Political Notes - Inequality
Inégalités - Injustice - Zygmunt Bauman (1925-2017) - Joseph Stiglitz (1943) - Daniel Dorling (1968) - Richard Wilkinson (1943) -
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Last update: 11/11/2019
"The rich are not necessarily especially hard working, well behaved, happy or creative" (les riches ne sont pas nécessairement très travailleurs, bien élevés, heureux ou créatifs) - La situation n'a guère évolué depuis que le monde est monde et depuis que le libéralisme triomphant s'est imposé en devenant désormais une composante visible et incontournable de nos démocraties : l'agent ruisselle des riches vers les riches, du pouvoir vers les détenteurs du pouvoir, des classes aisées vers les classes les plus aisées, en 2017, 82% des richesses créées dans le monde ont bénéficié au 1% les plus riches, alors que la situation n'évolue toujours pas pour les 50% les plus pauvres. Au-delà de ce constat, qui n'apporte rien de nouveau et ne fait que se confirmer, décennie par décennie, se pose la question fondamentale de savoir pourquoi rien ne semble indiquer la moindre évolution possible, le moindre rééquilibrage des richesses de ce monde. Pour une grande part, l'inégalitarisme a puisé sa force dans les ruines de l'égalitarisme en un temps d'effondrement des totalitarismes communistes, mais le contexte politique et social a désormais changé. Plus d'un demi-siècle s'est écoulé, des générations nouvelles se sont imposées, loin, très loin des problématiques de guerre froide en fond des luttes idéologiques, capitalisme d'Occident contre socialisme d'Orient.
C'est qu'aujourd'hui on assume pleinement l'inégalité entre les êtres humains, "possédants" et "possédés", pour accentuer le trait des différences de statut, partagent une même idéologie qui enferme toute possibilité de penser ou de vivre autrement. Les détenteurs du pouvoir et de la richesse revendiquent sans complexe l'inégalité comme un fait social d'évidence, comme moteur de l'évolution, la méritocratie et la fameuse théorie du ruissellement des riches vers les pauvres parachevant une idéologie sans faille. Idéologie parce que construction d'une logique de pensée totalement artificielle et légitimant un statu quo de la domination d'êtres humains sur d'autres humains. En toute légalité, ajoutera-t-on. Oui, en toute légalité, certes, mais la légalité interdit-elle de ne cesser de s'interroger sur une situation qui ne cesse de dégrader l'existence du plus grand nombre? Les fameuses classes moyennes, dont les extrêmes côtoient la richesse et la pauvreté, acquiescent à cette idéologie, et tolèrent, pour ne pas dire acceptent d'évidence, l'inégalité. Ce n'est certes par une nouveauté, toute notre histoire, en fin de compte, est traversée de ce consentement du plus grand nombre, ni assez pauvre, ni trop riche, à la toute puissance des plus aisés, des plus favorisés, par la naissance ou les liens d'appartenance aux catégories "dominantes". La nouveauté, c'est que ce consentement s'est généralisé, s'étend comme une évidence au plus grand nombre, endiguant toute possibilité critique, et aboutissant, par soubresauts, par impossibilité de travailler à sa formulation et à son expression, à de sourdes rancoeurs et violentes exaspérations : le sentiment confus d'un immense malaise qui ne parvient à s'exprimer dans aucune alternative véritablement crédible. Sur ces décombres, nous voyons de plus poindre, sans complexe, cette idéologie de l'inégalitarisme, cette opposition théorisée du monde des "passifs" au fameux "actifs" triomphants, la politique française est sans doute l'exemple le plus frappant de ce nouvel aveuglement idéologique dans lequel des dirigeants, inexpérimentés et doctrinaires, ont revêtu les habits neufs du pouvoir en pleine crise de la démocratie représentative...
(William Powell Frith (1819–1909), Poverty and Wealth (1888) - The Derby Day, 1856–58, Tate Gallery)
Zygmunt Bauman, Les riches font-ils le bonheur de tous?
(2013, Does the Richness of the Few Benefit Us All?)
