la consolidation du capitalisme et l'échec du marxisme en Union soviétique, pour jeter les bases d'une dialectique visant les jeux ambigus de la domination de l'homme par l'homme. 

La théorie critique ultérieure renoncera de plus en plus à un espoir déterminé. La philosophie tardive de Horkheimer se caractérise par la "nostalgie du Tout Autre". Adorno cherche dans la "Dialectique négative" le moyen de préserver le "non-identique", c'est-à-dire de sauver l'individuel.

Les années 1950 voient s'ouvrir une nouvelle phase de l'École de Francfort, tant en raison du nouveau contexte international (guerre froide puis Détente et « coexistence pacifique ») que de la venue d'une nouvelle génération de penseurs, Herbert Marcuse, Leo Löwenthal, Friedrich Pollock, Walter Benjamin, Jürgen Habermas.

 

"Théorie critique" et début du XXIe - La "Théorie critique", dont Horkheimer fournit le point départ au début des années 1930 en reprenant ce que l'on a appelé l'héritage de l'hégélianisme de gauche, tient toute entière, pour aller à l'essentiel, dans deux postulats. 1) Ie désir d'émancipation, il existe dans la réalité sociale un intérêt, une volonté d'émancipation, des forces motrices qui, dans un processus historique continu, entendent critiquer et dépasser toutes les formes établies de domination. Ce postulat s'exprime dans le cadre d'une philosophie marxiste qui associe émancipation sociale et prolétariat. 2) l'existence de principes normatifs immanent au social, des principes normatifs peuvent en effet être formulés auxquels les acteurs sociaux vont se référer pour asseoir leur pratique émancipatrice, notamment lors des mouvements sociaux.

La boucle était bouclée, tout se tenait tant que l'on pouvait admettre que la réalité historique de la lutte des classes démontrait l'existence d'un mouvement social guidé par une exigence morale (le fameux potentiel normatif du prolétariat)....

Et si la "Théorie critique" continue d'alimenter encore aujourd'hui bien des espoirs de contestation sociale, la réalité historique a considérablement fragilisé ses postulats jusqu'à remettre en cause la pertinence de son approche en ce début de XXIe siècle. Dès son origine, l'instauration du fascisme et du stalinisme vint obscurcir tout espoir émancipatoire, Adorno se réfugia dans la "Dialectique négative" et Horkheimer dans le pessimisme philosophique. Le développement de la Théorie critique fut ainsi soudainement interrompue, laissant en l'état son exploration de la domination de l'homme par l'homme.

Puis, plus fondamentalement encore, la Théorie critique de l'Ecole de Francfort va connaître l'expérience décisive de l'effondrement de la confiance du marxisme en toute révolution. La "Théorie critique" affronte un contexte social où il n'existe plus de mouvement ouvrier organisé politiquement en Allemagne : d'Adorno à Marcuse, la Théorie critique ne peut interpréter ce fait historique que comme le résultat d'une intégration définitive du prolétariat industriel dans le cadre institutionnel de la société capitaliste, les concepts de "monde totalement administré ou de "société unidimensionnelle" sont autant de tentatives théoriques pour assimiler cette expérience. Adorno va compenser la désillusion révolutionnaire de la théorie par une esthétique philosophique et Marcuse tente de maintenir un espoir révolutionnaire à travers une théorie freudienne des pulsions. Quant à Habermas, il entend montrer, avec son paradigme de l'activité communicationnelle, que ce n'est pas dans le travail mais dans l'interaction que se trouvent les conditions du progrès social. La mort du "potentiel normatif du prolétariat" semble avoir coupé court à toute théorie critique de la société...

 

L'imagination dialectique (The Dialectical Imagination, Martin Jay, 1973)

Histoire de l'Ecole de Francfort (1923-1950)

S'attachant à la période américaine de "l'Ecole de Francfort", Martin Jay met en valeur les deux moments clefs dans la genèse de la théorie critique: les origines marxistes de la théorie, du côté du jeune Lukàcs ("Histoire et conscience de classe") et de Kart Korsch (" Marxisme et philosophie"); la volonté d'articuler critique sociale et psychanalyse par la voie d'une critique de l'institution familiale, Autorité et famille (1936). Par suite, une même attitude, un même projet unissent le petit groupe composant l'Institut de recherches sociales: contre la division actuelle du travail et la division des sciences qui en est issue, la pensée critique ne cesse de se déplacer pour creuser des galeries souterraines sous le sol de la société moderne. Face à l'oppression sans limites de l'univers administré, comment sans céder à la résignation, au pathos de la désillusion, ou aux réconciliations mystificatrices, persévérer dans la recherche utopique de la liberté ?

 

Max Horkheimer (1895-1973)

Né à Stuttgart en 1895, mort en 1973, fils d'un industriel Juif, Max Horkheimer peut être considéré, dans la mesure où il succède au fondateur de l'Institut de Recherche Sociale et lui donne l'orientation qui le caractérisera, comme le fondateur de l'Ecole de Francfort. Il s'orienta d'abord vers la psychologie plus particulièrement vers la Gestalttheorie, puis vers la philosophie, en lisant Schopenhauer et en soutenant un doctorat sur Kant. En 1933, il fuit le nazisme et réinstalla l'Institut à New York. Ses travaux ont porté sur la sociologie marxiste, revue dans une perspective critique et humaniste. Son projet était d'évaluer de façon critique la société en la confrontant aux idéaux de la raison universelle. Mais s'ils croient dans un premier temps à une marche progressive de l'histoire, l'exil américain et la guerre froide font évoluer la théorie dans un sens opposé. Si l'homme s'est émancipé par rapport à la nature grâce à la raison, c'est au prix d'une régression : avec le fascisme, la domination de la nature est devenue une domination de l'homme sur l'homme. La raison qui était progressiste est devenue instrumentale. La Raison a donc une double face : la philosophie des Lumières est aussi la vision du monde propre à la bourgeoisie émergente. La raison peut à la fois rendre possible un monde rationnel délivré de la misère et de la violence mais elle permet aussi de mettre en œuvre des techniques les plus élaborées d'extermination.

 

Theodor W. Adorno et moi-même, écrit Max Horkheimer au début de "La théorie critique hier et aujourd'hui" (1970), "sommes tous deux d'origine bourgeoise et nous avons aussi appris à connaître le monde par l'intermédiaire de nos pères qui étaient des industriels. Nous avons eu un profond amour pour notre famille. Sa mère était italienne; c'était une artiste célèbre dans le monde entier et sa tante, qui l'a aussi élevé, était également une artiste. Les deux philosophes qui ont influencé de façon décisive les débuts de la Théorie critique furent Schopenhauer et Marx. Nous avons vécu la première guerre mondiale et, par la suite, nous n'avons pas étudié pour faire carrière, mais parce que nous voulions apprendre à comprendre le monde. Le fait que nous ayons réussi et que nous ayons quand même embrassé la carrière académique tient à ce que nous avons eu un merveilleux professeur de philosophie, Hans Cornelius, l'arrière-petit-fils du peintre Peter Cornelius, l'ami de Goethe. Il était professeur à l'Université, mais il avait déjà exercé contre elle et contre ses collègues la critique faite aujourd'hui par les étudiants. Oui, il était professeur de philosophie et il nous avait dit que pour être philosophe - et tout ceci se trouve dans la Théorie critique - il est nécessaire de connaître les sciences naturelles, de s'y connaitre un peu en art, en musique, en composition. Il m'a lui-même donné des cours de composition. Et c' est seulement de cette manière, avec son aide, que nous avons une autre conception de la philosophie que celle qui est aujourd'hui couramment répandue, à savoir que la philosophie n'est pas une spécialité, n'est pas une discipline comme les autres disciplines..."

 

Les débuts de la philosophie bourgeoise de l'Histoire, suivi de, Hegel et le problème de la métaphysique (Anfänge der bürgerlichen Geschichtsphilosophie.Hegel und das Problem der Metaphysik)
"Machiavel et la conception psychologique de l'histoire ; Hobbes et le problème de l'idéologie ; les grands utopistes de la Renaissance ; Vico et la mythologie comme reflet des rapports politiques... Ces questions ont en commun d'avoir une signification actuelle, mais aussi de prendre origine dans une même situation historique : la société bourgeoise en train de se libérer des entraves du système féodal. Elles sont reliées directement aux besoins, aux désirs, aux nécessités et aux contradictions déterminés de cette société. Aussi sont-elles caractérisées ici par Horkheimer comme problèmes de la philosophie bourgeoise de l'histoire." (Payot)

 

".. Hobbes et les Lumières, pour la première fois dans l'histoire de la philosophie moderne, ont posé le problème de l'idéologie, c'est-à-dire des idées reconnues comme fausses et qui dominent la réalité sociale. Mais au lieu de comprendre l'idéologie comme dépendant de la réalité, on en est resté au niveau de la psychologie individuelle; et ce sont finalement des déterminations psychologiques du

monde Bourgeois - comme l'intérêt privé, le talent, l'instinct du gain, l'exploitation, le profit -- qui apparaissent comme le contenu et le but de la religiosité médiévale. Or cette religiosité réunit indistinctement tant la connaissance que l'idéologie, et elle est bien plutôt la forme de la raison médiévale - ce que seule une considération de l'ensemble de la dynamique sociale peut dégager. Mais cette philosophie statique s'en tient pour l'essentiel à une simple opposition de la « raison ›› et de l'idéologie, sans les comprendre toutes les deux sur la base de leur rôle historique. Pour reconnaître ce rapport, il aurait fallu que le rationalisme possède sur lui-même une conscience critique, remettant en question l'éternité de son propre point de vue. On aurait dû reconnaître le développement matériel et idéel de la période précédente comme la condition nécessaire de l'apparition des Lumières; les Lumières,pour reprendre un jeu de mot de Hegel, auraient été « éclairées sur elles-mêmes ››; le caractère par principe changeant des catégories, leur conditionnement historique en général, serait devenu clair et le rigide concept de raison, produit par cette époque qui, comme le moyen âge, a si fermement cru en elle-même, se serait désagrégé.

La doctrine du conditionnement historique des contenus intellectuels ne conduit pas au relativisme historique. Dire qu'un jugement est conditionné n'est pas dire qu'il est idéologique. La limite de ce que nous pouvons de plein droit appeler idéologie est fixée par l'état présent de nos connaissances. L'erreur de Hobbes et de ses successeurs ne consiste pas à avoir pris au sérieux la science de leur époque; ni à avoir dénoncé comme illusion socialement agissante les doctrines qui étaient inconciliables avec cette science; leur erreur est bien plutôt d'avoir élevé au rang de raison éternelle l'ensemble de leurs connaissances, au lieu de reconnaître celles-ci comme

un moment de l'ensemble du procès social, moment qui, dans le cours ultérieur de l'histoire, est non seulement sujet à l'analyse, mais à la vérification, et, le cas échéant, à la modification.

Avoir confiance en une pensée consciencieuse et rigoureuse, et savoir que les connaissances sont conditionnées dans leur contenu comme dans leur structure, ne sont pas des attitudes qui s'excluent mais qui vont nécessairement ensemble. La raison ne peut jamais être certaine de son éternité, la connaissance qui est appropriée à une certaine époque n'est cependant à aucune époque assurée

de le rester dans le futur ; bien plus, cette restriction de la dépendance par rapport à l'époque s'applique également au processus cognitif qui l'établit (paradoxe qui ne supprime pas la vérité de cette affirmation elle-même, car il appartient au contraire à l'essence de la connaissance authentique de ne jamais être fermée) : c'est en cela que réside peut-être la signification profonde de toute philosophie dialectique. «C'est bien la pire des vertus ›› - est-il dit dans l'Encyclopédie -«que cette modestie de la pensée qui fait du fini une chose parfaitement stable, un absolu, et c'est la plus superficielle des connaissances, celle qui d'en tient à ce qui n'a pas en soi son fondement.." Hegel lui-même n'a pas échappé à la chimère du rationalisme qu'il a combattu pourtant avec tant d'acharnement : il n' appliqué la dialectique qu'au passé et l'a considérée comme terminée dès qu'il s'est agi de sa propre position dans le domaine des idées. Sa pensée fait aussi d'un instant historique l'éternité.." 


La dialectique de la Raison: fragments philosophiques (avec Théodor W. Adorno)

(Dialektik der Aufklärung: philosophische Fragmente, 1947)

"Avec le développement de la société bourgeoise d'abondance, l'obscur horizon du mythe est éclairé par le soleil de la raison calculatrice, sous les rayons d'acier duquel mûrit l'Etat de la nouvelle barbarie."

