La génération de 1850 - Tétrarques - Parnasse - Leconte de Lisle (1818-1894), "Poèmes Antiques" (1852), "Poèmes Barbares" (1862), "Poèmes tragiques" (1884) - Théodore de Bainville (1823-1891), "Odes funambulesques" (1857), "Les Exilés" (1867) - ......

Last Update : 31/11/2016


"La nature se rit des souffrances humaines, Elle dispense à tous ses forces souveraines Et garde pour sa part le calme et la splendeur" (La Fontaine aux Lianes)- La poésie parnassienne (1852-1893) - Au déclin de la poésie romantique et sous l'influence du réalisme apparaît l'école pamassienne qui répudie expressément I'ostentation du Moi. Entre 1860 et 1866, un groupe de jeunes poètes, parmi lesquels Théodore de Banville (1823-1891), suivent l'élan donné naguère par Théophile Gautier (1811-1872) pour s'éloigner du lyrisme romantique et proscrire les effusions indiscrètes des sentiments (Emaux et Camées, 1852) : ils s'accordent ainsi dans leur souci d'atteindre à la perfection de la forme. Ils reconnaissent leur maître en Leconte de Lisle, I'auteur des "Poèmes Antiques", prennent le nom de parnassíens, et publient, de 1866 à 1876, trois recueils de leurs vers, qu'ils intitulent le Parnasse contemporain. José-Maria de Heredia (1842-1905), célèbre pour son souci presque maladif de la perfection de la forme, Sully Prudhomme (1839-1907), le poète des sentiments délicats (Le Vase brisé, Première Solitude), François Coppée (1842-1908), poète des humbles (Les émigrants) furent de l'aventure parnassienne; mais le romantisme survécut en des poètes comme Jean Richepin (1849-1926) et Jean Aicard (1848-1921), alors que, déjà, une nouvelle poésie se préparait, un certain Charles Baudelaire (1821-1867)  ...

 

Chez Alphonse Lemerre, à Ville-d’Avray, tableau de Paul Chabas, 1895 (musée d'Orsay)  

 Il représente de nombreux écrivains, notamment, Paul Arène, Paul Bourget, Jules Breton, Henri Cazalis, Jules Claretie, François Coppée, Alphonse Daudet,Léon Dierx, Auguste Dorchain, José-Maria de Heredia, Paul Hervieu, Georges Lafenestre, Alphonse Lemerre, Mme Lemerre, Mme Daniel Lesueur, Leconte de Lisle, Marcel Prévost, Henry Roujon, Sully-Prudhomme, André Theuriet...


"Le terme de parnassiens ayant été trouvé en 1860 par des poètes qui n'ont pas trente ans en 1870, ayant servi de drapeau à une école qui a fleuri dans les vingt premières années de la troisième République, risque de nous tromper. Ces jeunes poètes étaient en réalité les épigones des quatre maîtres qu'ils appelaient les tétrarques : Gautier, Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire, dont les trois derniers avaient environ trente ans en 1850. Or le mouvement, l'invention, le génie poétique appartiennent aux tétrarques. La "Turba magna" des Épigones fait la suite. C'est donc à la génération de 1850 qu'est incorporé réellement ce massif poétique dit du Parnasse, qui n'a été reconnu et nommé que tardivement, et qui prend place entre le romantisme de 1820 et le symbolisme de 1885.

A vrai dire, des tétrarques, il y en a un, Gautier, qui entre en 1850 dans sa quarantième année, qui a abandonné à peu près la poésie pour les travaux du journalisme, et qui a figuré dans l'état-major du romantisme. On ne saurait guère voir dans le Gautier de 1830, d'Alberius et de la Comédie de la Mort, un précurseur de Leconte de Lisle, ni même de Baudelaire.. 

Mais précisément, en 1852, il publie "Émaux et Camées", simple plaquette qu'il allait un peu gonfler par la suite. Le titre autant et plus que le contenu sert d'enseigne parlante à une poésie objective et décorative. Le quatrain d'octosyllabes nerveux, cambré, pittoresquement rimé est alors une trouvaille, qui influe sur Baudelaire, sur le Hugo des Chansons des Rues et des Bois, sur le Parnasse. Par sa conversation colorée, ses paradoxes de technique, Gautier reste le seul romantique qu'on écoute ; enfin lui qui avait été seul à représenter dans le romantisme la liaison de la poésie avec la peinture, à déshabiller la Muse en modèle d'atelier, débouchait en 1852 dans une génération où ce paradoxe d'antan devenait pratique courante. De là l'importance de ce petit livre de vers qui valut sans doute à Gautier la dédicace des "Fleurs du Mal." Nous conviendrons que, leur rôle d'agent de liaison terminé, ces "Émaux et Camées" ont singulièrement pâli. 

Parmi les tétrarques, Gautier figure un hôte d'honneur et un ancêtre. Les trois grands poètes de la génération de 1850 sont les trois autres tétrarques, auxquels il faudra joindre les noms de Louis Ménard et de Louis Bouilhet, nés tous deux en 1822. Les cinq noms épuisent la liste des poètes marquants de cette génération, équipe intelligible et homogène, d'où se détache et fuse plus haut le génie de Baudelaire. 

Homogène par le même refus, le même Non! ,contre ce qu'avait déployé sur toute sa ligne la grande poésie romantique, à savoir 'exploitation lyrique et l'état des sentiments naturels et de la vie privée. Les foyers, les amours, les infidélités conjugales, unilatérales ou réciproques, des poètes romantiques ont nourri leur poésie et, imposés par eux, appartiennent à l'histoire littéraire. C'est ainsi que sous Louis XIV et sous Louis XV la vie sentimentale du prince, et son lever et son coucher, tiennent leur place dans la vie de la cour et dans l'intérêt public. Et d'ailleurs il s'agit encore du prince, puisque les plus illustres de ces poètes ont entendu plus ou moins gouverner leur pays. Est-ce qu'en 1849, à peine descendu du pouvoir, Lamartine ne publiait pas ces tomes de "Confidences", sur lesquels se jetèrent les lectrices de province, mais que Paris n'accueillit pas sans étonnement ni ironie. La génération poétique de 1850 coupe court en effet à ces étalages ou ne les pratique que selon l'ancien usage, avec une discrétion extrême, et sous le coup d'une émotion rare: l'exception apparente de Baudelaire confirmera la règle."

La poésie de 1850?

"C'est une génération sinon de poètes érudits, tout au moins de poètes instruits et techniciens. Les romantiques, venus d'abord dans l'âge moderne, après la coupure de la Révolution, avaient participé à ce bonheur des premiers arrivés, qui était, selon La Bruyère, celui des anciens, et qui fut au XVIIe siècle celui des écrivains qui suivirent immédiatement la fixation de la langue. Ils avaient, à fleur de terre, pris possession puissamment des sentiments communs, et pour l'amour, la mort, la pitié, la famille, la patrie, ils avaient tenu d'abord la place neuve du poète écho. Il fallait maintenant aller sous terre, exploiter le filon poétique en creusant avec l'outil, raffiner donc sur la technique, passer des sentiments généraux à des sentiments plus particuliers et rares, à ce que Sainte-Beuve, devant Baudelaire, appela avec une inquiétude soupçonneuse, le Kamtchatka.

Cette génération poétique se ferma ainsi, en partie, le grand public. L'époque impériale se désintéresse de la poésie, mais surtout la poésie se désintéresse de l'époque : l'œuf ou la poule, qui a commencé ? Ces poètes mettront vingt ans à sortir, à trouver l'audience, la gloire : le contraire du débouché dans la lumière, avant trente ans, qu'avaient connu les

romantiques. Le contact entre la grande poésie et le grand public contemporain est coupé.