Zygmunt Bauman, le grand sociologue du XXe siècle et théoricien de nouveau monde "liquide" qui a succédé au monde "solide" du XIXe siècle, se saisit d'une
notion qui n'a cessé d'agiter l'histoire de l'humanité, l'inégalité entre les êtres humains, "pour un homme très riche, il faut qu'il y ait au moins cents pauvres", écrivait déjà Adam Smith en
1770. Alors pourquoi remettre en question ce qui a toujours exister et ne cessa jamais d'exister. Si l'on avait tenu le même discours à propos de l'esclavagisme ou du racisme, où en serions-nous
de notre humanité. Zygmunt Bauman débute son essai en mesurant l'inégalité aujourd'hui, après bien des discours relatifs à une supposée diminution des inégalités entre les pays et au sein de
chacun d'entre eux. "Presque partout dans le monde, les inégalités croissent de façon rapide", les plus riches deviennent très riches, les plus pauvres encore plus pauvre, et les classes moyennes
connaissent une érosion continue de leurs acquis économiques ou sociaux. Zygmunt Bauman cite un article de Stanley Lansley pour dénoncer cet "aveuglement moral" qui attribue aux riches le mérite
de rendre service à la société en devenant encore plus riches, et encore préfère-t-on, sans doute par une extrême pudeur condescendante, parler non pas de détenteur de richesses que d'hommes
doués d'un incroyable talent, d'un charisme confondant, de compétences inappréciables. C'est l'actualisation de l'image bien connue du XIXe des pauvres quémandant quelque aumône aux bourgeois,
petits ou gros, sortant de l'église, repus et satisfaits d'être ce qu'ils sont. "D'après l'orthodoxie économique, une bonne dose d'inégalité permettrait des économies plus efficaces et une
croissance plus rapide. Plus les profits seraient élevé et plus les impôts seraient réduits au sommet, dit-on, et plus l'esprit d'entreprise se porterait bien et plus le gâteau économique serait
gros" (Inequality: the real cause of our economic woes, 2012). En fait, un tel mouvement conduit à l'autodestruction de l'économie, mais plus profondément encore à l'aggravation des pathologies
et des tensions sociales. Peut-on véritablement penser que "la différenciation des positions sociales, des capacités, des droits et des récompenses reflète les différentes aptitudes naturelles et
les différentes contributions de ses membres au bien-être de la société?"
Mais "Pourquoi, s'interroge Zygmunt Bauman, tolérons-nous l'inégalité?". Si les inégalités sociales persistent dans les pays riches, a souligné
Daniel Dorling, "c'est que l'on continue de croire aux principes d'injustice", et que l'on utilise dans notre argumentaire nombre de certitudes qui ne sont que des "croyances" sans véritable
fondement: les individus ont des capacités différentes par nature, toute société qui se veut performante a besoin d'une élite, l'exclusion est justifiée pour garantir la cohérence de notre
société... Nous vivons tous dans un environnement structuré qui nous est propre et dans lequel l'effort requis pour assumer certains de nos choix sont très facilement hors de notre
portée. Individuellement, la résignation et le renoncement constituent une seconde nature, et plus globalement encore nos sociétés sont agencées de telle sorte que résister à l'inégalité est
quasiment impossible.
Zygmunt Bauman aborde ensuite les "petits mensonges qui en cachent un plus grand", ces évidences remarquablement intégrées dans tous nos raisonnements qui
nous encouragent à maintenir le "drame de l'inégalité " : la croissance économique, jadis tant décriée pour ses nuisances intolérables, résout aujourd'hui implicitement tous nos problèmes et
participe de la fameuse théorie du "ruissellement". La fameuse "dérégulation" qui nous libère des liens juridiques de l'Etat et de toute entrave si néfaste à notre liberté, permet en
fait aux plus aisés de trouver plus facilement leurs terrains de jeux...
"... La "croissance économique" signale l'opulence croissante de quelques-uns, mais une chute rapide en matière d'estime de soi et de position sociale
pour la masse toujours plus nombreuse des autres. Loin de réussir l'examen permettant d'accéder au rang de panacée universelle, la croissance économique, comme nous avons appris à la connaître à
partir d'une expérience collective de plus en plus critique, semble être la cause principale de la persistance et de l'aggravation de ces problèmes.
Et pourtant... Les revenus, les bonus et les avantages fabuleux accaparés par les "cadres dirigeants" des grandes entreprises continuent trop souvent
d'être justifiés par la fameuse "théorie du ruissellement". C'est l'idée que les meilleurs entrepreneurs, à l'instar d'un Steve Jobs ou d'un Richard Branson, vont créer des entreprises qui
réussissent. Ils vont créer des emplois, et comme les gens doués de tels talents sont rares, les conseils d'administration de ces grandes entreprises doivent leur verser des salaires mirobolants
afin de rendre service à la nation tout entière enfin d'abord et avant tout, à leurs actionnaires...).
Sinon les "créateurs de richesse" emporteront leurs talents ailleurs, au détriment de tous ceux qui auraient pu bénéficier de la bonne performance de
l'entreprise (à savoir son profit en termes de royalties). Les Steve Jobs (cofondateur d'Apple) et les Richard Branson (l'homme des Virgin Mégastores) sont en effet très rares. Mais on ne peut
pas en dire autant des salaires fabuleux que les individus admis dans le cercle magique des grosses huiles considèrent comme allant de soi, qu'ils mènent les entreprises à la tête desquelles ils
ont été nommés à la victoire ou à la catastrophe. Les noms célèbres cités chaque fois qu'est évoquée la théorie du "ruissellement" ne servent qu'à dissimuler le fait que l'élite des super-riches
s'est octroyé une police d'assurance implicite et collective, et ce quels que soient ses résultats...