"Au XXe siècle, le progrès scientifique et technique était suffisamment avancé pour qu'un monde sans famine, sans guerre et sans oppression cessât d'appartenir au domaine de l'utopie. Il n'en fut rien parce que les grandes innovations de l'ère moderne ont été payées «d'un déclin croissant de la conscience théorique». Le progrès a porté à un degré jamais atteint la domination de la société sur la nature, mais s'est accompagné d'autre part d'une évolution qui n'attache de prix qu'à ce qui est immédiatement utilisable, techniquement exploitable. Cela revient à dire que les principes de vérité, de liberté, de justice, d'humanité ont perdu leur réalité pour devenir de simples mots. Du même coup, l'ambition de réaliser ces principes dans le monde social s'est vidée de sa substance : celui qui ne sait pas ce qu'est la liberté n'est pas non plus en mesure de lutter pour elle sur le plan politique.
Les idéaux du progrès ont été l'élément essentiel de la philosophie bourgeoise des Lumières qui s'avance sous la bannière de la Raison. Horkheimer et Adorno analysent comment ce mouvement tend à éliminer ses propres valeurs avant même qu'elles aient donné lieu à une pratique sociale, selon un processus qui constitue ce qu'ils appellent la «dialectique de la Raison». Cette autodestruction de la Raison ne peut que se poursuivre à l'avenir et engendrer de nouvelles formes de totalitarisme, si l'ambiguïté qui réside au cœur de la notion de progrès n'est pas clairement reconnue et sans cesse surmontée." (Tel, Gallimard)

 

(Préface à l'édition de 1969)

" .. Le livre fut rédigé à un moment (1947) où l'on pouvait déjà prévoir la fin de la terreur nazie; néanmoins la formulation de certains passages n'est plus adaptée à la réalité actuelle. Et cependant, même à cette époque, en estimant que l'évolution de notre monde tendait vers une bureaucratisation excessive, nous n'avons pas été si loin du compte. En une époque où le monde se divise politiquement en blocs immenses qui sont entraînés objectivement à se heurter, les horreurs continuent. Les conflits au Tiers Monde, le renouveau du totalitarisme ne sont pas davantage de simples avatars de l'histoire que le fut en son temps le fascisme, ainsi que le constate la Dialectique. De nos jours, un penser critique qui ne s'arrête pas même devant le progrès nécessite de nouvelles prises de position en faveur de ce qui reste de liberté, en faveur de tendances préconisant un véritable humanisme, même si elles semblent impuissantes à arrêter la marche imposante de l'histoire.

L'évolution vers l'intégration totale que constate ce livre est suspendue, mais pas interrompue définitivement; elle menace de s'accomplir à travers les dictatures et les guerres. Le pronostic que nous établissons sur le renversement de la Raison en positivisme, mythe de ce qui existe, et finalement l'identification entre l'intellect et ce qui est hostile à l'esprit a reçu une confirmation éclatante. La manière dont nous concevons l'histoire ne nous fait pas croire que nous pouvons nous en dispenser, mais nous ne rassemblons pas les informations comme le font les positivistes. Il s'agit pour nous d'une critique de la philosophie qui, en tant que telle, ne veut pas sacrifier la philosophie...

En ce qui concerne d'éventuelles modifications, nous avons procédé avec une économie bien plus grande que ne le veut l'usage concernant la réédition d'œuvres publiées des décennies auparavant. Nous ne voulions pas retoucher ce que nous avions écrit, pas même les passages notoirement dépassés; adapter le texte à l'époque présente aurait abouti à rien moins qu'à la rédaction d'un livre nouveau. Nous avons laissé entendre dans nos écrits ultérieurs que de nos jours il importait bien plus de préserver la liberté, de l'aider à se développer et à s'épanouir, que d'accélérer l'évolution vers un monde bureaucratisé...."

 

Le concept d'Aufklärung" 

"De tout temps, l'Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre, entièrement « éclairée », resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. Le programme, de l'Aufklärung avait pour but de libérer le monde de la magie. Elle se proposait de détruire les mythes et d'apporter à l'imagination l'appui du savoir.

Bacon, « le père de la philosophie expérimentale », en a déjà réuni les différents thèmes. Il méprise les adeptes de la tradition qui « croient d'abord que d'autres savent ce qu'ils ne savent pas et croient, ensuite savoir ce qu'ils ignorent.

Et pourtant la crédulité, l'aversion pour le doute, les réponses superficielles, l'étalage de culture, la timidité dans la contradiction, le manque de générosité, la nonchalance dans la recherche personnelle, le fétichisme verbal, l'acceptation de connaissances partielles : voilà entre autres causes celles qui, au lieu d'une heureuse union de l'entendement humain avec la nature des choses, eurent pour résultat son accouplement avec des concepts creux et des expériences incohérentes; on imagine aisément ce que seront les fruits et la postérité de cette glorieuse union. La presse d'imprimerie? Une invention grossière; le canon? Son invention était pratiquement chose faite; la boussole? On la connaissait déjà autrefois dans une certaine mesure. Que de changements ces trois inventions n'ont-elles pas provoqués, - l'une dans la science, l'autre dans la guerre, la troisième dans les finances, le commerce et la navigation! Et je vous dis que ces inventions ne sont que le fruit du hasard. Ainsi donc, la supériorité de l'homme réside dans le savoir, - cela ne fait aucun doute.

Ce savoir recèle bien des choses que les rois avec tous leurs trésors ne peuvent acquérir, sur lesquelles leur autorité n'a aucun pouvoir, que leurs émissaires et informateurs ne peuvent venir leur rapporter et dont leurs explorateurs ne peuvent découvrir le pays d'origine. Aujourd'hui, nous nous imaginons que nous dominons la nature, - et nous restons soumis à ses contraintes; si nous nous laissions cependant guider par elle dans nos inventions, nous la dominerions dans notre pratique.» (Bacon)

Malgré son ignorance des mathématiques, Bacon a bien saisi les tendances qui allaient être celles de la science après lui. L'heureuse union qu'il projette entre l'entendement humain et la nature des choses a un caractère patriarcal : l'entendement qui triomphe de la superstition, doit dominer la nature démystifiée. Le savoir, qui est un pouvoir, ne connait de limites ni dans l'esclavage auquel la créature est réduite, ni dans la complaisance à l'égard des maîtres de ce monde. De même qu'il sert tous les objectifs de l'économie bourgeoise à l'usine et sur le champ de bataille, il est aux ordres de ceux qui entreprennent quelque chose, quelles que soient leurs origines. Les rois ne disposent pas plus directement de la technique que les marchands : elle est aussi démocratique que le système économique avec lequel elle se développe. 

La technique est l'essence même de ce savoir.

Celui-ci ne vise pas la création de concepts et d'images, le bonheur de la connaissance, mais l'établissement d'une méthode, l'exploitation du travail des autres, la constitution d'un capital. Les nombreuses inventions qu'il conserve encore après Bacon ne sont plus, elles-mêmes, que des instruments : la radio? Une presse d'imprimerie sublimée; l'avion de chasse? Une artillerie plus efficace; le téléguidage? Une boussole plus fiable. Les hommes veulent apprendre de la nature comment l'utiliser, afin de la dominer plus complètement, elle et les hommes. C'est la seule chose qui compte. 

Sans égard pour elle-même, la Raison a anéanti jusqu'à la dernière trace sa conscience de soi. Seule une pensée qui se fait violence à elle-même a la dureté nécessaire à la destruction des mythes. De nos jours où triomphe le "sens des réalités", même le credo nominaliste de Bacon serait suspecté d'être métaphysique et on lui reprocherait cette vanité qu'il avait lui-même reprochée à la scolastique.

Pouvoir et connaissance sont synonymes. 

Pour Bacon comme pour Luther, le bonheur stérile que procure la connaissance n'est que lascivité. L'important n'est pas cette satisfaction que les hommes appelleraient vérité, mais le "fonctionnement", la méthode efficace; les finalités et la mission de la science ne résident ni "dans les discours plausibles, divertissants, empreints de dignité et faisant beaucoup d'effet, ni dans quelque argumentation évidente, mais dans l'action et le travail, ainsi que dans la découverte de détails inconnus auparavant et permettant un meilleur aménagement de l'existence" (Bacon). Il ne doit pas exister de secret, pas plus que le désir d'en révéler.

Libérer le monde de la magie, c'est en finir avec l'animisme.

Xénophane raille les nombreuses divinités, parce qu'elles ressemblaient aux hommes qui les ont inventées en tout ce qu'ils ont de contingent et d'imparfait, et la logique la plus récente dénonce les mots fixés par le langage comme une fausse monnaie qu'il vaudrait mieux remplacer par des jetons neutres. Le monde devient un chaos, la synthèse signifie le salut. Aucune différence ne doit exister entre l'animal totémique, les rêves du visionnaire et l'idée absolue.

Sur la voie qui les conduit vers la science moderne, les hommes renoncent au sens. Ils remplacent le concept par la formule, la cause par la règle et la probabilité. La cause n'était plus que le dernier des concepts philosophiques auquel se mesurait la critique scientifique, parce qu'elle était pour ainsi dire la dernière des idées anciennes qui se présentât à elle, l'ultime sécularisation du principe créateur. Définir substance et qualité, activité et souffrance, être et existence conformément à l'esprit de chaque époque, était depuis Bacon l'affaire de la philosophie, mais la sciences avait déjà se passer de telles catégories. Elles étaient délaissées en tant qu'idola theatri de l'ancienne métaphysique et, même à leur époque, n'étaient que les monuments d'entités et de puissances de l'ère préhistorique. Celle-ci trouvait l'explication de la vie et de la mort dans les mythes auxquels toutes deux se mêlaient. Les catégories au moyen desquelles la philosophie occidentale définissait l`ordre éternel de la nature occupaient les places qui furent jadis celles d'Ocnos et de Perséphone, d'Ariane et de Nérée. Les cosmologies présocratiques fixent l'instant de la transition. L'humidité, l'indivision, l'air, le feu qu'elles considéraient comme la matière première de la nature sont déjà des rationalisations de l'approche mythique. 

De même que les images du Fleuve et de la Terre engendrant toutes choses, qui du Nil parvinrent jusqu'aux Grecs et devinrent chez ceux-ci les principes hylozoïstes, les éléments, de même la multitude ambiguë des démons mythiques prit la forme pure et intellectualisée des essences ontologiques. Finalement, par l'intermédiaire des Idées de Platon, même les divinités patriarcales de l'Olympe sont investies par le logos philosophique. Mais l'Aufklärung reconnut les anciennes puissances dans l'héritage platonicien et aristotélicien de la métaphysique et considéra comme une superstition la prétention des universaux à exprimer la vérité. Elle croit encore discerner dans l'autorité des concepts généraux la crainte inspirée par les esprits démoniaques que les hommes représentaient dans les rituels magiques pour influencer la nature. 

Dès lors, la matière doit être dominée enfin sans qu'on l'imagine habitée par des forces actives ou dotées de qualités occultes. Tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l'utilité est suspect à la Raison. Lorsqu'elle pourra se développer sans être gênée par une répression extérieure, rien ne pourra la refréner. Ce faisant, ses propres idées sur les droits de l'homme connurent le sort des anciens universaux. Chaque résistance spirituelle qu'elle rencontre ne fait qu'accroître son énergie.

Cela vient du fait que la Raison se reconnaît même dans les mythes. Quels que soient les mythes auxquels se réfère une telle résistance, du fait même qu'en s'opposant ils se transforment en arguments, ils reconnaissent le principe de rationalité destructrice qu'ils reprochent à la Raison. La Raison est totalitaire...."

 

- Digression I : Ulysse, ou mythe et Raison

- Digression II ! Juliette, ou Raison et morale

- La production industrielle de biens culturels (Kulturindistrie) - Raison et mystification des masses

- Eléments de l'antisémitisme. Limites de la Raison

- Notes et esquisses

 

La production industrielle de biens culturels (Kulturindistrie) - Raison et mystification des masses - 

"Selon les sociologues, la disparition des appuis qu'offrait traditionnellement une religion objective, la désagrégation des derniers résidus précapitalistes, la différenciation technique et sociale et l'extrême spécialisation, ont fait du secteur de la culture un véritable chaos. Cette thèse est démentie chaque jour par les faits. Car la civilisation actuelle confère à tout un air de ressemblance. Le film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque secteur est uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres. Même les oppositions politiques dans leurs manifestations esthétiques sont unanimes pour chanter les louanges du rythme d'airain de ce système. Des pays totalitaires aux autres pays, les bâtiments administratifs et les centres d”expositions industrielles se ressemblent presque tous par leur décoration. Les édifices clairs et monumentaux qui surgissent partout sont les signes extérieurs de l'ingénieuse rationalité des grands cartels internationaux vers lesquels affluèrent les libres entreprises en plein essor, dont les monuments étaient les sombres immeubles d'habitation ou de bureaux dans des villes sans âme. Les maisons plus anciennes autour des centres urbains de béton ressemblent déjà à des slums et les nouveaux bungalows en bordure des villes sont comme les fragiles constructions des foires internationales, monuments élevés au progrès technique et invitant à s”en débarrasser après une brève période d'utilisation, comme on se débarrasse de boîtes de conserves vides. Mais les projets d'urbanisme qui, dans de petits logements hygiéniques, devraient assurer la pérennité de l'individu comme être indépendant, le soumettent d'autant plus totalement au pouvoir absolu du capital qui est en fait son ennemi. De même que les habitants sont expédiés dans les centres des villes pour y travailler et s'y divertir en tant que producteurs et consommateurs, de même les cellules d'habitation s`agglomèrent en complexes bien organisés. L'unité évidente entre macrocosme et microcosme présente aux hommes le modèle de leur civilisation : la fausse identité du général et du particulier. Sous le poids des monopoles, toute civilisation de masse est identique et l'ossature de son squelette conceptuel fabriqué par ce modèle commence à paraître. Les dirigeants ne se préoccupent même plus de la dissimuler; sa violence s'accroît à mesure que sa brutalité ose se montrer au grand jour. Le film et la radio n'ont plus besoin de se faire passer pour de l'art. Ils ne sont plus que business : c'est la leur vérité et leur idéologie qu'ils utilisent pour légitimer la camelote qu'ils produisent délibérément. Ils se définissent eux-mêmes comme une industrie et, en publiant le montant des revenus de leurs directeurs généraux, ils font taire tous les doutes sur la nécessité sociale de leurs produits.