Ces poètes n'eurent pas de chefs, ne formèrent pas d'école, se fréquentèrent peu. Au contraire des romantiques, des Parnassiens épigones et des symbolistes, chacun à peu près joue sa partie malchanceuse en ordre dispersé. Cependant, à distance, et grâce au rayonnement de ses dernières années, Leconte de Lisle nous apparaît avec la taille et les grandes manières d'un général en disponibilité...." (Thibaudet, Histoire de la Littérature française).


Les principes parnassiens entendent imposer l'impersonnalité et le souci de l'art ...

Il semble que l'esprit positiviste devait être la négation de la poésie : il aboutit en tout cas à la suppression du lyrisme. Les Parnassiens, groupe de poètes du Second Empire, n'ont conservé de l'héritage romantique que le culte de la forme : s'attachant plus encore que Victor Hugo à l'éclat du style, à la richesse des rimes, ils ont redonné à l'alexandrin une allure classique, à la composition une grande sévérité (division du poème en strophes régulières ; emploi du sonnet). Pour les sujets, ils se sont inspirés non de leur propre cœur, mais de l'érudition....

 

"De tous les poètes de talent apparus en France depuis la fin du mouvement romantique de 1830, aucun n'aura eu plus que M. Leconte de Lisle une destinée singulière ni qui montre mieux quel abîme sépare aujourd'hui le goût du public en littérature et celui des purs artistes. Voici trente années que les Poèmes antiques ont révélé dans l'auteur de "Midi", de "la Fontaine aux lianes", de "Cunaçépa", un incomparable écrivain en vers. Et depuis lors M. Leconte de Lisle, bien qu'il n'ait donné que deux recueils nouveaux,, les Poèmes barbares et les Poèmes tragiques, n'a pas cessé d'être considéré comme un maître par tous les fervents de la Muse. Son prestige sur eux a été si grand qu'il domine l'effort de renaissance poétique du Parnasse contemporain, — renaissance où se trouvèrent mêlés tant de poètes divers, depuis M. Sully Prudhomme jusqu'à M. François Coppée. Il semble qu'un tel poète devrait occuper devant l'opinion de notre pays une place unique, analogue à celle que nos voisins d'outre-Manche ont faite à M. Swinburne. Mais l'esprit français, qui subit en cela l'inévitable rançon de ses qualités, n'arrive guère à la sensation de la vraie poésie, à moins d'y être entraîné par des raisons étrangères à l'essence même du principe poétique. Si Hugo et Lamartine furent populaires dès leur début, c'est que le caractère religieux de leur première inspiration correspondait bien au néo-catholicisme d'alors. Si Alfred de Musset, malgré son indifférence politique, se trouve avoir conquis une telle vogue, c'est que le poète chez lui se double d'un orateur ; son éloquence a sauvé sa poésie. M. Leconte de Lisle, lui, a composé une œuvre où la poésie n'est mélangée d'aucun alliage, et qui ne saurait être comprise et sentie que par les lecteurs qui aiment la Beauté pour la Beauté. Aussi n'a-t-il pas rencontré, parmi la foule, l'accueil qu'elle réserve à ses favoris, et la disproportion est forte entre le rang qu'il occupe devant le public et la place que lui décernent les artistes. Son influence, pour être ainsi restreinte, n'en est pas moins profonde, car elle se retrouve, présente et durable, chez presque tous les poètes de notre époque. Indirectement elle s'étend jusqu'à ceux qui ne la subissent qu'à travers un ou deux d'entre ces poètes. Celui qui étudie dans les écrivains de la génération précédente les origines de quelques-unes des tendances et des idées de la génération actuelle, doit donc se préoccuper de M. Leconte de Lisle comme de Charles Baudelaire et de Gustave Flaubert, et l'auteur de Qaïn et des Erinnyes a son rang marqué dans la série de ces esquisses, où l'on essaye de noter plusieurs traits épars de la changeante physionomie contemporaine...."  (Paul Bourget, Nouveaux essais de psychologie contemporaine, 1894)


Le mouvement parnassien débute en 1866, lors de la parution de 18 brochures que l’éditeur Alphonse Lemerre réunit sous le nom "Le Parnasse contemporain", recueil  d’une quarantaine de poètes de l’époque (Théophile Gautier, Théodore de Banville, José-Maria de Heredia, Leconte de Lisle, Stéphane Mallarmé, Villiers de l'Isle-Adam, Anatole France, François Coppée, Sully Prudhomme) établi sous la direction de Louis-Xavier de Ricard (1843-1911) et Catulle Mendès (1841-1909).  suivront deux autres recueils du même titre, le deuxième en 1869-71 et le troisième en 1876. François Coppée (1842-1908), parnassien via son premier recueil, "Le Reliquaire" (1866), s'en détournera avec ses "Intimités" (1868) au profit d'une poésie du quotidien de forme plus classique.

Mais c 'est Leconte de Lisle qui va donné les règles définitives et les chefs-d'œuvre de la poésie parnassienne...


Leconte de Lisle (1818-1894)

Né dans l'île de la Réunion, il se signala en 1848 par l'ardeur de ses idées républicaines ; mais, trompé par les événements, il se consola par le culte de l'art et groupa autour de lui un  cénacle de disciples respectueux : les Parnassiens. Il succéda à Victor Hugo à l'Académie française ..

 

"L'écrasement de la liberté, qui jette Hugo dans le messianisme, enfonce Leconte de Lisle dans un pessimisme absolu. A trente ans, il a tiré de la vie cette expérience, qu'il est horrible d'être homme, honteux de penser et de vivre. Pas d'autre philosophie en lui qu'un désespoir, moins nuancé et moins humain que celui de Vigny, et qui a pour ancres l'orgueil, la misanthropie, la haine : "Je hais mon temps". En dehors de cette haine, du besoin d'émigration qu'elle implique, il n'a pas de raison majeure d'être poète, au sens lyrique où de son temps on comprend ce mot, quand on "chante". Mais le monde des vers est pour lui un monde admirable, animé de sa vie propre. L'instrument qu'il tient est sûr, fort et fin. Il ne s'en servira pas pour animer de grandes causes ou déclarer de grandes passions, mais pour exposer de grands sujets. Ces grands sujets sont ceux des religions antiques. Leconte de Lisle n'est pas du tout un poète religieux, mais au contraire furieusement antireligieux, le seul grand poète français, peut-être, qui ait haï le christianisme. Mais il est le poète des religions, le gardien puissant et proclamateur de leurs monuments vides, le conservateur d'un musée Guimet poétique. Il connaissait admirablement les grands poètes grecs et de la plupart il a donné de belles traductions en prose que leurs noms propres barbarisés font méconnaître aujourd'hui." Il faut ajouter que le second Empire est l'époque où l'on se met à traduire ces épopées dites "primitives", hindoues, scandinaves, finnoises, et l'auteur des Poèmes barbares va y découper de larges pans de narration épique, où il remet autant de barbarie qu'en peut  comporter d'alexandrin français, c'est-à-dire peu. Il n'a touché l'Asie que du dehors, en bibliothécaire. Sa Grèce de marbres blancs, de ciel bleu, de raison, de vérité, de noms propres, nous paraît aujourd'hui scolaire. Et il est remarquable que ce poète des mythes n'ait créé aucun mythe vivant, n'ait eu ni son Centaure ni son Satyre. Venu de l'île Bourbon à vingt ans, après un voyage dans les îles de la Sonde, il en garda sinon la nostalgie, tout au moins les souvenirs d'enfance, qui lui inspirèrent d'admirables poèmes personnels, les seuls paysages tropicaux qu'il y ait dans la poésie française, et des évocations de la faune indienne qui font de lui un animalier extraordinaire ..." (Thibaudet)