En pratique, cette police d'assurance - au lieu de les y inciter ou même de garantir une hausse de la production de richesse publique - opère une
coupure entre leurs droits à la fortune et les bénéfices qu'ils pourraient ou non apporter à ceux dont ils sont censés favoriser la prospérité. Le véritable but de cette police d'assurance est de
garantir des privilèges, non de les mettre au service de la société. Elle a pour effet d'épargner à un petit groupe de très hauts salaires l'impact de la catastrophe que leurs activités peuvent
causer à tous ceux qu'ils livrent aux caprices du destin...."
L'augmentation perpétuelle de la consommation , en fait "la rotation accélérée des nouveaux objets de consommation" nous ouvre les portes du bonheur. Le but de la technologie est bien de remplacer un horizon humain qui est par essence totalement indifférent à nos volontés par un monde "qui réponde si bien à nos désirs qu'il deviendra une simple extension du moi", désir d'aimer et d'être aimé, narcissisme absolu qui nous reflète en nous embellissant, "quoi qu'il arrive et quoi que nous fassions ou nous abstenions de faire..."
"Le "boom électronique", les profits fabuleux tirés de la vente de gadgets de plus en plus 'friendly" - souples, dociles, toujours obéissants, jamais
contraires à la volonté de leur maître - porte toutes les marques d'une nouvelle "terre vierge", fraîchement découverte et mise en exploitation (et qui fournit la recette d'une série inépuisable
de nouvelles découvertes). Les marchés de consommation ont une autre conquête à leur actif: un autre domaine de préoccupation, de crainte, de désir et de lutte propre à l'humanité. Jusqu'à
présent laissé à l'initiative de tout un chacun, à l'activité familiale et au fait-maison - c'est-à-dire à un marché qui ne fait pas encore de profits -, il est désormais marchandise et
commercialisé avec succès. Les activités qui en relèvent, comme celles de tant d'autres centres d'activité et d'intérêt, ont été converties en escapades d'achat et réorientées vers les centres
commerciaux. Mais permettez-moi de me répéter: contrairement aux mensonges faits à ce sujet, ce domaine récemment ouvert à l'exploitation des marchés de consommation n'est pas celui de l'amour:
c'est celui du narcissisme.
Malgré cela, les mêmes messages nous parviennent jour après jour des écrans et des haut-parleurs, dans une profusion extraordinaire et toujours
renouvelée. Parfois ces messages sont lourdement explicites, d'autres fois intelligemment dissimulés. Qu'ils visent nos facultés intellectuelles, nos émotions ou nos désirs inconscients, ils
promettent, suggèrent et intiment à chaque fois le bonheur incarné par l'acquisition, la possession et la jouissance de produits marchands. Ils suggèrent aussi des sensations agréables et des
moments de joie, de ravissement ou d'extase: un stock de bonheur pour toute la vie, réparti et livré petit à petit en doses quotidiennes, ou d'heure en heure et en petite
monnaie.
Le message ne saurait être plus clair : le chemin du bonheur passe par les magasins. La somme totale de l'activité commerciale d'un pays est le premier
et le plus fiable indice du bonheur d'une société. La taille de la part de chacun dans ce total est la première et la plus fiable mesure du bonheur personnel. Dans les boutiques se trouve un
remède efficace à tout ce qui nous gêne et nous irrite - à toutes les petites et grandes nuisances, à tous les désagréments qui font obstacle à une vie agréable, confortable et toujours
gratifiante.