Les parties intéressées expliquent volontiers l'industrie culturelle en termes de technologie. Le fait qu'elle s'adresse à des millions de personnes impose des méthodes de reproduction qui, à leur tour, fournissent en tous lieux des biens standardisés pour satisfaire aux nombreuses demandes identiques. Le contraste technique entre les quelques centres de production et des points de réception très dispersés exige forcément une organisation et une planification du management. Les standards de la production sont prétendument

basés sur les besoins des consommateurs : ainsi s'expliquerait la facilité avec laquelle on les accepte. Et, en effet, le cercle de la manipulation et des besoins qui en résultent resserre de plus en plus les mailles du système. Mais ce que l'on ne dit pas, c'est que le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement. De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la domination même. Elle est le caractère coercitif de la société aliénée; les autos, les bombes et les films assurent la cohésion du système jusqu'à ce que leur fonction nivellatrice se répercute sur l'injustice même qu'elle a favorisée.

 

Pour le moment, la technologie de l'industrie culturelle n'a abouti qu'à la standardisation et à la production en série, sacrifiant tout ce qui faisait la différence entre la logique de l'œuvre et celle du système social. Ceci est le résultat non pas d`une loi de l'évolution de la technologie en tant que telle, mais de sa fonction dans l'économie actuelle. 

Le besoin qui par exemple pourrait échapper au contrôle central est déjà réprimé par le contrôle de la conscience individuelle. Le passage du téléphone à la radio a établi une nette distinction entre les rôles : libéral, le téléphone permettait encore à l'abonné de jouer le rôle d'un sujet. Démocratique, la radio transforme tous les participants en auditeurs et les soumet autoritairement aux programmes des différentes stations, qui se ressemblent tous. 

Aucun système de réponse ne s'est développé, et les émissions privées sont contraintes à la clandestinité. Elles se limitent au secteur excentrique des "amateurs", qui doivent en plus accepter qu'on les organise d`en haut. Mais dans le cadre de la radio officielle, toute trace de spontanéité chez le public est contrôlée par des chasseurs de talents, des compétitions en studio, des manifestations de tout genre sélectionnées par des professionnels. Les talents appartiennent à l'industrie bien avant qu'elle ne les présente : sinon, ils ne s'intégreraient pas si facilement. L`attitude du public qu'il favorise, en principe et en fait, le système de l'industrie culturelle, fait partie du système et ,n`est pas une excuse pour celui-ci. 

Quand une branche de l'art procède suivant la même recette qu'une autre très différente d'elle par son contenu et ses moyens d'expression, quand l'intrigue dramatique d'un opéra à la guimauve diffusé à la radio ne devient qu'un moyen de montrer comment résoudre des difficultés techniques aux deux extrémités de l'échelle de l'expérience musicale - le vrai jazz ou une mauvaise imitation de celui-ci - ou quand un mouvement d'une symphonie de Beethoven est dénaturé pour servir de bande sonore comme un roman de Tolstoï peut l'être dans le script d'un film, prétendre que l'on satisfait ainsi aux désirs spontanés du public n'est que charlatanerie. 

Nous sommes plus près de la réalité si nous expliquons ces phénomènes par la force d'inertie de l`appareil technique et du personnel qui, jusque dans le moindre détail, doivent être considérés comme parties intégrantes du mécanisme économique de sélection. A cela s'ajoute l'accord, du moins la détermination commune aux autorités exécutives décidées à ne rien produire et à ne rien laisser passer qui ne corresponde à leurs propres critères, à l`idée qu'elles se font des consommateurs et qui surtout leur ressemble à elles.

Si à notre époque la tendance sociale objective s'incarne dans les intentions subjectives et cachées des directeurs généraux, on peut dire que les plus influents sont ceux des secteurs les plus puissants de l'industrie sidérurgique, des raffineries de pétrole, de l'électricité et de la chimie. 

Comparés à ces secteurs, les monopoles culturels sont faibles et dépendants. Ils ne peuvent se permettre de négliger ceux qui détiennent le pouvoir, s'ils ne veulent pas que dans la société de masse, leur sphère d'activité (qui produit un type spécifique de marchandise encore trop lié au libéralisme bon enfant et aux intellectuels juifs) subisse une série de purges. 

 

La dépendance dans laquelle se trouve la plus puissante société radiophonique à l`égard de l'industrie électrique, ou celle du film à l'égard des banques, est caractéristique de toute la sphère dont les différents secteurs sont à leur tour économiquement dépendants les uns des autres. Tout est si étroitement lié que la concentration d'énergie intellectuelle a atteint un volume lui permettant d'ignorer la ligne de démarcation entre les différentes firmes et branches techniques. L'unité radicale de l'industrie culturelle annonce de toute évidence celle qui s'amorce dans la politique..." (trad. Gallimard)

 

(Notes et esquisses)

LA CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE

"Ce n'est pas l'espèce humaine qui est, comme on l'a souvent prétendu, un accident dans l'histoire naturelle, un écart et une erreur due à l'hypertrophie du cerveau. Une telle assertion ne vaut que pour la raison de certains individus et peut-être, durant de brèves périodes, pour quelques pays où l'économie laisse de la place à de tels individus. Le cerveau, ou l'intelligence humaine, est suffisamment solide pour former une époque régulière de l'histoire terrestre. L'espèce humaine, y compris ses machines, ses produits chimiques, ses énergies organisatrices - et pourquoi ne devrait-on pas considérer que tout cela fait partie d'elle comme les dents font partie de l'ours et rend les mêmes services en fonctionnant simplement encore mieux - représente à notre époque le dernier cri de l'adaptation. Les hommes n'ont pas seulement dépassé leurs prédécesseurs immédiats, mais ils les ont déjà exterminés plus radicalement que ne le fit aucune autre espèce, y compris les Sauriens carnivores.

Comparé à tout cela, il semble que ce soit une sorte de lubie de vouloir construire l'histoire du monde, comme le fit Hegel, en fonction de catégories telles que la liberté et la justice. Car celles-ci sont le fait d'individus marginaux qui, du point de vue du système dans son ensemble, ne signifient rien sinon qu'ils ont contribué à provoquer les conditions sociales transitoires où l'on fabrique un nombre particulièrement important de machines et de produits chimiques, afin de fortifier l'espèce et d'assujettir les autres. 

Du point de vue de cette histoire sérieuse, toutes les idées, les interdits, les religions, les professions de foi politiques ne sont intéressants que dans la mesure où - résultant de conditions multiples - ils accroissent ou réduisent les possibilités naturelles de l'espèce humaine ou dans l'univers. Ces citoyens une fois libérés de l'injustice du passé féodal et absolutiste, permirent au libéralisme d'instaurer l`ère du machinisme, tout comme l'émancipation de la femme permit finalement son utilisation dans les forces armées militaires. L'esprit et tout ce qu'il a de bon à l'origine et dans son existence est inextricablement empêtré dans toute cette horreur. Le sérum que le médecin administre à l'enfant malade est obtenu par des agressions exercées contre des créatures sans défense. Les mots tendres des amants contiennent, comme les symboles les plus sacrés du christianisme, des traces du plaisir que procure la dégustation de la chair de chevreau, tout comme ce plaisir reflète lui-même le respect ambigu de l'animal totémique. Même le goût différencié pour la cuisine, l'église et le théâtre est une conséquence de la division raffinée du travail qui se fait aux dépens de la nature à l'intérieur et à l'extérieur de la société humaine. La fonction historique de la culture réside dans l'intensification rétrospective d'une telle organisation. 

C'est pourquoi le penser authentique, la raison dans sa forme pure qui se détache de telles considérations, prend les traits de la folie que les autochtones ont toujours remarqués. Si cette raison devait remporter une victoire décisive dans l'humanité, la position hégémonique de l'espèce serait mise en péril. La théorie de l'écart se révélerait finalement vraie. Mais cette théorie qui, cyniquement, voulait servir à la critique de la philosophie anthropocentrique de l'histoire, est elle-même trop anthropocentrique pour être juste. La raison joue le rôle d'un instrument d'adaptation et non celui d'un sédatif qu'elle semble être d'après l'usage qu'en fait parfois l'individu. Sa ruse consiste de plus en plus à transformer les hommes en brutes, et non à établir l'identité du sujet et de l'objet. Une construction philosophique de l'histoire universelle devrait montrer comment, en dépit de tous les détours et de toutes les résistances, la domination cohérente de la nature s'impose de plus en plus nettement et intègre toute intériorité..."

 

VAINE EPOUVANTE

"Le regard qui fixe le désastre est comme fasciné. Mais il est en même temps secrètement complice. La mauvaise conscience sociale latente en chacun de nous lorsque nous participons à l'injustice, et la haine que nous éprouvons pour la vie comblée sont si fortes que, dans des situations critiques, elles se tournent immédiatement contre notre propre intérêt devenu vengeance immanente. On en trouve un exemple chez les bourgeois français qui avaient une tendance funeste assez semblable à l'idéal héroïque des fascistes : ils se réjouissaient du triomphe de leur semblable tel qu'il apparaissait dans l'ascension d'Hitler, même s'il les menaçait eux-mêmes de ruine; ils allaient même jusqu'à considérer leur propre ruine comme une preuve de la justice régissant l'ordre qu'ils représentaient. On trouve une préfiguration de ce comportement dans l'attitude des riches envers l'appauvrissement qu'ils évoquent afin de justifier leur parcimonie dans leur tendance latente - eux qui luttent âprement pour chaque sou - à abandonner à l'occasion tous leurs biens sans combattre, ou à les risquer de façon parfaitement irresponsable. Le fascisme leur permet de faire la synthèse entre le désir avide de domination et la haine de soi, et la vaine épouvante s'accompagne toujours du geste qui veut dire : c'est ainsi que j'ai toujours imaginé les choses."


Eclipse de la raison, suivi de, Raison et conservation de soi

(Eclipse of reason, éd. originale anglaise 1947 ; trad. allemande 1967), Paris : Payot.

"Lorsqu'on demande à l'homme du commun d'expliquer la signification du terme de raison, sa réaction est presque toujours hésitante et embarrassée. Mais ce serait une erreur d'interpréter cela comme l'indice d'une sagesse trop profonde ou d'une pensée trop abstruse pour être exprimée par des mots. Ce que trahit en fait cette réaction, c'est le sentiment qu'il n'y a rien là qui soit susceptible de recherches, que le concept de raison s'explique de lui-même et que la question posée est superflue...."

Ces textes inaugurent une nouvelle phase dans l'histoire de la "théorie critique", en ce qu'ils s'attaquent à la maladie originelle de la raison et mettent à jour les couches les plus profondes de la civilisation. Ce n'est pas tant le sommeil de la raison qui engendre des monstres que la dialectique de la raison elle-même. 

Pouvoir de connaissance universelle, interrogation sur les fins substantielles, la raison, de son propre mouvement, s'est transformée en une simple faculté de coordination fonctionnelle entre les moyens et les fins existantes, relevant du critère de l'efficacité et non plus du principe de la vérité. Dévoilant l'histoire cachée de la raison - la subordination au principe de la conservation de soi dans une société de classes - Horkheimer instruit le procès de la "raison instrumentale" , sous ses diverses formes, positivisme, pragmatisme, culte de la science dont l'avènement signe la mort de la pensée négative - ce que Marcuse dénoncera comme la fausse conscience unidimensionnelle. 

 

"Lorsqu'on demande à l'homme du commun d'expliquer la signification du terme de raison, sa réaction est presque toujours hésitante et embarrassée. Mais ce serait une erreur d'interpréter cela comme l'indice d'une sagesse trop profonde ou d'une pensée trop abstruse pour être exprimée par des mots. Ce que trahit en fait cette réaction, c'est le sentiment qu'il n'y a rien là qui soit susceptible de recherches, que le concept de raison s'explique de lui-même et que la question posée est superflue. Et si on le presse de répondre, l'homme moyen dira que les choses raisonnables sont les choses évidemment utiles, et que tout homme raisonnable est présumé

capable de décider de ce qui lui est utile. Naturellement il faut tenir compte des circonstances propres à chaque situation, des lois, des coutumes et des traditions. Mais la force qui, en fin de compte, rend possible les actions raisonnables, est la faculté de classification, d'inférence et de déduction, quel qu'en soit le contenu spécifique ; c'est le fonctionnement abstrait du mécanisme de la pensée. On peut appeler ce type de raison, la raison subjective. Elle se préoccupe essentiellement des moyens et des fins et de la congruité des méthodes.

Ses objectifs sont à peu près généralement admis et censés s'expliquer d'eux-mêmes. Elle attache peu d'importance à la question de savoir si ces objectifs, en tant que tels, sont raisonnables. Et si elle se préoccupe tant soit peu des fins, elle admet que ces fins sont, elles aussi, raisonnables, au sens subjectif, c'est-à-dire qu'elles servent l'intérêt du sujet sous le rapport de la conservation de soi - conservation de l'individu pris en particulier ou conservation de la communauté, qui doit subsister pour que l'individu puisse lui aussi subsister. Qu'un but puisse être raisonnable en soi, sur la base de vertus que la connaissance nous fait apercevoir en lui, et cela sans aucune référence à une forme quelconque de profit ou d'avantage subjectif, est une idée totalement étrangère à la raison subjective, même lorsqu'elle s'élève au-dessus de considérations portant sur les valeurs utilitaires immédiates et se consacre à des réflexions relatives à l'ordre social dans son ensemble.