 

Helléniste fervent, il a pratiqué assídument Homère, Eschyle et Théocrite dont il a laissé des traductions originales et fortes. Leconte de Lisle a écrit des "Poèmes Antiques" (1852), des "Poèmes Barbares" (1862) et des "Poèmes Tragiques" (1884). Il s'est proposé surtout de faire réapparaître les croyances religieuses qu'a successivement connues l'humanité, et les mœurs de civilisations opposées à la nôtre. Ses "Poèmes Antiques" sont presque entièrement consacrés à l'Inde et à la Grèce. La poésie nouvelle, objective et d'un pessimisme inexorable, qui sera bientôt appelée "parnassienne", s'affirme ici en réaction contre les fadeurs, la sentimentalité d'un romantisme trop facile et optimiste. Et déjà se manifeste l'idée, poursuivie dans les Poèmes barbares de conter l'histoire de l'Humanité telle qu'elle apparaît à travers les religions où s`expriment les rêves de l`homme et son espérance : ainsi, la vaste, la solennelle mythologie de l`lnde védique et brahmanique, et le rêve, l`éternelle illusion de nous dissoudre dans le grand tout. C'est ensuite la lumineuse religion de l`Hellade, bientôt vaincue par le christianisme, lui aussi destiné à périr. L'hymne védique "Sûryâ" (le Soleil), 

 

"... Sur ta face divine et ton dos écumant

L'Abîme primitif ruisselle lentement.

Tes cheveux qui brûlaient au milieu des nuages,

Parmi les rocs anciens déroulés sur les plages,

Pendent en noirs limons, et la houle des mers

Et les vents infinis gémissent au travers.

Sûryâ ! Prisonnier de l'Ombre infranchissable,

Tu sommeilles couché dans les replis du sable.

Une haleine terrible habite en tes poumons ;

Elle trouble la neige errante au flanc des monts ;

Dans l'obscurité morne en grondant elle affaisse

Les astres submergés par la nuée épaisse,

Et fais monter en chœur les soupirs et les voix

Qui roulent dans le sein vénérable des bois...."

 

puis la prière védique pour les morts "Bhagavat", toutes deux expriment admirablement cette poésie d'inspiration moderne et qui remonte aux sources les plus antiques. L'idéal de la beauté grecque inspire les strophes si parfaites de la "Vénus de Milo" et la vérité que ces fictions recouvrent apparait bien, par exemple, dans "Hypatie" poème dédié à la mémoire d'une martyre païenne...

 

"Vénus de Milo" 

Marbre sacré, vêtu de force et de génie,

Déesse irrésistible au port victorieux,

Pure comme un éclair et comme une harmonie,

O Vénus, ô beauté, blanche mère des Dieux !

Tu n’es pas Aphrodite, au bercement de l’onde,

Sur ta conque d’azur posant un pied neigeux,

Tandis qu’autour de toi, vision rose et blonde,

Volent les Rires d’or avec l’essaim des Jeux.

Tu n’es pas Kythérée, en ta pose assouplie,

Parfumant de baisers l’Adonis bienheureux,

Et n’ayant pour témoins sur le rameau qui plie

Que colombes d’albâtre et ramiers amoureux.

Et tu n’es pas la Muse aux lèvres éloquentes,

La pudique Vénus, ni la molle Astarté

Qui, le front couronné de roses et d’acanthes,

Sur un lit de lotos se meurt de volupté.

Non ! les Rires, les Jeux, les Grâces enlacées,

Rougissantes d’amour, ne t’accompagnent pas.

Ton cortège est formé d’étoiles cadencées,

Et les globes en choeur s’enchaînent sur tes pas.

 

Du bonheur impassible ô symbole adorable,

Calme comme la Mer en sa sérénité,

Nul sanglot n’a brisé ton sein inaltérable,

Jamais les pleurs humains n’ont terni ta beauté.

Salut ! A ton aspect le coeur se précipite.

Un flot marmoréen inonde tes pieds blancs ;

Tu marches, fière et nue, et le monde palpite,

Et le monde est à toi, Déesse aux larges flancs !

Iles, séjour des Dieux ! Hellas, mère sacrée !

Oh ! que ne suis-je né dans le saint Archipel,

Aux siècles glorieux où la Terre inspirée

Voyait le Ciel descendre à son premier appel !

Si mon berceau, flottant sur la Thétis antique,

Ne fut point caressé de son tiède cristal ;

Si je n’ai point prié sous le fronton attique,

Beauté victorieuse, à ton autel natal ;

Allume dans mon sein la sublime étincelle,

N’enferme point ma gloire au tombeau soucieux ;

Et fais que ma pensée en rythmes d’or ruisselle,

Comme un divin métal au moule harmonieux.

 


Certaines compositions, tel le classique "Midi, roi des étés... ", sont des paysages lumineux qu'inspire la nostalgie de la Réunion, l'île natale du poète. D`autres témoignent combien il est injuste de le dire impassible, alors qu'en affirmant sa foi positiviste il voulait seulement adapter son art aux rigueurs de la science nouvelle ....

 

Midi, Roi des étés, épandu sur la plaine,

Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.

Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;

La Terre est assoupie en sa robe de feu.

L’étendue est immense, et les champs n’ont point d’ombre,

Et la source est tarie où buvaient les troupeaux ;

La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,

Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,

Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil ;

Pacifiques enfants de la Terre sacrée,

Ils épuisent sans peur la coupe du Soleil.

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,

Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,

Une ondulation majestueuse et lente

S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux.

Non loin, quelques boeufs blancs, couchés parmi les herbes,

Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,

Et suivent de leurs yeux languissants et superbes

Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais.

Homme, si, le coeur plein de joie ou d’amertume,

Tu passais vers midi dans les champs radieux,

Fuis ! la Nature est vide et le Soleil consume :

Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux.

Mais si, désabusé des larmes et du rire,

Altéré de l’oubli de ce monde agité,

Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,

Goûter une suprême et morne volupté,

Viens ! Le Soleil te parle en paroles sublimes ;

Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin ;

Et retourne à pas lents vers les cités infimes,

Le coeur trempé sept fois dans le Néant divin.


Dans les "Poèmes Barbares" et les "Poèmes Tragiques", il expose les croyances ou les moeurs des peuples non "classiques", juifs, scandinaves, germaniques, celtiques, perses, arabes, et des scènes du Moyen Age. Enfin, en dehors de l'existence humaine, Leconte de Lisle observe les animaux, interroge la pensée sourde qui se forme au fond de leur conscience : il montre les chiens sauvages hurlant après la lune, les grands fauves aux aguets, le jaguar rivé au col de sa proie, les éléphants passant à travers les dunes brûlantes et, au-dessus des sombres Cordillères envahies par la nuit, le condor planant dans l'air glacé...