Quoi qu'ils vendent, quoi qu'ils affichent, quoi qu'ils offrent, les magasins sont les pharmacies de tous les maux de la vie, ceux dont nous avons déjà
soufferts et ceux dont nous redoutons de souffrir un jour. Le message s'adresse à tous indistinctement : à ceux qui sont au sommet aussi bien qu'à ceux qui sont en bas de la pile. Le message est
censé être universel - valable en toute occasion et pour tout être humain. En pratique, cependant, il divise la société en un ensemble de consommateurs à part entière et de bonne foi (avec sa
hiérarchie, bien sûr) et un ensemble de consommateurs ratés - ceux qui sont incapables, pour diverses raisons, mais d'abord parce qu'ils n'ont pas les ressources adéquates, de vivre en fonction
des normes que le message les incite et les presse de suivre. Or ce message, à force d'insistance et d'affirmation sans fin martelée, devient un commandement obligatoire ne souffrant aucune
question ni aucune exception. Le premier groupe est heureux de ses efforts et tend à considérer ses bons résultats en matière de consommation comme une bonne et juste récompense pour son aptitude
innée ou durement- acquise à s'attaquer aux complexités de la recherche du bonheur. Le second groupe se sent humilié car on l'a rangé dans la catégorie des êtres inférieurs. Il est tout en bas du
classement, menacé ou souffrant déjà de relégation. Il a honte de ses mauvais résultats et de leurs causes vraisemblables: le manque ou l'insuffisance de talent, de travail ou de ténacité. Tous
ces défauts sont désormais considérés comme honteux, dégradants et disqualifiants, même s'ils passent (ou parce qu'ils passent) pour des vices évitables et corrigibles. Les victimes de la
compétition sont publiquement jugées fautives de l'inégalité sociale qui en résulte. Plus important encore, elles ont tendance à approuver le jugement public et se jugent elles-mêmes fautives -
au prix de leur estime de soi et de leur confiance en soi.
À la blessure s'ajoute ainsi l'insulte ; et le sel de la réprobation avive la plaie ouverte de la misère. La condamnation d'une infériorité sociale, que
les opprimés sont censés s'être eux-mêmes infligés, ne peut de leur part faire l'objet d'une moindre objection, sans parler d'une rébellion contre l'injustice de l'inégalité - et s'étend à la
sympathie et à la commisération de l'oppresseur. Contester l'état des choses et le mode de vie responsable de sa perpétuation n'est plus perçu comme une défense justifiée du respect des droits
humains perdus/volés (et pourtant inaliénables), dont les principes devraient être reconnus et recevoir un traitement égal. Cette contestation est même considérée de la manière dont Nietzsche
regardait "la compassion active pour tous les ratés et les faibles" : un sentiment "plus nuisible qu'aucun vice" : car "ménager, compatir, là fut toujours le plus grand de mes
périls".
Ces croyances publiques imaginaires protègent très efficacement les inégalités produites socialement contre toute tentative sérieuse de réunir dans la société un vaste soutien pour leur faire obstacle et freiner leurs progrès. Mais elles ne peuvent empêcher la montée et l'accumulation de la colère et de la rancœur chez tous ceux qui sont exposés jour après jour au Spectacle des brillants trésors soi-disant offerts à tout consommateur présent et à venir (récompenses synonymes d'une vie de bonheur). Ceux-là font jour après jour l'expérience d'être exclus et rejetés du festin. De temps en temps, cette accumulation de colère explose dans une brève orgie de destruction...."
Autres "petits mensonges", l'inégalité entre les hommes, considérée comme totalement "naturelle", idée dont l'interprétation a varié tout au long
de notre histoire humaine, participant tour à tour à l'acceptation docile de l'ordre établi ou s'opposant au contraire à l'extension de ces mêmes inégalités, argumentaire aujourd'hui
obsolète : "les inégalités sociales ont acquis une capacité autonome de propagation et d'intensification". Enfin, 'la rivalité, ou la clef de la justice", la juste concurrence entre les
hommes, la mise en lumière du "méritant", le "mérite" octroyé par un singulier aéropage d'êtres humains, juges obscurs de la compétence, et l'exclusion, la dégradation du non méritant, permettent
une bonne gestion de ce qu'on appelle la "reproduction sociale". En fait, les relations humaines ont tout simplement basculé dans une relation sujet-objet, ou, pour nous positionner dans notre
monde actuel, celui du marché de la consommation, une relation client-marchandise.
"Au final, le monde, une fois tombé dans ce piège, devient hostile à la confiance, à la solidarité et à la coopération. Il dévalorise et dénigre la
dépendance et la loyauté mutuelles, l'aide réciproque, la coopération désintéressée et l'amitié gratuite. Il devient de plus en plus froid, étranger, inhospitalier, comme si nous étions des hôtes
malvenus sur la propriété de quelqu'un (mais de qui?), attendant un mandat d'expulsion déjà mis au courrier ou près d'être posté. Nous avons l'impression d'être entourés de rivaux et de
concurrents dans le jeu sans fin du désir d'être au-dessus des autres, un jeu où se tenir la main et se passer les menottes, où l'étreinte amicale et l'incarcération, tendent à se confondre. Nier
cette transformation en rappelant l'antique adage "homo homini lupus est" (l'homme est un loup pour l'homme) est une insulte faite aux loups"....