Quelque naïve et superficielle que puisse paraître cette définition de la raison, elle n'en constitue pas moins un symptôme important du profond changement de perspective qui s'est produit dans la pensée occidentale, au cours des siècles derniers. Pendant très longtemps en effet, prévalut une conception de la raison diamétralement opposée à celle dont nous parlons. Elle affirmait l'existence de la raison en tant que force, non seulement dans l'esprit individuel, mais également dans le monde objectif, dans les rapports existant entre les êtres humains et les classes sociales, dans les institutions sociales, dans la nature et ses manifestations. Les grands systèmes philosophiques, tels ceux de Platon et d'Aristote, la scolastique, l'idéalisme allemand étaient fondés sur une théorie objective de la raison. Celle-ci visait à constituer un système compréhensif ou hiérarchique de tous les êtres, incluant l'homme et ses buts. Le degré de rationalité de la vie d'un homme pouvait être déterminé selon que celle-ci était plus ou moins en harmonie avec cette totalité. Sa structure objective, et non point seulement l'homme et ses objectifs, devait être la mesure des actions et pensées individuelles. Ce concept de raison n'avait jamais exclu la raison subjective, mais il considérait cette dernière comme une expression partielle et limitée de la rationalité universelle, d'où l'on tirait les critères relatifs à l'ensemble des êtres et des choses. L'accent portait sur les fins plutôt que sur les moyens. L'effort suprême de ce type de pensée tenait dans la réconciliation de l'ordre objectif du "raisonnable", tel que la philosophie le concevait, avec l'existence humaine, intérêt personnel et conservation de soi compris. Platon,par exemple, se donne pour tâche de prouver, dans La République, que celui qui vit à la lumière de la raison objective vit par là même une existence heureuse et couronnée de succès.

La théorie de la raison objective n'était pas centrée sur la coordination entre conduite et but, mais sur des concepts - même si ces concepts ont aujourd'hui pour nous une résonance mythologique -, sur l'idée du plus grand bien, sur le problème de la destinée humaine et sur la manière de réaliser les fins dernières. Il existe une différence fondamentale entre cette théorie, selon laquelle la raison est un principe inhérent à la réalité, et la doctrine de la raison comme faculté subjective de l'esprit. Pour cette dernière le sujet seul peut posséder la raison de manière authentique. Si nous disons qu'une institution, ou toute autre réalité, est raisonnable, nous entendons d'ordinaire que les hommes l'ont organisée raisonnablement, c'est-à-dire qu'ils lui ont appliqué, de manière plus ou moins technique, leurs capacités logiques et calculatrices. En fin de compte, la raison subjective se révèle comme le fait de savoir calculer des probabilités, et par conséquent de coordonner les moyens convenables avec une fin donnée. Cette définition semble en harmonie avec les idées de nombreux philosophes éminents, en particulier les penseurs anglais depuis l'époque de John Locke. Sans doute Locke n'avait-il pas négligé d'autres fonctions mentales pouvant entrer dans la même catégorie, par exemple le discernement et la réflexion. Mais ces fonctions, à coup sûr, contribuent à la coordination des moyens et des fins, chose qui, après tout, constitue la préoccupation sociale de la science et en quelque sorte la raison d'être de la théorie dans le processus social de production..."

 


Théorie critique

(1978. Théorie critique. Essais (1968), Paris : Payot)

 "Le présent recueil vise à donner une vue d'ensemble de l'itinéraire de Horkheimer : composé en majeure partie de textes publiés d'abord dans la Zeitschrift für Sozialforschung, au cours des années 1930-1940, il contient les trois grands essais, "Matérialisme et morale" (1933), "A propos de la querelle du rationalisme dans la philosophie contemporaine" (1934) et "Sur le problème de la vérité" (1935)"  (Payot)

 


Théorie traditionnelle et théorie critique (Traditionelle und kritische Theorie, 1970)
"Les quatre essais réunis dans ce volume exposent les orientations essentielles de l'École de Francfort, dont Max Horkheimer fut, avec Theodor W. Adorno, le fondateur. L'axe principal en est l'idée d'une «théorie critique» de la connaissance qui n'apparaît plus comme une activité autonome, politiquement neutre et soustraite à l'histoire, mais comme une partie intégrante de cette dernière sans pour autant n'en être que le simple «reflet». Max Horkheimer tente de réhabiliter une thèse marxienne en la débarrassant de sa simplification idéologique, et veut maintenir la critique à l'œuvre quelles que soient les formes de l'oppression subie. La critique est à ses yeux l'essence même de la raison, laquelle n'est pas seulement faculté de contemplation, d'analyse et d'innovation, mais aussi raison morale et politique : la critique repose donc sur un rapport entre le savoir et la liberté qui doit sans cesse être repensé en fonction du développement de l'histoire et des structures sociales." (Tel, Gallimard)

 

"... Lorsque la Théorie critique apparut dans les années vingt, elle partait de la pensée d'une société meilleure. Elle se comportait de façon critique à l'égard de la société comme à l'égard de la science. Ce que j'ai dit de la science ne vaut pas seulement pour elle, mais aussi pour l'individu particulier. «Il se fait des idées», mais, de même que la science ne peut fournir aucun renseignement sur les raisons du choix de ses objectifs de recherche, de même il ne peut rien nous dire sur ce qui occasionne ces idées, sur les raisons pour lesquelles il pense précisément cela et non autre chose, pour lesquelles il s'occupe avec passion de telle chose et non de telle autre.

Représentez-vous par exemple combien la psychologie de l'homme est aujourd'hui peu évoluée. Sigmund Freud a créé la psychanalyse mais cette science ne s'est pas élevée depuis à un niveau bien supérieur. A l'Université, on ne prend pas encore véritablement au sérieux ces problèmes parce qu'on croit avoir d'autres tâches scientifiques plus urgentes.

A l'origine, notre Théorie critique, telle qu'elle est amplement exposée dans la Revue de recherche sociale, était, comme c'est toujours le cas au début, très critique, en particulier à l'égard de la société dominante, car celle-ci avait, ainsi que je l'ai déjà dit, produit ce qu'il y a d'effroyable dans le fascisme et dans le communisme terroriste. Cette société suscitait beaucoup de misère inutile, et nous avions l'espoir qu'un temps viendrait où elle serait organisée en vue du bien-être de tous, comme ce serait déjà possible aujourd'hui. Nous avions la conviction que la situation dans laquelle il y a des dominants et des dominés était un moment crucial dans les relations entre les hommes et dans leur pensée, ce qui était d'ailleurs particulièrement clair dans le national-socialisme. Voilà pourquoi à cette époque, nous mettions nos espoirs dans la révolution, car il était assurément impossible que la situation devienne pire en Allemagne après une révolution qu'elle ne l'était dans le national-socialisme. Si la «société juste» était réalisée par la révolution des dominés, ainsi que Marx le pensait, la pensée nous semblait alors aussi devoir devenir une pensée plus juste. En effet, elle n'aurait plus alors à dépendre de la lutte consciente et inconsciente des classes entre elles. Toutefois, nous avions conscience - et c'est là un moment décisif dans la Théorie critique de l'époque, comme dans celle d'aujourd'hui - nous avions conscience que l'on ne peut déterminer cette société juste à l'avance. On pouvait dire ce qui était mauvais dans la société de l'époque, mais on ne pouvait pas dire ce que serait le bien; on pouvait seulement travailler à ce que le mal disparaisse finalement.

Il y eut donc deux idées fondamentales dans la première Théorie critique : tout d'abord, l'idée que la société était devenue, dans le fascisme et le national-socialisme, encore plus injuste qu'auparavant, que d'innombrables hommes devaient souffrir de façon atroce et inutile, et que nous souhaitions alors la révolution, car en ce temps-là, nous n'osions pas penser à la guerre. La deuxième idée fondamentale était que seule une société meilleure peut instaurer les conditions d'une pensée vraie, car c'est seulement dans une société juste que l'on ne serait plus déterminé, quant à sa pensée, par les instances contraignantes de la mauvaise société.

Je dois maintenant vous décrire comment on en est venu de cette Théorie critique initiale à la Théorie critique actuelle. La première raison en est la constatation que Marx avait tort sur de nombreux points. J'en nommerai ici seulement quelques-uns : Marx a affirmé que la révolution serait le résultat de crises économiques de plus en plus aiguës, crises liées à une paupérisation croissante de la classe ouvrière dans tous les pays capitalistes. Cela était censé conduire finalement le prolétariat à mettre fin à cet état de choses et à créer une société juste. Nous commençâmes à apercevoir que cette doctrine était fausse, car la situation de la classe ouvrière est sensiblement meilleure qu`à l'époque de Marx. De simples travailleurs manuels qu'ils étaient, de nombreux ouvriers deviennent des employés avec un statut social plus élevé et un meilleur niveau de vie. Du reste, le nombre des employés croît continuellement face à celui des ouvriers. Deuxièmement, il est manifeste que les crises économiques difficiles se font plus rares. Elles peuvent être en large part enrayées grâce à des mesures politico-économiques. Troisièmement, ce que Marx attendait finalement de la société juste est vraisemblablement faux, ne serait-ce que parce que - et cette proposition est importante pour la Théorie critique - la liberté et la justice sont tout autant liées qu'elles sont opposées. Plus il y a de justice, moins il y a de liberté. Si l'on veut aller vers l'équité, on doit interdire aux hommes de nombreuses choses, et notamment d'empiéter les uns sur les autres.

Mais plus il y a de liberté, plus celui qui déploie ses forces avec une habileté supérieure à celle des autres sera finalement capable de les asservir; ainsi, moins il y aura de justice. Nous voyons aujourd'hui l'avenir de la société d'une façon bien différente de celle que nous commencions à voir à l'époque. Nous sommes parvenus à la conviction que la société va évoluer vers un monde totalement administré; que tout va être réglé, tout! Et précisément, lorsqu'on en sera arrivé au point où les hommes domineront la nature, où chacun aura suffisamment à manger, où aucun ne devra vivre mieux ou plus mal qu'un autre parce que tous vivrons de façon bonne et agréable, alors, que l'un soit ministre et l'autre seulement secrétaire n'aura plus aucune importance et, finalement, tout sera identique. On pourra alors régler tout automatiquement, qu'il s'agisse de l'administration de l'État, de la circulation ou de la consommation. C'est là une tendance immanente au développement de l'humanité, tendance qui peut d'ailleurs assurément être interrompue par des catastrophes. Ces catastrophes peuvent être de nature terroriste : Hitler et Staline en sont des symptômes. Ils ont en quelque sorte voulu mener l'unification trop brutalement et exterminé tous ceux qui ne se pliaient pas. De telles catastrophes peuvent être produites par la concurrence qui, des particuliers, est passée dans les États et finalement dans les Blocs et qui conduit à des guerres qui anéantissent toute l'évolution. Pensez à la bombe à hydrogène ou encore à ces bombes qui peuvent contaminer des pays entiers avec des bactéries.

C'est ainsi que notre nouvelle Théorie critique en est venue à ne plus militer en faveur de la révolution, pensant qu'après la chute du national-socialisme, la révolution conduirait aussi dans les pays de l'Ouest à une nouvelle forme de terrorisme, à un nouvel état de choses effroyable. Il vaut bien mieux, sans arrêter le progrès, conserver ce que l'on peut estimer de positif, comme par exemple l'autonomie de la personne individuelle, l'importance de l'individu, sa psychologie différenciée, certains aspects de la culture; préserver, dans ce qui est nécessaire et que nous ne pouvons empêcher, ce que nous ne voulons pas perdre : à savoir l'autonomie de l'individu.

 

La jeunesse proteste à juste titre contre une série d'instances universitaires qu'il faudrait réformer. Mais, si mon maître Cornelius n'avait pas eu assez de pouvoir pour nous aider, pour passer outre à de nombreuses règles et ne pas simplement devoir se soumettre; s'il avait dû seulement suivre un programme prescrit d'avance, nous ne serions jamais allés bien loin dans notre pensée. Le pouvoir du professeur a ses bons et ses mauvais côtés. Les étudiants exigent à bon droit qu'on en vienne à rénover l'Université car la jeune génération, les écoles et bien d'autres choses encore en dépendent dans une large mesure. La rénovation de l'Université est nécessaire, mais pas, par exemple, de telle sorte que la liberté du professeur soit tout simplement châtrée...." (traduction Payot,1978)

 

Notes critiques - Sur le présent (1949-1969)
 "Document exceptionnel, en forme de fragments, les Notes (1949-1969) sont le journal philosophique du fondateur de la théorie critique interprétant l'événement (l'Allemagne d'après-guerre, le totalitarisme, l'expansion des média, l'Etat d'Israël, le mouvement étudiant, le féminisme, etc.). À une époque où les phénomènes de répétition se multiplient dans l'ordre de la domination, mettant ainsi en question la thèse rassurante de la modernité inachevée (Habermas), ces «miettes philosophiques» invitent à éprouver la validité du modèle de la dialectique de la raison. Pour cette pensée qui vit de la tension qui l'oppose à l'ordre établi, l'émancipation se renverse en oppression, les lumières s'inversent en ténèbres. Porté par une éthique de la non-réconciliation, Horkheimer y élève la théorie critique à son plus haut point d'incandescence et en explore de nouvelles formes d'intervention : la dialectique à l'arrêt, soudain focalisée sur la souffrance quotidienne du particulier, la politique négative seulement susceptible de désigner le mal, le tourment de l'aporie, l'écartèlement du paradoxe. Loin de congédier les idées de liberté et de vie juste, il s'agit bien plutôt de les soumettre au travail, sans fin, de la complication. Face à la victoire de ces collectifs que sont les nations dégénérant en nationalismes, comment ouvrir des brèches qui permettent de sauver l'individu et la solidarité hors de laquelle il n'est pas pensable ? Contre la société administrée - état provisoire indécidable -, Horkheimer affirme le lien nécessaire, indestructible, entre altérité sociale et résistance : là où l'idée d'altérité disparaît, la possibilité de la résistance s'effondre." (Payot)

 

Notes critiques (1949-1969)
"Document exceptionnel, ayant presque valeur de testament, ce livre est le journal philosophique du fondateur de la théorie critique. Sous la forme de fragment - comme dans Minima Moralia d'Adorno -, Horkheimer interprète l'Allemagne d'après-guerre, le totalitarisme, l'expansion des médias, l'Etat d'Israël, le mouvement étudiant de 1968, le féminisme, etc..., en affirmant le lien entre altérité sociale et résistance : là où l'idée d'altérité disparaît, la possibilité de la résistance s'effondre."