Les "Poèmes Barbares" 

Publié d'abord en 1862 sous le titre de Poésies barbares, puis en édition augmentée (1872) sous le titre définitif que nous connaissons. Leconte de Lisle y accentue encore le pessimisme des "Poèmes antiques" et continue d'évoquer les religions instaurées puis détruites par l`homme. S`éloignant de la sagesse hindoue, de la sereine religion polythéiste des Grecs, il brosse maintenant de sombres tableaux tirés de La Bible (Qaïn), ou d`étranges mythologies nordiques (scandinave, finnoise, celtique) et va jusqu`à évoquer les mythes cosmogoniques de la Polynésie. Deux pièces seulement sont tirées du mythe grec : elles sont empreintes d'un primitivisme rude et féroce. Les plus caractéristiques de ces poèmes sont les nordiques qui s`opposent violemment aux "antiques" : ciel sombre, blancheur de la neige, existence rude et guerrière, sans doute recherchée pour le contraste qu`elle offre avec la civilisation moderne, si policée, mais si sceptique et vile. Les mythes de l`Edda et du Kalevala, et d`autres mythes et légendes celtiques permettent au poète d'exprimer toute son aversion dont ils témoignent vis-à-vis du catholicisme qui a détruit leur univers : des mythes souvent assez obscurs, et les poèmes s'imposent par la seule force de l'art qui les anime, "Le Cœur de Hialmar", "La Mort de Sigurd", "Les Larmes de l`ours" (Le Roi des Runes vint des collines sauvages. / Tandis qu’il écoutait gronder la sombre mer, / L’ours rugir, et pleurer le bouleau des rivages, / Ses cheveux flamboyaient dans le brouillard amer). 

"Le Runoïa" représente le dernier combat entre le paganisme et le christianisme, et la victoire certaine de ce dernier, qui tombera cependant quand les hommes se débarrasseront de toute croyance. Mais le Christ, dernier-né des familles divines, est l'objet, plusieurs fois dans ce recueil, de la respectueuse sympathie de Leconte de Lisle...

 

"Chassée en tourbillons du Pôle solitaire,

La neige primitive enveloppe la terre ;

Livide, et s’endormant de l’éternel sommeil,

Dans la divine mer s’est noyé le soleil.

À travers les pins blancs qu’il secoue et qu’il ploie,

Le vent gronde. La pluie aux grains de fer tournoie

Et disperse, le long des flots amoncelés,

De grands troupeaux de loups hurlants et flagellés.

Seule, immobile au sein des solitudes mornes,

Pareille au sombre Ymer évoqué par les Nornes,

Muette dans l’orage, inébranlable aux vents,

Et la tête plongée aux nuages mouvants,

Sur le cap nébuleux, sur le haut promontoire,

La tour de Runoïa se dresse toute noire ..."

 

À  ces récits s'ajoutent de Simples tableaux d'une nature chaude et lumineuse, et des portraits d`animaux. Ainsi "Les Eléphants" comptent parmi les plus beaux, le poète sait  donner une puissance suggestive à la description d'un paysage exotique dans sa ligne et sa couleur originale avec l'immensité de ses arrière-plans, qui brosse une peinture vivante de ce troupeau en marche que l'on devine depuis les lointains, qui donne enfin aux mots une exactitude pittoresque et aux vers une indéniable qualité plastique...

 

"Le sable rouge est comme une mer sans limite,

Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.

Une ondulation immobile remplit

L’horizon aux vapeurs de cuivre où l’homme habite.

Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus

Dorment au fond de l’antre éloigné de cent lieues,

Et la girafe boit dans les fontaines bleues,

Là-bas, sous les dattiers des panthères connus.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile

L’air épais où circule un immense soleil.

Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,

Fait onduler son dos dont l’écaille étincelle.

Tel l’espace enflammé brûle sous les cieux clairs ;

Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,

Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,

Vont au pays natal à travers les déserts.

 

D’un point de l’horizon, comme des masses brunes,

Ils viennent, soulevant la poussière et l’on voit,

Pour ne point dévier du chemin le plus droit,

Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes.

Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps

Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine ;

Sa tête est comme un roc, et l’arc de son échine

Se voûte puissamment à ses moindres efforts.

Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,

Il guide au but certain ses compagnons poudreux ;

Et creusant par derrière un sillon sablonneux,

Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.

 

L’oreille en éventail, la trompe entre les dents,

Ils cheminent, l’œil clos. Leur ventre bat et fume,

Et leur sueur dans l’air embrasé monte en brume,

Et bourdonnent autour mille insectes ardents.

Mais qu’importent la soif et la mouche vorace,

Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé ?

Ils révent en marchant du pays délaissé,

Des forêts de figuiers où s’abrita leur race.

Ils reverront le fleuve échappé des grands monts,

Où nage en mugissant l’hippopotame énorme ;

Où, blanchis par la lune, et projetant leur forme,

Ils descendaient pour boire en écrasant les joncs.

Aussi, pleins de courage et de lenteur ils passent

Comme une ligne noire, au sable illimité ;

Et le désert reprend son immobilité

Quand les lourds voyageurs à l’horizon s’effacent."

 

On y trouve encore de nocturnes funèbres. comme "Le Vent froid de la nuit" qui rappelle le stoïcisme d'Alfred de Vigny ...

 

Le vent froid de la nuit souffle à travers les branches

Et casse par moments les rameaux desséchés ;

La neige, sur la plaine où les morts sont couchés,

Comme un suaire étend au loin ses nappes blanches.

En ligne noire, au bord de l’étroit horizon,

Un long vol de corbeaux passe en rasant la terre,

Et quelques chiens, creusant un tertre solitaire,

Entre-choquent les os dans le rude gazon.

J’entends gémir les morts sous les herbes froissées.

Ô pâles habitants de la nuit sans réveil,

Quel amer souvenir, troublant votre sommeil,

S’échappe en lourds sanglots de vos lèvres glacées ?

Oubliez, oubliez ! Vos coeurs sont consumés ;

De sang et de chaleur vos artères sont vides.

Ô morts, morts bienheureux, en proie aux vers avides,

Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez !

 

Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,

Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,

Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,

Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre !

Mais, ô songe ! Les morts se taisent dans leur nuit.

C’est le vent, c’est l’effort des chiens à leur pâture,

C’est ton morne soupir, implacable nature !

C’est mon coeur ulcéré qui pleure et qui gémit.

Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne.

À quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir ?

Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourir,

Et qui mord le couteau, de sa gueule qui saigne.

Encore une torture, encore un battement.

Puis, rien. La terre s’ouvre, un peu de chair y tombe ;

Et l’herbe de l’oubli, cachant bientôt la tombe,

Sur tant de vanité croît éternellement.


Les "Poèmes Tragiques" (1884)

C'est le dernier grand recueil du poète, ses Derniers poèmes ne virent le jour qu`après sa mort. En 1884, Leconte de Lisle est au sommet de la gloire : chef incontesté de l'école parnassienne, il n`a échoué que devant les portes de l'Académie où il n'entrera qu'en 1886 en succédant à Hugo. On retrouve ici le personnage du poète, son art et sa pensée, qu'avaient mis en lumière ses recueils précédants, mais le regret des jours qui ne reviendront plus ("L'lllusion suprême") se colore d'un sentiment particulier, le tendre visage de l'amour ne fait pas le ciel moins sombre, moins lugubre le monde : le pessimisme foncier de Leconte de Lisle mêle paganisme, bouddhisme et positivisme en toute liberté. Les chefs d'oeuvre abondent encore, des tableaux historiques, remplis de sang et d`horreur, monde musulman et turc, monde des romanceros espagnols, Moyen Age latin et allemand ...

 

Ainsi "Le Lévrier de Magnus" reflète une puissance extraordinaire ...

 

 

Certes, le duc Magnus est fort comme un vieux chêne,

Mais sa barbe est très blanche, il a quatre-vingts ans

Et songe quelquefois que son heure est prochaine.

Droit dans sa gonne, avec son collier de besans

Et la bande de cuir où pend la courte dague,

À travers la grand’salle il marche à pas pesants.

Son front chauve est haché de rides, son œil vague

Regarde sans rien voir. Sur un des doigts osseux

Une opale larmoie au chaton d’une bague.

Hâlé par de lointains soleils, il est de ceux

Que, jadis, le César Souabe à barbe rousse

Emmena pour aider aux Chrétiens angoisseux.