Joseph Stiglitz, "The Price of inequality" (2012, Le Prix de l'Inégalité : comment la société divisée d'aujourd'hui met en danger notre avenir)
Economiste et professeur à l'Université Columbia, lauréat du «prix Nobel» d'économie avec George Akerlof et Michael Spence en 2001 dont l'un des axes de recherche s'attache à comprendre comment l'information affecte les décisions économiques, Joseph Stiglitz (1943) tente d'appréhender comment s'auto-entretient cette inégalité qui ronge l'économie en profondeur et accroît les effets négatifs de la disparité des richesses. C'est bien le vaste pouvoir politique des plus riches qui, sous couvert du soit-disant "libre marché" contrôle toutes activités législatives et réglementaires à leur bénéfice. L'histoire du capitalisme a connu vingt ou trente années de prospérité sans précédent auxquelles l'effondrement du crédit de 2007 et la crise sont venus mettre fin. Avant cela, l'inégalité avait été toujours justifiée par l'idée que les personnes placées au sommet, en jouant le rôle de créateurs d'emploi, contribuaient plus que les autres à l'économie. "Nous sommes les 99%", ce slogan marquera sans doute "un grand tournant dans le débat sur l'inégalité aux Etats-Unis. Les Américains ont toujours fui l'analyse de classe : nous aimions penser l'Amérique comme un pays de classe moyenne, et cette conviction contribuait à nous soder. Il ne devait y avoir aucun clivage entre la classe supérieure et la classe inférieure, entre bourgeois et ouvriers. Mais si nous entendions par "société de classes" une société où les chances d'ascension sociale des moins favorisés sont minces, l'Amérique est peut-être devenue une société de classes encore plus typique que la vieille Europe, et nos clivages sont aujourd'hui encore plus nets que les siens". Les fameux 99% de la classe moyenne découvrent qu'ils n'ont plus la moindre chance de pouvoir s'élever tous ensemble, et que la pointe du sommet, le 1%, vit déjà dans un autre monde...
"L'inégalité actuelle aux Etats-Unis et dans beaucoup d'autres pays n'est pas née spontanément de forces abstraites du marché. Elle a été
modelée et fortifiée par la politique. La politique est le champ de bataille où l'on s'affirme sur le partage du gâteau économique national. Cette bataille, c'est le 1% qui l'a
gagnée. Ce n'est pas ce qui aurait dû se passer en démocratie. Dans un système "une personne, une voix", 100% des citoyens devraient compter." Notre système actuel semble-t-il avoir
remplacé le principe "une personne, une voix" par la règle "un dollar, une voix"? ...
Notre système économique "ne fonctionne plus pour la grande majorité de la population" : c'est que l'inégalité s'est aggravée, et que "le prix de
l'inégalité, c'est la détérioration de l'économie, qui devient moins stable et moins efficace, avec moins de croissance, et la subversion de la démocratie. Mais ce n'est pas tout: puisqu'il est
flagrant que notre système économique ne peut rien pour la plupart des citoyens et que notre système politique est sous la coupe des intérêts d'argent, la confiance dans notre démocratie et dans
notre économie de marché va s'éroder, et avec elle notre influence mondiale. Et puisque nous comprenons peu à peu que nous ne sommes plus un pays d'égalité des chances, que même notre état de
droit et notre système judiciaire, dont nous étions si fiers, ont été altérés, c'est peut-être notre sentiment d'identité nationale qui est menacé..." De nombreux domaines permettent d'illustrer
comment les lois, réglementations, et décisions politiques ont agi directement dans le fonctionnement du marché aux Etats-Unis et augmenter en conséquence les inégalités, le crédit prédateur, le
droit des faillites, le processus des saisies, mais aussi plus largement le débat budgétaire et la politique monétaire. La puissance de certains particuliers (le 1%) et des entreprises ont réussi
à modeler les règles du jeu économique en leur faveur, et tout le système politico-économique bascule dès lors que ces acteurs dits de référence n'assument plus les conséquences de leurs actes.
Ceci montre toute l'importance du pouvoir politique, un pouvoir dont les positions et les décisions paraissent parfois totalement légitimées, oeuvrant en surface pour l'intérêt public, mais trop
rapidement cédant aux influences des plus puissants ou pire encore à des idéologies d'autant plus néfastes qu'assumées comme des évidences absolues. Josephe E.Stiglitz montre ainsi qu'une autre
voie est possible celle d'une économie plus dynamique et d'une société plus équitable et égalitaire : "Le maintien du type de société et d'Etat qui sert toute la population - conformément aux
principes de justice, d'équité et d'égalité des chances - n'est pas automatique. Quelqu'un doit s'en charger. Sinon, notre Etats et nos institutions seront capturés par les intérêts particuliers.
Au strict minimum, il nous faut des pouvoirs compensateurs..." (Edition Babel, Les Liens qui libèrent, 2012).