 

Crépuscule
"Livre d'avant la "nuit polaire" annoncée par Max Weber dès 1919, Crépuscule est un livre de résistance et d'exil. Publié pour la première fois en Suisse en 1934, cet ouvrage est, selon l'édition allemande de 1974, le second volet d'un diptyque dont Notes critiques constitue la première partie. Ce journal philosophique est précieux à un double égard : c'est un document essentiel pour la connaissance de Horkheimer et de la théorie critique dans sa première période ; à côté des textes canoniques de 1937 qui définissent la théorie critique dans sa différence d'avec la théorie traditionnelle, cette œuvre d'écriture plus libre, fragmentaire, micrologique, laisse percevoir le rythme d'une pensée émancipatrice qui se doit à la souffrance et n'oublie pas la "vie nue" des dominés et des offensés. Dénonçant les opérations de transfiguration de la métaphysique - la relève qu'opère la fausse totalisation du système -, l'auteur ne cesse de mettre en rapport les petits faits de la vie quotidienne avec le fait massif et inoubliable de la division sociale. A la lecture de Crépuscule naît peu à peu une question inédite : qu'est-ce qu'un moraliste socialiste conjuguant Marx et Schopenhauer pour mieux pratiquer la critique démasquante de l'ordre social existant et de ses pseudo-évidences ? Un livre démodé ? Plutôt le rappel à la société administrée, qui se constitue dans l'oubli des questions non résolues, de tout ce qui ne va pas de soi." (Payot)

 


Théodor W. Adorno (1903-1969)
Né en 1903 à Francfort-sur-le-Main, Théodor W.-Adorno vécu dans un entourage familial qui le prédisposait à une carrière musicale: sa mère était cantatrice et sa tante, elle même musicienne, contribua d'une manière décisive à l'épanouissement musical d'Adorno. Son oeuvre musicale (des pièces pour quatuor à cordes, un trio pour corde, une ébauche jamais achevée d'opéra) est inspîrée par des poèmes de Georg, Trakl, Kafka et Brecht, et il fut séduit par la musique dodécaphonique de Schönberg. Ce n'est qu'en 1938 qu'il devint officiellement membre de l' Institute für Sozialforschung. Adorno hésite, lors que la prise du pouvoir par Hitler, à suivre Pollock et Horkheimer en exil, il sejourne cependant la plupart du temps à 0xford et sur les insistances réitérées de Horkheimer il se décide à se rendre aux USA en 1938. Les années 40 à 47 sont marquées par la rédaction de "Dialektik der Auklärung. Philosophische Fragmente", puis qu'il se concentre sur la monumentale étude sur la personnalité autoritaire qu'il publie  en collaboration avec E. Frenkel-Brunswik , Daniel J. Levinson et R. Nevitt Sanford ("The authoritarian personality").
Le retour, après la guerre, en Allemagne et la réinstallation de l'Institut à Francfort est le départ d'une oeuvre critique foisonnante qui témoigne d'une pensée dialectique complexe où s'entrelacent la critique musicologique et les réflexions critiques. L'art est, pour Adorno, fondamentalement politique. L'œuvre d'art possède une puissance critique, une force de protestation qu'aucun pouvoir politique ne peut empêcher. L'art  est une certaine alternative à l'existence mécanisée que génèrent les sociétés. L'artiste fait surgir un espace d'utopie, promesse d'une réalité autre. Il n'est certes pas épargné par la marchandisation mais il laisse quand même le pouvoir de ne pas se laisser broyer par l'industrie culturelle. En 1958, il succède à Horkheimer à la direction de l'Institut de recherche sociale de Francfort. C'est en 1966 que paraît son ouvrage majeur, "Dialectique négative". 


Minima moralia , Réflexions sur la vie mutilée 

(Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben, 1951)
"Minima Moralia est, selon Habermas, « le chef-d’oeuvre d’un écrivain égaré parmi les fonctionnaires » ; autrement dit : l’invention d’une écriture anti-autoritaire. Entre les moralistes français, Marx et les romantiques allemands, Adorno entreprend, à travers de courts chapitres, vignettes, instantanés, une critique du mensonge de la société moderne, pourchassant au plus intime de l’existence individuelle les puissances objectives qui la déterminent et l’oppriment. Ce livre, qu’il convient d’étudier comme une somme, est à accueillir comme un art d’écrire, à méditer comme un art de penser et à pratiquer comme un art de vivre. Mieux : un art de résister." (Payot)

 

"Pseudomenos. ~ Le pouvoir magnétique qu'exercent les idéologies sur les hommes au moment même où elles apparaissent déjà cousues de fil blanc s'explique, au-delà de la psychologie, par le déclin objectivement déterminé de l'évidence logique en tant que telle. On en est arrivé au point où le mensonge sonne comme la vérité, la vérité comme le mensonge. Chaque déclaration, chaque information, chaque idée est préformée par les centres de l'industrie culturelle. Tout ce qui ne porte pas la trace familière d'une telle préformation n'a a priori aucune crédibilité, d'autant que les institutions de l'opinion publique accompagnent tout ce qu'elles diffusent de mille documents fournissant des preuves irréfutables et dont chacun peut disposer à volonté. La vérité qui tenterait de s'opposer à de telles pratiques ne réussit qu'à paraître invraisemblable et elle est, de plus, trop pauvre pour s'imposer dans la concurrence avec cet appareil de diffusion hautement concentré. 

Le cas extrême représenté par l'Allemagne nous instruit sur l'ensemble du mécanisme. Lorsque les nationaux-socialistes commencèrent à torturer ils ne terrorisèrent pas seulement les populations à l'intérieur et à l'extérieur du pays, mais ils furent d'autant plus sûrs de n'être pas découverts que l'horreur s'emparait plus violemment des esprits. Elle était si invraisemblable qu'elle incitait aisément à ne pas croire ce que, pour l'amour de la paix, on ne voulait pas croire au moment même où l'on capitulait déjà. 

Tout en tremblant on tente de se persuader qu'il y a beaucoup d'exagération : même au cœur de la guerre les détails concernant les camps de concentration étaient indésirables dans la presse anglaise. Dans le monde "éclairé" toute horreur est nécessairement ressentie comme un roman noir. Car la fausseté de la vérité possède un noyau auquel l'inconscient répond avidement. Il ne se contente pas de souhaiter qu'adviennent les horreurs. Le fascisme est en effet moins "idéologique" dans la mesure où il proclame directement le

principe de la domination qui, ailleurs, se cache. Quelles que soient les valeurs humaines que peuvent lui opposer les démocraties, il sait les réfuter en se jouant et en faisant remarquer que ce n'est quand même pas tout l'humain qu'il a rejeté, mais uniquement son image trompeuse, dont lui se dépouilla avec virilité. 

Mais les hommes de cette civilisation ont atteint un tel degré de désespoir qu'ils sont prêts à abandonner le meilleur d'eux-mêmes devenu caduc, pourvu que le monde consente à reconnaître à quel point ils sont mauvais. Pourtant les forces de l'opposition politique sont contraintes à faire constamment usage du mensonge si elles veulent éviter d'être éliminées parce que trop destructrices. Plus elles se différencient de l'ordre établi qui leur assure néanmoins un refuge contre un avenir plus sombre, plus il est aisé pour les fascistes de les coincer sur des faussetés. Seul le mensonge absolu possède encore la liberté de dire n'importe quelle vérité.

Cette confusion entre la vérité et le mensonge qui exclut pour ainsi dire le maintien de leur différence et transforme en travail de Sisyphe l'attachement à la plus simple des connaissances, annonce - sur le terrain de l'organisation logique - le triomphe du principe qui - sur le plan militaire - a été anéanti. Le mensonge conduit loin : il est en avance dans le temps. La conversion de toutes les questions concernant la vérité en questions de pouvoir, conversion à laquelle la vérité elle-même ne peut échapper si elle ne veut être détruite par le pouvoir, en vient non seulement à opprimer la vérité comme le firent jadis les despotes, mais elle a atteint jusqu'au coeur la distinction entre le vrai et le faux, que les mercenaires de la logique mettent tant de zèle à abolir. C'est ainsi que survit Hitler, dont nul ne peut dire s'il mourut ou s'il en réchappa."

 

Garder les distances. - "Le positivisme réduit encore la distance entre pensée et réalité, distance que cette dernière ne tolère d'ailleurs plus non plus. Intimidées, les pensées, qui ne veulent être rien de plus que de simples abréviations des réalités effectives qu'elles désignent, perdent - en même temps que leur autonomie face à cette réalité - la force de la pénétrer. C'est uniquement dans la distance à la vie que fonctionne la part de pensée dont la prise sur l'empirie est effective. Alors que la pensée se réfère à des faits et se meut dans la critique qu'elle exerce sur eux, elle n'est pas moins en mouvement dans l'écart qu'elle sauvegarde. C'est ainsi qu'elle exprime avec exactitude ce qui - précisément - est, du fait que ce qui est n'est jamais tout à fait conforme à ce qu'elle en exprime. Pour elle, l'essentiel est cet élément d'exagération qui la pousse à aller plus loin que son objet même, qui la dégage de la pesanteur de l'effectivité, si bien qu'au lieu de reproduire simplement ce qui est, elle en assure avec rigueur et librement la détermination. 

Toute pensée ressemble ainsi à ce jeu avec lequel Hegel - tout comme Nietzsche - a comparé l'œuvre de l'intellect. Ce qui fait de la philosophie le contraire de la barbarie, c'est que - tacitement - elle a conscience de la part d'irresponsabilité, de la félicité que procure le caractère éphémère d'une pensée se soustrayant toujours à ce qu'elle juge. L'esprit positiviste réprime un tel débordement et le met au compte de la folie. La divergence par rapport aux faits devient simple duplicité, le moment du jeu est un luxe dans un monde devant lequel les fonctions intellectuelles ont à rendre des comptes à chaque minute. Mais, dès que la pensée répudie son inaliénable distance et tente par mille arguments subtils de prouver combien elle est juste littéralement, elle s'effondre. Si elle sort du champ du virtuel, de l'anticipation à laquelle aucune donnée individuelle ne saurait répondre pleinement, bref, si au lieu de se contenter d'interpréter elle tente de devenir simple affirmation, tout ce qu'elle énoncera sera effectivement faux. Son apologétique, inspirée par l'incertitude et la

mauvaise conscience, est immédiatement réfutée par la démonstration de la non-identité qu'elle ne veut reconnaître et qui seule fait d'elle pourtant la pensée. Si en revanche elle affirmait la distance comme un privilège, elle ne s'en trouverait pas mieux, mais elle proclamerait deux vérités, celle des faits et celle des concepts. 

Voilà qui décomposerait la Vérité elle-même et, plus encore, dénoncerait la pensée. La distance n'est pas une zone protégée mais un champ de tensions. Elle ne se manifeste pas tant dans un relâchement de l'exigence de vérité des concepts que dans la délicatesse et la fragilité de tout processus de pensée. 

Face au positivisme, il ne convient ni d'ergoter ni de prendre de grands airs, il faut simplement prouver par la critique de la connaissance que toute coïncidence entre un concept et ce qui le remplit est impossible. La passion qui recherche la fusion de la non-

synonymie n'est pas l'effort constant qui, un jour, mènera au salut, elle est naïveté et inexpérience. Ce que le positivisme reproche à la pensée, elle l'a su et l'a oublié mille fois, et c'est ce savoir, c'est cet oubli qui ont fait d'elle la pensée. 

Cette distance entre la pensée et la réalité n'est elle-même que ce que l'histoire a déposé dans les concepts. Les utiliser sans recul est, en dépit de toute la résignation ou peut-être justement à cause d'elle, affaire d'enfants. Car la pensée doit viser au-delà de son objet,

justement parce qu'elle ne l'atteint pas tout à fait, et le positivisme fait preuve d'une absence totale de sens critique en croyant y parvenir, il met ses hésitations au compte de ses scrupules. La pensée transcendante tient un compte bien plus rigoureux de ses insuffisances que ne le fait la pensée guidée par les mécanismes de contrôle de la science. En faisant un effort exagéré dans la direction du trop, elle extrapole afin de maîtriser - sans espoir comme toujours - l'inévitable trop peu.

L'absolutisme illégitime, cette marque prétendument définitive que l'on reproche à la philosophie, provient justement des abîmes de la relativité. Les exagérations de la métaphysique spéculative sont les cicatrices de la raison réflexive et seul ce qui n'a pas été prouvé démasqué la tautologie que cache la démonstration. En revanche, la relativité qui émet automatiquement des réserves et des restrictions et maintient la pensée dans un champ conceptuel circonscrit pour chaque cas, lui évite ainsi d'avoir à faire l'expérience de

ses limites, dont Hegel a dit superbement que les penser et les dépasser est une et même chose. Du coup, les relativistes seraient les véritables - les mauvais - absolutistes, tout comme les bourgeois qui veulent s'assurer les connaissances comme on s'assure une propriété, pour la perdre d'autant plus sûrement. Seule la revendication de l'absolu, ce qui fait sortir l'homme de lui-même, rend justice au relatif. En assumant la non-vérité, on est ainsi conduit sur le seuil de la vérité et pleinement conscient de tout ce qui conditionne la connaissance humaine."