Il eut, en ce temps-là, mille vassaux en trousse,

Serfs et soudards, bandits de la plaine et du Rhin,

Son cri de guerre étant : Sus ! Oncques ne rebrousse !

Tous étaient gens de sac et de corde et sans frein,

Assoiffés du butin des villes merveilleuses

Aux toits d’or, aux pavés d’argent, aux murs d’airain.

Rêvant meurtre et pillage et nuits luxurieuses,

Casqués du morion, lance au poing, cotte au flanc,

Ils l’ont suivi dans ses aventures pieuses.

Sur la route, à travers les royaumes, brûlant

Et saccageant, mettant à mal les belles Juives,

Ils ont rôti les Juifs couchés au gril sanglant.

Aux exécrations des bouches convulsives

Ils répondaient avec les rires de l’Enfer,

Et leurs dagues gravaient la croix dans les chairs vives.

Puis, ils ont vu Byzance et l’éclatante mer,

Et meurtri le sein blanc des Idoles divines

Sous les coups qu’assénaient leurs gantelets de fer.

Enfin, ivres déjà de sang et de rapines,

Vers le Sépulcre saint, sans plus tourner le dos,

Ils se sont enfoncés aux terres Sarrasines.

Mais fièvre, soif, bataille et marches sans repos

Ont si bien travaillé par l’Orient vorace,

Qu’ils sont tous morts, semant les chemins de leurs os.

Pour lui, dur et robuste et fort têtu de race,

L’armée en désarroi, demeura, seul des siens,

Et le sable, au désert, ensevelit sa trace.

Ses proches, ses amis, ses serviteurs anciens

Ont vécu, sans espoir que le temps le ramène,

Le croyant trépassé chez les peuples païens.

Ils dorment au tombeau, las d’une attente vaine ;

Et la ronce et l’ortie ont obstrué depuis

Les coteaux et les champs de l’antique domaine.

Les fossés sont à sec, l’eau stagnante des puits

Décroît. Sans révéler rien de ses destinées,

Aux monotones jours ont succédé les nuits.

Mystérieusement, après soixante années,

Le voici reparu sur les coteaux du Rhin

D’où, jeune, il déploya ses ailes déchaînées.

Il n’est point revenu, pauvre, la corde au rein,

Avec l’humble bourdon et les blancs coquillages,

Par les routes, pieds nus, tel qu’un vieux pèlerin.

 

On n’a point vu passer de somptueux bagages

Escortés de captifs faits aux peuples maudits,

Cheminant et ployant sous le poids des pillages.

Mais, une nuit, des serfs, du fond de leurs taudis,

Derrière la muraille hier déserte encore

Ont vu luire des feux de leurs yeux interdits.

Quand, comment et par où revint-il ? On l’ignore.

C’est bien lui cependant, sur le sombre rocher

Qui le verra mourir et qui vit son aurore.

Les moines ni les clercs n’osent plus l’approcher ;

Aux cavités de la chapelle centenaire

L’orfraie et le hibou, seuls, sont venus nicher.

Il vit là désormais, sur le haut de son aire,

Dans le donjon moussu qu’ont noirci tour à tour

Les hivers, les étés, la pluie et le tonnerre.

Et derrière les murs lézardés de la tour

Il a, pour compagnons de sa vieillesse impie,

Trois Sarrasins muets ramenés au retour.

Chacun, baron ou serf, s’inquiète et l’épie ;

Mais nul n’a franchi l’huis barré de fer du seuil.

On ne sait ce qu’il fait ou quel crime il expie.

Un souffle d’épouvante, un air chargé de deuil

Plane autour du Croisé qui ne prie et ne chasse,

Et qui s’est clos, vivant, dans ce morne cercueil.

Les voyageurs qui vont de Thuringe en Alsace

Passent en hâte, par les sentiers détournés,

Et se signent trois fois, et parlent à voix basse.

Les Chevaliers-bandits, ces pilleurs forcenés

Qui rôdent, infestant les deux bords du grand fleuve,

S’écartent, eux aussi, des hauts murs ruinés.

Soit qu’ils jugent la proie assez piètre et peu neuve,

Soit respect du vieux Duc blanchi sous d’autres cieux,

Ils se sont abstenus de tenter cette épreuve.

Donc, Magnus, lentement, comme un spectre anxieux,

D’un bout à l’autre de la salle à voûte épaisse

Marche, les bras au dos, le rêve dans les yeux.

Lames torses, carquois, engins de toute espèce,

Trompes, bois de cerfs, peaux d’aurochs, de loups et d’ours,

Pendent aux murs moisis et que le temps dépèce.

Pleines d’éclats soudains et de craquements sourds,

Au fond de l’âtre creux flamboyent quatre souches

Sur leurs doubles landiers de fer massifs et lourds.

La fumée et la flamme en tourbillons farouches

Montent et font jaillir des chemises d’acier,

Dans l’ombre, çà et là, des gerbes d’éclairs louches.

Aux pieds d’une escabelle à brancards et dossier

Gît un grand lévrier d’Égypte ou de Syrie

Que l’âge et que la faim semblent émacier.

Devant l’âtre embrasé qui ronfle, siffle et crie,

Il feint de sommeiller, immobile, allongé

Sur le ventre, étirant son échine amaigrie.

(...)


 ... alors que "La Bête écarlate" s'inspire de l'anticlericalisme le plus avoué ...

 

L’Homme, une nuit, parmi la ronce et les graviers,

Veillait et méditait sous les noirs oliviers,

Au delà du Qidrôn pierreux et des piscines

De Siloa. Le long des rugueuses racines,

Les Onze, çà et là, dormaient profondément.

Et le vent du désert soufflait un râlement

Lamentable, et la nuit lugubre en était pleine.

Et l’Homme, enveloppé de sa robe de laine,

Immobile, adossé contre un roc, oublieux

Des ténèbres, songeait, une main sur les yeux.

Or, l’Esprit l’emporta dans le ciel solitaire ;

Et, brusquement, il vit la face de la terre

Et les mille soleils des temps prédestinés,

Et connut que les jours de son rêve étaient nés :

Un vaste remuement de choses séculaires,

Une écume de bruits, de sanglots, de colères,

Heurtant, engloutissant par bonds prodigieux

Les vieilles nations, leur génie et leurs Dieux,

Comme, aux flots débordés par l’antique Déluge,

La jeune humanité, moins l’Arche du refuge ;

Puis un fourmillement convulsif, un concert

De cris rauques, qui roule aux sables du désert ;

Des spectres de famine accroupis dans les antres,

De leurs bras décharnés serrant leurs maigres ventres,

Hâves, hagards, haineux et rongés de remords,

Épouvantés de vivre autant que d’être morts,

Hachés de coups de fouet, et la chair haletante

Des lubriques désirs d’une éternelle attente,

Martyrs injurieux dont le rêve hébété

Blasphème la lumière et maudit la beauté !

Et l’Homme, du milieu de la Ruine immense,

De ces longs hurlements de rage et de démence

Que traversait le rire insulteur des démons,

Vit croître, se dresser, grandir entre sept Monts,

Telle que la Chimère et l’Hydre, ses aïeules,

Une Bête écarlate, ayant dix mille gueules,

Qui dilatait sur les continents et la mer

L’arsenal monstrueux de ses griffes de fer.

 

(...)

 

Quant à "La Chasse de l`aigle", on le considère comme l'un des chefs-d`œuvre du poète ... 

 

L ‘aigle noir aux yeux d’or, prince du ciel mongol,

Ouvre, dès le premier rayon de l’aube claire,

Ses ailes comme un large et sombre parasol.

Un instant immobile, il plane, épie et flaire.