Daniel Dorling, "Injustice: Why Social Inequality Persists" (2011)
"No one can be rich unless others are poor?" - Bien des études et des chiffres circulent expliquant que les inégalités diminuent, aides sociales et
traitement du chômage aidant, mais le plus souvent, quelques soient les pays occidentaux concernés, le gain espéré se traduit en précarisation, s'éloigner pour un temps de la grande pauvreté et
camper à la lisière de la petite richesse. Pour les plus aisés et politiquement satisfaits, cette évolution possible est déjà remarquable et suffit en soi, le moteur de l'inégalité a porté ses
fruits.
"Humans are most atrocious when we live under the weight of great inequalities " - Daniel Dorling (1968), social geographer à l'université
d'Oxford, l'homme qui affirme, chiffres à l'appui que le progrès humain ralentit depuis le début des années 1970 (Slowdown (2020), the end of the great acceleration— and why it’s good for the
planet, the economy, and our lives), entend montrer ici que la notion d'inégalité est d'une importance capitale parce que nous sommes des êtres humains nous construisant et nous épanouissant
socialement, et qu'a priori être traités comme des égaux plus que que comme des êtres inégaux en termes de capacité mentale ou de sociabilité, par exemple, n'est pas sans conséquences. Nous
travaillons mieux, nous nous comportons mieux, nous pensons mieux lorsque nous ne travaillons pas en partant du principe que certains d'entre nous sont bien meilleurs, plus méritants et bien plus
capables que d'autres. Ou tout simplement en faisant semblant que tout va dans le meilleur des mondes ("The worst thing you and those around you can do is to pretend that all is fine. This just
perpetuates injustice...).
"Contrairement aux périodes précédentes de l'histoire américaine, presque tous les nouveaux revenus et richesses générés au cours des dernières
décennies sont allés aux Américains les plus riches. De 2009 à 2012, les revenus du 1% supérieur ont augmenté de 31,4%, alors que les revenus des 99% inférieurs n'ont augmenté que de
0,4%...
L'inégalité sociale au sein des pays riches persiste en raison d'une croyance continue dans les principes de l'injustice. Quelque chose ne va pas du
tout dans le tissu idéologique de la société dans laquelle nous vivons. Tout comme ceux dont les familles possédaient autrefois des plantations d'esclaves auront considéré la possession
d'esclaves comme naturelle à l'époque de l'esclavage, et tout comme le fait de ne pas permettre aux femmes de voter a été présenté autrefois comme "la voie de la nature", les grandes injustices
de notre époque font pour beaucoup, tout simplement, partie du paysage de la normalité...."
"ln contrast to previous periods in American history, nearly all of the new income and wealth generated over the last decades has gone to the richest
Americans. From 2009 to 2012, the incomes of the top 1% grew by 31.4%, whereas the incomes of the bottom 99% grew only by 0.4%...
Social inequality within rich countries persists because of a continued belief in the tenets of injustice. Something is deeply wrong with much of the
ideological fabric of the society we live in. Just as those whose families once owned slave plantations will have seen slave ownership as natural in a time of slavery, and just as not allowing
women to vote was once portrayed as "nature's way", so, too, the great injustices of our times are for many, simply part of the landscape of normality..."
L'inégalité croissante s'organise autour de quelques notions jugées "naturelles", évidentes, non discutables, voire marquées du sceau du sens commun,
l'élitisme ("Elistims is efficient"), l'exclusion ("Exclusion is necessary"), les préjugés ("Prejudice is natural"), l'avidité ("Greed is good"), le désespoir ("Despair is inevitable"), autant de
notions à remettre en question pour tenter de trouver une autre voie. Vivre sous le poids de grandes inégalités, et plus grave encore, avec l'illusion que celles-ci sont justifiées, conduit à une
véritable régression de nos capacités, de notre existence. Comment par exemple justifier ce discours selon lequel il paraît totalement normal que les pauvres soient dans l'obligation de
travailler dur pour un salaire de misère, d'obéir à la loi ou à toute autre convention, de pouvoir grimper les échelons interminables des diverses hiérarchies, professionnelles ou non, si leur
mérite est jugé acceptable, et de justifier en revanche constamment la position des plus aisés sur une échelle de valeur totalement différente, on parle alors de compétence et de
talent.
Ce qui accroît l'importance décisive de la notion d'inégalité, c'est que non seulement l'inégalité va imprégner tous les aspects de notre existence, voire
les accroître, mais coloniser en quelque sorte tant nos pensées que nos raisonnements, allant jusqu'à constituer une évidence diffuse, le moindre mal qui semble nous fournir une certaine sécurité
ou stabilité. C'est le fameux adage selon lequel plus le coût social d'un choix est élevé, plus il est probable que nous ne franchirons jamais le cap.