 

Dialectique négative (Negative Dialektik, 1966)
"Dialectique négative est l'oeuvre maitresse de Théodor W. Adorno et l'un des grands textes philosophiques de notre temps. "Ce qui a été pensé peut être réprimé, oublié, se perdre, écrivait-il. Mais on ne peut nier qu'il en reste quelques chose. Car le penser comporte un moment d'universalité. Ce qui a été pensé de façon pertinente doit nécessairement [...] être pensé par d'autres." Une formule définit le geste de pensée d'Adorno : la dialectique est la conscience rigoureuse de la non-identité. Celui qui, aujourd'hui, lit Dialectique négative fait une expérience proche de celle des Athéniens que Socrate arrêtait, il y a plus de deux mille ans, sur la place du marché, pour les arracher à leur affairement et les faire s'ouvrir à une interrogation abyssale." (Payot)

 

Prismes,  Critique de la culture et société

(Prismen. Kulturkritik und Gesellschaft, 1955)
"Ce livre est l'un des meilleurs accès à l'oeuvre d'Adorno. Tout l'univers de ce philosophe au génie composite y est présent : philosophie, théorie de la société, musique, littérature. Son objet : prévenir le risque de voir une tradition culturelle pervertie par le conformisme. Nul n'est exempt d'aveuglement, écrit Adorno, pas même le "critique de la culture" dont il brosse le portrait en introduction. C'est que les plus grands artistes, les penseurs les plus vigilants avancent sur une corde raide, guettés par la régression d'un côté, et, de l'autre, par la complaisance.." (Payot)

 

Métaphysique
"Métaphysique. Concept et problèmes est le premier cours d’ Adorno à être publié en France. Au début des années 1960, Adorno, professeur " dissonant " mais très écouté, a fait du travail préparatoire à Dialectique négative (1966) le contenu de son enseignement à l’Université de Francfort.
L’unité de cet enseignement tient au fait que la métaphysique, dont Adorno se demande si elle est encore possible après Auschwitz, est celle issue d’Aristote. Aux yeux d’ Adorno, la métaphysique est le scandale de la philosophie : elle est sa principale raison d’être et pourtant la philosophie s’avère incapable de la définir. Dans ce dialogue avec Aristote, il assigne à la métaphysique les concepts comme objet. Il perçoit cette dernière sous forme d’un double " geste ": elle est à la fois critique et sauvetage, et à ce titre, a assuré, au moins jusqu’à Auschwitz, la continuité de la culture.
« L’époque n’est pas à la formulation d’une philosophie première, mais d’une philosophie dernière », déclare Adorno. Dans un contexte déterminé à la fois par les camps d’extermination, la bombe atomique et la question de la " fin de la philosophie ", Adorno voit dans une nouvelle approche métaphysique, dans la tentative pour penser ce qu’est devenu notre monde, une chance de sauver celui-ci. De l’invitation à se mettre au travail « sans lampe en s’immergeant profondément dans l’obscurité ». Sans lampe ? Entendons : à la lueur de la seule métaphysique devenue l’Aufklärung du « monde administré », face à l’alternative, catastrophe ou utopie.
Aussi loin de l’affirmation d’une résurrection de la métaphysique que du projet heideggerien de son dépassement, il importe à Adorno de tenter l’expérience d’une « minima metaphysica ». " (Payot)

 

 Beaux passages , Ecouter la musique
  "Dès les années 1930, le philosophe Theodor W. Adorno s'est intéressé à la modernité naissante, liée à l'apparition conjuguée de la musique contemporaine - l'école de Vienne - et des nouveaux moyens techniques de reproduction du son et de l'image. Et jusqu'à sa mort en 1969, il a cherché à penser les relations complexes qu'entretiennent l'art, la technique et la culture dans la société moderne. Le volume Beaux Passages réunit une constellation inédite de textes des années 1960, consacrés à ces questions. Adorno y analyse l'influence de la radio et du disque sur la musique, étudie la variété des types d'écoute, s'interroge sur la création musicale et sur sa réception, rapproche musique et cinéma.
Qu'est-ce, en effet, qu'écouter ? Comment écouter ? Comment et pourquoi écouter la musique ? Qu'entendons-nous au juste quand nous écoutons une oeuvre ? Dans quelle mesure les nouveaux moyens de reproduction et de diffusion du son modifient-ils notre écoute, voire la musique elle-même ? Tout en ruinant bien des clichés, Adorno développe une pensée qui fraye un chemin original jusqu'à ce qui se glisse dans nos oreilles et jusqu'à ce qui vibre sous la peau de la musique. Critique radical de l'industrie culturelle et de la barbarie feutrée qu'elle annonce, il réhabilite cependant les techniques de reproduction et de diffusion : elles permettent, notamment, d'approfondir le lien entre la musique et le temps - le temps original du compositeur, et le temps personnel de l'auditeur. En libérant le lecteur des habitudes et des stéréotypes, en le conduisant dans la vibration intime des oeuvres, en l'ouvrant à la profondeur de la musique, Adorno tente de l'initier au sens de l'art et à sa raison d'être." (Payot)

 


Ernst Bloch (1885-1977) 

Les utopies sont nécessaires à l'évolution et à la maîtrise par l'homme de sa propre histoire, soutient Ernst Bloch, philosophe allemand qui s'inscrit dans la lignée des marxistes « non-orthodoxes » tels Georg Lukács, Antonio Gramsci, Karl Korsch ou encore les penseurs de l'École de Francfort. Son premier ouvrage, "L'esprit de l'utopie", paru au début des années 1920, fit de lui l'un des principaux théoriciens du concept d'utopie à la lumière de la tradition hégéliano-marxiste. Cette première publication eut une influence considérable sur plusieurs de ses contemporains, tels Walter Benjamin et Theodor W. Adorno. Après la publication de son ouvrage antinazi "Héritage de ce temps" (1935), Bloch fut contraint de quitter l'Allemagne pour New York. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il refusa une chaire à l'Université Goethe de Francfort pour une chaire à l'Université Karl Marx de Leipzig (1949). C'est alors qu'il commence à faire paraître son ouvrage majeur "Le principe espérance" (3 vol., 1954-1959) où il s'interroge à nouveau sur le concept d'utopie en adoptant une méthode « archéologique », traquant dans l'histoire mondiale et dans la culture de masse américaine les ferments de l'utopie en même temps que les sources de l'appauvrissement de l'« espérance ». La construction du mur de Berlin (août 1961) le surprit alors qu'il séjournait en Allemagne fédérale. Il décida de rester à l'Ouest.

 

Geist der Utopie, 1918 (L'esprit de l'utopie) 

Bloch décrit les hommes comme des voyageurs partis à l'aventure et qui au fur et à mesure découvrent non seulement la route, mais le but et la raison de leur voyage. L'homme est orienté vers l'avenir, qui n'a encore aucune consistance. 

Encyclopédie de l'espoir humain, "livre de rupture et de passion écrit tout au long des années de guerre, d'avril 1915 à mai 1917, L'esprit de l'utopie, première œuvre provocante plus que démonstrative d'Ernst Bloch, est animé d'un double mouvement de révolte et d'espérance. Sa révolte s'élève contre un univers qui a perdu le sens du Nous, de la communauté, qui a réifié l'être, qui a réduit Dieu à un simple fait, qui est une «question inconstructible». La musique, objet central du livre, est la voix privilégiée de cette révolte, car elle fait exploser la distinction entre le sujet et l'objet, entre l'âme et le monde.

Sans conclure aucune paix avec le monde, Bloch veut nous apprendre à espérer à partir de notre ici-bas. Il déchiffre comme autant de traces de la venue de la «vraie patrie», comme autant d'utopies concrètes et agissantes, l'œuvre la plus humble d'un potier inconnu, l'audace plastique du cubisme et du futurisme, le mystère de la musique - le plus utopique de tous les arts -, enfin la grande voix libératrice d'un marxisme réconcilié avec son essence prophétique. Car ces chemins expriment tous l'effervescence du réel, sa tendance utopique interne. En pleine Apocalypse donc, Bloch découvre l'«esprit de l'utopie», le génie paraclétique de la culture et les racines métaphysiques de toute espérance révolutionnaire." (Gallimard)

 

"Je suis, nous sommes.

Il n`en faut pas davantage. A nous de commencer. C'est entre nos mains qu'est la vie. Il y a beau temps déjà qu'elle s'est vidée de

tout contenu. Absurde, elle titube de-ci de-là, mais nous tenons bon et ainsi nous voulons devenir son poing et ses buts. Les récents événements seront bien vite oubliés. Seul flotte dans l'air un souvenir sinistre et vide. Qui fut défendu: les paresseux, les misérables, les profiteurs. La jeunesse dut périr, condamnée à mort pour des buts tellement étrangers, tellement ennemis de l`esprit, mais les misérables sont hors de danger, installés bien au chaud chez eux. Nul d`entre eux n`a disparu, mais ceux qui ont agité d'autres drapeaux, tant de floraisons, tant de rêves, tant d`espérance spirituelle, ceux-là sont morts. Les peintres ont défendu les marchands et gardé bien douillet l`arrière pour les responsables.Jamais objectif de guerre ne fut plus lugubre que celui de l`Allemagne du Kaiser; une oppression étouffante décrétée par les médiocres, subie par les médiocres. le triomphe de la bêtise protégé par le gendarme, exalté par les intellectuels qui n'en finissaient pas de gonfler leur cervelle pour livrer des phrases!

Et comme si l'on n'avait pas assez détruit, tout ceci continue encore aujourdhui. La guerre s'est achevée, la révolution a commencé

et avec elle, des portes se sont ouvertes. Mais, il faut bien l'avouer, elles se sont vite refermées. Le profiteur s'est démené, il a réussi à

s'installer et avec lui, tout l'ordre ancien est revenu. Le paysan usurier comme le grand bourgeois puissant ont en fait progressive-

ment éteint le feu et, comme toujours. le petit-bourgeois affolé s'est mis à manger de ce pain-là. Jamais auparavant la jeunesse

privilégiée n'avait été aussi fruste et bornée. Les universités sont devenues les vrais cimetières de l'esprit, infectées de paresse et

d'obscurantisme rigide. Ainsi ce qui semble être actuellement une restauration n'est que l'acte final d'une pièce dont le prélude fut

joué par la réaction il y a un siècle: même langage du terroir, même tradition de la culture nationale et de ce romantisme sans

instinct qui a oublié la Guerre des Paysans et n'a vu que des châteaux forts se dresser dans la magie nocturne du clair de lune.

Le littérateur de service lui aussi prend le virage, les papes de l'expression, brûlant ce qu`hier encore ils adoraient, se hâtent de

soutenir la victoire des incapables; avec les ruines d'un passé raffiné, ils rafistolent des faux, ils barrent la route au sentiment vivant et créateur du futur, de la cité et de la collectivité, ils perfectionnent sur le plan idéologique l`escroquerie de la réaction, rendent plus absolus son romantisme de pacotille, son hygiène navrante. Cependant l'Ouest avec ses millions de prolétaires n'a pas encore dit son dernier mot; cependant en Russie, la république marxiste reste indomptée et tout aussi indomptés, tout aussi entiers dans leur exigence absolue, les problèmes éternels de notre ferveur, de notre conscience religieuse restent brûlants. Bien plus, nous, au moins, nous avons été instruits par ce regard sur le réel qui, lui aussi, apparut il y a un siècle. Marx a distingué de manière fondamentale le pur et simple enthousiasme faux, abstrait, sans médiation, le simple jacobinisme, de la planification socialiste et à plus forte raison, nous n`aurons garde d'oublier l'esprit de Kant et de Baader au-delà de toute politique réaliste. En revanche, ce romantisme de la réaction moderne n`a vraiment rien hérité de valable, il n'est ni concret ni enthousiaste ni animé par un esprit universel, il est tout simplement obtus, momifié, dépourvu de spiritualité et d'esprit chrétien, il ne sait finalement qu'extraire du pathos de son « enracinement ›› l`annonce de la décadence de l'Occident, d`une manière qui se limite totalement à la créature et s'éteint dans l'irréligion; il offre des bourgeons fanés, des floraisons fanées et comme unique objectif pour aujourd'huí, une civilisation pourrie, la marine et le pessimisme des archives historiques, quant à l'Europe, il lui prédit une mort prochaine et éternelle.

Il fallait donc, il se pouvait donc que nous tombions si bas. On chante comme celui dont on mange le pain. Mais cette danse autour du veau d`or et de sa peau, sans rien d'autre derrière a été tout de même surprenante. Il en résulte que nous n'avons pas de pensée socialiste. Nous sommes au contraire devenus plus pauvres que les braves bêtes; quand ce n`est pas le ventre, c'est l'Etat qui est notre dieu, tout le reste n'est que plaisanterie et bavardage. Nous avons des aspirations et notre savoir est court, mais nous agissons peu et, ce qui explique en partie ce manque, nous n`avons pas d'ampleur, de perspective, de fins, de limite intérieure que nous pressentirions avoir dépassée, pas de noyau ni de conscience qui rassemble l'ultime. 

Mais ici, dans ce livre, s'instaure précisément un commencement, est ressaisi à neuf l'héritage intact. L`au-delà est illuminé à nouveau ici comme le fut ce qu'il y a de plus intérieur; il ne s'agit point d`un « comme si ›› timide, d'une superstructure vaine. Ce qui s`élève au-dessus de tous les masques et de toutes les civilisations à bout de course, c'est l'Un, ce qu'on a toujours cherché, l'unique pressentiment, l'unique conscience, l'unique salut........."