Là-bas, au flanc du roc crevassé, ses aiglons

Érigent, affamés, leurs cous au bord de l’aire.

Par la steppe sans fin, coteau, plaine et vallons,

L’oeil luisant à travers l’épais crin qui l’obstrue,

Pâturent, çà et là, des hardes d’étalons.

L’un d’eux, parfois, hennit vers l’aube ; l’autre rue ;

Ou quelque autre, tordant la queue, allègrement,

Pris de vertige, court dans l’herbe jaune et drue.

La lumière, en un frais et vif pétillement,

Croît, s’élance par jet, s’échappe par fusée,

Et l’orbe du soleil émerge au firmament.

A l’horizon subtil où bleuit la rosée,

Morne dans l’air brillant, l’aigle darde, anxieux,

Sa prunelle infaillible et de faim aiguisée.

Mais il n’aperçoit rien qui vole par les cieux,

Rien qui surgisse au loin dans la steppe aurorale,

Cerf ni daim, ni gazelle aux bonds capricieux.

Il fait claquer son bec avec un âpre râle ;

D’un coup d’aile irrité, pour mieux voir de plus haut,

Il s’enlève, descend et remonte en spirale.

L’heure passe, l’air brûle. Il a faim. A défaut

De gazelle ou de daim, sa proie accoutumée,

C’est de la chair, vivante ou morte, qu’il lui faut.

 

Or, dans sa robe blanche et rase, une fumée

Autour de ses naseaux roses et palpitants,

Un étalon conduit la hennissante armée.

Quand il jette un appel vers les cieux éclatants,

La harde, qui tressaille à sa voix fière et brève,

Accourt, l’oreille droite et les longs crins flottants.

L’aigle tombe sur lui comme un sinistre rêve,

S’attache au col troué par ses ongles de fer

Et plonge son bec courbe au fond des yeux qu’il crève.

Cabré, de ses deux pieds convulsifs battant l’air,

Et comme empanaché de la bête vorace,

L’étalon fait dans l’ombre ardente de l’enfer.

Le ventre contre l’herbe, il fuit, et, sur sa trace,

Ruisselle de l’orbite excave un flux sanglant ;

Il fuit, et son bourreau le mange et le harasse.

L’agonie en sueur fait haleter son flanc ;

Il renâcle, et secoue, enivré de démence,

Cette grande aile ouverte et ce bec aveuglant.

Il franchit, furieux, la solitude immense,

S’arrête brusquement, sur ses jarrets ployé,

S’abat et se relève et toujours recommence.

Puis, rompu de l’effort en vain multiplié,

L’écume aux dents, tirant sa langue blême et rêche,

Par la steppe natale il tombe foudroyé.

Là, ses os blanchiront au soleil qui les sèche ;

Et le sombre Chasseur des plaines, l’aigle noir,

Retourne au nid avec un lambeau de chair fraîche,

Ses petits affamés seront repus ce soir.

 


Le même volume contient "Les Erinyes", tragédie représentée à Paris le 6 juin 1873. et pour laquelle Jules Massenet composa une musique de scène. L'Orestie d`Eschyle y est non point traduite, mais refaite, condensée, empreinte d'un pessimisme encore plus absolu, plus fataliste. Oreste n`y est plus acquitté par l`Areopage, mais livré aux Furies. La fatalité antique se confond ici avec une force obscure et innée dans l`être humain ...


Les idées de Leconte de Lisle...

Le Pessimisme - Au point de vue artistique, Leconte de Lisle se rattache dans la tradition française à André Chénier et Alfred de Vigny, mais pour morale et philosophie il adopte le pessimisme de Schopenhauer et le désenchantement de la doctrine bouddhiste. Le monde n'est qu'une forme illusoire (Bhagavat) ; la nature, féconde et splendide dans sa pureté première, a été souillée par l'irruption dévastatrice de l'homme (La Forêt Vierge) ...

 

Bhagavat

 

Le grand fleuve, à travers les bois aux mille plantes,

Vers le Lac infini roulait ses ondes lentes,

Majestueux, pareil au bleu lotus du ciel,

Confondant toute voix en un chant éternel ;

Cristal immaculé, plus pur et plus splendide

Que l’innocent esprit de la vierge candide.

Les Sûras bienheureux qui calment les douleurs,

Cygnes aux corps de neige, aux guirlandes de fleurs,

Gardaient le Réservoir des âmes, le saint Fleuve,

La coupe de saphir où Bhagavat s’abreuve.

Aux pieds des jujubiers déployés en arceaux,

Trois sages méditaient, assis dans les roseaux ;

Des larges nymphéas contemplant les calices

Ils goûtaient, absorbés, de muettes délices.

Sur les bambous prochains, accablés de sommeil,

Les oiseaux aux becs d’or luisaient en plein soleil,

Sans daigner secouer, comme des étincelles,

Les mouches qui mordaient la pourpre de leurs ailes.

Revêtu d’un poil rude et noir, le Roi des ours

Au grondement sauvage, irritable toujours,

Allait, se nourrissant de miel et de bananes.

Les singes oscillaient suspendus aux lianes.

Tapi dans l’herbe humide et sur soi reployé,

Le tigre au ventre blanc, au souple dos rayé,

Dormait ; et par endroits, le long des vertes îles,

Comme des troncs pesants flottaient les crocodiles.

 

Parfois, un éléphant songeur, roi des forêts,

Passait et se perdait dans les sentiers secrets,

Vaste contemporain des races terminées,

Triste, et se souvenant des antiques années.

L’inquiète gazelle, attentive à tout bruit,

Venait, disparaissait comme le trait qui fuit ;

Au-dessus des nopals bondissait l’antilope ;

Et sous les noirs taillis dont l’ombre l’enveloppe,

L’œil dilaté, le corps nerveux et frémissant,

La panthère à l’affût humait leur jeune sang.

Du sommet des palmiers pendaient les grands reptiles,

Des couleuvres glissaient en spirales subtiles ;

Et sur les fleurs de pourpre et sur les lys d’argent,

Emplissant l’air d’un vol sonore et diligent,

Dans la forêt touffue aux longues échappées,

Les abeilles vibraient, d’un rayon d’or frappées.

Telle, la Vie immense, auguste, palpitait,

Rêvait, étincelait, soupirait et chantait,

Tels, les germes éclos et les formes à naître

Brisaient ou soulevaient le sein large de l’Être.

Mais, dans l’inaction surhumaine plongés,

Les Brahmanes muets et de longs jours chargés,

Ensevelis vivants dans leurs songes austères,

Et des roseaux du Fleuve habitants solitaires,

Las des vaines rumeurs de l’homme et des cités,

En un monde inconnu puisaient leurs voluptés :

Des parts faites à tous choisissant la meilleure,

Ils fixaient leur esprit sur l’Âme intérieure.

Enfin, le jour, glissant sur la pente des cieux,

D’un long regard de pourpre illumina leurs yeux ;

Et, sous les jujubiers qu’un souffle pur balance,

Chacun interrompit le mystique silence.

 


La Forêt vierge...

 

Depuis le jour antique où germa sa semence,

Cette forêt sans fin, aux feuillages houleux,

S’enfonce puissamment dans les horizons bleus

Comme une sombre mer qu’enfle un soupir immense.

Sur le sol convulsif l’homme n’était pas né

Qu’elle emplissait déjà, mille fois séculaire,

De son ombre, de son repos, de sa colère,

Un large pan du globe encore décharné.

Dans le vertigineux courant des heures brèves,

Du sein des grandes eaux, sous les cieux rayonnants,

Elle a vu tour à tour jaillir des continents

Et d’autres s’engloutir au loin, tels que des rêves.