Le Royaume-Uni est actuellement considéré comme le pays le plus inégalitaire d'Europe sur le plan économique, à l'exception de la Russie : les 10 % les plus riches du pays reçoivent chaque année 28 % de l'ensemble des revenus, ce qui n'est le cas dans aucun autre pays européen. Le fameux Coefficient de Gini, du nom du statisticien italien Corrado Gini, utilisé encore de nos jours pour mesurer l'inégalité des revenus dans un pays, a augmenté au cours des 19e et 20e siècles, mais a diminué ces dernières années : ce coefficient doit évoluer pour intégrer de nouvelles données sur la répartition des revenus. Dans les pays européens, le coefficient de Gini est passé en moyenne de 0,28 dans les années 1980 à 0,30 en 2014 (de 0, égalité parfaite, à 1, inégalité "parfaite"). L'inégalité a augmenté non seulement dans les pays où les revenus sont très inégaux, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, mais aussi dans les pays traditionnellement plus égalitaires, comme la Suède et la Finlande. Dans la plupart des pays européens, les augmentations se sont produites plus tard qu'aux États-Unis ou au Royaume-Uni, à savoir au cours des années 1990. Cela dit, l'inégalité est restée stable, voire a diminué, très relativement, dans certains pays, comme la Belgique, la France, la Grèce (jusqu'à la crise) et les Pays-Bas. L'inégalité est nourrie par l'évolution des revenus et des conditions du marché du travail, les modèles d'emploi, les conditions de travail et les structures du marché du travail (polarisation accrue des emplois), mais aussi par es réformes des systèmes d'imposition et de prestations qui ont eu tendance à moins redistribuer...
Richard Wilkinson & Kate Pickett, "The Spirit Level: Why More Equal Societies Almost Always Do Better" (2009, Pourquoi l'égalité est meilleure pour
tous)
"Ce n'est pas la richesse qui fait le bonheur des sociétés, mais l'égalité des conditions" - Richard Wilkinson (1943), professeur d’épidémiologie sociale à
l’École de médecine de l’université de Nottingham, et Kate Pickett (1965), maître de conférences en épidémiologie à l'université de York, se sont demandés pourquoi la détérioration de la santé et
des problèmes sociaux d'une population donnée progressait proportionnellement à sa situation dans l'échelle sociale. A l'appui d'études statistiques et d'enquêtes réalisées à partir de
témoignages les plus divers ils mettent ainsi en évidence les "effets pernicieux que l'inégalité a sur les sociétés : érosion de la confiance, augmentation de l'anxiété et de la maladie,
encouragement à la consommation excessive". Etudiant un panel de onze problèmes sanitaires et sociaux différents, - santé physique, santé mentale, toxicomanie, éducation, emprisonnement, obésité,
mobilité sociale, confiance et vie en communauté, violence, grossesses chez les adolescentes, bien-être des enfants -, ils montrent que les résultats obtenus dans les 20 pays les plus
riches du monde et cinquante états des Etats-Unis sont catastrophiques. Et si les pays scandinaves et le Japon parviennent à des résultats plus positifs, c'est que tout simplement on y observe
des différences les plus faibles entre les revenus les plus élevés et les plus bas. A contrario, des pays présentant les plus grands écarts entre les riches et les pauvres, la Grande-Bretagne,
les Etats-Unis et le Portugal. Plus globalement, ce sont non seulement les pauvres qui souffrent des effets de l'inégalité, mais aussi la majorité de la population : en Grande-Bretagne, la
population carcérale a doublé depuis 1990, elle a quadruplé aux Etats-Unis depuis la fin des années 1970; les taux de maladie mentale sont cinq fois plus élevés dans l'ensemble de la
population dans les sociétés les plus inégales que dans les sociétés les moins inégales. Et plus inquiétant encore, l'inégalité augmente le stress à travers l'ensemble de la
société.
La prise de conscience d'une réalité, certes connue confusément mais jusque-là non décrite et facilement ignorée, devrait peut-être permettre de mettre en
place, non pas des solutions à court-terme, mais une transformation en profondeur de nos mentalités et actions sur le monde : non, un monde meilleur ne passe par l'exaltation du riche, du mérite,
et de l'inégalité...