 

Erbschaft dieser Zeit, 1935 (Héritage de ce temps)

Ce livre d'exil est une interrogation passionnée sur l'époque de transition des années vingt. Trois grandes parties suivent une introduction "La poussière": "Employés et distractions", "Non-contemporanéité et énivrement", "Grande bourgeoisie, objectivité et montage". C'est ici que Bloch invente le concept de "non-contemporanéité" : "tous ne sont pas présents dans le même temps présent .. Des temps plus anciens que ceux d'aujourd'hui continuent à vivre dans des couches plus anciennes",n jeunesse, paysannerie, classe moyenne, employés, autant de foyers périphériques de surgissement du non-contemporain qu'il faut articuler avec cette contradiction fondamentale du monde contemporain qu'est la négativité prolétarienne. 

 

"..Depuis quelques années l'espèce citadine, elle aussi, comme on l'a remarqué, apprend à retarder. Une couche moyenne paupérisée veut retrouver l”avant-guerre, où les choses allaient mieux pour elle. Elle est paupérisée, donc sensible aux germes révolutionnaires, mais son travail se fait loin du front et ses souvenirs la rendent parfaitement étrangère à l'époque. L'incertitude qui engendre simplement la nostalgie du passé comme impulsion révolutionnaire fait surgir en plein dans la grande ville des figures comme on n'en voyait plus depuis des siècles. Pourtant, ici encore, la misère n'invente rien ou n'invente pas tout. Elle trahit seulement, elle trahit la non-contemporanéité qui parut longtemps latente, ou tout au plus d'hier, mais qui maintenant retrouve des forces bien au-delà d'hier, dans une danse de Saint-Guy presque énigmatique. Des manières d'être anciennes resurgissent ainsi en ville même, avec un type de pensée et des boucs émissaires de jadis, comme l'usurier juif, symbole de l'exploitation en général. On croit à la fin de «l'esclavage du prêt à intérêt», comme si l'économie en était vers 1500. De véritables paysages urbains du Moyen Age dorment dans la vie d'aujourd'hui. Des superstructures qui semblaient depuis longtemps repliées se re-déroulent et s'étalent. Ici c'est l'auberge « Au sang nordique », là le château du comte Hitler, là l'Église de Reich allemand, une Église terrestre où le peuple de la ville a lui aussi le sentiment d'être le fruit du sol allemand et adore le sol sacré, la Confession des héros allemands et de l'histoire allemande.

Ce type d”amour de la patrie, l'écume aux lèvres et le regard pâmé avec lesquels en Allemagne on pense à l'Allemagne, ne sont pas simplement le substitut du sentiment évanoui d'appartenir à une caste. «La puissance et la gloire du pays» n'est pas seulement un rêve (un rêve très commode pour l'industrie d'armement) qui dédommage par des sentiments collectifs l'impuissance de fait et l'avilissement du petit-bourgeois individuel. Ici, ce n'est même pas seulement la projection du « peuple élu » sur le peuple germanique totalement idolâtré. L'excès manifeste rappelle au contraire la "participation mystique" primitive et atavique, l'attachement du primitif au sol qui renferme les esprits de ses ancêtres.

Plus que jamais la petite-bourgeoisie est l'humus chaud et humide de l'idéologie; et pourtant il appert que l'idéologie qui sévit aujourd'hui a des racines profondes, et plus profondes que la petite-bourgeoisie. Les paysans croient parfois encore aux sorcières et aux exorciseurs, mais depuis longtemps cette croyance n'est pas aussi fréquente et aussi forte que celle d'une grande couche de citadins qui croient aux Juifs fantomatiques et au nouveau Balder. Les paysans lisent encore parfois les prétendus sixième et septième livres de Moïse, un livre de colportage contre les maladies dans l'étable et aussi sur les forces et les secrets de la nature, mais la moitié des classes moyennes croit aux Sages de Sion, aux lacets des Juifs et aux symboles francs-maçons omniprésents, ils croient aux forces galvaniques du sang et du méridien allemands.

L'employé regimbe, sauvage et belliqueux. Il veut encore obéir, mais seulement en soldat, en se battant, avec une croyance. Le désir de l'employé (qui ne veut pas être prolétaire) s”amplifie au point de devenir aspiration orgiastique à la subordination, à la condition magique de fonctionnaire aux ordres d'un duc. L'ignorance de l'employé qui cherche des états de conscience passés, une transcendance dans le passé, s'amplifie au point de devenir haine orgiastique de la raison, « chthonisme » où se mêlent guerriers fous furieux et drapeaux à croix gammées, et même - avec une non-contemporanéité qui devient par endroits exterritorialité - où grondent des tam-tams et où se lève l'Afrique centrale. En effet les classes moyennes (à la différence du prolétariat) ne prennent pas directement part à la production, elles n'y entrent que par des activités intermédiaires, si loin de la causalité sociale qu'un espace alogique peut toujours se former sans être troublé, dans lequel des souhaits et des nostalgies romantiques, des pulsions archaïques et des résidus mythiques peuvent retrouver une jeunesse.

Même le contenu immédiatement économique du fascisme des classes moyennes est non-contemporain, ou l'est devenu depuis que la liberté du commerce et de l'industrie ne profite plus qu'aux grands entrepreneurs et anéantit les petits. La démocratie parlementaire est ainsi le garant honni de la libre concurrence et la forme politique qui lui correspond. A sa place l'État corporatif veut faire régresser l'économie au stade de la petite entreprise des débuts du capitalisme. Il se recommande au grand capital comme un instrument contre la lutte des classes, et aux couches moyennes comme le salut et l'expression romantique et actuelle de leur non-contemporanéité.

De même les classes moyennes ne supportent plus idéologiquement la « rationalisation » et abandonnent d'autant plus vite la raison que celle-ci leur est toujours apparue hostile, doublement hostile dans leur univers, c'est-à-dire d'abord comme simple rationalisation due au capitalisme tardif et puis comme désagrégation des valeurs traditionnelles, désagrégation qui était également due au capitalisme tardif mais qui était comprise comme corruption « judéo-marxiste ». Le surhomme, la bête blonde, le cri biographique qui réclame le grand homme, l'odeur de cuisine de sorcière, l'odeur d'une époque depuis longtemps passée - tous ces signes de fuite dans le relativisme et le nihilisme, qui avaient fait la discussion cultivée dans le salon de la classe supérieure, devinrent, dans la catastrophe des couches moyennes, une véritable terre politique. C'est une terre, il est vrai, quelque sauvage qu'elle prétende être, qui n'est toujours habitée que par des employés..."

 

Subjekt - Objekt, 1949 (Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel)

"À l'inverse de la lecture althussérienne, la lecture blochienne de Hegel souligne la continuité entre un idéalisme toujours ancré dans le «réel» et le véritable matérialisme historique tel que l'entendaient Engels et Marx, héritier à la fois de la ferveur utopiste et de la dialectique hégélienne.

Introduction très détaillée à l'œuvre entière de Hegel, riches de citations et de confrontations, Sujet-Objet est en même temps une méditation personnelle, centrée sur le dépassement de l'antithèse entre l'intérieur et l'extérieur. Chez l'auteur de la Phénoménologie, Bloch distingue ce qui relève du «goût des antiques» et ce qui met en lumière la valeur créatrice du travail humain, sans lequel le «devoir-être» resterait un vain désir ; au-delà des schémas artificiels il discerne en maints endroits cet effort de «percée» qui donne sens aux «utopies concrètes» et justifie le «principe espérance».

D'Aristote à Marx et à Lénine, mais sans exclure Proclus, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Leibniz, Kant, voire Schelling et Kierkegaard, loin de toute tentation éclectique, toute la pensée humaine reprend ici sa vie profonde. Dans cette perspective, le «besoin» et l'«inquiétude» sont les vrais moteurs de l'histoire ; et le plus grand mérite de Hegel est d'être resté fidèle, même au temps de son loyalisme prussien, à l'appel de la Révolution française, d'avoir ainsi reconnu comme pensée directrice de sa dialectique «le progrès dans la conscience de la liberté»."

 

Das Prinzip Hoffnung, 3 vol., 1954-1959 (Le principe espérance)

"Aboutissement des thèses formulées dès 1918 par L'Esprit de l'Utopie et développées par les œuvres suivantes, Le Principe Espérance, qui parut en R.D.A. entre 1954 et 1959, fut sinon la cause du moins le prétexte idéologique de la rupture entre Bloch et le marxisme officiel.

Le livre mettait en œuvre sur le front philosophique de l'histoire une subjectivité active, la conscience anticipante, où le marxisme officiel vit une véritable agression contre le matérialisme dogmatique de l'orthodoxie. Ce risque d'idéalisme, volontairement encouru, n'est certes pas le seul paradoxe de l'œuvre blochienne. Mais son enjeu livre le sens de tous les autres : lutter contre la pétrification de la dialectique, combattre toute clôture péremptoire en métaphysique. Car la reconquête de soi entreprise par l'homme, le dépassement du règne de l'aliénation et de la marchandise, la réalisation de ce monde nouveau dont toutes les utopies sont l'anticipation abstraite - en un mot : le projet même du marxisme - ne sont pas encore accomplis. En ce sens le système hégélien constitue pour Bloch le carcan à briser pour se libérer de l'envoûtement de l'anamnèse et penser le futur.

Œuvre-système, Le Principe Espérance remet en cause toute idée de système, tout système culminant en une Idée : il s'ouvre sur le futur de l'homme et du monde. Tel est le sens de l'affirmation de ce principe que la sécularisation de la religion permet d'identifier comme celui de l'Espérance - principe d'un combat qui reste le nôtre."

 

"Un rêveur veut toujours plus  - ..Ils sont bien trop nombreux ceux qui attendent leur tour. Qui n'a rien et s'en contente, se voit prendre le peu qu'il a. Mais la quête de ce qui manque n'en finit pas. Rêver de ce que l'on n'a pas n'allège pas la souffrance; mais l'accroît et empêche que l'on s'habitue à la détresse. Ce qui fait mal, sans cesse, accable et affaiblit, il faut s'en débarrasser. Souffler un peu n'a jamais satisfait personne bien longtemps. Mais surtout: le rêve se prolonge toujours au-delà de la brève existence quotidienne de l'individu. Ce qui s'ébauche dans ce rêve vivace, c'est autre chose que le seul plaisir de se parer et de contempler dans le miroir l'image de soi que souhaitent y voir les maîtres.

Ce qui s'y dessine sort du cadre, c'est l'esquisse d'une image de plus grande envergure, fruit du souhait et de la réflexion. Et si la réflexion sur ce rêve a souvent fait fausse route, elle ne se prête plus aussi facilement à la duperie. Pas plus qu'elle ne se laisse payer de belles paroles: sa volonté vise à quelque chose de plus et tout ce qu'elle atteint a le goût de ce Plus. Si bien qu'elle cherche à dépasser non seulement sa condition propre mais aussi les conditions déplorables de l'existence en général. La nostalgie de ce qui fait défaut, lorsqu'elle est trompée surtout, rassemble ses forces et tient bon, même si elle tourne à vide, s'égarant tantôt dans telle direction, tantôt dans telle autre. Quelle ne sera dès lors son énergie lorsque la voie choisie sera la bonne et, attentive, ira de l'avant..."

 

Atheismus im Christentum, 1968

(L'athéisme dans le christianisme: la religion de l'Exode et du Royaume)

"L'athéisme dans le christianisme pourrait se comprendre, dans le cadre de l'œuvre-système d'Ernst Bloch, comme une philosophie de la religion. Mais pour le marxiste Bloch, qui s'attache à penser les conséquences pratiques du renversement de Hegel par Marx, le système n'est plus qu'une méthode dialectique d'investigation du réel.

Il en va de même de sa «philosophie» de la religion. Herméneutique non conformiste de la sphère religieuse, le livre vise à une véritable herméneutique de la subversion, débusquant et réactivant les intentions de révolte qui traversent la Bible et y ont été parfois étouffées par les clercs. Pour Ernst Bloch comme pour Marx «la misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La critique de la religion est donc en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l'auréole.»

Ici, la dialectique d'un héritage actif des potentialités critique de la religion se substitue au simple «dialogue». L'opposition ne se trace plus entre les fronts mais dans la pensée critique du marxisme, qui ne saurait «liquider» la religion sans en hériter, et dans la religion. C'est pourquoi Ernst Bloch affirme : «Seul un vrai chrétien peut être un bon athée, seul un véritable athée peut être un bon chrétien.»"

 


À partir de 1926, Walter Benjamin élabore la théorie d'une littérature ayant pour fonction la transformation sociale, développant une synthèse du matérialisme historique et du messianisme judaïque pour porter un regard singulier sur le livre, l'archive, l'image, comme autant de matériaux entrant en littérature pour être arraché à l'oubli. Et cette réflexion se prolonge ensuite vers ces nouveaux médias qui viennent relayer la littérature et s'imposer dans nos sociétés, la photographie, le cinéma. "Parmi les fonctions sociales du film, la plus importante consiste à établir l'équilibre entre l'homme et l'équipement technique. Cette tâche, le film ne l'accomplit pas seulement par la manière dont l'homme peut s'offrir aux appareils, mais aussi par la manière dont il peut à l'aide de ses appareils se représenter le monde environnant. Si le film, en relevant par ses gros plans dans l'inventaire du monde extérieur des détails généralement cachés d'accessoires familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l'objectif, étend d'une part notre compréhension aux mille déterminations dont dépend notre existence, il parvient d'autre part à nous ouvrir un champ d'action immense et insoupçonné."