Les étés flamboyants sur elle ont resplendi,

Les assauts furieux des vents l’ont secouée,

Et la foudre à ses troncs en lambeaux s’est nouée ;

Mais en vain : l’indomptable a toujours reverdi.

Elle roule, emportant ses gorges, ses cavernes,

Ses blocs moussus, ses lacs hérissés et fumants

Où, par les mornes nuits, geignent les caïmans

Dans les roseaux bourbeux où luisent leurs yeux ternes ;

Ses gorilles ventrus hurlant à pleine voix,

Ses éléphants gercés comme une vieille écorce,

Qui, rompant les halliers effondrés de leur force,

S’enivrent de l’horreur ineffable des bois ;

Ses buffles au front plat, irritables et louches,

Enfouis dans la vase épaisse des grands trous,

Et ses lions rêveurs traînant leurs cheveux roux

Et balayant du fouet l’essaim strident des mouches ;

Ses fleuves monstrueux, débordants, vagabonds,

Tombés des pics lointains, sans noms et sans rivages,

Qui versent brusquement leurs écumes sauvages

De gouffre en gouffre avec d’irrésistibles bonds.

Et des ravins, des rocs, de la fange, du sable,

Des arbres, des buissons, de l’herbe, incessamment

Se prolonge et s’accroît l’ancien rugissement

Qu’a toujours exhalé son sein impérissable.

 

 

Les siècles ont coulé, rien ne s’est épuisé,

Rien n’a jamais rompu sa vigueur immortelle ;

Il faudrait, pour finir, que, trébuchant sous elle,

Le terre s’écroulât comme un vase brisé.

Ô forêt ! Ce vieux globe a bien des ans à vivre ;

N’en attends point le terme et crains tout de demain,

Ô mère des lions, ta mort est en chemin,

Et la hache est au flanc de l’orgueil qui t’enivre.

Sur cette plage ardente où tes rudes massifs,

Courbant le dôme lourd de leur verdeur première,

Font de grands morceaux d’ombre entourés de lumière

Où méditent debout tes éléphants pensifs ;

Comme une irruption de fourmis en voyage

Qu’on écrase et qu’on brûle et qui marchent toujours,

Les flots t’apporteront le roi des derniers jours,

Le destructeur des bois, l’homme au pâle visage.

Il aura tant rongé, tari jusqu’à la fin

Le monde où pullulait sa race inassouvie,

Qu’à ta pleine mamelle où regorge la vie

Il se cramponnera dans sa soif et sa faim.

Il déracinera tes baobabs superbes,

Il creusera le lit de tes fleuves domptés ;

Et tes plus forts enfants fuiront épouvantés

Devant ce vermisseau plus frêle que tes herbes.

Mieux que la foudre errant à travers tes fourrés,

Sa torche embrasera coteau, vallon et plaine ;

Tu t’évanouiras au vent de son haleine ;

Son œuvre grandira sur tes débris sacrés.

Plus de fracas sonore aux parois des abîmes ;

Des rires, des bruits vils, des cris de désespoir.

Entre des murs hideux un fourmillement noir ;

Plus d’arceaux de feuillage aux profondeurs sublimes.

Mais tu pourras dormir, vengée et sans regret,

Dans la profonde nuit où tout doit redescendre :

Les larmes et le sang arroseront ta cendre,

Et tu rejailliras de la nôtre, ô forêt !

 


L'humanité, florissante et heureuse dans l'essor de ses premières énergies, opprimée maintenant par le christianisme, avilie par l''amour des richesses, est dégradée à jamais (Dies Irae) ; elle est l'oeuvre d'un Dieu méchant qui s'est joué de sa créature (Quaïn), l'unique espoir de l'homme, "suprême et morne volupté", est l'attente du néant : "Et rends-nous le repos que la vie a troublé!" ...

 

Dies irae 

 

Il est un jour, une heure, où dans le chemin rude,

Courbé sous le fardeau des ans multipliés,

L'Esprit humain s'arrête, et, pris de lassitude,

Se retourne pensif vers les jours oubliés.

La vie a fatigué son attente inféconde ;

Désabusé du Dieu qui ne doit point venir,

Il sent renaître en lui la jeunesse du monde ;

Il écoute ta voix, ô sacré Souvenir !

Les astres qu'il aima, d'un rayon pacifique

Argentent dans la nuit les bois mystérieux,

Et la sainte montagne et la vallée antique

Où sous les noirs palmiers dormaient ses premiers Dieux.

Il voit la Terre libre et les verdeurs sauvages

Flotter comme un encens sur les fleuves sacrés,

Et les bleus Océans, chantant sur leurs rivages,

Vers l'inconnu divin rouler immesurés.

De la hauteur des monts, berceaux des races pures,

Au murmure des flots, au bruit des dômes verts,

Il écoute grandir, vierge encor de souillures,

La jeune Humanité sur le jeune Univers.

Bienheureux ! Il croyait la Terre impérissable,

Il entendait parler au prochain firmament,

Il n'avait point taché sa robe irréprochable ;

Dans la beauté du monde il vivait fortement.

L'éclair qui fait aimer et qui nous illumine

Le brûlait sans faiblir un siècle comme un jour ;

Et la foi confiante et la candeur divine

Veillaient au sanctuaire où rayonnait l'amour.

Pourquoi s'est-il lassé des voluptés connues ?

Pourquoi les vains labeurs et l'avenir tenté ?

Les vents ont épaissi là-haut les noires nues ;

Dans une heure d'orage ils ont tout emporté.

 

Oh ! la tente au désert et sur les monts sublimes,

Les grandes visions sous les cèdres pensifs,

Et la Liberté vierge et ses cris magnanimes,

Et le débordement des transports primitifs !

L'angoisse du désir vainement nous convie :

Au livre originel qui lira désormais ?

L'homme a perdu le sens des paroles de vie :

L'esprit se tait, la lettre est morte pour jamais.

Nul n'écartera plus vers les couchants mystiques

La pourpre suspendue au devant de l'autel,

Et n'entendra passer dans les vents prophétiques

Les premiers entretiens de la Terre et du Ciel.

Les lumières d'en haut s'en vont diminuées,

L'impénétrable Nuit tombe déjà des cieux,

L'astre du vieil Ormuzd est mort sous les nuées ;

L'Orient s'est couché dans la cendre des Dieux.

L'Esprit ne descend plus sur la race choisie ;

Il ne consacre plus les Justes et les Forts.

Dans le sein desséché de l'immobile Asie

Les soleils inféconds brûlent les germes morts.

Les Ascètes, assis dans les roseaux du fleuve,

Écoutent murmurer le flot tardif et pur.

Pleurez, Contemplateurs ! votre sagesse est veuve :

Viçnou ne siège plus sur le Lotus d'azur.

L'harmonieuse Hellas, vierge aux tresses dorées,

À qui l'amour d'un monde a dressé des autels,

Gît, muette à jamais, au bord des mers sacrées,

Sur les membres divins de ses blancs Immortels.

Plus de charbon ardent sur la lèvre-prophète !

Adônaï, les vents ont emporté ta voix ;

Et le Nazaréen, pâle et baissant la tête,

Pousse un cri de détresse une dernière fois.

(...)

 


Quaïn ....

En la trentième année, au siècle de l’épreuve,

Etant captif parmi les cavaliers d’Assur,

Thogorma, le Voyant, fils d’Elam, fils de Thur,

Eut ce rêve, couché dans les roseaux du fleuve,

A l’heure où le soleil blanchit l’herbe et le mur.