"N'est-il pas paradoxal que, parvenus au pinacle de l'accomplissement matériel et technique de l'être humain, nous soyons rongés par l'anxiété, sujets à
dépression, inquiets du regard des autres, incertains de nos amitiés, mus par la consommation et dépourvus, largement ou totalement, de vie sociale? Nous nous sentons privés des contacts sociaux
décontractés et des satisfactions émotionnelles dont nous avons tous besoin. Et nous trouvons donc réconfortant de surchauffer notre logement, de nous prêter à des achats compulsifs ou à des
dépenses inutiles, quand nous ne devenons pas la proie d'une consommation excessive d'alcool, de médicaments psychoactifs et de drogues interdites par la loi. Comment avons-nous créer tant de
souffrances psychiques et émotionnelles alors que notre niveau de richesse et de confort est sans précédent dans l'histoire de l'humanité? Il nous manque souvent quelque chose de plus que de
simplement passer du temps avec des amis. Et même ce simple fait nous semble parfois un luxe hors de portée. Nous dépeignons nos vies comme une lutte permanente pour la survie psychologique,
comme un combat mené contre le stress et l'épuisement psychique. En réalité, l'opulence et l'extravagance de nos vies sont telles qu'elles menacent la planète.
(...) Au lieu de nous unir avec d'autres autour d'une cause commune, le malaise que nous ressentons en raison de la disparition des valeurs sociales et
de cette impression d'être aspiré par la quête d'avantages matériels est souvent perçu comme une ambivalence d'ordre totalement privé, qui nous isole des autres.
Les grands courants politiques n'exploitent plus ces thématiques. Ils ont abandonné toute velléité de nourrir une vision du monde partagée,
capable de nous pousser à créer une société meilleure. En tant qu'électeurs, nous avons perdu toute notion de croyance collective en une société différente. Nous ne voulons plus d'une société
meilleure; nous cherchons presque tous à améliorer la position que nous occupons - en tant qu'individu - dans la société existante.
Le contraste entre la réussite matérielle et l'échec social de nombreux pays riches est un signe important. Il indique que, si nous voulons obtenir de
nouvelles améliorations de notre qualité de vie, nous devons nous détourner des normes matérielles et de la croissance économique. Nous devons nous pencher sur les moyens d'améliorer le bien-être
psychologique et social de sociétés entières. Pourtant, force est de constater que, dès qu'il est question du moindre élément
psychologique, le débat tend à s'orienter vers des remèdes et des traitements presque toujours individuels.
La pensée politique semble s'être enlisée. Désormais, il s'avère possible de reconstituer les pièces d'un puzzle qui donne une image à la fois nouvelle,
convaincante et cohérente des moyens à notre disposition pour libérer les sociétés de l'emprise de ces comportements dysfonctionnels. La bonne compréhension des processus à l'œuvre peut
transformer la politique mais aussi la qualité de vie de chacun d'entre nous. Elle changerait la façon dont nous percevons le monde qui nous entoure, les idéaux pour lesquels nous votons, et nos
attentes vis-à-vis des responsables politiques.
Nous établirons dans ce livre que la qualité des relations sociales de toute société est ancrée dans des fondements matériels. L'ampleur des écarts de
revenus influence fortement les relations que nous avons les uns avec les autres. Au lieu de pointer du doigt les parents, les religions, les valeurs, l'éducation ou le système pénal, nous
montrerons que l'ampleur des inégalités est un puissant levier politique qui régule le bien-être psychologique de chacun d'entre nous..." (traduction Les petits matins, Institut Veblen,
2013)
"Le sommet de la pyramide économique concentre des milliers de milliards de dollars entre les mains d’une élite très minoritaire composée principalement d’hommes" - Vision caricaturale et réductrice ou constat sans appel? - Oxfam International (Oxford Committee for Famine Relief) regroupe des ONG qui luttent aujourd'hui sur les terrains politiques, économiques et humanitaires contre la pauvreté et les inégalités dans le monde ("The power of people against poverty "). Le dernier rapport publié début 2020 sur les inégalités sociales dans le monde montre un fossé qui ne cesse de croître entre une minorité d’ultra-riches et le reste de l’humanité, et une stratégie de réduction de la pauvreté qui ne cesse de diminuer depuis 2013. Les études menées par Oxfam s’appuie sur le Global Wealth Report du Credit Suisse, qui est la base de données la plus complète sur la répartition des richesses dans le monde, ...
- Près de la moitié de la population mondiale, soit près de 3,8 milliards de personnes, vit toujours avec moins de 5 dollars par jour.
- La richesse des 1% les plus riches de la planète correspond à plus de fois la richesse de 90 % de la population mondiale, soit 6,9 milliards de
personnes.
- Les milliardaires du monde entier, qui sont aujourd’hui au nombre de 2 153, possèdent plus de richesses que 4,6 milliards de personnes, soit 60% de la
population mondiale.
- Les deux tiers des milliardaires tirent leur richesse d’un héritage, d’une situation de monopole ou de népotisme.
- Les femmes et les filles sont les grandes perdantes d’une économie injuste et sexiste ...