Walter Benjamin (1892-1940)
"La vie de Walter Benjamin est une série de malentendus. C’est surtout sa personne que l'on n’a pas su entendre. Et il faudra encore de nombreuses années après sa disparition pour qu’on reconnaisse le génie et la modernité de l’œuvre de cet homme aux talents multiples."
Benjamin évoque sa jeunesse dans "Enfance berlinoise au XIXme siècle", il vécu dans une famille juive où l'on trouve des archéologues, des mathématiciens et des juristes. Son père était banquier puis devint antiquaire. A Berlin, il prit une part active au "Mouvement de jeunesse" antibourgeois. Il suit des cours à l'Université de Berlin, puis de Fribourg, où il étudie la philosophie et la littérature. En été 1913, son père l'envoie à Paris et il en retirera une expérience inoubliable. La première guerre mondiale est une lourde épreuve pour cette personne sensible, d'autant plus lourde qu'elle provoqua le suicide de deux de ses proches, le poète Heinle et son amie Rika Seligsohn. Il cherchera à faire publier l'oeuvre de Heinle, sans succès.

C'est pendant l'hiver 1914-1915 qu'il rédige son étude sur Hölderlin et en 1915 se lie d'amitié avec G. Scholem. Ce dernier consacrera un ouvrage à cette relation "Walter Benjamin, histoire d'une amitié". Cette confrontation avec la mystique juive laissera des traces dans une oeuvre constituée surtout de cours essais et d'articles ayant trait à la vie littéraire. Ses amitiés sont révélatrices du climat qui anime l'intelligentsia juive de la République de Weimar: Ernst Schoen, Alfred et Jula Cohn, Ernst Bloch... Il présente sa thèse de doctorat sous la direction de R. Herbertz: "Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand" (Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik.1920).
La période entre 1920 et 1930 fut marquée par un certain nombres de difficultés personnelles, familiales et matrimoniales, symptomatiques d'un mal-être qui faisait de W. Benjamin un être prédisposé à la solitude. Son essai sur "les origines de la tragédie allemande" (Ursprung des deutschen Trauerspiels, 1928) fut refusé comme thèse d'habilitation et dut gagner sa vie comme chroniqueur et essayiste dans le "Frankfurter Zeitung" et la "Literarische Welt" ("Passages de Paris", "Paris, capitale du XIXme siècle", inachevée). Marié à Dora Pollack dont il a un fils, Stefan Rafael, mais tourmenté par de nombreuses histoires d’amour infructueuses, il finit par divorcer. Malgré ses amitiés, Walter Benjamin a du mal à trouver le bonheur. Exilé et pauvre, drogué et mal aimé, il songe plusieurs fois à se suicider.
Les années 1927-1930 furent celles de la rencontre avec M. Horkheimer , T. W-Adorno, et Berthold Brecht, ainsi que celles de sa visite à Moscou. Le triomphe de Hitler est un drame, pour lui, il doit s'exiler et s'installe à Paris où l'Institut de Recherche Sociale l'accueille comme membre permanent en lui assurant la publication, dans la Zeitschrift für Sozialforschung de ses textes les plus importants. L'œuvre principale de cette époque est une étude inachevée dont la partie centrale a été publiée sous le titre "Charles Baudelaire : un poète à l'époque du capitalisme triomphant". En 1940, Horkheimer lui procure un visa d'émigration aux U.S.A. mais l'occupation de la France ne lui laisse plus que la frontière espagnole comme porte de sortie. Il choisit de s'empoisonner à la morphine à Portbou en septembre 1940, au moment où, quittant Paris bientôt occupé par les Nazis, il est capturé par les gardes frontières espagnols, qui lui refusent un visa et qui l'auraient livré à la Gestapo. Celui que sa mère appelait «Monsieur Maladroit » n’a plus la force de supporter cette nouvelle épreuve.

 

L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

(Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, 1935–1939)
Walter Benjamin explique qu’avec le développement des nouvelles formes d’art comme la photographie ou le cinéma, l’art peut être reproduit à l’infini et perd ainsi son caractère sacré. En revanche, l’art devient plus accessible et s’ouvre à tous. Par ces progrès techniques, l’art devient la propriété des masses et donne au spectateur une nouvelle responsabilité, celle de juger à titre individuel de l’authenticité d’une œuvre : «"Au temps d’Homère, l’Humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même aujourd’hui , qu’elle s’offre en spectacle (…). Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art ". D'autre part, l'oeuvre d’art s'est construite jadis au service d’un rituel, magique puis religieux, ce rituel s'est aujourd'hui sécularisé, à travers le culte voué à la beauté. La modernité met ainsi en place une véritable "théologie de l’art" qui se déclinera sous la formule de "l’art pour l’art".

"Il est du principe de l'oeuvre d'art d'avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient toujours le refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les maîtres pour la diffusion de leurs oeuvres, la copie par les élèves dans l'exercice du métier, enfin le faux par des tiers avides de gain. Par rapport à ces procédés, la reproduction mécanisée de l'oeuvre d'art représente quelque chose de nouveau ; technique qui s'élabore de manière intermittente à travers l'histoire, par poussées à de longs intervalles, mais avec une intensité croissante. Avec la gravure sur bois, le dessin fut pour la première fois mécaniquement reproductible il le fut longtemps avant que l'écriture ne le devînt par l'imprimerie. Les formidables changements que l'imprimerie, reproduction mécanisée de l'écriture, a provoqué dans la littérature, sont suffisamment connus. Mais ces procédés ne représentent qu'une étape particulière, d'une portée sans doute considérable, du processus que nous analysons ici sur le plan de l'histoire universelle. La gravure sur bois du Moyen-Age, est suivie de l'estampe et de l'eau-forte, puis, au début du XIXe siècle, de la lithographie.... Mais la lithographie en était encore à ses débuts, quand elle se vit dépassée, quelques dizaines d'années après son invention, par celle de la photographie. Pour la première fois dans les procédés reproductifs de l'image, la main se trouvait libérée des obligations artistiques les plus importantes, qui désormais incombaient à l'oeil seul. Et comme l'oeil perçoit plus rapidement que ne peut dessiner la main, le procédé de la reproduction de l'image se trouva accéléré à tel point qu'il put aller de pair avec la parole. De même que la lithographie contenait virtuellement le journal illustré ainsi la photographie, le film sonore. La reproduction mécanisée du son fut amorcée à la fin du siècle dernier...
(....) A la reproduction même la plus perfectionnée d'une oeuvre d'art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve. Sur cette existence unique, exclusivement, s'exerçait son histoire. Nous entendons par là autant les altérations qu'elle peut subir dans sa structure physique, que les conditions toujours changeantes de propriété par lesquelles elle a pu passer. La trace des premières ne saurait être relevée que par des analyses chimiques qu'il est impossible d'opérer sur la reproduction; les secondes sont l'objet d'une tradition dont la reconstitution doit prendre son point de départ au lieu même où se trouve l'original.
Le hic et nunc de l'original forme le contenu de la notion de l'authenticité, et sur cette dernière repose la représentation d'une tradition qui a transmis jusqu'à nos jours cet objet comme étant resté identique à lui-même. Les composantes de l'authenticité se refusent à toute reproduction, non pas seulement à la reproduction mécanisée. L'original, en regard de la reproduction manuelle, dont il faisait aisément apparaître le produit comme faux, conservait toute son autorité; or, cette situation privilégiée change en regard de la reproduction mécanisée.
Le motif en est double. Tout d'abord, la reproduction mécanisée s'affirme avec plus d'indépendance par rapport à l'original que la reproduction manuelle. Elle peut, par exemple en photographie, révéler des aspects de l'original accessibles non à l'oeil nu, mais seulement à l'objectif réglable et libre de choisir son champ et qui, à l'aide de certains procédés tels que l'agrandissement, capte des images qui échappent à l'optique naturelle. En second lieu, la reproduction mécanisée assure à l'original l'ubiquité dont il est naturellement privé. Avant tout, elle lui permet de venir s'offrir à la perception soit sous forme de photographie, soit sous forme de disque. La cathédrale quitte son emplacement pour entrer dans le studio d'un amateur ; le choeur exécuté en plein air ou dans une salle d'audition, retentit dans une chambre..."
".. À de grands intervalles dans l'histoire, se transforme en même temps que leur mode d'existence le mode de perception des sociétés humaines. La façon dont le mode de perception s'élabore (le médium dans lequel elle s'accomplit) n'est pas seulement déterminée par la nature humaine, mais par les circonstances historiques. L'époque de l'invasion des Barbares, durant laquelle naquirent l'industrie artistique du Bas-Empire et la Genèse de Vienne, ne connaissait pas seulement un art autre que celui de l'Antiquité, mais aussi une perception autre. Les savants de l'École viennoise, Riegl et Wickhoff, qui réhabilitèrent cet art longtemps déconsidéré sous l'influence des théories classicistes, ont les premiers eu l'idée d'en tirer des conclusions quant au mode de perception particulier à l'époque où cet art était en honneur. Quelle qu'ait été la portée de leur pénétration, elle se trouvait limitée par le fait que ces savants se contentaient de relever les caractéristiques formelles de ce mode de perception. Ils n'ont pas essayé - et peut-être ne pouvaient espérer - de montrer les bouleversements sociaux que révélaient les métamorphoses de la perception...
Qu'est-ce en somme que l'aura ? Une singulière trame de temps et d'espace : apparition unique d'un lointain, si proche soit-il. L'homme qui, un après-midi d'été, s'abandonne à suivre du regard le profil d'un horizon de montagnes ou la ligne d'une branche qui jette sur lui son ombre - cet homme respire l'aura de ces montagnes, de cette branche. Cette expérience nous permettra de comprendre la détermination sociale de l'actuelle déchéance de l'aura. Cette déchéance est due à deux circonstances, en rapport toutes deux avec la prise de conscience accentuée des masses et l'intensité croissante de leurs mouvements. Car : la masse revendique que le monde lui soit rendu plus accessible avec autant de passion qu'elle prétend à déprécier l'unicité de tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple. De jour en jour, le besoin s'affirme plus irrésistible de prendre possession immédiate de l'objet dans l'image, bien plus, dans sa reproduction. Aussi, telle que les journaux illustrés et les actualités filmées la tiennent à disposition se distingue-t-elle immanquablement de l'image d'art. Dans cette dernière, l'unicité et la durée sont aussi étroitement confondues que la fugacité et la reproductibilité dans le cliché..."

 

Écrits français
"Le dossier ici réuni rapproche des textes aux sujets variés, certains devenus classiques, comme L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée, d'autres plus rares ou pratiquement inconnus du public français : le premier exposé de ce qui devait devenir Paris, capitale du XIXe siècle, une étude sur les «Tableaux parisiens» de Baudelaire, telles autres sur Les Allemands de quatre-vingt-neuf, ou sur l'épopée et le roman.
Tous appartiennent à la dernière période de la vie de Walter Benjamin, en exil en France de 1933 jusqu'à son suicide en 1940, quand il ne put obtenir de visa pour passer en Espagne. Il s'agit tantôt d'écrits qu'il rédigea directement en français comme les cinq fragments d'Enfance berlinoise ; tantôt des traductions auxquelles il a directement collaboré.
Ces treize essais ont été choisis par les éditeurs à partir de la grande édition allemande des Œuvres complètes, de façon à présenter, à travers un parcours chronologique, une image aussi précise que possible de la relation riche et complexe que Walter Benjamin entretient avec la langue et la littérature françaises, de Baudelaire à Proust, de Paul Valéry aux surréalistes. "  (Gallimard)

 

Paris capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris,
Baudelaire ou les rues de Paris
"Le génie de Baudelaire, qui trouve sa nourriture dans la mélancolie, est un génie allégorique. Pour la première fois chez Baudelaire, Paris devient objet de  poésie  lyrique.  Cette  poésie  locale  est  à  l’encontre  de  toute  poésie  de terroir.  Le  regard  que  le  génie  allégorique  plonge  dans  la  ville  trahit  bien plutôt le sentiment d’une profonde aliénation. C’est là le regard d’un flâneur, dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des habitants futurs de nos métropoles. Le flâneur cherche un refuge dans la foule.
La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie.  Cette  fantasmagorie,  où  elle  apparaît  tantôt  comme  un paysage, tantôt comme une chambre, semble avoir inspiré par la suite le décor des  grands  magasins,  qui  mettent  ainsi  la  flânerie  même  au  service  de  leur chiffre  d’affaires.  Quoi  qu’il  en  soit  les  grands  magasins  sont  les  derniers parages de la flânerie.
Dans la personne du flâneur l’intelligence se familiarise avec le marché. Elle s’y rend, croyant y faire un tour ; en fait c’est déjà pour trouver preneur. Dans ce stade mitoyen où elle a encore des mécènes, mais où elle commence déjà à se plier aux exigences du marché, (en l’espèce du feuilleton) elle forme la  bohème.  A  l’indétermination  de  sa  position  économique  correspond l’ambiguïté  de  sa  fonction  politique.  Celle-ci  se  manifeste  très  évidemment dans les figures de conspirateurs professionnels, qui se recrutent dans la bohème. Blanqui est le représentant le plus remarquable de cette catégorie. Nul n’a eu au XIXe siècle une autorité révolutionnaire comparable à la sienne. L’image de Blanqui passe comme un éclair dans les Litanies  de  Satan.  Ce qui n’empêche  que  la  rébellion  de  Baudelaire  ait  toujours  gardé  le  caractère  de l’homme asocial : elle est sans issue. La seule communauté sexuelle dans sa vie, il l’a réalisée avec une prostituée.."