Depuis que le Chasseur Iahvèh, qui terrasse

Les forts et de leur chair nourrit l’aigle et le chien,

Avait lié son peuple au joug assyrien,

Tous, se rasant les poils du crâne et de la face,

Stupides, s’étaient tus et n’entendaient plus rien.

Ployés sous le fardeau des misères accrues,

Dans la faim, dans la soif, dans l’épouvante assis,

Ils revoyaient leurs murs écroulés et noircis,

Et, comme aux crocs publics pendent les viandes crues,

Leurs princes aux gibets des Rois incirconcis

Le pied de l’infidèle appuyé sur la nuque

Des vaillants, le saint temple où priaient les aïeux

Souillé, vide, fumant, effondré par les pieux,

Et les vierges en pleurs sous le fouet de l’eunuque

Et le sombre Iahvèh muet au fond des cieux.

Or, laissant, ce jour-là, près des mornes aïeules

Et des enfants couchés dans les nattes de cuir,

Les femmes aux yeux noirs de sa tribu gémir,

Le fils d’Elam, meurtri par la sangle des meules,

Le long du grand Khobar se coucha pour dormir.

 

Les bandes d’étalons, par la plaine inondée

De lumière, gisaient sous le dattier roussi,

Et les taureaux, et les dromadaires aussi,

Avec les chameliers d’Iran et de Khaldée.

Thogorma, le Voyant, eut ce rêve. Voici :

C’était un soir des temps mystérieux du monde,

Alors que du midi jusqu’au septentrion

Toute vigueur grondait en pleine éruption,

L’arbre, le roc, la fleur, l’homme et la bête immonde

Et que Dieu haletait dans sa création…

Thogorma dans ses yeux vit monter des murailles

De fer d’où s’enroulaient des spirales de tours

Et de palais cerclés d’airain sur des blocs lourds ;

Ruche énorme, géhenne aux lugubres entrailles

Où s’engouffraient les Forts, princes des anciens jours.

Ils s’en venaient de la montagne et de la plaine,

Du fond des sombres bois et du désert sans fin,

Plus massifs que le cèdre et plus hauts que le pin,

Suants, échevelés, soufrant leur rude haleine

Avec leur bouche épaisse et rouge, et pleins de faim.

C’est ainsi qu’ils rentraient, l’ours velu des cavernes

A l’épaule, ou le cerf, ou le lion sanglant.

Et les femmes marchaient, géantes, d’un pas lent,

Sous les vases d’airain qu’emplit l’eau des citernes,

Graves, et les bras nus, et les mains sur le flanc.

(...)


Les idées de Leconte de Lisle...

Le CULTE DE LA BEAUTÉ. Il n'y a plus à compter ni sur le retour des antiques vertus (L'Anathème) ...

 

Si nous vivions au siècle où les dieux éphémères

Se couchaient pour mourir avec le monde ancien,

Et de l’homme et du ciel détachant le lien,

Rentraient dans l’ombre auguste où résident les Mères ;

Les regrets, les désirs, comme un vent furieux,

Ne courberaient encor que les âmes communes;

Il serait beau d’être homme en de telles fortunes,

Et d’offrir le combat au sort injurieux.

Mais nos jours valent-ils le déclin du vieux monde ?

Le temps, Nazaréen, a tenu ton défi ;

Et pour user un Dieu deux mille ans ont suffi,

Et rien n’a palpité dans sa cendre inféconde.

Heureux les morts ! L’écho lointain des choeurs sacrés

Flottait à l’horizon de l’antique sagesse ;

Les suprêmes lueurs des soleils de la Grèce

Luttaient avec la nuit sur des fronts inspirés.

Dans le pressentiment de forces inconnues,

Déjà plein de Celui qui ne se montrait pas,

Ô Paul, tu rencontrais, au chemin de Damas,

L’éclair inespéré qui jaillissait des nues !

Notre nuit est plus noire et le jour est plus loin.

Que de sanglots perdus sous le ciel solitaire !

Que de flots d’un sang pur sont versés sur la terre

Et fument, ignorés d’un éternel témoin !

(...)

 

.. ni sur la science ou le progrès : seul demeure intact l'idéal de l'Art : "La mort peut disperser les univers tremblants, Mais la Beauté flamboie et tout renaît en elle, Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs..." (Hypatie)

 

Au déclin des grandeurs qui dominent la terre

Quand les cultes divins, sous les siècles ployés,

Reprenant de l’oubli le sentier solitaire,

Regardent s’écrouler leurs autels foudroyés ;

Quand du chêne d’Hellas la feuille vagabonde

Des parvis désertés efface le chemin

Et qu’au delà des mers, où l’ombre épaisse abonde,

Vers un jeune soleil flotte l’esprit humain ;

Toujours des Dieux vaincus embrassant la fortune,

Un grand coeur les défend du sort injurieux :

L’aube des jours nouveaux le blesse et l’importune

Il suit à l’horizon l’astre de ses aïeux.

Pour un destin meilleur qu’un autre siècle naisse

Et d’un monde épuisé s’éloigne sans remords :

Fidèle au Songe heureux où fleurit sa jeunesse,

Il entend tressaillir la poussière des morts,

(...)

 

Mais où le poète prendra-t-il ses inspirations pour chanter l' "hymne mélodieux de la sainte Beauté"? Ce ne sera pas en faisant étalage de ses sentiments intimes ...

 

"Les Montreurs"

 

Tel qu’un morne animal, meurtri, plein de poussière,

La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d’été,

Promène qui voudra son cœur ensanglanté

Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière !

Pour mettre un feu stérile en ton oeil hébété,

Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière,

Déchire qui voudra la robe de lumière

De la pudeur divine et de la volupté.

Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,

Dussé-je m’engloutir pour l’éternité noire,

Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal,

Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,

Je ne danserai pas sur ton tréteau banal

Avec tes histrions et tes prostituées.

 

Le frémissement lyrique qu'il y a au fond des poèmes de Leconte de Lisle est étroitement contenu. Ce n'est guère dans la nature, "La nature se rit des souffrances humaines..."

 

"La Fontaine aux Lianes"

 

(..) Si ton âme ici-bas n’a point brisé sa chaîne,

Si la source au flot pur n’a point lavé tes pleurs,

Si tu ne peux partir pour l’étoile prochaine,

Reste, épuise la vie et tes chères douleurs !

Puis, ô pâle étranger, dans ta fosse bleuâtre,

Libre des maux soufferts et d’une ombre voilé,

Que la nature au moins ne te soit point marâtre !

Repose entre ses bras, paisible et consolé.

Tel je songeais. Les bois, sous leur ombre odorante,

Épanchant un concert que rien ne peut tarir,

Sans m’écouter, berçaient leur gloire indifférente,

Ignorant que l’on souffre et qu’on puisse en mourir.

 

La fontaine limpide, en sa splendeur native,

Réfléchissait toujours les cieux de flamme emplis,

Et sur ce triste front nulle haleine plaintive

De flots riants et purs ne vint rider les plis.

Sur les blancs nénuphars l’oiseau ployant ses ailes

Buvait de son bec rose en ce bassin charmant

Et, sans penser aux morts, tout couvert d’étincelles,

Volait sécher sa plume au tiède firmament.

La nature se rit des souffrances humaines ;

Ne contemplant jamais que sa propre grandeur,

Elle dispense à tous ses forces souveraines

Et garde pour sa part le calme et la splendeur.

 

 

Ce sera plutôt en reportant la pensée vers le seul âge héroïque et heureux que le monde ait connu : l'hellénisme, l'antiquité païenne. "La suprême lueur des soleils de la Grèce" baigne de son éclat les poèmes préférés de Leconte de Lisle. Mais il ne verra dans le christianisme qu'une doctrine farouche et inhumaine.